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  • 1913
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on devrait se dire: Comment est-elle entourÈe? Quelle a ÈtÈ sa vie? Tout le bonheur de la vie est appuyÈ l‡-dessus.ª Swann síÈtonnait que de simples phrases ÈpelÈes par sa pensÈe, comme ´Cette blague!ª, ´Je voyais bien o˘ elle voulait en venirª pussent lui faire si mal. Mais il comprenait que ce quíil croyait de simples phrases níÈtait que les piËces de líarmature entre lesquelles tenait, pouvait lui Ítre rendue, la souffrance quíil avait ÈprouvÈe pendant le rÈcit díOdette. Car cíÈtait bien cette souffrance-l‡ quíil Èprouvait de nouveau. Il avait beau savoir maintenant,ómÍme, il eut beau, le temps passant, avoir un peu oubliÈ, avoir pardonnÈó, au moment o˘ il se redisait ses mots, la souffrance ancienne le refaisait tel quíil Ètait avant quíOdette ne parl‚t: ignorant, confiant; sa cruelle jalousie le replaÁait pour le faire frapper par líaveu díOdette dans la position de quelquíun qui ne sait pas encore, et au bout de plusieurs mois cette vieille histoire le bouleversait toujours comme une rÈvÈlation. Il admirait la terrible puissance recrÈatrice de sa mÈmoire. Ce níest que de líaffaiblissement de cette gÈnÈratrice dont la fÈconditÈ diminue avec lí‚ge quíil pouvait espÈrer un apaisement ‡ sa torture. Mais quand paraissait un peu ÈpuisÈ le pouvoir quíavait de le faire souffrir un des mots prononcÈs par Odette, alors un de ceux sur lesquels líesprit de Swann síÈtait moins arrÍtÈ jusque-l‡, un mot presque nouveau venait relayer les autres et le frappait avec une vigueur intacte. La mÈmoire du soir o˘ il avait dÓnÈ chez la princesse des Laumes lui Ètait douloureuse, mais ce níÈtait que le centre de son mal. Celui-ci irradiait confusÈment ‡ líentour dans tous les jours avoisinants. Et ‡ quelque point díelle quíil voul˚t toucher dans ses souvenirs, cíest la saison tout entiËre o˘ les Verdurin avaient si souvent dÓnÈ dans líÓle du Bois qui lui faisait mal. Si mal que peu ‡ peu les curiositÈs quíexcitait en lui sa jalousie furent neutralisÈes par la peur des tortures nouvelles quíil síinfligerait en les satisfaisant. Il se rendait compte que toute la pÈriode de la vie díOdette ÈcoulÈe avant quíelle ne le rencontr‚t, pÈriode quíil níavait jamais cherchÈ ‡ se reprÈsenter, níÈtait pas líÈtendue abstraite quíil voyait vaguement, mais avait ÈtÈ faite díannÈes particuliËres, remplie díincidents concrets. Mais en les apprenant, il craignait que ce passÈ incolore, fluide et supportable, ne prÓt un corps tangible et immonde, un visage individuel et diabolique. Et il continuait ‡ ne pas chercher ‡ le concevoir non plus par paresse de penser, mais par peur de souffrir. Il espÈrait quíun jour il finirait par pouvoir entendre le nom de líÓle du Bois, de la princesse des Laumes, sans ressentir le dÈchirement ancien, et trouvait imprudent de provoquer Odette ‡ lui fournir de nouvelles paroles, le nom díendroits, de circonstances diffÈrentes qui, son mal ‡ peine calmÈ, le feraient renaÓtre sous une autre forme.

Mais souvent les choses quíil ne connaissait pas, quíil redoutait maintenant de connaÓtre, cíest Odette elle-mÍme qui les lui rÈvÈlait spontanÈment, et sans síen rendre compte; en effet líÈcart que le vice mettait entre la vie rÈelle díOdette et la vie relativement innocente que Swann avait cru, et bien souvent croyait encore, que menait sa maÓtresse, cet Ècart Odette en ignorait líÈtendue: un Ítre vicieux, affectant toujours la mÍme vertu devant les Ítres de qui il ne veut pas que soient soupÁonnÈs ses vices, nía pas de contrÙle pour se rendre compte combien ceux-ci, dont la croissance continue est insensible pour lui-mÍme líentraÓnent peu ‡ peu loin des faÁons de vivre normales. Dans leur cohabitation, au sein de líesprit díOdette, avec le souvenir des actions quíelle cachait ‡ Swann, díautres peu ‡ peu en recevaient le reflet, Ètaient contagionnÈes par elles, sans quíelle p˚t leur trouver rien díÈtrange, sans quíelles dÈtonassent dans le milieu particulier o˘ elle les faisait vivre en elle; mais si elle les racontait ‡ Swann, il Ètait ÈpouvantÈ par la rÈvÈlation de líambiance quíelles trahissaient. Un jour il cherchait, sans blesser Odette, ‡ lui demander si elle níavait jamais ÈtÈ chez des entremetteuses. A vrai dire il Ètait convaincu que non; la lecture de la lettre anonyme en avait introduit la supposition dans son intelligence, mais díune faÁon mÈcanique; elle níy avait rencontrÈ aucune crÈance, mais en fait y Ètait restÈe, et Swann, pour Ítre dÈbarrassÈ de la prÈsence purement matÈrielle mais pourtant gÍnante du soupÁon, souhaitait quíOdette líextirp‚t. ´Oh! non! Ce níest pas que je ne sois pas persÈcutÈe pour cela, ajouta-t-elle, en dÈvoilant dans un sourire une satisfaction de vanitÈ quíelle ne síapercevait plus ne pas pouvoir paraÓtre lÈgitime ‡ Swann. Il y en a une qui est encore restÈe plus de deux heures hier ‡ míattendre, elle me proposait níimporte quel prix. Il paraÓt quíil y a un ambassadeur qui lui a dit: ´Je me tue si vous ne me líamenez pas.ª On lui a dit que jíÈtais sortie, jíai fini par aller moi-mÍme lui parler pour quíelle síen aille. Jíaurais voulu que tu voies comme je líai reÁue, ma femme de chambre qui míentendait de la piËce voisine mía dit que je criais ‡ tue-tÍte: ´Mais puisque je vous dis que je ne veux pas! Cíest une idÈe comme Áa, Áa ne me plaÓt pas. Je pense que je suis libre de faire ce que je veux tout de mÍme! Si jíavais besoin díargent, je comprends…ª Le concierge a ordre de ne plus la laisser entrer, il dira que je suis ‡ la campagne. Ah! jíaurais voulu que tu sois cachÈ quelque part. Je crois que tu aurais ÈtÈ content, mon chÈri. Elle a du bon, tout de mÍme, tu vois, ta petite Odette, quoiquíon la trouve si dÈtestable.ª

Díailleurs ses aveux mÍme, quand elle lui en faisait, de fautes quíelle le supposait avoir dÈcouvertes, servaient plutÙt pour Swann de point de dÈpart ‡ de nouveaux doutes quíils ne mettaient un terme aux anciens. Car ils níÈtaient jamais exactement proportionnÈs ‡ ceux-ci. Odette avait eu beau retrancher de sa confession tout líessentiel, il restait dans líaccessoire quelque chose que Swann níavait jamais imaginÈ, qui líaccablait de sa nouveautÈ et allait lui permettre de changer les termes du problËme de sa jalousie. Et ces aveux il ne pouvait plus les oublier. Son ‚me les charriait, les rejetait, les berÁait, comme des cadavres. Et elle en Ètait empoisonnÈe.

Une fois elle lui parla díune visite que Forcheville lui avait faite le jour de la FÍte de Paris-Murcie. ´Comment, tu le connaissais dÈj‡? Ah! oui, cíest vrai, dit-il en se reprenant pour ne pas paraÓtre líavoir ignorÈ.ª Et tout díun coup il se mit ‡ trembler ‡ la pensÈe que le jour de cette fÍte de Paris-Murcie o˘ il avait reÁu díelle la lettre quíil avait si prÈcieusement gardÈe, elle dÈjeunait peut-Ítre avec Forcheville ‡ la Maison díOr. Elle lui jura que non. ´Pourtant la Maison díOr me rappelle je ne sais quoi que jíai su ne pas Ítre vrai, lui dit-il pour líeffrayer.ªó´Oui, que je níy Ètais pas allÈe le soir o˘ je tíai dit que jíen sortais quand tu míavais cherchÈe chez PrÈvostª, lui rÈpondit-elle (croyant ‡ son air quíil le savait), avec une dÈcision o˘ il y avait, beaucoup plus que du cynisme, de la timiditÈ, une peur de contrarier Swann et que par amour-propre elle voulait cacher, puis le dÈsir de lui montrer quíelle pouvait Ítre franche. Aussi frappa-t-elle avec une nettetÈ et une vigueur de bourreau et qui Ètaient exemptes de cruautÈ car Odette níavait pas conscience du mal quíelle faisait ‡ Swann; et mÍme elle se mit ‡ rire, peut-Ítre il est vrai, surtout pour ne pas avoir líair humiliÈ, confus. ´Cíest vrai que je níavais pas ÈtÈ ‡ la Maison DorÈe, que je sortais de chez Forcheville. Jíavais vraiment ÈtÈ chez PrÈvost, Áa cíÈtait pas de la blague, il míy avait rencontrÈe et míavait demandÈ díentrer regarder ses gravures. Mais il Ètait venu quelquíun pour le voir. Je tíai dit que je venais de la Maison díOr parce que jíavais peur que cela ne tíennuie. Tu vois, cíÈtait plutÙt gentil de ma part. Mettons que jíaie eu tort, au moins je te le dis carrÈment. Quel intÈrÍt aurais-je ‡ ne pas te dire aussi bien que jíavais dÈjeunÈ avec lui le jour de la FÍte Paris-Murcie, si cíÈtait vrai? Díautant plus quí‡ ce moment-l‡ on ne se connaissait pas encore beaucoup tous les deux, dis, chÈri.ª Il lui sourit avec la l‚chetÈ soudaine de líÍtre sans forces quíavaient fait de lui ces accablantes paroles. Ainsi, mÍme dans les mois auxquels il níavait jamais plus osÈ repenser parce quíils avaient ÈtÈ trop heureux, dans ces mois o˘ elle líavait aimÈ, elle lui mentait dÈj‡! Aussi bien que ce moment (le premier soir quíils avaient ´fait catleyaª) o˘ elle lui avait dit sortir de la Maison DorÈe, combien devait-il y en avoir eu díautres, recÈleurs eux aussi díun mensonge que Swann níavait pas soupÁonnÈ. Il se rappela quíelle lui avait dit un jour: ´Je níaurais quí‡ dire ‡ Mme Verdurin que ma robe nía pas ÈtÈ prÍte, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de síarranger.ª A lui aussi probablement, bien des fois o˘ elle lui avait glissÈ de ces mots qui expliquent un retard, justifient un changement díheure dans un rendezvous, ils avaient d˚ cacher sans quíil síen f˚t doutÈ alors, quelque chose quíelle avait ‡ faire avec un autre ‡ qui elle avait dit: ´Je níaurai quí‡ dire ‡ Swann que ma robe nía pas ÈtÈ prÍte, que mon cab est arrivÈ en retard, il y a toujours moyen de síarranger.ª Et sous tous les souvenirs les plus doux de Swann, sous les paroles les plus simples que lui avait dites autrefois Odette, quíil avait crues comme paroles díÈvangile, sous les actions quotidiennes quíelle lui avait racontÈes, sous les lieux les plus accoutumÈs, la maison de sa couturiËre, líavenue du Bois, líHippodrome, il sentait (dissimulÈe ‡ la faveur de cet excÈdent de temps qui dans les journÈes les plus dÈtaillÈes laisse encore du jeu, de la place, et peut servir de cachette ‡ certaines actions), il sentait síinsinuer la prÈsence possible et souterraine de mensonges qui lui rendaient ignoble tout ce qui lui Ètait restÈ le plus cher, ses meilleurs soirs, la rue La PÈrouse elle-mÍme, quíOdette avait toujours d˚ quitter ‡ díautres heures que celles quíelle lui avait dites, faisant circuler partout un peu de la tÈnÈbreuse horreur quíil avait ressentie en entendant líaveu relatif ‡ la Maison DorÈe, et, comme les bÍtes immondes dans la DÈsolation de Ninive, Èbranlant pierre ‡ pierre tout son passÈ. Si maintenant il se dÈtournait chaque fois que sa mÈmoire lui disait le nom cruel de la Maison DorÈe, ce níÈtait plus comme tout rÈcemment encore ‡ la soirÈe de Mme de Saint-Euverte, parce quíil lui rappelait un bonheur quíil avait perdu depuis longtemps, mais un malheur quíil venait seulement díapprendre. Puis il en fut du nom de la Maison DorÈe comme de celui de líIle du Bois, il cessa peu ‡ peu de faire souffrir Swann. Car ce que nous croyons notre amour, notre jalousie, níest pas une mÍme passion continue, indivisible. Ils se composent díune infinitÈ díamours successifs, de jalousies diffÈrentes et qui sont ÈphÈmËres, mais par leur multitude ininterrompue donnent líimpression de la continuitÈ, líillusion de líunitÈ. La vie de líamour de Swann, la fidÈlitÈ de sa jalousie, Ètaient faites de la mort, de líinfidÈlitÈ, díinnombrables dÈsirs, díinnombrables doutes, qui avaient tous Odette pour objet. Síil Ètait restÈ longtemps sans la voir, ceux qui mouraient níauraient pas ÈtÈ remplacÈs par díautres. Mais la prÈsence díOdette continuait díensemencer le cúur de Swann de tendresse et de soupÁons alternÈs.

Certains soirs elle redevenait tout díun coup avec lui díune gentillesse dont elle líavertissait durement quíil devait profiter tout de suite, sous peine de ne pas la voir se renouveler avant des annÈes; il fallait rentrer immÈdiatement chez elle ´faire catleyaª et ce dÈsir quíelle prÈtendait avoir de lui Ètait si soudain, si inexplicable, si impÈrieux, les caresses quíelle lui prodiguait ensuite si dÈmonstratives et si insolites, que cette tendresse brutale et sans vraisemblance faisait autant de chagrin ‡ Swann quíun mensonge et quíune mÈchancetÈ. Un soir quíil Ètait ainsi, sur líordre quíelle lui en avait donnÈ, rentrÈ avec elle, et quíelle entremÍlait ses baisers de paroles passionnÈes qui contrastaient avec sa sÈcheresse ordinaire, il crut tout díun coup entendre du bruit; il se leva, chercha partout, ne trouva personne, mais níeut pas le courage de reprendre sa place auprËs díelle qui alors, au comble de la rage, brisa un vase et dit ‡ Swann: ´On ne peut jamais rien faire avec toi!ª Et il resta incertain si elle níavait pas cachÈ quelquíun dont elle avait voulu faire souffrir la jalousie ou allumer les sens.

Quelquefois il allait dans des maisons de rendezvous, espÈrant apprendre quelque chose díelle, sans oser la nommer cependant. ´Jíai une petite qui va vous plaireª, disait líentremetteuse.ª Et il restait une heure ‡ causer tristement avec quelque pauvre fille ÈtonnÈe quíil ne fit rien de plus. Une toute jeune et ravissante lui dit un jour: ´Ce que je voudrais, cíest trouver un ami, alors il pourrait Ítre s˚r, je níirais plus jamais avec personne.ªó´Vraiment, crois-tu que ce soit possible quíune femme soit touchÈe quíon líaime, ne vous trompe jamais?ª lui demanda Swann anxieusement. ´Pour s˚r! Áa dÈpend des caractËres!ª Swann ne pouvait síempÍcher de dire ‡ ces filles les mÍmes choses qui auraient plu ‡ la princesse des Laumes. A celle qui cherchait un ami, il dit en souriant: ´Cíest gentil, tu as mis des yeux bleus de la couleur de ta ceinture.ªó´Vous aussi, vous avez des manchettes bleues.ªó´Comme nous avons une belle conversation, pour un endroit de ce genre! Je ne tíennuie pas, tu as peut-Ítre ‡ faire?ªó´Non, jíai tout mon temps. Si vous míaviez ennuyÈe, je vous líaurais dit. Au contraire jíaime bien vous entendre causer.ªó´Je suis trËs flattÈ. Níest-ce pas que nous causons gentiment?ª dit-il ‡ líentremetteuse qui venait díentrer.ó´Mais oui, cíest justement ce que je me disais. Comme ils sont sages! Voil‡! on vient maintenant pour causer chez moi. Le Prince le disait, líautre jour, cíest bien mieux ici que chez sa femme. Il paraÓt que maintenant dans le monde elles ont toutes un genre, cíest un vrai scandale! Je vous quitte, je suis discrËte.ª Et elle laissa Swann avec la fille qui avait les yeux bleus. Mais bientÙt il se leva et lui dit adieu, elle lui Ètait indiffÈrente, elle ne connaissait pas Odette.

Le peintre ayant ÈtÈ malade, le docteur Cottard lui conseilla un voyage en mer; plusieurs fidËles parlËrent de partir avec lui; les Verdurin ne purent se rÈsoudre ‡ rester seuls, louËrent un yacht, puis síen rendirent acquÈreurs et ainsi Odette fit de frÈquentes croisiËres. Chaque fois quíelle Ètait partie depuis un peu de temps, Swann sentait quíil commenÁait ‡ se dÈtacher díelle, mais comme si cette distance morale Ètait proportionnÈe ‡ la distance matÈrielle, dËs quíil savait Odette de retour, il ne pouvait pas rester sans la voir. Une fois, partis pour un mois seulement, croyaient-ils, soit quíils eussent ÈtÈ tentÈs en route, soit que M. Verdurin e˚t sournoisement arrangÈ les choses díavance pour faire plaisir ‡ sa femme et níe˚t averti les fidËles quíau fur et ‡ mesure, díAlger ils allËrent ‡ Tunis, puis en Italie, puis en GrËce, ‡ Constantinople, en Asie Mineure. Le voyage durait depuis prËs díun an. Swann se sentait absolument tranquille, presque heureux. Bien que M. Verdurin e˚t cherchÈ ‡ persuader au pianiste et au docteur Cottard que la tante de líun et les malades de líautre níavaient aucun besoin díeux, et, quíen tous cas, il Ètait imprudent de laisser Mme Cottard rentrer ‡ Paris que Mme Verdurin assurait Ítre en rÈvolution, il fut obligÈ de leur rendre leur libertÈ ‡ Constantinople. Et le peintre partit avec eux. Un jour, peu aprËs le retour de ces trois voyageurs, Swann voyant passer un omnibus pour le Luxembourg o˘ il avait ‡ faire, avait sautÈ dedans, et síy Ètait trouvÈ assis en face de Mme Cottard qui faisait sa tournÈe de visites ´de joursª en grande tenue, plumet au chapeau, robe de soie, manchon, en-tout-cas, porte-cartes et gants blancs nettoyÈs. RevÍtue de ces insignes, quand il faisait sec, elle allait ‡ pied díune maison ‡ líautre, dans un mÍme quartier, mais pour passer ensuite dans un quartier diffÈrent usait de líomnibus avec correspondance. Pendant les premiers instants, avant que la gentillesse native de la femme e˚t pu percer líempesÈ de la petite bourgeoise, et ne sachant trop díailleurs si elle devait parler des Verdurin ‡ Swann, elle tint tout naturellement, de sa voix lente, gauche et douce que par moments líomnibus couvrait complËtement de son tonnerre, des propos choisis parmi ceux quíelle entendait et rÈpÈtait dans les vingt-cinq maisons dont elle montait les Ètages dans une journÈe:

ó´Je ne vous demande pas, monsieur, si un homme dans le mouvement comme vous, a vu, aux Mirlitons, le portrait de Machard qui fait courir tout Paris. Eh bien! quíen dites-vous? Etes-vous dans le camp de ceux qui approuvent ou dans le camp de ceux qui bl‚ment? Dans tous les salons on ne parle que du portrait de Machard, on níest pas chic, on níest pas pur, on níest pas dans le train, si on ne donne pas son opinion sur le portrait de Machard.ª

Swann ayant rÈpondu quíil níavait pas vu ce portrait, Mme Cottard eut peur de líavoir blessÈ en líobligeant ‡ le confesser.

ó´Ah! cíest trËs bien, au moins vous líavouez franchement, vous ne vous croyez pas dÈshonorÈ parce que vous níavez pas vu le portrait de Machard. Je trouve cela trËs beau de votre part. HÈ bien, moi je líai vu, les avis sont partagÈs, il y en a qui trouvent que cíest un peu lÈchÈ, un peu crËme fouettÈe, moi, je le trouve idÈal. …videmment elle ne ressemble pas aux femmes bleues et jaunes de notre ami Biche. Mais je dois vous líavouer franchement, vous ne me trouverez pas trËs fin de siËcle, mais je le dis comme je le pense, je ne comprends pas. Mon Dieu je reconnais les qualitÈs quíil y a dans le portrait de mon mari, cíest moins Ètrange que ce quíil fait díhabitude mais il a fallu quíil lui fasse des moustaches bleues. Tandis que Machard! Tenez justement le mari de líamie chez qui je vais en ce moment (ce qui me donne le trËs grand plaisir de faire route avec vous) lui a promis síil est nommÈ ‡ líAcadÈmie (cíest un des collËgues du docteur) de lui faire faire son portrait par Machard. …videmment cíest un beau rÍve! jíai une autre amie qui prÈtend quíelle aime mieux Leloir. Je ne suis quíune pauvre profane et Leloir est peut-Ítre encore supÈrieur comme science. Mais je trouve que la premiËre qualitÈ díun portrait, surtout quand il co˚te 10.000 francs, est díÍtre ressemblant et díune ressemblance agrÈable.ª

Ayant tenu ces propos que lui inspiraient la hauteur de son aigrette, le chiffre de son porte-cartes, le petit numÈro tracÈ ‡ líencre dans ses gants par le teinturier, et líembarras de parler ‡ Swann des Verdurin, Mme Cottard, voyant quíon Ètait encore loin du coin de la rue Bonaparte o˘ le conducteur devait líarrÍter, Ècouta son cúur qui lui conseillait díautres paroles.

óLes oreilles ont d˚ vous tinter, monsieur, lui dit-elle, pendant le voyage que nous avons fait avec Mme Verdurin. On ne parlait que de vous.

Swann fut bien ÈtonnÈ, il supposait que son nom níÈtait jamais profÈrÈ devant les Verdurin.

óDíailleurs, ajouta Mme Cottard, Mme de CrÈcy Ètait l‡ et cíest tout dire. Quand Odette est quelque part elle ne peut jamais rester bien longtemps sans parler de vous. Et vous pensez que ce níest pas en mal. Comment! vous en doutez, dit-elle, en voyant un geste sceptique de Swann?

Et emportÈe par la sincÈritÈ de sa conviction, ne mettant díailleurs aucune mauvaise pensÈe sous ce mot quíelle prenait seulement dans le sens o˘ on líemploie pour parler de líaffection qui unit des amis:

óMais elle vous adore! Ah! je crois quíil ne faudrait pas dire Áa de vous devant elle! On serait bien arrangÈ! A propos de tout, si on voyait un tableau par exemple elle disait: ´Ah! síil Ètait l‡, cíest lui qui saurait vous dire si cíest authentique ou non. Il níy a personne comme lui pour Áa.ª Et ‡ tout moment elle demandait: ´Quíest-ce quíil peut faire en ce moment? Si seulement il travaillait un peu! Cíest malheureux, un garÁon si douÈ, quíil soit si paresseux. (Vous me pardonnez, níest-ce pas?)ª En ce moment je le vois, il pense ‡ nous, il se demande o˘ nous sommes.ª Elle a mÍme eu un mot que jíai trouvÈ bien joli; M. Verdurin lui disait: ´Mais comment pouvez-vous voir ce quíil fait en ce moment puisque vous Ítes ‡ huit cents lieues de lui?ª Alors Odette lui a rÈpondu: ´Rien níest impossible ‡ líúil díune amie.ª Non je vous jure, je ne vous dis pas cela pour vous flatter, vous avez l‡ une vraie amie comme on níen a pas beaucoup. Je vous dirai du reste que si vous ne le savez pas, vous Ítes le seul. Mme Verdurin me le disait encore le dernier jour (vous savez les veilles de dÈpart on cause mieux): ´Je ne dis pas quíOdette ne nous aime pas, mais tout ce que nous lui disons ne pËserait pas lourd auprËs de ce que lui dirait M. Swann.ª Oh! mon Dieu, voil‡ que le conducteur míarrÍte, en bavardant avec vous jíallais laisser passer la rue Bonaparte… me rendriez-vous le service de me dire si mon aigrette est droite?ª

Et Mme Cottard sortit de son manchon pour la tendre ‡ Swann sa main gantÈe de blanc dío˘ síÈchappa, avec une correspondance, une vision de haute vie qui remplit líomnibus, mÍlÈe ‡ líodeur du teinturier. Et Swann se sentit dÈborder de tendresse pour elle, autant que pour Mme Verdurin (et presque autant que pour Odette, car le sentiment quíil Èprouvait pour cette derniËre níÈtant plus mÍlÈ de douleur, níÈtait plus guËre de líamour), tandis que de la plate-forme il la suivait de ses yeux attendris, qui enfilait courageusement la rue Bonaparte, líaigrette haute, díune main relevant sa jupe, de líautre tenant son en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre, laissant baller devant elle son manchon.

Pour faire concurrence aux sentiments maladifs que Swann avait pour Odette, Mme Cottard, meilleur thÈrapeute que níe˚t ÈtÈ son mari, avait greffÈ ‡ cÙtÈ díeux díautres sentiments, normaux ceux-l‡, de gratitude, díamitiÈ, des sentiments qui dans líesprit de Swann rendraient Odette plus humaine (plus semblable aux autres femmes, parce que díautres femmes aussi pouvaient les lui inspirer), h‚teraient sa transformation dÈfinitive en cette Odette aimÈe díaffection paisible, qui líavait ramenÈ un soir aprËs une fÍte chez le peintre boire un verre díorangeade avec Forcheville et prËs de qui Swann avait entrevu quíil pourrait vivre heureux.

Jadis ayant souvent pensÈ avec terreur quíun jour il cesserait díÍtre Èpris díOdette, il síÈtait promis díÍtre vigilant, et dËs quíil sentirait que son amour commencerait ‡ le quitter, de síaccrocher ‡ lui, de le retenir. Mais voici quí‡ líaffaiblissement de son amour correspondait simultanÈment un affaiblissement du dÈsir de rester amoureux. Car on ne peut pas changer, cíest-‡-dire devenir une autre personne, tout en continuant ‡ obÈir aux sentiments de celle quíon níest plus. Parfois le nom aperÁu dans un journal, díun des hommes quíil supposait avoir pu Ítre les amants díOdette, lui redonnait de la jalousie. Mais elle Ètait bien lÈgËre et comme elle lui prouvait quíil níÈtait pas encore complËtement sorti de ce temps o˘ il avait tant souffertómais aussi o˘ il avait connu une maniËre de sentir si voluptueuse,óet que les hasards de la route lui permettraient peut-Ítre díen apercevoir encore furtivement et de loin les beautÈs, cette jalousie lui procurait plutÙt une excitation agrÈable comme au morne Parisien qui quitte Venise pour retrouver la France, un dernier moustique prouve que líItalie et líÈtÈ ne sont pas encore bien loin. Mais le plus souvent le temps si particulier de sa vie dío˘ il sortait, quand il faisait effort sinon pour y rester, du moins pour en avoir une vision claire pendant quíil le pouvait encore, il síapercevait quíil ne le pouvait dÈj‡ plus; il aurait voulu apercevoir comme un paysage qui allait disparaÓtre cet amour quíil venait de quitter; mais il est si difficile díÍtre double et de se donner le spectacle vÈridique díun sentiment quíon a cessÈ de possÈder, que bientÙt líobscuritÈ se faisant dans son cerveau, il ne voyait plus rien, renonÁait ‡ regarder, retirait son lorgnon, en essuyait les verres; et il se disait quíil valait mieux se reposer un peu, quíil serait encore temps tout ‡ líheure, et se rencognait, avec líincuriositÈ, dans líengourdissement, du voyageur ensommeillÈ qui rabat son chapeau sur ses yeux pour dormir dans le wagon quíil sent líentraÓner de plus en plus vite, loin du pays, o˘ il a si longtemps vÈcu et quíil síÈtait promis de ne pas laisser fuir sans lui donner un dernier adieu. MÍme, comme ce voyageur síil se rÈveille seulement en France, quand Swann ramassa par hasard prËs de lui la preuve que Forcheville avait ÈtÈ líamant díOdette, il síaperÁut quíil níen ressentait aucune douleur, que líamour Ètait loin maintenant et regretta de níavoir pas ÈtÈ averti du moment o˘ il le quittait pour toujours. Et de mÍme quíavant díembrasser Odette pour la premiËre fois il avait cherchÈ ‡ imprimer dans sa mÈmoire le visage quíelle avait eu si longtemps pour lui et quíallait transformer le souvenir de ce baiser, de mÍme il e˚t voulu, en pensÈe au moins, avoir pu faire ses adieux, pendant quíelle existait encore, ‡ cette Odette lui inspirant de líamour, de la jalousie, ‡ cette Odette lui causant des souffrances et que maintenant il ne reverrait jamais. Il se trompait. Il devait la revoir une fois encore, quelques semaines plus tard. Ce fut en dormant, dans le crÈpuscule díun rÍve. Il se promenait avec Mme Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez quíil ne pouvait identifier, le peintre, Odette, NapolÈon III et mon grand-pËre, sur un chemin qui suivait la mer et la surplombait ‡ pic tantÙt de trËs haut, tantÙt de quelques mËtres seulement, de sorte quíon montait et redescendait constamment; ceux des promeneurs qui redescendaient dÈj‡ níÈtaient plus visibles ‡ ceux qui montaient encore, le peu de jour qui rest‚t faiblissait et il semblait alors quíune nuit noire allait síÈtendre immÈdiatement. Par moment les vagues sautaient jusquíau bord et Swann sentait sur sa joue des Èclaboussures glacÈes. Odette lui disait de les essuyer, il ne pouvait pas et en Ètait confus vis-‡-vis díelle, ainsi que díÍtre en chemise de nuit. Il espÈrait quí‡ cause de líobscuritÈ on ne síen rendait pas comptÈ, mais cependant Mme Verdurin le fixa díun regard ÈtonnÈ durant un long moment pendant lequel il vit sa figure se dÈformer, son nez síallonger et quíelle avait de grandes moustaches. Il se dÈtourna pour regarder Odette, ses joues Ètaient p‚les, avec des petits points rouges, ses traits tirÈs, cernÈs, mais elle le regardait avec des yeux pleins de tendresse prÍts ‡ se dÈtacher comme des larmes pour tomber sur lui et il se sentait líaimer tellement quíil aurait voulu líemmener tout de suite. Tout díun coup Odette tourna son poignet, regarda une petite montre et dit: ´Il faut que je míen ailleª, elle prenait congÈ de tout le monde, de la mÍme faÁon, sans prendre ‡ part ‡ Swann, sans lui dire o˘ elle le reverrait le soir ou un autre jour. Il níosa pas le lui demander, il aurait voulu la suivre et Ètait obligÈ, sans se retourner vers elle, de rÈpondre en souriant ‡ une question de Mme Verdurin, mais son cúur battait horriblement, il Èprouvait de la haine pour Odette, il aurait voulu crever ses yeux quíil aimait tant tout ‡ líheure, Ècraser ses joues sans fraÓcheur. Il continuait ‡ monter avec Mme Verdurin, cíest-‡-dire ‡ síÈloigner ‡ chaque pas díOdette, qui descendait en sens inverse. Au bout díune seconde il y eut beaucoup díheures quíelle Ètait partie. Le peintre fit remarquer ‡ Swann que NapolÈon III síÈtait ÈclipsÈ un instant aprËs elle. ´CíÈtait certainement entendu entre eux, ajouta-t-il, ils ont d˚ se rejoindre en bas de la cÙte mais níont pas voulu dire adieu ensemble ‡ cause des convenances. Elle est sa maÓtresse.ª Le jeune homme inconnu se mit ‡ pleurer. Swann essaya de le consoler. ´AprËs tout elle a raison, lui dit-il en lui essuyant les yeux et en lui Ùtant son fez pour quíil f˚t plus ‡ son aise. Je le lui ai conseillÈ dix fois. Pourquoi en Ítre triste? CíÈtait bien líhomme qui pouvait la comprendre.ª Ainsi Swann se parlait-il ‡ lui-mÍme, car le jeune homme quíil níavait pu identifier díabord Ètait aussi lui; comme certains romanciers, il avait distribuÈ sa personnalitÈ ‡ deux personnages, celui qui faisait le rÍve, et un quíil voyait devant lui coiffÈ díun fez.

Quant ‡ NapolÈon III, cíest ‡ Forcheville que quelque vague association díidÈes, puis une certaine modification dans la physionomie habituelle du baron, enfin le grand cordon de la LÈgion díhonneur en sautoir, lui avaient fait donner ce nom; mais en rÈalitÈ, et pour tout ce que le personnage prÈsent dans le rÍve lui reprÈsentait et lui rappelait, cíÈtait bien Forcheville. Car, díimages incomplËtes et changeantes Swann endormi tirait des dÈductions fausses, ayant díailleurs momentanÈment un tel pouvoir crÈateur quíil se reproduisait par simple division comme certains organismes infÈrieurs; avec la chaleur sentie de sa propre paume il modelait le creux díune main ÈtrangËre quíil croyait serrer et, de sentiments et díimpressions dont il níavait pas conscience encore faisait naÓtre comme des pÈripÈties qui, par leur enchaÓnement logique amËneraient ‡ point nommÈ dans le sommeil de Swann le personnage nÈcessaire pour recevoir son amour ou provoquer son rÈveil. Une nuit noire se fit tout díun coup, un tocsin sonna, des habitants passËrent en courant, se sauvant des maisons en flammes; Swann entendait le bruit des vagues qui sautaient et son cúur qui, avec la mÍme violence, battait díanxiÈtÈ dans sa poitrine. Tout díun coup ses palpitations de cúur redoublËrent de vitesse, il Èprouva une souffrance, une nausÈe inexplicables; un paysan couvert de br˚lures lui jetait en passant: ´Venez demander ‡ Charlus o˘ Odette est allÈe finir la soirÈe avec son camarade, il a ÈtÈ avec elle autrefois et elle lui dit tout. Cíest eux qui ont mis le feu.ª CíÈtait son valet de chambre qui venait líÈveiller et lui disait:

óMonsieur, il est huit heures et le coiffeur est l‡, je lui ai dit de repasser dans une heure.

Mais ces paroles en pÈnÈtrant dans les ondes du sommeil o˘ Swann Ètait plongÈ, níÈtaient arrivÈes jusquí‡ sa conscience quíen subissant cette dÈviation qui fait quíau fond de líeau un rayon paraÓt un soleil, de mÍme quíun moment auparavant le bruit de la sonnette prenant au fond de ces abÓmes une sonoritÈ de tocsin avait enfantÈ líÈpisode de líincendie. Cependant le dÈcor quíil avait sous les yeux vola en poussiËre, il ouvrit les yeux, entendit une derniËre fois le bruit díune des vagues de la mer qui síÈloignait. Il toucha sa joue. Elle Ètait sËche. Et pourtant il se rappelait la sensation de líeau froide et le go˚t du sel. Il se leva, síhabilla. Il avait fait venir le coiffeur de bonne heure parce quíil avait Ècrit la veille ‡ mon grand-pËre quíil irait dans líaprËs-midi ‡ Combray, ayant appris que Mme de CambremeróMlle Legrandinódevait y passer quelques jours. Associant dans son souvenir au charme de ce jeune visage celui díune campagne o˘ il níÈtait pas allÈ depuis si longtemps, ils lui offraient ensemble un attrait qui líavait dÈcidÈ ‡ quitter enfin Paris pour quelques jours. Comme les diffÈrents hasards qui nous mettent en prÈsence de certaines personnes ne coÔncident pas avec le temps o˘ nous les aimons, mais, le dÈpassant, peuvent se produire avant quíil commence et se rÈpÈter aprËs quíil a fini, les premiËres apparitions que fait dans notre vie un Ítre destinÈ plus tard ‡ nous plaire, prennent rÈtrospectivement ‡ nos yeux une valeur díavertissement, de prÈsage. Cíest de cette faÁon que Swann síÈtait souvent reportÈ ‡ líimage díOdette rencontrÈe au thÈ‚tre, ce premier soir o˘ il ne songeait pas ‡ la revoir jamais,óet quíil se rappelait maintenant la soirÈe de Mme de Saint-Euverte o˘ il avait prÈsentÈ le gÈnÈral de Froberville ‡ Mme de Cambremer. Les intÈrÍts de notre vie sont si multiples quíil níest pas rare que dans une mÍme circonstance les jalons díun bonheur qui níexiste pas encore soient posÈs ‡ cÙtÈ de líaggravation díun chagrin dont nous souffrons. Et sans doute cela aurait pu arriver ‡ Swann ailleurs que chez Mme de Saint-Euverte. Qui sait mÍme, dans le cas o˘, ce soir-l‡, il se f˚t trouvÈ ailleurs, si díautres bonheurs, díautres chagrins ne lui seraient pas arrivÈs, et qui ensuite lui eussent paru avoir ÈtÈ inÈvitables? Mais ce qui lui semblait líavoir ÈtÈ, cíÈtait ce qui avait eu lieu, et il níÈtait pas loin de voir quelque chose de providentiel dans ce quíil se f˚t dÈcidÈ ‡ aller ‡ la soirÈe de Mme de Saint-Euverte, parce que son esprit dÈsireux díadmirer la richesse díinvention de la vie et incapable de se poser longtemps une question difficile, comme de savoir ce qui e˚t ÈtÈ le plus ‡ souhaiter, considÈrait dans les souffrances quíil avait ÈprouvÈes ce soir-l‡ et les plaisirs encore insoupÁonnÈs qui germaient dÈj‡,óet entre lesquels la balance Ètait trop difficile ‡ Ètabliró, une sorte díenchaÓnement nÈcessaire.

Mais tandis que, une heure aprËs son rÈveil, il donnait des indications au coiffeur pour que sa brosse ne se dÈrange‚t pas en wagon, il repensa ‡ son rÍve, il revit comme il les avait sentis tout prËs de lui, le teint p‚le díOdette, les joues trop maigres, les traits tirÈs, les yeux battus, tout ce queóau cours des tendresses successives qui avaient fait de son durable amour pour Odette un long oubli de líimage premiËre quíil avait reÁue díelleóil avait cessÈ de remarquer depuis les premiers temps de leur liaison dans lesquels sans doute, pendant quíil dormait, sa mÈmoire en avait ÈtÈ chercher la sensation exacte. Et avec cette muflerie intermittente qui reparaissait chez lui dËs quíil níÈtait plus malheureux et que baissait du mÍme coup le niveau de sa moralitÈ, il síÈcria en lui-mÍme: ´Dire que jíai g‚chÈ des annÈes de ma vie, que jíai voulu mourir, que jíai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui níÈtait pas mon genre!ª

TROISI»ME PARTIE

NOMS DE PAYS: LE NOM

Parmi les chambres dont jíÈvoquais le plus souvent líimage dans mes nuits díinsomnie, aucune ne ressemblait moins aux chambres de Combray, saupoudrÈes díune atmosphËre grenue, pollinisÈe, comestible et dÈvote, que celle du Grand-HÙtel de la Plage, ‡ Balbec, dont les murs passÈs au ripolin contenaient comme les parois polies díune piscine o˘ líeau bleuit, un air pur, azurÈ et salin. Le tapissier bavarois qui avait ÈtÈ chargÈ de líamÈnagement de cet hÙtel avait variÈ la dÈcoration des piËces et sur trois cÙtÈs, fait courir le long des murs, dans celle que je me trouvai habiter, des bibliothËques basses, ‡ vitrines en glace, dans lesquelles selon la place quíelles occupaient, et par un effet quíil níavait pas prÈvu, telle ou telle partie du tableau changeant de la mer se reflÈtait, dÈroulant une frise de claires marines, quíinterrompaient seuls les pleins de líacajou. Si bien que toute la piËce avait líair díun de ces dortoirs modËles quíon prÈsente dans les expositions ´modern styleª du mobilier o˘ ils sont ornÈs díúuvres díart quíon a supposÈes capables de rÈjouir les yeux de celui qui couchera l‡ et auxquelles on a donnÈ des sujets en rapport avec le genre de site o˘ líhabitation doit se trouver.

Mais rien ne ressemblait moins non plus ‡ ce Balbec rÈel que celui dont jíavais souvent rÍvÈ, les jours de tempÍte, quand le vent Ètait si fort que FranÁoise en me menant aux Champs-…lysÈes me recommandait de ne pas marcher trop prËs des murs pour ne pas recevoir de tuiles sur la tÍte et parlait en gÈmissant des grands sinistres et naufrages annoncÈs par les journaux. Je níavais pas de plus grand dÈsir que de voir une tempÍte sur la mer, moins comme un beau spectacle que comme un moment dÈvoilÈ de la vie rÈelle de la nature; ou plutÙt il níy avait pour moi de beaux spectacles que ceux que je savais qui níÈtaient pas artificiellement combinÈs pour mon plaisir, mais Ètaient nÈcessaires, inchangeables,óles beautÈs des paysages ou du grand art. Je níÈtais curieux, je níÈtais avide de connaÓtre que ce que je croyais plus vrai que moi-mÍme, ce qui avait pour moi le prix de me montrer un peu de la pensÈe díun grand gÈnie, ou de la force ou de la gr‚ce de la nature telle quíelle se manifeste livrÈe ‡ elle-mÍme, sans líintervention des hommes. De mÍme que le beau son de sa voix, isolÈment reproduit par le phonographe, ne nous consolerait pas díavoir perdu notre mËre, de mÍme une tempÍte mÈcaniquement imitÈe míaurait laissÈ aussi indiffÈrent que les fontaines lumineuses de líExposition. Je voulais aussi pour que la tempÍte f˚t absolument vraie, que le rivage lui-mÍme f˚t un rivage naturel, non une digue rÈcemment crÈÈe par une municipalitÈ. Díailleurs la nature par tous les sentiments quíelle Èveillait en moi, me semblait ce quíil y avait de plus opposÈ aux productions mÈcaniques des hommes. Moins elle portait leur empreinte et plus elle offrait díespace ‡ líexpansion de mon cúur. Or jíavais retenu le nom de Balbec que nous avait citÈ Legrandin, comme díune plage toute proche de ´ces cÙtes funËbres, fameuses par tant de naufrages quíenveloppent six mois de líannÈe le linceul des brumes et líÈcume des vaguesª.

´On y sent encore sous ses pas, disait-il, bien plus quíau FinistËre lui-mÍme (et quand bien mÍme des hÙtels síy superposeraient maintenant sans pouvoir y modifier la plus antique ossature de la terre), on y sent la vÈritable fin de la terre franÁaise, europÈenne, de la Terre antique. Et cíest le dernier campement de pÍcheurs, pareils ‡ tous les pÍcheurs qui ont vÈcu depuis le commencement du monde, en face du royaume Èternel des brouillards de la mer et des ombres.ª Un jour quí‡ Combray jíavais parlÈ de cette plage de Balbec devant M. Swann afin díapprendre de lui si cíÈtait le point le mieux choisi pour voir les plus fortes tempÍtes, il míavait rÈpondu: ´Je crois bien que je connais Balbec! LíÈglise de Balbec, du XIIe et XIIIe siËcle, encore ‡ moitiÈ romane, est peut-Ítre le plus curieux Èchantillon du gothique normand, et si singuliËre, on dirait de líart persan.ª Et ces lieux qui jusque-l‡ ne míavaient semblÈ que de la nature immÈmoriale, restÈe contemporaine des grands phÈnomËnes gÈologiques,óet tout aussi en dehors de líhistoire humaine que líOcÈan ou la grande Ourse, avec ces sauvages pÍcheurs pour qui, pas plus que pour les baleines, il níy eut de moyen ‚geó, Áíavait ÈtÈ un grand charme pour moi de les voir tout díun coup entrÈs dans la sÈrie des siËcles, ayant connu líÈpoque romane, et de savoir que le trËfle gothique Ètait venu nervurer aussi ces rochers sauvages ‡ líheure voulue, comme ces plantes frÍles mais vivaces qui, quand cíest le printemps, Ètoilent Á‡ et l‡ la neige des pÙles. Et si le gothique apportait ‡ ces lieux et ‡ ces hommes une dÈtermination qui leur manquait, eux aussi lui en confÈraient une en retour. Jíessayais de me reprÈsenter comment ces pÍcheurs avaient vÈcu, le timide et insoupÁonnÈ essai de rapports sociaux quíils avaient tentÈ l‡, pendant le moyen ‚ge, ramassÈs sur un point des cÙtes díEnfer, aux pieds des falaises de la mort; et le gothique me semblait plus vivant maintenant que, sÈparÈ des villes o˘ je líavais toujours imaginÈ jusque-l‡, je pouvais voir comment, dans un cas particulier, sur des rochers sauvages, il avait germÈ et fleuri en un fin clocher. On me mena voir des reproductions des plus cÈlËbres statues de Balbecóles apÙtres moutonnants et camus, la Vierge du porche, et de joie ma respiration síarrÍtait dans ma poitrine quand je pensais que je pourrais les voir se modeler en relief sur le brouillard Èternel et salÈ. Alors, par les soirs orageux et doux de fÈvrier, le vent,ósoufflant dans mon cúur, quíil ne faisait pas trembler moins fort que la cheminÈe de ma chambre, le projet díun voyage ‡ BalbecómÍlait en moi le dÈsir de líarchitecture gothique avec celui díune tempÍte sur la mer.

Jíaurais voulu prendre dËs le lendemain le beau train gÈnÈreux díune heure vingt-deux dont je ne pouvais jamais sans que mon cúur palpit‚t lire, dans les rÈclames des Compagnies de chemin de fer, dans les annonces de voyages circulaires, líheure de dÈpart: elle me semblait inciser ‡ un point prÈcis de líaprËs-midi une savoureuse entaille, une marque mystÈrieuse ‡ partir de laquelle les heures dÈviÈes conduisaient bien encore au soir, au matin du lendemain, mais quíon verrait, au lieu de Paris, dans líune de ces villes par o˘ le train passe et entre lesquelles il nous permettait de choisir; car il síarrÍtait ‡ Bayeux, ‡ Coutances, ‡ VitrÈ, ‡ Questambert, ‡ Pontorson, ‡ Balbec, ‡ Lannion, ‡ Lamballe, ‡ Benodet, ‡ Pont-Aven, ‡ QuimperlÈ, et síavanÁait magnifiquement surchargÈ de noms quíil míoffrait et entre lesquels je ne savais lequel jíaurais prÈfÈrÈ, par impossibilitÈ díen sacrifier aucun. Mais sans mÍme líattendre, jíaurais pu en míhabillant ‡ la h‚te partir le soir mÍme, si mes parents me líavaient permis, et arriver ‡ Balbec quand le petit jour se lËverait sur la mer furieuse, contre les Ècumes envolÈes de laquelle jíirais me rÈfugier dans líÈglise de style persan. Mais ‡ líapproche des vacances de P‚ques, quand mes parents míeurent promis de me les faire passer une fois dans le nord de líItalie, voil‡ quí‡ ces rÍves de tempÍte dont jíavais ÈtÈ rempli tout entier, ne souhaitant voir que des vagues accourant de partout, toujours plus haut, sur la cÙte la plus sauvage, prËs díÈglises escarpÈes et rugueuses comme des falaises et dans les tours desquelles crieraient les oiseaux de mer, voil‡ que tout ‡ coup les effaÁant, leur Ùtant tout charme, les excluant parce quíils lui Ètaient opposÈs et níauraient pu que líaffaiblir, se substituaient en moi le rÍve contraire du printemps le plus diaprÈ, non pas le printemps de Combray qui piquait encore aigrement avec toutes les aiguilles du givre, mais celui qui couvrait dÈj‡ de lys et díanÈmones les champs de FiÈsole et Èblouissait Florence de fonds díor pareils ‡ ceux de líAngelico. DËs lors, seuls les rayons, les parfums, les couleurs me semblaient avoir du prix; car líalternance des images avait amenÈ en moi un changement de front du dÈsir, et,óaussi brusque que ceux quíil y a parfois en musique, un complet changement de ton dans ma sensibilitÈ. Puis il arriva quíune simple variation atmosphÈrique suffit ‡ provoquer en moi cette modulation sans quíil y e˚t besoin díattendre le retour díune saison. Car souvent dans líune, on trouve ÈgarÈ un jour díune autre, qui nous y fait vivre, en Èvoque aussitÙt, en fait dÈsirer les plaisirs particuliers et interrompt les rÍves que nous Ètions en train de faire, en plaÁant, plus tÙt ou plus tard quí‡ son tour, ce feuillet dÈtachÈ díun autre chapitre, dans le calendrier interpolÈ du Bonheur. Mais bientÙt comme ces phÈnomËnes naturels dont notre confort ou notre santÈ ne peuvent tirer quíun bÈnÈfice accidentel et assez mince jusquíau jour o˘ la science síempare díeux, et les produisant ‡ volontÈ, remet en nos mains la possibilitÈ de leur apparition, soustraite ‡ la tutelle et dispensÈe de líagrÈment du hasard, de mÍme la production de ces rÍves díAtlantique et díItalie cessa díÍtre soumise uniquement aux changements des saisons et du temps. Je níeus besoin pour les faire renaÓtre que de prononcer ces noms: Balbec, Venise, Florence, dans líintÈrieur desquels avait fini par síaccumuler le dÈsir que míavaient inspirÈ les lieux quíils dÈsignaient. MÍme au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait ‡ rÈveiller en moi le dÈsir des tempÍtes et du gothique normand; mÍme par un jour de tempÍte le nom de Florence ou de Venise me donnait le dÈsir du soleil, des lys, du palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs.

Mais si ces noms absorbËrent ‡ tout jamais líimage que jíavais de ces villes, ce ne fut quíen la transformant, quíen soumettant sa rÈapparition en moi ‡ leurs lois propres; ils eurent ainsi pour consÈquence de la rendre plus belle, mais aussi plus diffÈrente de ce que les villes de Normandie ou de Toscane pouvaient Ítre en rÈalitÈ, et, en accroissant les joies arbitraires de mon imagination, díaggraver la dÈception future de mes voyages. Ils exaltËrent líidÈe que je me faisais de certains lieux de la terre, en les faisant plus particuliers, par consÈquent plus rÈels. Je ne me reprÈsentais pas alors les villes, les paysages, les monuments, comme des tableaux plus ou moins agrÈables, dÈcoupÈs Á‡ et l‡ dans une mÍme matiËre, mais chacun díeux comme un inconnu, essentiellement diffÈrent des autres, dont mon ‚me avait soif et quíelle aurait profit ‡ connaÓtre. Combien ils prirent quelque chose de plus individuel encore, díÍtre dÈsignÈs par des noms, des noms qui níÈtaient que pour eux, des noms comme en ont les personnes. Les mots nous prÈsentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que líon suspend aux murs des Ècoles pour donner aux enfants líexemple de ce quíest un Ètabli, un oiseau, une fourmiliËre, choses conÁues comme pareilles ‡ toutes celles de mÍme sorte. Mais les noms prÈsentent des personnesóet des villes quíils nous habituent ‡ croire individuelles, uniques comme des personnesóune image confuse qui tire díeux, de leur sonoritÈ Èclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformÈment comme une de ces affiches, entiËrement bleues ou entiËrement rouges, dans lesquelles, ‡ cause des limites du procÈdÈ employÈ ou par un caprice du dÈcorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer, mais les barques, líÈglise, les passants. Le nom de Parme, une des villes o˘ je dÈsirais le plus aller, depuis que jíavais lu la Chartreuse, míapparaissant compact, lisse, mauve et doux; si on me parlait díune maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reÁu, on me causait le plaisir de penser que jíhabiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui níavait de rapport avec les demeures díaucune ville díItalie puisque je líimaginais seulement ‡ líaide de cette syllabe lourde du nom de Parme, o˘ ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes. Et quand je pensais ‡ Florence, cíÈtait comme ‡ une ville miraculeusement embaumÈe et semblable ‡ une corolle, parce quíelle síappelait la citÈ des lys et sa cathÈdrale, Sainte-Marie-des-Fleurs. Quant ‡ Balbec, cíÈtait un de ces noms o˘ comme sur une vieille poterie normande qui garde la couleur de la terre dío˘ elle fut tirÈe, on voit se peindre encore la reprÈsentation de quelque usage aboli, de quelque droit fÈodal, díun Ètat ancien de lieux, díune maniËre dÈsuËte de prononcer qui en avait formÈ les syllabes hÈtÈroclites et que je ne doutais pas de retrouver jusque chez líaubergiste qui me servirait du cafÈ au lait ‡ mon arrivÈe, me menant voir la mer dÈchaÓnÈe devant líÈglise et auquel je prÍtais líaspect disputeur, solennel et mÈdiÈval díun personnage de fabliau.

Si ma santÈ síaffermissait et que mes parents me permissent, sinon díaller sÈjourner ‡ Balbec, du moins de prendre une fois, pour faire connaissance avec líarchitecture et les paysages de la Normandie ou de la Bretagne, ce train díune heure vingt-deux dans lequel jíÈtais montÈ tant de fois en imagination, jíaurais voulu míarrÍter de prÈfÈrence dans les villes les plus belles; mais jíavais beau les comparer, comment choisir plus quíentre des Ítres individuels, qui ne sont pas interchangeables, entre Bayeux si haute dans sa noble dentelle rouge‚tre et dont le faÓte Ètait illuminÈ par le vieil or de sa derniËre syllabe; VitrÈ dont líaccent aigu losangeait de bois noir le vitrage ancien; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune coquille díúuf au gris perle; Coutances, cathÈdrale normande, que sa diphtongue finale, grasse et jaunissante couronne par une tour de beurre; Lannion avec le bruit, dans son silence villageois, du coche suivi de la mouche; Questambert, Pontorson, risibles et naÔfs, plumes blanches et becs jaunes ÈparpillÈs sur la route de ces lieux fluviatiles et poÈtiques; Benodet, nom ‡ peine amarrÈ que semble vouloir entraÓner la riviËre au milieu de ses algues, Pont-Aven, envolÈe blanche et rose de líaile díune coiffe lÈgËre qui se reflËte en tremblant dans une eau verdie de canal; QuimperlÈ, lui, mieux attachÈ et, depuis le moyen ‚ge, entre les ruisseaux dont il gazouille et síemperle en une grisaille pareille ‡ celle que dessinent, ‡ travers les toiles díaraignÈes díune verriËre, les rayons de soleil changÈs en pointes ÈmoussÈes díargent bruni?

Ces images Ètaient fausses pour une autre raison encore; cíest quíelles Ètaient forcÈment trËs simplifiÈes; sans doute ce ‡ quoi aspirait mon imagination et que mes sens ne percevaient quíincomplËtement et sans plaisir dans le prÈsent, je líavais enfermÈ dans le refuge des noms; sans doute, parce que jíy avais accumulÈ du rÍve, ils aimantaient maintenant mes dÈsirs; mais les noms ne sont pas trËs vastes; cíest tout au plus si je pouvais y faire entrer deux ou trois des ´curiositÈsª principales de la ville et elles síy juxtaposaient sans intermÈdiaires; dans le nom de Balbec, comme dans le verre grossissant de ces porte-plume quíon achËte aux bains de mer, jíapercevais des vagues soulevÈes autour díune Èglise de style persan. Peut-Ítre mÍme la simplification de ces images fut-elle une des causes de líempire quíelles prirent sur moi. Quand mon pËre eut dÈcidÈ, une annÈe, que nous irions passer les vacances de P‚ques ‡ Florence et ‡ Venise, níayant pas la place de faire entrer dans le nom de Florence les ÈlÈments qui composent díhabitude les villes, je fus contraint ‡ faire sortir une citÈ surnaturelle de la fÈcondation, par certains parfums printaniers, de ce que je croyais Ítre, en son essence, le gÈnie de Giotto. Tout au plusóet parce quíon ne peut pas faire tenir dans un nom beaucoup plus de durÈe que díespaceócomme certains tableaux de Giotto eux-mÍmes qui montrent ‡ deux moments diffÈrents de líaction un mÍme personnage, ici couchÈ dans son lit, l‡ síapprÍtant ‡ monter ‡ cheval, le nom de Florence Ètait-il divisÈ en deux compartiments. Dans líun, sous un dais architectural, je contemplais une fresque ‡ laquelle Ètait partiellement superposÈ un rideau de soleil matinal, poudreux, oblique et progressif; dans líautre (car ne pensant pas aux noms comme ‡ un idÈal inaccessible mais comme ‡ une ambiance rÈelle dans laquelle jíirais me plonger, la vie non vÈcue encore, la vie intacte et pure que jíy enfermais donnait aux plaisirs les plus matÈriels, aux scËnes les plus simples, cet attrait quíils ont dans les úuvres des primitifs), je traversais rapidement,ópour trouver plus vite le dÈjeuner qui míattendait avec des fruits et du vin de Chiantióle Ponte-Vecchio encombrÈ de jonquilles, de narcisses et díanÈmones. Voil‡ (bien que je fusse ‡ Paris) ce que je voyais et non ce qui Ètait autour de moi. MÍme ‡ un simple point de vue rÈaliste, les pays que nous dÈsirons tiennent ‡ chaque moment beaucoup plus de place dans notre vie vÈritable, que le pays o˘ nous nous trouvons effectivement. Sans doute si alors jíavais fait moi-mÍme plus attention ‡ ce quíil y avait dans ma pensÈe quand je prononÁais les mots ´aller ‡ Florence, ‡ Parme, ‡ Pise, ‡ Veniseª, je me serais rendu compte que ce que je voyais níÈtait nullement une ville, mais quelque chose díaussi diffÈrent de tout ce que je connaissais, díaussi dÈlicieux, que pourrait Ítre pour une humanitÈ dont la vie se serait toujours ÈcoulÈe dans des fins díaprËs-midi díhiver, cette merveille inconnue: une matinÈe de printemps. Ces images irrÈelles, fixes, toujours pareilles, remplissant mes nuits et mes jours, diffÈrenciËrent cette Èpoque de ma vie de celles qui líavaient prÈcÈdÈe (et qui auraient pu se confondre avec elle aux yeux díun observateur qui ne voit les choses que du dehors, cíest-‡-dire qui ne voit rien), comme dans un opÈra un motif mÈlodique introduit une nouveautÈ quíon ne pourrait pas soupÁonner si on ne faisait que lire le livret, moins encore si on restait en dehors du thÈ‚tre ‡ compter seulement les quarts díheure qui síÈcoulent. Et encore, mÍme ‡ ce point de vue de simple quantitÈ, dans notre vie les jours ne sont pas Ègaux. Pour parcourir les jours, les natures un peu nerveuses, comme Ètait la mienne, disposent, comme les voitures automobiles, de ´vitessesª diffÈrentes. Il y a des jours montueux et malaisÈs quíon met un temps infini ‡ gravir et des jours en pente qui se laissent descendre ‡ fond de train en chantant. Pendant ce moisóo˘ je ressassai comme une mÈlodie, sans pouvoir míen rassasier, ces images de Florence, de Venise et de Pise desquelles le dÈsir quíelles excitaient en moi gardait quelque chose díaussi profondÈment individuel que si Áíavait ÈtÈ un amour, un amour pour une personneóje ne cessai pas de croire quíelles correspondaient ‡ une rÈalitÈ indÈpendante de moi, et elles me firent connaÓtre une aussi belle espÈrance que pouvait en nourrir un chrÈtien des premiers ‚ges ‡ la veille díentrer dans le paradis. Aussi sans que je me souciasse de la contradiction quíil y avait ‡ vouloir regarder et toucher avec les organes des sens, ce qui avait ÈtÈ ÈlaborÈ par la rÍverie et non perÁu par euxóet díautant plus tentant pour eux, plus diffÈrent de ce quíils connaissaientócíest ce qui me rappelait la rÈalitÈ de ces images, qui enflammait le plus mon dÈsir, parce que cíÈtait comme une promesse quíil serait contentÈ. Et, bien que mon exaltation e˚t pour motif un dÈsir de jouissances artistiques, les guides líentretenaient encore plus que les livres díesthÈtiques et, plus que les guides, líindicateur des chemins de fer. Ce qui míÈmouvait cíÈtait de penser que cette Florence que je voyais proche mais inaccessible dans mon imagination, si le trajet qui la sÈparait de moi, en moi-mÍme, níÈtait pas viable, je pourrais líatteindre par un biais, par un dÈtour, en prenant la ´voie de terreª. Certes, quand je me rÈpÈtais, donnant ainsi tant de valeur ‡ ce que jíallais voir, que Venise Ètait ´líÈcole de Giorgione, la demeure du Titien, le plus complet musÈe de líarchitecture domestique au moyen ‚geª, je me sentais heureux. Je líÈtais pourtant davantage quand, sorti pour une course, marchant vite ‡ cause du temps qui, aprËs quelques jours de printemps prÈcoce Ètait redevenu un temps díhiver (comme celui que nous trouvions díhabitude ‡ Combray, la Semaine Sainte),óvoyant sur les boulevards les marronniers qui, plongÈs dans un air glacial et liquide comme de líeau, níen commenÁaient pas moins, invitÈs exacts, dÈj‡ en tenue, et qui ne se sont pas laissÈ dÈcourager, ‡ arrondir et ‡ ciseler en leurs blocs congelÈs, líirrÈsistible verdure dont la puissance abortive du froid contrariait mais ne parvenait pas ‡ rÈfrÈner la progressive poussÈeó, je pensais que dÈj‡ le Ponte-Vecchio Ètait jonchÈ ‡ foison de jacinthes et díanÈmones et que le soleil du printemps teignait dÈj‡ les flots du Grand Canal díun si sombre azur et de si nobles Èmeraudes quíen venant se briser aux pieds des peintures du Titien, ils pouvaient rivaliser de riche coloris avec elles. Je ne pus plus contenir ma joie quand mon pËre, tout en consultant le baromËtre et en dÈplorant le froid, commenÁa ‡ chercher quels seraient les meilleurs trains, et quand je compris quíen pÈnÈtrant aprËs le dÈjeuner dans le laboratoire charbonneux, dans la chambre magique qui se chargeait díopÈrer la transmutation tout autour díelle, on pouvait síÈveiller le lendemain dans la citÈ de marbre et díor ´rehaussÈe de jaspe et pavÈe díÈmeraudesª. Ainsi elle et la CitÈ des lys níÈtaient pas seulement des tableaux fictifs quíon mettait ‡ volontÈ devant son imagination, mais existaient ‡ une certaine distance de Paris quíil fallait absolument franchir si líon voulait les voir, ‡ une certaine place dÈterminÈe de la terre, et ‡ aucune autre, en un mot Ètaient bien rÈelles. Elles le devinrent encore plus pour moi, quand mon pËre en disant: ´En somme, vous pourriez rester ‡ Venise du 20 avril au 29 et arriver ‡ Florence dËs le matin de P‚quesª, les fit sortir toutes deux non plus seulement de líEspace abstrait, mais de ce Temps imaginaire o˘ nous situons non pas un seul voyage ‡ la fois, mais díautres, simultanÈs et sans trop díÈmotion puisquíils ne sont que possibles,óce Temps qui se refabrique si bien quíon peut encore le passer dans une ville aprËs quíon lía passÈ dans une autreóet leur consacra de ces jours particuliers qui sont le certificat díauthenticitÈ des objets auxquels on les emploie, car ces jours uniques, ils se consument par líusage, ils ne reviennent pas, on ne peut plus les vivre ici quand on les a vÈcus l‡; je sentis que cíÈtait vers la semaine qui commenÁait le lundi o˘ la blanchisseuse devait rapporter le gilet blanc que jíavais couvert díencre, que se dirigeaient pour síy absorber au sortir du temps idÈal o˘ elles níexistaient pas encore, les deux CitÈs Reines dont jíallais avoir, par la plus Èmouvante des gÈomÈtries, ‡ inscrire les dÙmes et les tours dans le plan de ma propre vie. Mais je níÈtais encore quíen chemin vers le dernier degrÈ de líallÈgresse; je líatteignis enfin (ayant seulement alors la rÈvÈlation que sur les rues clapotantes, rougies du reflet des fresques de Giorgione, ce níÈtait pas, comme jíavais, malgrÈ tant díavertissements, continuÈ ‡ líimaginer, les hommes ´majestueux et terribles comme la mer, portant leur armure aux reflets de bronze sous les plis de leur manteau sanglantª qui se promËneraient dans Venise la semaine prochaine, la veille de P‚ques, mais que ce pourrait Ítre moi le personnage minuscule que, dans une grande photographie de Saint-Marc quíon míavait prÍtÈe, líillustrateur avait reprÈsentÈ, en chapeau melon, devant les proches), quand jíentendis mon pËre me dire: ´Il doit faire encore froid sur le Grand Canal, tu ferais bien de mettre ‡ tout hasard dans ta malle ton pardessus díhiver et ton gros veston.ª A ces mots je míÈlevai ‡ une sorte díextase; ce que jíavais cru jusque-l‡ impossible, je me sentis vraiment pÈnÈtrer entre ces ´rochers díamÈthyste pareils ‡ un rÈcif de la mer des Indesª; par une gymnastique suprÍme et au-dessus de mes forces, me dÈvÍtant comme díune carapace sans objet de líair de ma chambre qui míentourait, je le remplaÁai par des parties Ègales díair vÈnitien, cette atmosphËre marine, indicible et particuliËre comme celle des rÍves que mon imagination avait enfermÈe dans le nom de Venise, je sentis síopÈrer en moi une miraculeuse dÈsincarnation; elle se doubla aussitÙt de la vague envie de vomir quíon Èprouve quand on vient de prendre un gros mal de gorge, et on dut me mettre au lit avec une fiËvre si tenace, que le docteur dÈclara quíil fallait renoncer non seulement ‡ me laisser partir maintenant ‡ Florence et ‡ Venise mais, mÍme quand je serais entiËrement rÈtabli, míÈviter díici au moins un an, tout projet de voyage et toute cause díagitation.

Et hÈlas, il dÈfendit aussi díune faÁon absolue quíon me laiss‚t aller au thÈ‚tre entendre la Berma; líartiste sublime, ‡ laquelle Bergotte trouvait du gÈnie, míaurait en me faisant connaÓtre quelque chose qui Ètait peut-Ítre aussi important et aussi beau, consolÈ de níavoir pas ÈtÈ ‡ Florence et ‡ Venise, de níaller pas ‡ Balbec. On devait se contenter de míenvoyer chaque jour aux Champs-ElysÈes, sous la surveillance díune personne qui míempÍcherait de me fatiguer et qui fut FranÁoise, entrÈe ‡ notre service aprËs la mort de ma tante LÈonie. Aller aux Champs-…lysÈes me fut insupportable. Si seulement Bergotte les e˚t dÈcrits dans un de ses livres, sans doute jíaurais dÈsirÈ de les connaÓtre, comme toutes les choses dont on avait commencÈ par mettre le ´doubleª dans mon imagination. Elle les rÈchauffait, les faisait vivre, leur donnait une personnalitÈ, et je voulais les retrouver dans la rÈalitÈ; mais dans ce jardin public rien ne se rattachait ‡ mes rÍves.

Un jour, comme je míennuyais ‡ notre place familiËre, ‡ cÙtÈ des chevaux de bois, FranÁoise míavait emmenÈ en excursionóau del‡ de la frontiËre que gardent ‡ intervalles Ègaux les petits bastions des marchandes de sucre díorgeó, dans ces rÈgions voisines mais ÈtrangËres o˘ les visages sont inconnus, o˘ passe la voiture aux chËvres; puis elle Ètait revenue prendre ses affaires sur sa chaise adossÈe ‡ un massif de lauriers; en líattendant je foulais la grande pelouse chÈtive et rase, jaunie par le soleil, au bout de laquelle le bassin est dominÈ par une statue quand, de líallÈe, síadressant ‡ une fillette ‡ cheveux roux qui jouait au volant devant la vasque, une autre, en train de mettre son manteau et de serrer sa raquette, lui cria, díune voix brËve: ´Adieu, Gilberte, je rentre, níoublie pas que nous venons ce soir chez toi aprËs dÓner.ª Ce nom de Gilberte passa prËs de moi, Èvoquant díautant plus líexistence de celle quíil dÈsignait quíil ne la nommait pas seulement comme un absent dont on parle, mais líinterpellait; il passa ainsi prËs de moi, en action pour ainsi dire, avec une puissance quíaccroissait la courbe de son jet et líapproche de son but;ótransportant ‡ son bord, je le sentais, la connaissance, les notions quíavait de celle ‡ qui il Ètait adressÈ, non pas moi, mais líamie qui líappelait, tout ce que, tandis quíelle le prononÁait, elle revoyait ou du moins, possÈdait en sa mÈmoire, de leur intimitÈ quotidienne, des visites quíelles se faisaient líune chez líautre, de tout cet inconnu encore plus inaccessible et plus douloureux pour moi díÍtre au contraire si familier et si maniable pour cette fille heureuse qui míen frÙlait sans que jíy puisse pÈnÈtrer et le jetait en plein air dans un cri;ólaissant dÈj‡ flotter dans líair líÈmanation dÈlicieuse quíil avait fait se dÈgager, en les touchant avec prÈcision, de quelques points invisibles de la vie de Mlle Swann, du soir qui allait venir, tel quíil serait, aprËs dÓner, chez elle,óformant, passager cÈleste au milieu des enfants et des bonnes, un petit nuage díune couleur prÈcieuse, pareil ‡ celui qui, bombÈ au-dessus díun beau jardin du Poussin, reflËte minutieusement comme un nuage díopÈra, plein de chevaux et de chars, quelque apparition de la vie des dieux;ójetant enfin, sur cette herbe pelÈe, ‡ líendroit o˘ elle Ètait un morceau ‡ la fois de pelouse flÈtrie et un moment de líaprËs-midi de la blonde joueuse de volant (qui ne síarrÍta de le lancer et de le rattraper que quand une institutrice ‡ plumet bleu líeut appelÈe), une petite bande merveilleuse et couleur díhÈliotrope impalpable comme un reflet et superposÈe comme un tapis sur lequel je ne pus me lasser de promener mes pas attardÈs, nostalgiques et profanateurs, tandis que FranÁoise me criait: ´Allons, aboutonnez voir votre paletot et filonsª et que je remarquais pour la premiËre fois avec irritation quíelle avait un langage vulgaire, et hÈlas, pas de plumet bleu ‡ son chapeau.

Retournerait-elle seulement aux Champs-…lysÈes? Le lendemain elle níy Ètait pas; mais je líy vis les jours suivants; je tournais tout le temps autour de líendroit o˘ elle jouait avec ses amies, si bien quíune fois o˘ elles ne se trouvËrent pas en nombre pour leur partie de barres, elle me fit demander si je voulais complÈter leur camp, et je jouai dÈsormais avec elle chaque fois quíelle Ètait l‡. Mais ce níÈtait pas tous les jours; il y en avait o˘ elle Ètait empÍchÈe de venir par ses cours, le catÈchisme, un go˚ter, toute cette vie sÈparÈe de la mienne que par deux fois, condensÈe dans le nom de Gilberte, jíavais senti passer si douloureusement prËs de moi, dans le raidillon de Combray et sur la pelouse des Champs-…lysÈes. Ces jours-l‡, elle annonÁait díavance quíon ne la verrait pas; si cíÈtait ‡ cause de ses Ètudes, elle disait: ´Cíest rasant, je ne pourrai pas venir demain; vous allez tous vous amuser sans moiª, díun air chagrin qui me consolait un peu; mais en revanche quand elle Ètait invitÈe ‡ une matinÈe, et que, ne le sachant pas je lui demandais si elle viendrait jouer, elle me rÈpondait: ´JíespËre bien que non! JíespËre bien que maman me laissera aller chez mon amie.ª Du moins ces jours-l‡, je savais que je ne la verrais pas, tandis que díautres fois, cíÈtait ‡ líimproviste que sa mËre líemmenait faire des courses avec elle, et le lendemain elle disait: ´Ah! oui, je suis sortie avec mamanª, comme une chose naturelle, et qui níe˚t pas ÈtÈ pour quelquíun le plus grand malheur possible. Il y avait aussi les jours de mauvais temps o˘ son institutrice, qui pour elle-mÍme craignait la pluie, ne voulait pas líemmener aux Champs-…lysÈes.

Aussi si le ciel Ètait douteux, dËs le matin je ne cessais de líinterroger et je tenais compte de tous les prÈsages. Si je voyais la dame díen face qui, prËs de la fenÍtre, mettait son chapeau, je me disais: ´Cette dame va sortir; donc il fait un temps o˘ líon peut sortir: pourquoi Gilberte ne ferait-elle pas comme cette dame?ª Mais le temps síassombrissait, ma mËre disait quíil pouvait se lever encore, quíil suffirait pour cela díun rayon de soleil, mais que plus probablement il pleuvrait; et síil pleuvait ‡ quoi bon aller aux Champs …lysÈes? Aussi depuis le dÈjeuner mes regards anxieux ne quittaient plus le ciel incertain et nuageux. Il restait sombre. Devant la fenÍtre, le balcon Ètait gris. Tout díun coup, sur sa pierre maussade je ne voyais pas une couleur moins terne, mais je sentais comme un effort vers une couleur moins terne, la pulsation díun rayon hÈsitant qui voudrait libÈrer sa lumiËre. Un instant aprËs, le balcon Ètait p‚le et rÈflÈchissant comme une eau matinale, et mille reflets de la ferronnerie de son treillage Ètaient venus síy poser. Un souffle de vent les dispersait, la pierre síÈtait de nouveau assombrie, mais, comme apprivoisÈs, ils revenaient; elle recommenÁait imperceptiblement ‡ blanchir et par un de ces crescendos continus comme ceux qui, en musique, ‡ la fin díune Ouverture, mËnent une seule note jusquíau fortissimo suprÍme en la faisant passer rapidement par tous les degrÈs intermÈdiaires, je la voyais atteindre ‡ cet or inaltÈrable et fixe des beaux jours, sur lequel líombre dÈcoupÈe de líappui ouvragÈ de la balustrade se dÈtachait en noir comme une vÈgÈtation capricieuse, avec une tÈnuitÈ dans la dÈlinÈation des moindres dÈtails qui semblait trahir une conscience appliquÈe, une satisfaction díartiste, et avec un tel relief, un tel velours dans le repos de ses masses sombres et heureuses quíen vÈritÈ ces reflets larges et feuillus qui reposaient sur ce lac de soleil semblaient savoir quíils Ètaient des gages de calme et de bonheur.

Lierre instantanÈ, flore pariÈtaire et fugitive! la plus incolore, la plus triste, au grÈ de beaucoup, de celles qui peuvent ramper sur le mur ou dÈcorer la croisÈe; pour moi, de toutes la plus chËre depuis le jour o˘ elle Ètait apparue sur notre balcon, comme líombre mÍme de la prÈsence de Gilberte qui Ètait peut-Ítre dÈj‡ aux Champs-ElysÈes, et dËs que jíy arriverais, me dirait: ´CommenÁons tout de suite ‡ jouer aux barres, vous Ítes dans mon campª; fragile, emportÈe par un souffle, mais aussi en rapport non pas avec la saison, mais avec líheure; promesse du bonheur immÈdiat que la journÈe refuse ou accomplira, et par l‡ du bonheur immÈdiat par excellence, le bonheur de líamour; plus douce, plus chaude sur la pierre que níest la mousse mÍme; vivace, ‡ qui il suffit díun rayon pour naÓtre et faire Èclore de la joie, mÍme au cúur de líhiver.

Et jusque dans ces jours o˘ toute autre vÈgÈtation a disparu, o˘ le beau cuir vert qui enveloppe le tronc des vieux arbres est cachÈ sous la neige, quand celle-ci cessait de tomber, mais que le temps restait trop couvert pour espÈrer que Gilberte sortÓt, alors tout díun coup, faisant dire ‡ ma mËre: ´Tiens voil‡ justement quíil fait beau, vous pourriez peut-Ítre essayer tout de mÍme díaller aux Champs-…lysÈesª, sur le manteau de neige qui couvrait le balcon, le soleil apparu entrelaÁait des fils díor et brodait des reflets noirs. Ce jour-l‡ nous ne trouvions personne ou une seule fillette prÍte ‡ partir qui míassurait que Gilberte ne viendrait pas. Les chaises dÈsertÈes par líassemblÈe imposante mais frileuse des institutrices Ètaient vides. Seule, prËs de la pelouse, Ètait assise une dame díun certain ‚ge qui venait par tous les temps, toujours hanarchÈe díune toilette identique, magnifique et sombre, et pour faire la connaissance de laquelle jíaurais ‡ cette Èpoque sacrifiÈ, si líÈchange míavait ÈtÈ permis, tous les plus grands avantages futurs de ma vie. Car Gilberte allait tous les jours la saluer; elle demandait ‡ Gilberte des nouvelles de ´son amour de mËreª; et il me semblait que si je líavais connue, jíavais ÈtÈ pour Gilberte quelquíun de tout autre, quelquíun qui connaissait les relations de ses parents. Pendant que ses petits-enfants jouaient plus loin, elle lisait toujours les DÈbats quíelle appelait ´mes vieux DÈbatsª et, par genre aristocratique, disait en parlant du sergent de ville ou de la loueuse de chaises: ´Mon vieil ami le sergent de villeª, ´la loueuse de chaises et moi qui sommes de vieux amisª.

FranÁoise avait trop froid pour rester immobile, nous all‚mes jusquíau pont de la Concorde voir la Seine prise, dont chacun et mÍme les enfants síapprochaient sans peur comme díune immense baleine ÈchouÈe, sans dÈfense, et quíon allait dÈpecer. Nous revenions aux Champs-…lysÈes; je languissais de douleur entre les chevaux de bois immobiles et la pelouse blanche prise dans le rÈseau noir des allÈes dont on avait enlevÈ la neige et sur laquelle la statue avait ‡ la main un jet de glace ajoutÈ qui semblait líexplication de son geste. La vieille dame elle-mÍme ayant pliÈ ses DÈbats, demanda líheure ‡ une bonne díenfants qui passait et quíelle remercia en lui disant: ´Comme vous Ítes aimable!ª puis, priant le cantonnier de dire ‡ ses petits enfants de revenir, quíelle avait froid, ajouta: ´Vous serez mille fois bon. Vous savez que je suis confuse!ª Tout ‡ coup líair se dÈchira: entre le guignol et le cirque, ‡ líhorizon embelli, sur le ciel entríouvert, je venais díapercevoir, comme un signe fabuleux, le plumet bleu de Mademoiselle. Et dÈj‡ Gilberte courait ‡ toute vitesse dans ma direction, Ètincelante et rouge sous un bonnet carrÈ de fourrure, animÈe par le froid, le retard et le dÈsir du jeu; un peu avant díarriver ‡ moi, elle se laissa glisser sur la glace et, soit pour mieux garder son Èquilibre, soit parce quíelle trouvait cela plus gracieux, ou par affectation du maintien díune patineuse, cíest les bras grands ouverts quíelle avanÁait en souriant, comme si elle avait voulu míy recevoir. ´Brava! Brava! Áa cíest trËs bien, je dirais comme vous que cíest chic, que cíest cr‚ne, si je níÈtais pas díun autre temps, du temps de líancien rÈgime, síÈcria la vieille dame prenant la parole au nom des Champs-…lysÈes silencieux pour remercier Gilberte díÍtre venue sans se laisser intimider par le temps. Vous Ítes comme moi, fidËle quand mÍme ‡ nos vieux Champs-…lysÈes; nous sommes deux intrÈpides. Si je vous disais que je les aime, mÍme ainsi. Cette neige, vous allez rire de moi, Áa me fait penser ‡ de líhermine!ª Et la vieille dame se mit ‡ rire.

Le premier de ces joursóauxquels la neige, image des puissances qui pouvaient me priver de voir Gilberte, donnait la tristesse díun jour de sÈparation et jusquí‡ líaspect díun jour de dÈpart parce quíil changeait la figure et empÍchait presque líusage du lieu habituel de nos seules entrevues maintenant changÈ, tout enveloppÈ de houssesó, ce jour fit pourtant faire un progrËs ‡ mon amour, car il fut comme un premier chagrin quíelle e˚t partagÈ avec moi. Il níy avait que nous deux de notre bande, et Ítre ainsi le seul qui f˚t avec elle, cíÈtait non seulement comme un commencement díintimitÈ, mais aussi de sa part,ócomme si elle ne f˚t venue rien que pour moi par un temps pareilócela me semblait aussi touchant que si un de ces jours o˘ elle Ètait invitÈe ‡ une matinÈe, elle y avait renoncÈ pour venir me retrouver aux Champs-…lysÈes; je prenais plus de confiance en la vitalitÈ et en líavenir de notre amitiÈ qui restait vivace au milieu de líengourdissement, de la solitude et de la ruine des choses environnantes; et tandis quíelle me mettait des boules de neige dans le cou, je souriais avec attendrissement ‡ ce qui me semblait ‡ la fois une prÈdilection quíelle me marquait en me tolÈrant comme compagnon de voyage dans ce pays hivernal et nouveau, et une sorte de fidÈlitÈ quíelle me gardait au milieu du malheur. BientÙt líune aprËs líautre, comme des moineaux hÈsitants, ses amies arrivËrent toutes noires sur la neige. Nous commenÁ‚mes ‡ jouer et comme ce jour si tristement commencÈ devait finir dans la joie, comme je míapprochais, avant de jouer aux barres, de líamie ‡ la voix brËve que jíavais entendue le premier jour crier le nom de Gilberte, elle me dit: ´Non, non, on sait bien que vous aimez mieux Ítre dans le camp de Gilberte, díailleurs vous voyez elle vous fait signe.ª Elle míappelait en effet pour que je vinsse sur la pelouse de neige, dans son camp, dont le soleil en lui donnant les reflets roses, líusure mÈtallique des brocarts anciens, faisait un camp du drap díor.

Ce jour que jíavais tant redoutÈ fut au contraire un des seuls o˘ je ne fus pas trop malheureux.

Car, moi qui ne pensais plus quí‡ ne jamais rester un jour sans voir Gilberte (au point quíune fois ma grandímËre níÈtant pas rentrÈe pour líheure du dÓner, je ne pus míempÍcher de me dire tout de suite que si elle avait ÈtÈ ÈcrasÈe par une voiture, je ne pourrais pas aller de quelque temps aux Champs-…lysÈes; on níaime plus personne dËs quíon aime) pourtant ces moments o˘ jíÈtais auprËs díelle et que depuis la veille jíavais si impatiemment attendus, pour lesquels jíavais tremblÈ, auxquels jíaurais sacrifiÈ tout le reste, níÈtaient nullement des moments heureux; et je le savais bien car cíÈtait les seuls moments de ma vie sur lesquels je concentrasse une attention mÈticuleuse, acharnÈe, et elle ne dÈcouvrait pas en eux un atome de plaisir.

Tout le temps que jíÈtais loin de Gilberte, jíavais besoin de la voir, parce que cherchant sans cesse ‡ me reprÈsenter son image, je finissais par ne plus y rÈussir, et par ne plus savoir exactement ‡ quoi correspondait mon amour. Puis, elle ne míavait encore jamais dit quíelle míaimait. Bien au contraire, elle avait souvent prÈtendu quíelle avait des amis quíelle me prÈfÈrait, que jíÈtais un bon camarade avec qui elle jouait volontiers quoique trop distrait, pas assez au jeu; enfin elle míavait donnÈ souvent des marques apparentes de froideur qui auraient pu Èbranler ma croyance que jíÈtais pour elle un Ítre diffÈrent des autres, si cette croyance avait pris sa source dans un amour que Gilberte aurait eu pour moi, et non pas, comme cela Ètait, dans líamour que jíavais pour elle, ce qui la rendait autrement rÈsistante, puisque cela la faisait dÈpendre de la maniËre mÍme dont jíÈtais obligÈ, par une nÈcessitÈ intÈrieure, de penser ‡ Gilberte. Mais les sentiments que je ressentais pour elle, moi-mÍme je ne les lui avais pas encore dÈclarÈs. Certes, ‡ toutes les pages de mes cahiers, jíÈcrivais indÈfiniment son nom et son adresse, mais ‡ la vue de ces vagues lignes que je traÁais sans quíelle pens‚t pour cela ‡ moi, qui lui faisaient prendre autour de moi tant de place apparente sans quíelle f˚t mÍlÈe davantage ‡ ma vie, je me sentais dÈcouragÈ parce quíelles ne me parlaient pas de Gilberte qui ne les verrait mÍme pas, mais de mon propre dÈsir quíelles semblaient me montrer comme quelque chose de purement personnel, díirrÈel, de fastidieux et díimpuissant. Le plus pressÈ Ètait que nous nous vissions Gilberte et moi, et que nous puissions nous faire líaveu rÈciproque de notre amour, qui jusque-l‡ níaurait pour ainsi dire pas commencÈ. Sans doute les diverses raisons qui me rendaient si impatient de la voir auraient ÈtÈ moins impÈrieuses pour un homme m˚r. Plus tard, il arrive que devenus habiles dans la culture de nos plaisirs, nous nous contentions de celui que nous avons ‡ penser ‡ une femme comme je pensais ‡ Gilberte, sans Ítre inquiets de savoir si cette image correspond ‡ la rÈalitÈ, et aussi de celui de líaimer sans avoir besoin díÍtre certain quíelle nous aime; ou encore que nous renoncions au plaisir de lui avouer notre inclination pour elle, afin díentretenir plus vivace líinclination quíelle a pour nous, imitant ces jardiniers japonais qui pour obtenir une plus belle fleur, en sacrifient plusieurs autres. Mais ‡ líÈpoque o˘ jíaimais Gilberte, je croyais encore que líAmour existait rÈellement en dehors de nous; que, en permettant tout au plus que nous Ècartions les obstacles, il offrait ses bonheurs dans un ordre auquel on níÈtait pas libre de rien changer; il me semblait que si jíavais, de mon chef, substituÈ ‡ la douceur de líaveu la simulation de líindiffÈrence, je ne me serais pas seulement privÈ díune des joies dont jíavais le plus rÍvÈ mais que je me serais fabriquÈ ‡ ma guise un amour factice et sans valeur, sans communication avec le vrai, dont jíaurais renoncÈ ‡ suivre les chemins mystÈrieux et prÈexistants.

Mais quand jíarrivais aux Champs-…lysÈes,óet que díabord jíallais pouvoir confronter mon amour pour lui faire subir les rectifications nÈcessaires ‡ sa cause vivante, indÈpendante de moió, dËs que jíÈtais en prÈsence de cette Gilberte Swann sur la vue de laquelle jíavais comptÈ pour rafraÓchir les images que ma mÈmoire fatiguÈe ne retrouvait plus, de cette Gilberte Swann avec qui jíavais jouÈ hier, et que venait de me faire saluer et reconnaÓtre un instinct aveugle comme celui qui dans la marche nous met un pied devant líautre avant que nous ayons eu le temps de penser, aussitÙt tout se passait comme si elle et la fillette qui Ètait líobjet de mes rÍves avaient ÈtÈ deux Ítres diffÈrents. Par exemple si depuis la veille je portais dans ma mÈmoire deux yeux de feu dans des joues pleines et brillantes, la figure de Gilberte míoffrait maintenant avec insistance quelque chose que prÈcisÈment je ne míÈtais pas rappelÈ, un certain effilement aigu du nez qui, síassociant instantanÈment ‡ díautres traits, prenait líimportance de ces caractËres qui en histoire naturelle dÈfinissent une espËce, et la transmuait en une fillette du genre de celles ‡ museau pointu. Tandis que je míapprÍtais ‡ profiter de cet instant dÈsirÈ pour me livrer, sur líimage de Gilberte que jíavais prÈparÈe avant de venir et que je ne retrouvais plus dans ma tÍte, ‡ la mise au point qui me permettrait dans les longues heures o˘ jíÈtais seul díÍtre s˚r que cíÈtait bien elle que je me rappelais, que cíÈtait bien mon amour pour elle que jíaccroissais peu ‡ peu comme un ouvrage quíon compose, elle me passait une balle; et comme le philosophe idÈaliste dont le corps tient compte du monde extÈrieur ‡ la rÈalitÈ duquel son intelligence ne croit pas, le mÍme moi qui míavait fait la saluer avant que je líeusse identifiÈe, síempressait de me faire saisir la balle quíelle me tendait (comme si elle Ètait une camarade avec qui jíÈtais venu jouer, et non une ‚me súur que jíÈtais venu rejoindre), me faisait lui tenir par biensÈance jusquí‡ líheure o˘ elle síen allait, mille propos aimables et insignifiants et míempÍchait ainsi, ou de garder le silence pendant lequel jíaurais pu enfin remettre la main sur líimage urgente et ÈgarÈe, ou de lui dire les paroles qui pouvaient faire faire ‡ notre amour les progrËs dÈcisifs sur lesquels jíÈtais chaque fois obligÈ de ne plus compter que pour líaprËs-midi suivante. Il en faisait pourtant quelques-uns. Un jour que nous Ètions allÈs avec Gilberte jusquí‡ la baraque de notre marchande qui Ètait particuliËrement aimable pour nous,ócar cíÈtait chez elle que M. Swann faisait acheter son pain díÈpices, et par hygiËne, il en consommait beaucoup, souffrant díun eczÈma ethnique et de la constipation des ProphËtes,óGilberte me montrait en riant deux petits garÁons qui Ètaient comme le petit coloriste et le petit naturaliste des livres díenfants. Car líun ne voulait pas díun sucre díorge rouge parce quíil prÈfÈrait le violet et líautre, les larmes aux yeux, refusait une prune que voulait lui acheter sa bonne, parce que, finit-il par dire díune voix passionnÈe: ´Jíaime mieux líautre prune, parce quíelle a un ver!ª Jíachetai deux billes díun sou. Je regardais avec admiration, lumineuses et captives dans une sÈbile isolÈe, les billes díagate qui me semblaient prÈcieuses parce quíelles Ètaient souriantes et blondes comme des jeunes filles et parce quíelles co˚taient cinquante centimes piËce. Gilberte ‡ qui on donnait beaucoup plus díargent quí‡ moi me demanda laquelle je trouvais la plus belle. Elles avaient la transparence et le fondu de la vie. Je níaurais voulu lui en faire sacrifier aucune. Jíaurais aimÈ quíelle p˚t les acheter, les dÈlivrer toutes. Pourtant je lui en dÈsignai une qui avait la couleur de ses yeux. Gilberte la prit, chercha son rayon dorÈ, la caressa, paya sa ranÁon, mais aussitÙt me remit sa captive en me disant: ´Tenez, elle est ‡ vous, je vous la donne, gardez-la comme souvenir.ª

Une autre fois, toujours prÈoccupÈ du dÈsir díentendre la Berma dans une piËce classique, je lui avais demandÈ si elle ne possÈdait pas une brochure o˘ Bergotte parlait de Racine, et qui ne se trouvait plus dans le commerce. Elle míavait priÈ de lui en rappeler le titre exact, et le soir je lui avais adressÈ un petit tÈlÈgramme en Ècrivant sur líenveloppe ce nom de Gilberte Swann que jíavais tant de fois tracÈ sur mes cahiers. Le lendemain elle míapporta dans un paquet nouÈ de faveurs mauves et scellÈ de cire blanche, la brochure quíelle avait fait chercher. ´Vous voyez que cíest bien ce que vous míavez demandÈ, me dit-elle, tirant de son manchon le tÈlÈgramme que je lui avais envoyÈ.ª Mais dans líadresse de ce pneumatique,óqui, hier encore níÈtait rien, níÈtait quíun petit bleu que jíavais Ècrit, et qui depuis quíun tÈlÈgraphiste líavait remis au concierge de Gilberte et quíun domestique líavait portÈ jusquí‡ sa chambre, Ètait devenu cette chose sans prix, un des petits bleus quíelle avait reÁus ce jour-l‡,ójíeus peine ‡ reconnaÓtre les lignes vaines et solitaires de mon Ècriture sous les cercles imprimÈs quíy avait apposÈs la poste, sous les inscriptions quíy avait ajoutÈes au crayon un des facteurs, signes de rÈalisation effective, cachets du monde extÈrieur, violettes ceintures symboliques de la vie, qui pour la premiËre fois venaient Èpouser, maintenir, relever, rÈjouir mon rÍve.

Et il y eut un jour aussi o˘ elle me dit: ´Vous savez, vous pouvez míappeler Gilberte, en tous cas moi, je vous appellerai par votre nom de baptÍme. Cíest trop gÍnant.ª Pourtant elle continua encore un moment ‡ se contenter de me dire ´vousª et comme je le lui faisais remarquer, elle sourit, et composant, construisant une phrase comme celles qui dans les grammaires ÈtrangËres níont díautre but que de nous faire employer un mot nouveau, elle la termina par mon petit nom. Et me souvenant plus tard de ce que jíavais senti alors, jíy ai dÈmÍlÈ líimpression díavoir ÈtÈ tenu un instant dans sa bouche, moi-mÍme, nu, sans plus aucune des modalitÈs sociales qui appartenaient aussi, soit ‡ ses autres camarades, soit, quand elle disait mon nom de famille, ‡ mes parents, et dont ses lËvresóen líeffort quíelle faisait, un peu comme son pËre, pour articuler les mots quíelle voulait mettre en valeuróeurent líair de me dÈpouiller, de me dÈvÍtir, comme de sa peau un fruit dont on ne peut avaler que la pulpe, tandis que son regard, se mettant au mÍme degrÈ nouveau díintimitÈ que prenait sa parole, míatteignait aussi plus directement, non sans tÈmoigner la conscience, le plaisir et jusque la gratitude quíil en avait, en se faisant accompagner díun sourire.

Mais au moment mÍme, je ne pouvais apprÈcier la valeur de ces plaisirs nouveaux. Ils níÈtaient pas donnÈs par la fillette que jíaimais, au moi qui líaimait, mais par líautre, par celle avec qui je jouais, ‡ cet autre moi qui ne possÈdait ni le souvenir de la vraie Gilberte, ni le cúur indisponible qui seul aurait pu savoir le prix díun bonheur, parce que seul il líavait dÈsirÈ. MÍme aprËs Ítre rentrÈ ‡ la maison je ne les go˚tais pas, car, chaque jour, la nÈcessitÈ qui me faisait espÈrer que le lendemain jíaurais la contemplation exacte, calme, heureuse de Gilberte, quíelle míavouerait enfin son amour, en míexpliquant pour quelles raisons elle avait d˚ me le cacher jusquíici, cette mÍme nÈcessitÈ me forÁait ‡ tenir le passÈ pour rien, ‡ ne jamais regarder que devant moi, ‡ considÈrer les petits avantages quíelle míavait donnÈs non pas en eux-mÍmes et comme síils se suffisaient, mais comme des Èchelons nouveaux o˘ poser le pied, qui allaient me permettre de faire un pas de plus en avant et díatteindre enfin le bonheur que je níavais pas encore rencontrÈ.

Si elle me donnait parfois de ces marques díamitiÈ, elle me faisait aussi de la peine en ayant líair de ne pas avoir de plaisir ‡ me voir, et cela arrivait souvent les jours mÍmes sur lesquels jíavais le plus comptÈ pour rÈaliser mes espÈrances. JíÈtais s˚r que Gilberte viendrait aux Champs-…lysÈes et jíÈprouvais une allÈgresse qui me paraissait seulement la vague anticipation díun grand bonheur quand,óentrant dËs le matin au salon pour embrasser maman dÈj‡ toute prÍte, la tour de ses cheveux noirs entiËrement construite, et ses belles mains blanches et potelÈes sentant encore le savon,ójíavais appris, en voyant une colonne de poussiËre se tenir debout toute seule au-dessus du piano, et en entendant un orgue de Barbarie jouer sous la fenÍtre: ´En revenant de la revueª, que líhiver recevait jusquíau soir la visite inopinÈe et radieuse díune journÈe de printemps. Pendant que nous dÈjeunions, en ouvrant sa croisÈe, la dame díen face avait fait dÈcamper en un clin díúil, dí‡ cÙtÈ de ma chaise,órayant díun seul bond toute la largeur de notre salle ‡ mangeróun rayon qui y avait commencÈ sa sieste et Ètait dÈj‡ revenu la continuer líinstant díaprËs. Au collËge, ‡ la classe díune heure, le soleil me faisait languir díimpatience et díennui en laissant traÓner une lueur dorÈe jusque sur mon pupitre, comme une invitation ‡ la fÍte o˘ je ne pourrais arriver avant trois heures, jusquíau moment o˘ FranÁoise venait me chercher ‡ la sortie, et o˘ nous nous acheminions vers les Champs-…lysÈes par les rues dÈcorÈes de lumiËre, encombrÈes par la foule, et o˘ les balcons, descellÈs par le soleil et vaporeux, flottaient devant les maisons comme des nuages díor. HÈlas! aux Champs-…lysÈes je ne trouvais pas Gilberte, elle níÈtait pas encore arrivÈe. Immobile sur la pelouse nourrie par le soleil invisible qui Á‡ et l‡ faisait flamboyer la pointe díun brin díherbe, et sur laquelle les pigeons qui síy Ètaient posÈs avaient líair de sculptures antiques que la pioche du jardinier a ramenÈes ‡ la surface díun sol auguste, je restais les yeux fixÈs sur líhorizon, je míattendais ‡ tout moment ‡ voir apparaÓtre líimage de Gilberte suivant son institutrice, derriËre la statue qui semblait tendre líenfant quíelle portait et qui ruisselait de rayons, ‡ la bÈnÈdiction du soleil. La vieille lectrice des DÈbats Ètait assise sur son fauteuil, toujours ‡ la mÍme place, elle interpellait un gardien ‡ qui elle faisait un geste amical de la main en lui criant: ´Quel joli temps!ª Et la prÈposÈe síÈtant approchÈe díelle pour percevoir le prix du fauteuil, elle faisait mille minauderies en mettant dans líouverture de son gant le ticket de dix centimes comme si Áíavait ÈtÈ un bouquet, pour qui elle cherchait, par amabilitÈ pour le donateur, la place la plus flatteuse possible. Quand elle líavait trouvÈe, elle faisait exÈcuter une Èvolution circulaire ‡ son cou, redressait son boa, et plantait sur la chaisiËre, en lui montrant le bout de papier jaune qui dÈpassait sur son poignet, le beau sourire dont une femme, en indiquant son corsage ‡ un jeune homme, lui dit: ´Vous reconnaissez vos roses!ª

Jíemmenais FranÁoise au-devant de Gilberte jusquí‡ líArc-de-Triomphe, nous ne la rencontrions pas, et je revenais vers la pelouse persuadÈ quíelle ne viendrait plus, quand, devant les chevaux de bois, la fillette ‡ la voix brËve se jetait sur moi: ´Vite, vite, il y a dÈj‡ un quart díheure que Gilberte est arrivÈe. Elle va repartir bientÙt. On vous attend pour faire une partie de barres.ª Pendant que je montais líavenue des Champs-…lysÈes, Gilberte Ètait venue par la rue Boissy-díAnglas, Mademoiselle ayant profitÈ du beau temps pour faire des courses pour elle; et M. Swann allait venir chercher sa fille. Aussi cíÈtait ma faute; je níaurais pas d˚ míÈloigner de la pelouse; car on ne savait jamais s˚rement par quel cÙtÈ Gilberte viendrait, si ce serait plus ou moins tard, et cette attente finissait par me rendre plus Èmouvants, non seulement les Champs-…lysÈes entiers et toute la durÈe de líaprËs-midi, comme une immense Ètendue díespace et de temps sur chacun des points et ‡ chacun des moments de laquelle il Ètait possible quíappar˚t líimage de Gilberte, mais encore cette image, elle-mÍme, parce que derriËre cette image je sentais se cacher la raison pour laquelle elle míÈtait dÈcochÈe en plein cúur, ‡ quatre heures au lieu de deux heures et demie, surmontÈe díun chapeau de visite ‡ la place díun bÈret de jeu, devant les ´Ambassadeursª et non entre les deux guignols, je devinais quelquíune de ces occupations o˘ je ne pouvais suivre Gilberte et qui la forÁaient ‡ sortir ou ‡ rester ‡ la maison, jíÈtais en contact avec le mystËre de sa vie inconnue. CíÈtait ce mystËre aussi qui me troublait quand, courant sur líordre de la fillette ‡ la voix brËve pour commencer tout de suite notre partie de barres, jíapercevais Gilberte, si vive et brusque avec nous, faisant une rÈvÈrence ‡ la dame aux DÈbats (qui lui disait: ´Quel beau soleil, on dirait du feuª), lui parlant avec un sourire timide, díun air compassÈ qui míÈvoquait la jeune fille diffÈrente que Gilberte devait Ítre chez ses parents, avec les amis de ses parents, en visite, dans toute son autre existence qui míÈchappait. Mais de cette existence personne ne me donnait líimpression comme M. Swann qui venait un peu aprËs pour retrouver sa fille. Cíest que lui et Mme Swann,óparce que leur fille habitait chez eux, parce que ses Ètudes, ses jeux, ses amitiÈs dÈpendaient díeuxócontenaient pour moi, comme Gilberte, peut-Ítre mÍme plus que Gilberte, comme il convenait ‡ des lieux tout-puissants sur elle en qui il aurait eu sa source, un inconnu inaccessible, un charme douloureux. Tout ce qui les concernait Ètait de ma part líobjet díune prÈoccupation si constante que les jours o˘, comme ceux-l‡, M. Swann (que jíavais vu si souvent autrefois sans quíil excit‚t ma curiositÈ, quand il Ètait liÈ avec mes parents) venait chercher Gilberte aux Champs-…lysÈes, une fois calmÈs les battements de cúur quíavait excitÈs en moi líapparition de son chapeau gris et de son manteau ‡ pËlerine, son aspect míimpressionnait encore comme celui díun personnage historique sur lequel nous venons de lire une sÈrie díouvrages et dont les moindres particularitÈs nous passionnent. Ses relations avec le comte de Paris qui, quand jíen entendais parler ‡ Combray, me semblaient indiffÈrentes, prenaient maintenant pour moi quelque chose de merveilleux, comme si personne díautre níe˚t jamais connu les OrlÈans; elles le faisaient se dÈtacher vivement sur le fond vulgaire des promeneurs de diffÈrentes classes qui encombraient cette allÈe des Champs-ElysÈes, et au milieu desquels jíadmirais quíil consentÓt ‡ figurer sans rÈclamer díeux díÈgards spÈciaux, quíaucun díailleurs ne songeait ‡ lui rendre, tant Ètait profond líincognito dont il Ètait enveloppÈ.

Il rÈpondait poliment aux saluts des camarades de Gilberte, mÍme au mien quoiquíil f˚t brouillÈ avec ma famille, mais sans avoir líair de me connaÓtre. (Cela me rappela quíil míavait pourtant vu bien souvent ‡ la campagne; souvenir que jíavais gardÈ mais dans líombre, parce que depuis que jíavais revu Gilberte, pour moi Swann Ètait surtout son pËre, et non plus le Swann de Combray; comme les idÈes sur lesquelles jíembranchais maintenant son nom Ètaient diffÈrentes des idÈes dans le rÈseau desquelles il Ètait autrefois compris et que je níutilisais plus jamais quand jíavais ‡ penser ‡ lui, il Ètait devenu un personnage nouveau; je le rattachai pourtant par une ligne artificielle secondaire et transversale ‡ notre invitÈ díautrefois; et comme rien níavait plus pour moi de prix que dans la mesure o˘ mon amour pouvait en profiter, ce fut avec un mouvement de honte et le regret de ne pouvoir les effacer que je retrouvai les annÈes o˘, aux yeux de ce mÍme Swann qui Ètait en ce moment devant moi aux Champs-ElysÈes et ‡ qui heureusement Gilberte níavait peut-Ítre pas dit mon nom, je míÈtais si souvent le soir rendu ridicule en envoyant demander ‡ maman de monter dans ma chambre me dire bonsoir, pendant quíelle prenait le cafÈ avec lui, mon pËre et mes grands-parents ‡ la table du jardin.) Il disait ‡ Gilberte quíil lui permettait de faire une partie, quíil pouvait attendre un quart díheure, et síasseyant comme tout le monde sur une chaise de fer payait son ticket de cette main que Philippe VII avait si souvent retenue dans la sienne, tandis que nous commencions ‡ jouer sur la pelouse, faisant envoler les pigeons dont les beaux corps irisÈs qui ont la forme díun cúur et sont comme les lilas du rËgne des oiseaux, venaient se rÈfugier comme en des lieux díasile, tel sur le grand vase de pierre ‡ qui son bec en y disparaissant faisait faire le geste et assignait la destination díoffrir en abondance les fruits ou les graines quíil avait líair díy picorer, tel autre sur le front de la statue, quíil semblait surmonter díun de ces objets en Èmail desquels la polychromie varie dans certaines úuvres antiques la monotonie de la pierre et díun attribut qui, quand la dÈesse le porte, lui vaut une ÈpithËte particuliËre et en fait, comme pour une mortelle un prÈnom diffÈrent, une divinitÈ nouvelle.

Un de ces jours de soleil qui níavait pas rÈalisÈ mes espÈrances, je níeus pas le courage de cacher ma dÈception ‡ Gilberte.

óJíavais justement beaucoup de choses ‡ vous demander, lui dis-je. Je croyais que ce jour compterait beaucoup dans notre amitiÈ. Et aussitÙt arrivÈe, vous allez partir! T‚chez de venir demain de bonne heure, que je puisse enfin vous parler.

Sa figure resplendit et ce fut en sautant de joie quíelle me rÈpondit:

óDemain, comptez-y, mon bel ami, mais je ne viendrai pas! jíai un grand go˚ter; aprËs-demain non plus, je vais chez une amie pour voir de ses fenÍtres líarrivÈe du roi ThÈodose, ce sera superbe, et le lendemain encore ‡ Michel Strogoff et puis aprËs, cela va Ítre bientÙt NoÎl et les vacances du jour de líAn. Peut-Ítre on va míemmener dans le midi. Ce que ce serait chic! quoique cela me fera manquer un arbre de NoÎl; en tous cas si je reste ‡ Paris, je ne viendrai pas ici car jíirai faire des visites avec maman. Adieu, voil‡ papa qui míappelle.

Je revins avec FranÁoise par les rues qui Ètaient encore pavoisÈes de soleil, comme au soir díune fÍte qui est finie. Je ne pouvais pas traÓner mes jambes.

ó«a níest pas Ètonnant, dit FranÁoise, ce níest pas un temps de saison, il fait trop chaud. HÈlas! mon Dieu, de partout il doit y avoir bien des pauvres malades, cíest ‡ croire que l‡-haut aussi tout se dÈtraque.

Je me redisais en Ètouffant mes sanglots les mots o˘ Gilberte avait laissÈ Èclater sa joie de ne pas venir de longtemps aux Champs-…lysÈes. Mais dÈj‡ le charme dont, par son simple fonctionnement, se remplissait mon esprit dËs quíil songeait ‡ elle, la position particuliËre, unique,óf˚t elle affligeante,óo˘ me plaÁait inÈvitablement par rapport ‡ Gilberte, la contrainte interne díun pli mental, avaient commencÈ ‡ ajouter, mÍme ‡ cette marque díindiffÈrence, quelque chose de romanesque, et au milieu de mes larmes se formait un sourire qui níÈtait que líÈbauche timide díun baiser. Et quand vint líheure du courrier, je me dis ce soir-l‡ comme tous les autres: Je vais recevoir une lettre de Gilberte, elle va me dire enfin quíelle nía jamais cessÈ de míaimer, et míexpliquera la raison mystÈrieuse pour laquelle elle a ÈtÈ forcÈe de me le cacher jusquíici, de faire semblant de pouvoir Ítre heureuse sans me voir, la raison pour laquelle elle a pris líapparence de la Gilberte simple camarade.

Tous les soirs je me plaisais ‡ imaginer cette lettre, je croyais la lire, je míen rÈcitais chaque phrase. Tout díun coup je míarrÍtais effrayÈ. Je comprenais que si je devais recevoir une lettre de Gilberte, ce ne pourrait pas en tous cas Ítre celle-l‡ puisque cíÈtait moi qui venais de la composer. Et dËs lors, je míefforÁais de dÈtourner ma pensÈe des mots que jíaurais aimÈ quíelle míÈcrivÓt, par peur en les ÈnonÁant, díexclure justement ceux-l‡,óles plus chers, les plus dÈsirÈsó, du champ des rÈalisations possibles. MÍme si par une invraisemblable coÔncidence, cíe˚t ÈtÈ justement la lettre que jíavais inventÈe que de son cÙtÈ míe˚t adressÈe Gilberte, y reconnaissant mon úuvre je níeusse pas eu líimpression de recevoir quelque chose qui ne vÓnt pas de moi, quelque chose de rÈel, de nouveau, un bonheur extÈrieur ‡ mon esprit, indÈpendant de ma volontÈ, vraiment donnÈ par líamour.

En attendant je relisais une page que ne míavait pas Ècrite Gilberte, mais qui du moins me venait díelle, cette page de Bergotte sur la beautÈ des vieux mythes dont síest inspirÈ Racine, et que, ‡ cÙtÈ de la bille díagathe, je gardais toujours auprËs de moi. JíÈtais attendri par la bontÈ de mon amie qui me líavait fait rechercher; et comme chacun a besoin de trouver des raisons ‡ sa passion, jusquí‡ Ítre heureux de reconnaÓtre dans líÍtre quíil aime des qualitÈs que la littÈrature ou la conversation lui ont appris Ítre de celles qui sont dignes díexciter líamour, jusquí‡ les assimiler par imitation et en faire des raisons nouvelles de son amour, ces qualitÈs fussent-elles les plus oppressÈes ‡ celles que cet amour e˚t recherchÈes tant quíil Ètait spontanÈócomme Swann autrefois le caractËre esthÈtique de la beautÈ díOdette,ómoi, qui avais díabord aimÈ Gilberte, dËs Combray, ‡ cause de tout líinconnu de sa vie, dans lequel jíaurais voulu me prÈcipiter, míincarner, en dÈlaissant la mienne qui ne míÈtait plus rien, je pensais maintenant comme ‡ un inestimable avantage, que de cette mienne vie trop connue, dÈdaignÈe, Gilberte pourrait devenir un jour líhumble servante, la commode et confortable collaboratrice, qui le soir míaidant dans mes travaux, collationnerait pour moi des brochures. Quant ‡ Bergotte, ce vieillard infiniment sage et presque divin ‡ cause de qui jíavais díabord aimÈ Gilberte, avant mÍme de líavoir vue, maintenant cíÈtait surtout ‡ cause de Gilberte que je líaimais. Avec autant de plaisir que les pages quíil avait Ècrites sur Racine, je regardais le papier fermÈ de grands cachets de cire blancs et nouÈ díun flot de rubans mauves dans lequel elle me les avait apportÈes. Je baisais la bille díagate qui Ètait la meilleure part du cúur de mon amie, la part qui níÈtait pas frivole, mais fidËle, et qui bien que parÈe du charme mystÈrieux de la vie de Gilberte demeurait prËs de moi, habitait ma chambre, couchait dans mon lit. Mais la beautÈ de cette pierre, et la beautÈ aussi de ces pages de Bergotte, que jíÈtais heureux díassocier ‡ líidÈe de mon amour pour Gilberte comme si dans les moments o˘ celui-ci ne míapparaissait plus que comme un nÈant, elles lui donnaient une sorte de consistance, je míapercevais quíelles Ètaient antÈrieures ‡ cet amour, quíelles ne lui ressemblaient pas, que leurs ÈlÈments avaient ÈtÈ fixÈs par le talent ou par les lois minÈralogiques avant que Gilberte ne me conn˚t, que rien dans le livre ni dans la pierre níe˚t ÈtÈ autre si Gilberte ne míavait pas aimÈ et que rien par consÈquent ne míautorisait ‡ lire en eux un message de bonheur. Et tandis que mon amour attendant sans cesse du lendemain líaveu de celui de Gilberte, annulait, dÈfaisait chaque soir le travail mal fait de la journÈe, dans líombre de moi-mÍme une ouvriËre inconnue ne laissait pas au rebut les fils arrachÈs et les disposait, sans souci de me plaire et de travailler ‡ mon bonheur, dans un ordre diffÈrent quíelle donnait ‡ tous ses ouvrages. Ne portant aucun intÈrÍt particulier ‡ mon amour, ne commenÁant pas par dÈcider que jíÈtais aimÈ, elle recueillait les actions de Gilberte qui míavaient semblÈ inexplicables et ses fautes que jíavais excusÈes. Alors les unes et les autres prenaient un sens. Il semblait dire, cet ordre nouveau, quíen voyant Gilberte, au lieu quíelle vÓnt aux Champs-…lysÈes, aller ‡ une matinÈe, faire des courses avec son institutrice et se prÈparer ‡ une absence pour les vacances du jour de lían, jíavais tort de penser, me dire: ´cíest quíelle est frivole ou docile.ª Car elle e˚t cessÈ díÍtre líun ou líautre si elle míavait aimÈ, et si elle avait ÈtÈ forcÈe díobÈir cíe˚t ÈtÈ avec le mÍme dÈsespoir que jíavais les jours o˘ je ne la voyais pas. Il disait encore, cet ordre nouveau, que je devais pourtant savoir ce que cíÈtait quíaimer puisque jíaimais Gilberte; il me faisait remarquer le souci perpÈtuel que jíavais de me faire valoir ‡ ses yeux, ‡ cause duquel jíessayais de persuader ‡ ma mËre díacheter ‡ FranÁoise un caoutchouc et un chapeau avec un plumet bleu, ou plutÙt de ne plus míenvoyer aux Champs-…lysÈes avec cette bonne dont je rougissais (‡ quoi ma mËre rÈpondait que jíÈtais injuste pour FranÁoise, que cíÈtait une brave femme qui nous Ètait dÈvouÈe), et aussi ce besoin unique de voir Gilberte qui faisait que des mois díavance je ne pensais quí‡ t‚cher díapprendre ‡ quelle Èpoque elle quitterait Paris et o˘ elle irait, trouvant le pays le plus agrÈable un lieu díexil si elle ne devait pas y Ítre, et ne dÈsirant que rester toujours ‡ Paris tant que je pourrais la voir aux Champs-…lysÈes; et il níavait pas de peine ‡ me montrer que ce souci-l‡, ni ce besoin, je ne les trouverais sous les actions de Gilberte. Elle au contraire apprÈciait son institutrice, sans síinquiÈter de ce que jíen pensais. Elle trouvait naturel de ne pas venir aux Champs-…lysÈes, si cíÈtait pour aller faire des emplettes avec Mademoiselle, agrÈable si cíÈtait pour sortir avec sa mËre. Et ‡ supposer mÍme quíelle míe˚t permis díaller passer les vacances au mÍme endroit quíelle, du moins pour choisir cet endroit elle síoccupait du dÈsir de ses parents, de mille amusements dont on lui avait parlÈ et nullement que ce f˚t celui o˘ ma famille avait líintention de míenvoyer. Quand elle míassurait parfois quíelle míaimait moins quíun de ses amis, moins quíelle ne míaimait la veille parce que je lui avais fait perdre sa partie par une nÈgligence, je lui demandais pardon, je lui demandais ce quíil fallait faire pour quíelle recommenÁ‚t ‡ míaimer autant, pour quíelle míaim‚t plus que les autres; je voulais quíelle me dÓt que cíÈtait dÈj‡ fait, je líen suppliais comme si elle avait pu modifier son affection pour moi ‡ son grÈ, au mien, pour me faire plaisir, rien que par les mots quíelle dirait, selon ma bonne ou ma mauvaise conduite. Ne savais-je donc pas que ce que jíÈprouvais, moi, pour elle, ne dÈpendait ni de ses actions, ni de ma volontÈ?

Il disait enfin, líordre nouveau dessinÈ par líouvriËre invisible, que si nous pouvons dÈsirer que les actions díune personne qui nous a peinÈs jusquíici níaient pas ÈtÈ sincËres, il y a dans leur suite une clartÈ contre quoi notre dÈsir ne peut rien et ‡ laquelle, plutÙt quí‡ lui, nous devons demander quelles seront ses actions de demain.

Ces paroles nouvelles, mon amour les entendait; elles le persuadaient que le lendemain ne serait pas diffÈrent de ce quíavaient ÈtÈ tous les autres jours; que le sentiment de Gilberte pour moi, trop ancien dÈj‡ pour pouvoir changer, cíÈtait líindiffÈrence; que dans mon amitiÈ avec Gilberte, cíest moi seul qui aimais. ´Cíest vrai, rÈpondait mon amour, il níy a plus rien ‡ faire de cette amitiÈ-l‡, elle ne changera pas.ª Alors dËs le lendemain (ou attendant une fÍte síil y en avait une prochaine, un anniversaire, le nouvel an peut-Ítre, un de ces jours qui ne sont pas pareils aux autres, o˘ le temps recommence sur de nouveaux frais en rejetant líhÈritage du passÈ, en níacceptant pas le legs de ses tristesses) je demandais ‡ Gilberte de renoncer ‡ notre amitiÈ ancienne et de jeter les bases díune nouvelle amitiÈ.

Jíavais toujours ‡ portÈe de ma main un plan de Paris qui, parce quíon pouvait y distinguer la rue o˘ habitaient M. et Mme Swann, me semblait contenir un trÈsor. Et par plaisir, par une sorte de fidÈlitÈ chevaleresque aussi, ‡ propos de níimporte quoi, je disais le nom de cette rue, si bien que mon pËre me demandait, níÈtant pas comme ma mËre et ma grandímËre au courant de mon amour:

óMais pourquoi parles-tu tout le temps de cette rue, elle nía rien díextraordinaire, elle est trËs agrÈable ‡ habiter parce quíelle est ‡ deux pas du Bois, mais il y en a dix autres dans le mÍme cas.

Je míarrangeais ‡ tout propos ‡ faire prononcer ‡ mes parents le nom de Swann: certes je me le rÈpÈtais mentalement sans cesse: mais jíavais besoin aussi díentendre sa sonoritÈ dÈlicieuse et de me faire jouer cette musique dont la lecture muette ne me suffisait pas. Ce nom de Swann díailleurs que je connaissais depuis si longtemps, Ètait maintenant pour moi, ainsi quíil arrive ‡ certains aphasiques ‡ líÈgard des mots les plus usuels, un nom nouveau. Il Ètait toujours prÈsent ‡ ma pensÈe et pourtant elle ne pouvait pas síhabituer ‡ lui. Je le dÈcomposais, je líÈpelais, son orthographe Ètait pour moi une surprise. Et en mÍme temps que díÍtre familier, il avait cessÈ de me paraÓtre innocent. Les joies que je prenais ‡ líentendre, je les croyais si coupables, quíil me semblait quíon devinait ma pensÈe et quíon changeait la conversation si je cherchais ‡ líy amener. Je me rabattais sur les sujets qui touchaient encore ‡ Gilberte, je rab‚chais sans fin les mÍmes paroles, et jíavais beau savoir que ce níÈtait que des paroles,ódes paroles prononcÈes loin díelle, quíelle níentendait pas, des paroles sans vertu qui rÈpÈtaient ce qui Ètait, mais ne le pouvaient modifier,ópourtant il me semblait quí‡ force de manier, de brasser ainsi tout ce qui avoisinait Gilberte jíen ferais peut-Ítre sortir quelque chose díheureux. Je redisais ‡ mes parents que Gilberte aimait bien son institutrice, comme si cette proposition ÈnoncÈe pour la centiËme fois allait avoir enfin pour effet de faire brusquement entrer Gilberte venant ‡ tout jamais vivre avec nous. Je reprenais líÈloge de la vieille dame qui lisait les DÈbats (jíavais insinuÈ ‡ mes parents que cíÈtait une ambassadrice ou peut-Ítre une altesse) et je continuais ‡ cÈlÈbrer sa beautÈ, sa magnificence, sa noblesse, jusquíau jour o˘ je dis que díaprËs le nom quíavait prononcÈ Gilberte elle devait síappeler Mme Blatin.

óOh! mais je vois ce que cíest, síÈcria ma mËre tandis que je me sentais rougir de honte. A la garde! A la garde! comme aurait dit ton pauvre grand-pËre. Et cíest elle que tu trouves belle! Mais elle est horrible et elle lía toujours ÈtÈ. Cíest la veuve díun huissier. Tu ne te rappelles pas quand tu Ètais enfant les manËges que je faisais pour líÈviter ‡ la leÁon de gymnastique o˘, sans me connaÓtre, elle voulait venir me parler sous prÈtexte de me dire que tu Ètais ´trop beau pour un garÁonª. Elle a toujours eu la rage de connaÓtre du monde et il faut bien quíelle soit une espËce de folle comme jíai toujours pensÈ, si elle connaÓt vraiment Mme Swann. Car si elle Ètait díun milieu fort commun, au moins il níy a jamais rien eu que je sache ‡ dire sur elle. Mais il fallait toujours quíelle se fasse des relations. Elle est horrible, affreusement vulgaire, et avec cela faiseuse díembarras.ª

Quant ‡ Swann, pour t‚cher de lui ressembler, je passais tout mon temps ‡ table, ‡ me tirer sur le nez et ‡ me frotter les yeux. Mon pËre disait: ´cet enfant est idiot, il deviendra affreux.ª Jíaurais surtout voulu Ítre aussi chauve que Swann. Il me semblait un Ítre si extraordinaire que je trouvais merveilleux que des personnes que je frÈquentais le connussent aussi et que dans les hasards díune journÈe quelconque on p˚t Ítre amenÈ ‡ le rencontrer. Et une fois, ma mËre, en train de nous raconter comme chaque soir ‡ dÓner, les courses quíelle avait faites dans líaprËs-midi, rien quíen disant: ´A ce propos, devinez qui jíai rencontrÈ aux Trois Quartiers, au rayon des parapluies: Swannª, fit Èclore au milieu de son rÈcit, fort aride pour moi, une fleur mystÈrieuse. Quelle mÈlancolique voluptÈ, díapprendre que cet aprËs-midi-l‡, profilant dans la foule sa forme surnaturelle, Swann avait ÈtÈ acheter un parapluie. Au milieu des ÈvÈnements grands et minimes, Ègalement indiffÈrents, celui-l‡ Èveillait en moi ces vibrations particuliËres dont Ètait perpÈtuellement Èmu mon amour pour Gilberte. Mon pËre disait que je ne míintÈressais ‡ rien parce que je níÈcoutais pas quand on parlait des consÈquences politiques que pouvait avoir la visite du roi ThÈodose, en ce moment líhÙte de la France et, prÈtendait-on, son alliÈ. Mais combien en revanche, jíavais envie de savoir si Swann avait son manteau ‡ pËlerine!

óEst-ce que vous vous Ítes dit bonjour? demandai-je.

óMais naturellement, rÈpondit ma mËre qui avait toujours líair de craindre que si elle e˚t avouÈ que nous Ètions en froid avec Swann, on e˚t cherchÈ ‡ les rÈconcilier plus quíelle ne souhaitait, ‡ cause de Mme Swann quíelle ne voulait pas connaÓtre. ´Cíest lui qui est venu me saluer, je ne le voyais pas.

óMais alors, vous níÍtes pas brouillÈs?

óBrouillÈs? mais pourquoi veux-tu que nous soyons brouillÈsª, rÈpondit-elle vivement comme si jíavais attentÈ ‡ la fiction de ses bons rapports avec Swann et essayÈ de travailler ‡ un ´rapprochementª.

óIl pourrait tíen vouloir de ne plus líinviter.

óOn níest pas obligÈ díinviter tout le monde; est-ce quíil míinvite? Je ne connais pas sa femme.

óMais il venait bien ‡ Combray.

óEh bien oui! il venait ‡ Combray, et puis ‡ Paris il a autre chose ‡ faire et moi aussi. Mais je tíassure que nous níavions pas du tout líair de deux personnes brouillÈes. Nous sommes restÈs un moment ensemble parce quíon ne lui apportait pas son paquet. Il mía demandÈ de tes nouvelles, il mía dit que tu jouais avec sa fille, ajouta ma mËre, míÈmerveillant du prodige que jíexistasse dans líesprit de Swann, bien plus, que ce f˚t díune faÁon assez complËte, pour que, quand je tremblais díamour devant lui aux Champs-…lysÈes, il s˚t mon nom, qui Ètait ma mËre, et p˚t amalgamer autour de ma qualitÈ de camarade de sa fille quelques renseignements sur mes grands-parents, leur famille, líendroit que nous habitions, certaines particularitÈs de notre vie díautrefois, peut-Ítre mÍme inconnues de moi. Mais ma mËre ne paraissait pas avoir trouvÈ un charme particulier ‡ ce rayon des Trois Quartiers o˘ elle avait reprÈsentÈ pour Swann, au moment o˘ il líavait vue, une personne dÈfinie avec qui il avait des souvenirs communs qui avaient motivÈ chez lui le mouvement de síapprocher díelle, le geste de la saluer.

Ni elle díailleurs ni mon pËre ne semblaient non plus trouver ‡ parler des grands-parents de Swann, du titre díagent de change honoraire, un plaisir qui pass‚t tous les autres. Mon imagination avait isolÈ et consacrÈ dans le Paris social une certaine famille comme elle avait fait dans le Paris de pierre pour une certaine maison dont elle avait sculptÈ la porte cochËre et rendu prÈcieuses les fenÍtres. Mais ces ornements, jíÈtais seul ‡ les voir. De mÍme que mon pËre et ma mËre trouvaient la maison quíhabitait Swann pareille aux autres maisons construites en mÍme temps dans le quartier du Bois, de mÍme la famille de Swann leur semblait du mÍme genre que beaucoup díautres familles díagents de change. Ils la jugeaient plus ou moins favorablement selon le degrÈ o˘ elle avait participÈ ‡ des mÈrites communs au reste de líunivers et ne lui trouvaient rien díunique. Ce quíau contraire ils y apprÈciaient, ils le rencontraient ‡ un degrÈ Ègal, ou plus ÈlevÈ, ailleurs. Aussi aprËs avoir trouvÈ la maison bien situÈe, ils parlaient díune autre qui líÈtait mieux, mais qui níavait rien ‡ voir avec Gilberte, ou de financiers díun cran supÈrieur ‡ son grand-pËre; et síils avaient eu líair un moment díÍtre du mÍme avis que moi, cíÈtait par un malentendu qui ne tardait pas ‡ se dissiper. Cíest que, pour percevoir dans tout ce qui entourait Gilberte, une qualitÈ inconnue analogue dans le monde des Èmotions ‡ ce que peut Ítre dans celui des couleurs líinfra-rouge, mes parents Ètaient dÈpourvus de ce sens supplÈmentaire et momentanÈ dont míavait dotÈ líamour.

Les jours o˘ Gilberte míavait annoncÈ quíelle ne devait pas venir aux Champs-ElysÈes, je t‚chais de faire des promenades qui me rapprochassent un peu díelle. Parfois jíemmenais FranÁoise en pËlerinage devant la maison quíhabitaient les Swann. Je lui faisais rÈpÈter sans fin ce que, par líinstitutrice, elle avait appris relativement ‡ Mme Swann. ´Il paraÓt quíelle a bien confiance ‡ des mÈdailles. Jamais elle ne partira en voyage si elle a entendu la chouette, ou bien comme un tic-tac díhorloge dans le mur, ou si elle a vu un chat ‡ minuit, ou si le bois díun meuble, il a craquÈ. Ah! cíest une personne trËs croyante!ª JíÈtais si amoureux de Gilberte que si sur le chemin jíapercevais leur vieux maÓtre díhÙtel promenant un chien, líÈmotion míobligeait ‡ míarrÍter, jíattachais sur ses favoris blancs des regards pleins de passion. FranÁoise me disait:

óQuíest-ce que vous avez?

Puis, nous poursuivions notre route jusque devant leur porte cochËre o˘ un concierge diffÈrent de tout concierge, et pÈnÈtrÈ jusque dans les galons de sa livrÈe du mÍme charme douloureux que jíavais ressenti dans le nom de Gilberte, avait líair de savoir que jíÈtais de ceux ‡ qui une indignitÈ originelle interdirait toujours de pÈnÈtrer dans la vie mystÈrieuse quíil Ètait chargÈ de garder et sur laquelle les fenÍtres de líentre-sol paraissaient conscientes díÍtre refermÈes, ressemblant beaucoup moins entre la noble retombÈe de leurs rideaux de mousseline ‡ níimporte quelles autres fenÍtres, quíaux regards de Gilberte. Díautres fois nous allions sur les boulevards et je me postais ‡ líentrÈe de la rue Duphot; on míavait dit quíon pouvait souvent y voir passer Swann se rendant chez son dentiste; et mon imagination diffÈrenciait tellement le pËre de Gilberte du reste de líhumanitÈ, sa prÈsence au milieu du monde rÈel y introduisait tant de merveilleux, que, avant mÍme díarriver ‡ la Madeleine, jíÈtais Èmu ‡ la pensÈe díapprocher díune rue o˘ pouvait se produire inopinÈment líapparition surnaturelle.

Mais le plus souvent,óquand je ne devais pas voir Gilberteócomme jíavais appris que Mme Swann se promenait presque chaque jour dans líallÈe ´des Acaciasª, autour du grand Lac, et dans líallÈe de la ´Reine Margueriteª, je dirigeais FranÁoise du cÙtÈ du bois de Boulogne. Il Ètait pour moi comme ces jardins zoologiques o˘ líon voit rassemblÈs des flores diverses et des paysages opposÈs; o˘, aprËs une colline on trouve une grotte, un prÈ, des rochers, une riviËre, une fosse, une colline, un marais, mais o˘ líon sait quíils ne sont l‡ que pour fournir aux Èbats de líhippopotame, des zËbres, des crocodiles, des lapins russes, des ours et du hÈron, un milieu appropriÈ ou un cadre pittoresque; lui, le Bois, complexe aussi, rÈunissant des petits mondes divers et clos,ófaisant succÈder quelque ferme plantÈe díarbres rouges, de chÍnes díAmÈrique, comme une exploitation agricole dans la Virginie, ‡ une sapiniËre au bord du lac, ou ‡ une futaie dío˘ surgit tout ‡ coup dans sa souple fourrure, avec les beaux yeux díune bÍte, quelque promeneuse rapide,óil Ètait le Jardin des femmes; et,ócomme líallÈe de Myrtes de líEnÈide,óplantÈe pour elles díarbres díune seule essence, líallÈe des Acacias Ètait frÈquentÈe par les BeautÈs cÈlËbres. Comme, de loin, la culmination du rocher dío˘ elle se jette dans líeau, transporte de joie les enfants qui savent quíils vont voir líotarie, bien avant díarriver ‡ líallÈe des Acacias, leur parfum qui, irradiant alentour, faisait sentir de loin líapproche et la singularitÈ díune puissante et molle individualitÈ vÈgÈtale; puis, quand je me rapprochais, le faÓte aperÁu de leur frondaison lÈgËre et miËvre, díune ÈlÈgance facile, díune coupe coquette et díun mince tissu, sur laquelle des centaines de fleurs síÈtaient abattues comme des colonies ailÈes et vibratiles de parasites prÈcieux; enfin jusquí‡ leur nom fÈminin, dÈsúuvrÈ et doux, me faisaient battre le cúur mais díun dÈsir mondain, comme ces valses qui ne nous Èvoquent plus que le nom des belles invitÈes que líhuissier annonce ‡ líentrÈe díun bal. On míavait dit que je verrais dans líallÈe certaines ÈlÈgantes que, bien quíelles níeussent pas toutes ÈtÈ ÈpousÈes, líon citait habituellement ‡ cÙtÈ de Mme Swann, mais le plus souvent sous leur nom de guerre; leur nouveau nom, quand il y en avait un, níÈtait quíune sorte díincognito que ceux qui voulaient parler díelles avaient soin de lever pour se faire comprendre. Pensant que le Beauódans líordre des ÈlÈgances fÈmininesóÈtait rÈgi par des lois occultes ‡ la connaissance desquelles elles avaient ÈtÈ initiÈes, et quíelles avaient le pouvoir de le rÈaliser, jíacceptais díavance comme une rÈvÈlation líapparition de leur toilette, de leur attelage, de mille dÈtails au sein desquels je mettais ma croyance comme une ‚me intÈrieure qui donnait la cohÈsion díun chef-díúuvre ‡ cet ensemble ÈphÈmËre et mouvant. Mais cíest Mme Swann que je voulais voir, et jíattendais quíelle pass‚t, Èmu comme si Áíavait ÈtÈ Gilberte, dont les parents, imprÈgnÈs comme tout ce qui líentourait, de son charme, excitaient en moi autant díamour quíelle, mÍme un trouble plus douloureux (parce que leur point de contact avec elle Ètait cette partie intestine de sa vie qui míÈtait interdite), et enfin (car je sus bientÙt, comme on le verra, quíils níaimaient pas que je jouasse avec elle), ce sentiment de vÈnÈration que nous vouons toujours ‡ ceux qui exercent sans frein la puissance de nous faire du mal.

Jíassignais la premiËre place ‡ la simplicitÈ, dans líordre des mÈrites esthÈtiques et des grandeurs mondaines quand jíapercevais Mme Swann ‡ pied, dans une polonaise de drap, sur la tÍte un petit toquet agrÈmentÈ díune aile de lophophore, un bouquet de violettes au corsage, pressÈe, traversant líallÈe des Acacias comme si Áíavait ÈtÈ seulement le chemin le plus court pour rentrer chez elle et rÈpondant díun clin díoeil aux messieurs en voiture qui, reconnaissant de loin sa silhouette, la saluaient et se disaient que personne níavait autant de chic. Mais au lieu de la simplicitÈ, cíest le faste que je mettais au plus haut rang, si, aprËs que jíavais forcÈ FranÁoise, qui níen pouvait plus et disait que les jambes ´lui rentraientª, ‡ faire les cent pas pendant une heure, je voyais enfin, dÈbouchant de líallÈe qui vient de la Porte Dauphineóimage pour moi díun prestige royal, díune arrivÈe souveraine telle quíaucune reine vÈritable nía pu míen donner líimpression dans la suite, parce que jíavais de leur pouvoir une notion moins vague et plus expÈrimentale,óemportÈe par le vol de deux chevaux ardents, minces et contournÈs comme on en voit dans les dessins de Constantin Guys, portant Ètabli sur son siËge un Ènorme cocher fourrÈ comme un cosaque, ‡ cÙtÈ díun petit groom rappelant le ´tigreª de ´feu Baudenordª, je voyaisóou plutÙt je sentais imprimer sa forme dans mon cúur par une nette et Èpuisante blessureóune incomparable victoria, ‡ dessein un peu haute et laissant passer ‡ travers son luxe ´dernier criª des allusions aux formes anciennes, au fond de laquelle reposait avec abandon Mme Swann, ses cheveux maintenant blonds avec une seule mËche grise ceints díun mince bandeau de fleurs, le plus souvent des violettes, dío˘ descendaient de longs voiles, ‡ la main une ombrelle mauve, aux lËvres un sourire ambigu o˘ je ne voyais que la bienveillance díune MajestÈ et o˘ il y avait surtout la provocation de la cocotte, et quíelle inclinait avec douceur sur les personnes qui la saluaient. Ce sourire en rÈalitÈ disait aux uns: ´Je me rappelle trËs bien, cíÈtait exquis!ª; ‡ díautres: ´Comme jíaurais aimÈ! Áía ÈtÈ la mauvaise chance!ª; ‡ díautres: ´Mais si vous voulez! Je vais suivre encore un moment la file et dËs que je pourrai, je couperai.ª Quand passaient des inconnus, elle laissait cependant autour de ses lËvres un sourire oisif, comme tournÈ vers líattente ou le souvenir díun ami et qui faisait dire: ´Comme elle est belle!ª Et pour certains hommes seulement elle avait un sourire aigre, contraint, timide et froid et qui signifiait: ´Oui, rosse, je sais que vous avez une langue de vipËre, que vous ne pouvez pas vous tenir de parler! Est-ce que je míoccupe de vous, moi!ª Coquelin passait en discourant au milieu díamis qui líÈcoutaient et faisait avec la main ‡ des personnes en voiture, un large bonjour de thÈ‚tre. Mais je ne pensais quí‡ Mme Swann et je faisais semblant de ne pas líavoir vue, car je savais quíarrivÈe ‡ la hauteur du Tir aux pigeons elle dirait ‡ son cocher de couper la file et de líarrÍter pour quíelle p˚t descendre líallÈe ‡ pied. Et les jours o˘ je me sentais le courage de passer ‡ cÙtÈ díelle, jíentraÓnais FranÁoise dans cette direction. A un moment en effet, cíest dans líallÈe des piÈtons, marchant vers nous que jíapercevais Mme Swann laissant síÈtaler derriËre elle la longue traÓne de sa robe mauve, vÍtue, comme le peuple imagine les reines, díÈtoffes et de riches atours que les autres femmes ne portaient pas, abaissant parfois son regard sur le manche de son ombrelle, faisant peu attention aux personnes qui passaient, comme si sa grande affaire et son but avaient ÈtÈ de prendre de líexercice, sans penser quíelle Ètait vue et que toutes les tÍtes Ètaient tournÈes vers elle. Parfois pourtant quand elle síÈtait retournÈe pour appeler son lÈvrier, elle jetait imperceptiblement un regard circulaire autour díelle.

Ceux mÍme qui ne la connaissaient pas Ètaient avertis par quelque chose de singulier et díexcessifóou peut-Ítre par une radiation tÈlÈpathique comme celles qui dÈchaÓnaient des applaudissements dans la foule ignorante aux moments o˘ la Berma Ètait sublime,óque ce devait Ítre quelque personne connue. Ils se demandaient: ´Qui est-ce?ª, interrogeaient quelquefois un passant, ou se promettaient de se rappeler la toilette comme un point de repËre pour des amis plus instruits qui les renseigneraient aussitÙt. Díautres promeneurs, síarrÍtant ‡ demi, disaient:

ó´Vous savez qui cíest? Mme Swann! Cela ne vous dit rien? Odette de CrÈcy?ª

ó´Odette de CrÈcy? Mais je me disais aussi, ces yeux tristes… Mais savez-vous quíelle ne doit plus Ítre de la premiËre jeunesse! Je me rappelle que jíai couchÈ avec elle le jour de la dÈmission de Mac-Mahon.ª

ó´Je crois que vous ferez bien de ne pas le lui rappeler. Elle est maintenant Mme Swann, la femme díun monsieur du Jockey, ami du prince de Galles. Elle est du reste encore superbe.ª

ó´Oui, mais si vous líaviez connue ‡ ce moment-l‡, ce quíelle Ètait jolie! Elle habitait un petit hÙtel trËs Ètrange avec des chinoiseries. Je me rappelle que nous Ètions embÍtÈs par le bruit des crieurs de journaux, elle a fini par me faire lever.ª

Sans entendre les rÈflexions, je percevais autour díelle le murmure indistinct de la cÈlÈbritÈ. Mon cúur battait díimpatience quand je pensais quíil allait se passer un instant encore avant que tous ces gens, au milieu desquels je remarquais avec dÈsolation que níÈtait pas un banquier mul‚tre par lequel je me sentais mÈprisÈ, vissent le jeune homme inconnu auquel ils ne prÍtaient aucune attention, saluer (sans la connaÓtre, ‡ vrai dire, mais je míy croyais autorisÈ parce que mes parents connaissaient son mari et que jíÈtais le camarade de sa fille), cette femme dont la rÈputation de beautÈ, díinconduite et díÈlÈgance Ètait universelle. Mais dÈj‡ jíÈtais tout prËs de Mme Swann, alors je lui tirais un si grand coup de chapeau, si Ètendu, si prolongÈ, quíelle ne pouvait síempÍcher de sourire. Des gens riaient. Quant ‡ elle, elle ne míavait jamais vu avec Gilberte, elle ne savait pas mon nom, mais jíÈtais pour elleócomme un des gardes du Bois, ou le batelier ou les canards du lac ‡ qui elle jetait du painóun des personnages secondaires, familiers, anonymes, aussi dÈnuÈs de caractËres individuels quíun ´emploi de thÈ‚treª, de ses promenades au bois. Certains jours o˘ je ne líavais pas vue allÈe des Acacias, il míarrivait de la rencontrer dans líallÈe de la Reine-Marguerite o˘ vont les femmes qui cherchent ‡ Ítre seules, ou ‡ avoir líair de chercher ‡ líÍtre; elle ne le restait pas longtemps, bientÙt rejointe par quelque ami, souvent coiffÈ díun ´tubeª gris, que je ne connaissais pas et qui causait longuement avec elle, tandis que leurs deux voitures suivaient.

Cette complexitÈ du bois de Boulogne qui en fait un lieu factice et, dans le sens zoologique ou mythologique du mot, un Jardin, je líai retrouvÈe cette annÈe comme je le traversais pour aller ‡ Trianon, un des premiers matins de ce mois de novembre o˘, ‡ Paris, dans les maisons, la proximitÈ et la privation du spectacle de líautomne qui síachËve si vite sans quíon y assiste, donnent une nostalgie, une vÈritable fiËvre des feuilles mortes qui peut aller jusquí‡ empÍcher de dormir. Dans ma chambre fermÈe, elles síinterposaient depuis un mois, ÈvoquÈes par mon dÈsir de les voir, entre ma pensÈe et níimporte quel objet auquel je míappliquais, et tourbillonnaient comme ces taches jaunes qui parfois, quoi que nous regardions, dansent devant nos yeux. Et ce matin-l‡, níentendant plus la pluie tomber comme les jours prÈcÈdents, voyant le beau temps sourire aux coins des rideaux fermÈs comme aux coins díune bouche close qui laisse Èchapper le secret de son bonheur, jíavais senti que ces feuilles jaunes, je pourrais les regarder traversÈes par la lumiËre, dans leur suprÍme beautÈ; et ne pouvant pas davantage me tenir díaller voir des arbres quíautrefois, quand le vent soufflait trop fort dans ma cheminÈe, de partir pour le bord de la mer, jíÈtais sorti pour aller ‡ Trianon, en passant par le bois de Boulogne. CíÈtait líheure et cíÈtait la saison o˘ le Bois semble peut-Ítre le plus multiple, non seulement parce quíil est plus subdivisÈ, mais encore parce quíil líest autrement. MÍme dans les parties dÈcouvertes o˘ líon embrasse un grand espace, Á‡ et l‡, en face des sombres masses lointaines des arbres qui níavaient pas de feuilles ou qui avaient encore leurs feuilles de líÈtÈ, un double rang de marronniers orangÈs semblait, comme dans un tableau ‡ peine commencÈ, avoir seul encore ÈtÈ peint par le dÈcorateur qui níaurait pas mis de couleur sur le reste, et tendait son allÈe en pleine lumiËre pour la promenade Èpisodique de personnages qui ne seraient ajoutÈs que plus tard.

Plus loin, l‡ o˘ toutes leurs feuilles vertes couvraient les arbres, un seul, petit, trapu, ÈtÍtÈ et tÍtu, secouait au vent une vilaine chevelure rouge. Ailleurs encore cíÈtait le premier Èveil de ce mois de mai des feuilles, et celles díun empelopsis merveilleux et