on devrait se dire: Comment est-elle entourÃe? Quelle a Ãtà sa vie? Tout le bonheur de la vie est appuyà lâ¡-dessus.ª Swann sÃÃtonnait que de simples phrases ÃpelÃes par sa pensÃe, comme ´Cette blague!ª, ´Je voyais bien oË elle voulait en venirª pussent lui faire si mal. Mais il comprenait que ce quÃil croyait de simples phrases nÃÃtait que les piÃces de lÃarmature entre lesquelles tenait, pouvait lui Ãtre rendue, la souffrance quÃil avait ÃprouvÃe pendant le rÃcit dÃOdette. Car cÃÃtait bien cette souffrance-lâ¡ quÃil Ãprouvait de nouveau. Il avait beau savoir maintenant,ómÃme, il eut beau, le temps passant, avoir un peu oubliÃ, avoir pardonnÃó, au moment oË il se redisait ses mots, la souffrance ancienne le refaisait tel quÃil Ãtait avant quÃOdette ne parlât: ignorant, confiant; sa cruelle jalousie le replaÃait pour le faire frapper par lÃaveu dÃOdette dans la position de quelquÃun qui ne sait pas encore, et au bout de plusieurs mois cette vieille histoire le bouleversait toujours comme une rÃvÃlation. Il admirait la terrible puissance recrÃatrice de sa mÃmoire. Ce nÃest que de lÃaffaiblissement de cette gÃnÃratrice dont la fÃcondità diminue avec lÃâge quÃil pouvait espÃrer un apaisement â¡ sa torture. Mais quand paraissait un peu Ãpuisà le pouvoir quÃavait de le faire souffrir un des mots prononcÃs par Odette, alors un de ceux sur lesquels lÃesprit de Swann sÃÃtait moins arrÃtà jusque-lâ¡, un mot presque nouveau venait relayer les autres et le frappait avec une vigueur intacte. La mÃmoire du soir oË il avait dÃnà chez la princesse des Laumes lui Ãtait douloureuse, mais ce nÃÃtait que le centre de son mal. Celui-ci irradiait confusÃment â¡ lÃentour dans tous les jours avoisinants. Et â¡ quelque point dÃelle quÃil voulËt toucher dans ses souvenirs, cÃest la saison tout entiÃre oË les Verdurin avaient si souvent dÃnà dans lÃÃle du Bois qui lui faisait mal. Si mal que peu â¡ peu les curiositÃs quÃexcitait en lui sa jalousie furent neutralisÃes par la peur des tortures nouvelles quÃil sÃinfligerait en les satisfaisant. Il se rendait compte que toute la pÃriode de la vie dÃOdette ÃcoulÃe avant quÃelle ne le rencontrât, pÃriode quÃil nÃavait jamais cherchà ⡠se reprÃsenter, nÃÃtait pas lÃÃtendue abstraite quÃil voyait vaguement, mais avait Ãtà faite dÃannÃes particuliÃres, remplie dÃincidents concrets. Mais en les apprenant, il craignait que ce passà incolore, fluide et supportable, ne prÃt un corps tangible et immonde, un visage individuel et diabolique. Et il continuait â¡ ne pas chercher â¡ le concevoir non plus par paresse de penser, mais par peur de souffrir. Il espÃrait quÃun jour il finirait par pouvoir entendre le nom de lÃÃle du Bois, de la princesse des Laumes, sans ressentir le dÃchirement ancien, et trouvait imprudent de provoquer Odette â¡ lui fournir de nouvelles paroles, le nom dÃendroits, de circonstances diffÃrentes qui, son mal â¡ peine calmÃ, le feraient renaÃtre sous une autre forme.
Mais souvent les choses quÃil ne connaissait pas, quÃil redoutait maintenant de connaÃtre, cÃest Odette elle-mÃme qui les lui rÃvÃlait spontanÃment, et sans sÃen rendre compte; en effet lÃÃcart que le vice mettait entre la vie rÃelle dÃOdette et la vie relativement innocente que Swann avait cru, et bien souvent croyait encore, que menait sa maÃtresse, cet Ãcart Odette en ignorait lÃÃtendue: un Ãtre vicieux, affectant toujours la mÃme vertu devant les Ãtres de qui il ne veut pas que soient soupÃonnÃs ses vices, nÃa pas de contrÃle pour se rendre compte combien ceux-ci, dont la croissance continue est insensible pour lui-mÃme lÃentraÃnent peu â¡ peu loin des faÃons de vivre normales. Dans leur cohabitation, au sein de lÃesprit dÃOdette, avec le souvenir des actions quÃelle cachait â¡ Swann, dÃautres peu â¡ peu en recevaient le reflet, Ãtaient contagionnÃes par elles, sans quÃelle pËt leur trouver rien dÃÃtrange, sans quÃelles dÃtonassent dans le milieu particulier oË elle les faisait vivre en elle; mais si elle les racontait â¡ Swann, il Ãtait Ãpouvantà par la rÃvÃlation de lÃambiance quÃelles trahissaient. Un jour il cherchait, sans blesser Odette, â¡ lui demander si elle nÃavait jamais Ãtà chez des entremetteuses. A vrai dire il Ãtait convaincu que non; la lecture de la lettre anonyme en avait introduit la supposition dans son intelligence, mais dÃune faÃon mÃcanique; elle nÃy avait rencontrà aucune crÃance, mais en fait y Ãtait restÃe, et Swann, pour Ãtre dÃbarrassà de la prÃsence purement matÃrielle mais pourtant gÃnante du soupÃon, souhaitait quÃOdette lÃextirpât. ´Oh! non! Ce nÃest pas que je ne sois pas persÃcutÃe pour cela, ajouta-t-elle, en dÃvoilant dans un sourire une satisfaction de vanità quÃelle ne sÃapercevait plus ne pas pouvoir paraÃtre lÃgitime â¡ Swann. Il y en a une qui est encore restÃe plus de deux heures hier â¡ mÃattendre, elle me proposait nÃimporte quel prix. Il paraÃt quÃil y a un ambassadeur qui lui a dit: ´Je me tue si vous ne me lÃamenez pas.ª On lui a dit que jÃÃtais sortie, jÃai fini par aller moi-mÃme lui parler pour quÃelle sÃen aille. JÃaurais voulu que tu voies comme je lÃai reÃue, ma femme de chambre qui mÃentendait de la piÃce voisine mÃa dit que je criais â¡ tue-tÃte: ´Mais puisque je vous dis que je ne veux pas! CÃest une idÃe comme Ãa, Ãa ne me plaÃt pas. Je pense que je suis libre de faire ce que je veux tout de mÃme! Si jÃavais besoin dÃargent, je comprends…ª Le concierge a ordre de ne plus la laisser entrer, il dira que je suis â¡ la campagne. Ah! jÃaurais voulu que tu sois cachà quelque part. Je crois que tu aurais Ãtà content, mon chÃri. Elle a du bon, tout de mÃme, tu vois, ta petite Odette, quoiquÃon la trouve si dÃtestable.ª
DÃailleurs ses aveux mÃme, quand elle lui en faisait, de fautes quÃelle le supposait avoir dÃcouvertes, servaient plutÃt pour Swann de point de dÃpart â¡ de nouveaux doutes quÃils ne mettaient un terme aux anciens. Car ils nÃÃtaient jamais exactement proportionnÃs â¡ ceux-ci. Odette avait eu beau retrancher de sa confession tout lÃessentiel, il restait dans lÃaccessoire quelque chose que Swann nÃavait jamais imaginÃ, qui lÃaccablait de sa nouveautà et allait lui permettre de changer les termes du problÃme de sa jalousie. Et ces aveux il ne pouvait plus les oublier. Son âme les charriait, les rejetait, les berÃait, comme des cadavres. Et elle en Ãtait empoisonnÃe.
Une fois elle lui parla dÃune visite que Forcheville lui avait faite le jour de la FÃte de Paris-Murcie. ´Comment, tu le connaissais dÃjâ¡? Ah! oui, cÃest vrai, dit-il en se reprenant pour ne pas paraÃtre lÃavoir ignorÃ.ª Et tout dÃun coup il se mit â¡ trembler â¡ la pensÃe que le jour de cette fÃte de Paris-Murcie oË il avait reÃu dÃelle la lettre quÃil avait si prÃcieusement gardÃe, elle dÃjeunait peut-Ãtre avec Forcheville â¡ la Maison dÃOr. Elle lui jura que non. ´Pourtant la Maison dÃOr me rappelle je ne sais quoi que jÃai su ne pas Ãtre vrai, lui dit-il pour lÃeffrayer.ªó´Oui, que je nÃy Ãtais pas allÃe le soir oË je tÃai dit que jÃen sortais quand tu mÃavais cherchÃe chez PrÃvostª, lui rÃpondit-elle (croyant â¡ son air quÃil le savait), avec une dÃcision oË il y avait, beaucoup plus que du cynisme, de la timiditÃ, une peur de contrarier Swann et que par amour-propre elle voulait cacher, puis le dÃsir de lui montrer quÃelle pouvait Ãtre franche. Aussi frappa-t-elle avec une nettetà et une vigueur de bourreau et qui Ãtaient exemptes de cruautà car Odette nÃavait pas conscience du mal quÃelle faisait â¡ Swann; et mÃme elle se mit â¡ rire, peut-Ãtre il est vrai, surtout pour ne pas avoir lÃair humiliÃ, confus. ´CÃest vrai que je nÃavais pas Ãtà ⡠la Maison DorÃe, que je sortais de chez Forcheville. JÃavais vraiment Ãtà chez PrÃvost, Ãa cÃÃtait pas de la blague, il mÃy avait rencontrÃe et mÃavait demandà dÃentrer regarder ses gravures. Mais il Ãtait venu quelquÃun pour le voir. Je tÃai dit que je venais de la Maison dÃOr parce que jÃavais peur que cela ne tÃennuie. Tu vois, cÃÃtait plutÃt gentil de ma part. Mettons que jÃaie eu tort, au moins je te le dis carrÃment. Quel intÃrÃt aurais-je â¡ ne pas te dire aussi bien que jÃavais dÃjeunà avec lui le jour de la FÃte Paris-Murcie, si cÃÃtait vrai? DÃautant plus quÃâ¡ ce moment-lâ¡ on ne se connaissait pas encore beaucoup tous les deux, dis, chÃri.ª Il lui sourit avec la lâchetà soudaine de lÃÃtre sans forces quÃavaient fait de lui ces accablantes paroles. Ainsi, mÃme dans les mois auxquels il nÃavait jamais plus osà repenser parce quÃils avaient Ãtà trop heureux, dans ces mois oË elle lÃavait aimÃ, elle lui mentait dÃjâ¡! Aussi bien que ce moment (le premier soir quÃils avaient ´fait catleyaª) oË elle lui avait dit sortir de la Maison DorÃe, combien devait-il y en avoir eu dÃautres, recÃleurs eux aussi dÃun mensonge que Swann nÃavait pas soupÃonnÃ. Il se rappela quÃelle lui avait dit un jour: ´Je nÃaurais quÃâ¡ dire â¡ Mme Verdurin que ma robe nÃa pas Ãtà prÃte, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de sÃarranger.ª A lui aussi probablement, bien des fois oË elle lui avait glissà de ces mots qui expliquent un retard, justifient un changement dÃheure dans un rendezvous, ils avaient dË cacher sans quÃil sÃen fËt doutà alors, quelque chose quÃelle avait â¡ faire avec un autre â¡ qui elle avait dit: ´Je nÃaurai quÃâ¡ dire â¡ Swann que ma robe nÃa pas Ãtà prÃte, que mon cab est arrivà en retard, il y a toujours moyen de sÃarranger.ª Et sous tous les souvenirs les plus doux de Swann, sous les paroles les plus simples que lui avait dites autrefois Odette, quÃil avait crues comme paroles dÃÃvangile, sous les actions quotidiennes quÃelle lui avait racontÃes, sous les lieux les plus accoutumÃs, la maison de sa couturiÃre, lÃavenue du Bois, lÃHippodrome, il sentait (dissimulÃe â¡ la faveur de cet excÃdent de temps qui dans les journÃes les plus dÃtaillÃes laisse encore du jeu, de la place, et peut servir de cachette â¡ certaines actions), il sentait sÃinsinuer la prÃsence possible et souterraine de mensonges qui lui rendaient ignoble tout ce qui lui Ãtait restà le plus cher, ses meilleurs soirs, la rue La PÃrouse elle-mÃme, quÃOdette avait toujours dË quitter â¡ dÃautres heures que celles quÃelle lui avait dites, faisant circuler partout un peu de la tÃnÃbreuse horreur quÃil avait ressentie en entendant lÃaveu relatif â¡ la Maison DorÃe, et, comme les bÃtes immondes dans la DÃsolation de Ninive, Ãbranlant pierre â¡ pierre tout son passÃ. Si maintenant il se dÃtournait chaque fois que sa mÃmoire lui disait le nom cruel de la Maison DorÃe, ce nÃÃtait plus comme tout rÃcemment encore â¡ la soirÃe de Mme de Saint-Euverte, parce quÃil lui rappelait un bonheur quÃil avait perdu depuis longtemps, mais un malheur quÃil venait seulement dÃapprendre. Puis il en fut du nom de la Maison DorÃe comme de celui de lÃIle du Bois, il cessa peu â¡ peu de faire souffrir Swann. Car ce que nous croyons notre amour, notre jalousie, nÃest pas une mÃme passion continue, indivisible. Ils se composent dÃune infinità dÃamours successifs, de jalousies diffÃrentes et qui sont ÃphÃmÃres, mais par leur multitude ininterrompue donnent lÃimpression de la continuitÃ, lÃillusion de lÃunitÃ. La vie de lÃamour de Swann, la fidÃlità de sa jalousie, Ãtaient faites de la mort, de lÃinfidÃlitÃ, dÃinnombrables dÃsirs, dÃinnombrables doutes, qui avaient tous Odette pour objet. SÃil Ãtait restà longtemps sans la voir, ceux qui mouraient nÃauraient pas Ãtà remplacÃs par dÃautres. Mais la prÃsence dÃOdette continuait dÃensemencer le cúur de Swann de tendresse et de soupÃons alternÃs.
Certains soirs elle redevenait tout dÃun coup avec lui dÃune gentillesse dont elle lÃavertissait durement quÃil devait profiter tout de suite, sous peine de ne pas la voir se renouveler avant des annÃes; il fallait rentrer immÃdiatement chez elle ´faire catleyaª et ce dÃsir quÃelle prÃtendait avoir de lui Ãtait si soudain, si inexplicable, si impÃrieux, les caresses quÃelle lui prodiguait ensuite si dÃmonstratives et si insolites, que cette tendresse brutale et sans vraisemblance faisait autant de chagrin â¡ Swann quÃun mensonge et quÃune mÃchancetÃ. Un soir quÃil Ãtait ainsi, sur lÃordre quÃelle lui en avait donnÃ, rentrà avec elle, et quÃelle entremÃlait ses baisers de paroles passionnÃes qui contrastaient avec sa sÃcheresse ordinaire, il crut tout dÃun coup entendre du bruit; il se leva, chercha partout, ne trouva personne, mais nÃeut pas le courage de reprendre sa place auprÃs dÃelle qui alors, au comble de la rage, brisa un vase et dit â¡ Swann: ´On ne peut jamais rien faire avec toi!ª Et il resta incertain si elle nÃavait pas cachà quelquÃun dont elle avait voulu faire souffrir la jalousie ou allumer les sens.
Quelquefois il allait dans des maisons de rendezvous, espÃrant apprendre quelque chose dÃelle, sans oser la nommer cependant. ´JÃai une petite qui va vous plaireª, disait lÃentremetteuse.ª Et il restait une heure â¡ causer tristement avec quelque pauvre fille ÃtonnÃe quÃil ne fit rien de plus. Une toute jeune et ravissante lui dit un jour: ´Ce que je voudrais, cÃest trouver un ami, alors il pourrait Ãtre sËr, je nÃirais plus jamais avec personne.ªó´Vraiment, crois-tu que ce soit possible quÃune femme soit touchÃe quÃon lÃaime, ne vous trompe jamais?ª lui demanda Swann anxieusement. ´Pour sËr! Ãa dÃpend des caractÃres!ª Swann ne pouvait sÃempÃcher de dire â¡ ces filles les mÃmes choses qui auraient plu â¡ la princesse des Laumes. A celle qui cherchait un ami, il dit en souriant: ´CÃest gentil, tu as mis des yeux bleus de la couleur de ta ceinture.ªó´Vous aussi, vous avez des manchettes bleues.ªó´Comme nous avons une belle conversation, pour un endroit de ce genre! Je ne tÃennuie pas, tu as peut-Ãtre â¡ faire?ªó´Non, jÃai tout mon temps. Si vous mÃaviez ennuyÃe, je vous lÃaurais dit. Au contraire jÃaime bien vous entendre causer.ªó´Je suis trÃs flattÃ. NÃest-ce pas que nous causons gentiment?ª dit-il â¡ lÃentremetteuse qui venait dÃentrer.ó´Mais oui, cÃest justement ce que je me disais. Comme ils sont sages! Voilâ¡! on vient maintenant pour causer chez moi. Le Prince le disait, lÃautre jour, cÃest bien mieux ici que chez sa femme. Il paraÃt que maintenant dans le monde elles ont toutes un genre, cÃest un vrai scandale! Je vous quitte, je suis discrÃte.ª Et elle laissa Swann avec la fille qui avait les yeux bleus. Mais bientÃt il se leva et lui dit adieu, elle lui Ãtait indiffÃrente, elle ne connaissait pas Odette.
Le peintre ayant Ãtà malade, le docteur Cottard lui conseilla un voyage en mer; plusieurs fidÃles parlÃrent de partir avec lui; les Verdurin ne purent se rÃsoudre â¡ rester seuls, louÃrent un yacht, puis sÃen rendirent acquÃreurs et ainsi Odette fit de frÃquentes croisiÃres. Chaque fois quÃelle Ãtait partie depuis un peu de temps, Swann sentait quÃil commenÃait â¡ se dÃtacher dÃelle, mais comme si cette distance morale Ãtait proportionnÃe â¡ la distance matÃrielle, dÃs quÃil savait Odette de retour, il ne pouvait pas rester sans la voir. Une fois, partis pour un mois seulement, croyaient-ils, soit quÃils eussent Ãtà tentÃs en route, soit que M. Verdurin eËt sournoisement arrangà les choses dÃavance pour faire plaisir â¡ sa femme et nÃeËt averti les fidÃles quÃau fur et â¡ mesure, dÃAlger ils allÃrent â¡ Tunis, puis en Italie, puis en GrÃce, â¡ Constantinople, en Asie Mineure. Le voyage durait depuis prÃs dÃun an. Swann se sentait absolument tranquille, presque heureux. Bien que M. Verdurin eËt cherchà ⡠persuader au pianiste et au docteur Cottard que la tante de lÃun et les malades de lÃautre nÃavaient aucun besoin dÃeux, et, quÃen tous cas, il Ãtait imprudent de laisser Mme Cottard rentrer â¡ Paris que Mme Verdurin assurait Ãtre en rÃvolution, il fut obligà de leur rendre leur libertà ⡠Constantinople. Et le peintre partit avec eux. Un jour, peu aprÃs le retour de ces trois voyageurs, Swann voyant passer un omnibus pour le Luxembourg oË il avait â¡ faire, avait sautà dedans, et sÃy Ãtait trouvà assis en face de Mme Cottard qui faisait sa tournÃe de visites ´de joursª en grande tenue, plumet au chapeau, robe de soie, manchon, en-tout-cas, porte-cartes et gants blancs nettoyÃs. RevÃtue de ces insignes, quand il faisait sec, elle allait â¡ pied dÃune maison â¡ lÃautre, dans un mÃme quartier, mais pour passer ensuite dans un quartier diffÃrent usait de lÃomnibus avec correspondance. Pendant les premiers instants, avant que la gentillesse native de la femme eËt pu percer lÃempesà de la petite bourgeoise, et ne sachant trop dÃailleurs si elle devait parler des Verdurin â¡ Swann, elle tint tout naturellement, de sa voix lente, gauche et douce que par moments lÃomnibus couvrait complÃtement de son tonnerre, des propos choisis parmi ceux quÃelle entendait et rÃpÃtait dans les vingt-cinq maisons dont elle montait les Ãtages dans une journÃe:
ó´Je ne vous demande pas, monsieur, si un homme dans le mouvement comme vous, a vu, aux Mirlitons, le portrait de Machard qui fait courir tout Paris. Eh bien! quÃen dites-vous? Etes-vous dans le camp de ceux qui approuvent ou dans le camp de ceux qui blâment? Dans tous les salons on ne parle que du portrait de Machard, on nÃest pas chic, on nÃest pas pur, on nÃest pas dans le train, si on ne donne pas son opinion sur le portrait de Machard.ª
Swann ayant rÃpondu quÃil nÃavait pas vu ce portrait, Mme Cottard eut peur de lÃavoir blessà en lÃobligeant â¡ le confesser.
ó´Ah! cÃest trÃs bien, au moins vous lÃavouez franchement, vous ne vous croyez pas dÃshonorà parce que vous nÃavez pas vu le portrait de Machard. Je trouve cela trÃs beau de votre part. Hà bien, moi je lÃai vu, les avis sont partagÃs, il y en a qui trouvent que cÃest un peu lÃchÃ, un peu crÃme fouettÃe, moi, je le trouve idÃal. â¦videmment elle ne ressemble pas aux femmes bleues et jaunes de notre ami Biche. Mais je dois vous lÃavouer franchement, vous ne me trouverez pas trÃs fin de siÃcle, mais je le dis comme je le pense, je ne comprends pas. Mon Dieu je reconnais les qualitÃs quÃil y a dans le portrait de mon mari, cÃest moins Ãtrange que ce quÃil fait dÃhabitude mais il a fallu quÃil lui fasse des moustaches bleues. Tandis que Machard! Tenez justement le mari de lÃamie chez qui je vais en ce moment (ce qui me donne le trÃs grand plaisir de faire route avec vous) lui a promis sÃil est nommà ⡠lÃAcadÃmie (cÃest un des collÃgues du docteur) de lui faire faire son portrait par Machard. â¦videmment cÃest un beau rÃve! jÃai une autre amie qui prÃtend quÃelle aime mieux Leloir. Je ne suis quÃune pauvre profane et Leloir est peut-Ãtre encore supÃrieur comme science. Mais je trouve que la premiÃre qualità dÃun portrait, surtout quand il coËte 10.000 francs, est dÃÃtre ressemblant et dÃune ressemblance agrÃable.ª
Ayant tenu ces propos que lui inspiraient la hauteur de son aigrette, le chiffre de son porte-cartes, le petit numÃro tracà ⡠lÃencre dans ses gants par le teinturier, et lÃembarras de parler â¡ Swann des Verdurin, Mme Cottard, voyant quÃon Ãtait encore loin du coin de la rue Bonaparte oË le conducteur devait lÃarrÃter, Ãcouta son cúur qui lui conseillait dÃautres paroles.
óLes oreilles ont dË vous tinter, monsieur, lui dit-elle, pendant le voyage que nous avons fait avec Mme Verdurin. On ne parlait que de vous.
Swann fut bien ÃtonnÃ, il supposait que son nom nÃÃtait jamais profÃrà devant les Verdurin.
óDÃailleurs, ajouta Mme Cottard, Mme de CrÃcy Ãtait lâ¡ et cÃest tout dire. Quand Odette est quelque part elle ne peut jamais rester bien longtemps sans parler de vous. Et vous pensez que ce nÃest pas en mal. Comment! vous en doutez, dit-elle, en voyant un geste sceptique de Swann?
Et emportÃe par la sincÃrità de sa conviction, ne mettant dÃailleurs aucune mauvaise pensÃe sous ce mot quÃelle prenait seulement dans le sens oË on lÃemploie pour parler de lÃaffection qui unit des amis:
óMais elle vous adore! Ah! je crois quÃil ne faudrait pas dire Ãa de vous devant elle! On serait bien arrangÃ! A propos de tout, si on voyait un tableau par exemple elle disait: ´Ah! sÃil Ãtait lâ¡, cÃest lui qui saurait vous dire si cÃest authentique ou non. Il nÃy a personne comme lui pour Ãa.ª Et â¡ tout moment elle demandait: ´QuÃest-ce quÃil peut faire en ce moment? Si seulement il travaillait un peu! CÃest malheureux, un garÃon si douÃ, quÃil soit si paresseux. (Vous me pardonnez, nÃest-ce pas?)ª En ce moment je le vois, il pense â¡ nous, il se demande oË nous sommes.ª Elle a mÃme eu un mot que jÃai trouvà bien joli; M. Verdurin lui disait: ´Mais comment pouvez-vous voir ce quÃil fait en ce moment puisque vous Ãtes â¡ huit cents lieues de lui?ª Alors Odette lui a rÃpondu: ´Rien nÃest impossible â¡ lÃúil dÃune amie.ª Non je vous jure, je ne vous dis pas cela pour vous flatter, vous avez lâ¡ une vraie amie comme on nÃen a pas beaucoup. Je vous dirai du reste que si vous ne le savez pas, vous Ãtes le seul. Mme Verdurin me le disait encore le dernier jour (vous savez les veilles de dÃpart on cause mieux): ´Je ne dis pas quÃOdette ne nous aime pas, mais tout ce que nous lui disons ne pÃserait pas lourd auprÃs de ce que lui dirait M. Swann.ª Oh! mon Dieu, voilâ¡ que le conducteur mÃarrÃte, en bavardant avec vous jÃallais laisser passer la rue Bonaparte… me rendriez-vous le service de me dire si mon aigrette est droite?ª
Et Mme Cottard sortit de son manchon pour la tendre â¡ Swann sa main gantÃe de blanc dÃoË sÃÃchappa, avec une correspondance, une vision de haute vie qui remplit lÃomnibus, mÃlÃe â¡ lÃodeur du teinturier. Et Swann se sentit dÃborder de tendresse pour elle, autant que pour Mme Verdurin (et presque autant que pour Odette, car le sentiment quÃil Ãprouvait pour cette derniÃre nÃÃtant plus mÃlà de douleur, nÃÃtait plus guÃre de lÃamour), tandis que de la plate-forme il la suivait de ses yeux attendris, qui enfilait courageusement la rue Bonaparte, lÃaigrette haute, dÃune main relevant sa jupe, de lÃautre tenant son en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre, laissant baller devant elle son manchon.
Pour faire concurrence aux sentiments maladifs que Swann avait pour Odette, Mme Cottard, meilleur thÃrapeute que nÃeËt Ãtà son mari, avait greffà ⡠cÃtà dÃeux dÃautres sentiments, normaux ceux-lâ¡, de gratitude, dÃamitiÃ, des sentiments qui dans lÃesprit de Swann rendraient Odette plus humaine (plus semblable aux autres femmes, parce que dÃautres femmes aussi pouvaient les lui inspirer), hâteraient sa transformation dÃfinitive en cette Odette aimÃe dÃaffection paisible, qui lÃavait ramenà un soir aprÃs une fÃte chez le peintre boire un verre dÃorangeade avec Forcheville et prÃs de qui Swann avait entrevu quÃil pourrait vivre heureux.
Jadis ayant souvent pensà avec terreur quÃun jour il cesserait dÃÃtre Ãpris dÃOdette, il sÃÃtait promis dÃÃtre vigilant, et dÃs quÃil sentirait que son amour commencerait â¡ le quitter, de sÃaccrocher â¡ lui, de le retenir. Mais voici quÃâ¡ lÃaffaiblissement de son amour correspondait simultanÃment un affaiblissement du dÃsir de rester amoureux. Car on ne peut pas changer, cÃest-â¡-dire devenir une autre personne, tout en continuant â¡ obÃir aux sentiments de celle quÃon nÃest plus. Parfois le nom aperÃu dans un journal, dÃun des hommes quÃil supposait avoir pu Ãtre les amants dÃOdette, lui redonnait de la jalousie. Mais elle Ãtait bien lÃgÃre et comme elle lui prouvait quÃil nÃÃtait pas encore complÃtement sorti de ce temps oË il avait tant souffertómais aussi oË il avait connu une maniÃre de sentir si voluptueuse,óet que les hasards de la route lui permettraient peut-Ãtre dÃen apercevoir encore furtivement et de loin les beautÃs, cette jalousie lui procurait plutÃt une excitation agrÃable comme au morne Parisien qui quitte Venise pour retrouver la France, un dernier moustique prouve que lÃItalie et lÃÃtà ne sont pas encore bien loin. Mais le plus souvent le temps si particulier de sa vie dÃoË il sortait, quand il faisait effort sinon pour y rester, du moins pour en avoir une vision claire pendant quÃil le pouvait encore, il sÃapercevait quÃil ne le pouvait dÃjâ¡ plus; il aurait voulu apercevoir comme un paysage qui allait disparaÃtre cet amour quÃil venait de quitter; mais il est si difficile dÃÃtre double et de se donner le spectacle vÃridique dÃun sentiment quÃon a cessà de possÃder, que bientÃt lÃobscurità se faisant dans son cerveau, il ne voyait plus rien, renonÃait â¡ regarder, retirait son lorgnon, en essuyait les verres; et il se disait quÃil valait mieux se reposer un peu, quÃil serait encore temps tout â¡ lÃheure, et se rencognait, avec lÃincuriositÃ, dans lÃengourdissement, du voyageur ensommeillà qui rabat son chapeau sur ses yeux pour dormir dans le wagon quÃil sent lÃentraÃner de plus en plus vite, loin du pays, oË il a si longtemps vÃcu et quÃil sÃÃtait promis de ne pas laisser fuir sans lui donner un dernier adieu. MÃme, comme ce voyageur sÃil se rÃveille seulement en France, quand Swann ramassa par hasard prÃs de lui la preuve que Forcheville avait Ãtà lÃamant dÃOdette, il sÃaperÃut quÃil nÃen ressentait aucune douleur, que lÃamour Ãtait loin maintenant et regretta de nÃavoir pas Ãtà averti du moment oË il le quittait pour toujours. Et de mÃme quÃavant dÃembrasser Odette pour la premiÃre fois il avait cherchà ⡠imprimer dans sa mÃmoire le visage quÃelle avait eu si longtemps pour lui et quÃallait transformer le souvenir de ce baiser, de mÃme il eËt voulu, en pensÃe au moins, avoir pu faire ses adieux, pendant quÃelle existait encore, â¡ cette Odette lui inspirant de lÃamour, de la jalousie, â¡ cette Odette lui causant des souffrances et que maintenant il ne reverrait jamais. Il se trompait. Il devait la revoir une fois encore, quelques semaines plus tard. Ce fut en dormant, dans le crÃpuscule dÃun rÃve. Il se promenait avec Mme Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez quÃil ne pouvait identifier, le peintre, Odette, NapolÃon III et mon grand-pÃre, sur un chemin qui suivait la mer et la surplombait â¡ pic tantÃt de trÃs haut, tantÃt de quelques mÃtres seulement, de sorte quÃon montait et redescendait constamment; ceux des promeneurs qui redescendaient dÃjâ¡ nÃÃtaient plus visibles â¡ ceux qui montaient encore, le peu de jour qui restât faiblissait et il semblait alors quÃune nuit noire allait sÃÃtendre immÃdiatement. Par moment les vagues sautaient jusquÃau bord et Swann sentait sur sa joue des Ãclaboussures glacÃes. Odette lui disait de les essuyer, il ne pouvait pas et en Ãtait confus vis-â¡-vis dÃelle, ainsi que dÃÃtre en chemise de nuit. Il espÃrait quÃâ¡ cause de lÃobscurità on ne sÃen rendait pas comptÃ, mais cependant Mme Verdurin le fixa dÃun regard Ãtonnà durant un long moment pendant lequel il vit sa figure se dÃformer, son nez sÃallonger et quÃelle avait de grandes moustaches. Il se dÃtourna pour regarder Odette, ses joues Ãtaient pâles, avec des petits points rouges, ses traits tirÃs, cernÃs, mais elle le regardait avec des yeux pleins de tendresse prÃts â¡ se dÃtacher comme des larmes pour tomber sur lui et il se sentait lÃaimer tellement quÃil aurait voulu lÃemmener tout de suite. Tout dÃun coup Odette tourna son poignet, regarda une petite montre et dit: ´Il faut que je mÃen ailleª, elle prenait congà de tout le monde, de la mÃme faÃon, sans prendre â¡ part â¡ Swann, sans lui dire oË elle le reverrait le soir ou un autre jour. Il nÃosa pas le lui demander, il aurait voulu la suivre et Ãtait obligÃ, sans se retourner vers elle, de rÃpondre en souriant â¡ une question de Mme Verdurin, mais son cúur battait horriblement, il Ãprouvait de la haine pour Odette, il aurait voulu crever ses yeux quÃil aimait tant tout â¡ lÃheure, Ãcraser ses joues sans fraÃcheur. Il continuait â¡ monter avec Mme Verdurin, cÃest-â¡-dire â¡ sÃÃloigner â¡ chaque pas dÃOdette, qui descendait en sens inverse. Au bout dÃune seconde il y eut beaucoup dÃheures quÃelle Ãtait partie. Le peintre fit remarquer â¡ Swann que NapolÃon III sÃÃtait Ãclipsà un instant aprÃs elle. ´CÃÃtait certainement entendu entre eux, ajouta-t-il, ils ont dË se rejoindre en bas de la cÃte mais nÃont pas voulu dire adieu ensemble â¡ cause des convenances. Elle est sa maÃtresse.ª Le jeune homme inconnu se mit â¡ pleurer. Swann essaya de le consoler. ´AprÃs tout elle a raison, lui dit-il en lui essuyant les yeux et en lui Ãtant son fez pour quÃil fËt plus â¡ son aise. Je le lui ai conseillà dix fois. Pourquoi en Ãtre triste? CÃÃtait bien lÃhomme qui pouvait la comprendre.ª Ainsi Swann se parlait-il â¡ lui-mÃme, car le jeune homme quÃil nÃavait pu identifier dÃabord Ãtait aussi lui; comme certains romanciers, il avait distribuà sa personnalità ⡠deux personnages, celui qui faisait le rÃve, et un quÃil voyait devant lui coiffà dÃun fez.
Quant â¡ NapolÃon III, cÃest â¡ Forcheville que quelque vague association dÃidÃes, puis une certaine modification dans la physionomie habituelle du baron, enfin le grand cordon de la LÃgion dÃhonneur en sautoir, lui avaient fait donner ce nom; mais en rÃalitÃ, et pour tout ce que le personnage prÃsent dans le rÃve lui reprÃsentait et lui rappelait, cÃÃtait bien Forcheville. Car, dÃimages incomplÃtes et changeantes Swann endormi tirait des dÃductions fausses, ayant dÃailleurs momentanÃment un tel pouvoir crÃateur quÃil se reproduisait par simple division comme certains organismes infÃrieurs; avec la chaleur sentie de sa propre paume il modelait le creux dÃune main ÃtrangÃre quÃil croyait serrer et, de sentiments et dÃimpressions dont il nÃavait pas conscience encore faisait naÃtre comme des pÃripÃties qui, par leur enchaÃnement logique amÃneraient â¡ point nommà dans le sommeil de Swann le personnage nÃcessaire pour recevoir son amour ou provoquer son rÃveil. Une nuit noire se fit tout dÃun coup, un tocsin sonna, des habitants passÃrent en courant, se sauvant des maisons en flammes; Swann entendait le bruit des vagues qui sautaient et son cúur qui, avec la mÃme violence, battait dÃanxiÃtà dans sa poitrine. Tout dÃun coup ses palpitations de cúur redoublÃrent de vitesse, il Ãprouva une souffrance, une nausÃe inexplicables; un paysan couvert de brËlures lui jetait en passant: ´Venez demander â¡ Charlus oË Odette est allÃe finir la soirÃe avec son camarade, il a Ãtà avec elle autrefois et elle lui dit tout. CÃest eux qui ont mis le feu.ª CÃÃtait son valet de chambre qui venait lÃÃveiller et lui disait:
óMonsieur, il est huit heures et le coiffeur est lâ¡, je lui ai dit de repasser dans une heure.
Mais ces paroles en pÃnÃtrant dans les ondes du sommeil oË Swann Ãtait plongÃ, nÃÃtaient arrivÃes jusquÃâ¡ sa conscience quÃen subissant cette dÃviation qui fait quÃau fond de lÃeau un rayon paraÃt un soleil, de mÃme quÃun moment auparavant le bruit de la sonnette prenant au fond de ces abÃmes une sonorità de tocsin avait enfantà lÃÃpisode de lÃincendie. Cependant le dÃcor quÃil avait sous les yeux vola en poussiÃre, il ouvrit les yeux, entendit une derniÃre fois le bruit dÃune des vagues de la mer qui sÃÃloignait. Il toucha sa joue. Elle Ãtait sÃche. Et pourtant il se rappelait la sensation de lÃeau froide et le goËt du sel. Il se leva, sÃhabilla. Il avait fait venir le coiffeur de bonne heure parce quÃil avait Ãcrit la veille â¡ mon grand-pÃre quÃil irait dans lÃaprÃs-midi â¡ Combray, ayant appris que Mme de CambremeróMlle Legrandinódevait y passer quelques jours. Associant dans son souvenir au charme de ce jeune visage celui dÃune campagne oË il nÃÃtait pas allà depuis si longtemps, ils lui offraient ensemble un attrait qui lÃavait dÃcidà ⡠quitter enfin Paris pour quelques jours. Comme les diffÃrents hasards qui nous mettent en prÃsence de certaines personnes ne coÃncident pas avec le temps oË nous les aimons, mais, le dÃpassant, peuvent se produire avant quÃil commence et se rÃpÃter aprÃs quÃil a fini, les premiÃres apparitions que fait dans notre vie un Ãtre destinà plus tard â¡ nous plaire, prennent rÃtrospectivement â¡ nos yeux une valeur dÃavertissement, de prÃsage. CÃest de cette faÃon que Swann sÃÃtait souvent reportà ⡠lÃimage dÃOdette rencontrÃe au thÃâtre, ce premier soir oË il ne songeait pas â¡ la revoir jamais,óet quÃil se rappelait maintenant la soirÃe de Mme de Saint-Euverte oË il avait prÃsentà le gÃnÃral de Froberville â¡ Mme de Cambremer. Les intÃrÃts de notre vie sont si multiples quÃil nÃest pas rare que dans une mÃme circonstance les jalons dÃun bonheur qui nÃexiste pas encore soient posÃs â¡ cÃtà de lÃaggravation dÃun chagrin dont nous souffrons. Et sans doute cela aurait pu arriver â¡ Swann ailleurs que chez Mme de Saint-Euverte. Qui sait mÃme, dans le cas oË, ce soir-lâ¡, il se fËt trouvà ailleurs, si dÃautres bonheurs, dÃautres chagrins ne lui seraient pas arrivÃs, et qui ensuite lui eussent paru avoir Ãtà inÃvitables? Mais ce qui lui semblait lÃavoir ÃtÃ, cÃÃtait ce qui avait eu lieu, et il nÃÃtait pas loin de voir quelque chose de providentiel dans ce quÃil se fËt dÃcidà ⡠aller â¡ la soirÃe de Mme de Saint-Euverte, parce que son esprit dÃsireux dÃadmirer la richesse dÃinvention de la vie et incapable de se poser longtemps une question difficile, comme de savoir ce qui eËt Ãtà le plus â¡ souhaiter, considÃrait dans les souffrances quÃil avait ÃprouvÃes ce soir-lâ¡ et les plaisirs encore insoupÃonnÃs qui germaient dÃjâ¡,óet entre lesquels la balance Ãtait trop difficile â¡ Ãtabliró, une sorte dÃenchaÃnement nÃcessaire.
Mais tandis que, une heure aprÃs son rÃveil, il donnait des indications au coiffeur pour que sa brosse ne se dÃrangeât pas en wagon, il repensa â¡ son rÃve, il revit comme il les avait sentis tout prÃs de lui, le teint pâle dÃOdette, les joues trop maigres, les traits tirÃs, les yeux battus, tout ce queóau cours des tendresses successives qui avaient fait de son durable amour pour Odette un long oubli de lÃimage premiÃre quÃil avait reÃue dÃelleóil avait cessà de remarquer depuis les premiers temps de leur liaison dans lesquels sans doute, pendant quÃil dormait, sa mÃmoire en avait Ãtà chercher la sensation exacte. Et avec cette muflerie intermittente qui reparaissait chez lui dÃs quÃil nÃÃtait plus malheureux et que baissait du mÃme coup le niveau de sa moralitÃ, il sÃÃcria en lui-mÃme: ´Dire que jÃai gâchà des annÃes de ma vie, que jÃai voulu mourir, que jÃai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui nÃÃtait pas mon genre!ª
TROISI»ME PARTIE
NOMS DE PAYS: LE NOM
Parmi les chambres dont jÃÃvoquais le plus souvent lÃimage dans mes nuits dÃinsomnie, aucune ne ressemblait moins aux chambres de Combray, saupoudrÃes dÃune atmosphÃre grenue, pollinisÃe, comestible et dÃvote, que celle du Grand-HÃtel de la Plage, â¡ Balbec, dont les murs passÃs au ripolin contenaient comme les parois polies dÃune piscine oË lÃeau bleuit, un air pur, azurà et salin. Le tapissier bavarois qui avait Ãtà chargà de lÃamÃnagement de cet hÃtel avait varià la dÃcoration des piÃces et sur trois cÃtÃs, fait courir le long des murs, dans celle que je me trouvai habiter, des bibliothÃques basses, â¡ vitrines en glace, dans lesquelles selon la place quÃelles occupaient, et par un effet quÃil nÃavait pas prÃvu, telle ou telle partie du tableau changeant de la mer se reflÃtait, dÃroulant une frise de claires marines, quÃinterrompaient seuls les pleins de lÃacajou. Si bien que toute la piÃce avait lÃair dÃun de ces dortoirs modÃles quÃon prÃsente dans les expositions ´modern styleª du mobilier oË ils sont ornÃs dÃúuvres dÃart quÃon a supposÃes capables de rÃjouir les yeux de celui qui couchera lâ¡ et auxquelles on a donnà des sujets en rapport avec le genre de site oË lÃhabitation doit se trouver.
Mais rien ne ressemblait moins non plus â¡ ce Balbec rÃel que celui dont jÃavais souvent rÃvÃ, les jours de tempÃte, quand le vent Ãtait si fort que FranÃoise en me menant aux Champs-â¦lysÃes me recommandait de ne pas marcher trop prÃs des murs pour ne pas recevoir de tuiles sur la tÃte et parlait en gÃmissant des grands sinistres et naufrages annoncÃs par les journaux. Je nÃavais pas de plus grand dÃsir que de voir une tempÃte sur la mer, moins comme un beau spectacle que comme un moment dÃvoilà de la vie rÃelle de la nature; ou plutÃt il nÃy avait pour moi de beaux spectacles que ceux que je savais qui nÃÃtaient pas artificiellement combinÃs pour mon plaisir, mais Ãtaient nÃcessaires, inchangeables,óles beautÃs des paysages ou du grand art. Je nÃÃtais curieux, je nÃÃtais avide de connaÃtre que ce que je croyais plus vrai que moi-mÃme, ce qui avait pour moi le prix de me montrer un peu de la pensÃe dÃun grand gÃnie, ou de la force ou de la grâce de la nature telle quÃelle se manifeste livrÃe â¡ elle-mÃme, sans lÃintervention des hommes. De mÃme que le beau son de sa voix, isolÃment reproduit par le phonographe, ne nous consolerait pas dÃavoir perdu notre mÃre, de mÃme une tempÃte mÃcaniquement imitÃe mÃaurait laissà aussi indiffÃrent que les fontaines lumineuses de lÃExposition. Je voulais aussi pour que la tempÃte fËt absolument vraie, que le rivage lui-mÃme fËt un rivage naturel, non une digue rÃcemment crÃÃe par une municipalitÃ. DÃailleurs la nature par tous les sentiments quÃelle Ãveillait en moi, me semblait ce quÃil y avait de plus opposà aux productions mÃcaniques des hommes. Moins elle portait leur empreinte et plus elle offrait dÃespace â¡ lÃexpansion de mon cúur. Or jÃavais retenu le nom de Balbec que nous avait cità Legrandin, comme dÃune plage toute proche de ´ces cÃtes funÃbres, fameuses par tant de naufrages quÃenveloppent six mois de lÃannÃe le linceul des brumes et lÃÃcume des vaguesª.
´On y sent encore sous ses pas, disait-il, bien plus quÃau FinistÃre lui-mÃme (et quand bien mÃme des hÃtels sÃy superposeraient maintenant sans pouvoir y modifier la plus antique ossature de la terre), on y sent la vÃritable fin de la terre franÃaise, europÃenne, de la Terre antique. Et cÃest le dernier campement de pÃcheurs, pareils â¡ tous les pÃcheurs qui ont vÃcu depuis le commencement du monde, en face du royaume Ãternel des brouillards de la mer et des ombres.ª Un jour quÃâ¡ Combray jÃavais parlà de cette plage de Balbec devant M. Swann afin dÃapprendre de lui si cÃÃtait le point le mieux choisi pour voir les plus fortes tempÃtes, il mÃavait rÃpondu: ´Je crois bien que je connais Balbec! LÃÃglise de Balbec, du XIIe et XIIIe siÃcle, encore â¡ moitià romane, est peut-Ãtre le plus curieux Ãchantillon du gothique normand, et si singuliÃre, on dirait de lÃart persan.ª Et ces lieux qui jusque-lâ¡ ne mÃavaient semblà que de la nature immÃmoriale, restÃe contemporaine des grands phÃnomÃnes gÃologiques,óet tout aussi en dehors de lÃhistoire humaine que lÃOcÃan ou la grande Ourse, avec ces sauvages pÃcheurs pour qui, pas plus que pour les baleines, il nÃy eut de moyen âgeó, ÃÃavait Ãtà un grand charme pour moi de les voir tout dÃun coup entrÃs dans la sÃrie des siÃcles, ayant connu lÃÃpoque romane, et de savoir que le trÃfle gothique Ãtait venu nervurer aussi ces rochers sauvages â¡ lÃheure voulue, comme ces plantes frÃles mais vivaces qui, quand cÃest le printemps, Ãtoilent Ãâ¡ et lâ¡ la neige des pÃles. Et si le gothique apportait â¡ ces lieux et â¡ ces hommes une dÃtermination qui leur manquait, eux aussi lui en confÃraient une en retour. JÃessayais de me reprÃsenter comment ces pÃcheurs avaient vÃcu, le timide et insoupÃonnà essai de rapports sociaux quÃils avaient tentà lâ¡, pendant le moyen âge, ramassÃs sur un point des cÃtes dÃEnfer, aux pieds des falaises de la mort; et le gothique me semblait plus vivant maintenant que, sÃparà des villes oË je lÃavais toujours imaginà jusque-lâ¡, je pouvais voir comment, dans un cas particulier, sur des rochers sauvages, il avait germà et fleuri en un fin clocher. On me mena voir des reproductions des plus cÃlÃbres statues de Balbecóles apÃtres moutonnants et camus, la Vierge du porche, et de joie ma respiration sÃarrÃtait dans ma poitrine quand je pensais que je pourrais les voir se modeler en relief sur le brouillard Ãternel et salÃ. Alors, par les soirs orageux et doux de fÃvrier, le vent,ósoufflant dans mon cúur, quÃil ne faisait pas trembler moins fort que la cheminÃe de ma chambre, le projet dÃun voyage â¡ BalbecómÃlait en moi le dÃsir de lÃarchitecture gothique avec celui dÃune tempÃte sur la mer.
JÃaurais voulu prendre dÃs le lendemain le beau train gÃnÃreux dÃune heure vingt-deux dont je ne pouvais jamais sans que mon cúur palpitât lire, dans les rÃclames des Compagnies de chemin de fer, dans les annonces de voyages circulaires, lÃheure de dÃpart: elle me semblait inciser â¡ un point prÃcis de lÃaprÃs-midi une savoureuse entaille, une marque mystÃrieuse â¡ partir de laquelle les heures dÃviÃes conduisaient bien encore au soir, au matin du lendemain, mais quÃon verrait, au lieu de Paris, dans lÃune de ces villes par oË le train passe et entre lesquelles il nous permettait de choisir; car il sÃarrÃtait â¡ Bayeux, â¡ Coutances, â¡ VitrÃ, â¡ Questambert, â¡ Pontorson, â¡ Balbec, â¡ Lannion, â¡ Lamballe, â¡ Benodet, â¡ Pont-Aven, â¡ QuimperlÃ, et sÃavanÃait magnifiquement surchargà de noms quÃil mÃoffrait et entre lesquels je ne savais lequel jÃaurais prÃfÃrÃ, par impossibilità dÃen sacrifier aucun. Mais sans mÃme lÃattendre, jÃaurais pu en mÃhabillant â¡ la hâte partir le soir mÃme, si mes parents me lÃavaient permis, et arriver â¡ Balbec quand le petit jour se lÃverait sur la mer furieuse, contre les Ãcumes envolÃes de laquelle jÃirais me rÃfugier dans lÃÃglise de style persan. Mais â¡ lÃapproche des vacances de Pâques, quand mes parents mÃeurent promis de me les faire passer une fois dans le nord de lÃItalie, voilâ¡ quÃâ¡ ces rÃves de tempÃte dont jÃavais Ãtà rempli tout entier, ne souhaitant voir que des vagues accourant de partout, toujours plus haut, sur la cÃte la plus sauvage, prÃs dÃÃglises escarpÃes et rugueuses comme des falaises et dans les tours desquelles crieraient les oiseaux de mer, voilâ¡ que tout â¡ coup les effaÃant, leur Ãtant tout charme, les excluant parce quÃils lui Ãtaient opposÃs et nÃauraient pu que lÃaffaiblir, se substituaient en moi le rÃve contraire du printemps le plus diaprÃ, non pas le printemps de Combray qui piquait encore aigrement avec toutes les aiguilles du givre, mais celui qui couvrait dÃjâ¡ de lys et dÃanÃmones les champs de FiÃsole et Ãblouissait Florence de fonds dÃor pareils â¡ ceux de lÃAngelico. DÃs lors, seuls les rayons, les parfums, les couleurs me semblaient avoir du prix; car lÃalternance des images avait amenà en moi un changement de front du dÃsir, et,óaussi brusque que ceux quÃil y a parfois en musique, un complet changement de ton dans ma sensibilitÃ. Puis il arriva quÃune simple variation atmosphÃrique suffit â¡ provoquer en moi cette modulation sans quÃil y eËt besoin dÃattendre le retour dÃune saison. Car souvent dans lÃune, on trouve Ãgarà un jour dÃune autre, qui nous y fait vivre, en Ãvoque aussitÃt, en fait dÃsirer les plaisirs particuliers et interrompt les rÃves que nous Ãtions en train de faire, en plaÃant, plus tÃt ou plus tard quÃâ¡ son tour, ce feuillet dÃtachà dÃun autre chapitre, dans le calendrier interpolà du Bonheur. Mais bientÃt comme ces phÃnomÃnes naturels dont notre confort ou notre santà ne peuvent tirer quÃun bÃnÃfice accidentel et assez mince jusquÃau jour oË la science sÃempare dÃeux, et les produisant â¡ volontÃ, remet en nos mains la possibilità de leur apparition, soustraite â¡ la tutelle et dispensÃe de lÃagrÃment du hasard, de mÃme la production de ces rÃves dÃAtlantique et dÃItalie cessa dÃÃtre soumise uniquement aux changements des saisons et du temps. Je nÃeus besoin pour les faire renaÃtre que de prononcer ces noms: Balbec, Venise, Florence, dans lÃintÃrieur desquels avait fini par sÃaccumuler le dÃsir que mÃavaient inspirà les lieux quÃils dÃsignaient. MÃme au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait â¡ rÃveiller en moi le dÃsir des tempÃtes et du gothique normand; mÃme par un jour de tempÃte le nom de Florence ou de Venise me donnait le dÃsir du soleil, des lys, du palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs.
Mais si ces noms absorbÃrent â¡ tout jamais lÃimage que jÃavais de ces villes, ce ne fut quÃen la transformant, quÃen soumettant sa rÃapparition en moi â¡ leurs lois propres; ils eurent ainsi pour consÃquence de la rendre plus belle, mais aussi plus diffÃrente de ce que les villes de Normandie ou de Toscane pouvaient Ãtre en rÃalitÃ, et, en accroissant les joies arbitraires de mon imagination, dÃaggraver la dÃception future de mes voyages. Ils exaltÃrent lÃidÃe que je me faisais de certains lieux de la terre, en les faisant plus particuliers, par consÃquent plus rÃels. Je ne me reprÃsentais pas alors les villes, les paysages, les monuments, comme des tableaux plus ou moins agrÃables, dÃcoupÃs Ãâ¡ et lâ¡ dans une mÃme matiÃre, mais chacun dÃeux comme un inconnu, essentiellement diffÃrent des autres, dont mon âme avait soif et quÃelle aurait profit â¡ connaÃtre. Combien ils prirent quelque chose de plus individuel encore, dÃÃtre dÃsignÃs par des noms, des noms qui nÃÃtaient que pour eux, des noms comme en ont les personnes. Les mots nous prÃsentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que lÃon suspend aux murs des Ãcoles pour donner aux enfants lÃexemple de ce quÃest un Ãtabli, un oiseau, une fourmiliÃre, choses conÃues comme pareilles â¡ toutes celles de mÃme sorte. Mais les noms prÃsentent des personnesóet des villes quÃils nous habituent â¡ croire individuelles, uniques comme des personnesóune image confuse qui tire dÃeux, de leur sonorità Ãclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformÃment comme une de ces affiches, entiÃrement bleues ou entiÃrement rouges, dans lesquelles, â¡ cause des limites du procÃdà employà ou par un caprice du dÃcorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer, mais les barques, lÃÃglise, les passants. Le nom de Parme, une des villes oË je dÃsirais le plus aller, depuis que jÃavais lu la Chartreuse, mÃapparaissant compact, lisse, mauve et doux; si on me parlait dÃune maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reÃu, on me causait le plaisir de penser que jÃhabiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui nÃavait de rapport avec les demeures dÃaucune ville dÃItalie puisque je lÃimaginais seulement â¡ lÃaide de cette syllabe lourde du nom de Parme, oË ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes. Et quand je pensais â¡ Florence, cÃÃtait comme â¡ une ville miraculeusement embaumÃe et semblable â¡ une corolle, parce quÃelle sÃappelait la cità des lys et sa cathÃdrale, Sainte-Marie-des-Fleurs. Quant â¡ Balbec, cÃÃtait un de ces noms oË comme sur une vieille poterie normande qui garde la couleur de la terre dÃoË elle fut tirÃe, on voit se peindre encore la reprÃsentation de quelque usage aboli, de quelque droit fÃodal, dÃun Ãtat ancien de lieux, dÃune maniÃre dÃsuÃte de prononcer qui en avait formà les syllabes hÃtÃroclites et que je ne doutais pas de retrouver jusque chez lÃaubergiste qui me servirait du cafà au lait â¡ mon arrivÃe, me menant voir la mer dÃchaÃnÃe devant lÃÃglise et auquel je prÃtais lÃaspect disputeur, solennel et mÃdiÃval dÃun personnage de fabliau.
Si ma santà sÃaffermissait et que mes parents me permissent, sinon dÃaller sÃjourner â¡ Balbec, du moins de prendre une fois, pour faire connaissance avec lÃarchitecture et les paysages de la Normandie ou de la Bretagne, ce train dÃune heure vingt-deux dans lequel jÃÃtais montà tant de fois en imagination, jÃaurais voulu mÃarrÃter de prÃfÃrence dans les villes les plus belles; mais jÃavais beau les comparer, comment choisir plus quÃentre des Ãtres individuels, qui ne sont pas interchangeables, entre Bayeux si haute dans sa noble dentelle rougeâtre et dont le faÃte Ãtait illuminà par le vieil or de sa derniÃre syllabe; Vitrà dont lÃaccent aigu losangeait de bois noir le vitrage ancien; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune coquille dÃúuf au gris perle; Coutances, cathÃdrale normande, que sa diphtongue finale, grasse et jaunissante couronne par une tour de beurre; Lannion avec le bruit, dans son silence villageois, du coche suivi de la mouche; Questambert, Pontorson, risibles et naÃfs, plumes blanches et becs jaunes ÃparpillÃs sur la route de ces lieux fluviatiles et poÃtiques; Benodet, nom â¡ peine amarrà que semble vouloir entraÃner la riviÃre au milieu de ses algues, Pont-Aven, envolÃe blanche et rose de lÃaile dÃune coiffe lÃgÃre qui se reflÃte en tremblant dans une eau verdie de canal; QuimperlÃ, lui, mieux attachà et, depuis le moyen âge, entre les ruisseaux dont il gazouille et sÃemperle en une grisaille pareille â¡ celle que dessinent, â¡ travers les toiles dÃaraignÃes dÃune verriÃre, les rayons de soleil changÃs en pointes ÃmoussÃes dÃargent bruni?
Ces images Ãtaient fausses pour une autre raison encore; cÃest quÃelles Ãtaient forcÃment trÃs simplifiÃes; sans doute ce â¡ quoi aspirait mon imagination et que mes sens ne percevaient quÃincomplÃtement et sans plaisir dans le prÃsent, je lÃavais enfermà dans le refuge des noms; sans doute, parce que jÃy avais accumulà du rÃve, ils aimantaient maintenant mes dÃsirs; mais les noms ne sont pas trÃs vastes; cÃest tout au plus si je pouvais y faire entrer deux ou trois des ´curiositÃsª principales de la ville et elles sÃy juxtaposaient sans intermÃdiaires; dans le nom de Balbec, comme dans le verre grossissant de ces porte-plume quÃon achÃte aux bains de mer, jÃapercevais des vagues soulevÃes autour dÃune Ãglise de style persan. Peut-Ãtre mÃme la simplification de ces images fut-elle une des causes de lÃempire quÃelles prirent sur moi. Quand mon pÃre eut dÃcidÃ, une annÃe, que nous irions passer les vacances de Pâques â¡ Florence et â¡ Venise, nÃayant pas la place de faire entrer dans le nom de Florence les ÃlÃments qui composent dÃhabitude les villes, je fus contraint â¡ faire sortir une cità surnaturelle de la fÃcondation, par certains parfums printaniers, de ce que je croyais Ãtre, en son essence, le gÃnie de Giotto. Tout au plusóet parce quÃon ne peut pas faire tenir dans un nom beaucoup plus de durÃe que dÃespaceócomme certains tableaux de Giotto eux-mÃmes qui montrent â¡ deux moments diffÃrents de lÃaction un mÃme personnage, ici couchà dans son lit, lâ¡ sÃapprÃtant â¡ monter â¡ cheval, le nom de Florence Ãtait-il divisà en deux compartiments. Dans lÃun, sous un dais architectural, je contemplais une fresque â¡ laquelle Ãtait partiellement superposà un rideau de soleil matinal, poudreux, oblique et progressif; dans lÃautre (car ne pensant pas aux noms comme â¡ un idÃal inaccessible mais comme â¡ une ambiance rÃelle dans laquelle jÃirais me plonger, la vie non vÃcue encore, la vie intacte et pure que jÃy enfermais donnait aux plaisirs les plus matÃriels, aux scÃnes les plus simples, cet attrait quÃils ont dans les úuvres des primitifs), je traversais rapidement,ópour trouver plus vite le dÃjeuner qui mÃattendait avec des fruits et du vin de Chiantióle Ponte-Vecchio encombrà de jonquilles, de narcisses et dÃanÃmones. Voilâ¡ (bien que je fusse â¡ Paris) ce que je voyais et non ce qui Ãtait autour de moi. MÃme â¡ un simple point de vue rÃaliste, les pays que nous dÃsirons tiennent â¡ chaque moment beaucoup plus de place dans notre vie vÃritable, que le pays oË nous nous trouvons effectivement. Sans doute si alors jÃavais fait moi-mÃme plus attention â¡ ce quÃil y avait dans ma pensÃe quand je prononÃais les mots ´aller â¡ Florence, â¡ Parme, â¡ Pise, â¡ Veniseª, je me serais rendu compte que ce que je voyais nÃÃtait nullement une ville, mais quelque chose dÃaussi diffÃrent de tout ce que je connaissais, dÃaussi dÃlicieux, que pourrait Ãtre pour une humanità dont la vie se serait toujours ÃcoulÃe dans des fins dÃaprÃs-midi dÃhiver, cette merveille inconnue: une matinÃe de printemps. Ces images irrÃelles, fixes, toujours pareilles, remplissant mes nuits et mes jours, diffÃrenciÃrent cette Ãpoque de ma vie de celles qui lÃavaient prÃcÃdÃe (et qui auraient pu se confondre avec elle aux yeux dÃun observateur qui ne voit les choses que du dehors, cÃest-â¡-dire qui ne voit rien), comme dans un opÃra un motif mÃlodique introduit une nouveautà quÃon ne pourrait pas soupÃonner si on ne faisait que lire le livret, moins encore si on restait en dehors du thÃâtre â¡ compter seulement les quarts dÃheure qui sÃÃcoulent. Et encore, mÃme â¡ ce point de vue de simple quantitÃ, dans notre vie les jours ne sont pas Ãgaux. Pour parcourir les jours, les natures un peu nerveuses, comme Ãtait la mienne, disposent, comme les voitures automobiles, de ´vitessesª diffÃrentes. Il y a des jours montueux et malaisÃs quÃon met un temps infini â¡ gravir et des jours en pente qui se laissent descendre â¡ fond de train en chantant. Pendant ce moisóoË je ressassai comme une mÃlodie, sans pouvoir mÃen rassasier, ces images de Florence, de Venise et de Pise desquelles le dÃsir quÃelles excitaient en moi gardait quelque chose dÃaussi profondÃment individuel que si ÃÃavait Ãtà un amour, un amour pour une personneóje ne cessai pas de croire quÃelles correspondaient â¡ une rÃalità indÃpendante de moi, et elles me firent connaÃtre une aussi belle espÃrance que pouvait en nourrir un chrÃtien des premiers âges â¡ la veille dÃentrer dans le paradis. Aussi sans que je me souciasse de la contradiction quÃil y avait â¡ vouloir regarder et toucher avec les organes des sens, ce qui avait Ãtà Ãlaborà par la rÃverie et non perÃu par euxóet dÃautant plus tentant pour eux, plus diffÃrent de ce quÃils connaissaientócÃest ce qui me rappelait la rÃalità de ces images, qui enflammait le plus mon dÃsir, parce que cÃÃtait comme une promesse quÃil serait contentÃ. Et, bien que mon exaltation eËt pour motif un dÃsir de jouissances artistiques, les guides lÃentretenaient encore plus que les livres dÃesthÃtiques et, plus que les guides, lÃindicateur des chemins de fer. Ce qui mÃÃmouvait cÃÃtait de penser que cette Florence que je voyais proche mais inaccessible dans mon imagination, si le trajet qui la sÃparait de moi, en moi-mÃme, nÃÃtait pas viable, je pourrais lÃatteindre par un biais, par un dÃtour, en prenant la ´voie de terreª. Certes, quand je me rÃpÃtais, donnant ainsi tant de valeur â¡ ce que jÃallais voir, que Venise Ãtait ´lÃÃcole de Giorgione, la demeure du Titien, le plus complet musÃe de lÃarchitecture domestique au moyen âgeª, je me sentais heureux. Je lÃÃtais pourtant davantage quand, sorti pour une course, marchant vite â¡ cause du temps qui, aprÃs quelques jours de printemps prÃcoce Ãtait redevenu un temps dÃhiver (comme celui que nous trouvions dÃhabitude â¡ Combray, la Semaine Sainte),óvoyant sur les boulevards les marronniers qui, plongÃs dans un air glacial et liquide comme de lÃeau, nÃen commenÃaient pas moins, invitÃs exacts, dÃjâ¡ en tenue, et qui ne se sont pas laissà dÃcourager, â¡ arrondir et â¡ ciseler en leurs blocs congelÃs, lÃirrÃsistible verdure dont la puissance abortive du froid contrariait mais ne parvenait pas â¡ rÃfrÃner la progressive poussÃeó, je pensais que dÃjâ¡ le Ponte-Vecchio Ãtait jonchà ⡠foison de jacinthes et dÃanÃmones et que le soleil du printemps teignait dÃjâ¡ les flots du Grand Canal dÃun si sombre azur et de si nobles Ãmeraudes quÃen venant se briser aux pieds des peintures du Titien, ils pouvaient rivaliser de riche coloris avec elles. Je ne pus plus contenir ma joie quand mon pÃre, tout en consultant le baromÃtre et en dÃplorant le froid, commenÃa â¡ chercher quels seraient les meilleurs trains, et quand je compris quÃen pÃnÃtrant aprÃs le dÃjeuner dans le laboratoire charbonneux, dans la chambre magique qui se chargeait dÃopÃrer la transmutation tout autour dÃelle, on pouvait sÃÃveiller le lendemain dans la cità de marbre et dÃor ´rehaussÃe de jaspe et pavÃe dÃÃmeraudesª. Ainsi elle et la Cità des lys nÃÃtaient pas seulement des tableaux fictifs quÃon mettait â¡ volontà devant son imagination, mais existaient â¡ une certaine distance de Paris quÃil fallait absolument franchir si lÃon voulait les voir, â¡ une certaine place dÃterminÃe de la terre, et â¡ aucune autre, en un mot Ãtaient bien rÃelles. Elles le devinrent encore plus pour moi, quand mon pÃre en disant: ´En somme, vous pourriez rester â¡ Venise du 20 avril au 29 et arriver â¡ Florence dÃs le matin de Pâquesª, les fit sortir toutes deux non plus seulement de lÃEspace abstrait, mais de ce Temps imaginaire oË nous situons non pas un seul voyage â¡ la fois, mais dÃautres, simultanÃs et sans trop dÃÃmotion puisquÃils ne sont que possibles,óce Temps qui se refabrique si bien quÃon peut encore le passer dans une ville aprÃs quÃon lÃa passà dans une autreóet leur consacra de ces jours particuliers qui sont le certificat dÃauthenticità des objets auxquels on les emploie, car ces jours uniques, ils se consument par lÃusage, ils ne reviennent pas, on ne peut plus les vivre ici quand on les a vÃcus lâ¡; je sentis que cÃÃtait vers la semaine qui commenÃait le lundi oË la blanchisseuse devait rapporter le gilet blanc que jÃavais couvert dÃencre, que se dirigeaient pour sÃy absorber au sortir du temps idÃal oË elles nÃexistaient pas encore, les deux CitÃs Reines dont jÃallais avoir, par la plus Ãmouvante des gÃomÃtries, â¡ inscrire les dÃmes et les tours dans le plan de ma propre vie. Mais je nÃÃtais encore quÃen chemin vers le dernier degrà de lÃallÃgresse; je lÃatteignis enfin (ayant seulement alors la rÃvÃlation que sur les rues clapotantes, rougies du reflet des fresques de Giorgione, ce nÃÃtait pas, comme jÃavais, malgrà tant dÃavertissements, continuà ⡠lÃimaginer, les hommes ´majestueux et terribles comme la mer, portant leur armure aux reflets de bronze sous les plis de leur manteau sanglantª qui se promÃneraient dans Venise la semaine prochaine, la veille de Pâques, mais que ce pourrait Ãtre moi le personnage minuscule que, dans une grande photographie de Saint-Marc quÃon mÃavait prÃtÃe, lÃillustrateur avait reprÃsentÃ, en chapeau melon, devant les proches), quand jÃentendis mon pÃre me dire: ´Il doit faire encore froid sur le Grand Canal, tu ferais bien de mettre â¡ tout hasard dans ta malle ton pardessus dÃhiver et ton gros veston.ª A ces mots je mÃÃlevai â¡ une sorte dÃextase; ce que jÃavais cru jusque-lâ¡ impossible, je me sentis vraiment pÃnÃtrer entre ces ´rochers dÃamÃthyste pareils â¡ un rÃcif de la mer des Indesª; par une gymnastique suprÃme et au-dessus de mes forces, me dÃvÃtant comme dÃune carapace sans objet de lÃair de ma chambre qui mÃentourait, je le remplaÃai par des parties Ãgales dÃair vÃnitien, cette atmosphÃre marine, indicible et particuliÃre comme celle des rÃves que mon imagination avait enfermÃe dans le nom de Venise, je sentis sÃopÃrer en moi une miraculeuse dÃsincarnation; elle se doubla aussitÃt de la vague envie de vomir quÃon Ãprouve quand on vient de prendre un gros mal de gorge, et on dut me mettre au lit avec une fiÃvre si tenace, que le docteur dÃclara quÃil fallait renoncer non seulement â¡ me laisser partir maintenant â¡ Florence et â¡ Venise mais, mÃme quand je serais entiÃrement rÃtabli, mÃÃviter dÃici au moins un an, tout projet de voyage et toute cause dÃagitation.
Et hÃlas, il dÃfendit aussi dÃune faÃon absolue quÃon me laissât aller au thÃâtre entendre la Berma; lÃartiste sublime, â¡ laquelle Bergotte trouvait du gÃnie, mÃaurait en me faisant connaÃtre quelque chose qui Ãtait peut-Ãtre aussi important et aussi beau, consolà de nÃavoir pas Ãtà ⡠Florence et â¡ Venise, de nÃaller pas â¡ Balbec. On devait se contenter de mÃenvoyer chaque jour aux Champs-ElysÃes, sous la surveillance dÃune personne qui mÃempÃcherait de me fatiguer et qui fut FranÃoise, entrÃe â¡ notre service aprÃs la mort de ma tante LÃonie. Aller aux Champs-â¦lysÃes me fut insupportable. Si seulement Bergotte les eËt dÃcrits dans un de ses livres, sans doute jÃaurais dÃsirà de les connaÃtre, comme toutes les choses dont on avait commencà par mettre le ´doubleª dans mon imagination. Elle les rÃchauffait, les faisait vivre, leur donnait une personnalitÃ, et je voulais les retrouver dans la rÃalitÃ; mais dans ce jardin public rien ne se rattachait â¡ mes rÃves.
Un jour, comme je mÃennuyais â¡ notre place familiÃre, â¡ cÃtà des chevaux de bois, FranÃoise mÃavait emmenà en excursionóau delâ¡ de la frontiÃre que gardent â¡ intervalles Ãgaux les petits bastions des marchandes de sucre dÃorgeó, dans ces rÃgions voisines mais ÃtrangÃres oË les visages sont inconnus, oË passe la voiture aux chÃvres; puis elle Ãtait revenue prendre ses affaires sur sa chaise adossÃe â¡ un massif de lauriers; en lÃattendant je foulais la grande pelouse chÃtive et rase, jaunie par le soleil, au bout de laquelle le bassin est dominà par une statue quand, de lÃallÃe, sÃadressant â¡ une fillette â¡ cheveux roux qui jouait au volant devant la vasque, une autre, en train de mettre son manteau et de serrer sa raquette, lui cria, dÃune voix brÃve: ´Adieu, Gilberte, je rentre, nÃoublie pas que nous venons ce soir chez toi aprÃs dÃner.ª Ce nom de Gilberte passa prÃs de moi, Ãvoquant dÃautant plus lÃexistence de celle quÃil dÃsignait quÃil ne la nommait pas seulement comme un absent dont on parle, mais lÃinterpellait; il passa ainsi prÃs de moi, en action pour ainsi dire, avec une puissance quÃaccroissait la courbe de son jet et lÃapproche de son but;ótransportant â¡ son bord, je le sentais, la connaissance, les notions quÃavait de celle â¡ qui il Ãtait adressÃ, non pas moi, mais lÃamie qui lÃappelait, tout ce que, tandis quÃelle le prononÃait, elle revoyait ou du moins, possÃdait en sa mÃmoire, de leur intimità quotidienne, des visites quÃelles se faisaient lÃune chez lÃautre, de tout cet inconnu encore plus inaccessible et plus douloureux pour moi dÃÃtre au contraire si familier et si maniable pour cette fille heureuse qui mÃen frÃlait sans que jÃy puisse pÃnÃtrer et le jetait en plein air dans un cri;ólaissant dÃjâ¡ flotter dans lÃair lÃÃmanation dÃlicieuse quÃil avait fait se dÃgager, en les touchant avec prÃcision, de quelques points invisibles de la vie de Mlle Swann, du soir qui allait venir, tel quÃil serait, aprÃs dÃner, chez elle,óformant, passager cÃleste au milieu des enfants et des bonnes, un petit nuage dÃune couleur prÃcieuse, pareil â¡ celui qui, bombà au-dessus dÃun beau jardin du Poussin, reflÃte minutieusement comme un nuage dÃopÃra, plein de chevaux et de chars, quelque apparition de la vie des dieux;ójetant enfin, sur cette herbe pelÃe, â¡ lÃendroit oË elle Ãtait un morceau â¡ la fois de pelouse flÃtrie et un moment de lÃaprÃs-midi de la blonde joueuse de volant (qui ne sÃarrÃta de le lancer et de le rattraper que quand une institutrice â¡ plumet bleu lÃeut appelÃe), une petite bande merveilleuse et couleur dÃhÃliotrope impalpable comme un reflet et superposÃe comme un tapis sur lequel je ne pus me lasser de promener mes pas attardÃs, nostalgiques et profanateurs, tandis que FranÃoise me criait: ´Allons, aboutonnez voir votre paletot et filonsª et que je remarquais pour la premiÃre fois avec irritation quÃelle avait un langage vulgaire, et hÃlas, pas de plumet bleu â¡ son chapeau.
Retournerait-elle seulement aux Champs-â¦lysÃes? Le lendemain elle nÃy Ãtait pas; mais je lÃy vis les jours suivants; je tournais tout le temps autour de lÃendroit oË elle jouait avec ses amies, si bien quÃune fois oË elles ne se trouvÃrent pas en nombre pour leur partie de barres, elle me fit demander si je voulais complÃter leur camp, et je jouai dÃsormais avec elle chaque fois quÃelle Ãtait lâ¡. Mais ce nÃÃtait pas tous les jours; il y en avait oË elle Ãtait empÃchÃe de venir par ses cours, le catÃchisme, un goËter, toute cette vie sÃparÃe de la mienne que par deux fois, condensÃe dans le nom de Gilberte, jÃavais senti passer si douloureusement prÃs de moi, dans le raidillon de Combray et sur la pelouse des Champs-â¦lysÃes. Ces jours-lâ¡, elle annonÃait dÃavance quÃon ne la verrait pas; si cÃÃtait â¡ cause de ses Ãtudes, elle disait: ´CÃest rasant, je ne pourrai pas venir demain; vous allez tous vous amuser sans moiª, dÃun air chagrin qui me consolait un peu; mais en revanche quand elle Ãtait invitÃe â¡ une matinÃe, et que, ne le sachant pas je lui demandais si elle viendrait jouer, elle me rÃpondait: ´JÃespÃre bien que non! JÃespÃre bien que maman me laissera aller chez mon amie.ª Du moins ces jours-lâ¡, je savais que je ne la verrais pas, tandis que dÃautres fois, cÃÃtait â¡ lÃimproviste que sa mÃre lÃemmenait faire des courses avec elle, et le lendemain elle disait: ´Ah! oui, je suis sortie avec mamanª, comme une chose naturelle, et qui nÃeËt pas Ãtà pour quelquÃun le plus grand malheur possible. Il y avait aussi les jours de mauvais temps oË son institutrice, qui pour elle-mÃme craignait la pluie, ne voulait pas lÃemmener aux Champs-â¦lysÃes.
Aussi si le ciel Ãtait douteux, dÃs le matin je ne cessais de lÃinterroger et je tenais compte de tous les prÃsages. Si je voyais la dame dÃen face qui, prÃs de la fenÃtre, mettait son chapeau, je me disais: ´Cette dame va sortir; donc il fait un temps oË lÃon peut sortir: pourquoi Gilberte ne ferait-elle pas comme cette dame?ª Mais le temps sÃassombrissait, ma mÃre disait quÃil pouvait se lever encore, quÃil suffirait pour cela dÃun rayon de soleil, mais que plus probablement il pleuvrait; et sÃil pleuvait â¡ quoi bon aller aux Champs â¦lysÃes? Aussi depuis le dÃjeuner mes regards anxieux ne quittaient plus le ciel incertain et nuageux. Il restait sombre. Devant la fenÃtre, le balcon Ãtait gris. Tout dÃun coup, sur sa pierre maussade je ne voyais pas une couleur moins terne, mais je sentais comme un effort vers une couleur moins terne, la pulsation dÃun rayon hÃsitant qui voudrait libÃrer sa lumiÃre. Un instant aprÃs, le balcon Ãtait pâle et rÃflÃchissant comme une eau matinale, et mille reflets de la ferronnerie de son treillage Ãtaient venus sÃy poser. Un souffle de vent les dispersait, la pierre sÃÃtait de nouveau assombrie, mais, comme apprivoisÃs, ils revenaient; elle recommenÃait imperceptiblement â¡ blanchir et par un de ces crescendos continus comme ceux qui, en musique, â¡ la fin dÃune Ouverture, mÃnent une seule note jusquÃau fortissimo suprÃme en la faisant passer rapidement par tous les degrÃs intermÃdiaires, je la voyais atteindre â¡ cet or inaltÃrable et fixe des beaux jours, sur lequel lÃombre dÃcoupÃe de lÃappui ouvragà de la balustrade se dÃtachait en noir comme une vÃgÃtation capricieuse, avec une tÃnuità dans la dÃlinÃation des moindres dÃtails qui semblait trahir une conscience appliquÃe, une satisfaction dÃartiste, et avec un tel relief, un tel velours dans le repos de ses masses sombres et heureuses quÃen vÃrità ces reflets larges et feuillus qui reposaient sur ce lac de soleil semblaient savoir quÃils Ãtaient des gages de calme et de bonheur.
Lierre instantanÃ, flore pariÃtaire et fugitive! la plus incolore, la plus triste, au grà de beaucoup, de celles qui peuvent ramper sur le mur ou dÃcorer la croisÃe; pour moi, de toutes la plus chÃre depuis le jour oË elle Ãtait apparue sur notre balcon, comme lÃombre mÃme de la prÃsence de Gilberte qui Ãtait peut-Ãtre dÃjâ¡ aux Champs-ElysÃes, et dÃs que jÃy arriverais, me dirait: ´CommenÃons tout de suite â¡ jouer aux barres, vous Ãtes dans mon campª; fragile, emportÃe par un souffle, mais aussi en rapport non pas avec la saison, mais avec lÃheure; promesse du bonheur immÃdiat que la journÃe refuse ou accomplira, et par lâ¡ du bonheur immÃdiat par excellence, le bonheur de lÃamour; plus douce, plus chaude sur la pierre que nÃest la mousse mÃme; vivace, â¡ qui il suffit dÃun rayon pour naÃtre et faire Ãclore de la joie, mÃme au cúur de lÃhiver.
Et jusque dans ces jours oË toute autre vÃgÃtation a disparu, oË le beau cuir vert qui enveloppe le tronc des vieux arbres est cachà sous la neige, quand celle-ci cessait de tomber, mais que le temps restait trop couvert pour espÃrer que Gilberte sortÃt, alors tout dÃun coup, faisant dire â¡ ma mÃre: ´Tiens voilâ¡ justement quÃil fait beau, vous pourriez peut-Ãtre essayer tout de mÃme dÃaller aux Champs-â¦lysÃesª, sur le manteau de neige qui couvrait le balcon, le soleil apparu entrelaÃait des fils dÃor et brodait des reflets noirs. Ce jour-lâ¡ nous ne trouvions personne ou une seule fillette prÃte â¡ partir qui mÃassurait que Gilberte ne viendrait pas. Les chaises dÃsertÃes par lÃassemblÃe imposante mais frileuse des institutrices Ãtaient vides. Seule, prÃs de la pelouse, Ãtait assise une dame dÃun certain âge qui venait par tous les temps, toujours hanarchÃe dÃune toilette identique, magnifique et sombre, et pour faire la connaissance de laquelle jÃaurais â¡ cette Ãpoque sacrifiÃ, si lÃÃchange mÃavait Ãtà permis, tous les plus grands avantages futurs de ma vie. Car Gilberte allait tous les jours la saluer; elle demandait â¡ Gilberte des nouvelles de ´son amour de mÃreª; et il me semblait que si je lÃavais connue, jÃavais Ãtà pour Gilberte quelquÃun de tout autre, quelquÃun qui connaissait les relations de ses parents. Pendant que ses petits-enfants jouaient plus loin, elle lisait toujours les DÃbats quÃelle appelait ´mes vieux DÃbatsª et, par genre aristocratique, disait en parlant du sergent de ville ou de la loueuse de chaises: ´Mon vieil ami le sergent de villeª, ´la loueuse de chaises et moi qui sommes de vieux amisª.
FranÃoise avait trop froid pour rester immobile, nous allâmes jusquÃau pont de la Concorde voir la Seine prise, dont chacun et mÃme les enfants sÃapprochaient sans peur comme dÃune immense baleine ÃchouÃe, sans dÃfense, et quÃon allait dÃpecer. Nous revenions aux Champs-â¦lysÃes; je languissais de douleur entre les chevaux de bois immobiles et la pelouse blanche prise dans le rÃseau noir des allÃes dont on avait enlevà la neige et sur laquelle la statue avait â¡ la main un jet de glace ajoutà qui semblait lÃexplication de son geste. La vieille dame elle-mÃme ayant plià ses DÃbats, demanda lÃheure â¡ une bonne dÃenfants qui passait et quÃelle remercia en lui disant: ´Comme vous Ãtes aimable!ª puis, priant le cantonnier de dire â¡ ses petits enfants de revenir, quÃelle avait froid, ajouta: ´Vous serez mille fois bon. Vous savez que je suis confuse!ª Tout â¡ coup lÃair se dÃchira: entre le guignol et le cirque, â¡ lÃhorizon embelli, sur le ciel entrÃouvert, je venais dÃapercevoir, comme un signe fabuleux, le plumet bleu de Mademoiselle. Et dÃjâ¡ Gilberte courait â¡ toute vitesse dans ma direction, Ãtincelante et rouge sous un bonnet carrà de fourrure, animÃe par le froid, le retard et le dÃsir du jeu; un peu avant dÃarriver â¡ moi, elle se laissa glisser sur la glace et, soit pour mieux garder son Ãquilibre, soit parce quÃelle trouvait cela plus gracieux, ou par affectation du maintien dÃune patineuse, cÃest les bras grands ouverts quÃelle avanÃait en souriant, comme si elle avait voulu mÃy recevoir. ´Brava! Brava! Ãa cÃest trÃs bien, je dirais comme vous que cÃest chic, que cÃest crâne, si je nÃÃtais pas dÃun autre temps, du temps de lÃancien rÃgime, sÃÃcria la vieille dame prenant la parole au nom des Champs-â¦lysÃes silencieux pour remercier Gilberte dÃÃtre venue sans se laisser intimider par le temps. Vous Ãtes comme moi, fidÃle quand mÃme â¡ nos vieux Champs-â¦lysÃes; nous sommes deux intrÃpides. Si je vous disais que je les aime, mÃme ainsi. Cette neige, vous allez rire de moi, Ãa me fait penser â¡ de lÃhermine!ª Et la vieille dame se mit â¡ rire.
Le premier de ces joursóauxquels la neige, image des puissances qui pouvaient me priver de voir Gilberte, donnait la tristesse dÃun jour de sÃparation et jusquÃâ¡ lÃaspect dÃun jour de dÃpart parce quÃil changeait la figure et empÃchait presque lÃusage du lieu habituel de nos seules entrevues maintenant changÃ, tout enveloppà de houssesó, ce jour fit pourtant faire un progrÃs â¡ mon amour, car il fut comme un premier chagrin quÃelle eËt partagà avec moi. Il nÃy avait que nous deux de notre bande, et Ãtre ainsi le seul qui fËt avec elle, cÃÃtait non seulement comme un commencement dÃintimitÃ, mais aussi de sa part,ócomme si elle ne fËt venue rien que pour moi par un temps pareilócela me semblait aussi touchant que si un de ces jours oË elle Ãtait invitÃe â¡ une matinÃe, elle y avait renoncà pour venir me retrouver aux Champs-â¦lysÃes; je prenais plus de confiance en la vitalità et en lÃavenir de notre amitià qui restait vivace au milieu de lÃengourdissement, de la solitude et de la ruine des choses environnantes; et tandis quÃelle me mettait des boules de neige dans le cou, je souriais avec attendrissement â¡ ce qui me semblait â¡ la fois une prÃdilection quÃelle me marquait en me tolÃrant comme compagnon de voyage dans ce pays hivernal et nouveau, et une sorte de fidÃlità quÃelle me gardait au milieu du malheur. BientÃt lÃune aprÃs lÃautre, comme des moineaux hÃsitants, ses amies arrivÃrent toutes noires sur la neige. Nous commenÃâmes â¡ jouer et comme ce jour si tristement commencà devait finir dans la joie, comme je mÃapprochais, avant de jouer aux barres, de lÃamie â¡ la voix brÃve que jÃavais entendue le premier jour crier le nom de Gilberte, elle me dit: ´Non, non, on sait bien que vous aimez mieux Ãtre dans le camp de Gilberte, dÃailleurs vous voyez elle vous fait signe.ª Elle mÃappelait en effet pour que je vinsse sur la pelouse de neige, dans son camp, dont le soleil en lui donnant les reflets roses, lÃusure mÃtallique des brocarts anciens, faisait un camp du drap dÃor.
Ce jour que jÃavais tant redoutà fut au contraire un des seuls oË je ne fus pas trop malheureux.
Car, moi qui ne pensais plus quÃâ¡ ne jamais rester un jour sans voir Gilberte (au point quÃune fois ma grandÃmÃre nÃÃtant pas rentrÃe pour lÃheure du dÃner, je ne pus mÃempÃcher de me dire tout de suite que si elle avait Ãtà ÃcrasÃe par une voiture, je ne pourrais pas aller de quelque temps aux Champs-â¦lysÃes; on nÃaime plus personne dÃs quÃon aime) pourtant ces moments oË jÃÃtais auprÃs dÃelle et que depuis la veille jÃavais si impatiemment attendus, pour lesquels jÃavais tremblÃ, auxquels jÃaurais sacrifià tout le reste, nÃÃtaient nullement des moments heureux; et je le savais bien car cÃÃtait les seuls moments de ma vie sur lesquels je concentrasse une attention mÃticuleuse, acharnÃe, et elle ne dÃcouvrait pas en eux un atome de plaisir.
Tout le temps que jÃÃtais loin de Gilberte, jÃavais besoin de la voir, parce que cherchant sans cesse â¡ me reprÃsenter son image, je finissais par ne plus y rÃussir, et par ne plus savoir exactement â¡ quoi correspondait mon amour. Puis, elle ne mÃavait encore jamais dit quÃelle mÃaimait. Bien au contraire, elle avait souvent prÃtendu quÃelle avait des amis quÃelle me prÃfÃrait, que jÃÃtais un bon camarade avec qui elle jouait volontiers quoique trop distrait, pas assez au jeu; enfin elle mÃavait donnà souvent des marques apparentes de froideur qui auraient pu Ãbranler ma croyance que jÃÃtais pour elle un Ãtre diffÃrent des autres, si cette croyance avait pris sa source dans un amour que Gilberte aurait eu pour moi, et non pas, comme cela Ãtait, dans lÃamour que jÃavais pour elle, ce qui la rendait autrement rÃsistante, puisque cela la faisait dÃpendre de la maniÃre mÃme dont jÃÃtais obligÃ, par une nÃcessità intÃrieure, de penser â¡ Gilberte. Mais les sentiments que je ressentais pour elle, moi-mÃme je ne les lui avais pas encore dÃclarÃs. Certes, â¡ toutes les pages de mes cahiers, jÃÃcrivais indÃfiniment son nom et son adresse, mais â¡ la vue de ces vagues lignes que je traÃais sans quÃelle pensât pour cela â¡ moi, qui lui faisaient prendre autour de moi tant de place apparente sans quÃelle fËt mÃlÃe davantage â¡ ma vie, je me sentais dÃcouragà parce quÃelles ne me parlaient pas de Gilberte qui ne les verrait mÃme pas, mais de mon propre dÃsir quÃelles semblaient me montrer comme quelque chose de purement personnel, dÃirrÃel, de fastidieux et dÃimpuissant. Le plus pressà Ãtait que nous nous vissions Gilberte et moi, et que nous puissions nous faire lÃaveu rÃciproque de notre amour, qui jusque-lâ¡ nÃaurait pour ainsi dire pas commencÃ. Sans doute les diverses raisons qui me rendaient si impatient de la voir auraient Ãtà moins impÃrieuses pour un homme mËr. Plus tard, il arrive que devenus habiles dans la culture de nos plaisirs, nous nous contentions de celui que nous avons â¡ penser â¡ une femme comme je pensais â¡ Gilberte, sans Ãtre inquiets de savoir si cette image correspond â¡ la rÃalitÃ, et aussi de celui de lÃaimer sans avoir besoin dÃÃtre certain quÃelle nous aime; ou encore que nous renoncions au plaisir de lui avouer notre inclination pour elle, afin dÃentretenir plus vivace lÃinclination quÃelle a pour nous, imitant ces jardiniers japonais qui pour obtenir une plus belle fleur, en sacrifient plusieurs autres. Mais â¡ lÃÃpoque oË jÃaimais Gilberte, je croyais encore que lÃAmour existait rÃellement en dehors de nous; que, en permettant tout au plus que nous Ãcartions les obstacles, il offrait ses bonheurs dans un ordre auquel on nÃÃtait pas libre de rien changer; il me semblait que si jÃavais, de mon chef, substituà ⡠la douceur de lÃaveu la simulation de lÃindiffÃrence, je ne me serais pas seulement privà dÃune des joies dont jÃavais le plus rÃvà mais que je me serais fabriquà ⡠ma guise un amour factice et sans valeur, sans communication avec le vrai, dont jÃaurais renoncà ⡠suivre les chemins mystÃrieux et prÃexistants.
Mais quand jÃarrivais aux Champs-â¦lysÃes,óet que dÃabord jÃallais pouvoir confronter mon amour pour lui faire subir les rectifications nÃcessaires â¡ sa cause vivante, indÃpendante de moió, dÃs que jÃÃtais en prÃsence de cette Gilberte Swann sur la vue de laquelle jÃavais comptà pour rafraÃchir les images que ma mÃmoire fatiguÃe ne retrouvait plus, de cette Gilberte Swann avec qui jÃavais jouà hier, et que venait de me faire saluer et reconnaÃtre un instinct aveugle comme celui qui dans la marche nous met un pied devant lÃautre avant que nous ayons eu le temps de penser, aussitÃt tout se passait comme si elle et la fillette qui Ãtait lÃobjet de mes rÃves avaient Ãtà deux Ãtres diffÃrents. Par exemple si depuis la veille je portais dans ma mÃmoire deux yeux de feu dans des joues pleines et brillantes, la figure de Gilberte mÃoffrait maintenant avec insistance quelque chose que prÃcisÃment je ne mÃÃtais pas rappelÃ, un certain effilement aigu du nez qui, sÃassociant instantanÃment â¡ dÃautres traits, prenait lÃimportance de ces caractÃres qui en histoire naturelle dÃfinissent une espÃce, et la transmuait en une fillette du genre de celles â¡ museau pointu. Tandis que je mÃapprÃtais â¡ profiter de cet instant dÃsirà pour me livrer, sur lÃimage de Gilberte que jÃavais prÃparÃe avant de venir et que je ne retrouvais plus dans ma tÃte, â¡ la mise au point qui me permettrait dans les longues heures oË jÃÃtais seul dÃÃtre sËr que cÃÃtait bien elle que je me rappelais, que cÃÃtait bien mon amour pour elle que jÃaccroissais peu â¡ peu comme un ouvrage quÃon compose, elle me passait une balle; et comme le philosophe idÃaliste dont le corps tient compte du monde extÃrieur â¡ la rÃalità duquel son intelligence ne croit pas, le mÃme moi qui mÃavait fait la saluer avant que je lÃeusse identifiÃe, sÃempressait de me faire saisir la balle quÃelle me tendait (comme si elle Ãtait une camarade avec qui jÃÃtais venu jouer, et non une âme súur que jÃÃtais venu rejoindre), me faisait lui tenir par biensÃance jusquÃâ¡ lÃheure oË elle sÃen allait, mille propos aimables et insignifiants et mÃempÃchait ainsi, ou de garder le silence pendant lequel jÃaurais pu enfin remettre la main sur lÃimage urgente et ÃgarÃe, ou de lui dire les paroles qui pouvaient faire faire â¡ notre amour les progrÃs dÃcisifs sur lesquels jÃÃtais chaque fois obligà de ne plus compter que pour lÃaprÃs-midi suivante. Il en faisait pourtant quelques-uns. Un jour que nous Ãtions allÃs avec Gilberte jusquÃâ¡ la baraque de notre marchande qui Ãtait particuliÃrement aimable pour nous,ócar cÃÃtait chez elle que M. Swann faisait acheter son pain dÃÃpices, et par hygiÃne, il en consommait beaucoup, souffrant dÃun eczÃma ethnique et de la constipation des ProphÃtes,óGilberte me montrait en riant deux petits garÃons qui Ãtaient comme le petit coloriste et le petit naturaliste des livres dÃenfants. Car lÃun ne voulait pas dÃun sucre dÃorge rouge parce quÃil prÃfÃrait le violet et lÃautre, les larmes aux yeux, refusait une prune que voulait lui acheter sa bonne, parce que, finit-il par dire dÃune voix passionnÃe: ´JÃaime mieux lÃautre prune, parce quÃelle a un ver!ª JÃachetai deux billes dÃun sou. Je regardais avec admiration, lumineuses et captives dans une sÃbile isolÃe, les billes dÃagate qui me semblaient prÃcieuses parce quÃelles Ãtaient souriantes et blondes comme des jeunes filles et parce quÃelles coËtaient cinquante centimes piÃce. Gilberte â¡ qui on donnait beaucoup plus dÃargent quÃâ¡ moi me demanda laquelle je trouvais la plus belle. Elles avaient la transparence et le fondu de la vie. Je nÃaurais voulu lui en faire sacrifier aucune. JÃaurais aimà quÃelle pËt les acheter, les dÃlivrer toutes. Pourtant je lui en dÃsignai une qui avait la couleur de ses yeux. Gilberte la prit, chercha son rayon dorÃ, la caressa, paya sa ranÃon, mais aussitÃt me remit sa captive en me disant: ´Tenez, elle est â¡ vous, je vous la donne, gardez-la comme souvenir.ª
Une autre fois, toujours prÃoccupà du dÃsir dÃentendre la Berma dans une piÃce classique, je lui avais demandà si elle ne possÃdait pas une brochure oË Bergotte parlait de Racine, et qui ne se trouvait plus dans le commerce. Elle mÃavait prià de lui en rappeler le titre exact, et le soir je lui avais adressà un petit tÃlÃgramme en Ãcrivant sur lÃenveloppe ce nom de Gilberte Swann que jÃavais tant de fois tracà sur mes cahiers. Le lendemain elle mÃapporta dans un paquet nouà de faveurs mauves et scellà de cire blanche, la brochure quÃelle avait fait chercher. ´Vous voyez que cÃest bien ce que vous mÃavez demandÃ, me dit-elle, tirant de son manchon le tÃlÃgramme que je lui avais envoyÃ.ª Mais dans lÃadresse de ce pneumatique,óqui, hier encore nÃÃtait rien, nÃÃtait quÃun petit bleu que jÃavais Ãcrit, et qui depuis quÃun tÃlÃgraphiste lÃavait remis au concierge de Gilberte et quÃun domestique lÃavait portà jusquÃâ¡ sa chambre, Ãtait devenu cette chose sans prix, un des petits bleus quÃelle avait reÃus ce jour-lâ¡,ójÃeus peine â¡ reconnaÃtre les lignes vaines et solitaires de mon Ãcriture sous les cercles imprimÃs quÃy avait apposÃs la poste, sous les inscriptions quÃy avait ajoutÃes au crayon un des facteurs, signes de rÃalisation effective, cachets du monde extÃrieur, violettes ceintures symboliques de la vie, qui pour la premiÃre fois venaient Ãpouser, maintenir, relever, rÃjouir mon rÃve.
Et il y eut un jour aussi oË elle me dit: ´Vous savez, vous pouvez mÃappeler Gilberte, en tous cas moi, je vous appellerai par votre nom de baptÃme. CÃest trop gÃnant.ª Pourtant elle continua encore un moment â¡ se contenter de me dire ´vousª et comme je le lui faisais remarquer, elle sourit, et composant, construisant une phrase comme celles qui dans les grammaires ÃtrangÃres nÃont dÃautre but que de nous faire employer un mot nouveau, elle la termina par mon petit nom. Et me souvenant plus tard de ce que jÃavais senti alors, jÃy ai dÃmÃlà lÃimpression dÃavoir Ãtà tenu un instant dans sa bouche, moi-mÃme, nu, sans plus aucune des modalitÃs sociales qui appartenaient aussi, soit â¡ ses autres camarades, soit, quand elle disait mon nom de famille, â¡ mes parents, et dont ses lÃvresóen lÃeffort quÃelle faisait, un peu comme son pÃre, pour articuler les mots quÃelle voulait mettre en valeuróeurent lÃair de me dÃpouiller, de me dÃvÃtir, comme de sa peau un fruit dont on ne peut avaler que la pulpe, tandis que son regard, se mettant au mÃme degrà nouveau dÃintimità que prenait sa parole, mÃatteignait aussi plus directement, non sans tÃmoigner la conscience, le plaisir et jusque la gratitude quÃil en avait, en se faisant accompagner dÃun sourire.
Mais au moment mÃme, je ne pouvais apprÃcier la valeur de ces plaisirs nouveaux. Ils nÃÃtaient pas donnÃs par la fillette que jÃaimais, au moi qui lÃaimait, mais par lÃautre, par celle avec qui je jouais, â¡ cet autre moi qui ne possÃdait ni le souvenir de la vraie Gilberte, ni le cúur indisponible qui seul aurait pu savoir le prix dÃun bonheur, parce que seul il lÃavait dÃsirÃ. MÃme aprÃs Ãtre rentrà ⡠la maison je ne les goËtais pas, car, chaque jour, la nÃcessità qui me faisait espÃrer que le lendemain jÃaurais la contemplation exacte, calme, heureuse de Gilberte, quÃelle mÃavouerait enfin son amour, en mÃexpliquant pour quelles raisons elle avait dË me le cacher jusquÃici, cette mÃme nÃcessità me forÃait â¡ tenir le passà pour rien, â¡ ne jamais regarder que devant moi, â¡ considÃrer les petits avantages quÃelle mÃavait donnÃs non pas en eux-mÃmes et comme sÃils se suffisaient, mais comme des Ãchelons nouveaux oË poser le pied, qui allaient me permettre de faire un pas de plus en avant et dÃatteindre enfin le bonheur que je nÃavais pas encore rencontrÃ.
Si elle me donnait parfois de ces marques dÃamitiÃ, elle me faisait aussi de la peine en ayant lÃair de ne pas avoir de plaisir â¡ me voir, et cela arrivait souvent les jours mÃmes sur lesquels jÃavais le plus comptà pour rÃaliser mes espÃrances. JÃÃtais sËr que Gilberte viendrait aux Champs-â¦lysÃes et jÃÃprouvais une allÃgresse qui me paraissait seulement la vague anticipation dÃun grand bonheur quand,óentrant dÃs le matin au salon pour embrasser maman dÃjâ¡ toute prÃte, la tour de ses cheveux noirs entiÃrement construite, et ses belles mains blanches et potelÃes sentant encore le savon,ójÃavais appris, en voyant une colonne de poussiÃre se tenir debout toute seule au-dessus du piano, et en entendant un orgue de Barbarie jouer sous la fenÃtre: ´En revenant de la revueª, que lÃhiver recevait jusquÃau soir la visite inopinÃe et radieuse dÃune journÃe de printemps. Pendant que nous dÃjeunions, en ouvrant sa croisÃe, la dame dÃen face avait fait dÃcamper en un clin dÃúil, dÃâ¡ cÃtà de ma chaise,órayant dÃun seul bond toute la largeur de notre salle â¡ mangeróun rayon qui y avait commencà sa sieste et Ãtait dÃjâ¡ revenu la continuer lÃinstant dÃaprÃs. Au collÃge, â¡ la classe dÃune heure, le soleil me faisait languir dÃimpatience et dÃennui en laissant traÃner une lueur dorÃe jusque sur mon pupitre, comme une invitation â¡ la fÃte oË je ne pourrais arriver avant trois heures, jusquÃau moment oË FranÃoise venait me chercher â¡ la sortie, et oË nous nous acheminions vers les Champs-â¦lysÃes par les rues dÃcorÃes de lumiÃre, encombrÃes par la foule, et oË les balcons, descellÃs par le soleil et vaporeux, flottaient devant les maisons comme des nuages dÃor. HÃlas! aux Champs-â¦lysÃes je ne trouvais pas Gilberte, elle nÃÃtait pas encore arrivÃe. Immobile sur la pelouse nourrie par le soleil invisible qui Ãâ¡ et lâ¡ faisait flamboyer la pointe dÃun brin dÃherbe, et sur laquelle les pigeons qui sÃy Ãtaient posÃs avaient lÃair de sculptures antiques que la pioche du jardinier a ramenÃes â¡ la surface dÃun sol auguste, je restais les yeux fixÃs sur lÃhorizon, je mÃattendais â¡ tout moment â¡ voir apparaÃtre lÃimage de Gilberte suivant son institutrice, derriÃre la statue qui semblait tendre lÃenfant quÃelle portait et qui ruisselait de rayons, â¡ la bÃnÃdiction du soleil. La vieille lectrice des DÃbats Ãtait assise sur son fauteuil, toujours â¡ la mÃme place, elle interpellait un gardien â¡ qui elle faisait un geste amical de la main en lui criant: ´Quel joli temps!ª Et la prÃposÃe sÃÃtant approchÃe dÃelle pour percevoir le prix du fauteuil, elle faisait mille minauderies en mettant dans lÃouverture de son gant le ticket de dix centimes comme si ÃÃavait Ãtà un bouquet, pour qui elle cherchait, par amabilità pour le donateur, la place la plus flatteuse possible. Quand elle lÃavait trouvÃe, elle faisait exÃcuter une Ãvolution circulaire â¡ son cou, redressait son boa, et plantait sur la chaisiÃre, en lui montrant le bout de papier jaune qui dÃpassait sur son poignet, le beau sourire dont une femme, en indiquant son corsage â¡ un jeune homme, lui dit: ´Vous reconnaissez vos roses!ª
JÃemmenais FranÃoise au-devant de Gilberte jusquÃâ¡ lÃArc-de-Triomphe, nous ne la rencontrions pas, et je revenais vers la pelouse persuadà quÃelle ne viendrait plus, quand, devant les chevaux de bois, la fillette â¡ la voix brÃve se jetait sur moi: ´Vite, vite, il y a dÃjâ¡ un quart dÃheure que Gilberte est arrivÃe. Elle va repartir bientÃt. On vous attend pour faire une partie de barres.ª Pendant que je montais lÃavenue des Champs-â¦lysÃes, Gilberte Ãtait venue par la rue Boissy-dÃAnglas, Mademoiselle ayant profità du beau temps pour faire des courses pour elle; et M. Swann allait venir chercher sa fille. Aussi cÃÃtait ma faute; je nÃaurais pas dË mÃÃloigner de la pelouse; car on ne savait jamais sËrement par quel cÃtà Gilberte viendrait, si ce serait plus ou moins tard, et cette attente finissait par me rendre plus Ãmouvants, non seulement les Champs-â¦lysÃes entiers et toute la durÃe de lÃaprÃs-midi, comme une immense Ãtendue dÃespace et de temps sur chacun des points et â¡ chacun des moments de laquelle il Ãtait possible quÃapparËt lÃimage de Gilberte, mais encore cette image, elle-mÃme, parce que derriÃre cette image je sentais se cacher la raison pour laquelle elle mÃÃtait dÃcochÃe en plein cúur, â¡ quatre heures au lieu de deux heures et demie, surmontÃe dÃun chapeau de visite â¡ la place dÃun bÃret de jeu, devant les ´Ambassadeursª et non entre les deux guignols, je devinais quelquÃune de ces occupations oË je ne pouvais suivre Gilberte et qui la forÃaient â¡ sortir ou â¡ rester â¡ la maison, jÃÃtais en contact avec le mystÃre de sa vie inconnue. CÃÃtait ce mystÃre aussi qui me troublait quand, courant sur lÃordre de la fillette â¡ la voix brÃve pour commencer tout de suite notre partie de barres, jÃapercevais Gilberte, si vive et brusque avec nous, faisant une rÃvÃrence â¡ la dame aux DÃbats (qui lui disait: ´Quel beau soleil, on dirait du feuª), lui parlant avec un sourire timide, dÃun air compassà qui mÃÃvoquait la jeune fille diffÃrente que Gilberte devait Ãtre chez ses parents, avec les amis de ses parents, en visite, dans toute son autre existence qui mÃÃchappait. Mais de cette existence personne ne me donnait lÃimpression comme M. Swann qui venait un peu aprÃs pour retrouver sa fille. CÃest que lui et Mme Swann,óparce que leur fille habitait chez eux, parce que ses Ãtudes, ses jeux, ses amitiÃs dÃpendaient dÃeuxócontenaient pour moi, comme Gilberte, peut-Ãtre mÃme plus que Gilberte, comme il convenait â¡ des lieux tout-puissants sur elle en qui il aurait eu sa source, un inconnu inaccessible, un charme douloureux. Tout ce qui les concernait Ãtait de ma part lÃobjet dÃune prÃoccupation si constante que les jours oË, comme ceux-lâ¡, M. Swann (que jÃavais vu si souvent autrefois sans quÃil excitât ma curiositÃ, quand il Ãtait lià avec mes parents) venait chercher Gilberte aux Champs-â¦lysÃes, une fois calmÃs les battements de cúur quÃavait excitÃs en moi lÃapparition de son chapeau gris et de son manteau â¡ pÃlerine, son aspect mÃimpressionnait encore comme celui dÃun personnage historique sur lequel nous venons de lire une sÃrie dÃouvrages et dont les moindres particularitÃs nous passionnent. Ses relations avec le comte de Paris qui, quand jÃen entendais parler â¡ Combray, me semblaient indiffÃrentes, prenaient maintenant pour moi quelque chose de merveilleux, comme si personne dÃautre nÃeËt jamais connu les OrlÃans; elles le faisaient se dÃtacher vivement sur le fond vulgaire des promeneurs de diffÃrentes classes qui encombraient cette allÃe des Champs-ElysÃes, et au milieu desquels jÃadmirais quÃil consentÃt â¡ figurer sans rÃclamer dÃeux dÃÃgards spÃciaux, quÃaucun dÃailleurs ne songeait â¡ lui rendre, tant Ãtait profond lÃincognito dont il Ãtait enveloppÃ.
Il rÃpondait poliment aux saluts des camarades de Gilberte, mÃme au mien quoiquÃil fËt brouillà avec ma famille, mais sans avoir lÃair de me connaÃtre. (Cela me rappela quÃil mÃavait pourtant vu bien souvent â¡ la campagne; souvenir que jÃavais gardà mais dans lÃombre, parce que depuis que jÃavais revu Gilberte, pour moi Swann Ãtait surtout son pÃre, et non plus le Swann de Combray; comme les idÃes sur lesquelles jÃembranchais maintenant son nom Ãtaient diffÃrentes des idÃes dans le rÃseau desquelles il Ãtait autrefois compris et que je nÃutilisais plus jamais quand jÃavais â¡ penser â¡ lui, il Ãtait devenu un personnage nouveau; je le rattachai pourtant par une ligne artificielle secondaire et transversale â¡ notre invità dÃautrefois; et comme rien nÃavait plus pour moi de prix que dans la mesure oË mon amour pouvait en profiter, ce fut avec un mouvement de honte et le regret de ne pouvoir les effacer que je retrouvai les annÃes oË, aux yeux de ce mÃme Swann qui Ãtait en ce moment devant moi aux Champs-ElysÃes et â¡ qui heureusement Gilberte nÃavait peut-Ãtre pas dit mon nom, je mÃÃtais si souvent le soir rendu ridicule en envoyant demander â¡ maman de monter dans ma chambre me dire bonsoir, pendant quÃelle prenait le cafà avec lui, mon pÃre et mes grands-parents â¡ la table du jardin.) Il disait â¡ Gilberte quÃil lui permettait de faire une partie, quÃil pouvait attendre un quart dÃheure, et sÃasseyant comme tout le monde sur une chaise de fer payait son ticket de cette main que Philippe VII avait si souvent retenue dans la sienne, tandis que nous commencions â¡ jouer sur la pelouse, faisant envoler les pigeons dont les beaux corps irisÃs qui ont la forme dÃun cúur et sont comme les lilas du rÃgne des oiseaux, venaient se rÃfugier comme en des lieux dÃasile, tel sur le grand vase de pierre â¡ qui son bec en y disparaissant faisait faire le geste et assignait la destination dÃoffrir en abondance les fruits ou les graines quÃil avait lÃair dÃy picorer, tel autre sur le front de la statue, quÃil semblait surmonter dÃun de ces objets en Ãmail desquels la polychromie varie dans certaines úuvres antiques la monotonie de la pierre et dÃun attribut qui, quand la dÃesse le porte, lui vaut une ÃpithÃte particuliÃre et en fait, comme pour une mortelle un prÃnom diffÃrent, une divinità nouvelle.
Un de ces jours de soleil qui nÃavait pas rÃalisà mes espÃrances, je nÃeus pas le courage de cacher ma dÃception â¡ Gilberte.
óJÃavais justement beaucoup de choses â¡ vous demander, lui dis-je. Je croyais que ce jour compterait beaucoup dans notre amitiÃ. Et aussitÃt arrivÃe, vous allez partir! Tâchez de venir demain de bonne heure, que je puisse enfin vous parler.
Sa figure resplendit et ce fut en sautant de joie quÃelle me rÃpondit:
óDemain, comptez-y, mon bel ami, mais je ne viendrai pas! jÃai un grand goËter; aprÃs-demain non plus, je vais chez une amie pour voir de ses fenÃtres lÃarrivÃe du roi ThÃodose, ce sera superbe, et le lendemain encore â¡ Michel Strogoff et puis aprÃs, cela va Ãtre bientÃt NoÃl et les vacances du jour de lÃAn. Peut-Ãtre on va mÃemmener dans le midi. Ce que ce serait chic! quoique cela me fera manquer un arbre de NoÃl; en tous cas si je reste â¡ Paris, je ne viendrai pas ici car jÃirai faire des visites avec maman. Adieu, voilâ¡ papa qui mÃappelle.
Je revins avec FranÃoise par les rues qui Ãtaient encore pavoisÃes de soleil, comme au soir dÃune fÃte qui est finie. Je ne pouvais pas traÃner mes jambes.
ó«a nÃest pas Ãtonnant, dit FranÃoise, ce nÃest pas un temps de saison, il fait trop chaud. HÃlas! mon Dieu, de partout il doit y avoir bien des pauvres malades, cÃest â¡ croire que lâ¡-haut aussi tout se dÃtraque.
Je me redisais en Ãtouffant mes sanglots les mots oË Gilberte avait laissà Ãclater sa joie de ne pas venir de longtemps aux Champs-â¦lysÃes. Mais dÃjâ¡ le charme dont, par son simple fonctionnement, se remplissait mon esprit dÃs quÃil songeait â¡ elle, la position particuliÃre, unique,ófËt elle affligeante,óoË me plaÃait inÃvitablement par rapport â¡ Gilberte, la contrainte interne dÃun pli mental, avaient commencà ⡠ajouter, mÃme â¡ cette marque dÃindiffÃrence, quelque chose de romanesque, et au milieu de mes larmes se formait un sourire qui nÃÃtait que lÃÃbauche timide dÃun baiser. Et quand vint lÃheure du courrier, je me dis ce soir-lâ¡ comme tous les autres: Je vais recevoir une lettre de Gilberte, elle va me dire enfin quÃelle nÃa jamais cessà de mÃaimer, et mÃexpliquera la raison mystÃrieuse pour laquelle elle a Ãtà forcÃe de me le cacher jusquÃici, de faire semblant de pouvoir Ãtre heureuse sans me voir, la raison pour laquelle elle a pris lÃapparence de la Gilberte simple camarade.
Tous les soirs je me plaisais â¡ imaginer cette lettre, je croyais la lire, je mÃen rÃcitais chaque phrase. Tout dÃun coup je mÃarrÃtais effrayÃ. Je comprenais que si je devais recevoir une lettre de Gilberte, ce ne pourrait pas en tous cas Ãtre celle-lâ¡ puisque cÃÃtait moi qui venais de la composer. Et dÃs lors, je mÃefforÃais de dÃtourner ma pensÃe des mots que jÃaurais aimà quÃelle mÃÃcrivÃt, par peur en les ÃnonÃant, dÃexclure justement ceux-lâ¡,óles plus chers, les plus dÃsirÃsó, du champ des rÃalisations possibles. MÃme si par une invraisemblable coÃncidence, cÃeËt Ãtà justement la lettre que jÃavais inventÃe que de son cÃtà mÃeËt adressÃe Gilberte, y reconnaissant mon úuvre je nÃeusse pas eu lÃimpression de recevoir quelque chose qui ne vÃnt pas de moi, quelque chose de rÃel, de nouveau, un bonheur extÃrieur â¡ mon esprit, indÃpendant de ma volontÃ, vraiment donnà par lÃamour.
En attendant je relisais une page que ne mÃavait pas Ãcrite Gilberte, mais qui du moins me venait dÃelle, cette page de Bergotte sur la beautà des vieux mythes dont sÃest inspirà Racine, et que, â¡ cÃtà de la bille dÃagathe, je gardais toujours auprÃs de moi. JÃÃtais attendri par la bontà de mon amie qui me lÃavait fait rechercher; et comme chacun a besoin de trouver des raisons â¡ sa passion, jusquÃâ¡ Ãtre heureux de reconnaÃtre dans lÃÃtre quÃil aime des qualitÃs que la littÃrature ou la conversation lui ont appris Ãtre de celles qui sont dignes dÃexciter lÃamour, jusquÃâ¡ les assimiler par imitation et en faire des raisons nouvelles de son amour, ces qualitÃs fussent-elles les plus oppressÃes â¡ celles que cet amour eËt recherchÃes tant quÃil Ãtait spontanÃócomme Swann autrefois le caractÃre esthÃtique de la beautà dÃOdette,ómoi, qui avais dÃabord aimà Gilberte, dÃs Combray, â¡ cause de tout lÃinconnu de sa vie, dans lequel jÃaurais voulu me prÃcipiter, mÃincarner, en dÃlaissant la mienne qui ne mÃÃtait plus rien, je pensais maintenant comme â¡ un inestimable avantage, que de cette mienne vie trop connue, dÃdaignÃe, Gilberte pourrait devenir un jour lÃhumble servante, la commode et confortable collaboratrice, qui le soir mÃaidant dans mes travaux, collationnerait pour moi des brochures. Quant â¡ Bergotte, ce vieillard infiniment sage et presque divin â¡ cause de qui jÃavais dÃabord aimà Gilberte, avant mÃme de lÃavoir vue, maintenant cÃÃtait surtout â¡ cause de Gilberte que je lÃaimais. Avec autant de plaisir que les pages quÃil avait Ãcrites sur Racine, je regardais le papier fermà de grands cachets de cire blancs et nouà dÃun flot de rubans mauves dans lequel elle me les avait apportÃes. Je baisais la bille dÃagate qui Ãtait la meilleure part du cúur de mon amie, la part qui nÃÃtait pas frivole, mais fidÃle, et qui bien que parÃe du charme mystÃrieux de la vie de Gilberte demeurait prÃs de moi, habitait ma chambre, couchait dans mon lit. Mais la beautà de cette pierre, et la beautà aussi de ces pages de Bergotte, que jÃÃtais heureux dÃassocier â¡ lÃidÃe de mon amour pour Gilberte comme si dans les moments oË celui-ci ne mÃapparaissait plus que comme un nÃant, elles lui donnaient une sorte de consistance, je mÃapercevais quÃelles Ãtaient antÃrieures â¡ cet amour, quÃelles ne lui ressemblaient pas, que leurs ÃlÃments avaient Ãtà fixÃs par le talent ou par les lois minÃralogiques avant que Gilberte ne me connËt, que rien dans le livre ni dans la pierre nÃeËt Ãtà autre si Gilberte ne mÃavait pas aimà et que rien par consÃquent ne mÃautorisait â¡ lire en eux un message de bonheur. Et tandis que mon amour attendant sans cesse du lendemain lÃaveu de celui de Gilberte, annulait, dÃfaisait chaque soir le travail mal fait de la journÃe, dans lÃombre de moi-mÃme une ouvriÃre inconnue ne laissait pas au rebut les fils arrachÃs et les disposait, sans souci de me plaire et de travailler â¡ mon bonheur, dans un ordre diffÃrent quÃelle donnait â¡ tous ses ouvrages. Ne portant aucun intÃrÃt particulier â¡ mon amour, ne commenÃant pas par dÃcider que jÃÃtais aimÃ, elle recueillait les actions de Gilberte qui mÃavaient semblà inexplicables et ses fautes que jÃavais excusÃes. Alors les unes et les autres prenaient un sens. Il semblait dire, cet ordre nouveau, quÃen voyant Gilberte, au lieu quÃelle vÃnt aux Champs-â¦lysÃes, aller â¡ une matinÃe, faire des courses avec son institutrice et se prÃparer â¡ une absence pour les vacances du jour de lÃan, jÃavais tort de penser, me dire: ´cÃest quÃelle est frivole ou docile.ª Car elle eËt cessà dÃÃtre lÃun ou lÃautre si elle mÃavait aimÃ, et si elle avait Ãtà forcÃe dÃobÃir cÃeËt Ãtà avec le mÃme dÃsespoir que jÃavais les jours oË je ne la voyais pas. Il disait encore, cet ordre nouveau, que je devais pourtant savoir ce que cÃÃtait quÃaimer puisque jÃaimais Gilberte; il me faisait remarquer le souci perpÃtuel que jÃavais de me faire valoir â¡ ses yeux, â¡ cause duquel jÃessayais de persuader â¡ ma mÃre dÃacheter â¡ FranÃoise un caoutchouc et un chapeau avec un plumet bleu, ou plutÃt de ne plus mÃenvoyer aux Champs-â¦lysÃes avec cette bonne dont je rougissais (â¡ quoi ma mÃre rÃpondait que jÃÃtais injuste pour FranÃoise, que cÃÃtait une brave femme qui nous Ãtait dÃvouÃe), et aussi ce besoin unique de voir Gilberte qui faisait que des mois dÃavance je ne pensais quÃâ¡ tâcher dÃapprendre â¡ quelle Ãpoque elle quitterait Paris et oË elle irait, trouvant le pays le plus agrÃable un lieu dÃexil si elle ne devait pas y Ãtre, et ne dÃsirant que rester toujours â¡ Paris tant que je pourrais la voir aux Champs-â¦lysÃes; et il nÃavait pas de peine â¡ me montrer que ce souci-lâ¡, ni ce besoin, je ne les trouverais sous les actions de Gilberte. Elle au contraire apprÃciait son institutrice, sans sÃinquiÃter de ce que jÃen pensais. Elle trouvait naturel de ne pas venir aux Champs-â¦lysÃes, si cÃÃtait pour aller faire des emplettes avec Mademoiselle, agrÃable si cÃÃtait pour sortir avec sa mÃre. Et â¡ supposer mÃme quÃelle mÃeËt permis dÃaller passer les vacances au mÃme endroit quÃelle, du moins pour choisir cet endroit elle sÃoccupait du dÃsir de ses parents, de mille amusements dont on lui avait parlà et nullement que ce fËt celui oË ma famille avait lÃintention de mÃenvoyer. Quand elle mÃassurait parfois quÃelle mÃaimait moins quÃun de ses amis, moins quÃelle ne mÃaimait la veille parce que je lui avais fait perdre sa partie par une nÃgligence, je lui demandais pardon, je lui demandais ce quÃil fallait faire pour quÃelle recommenÃât â¡ mÃaimer autant, pour quÃelle mÃaimât plus que les autres; je voulais quÃelle me dÃt que cÃÃtait dÃjâ¡ fait, je lÃen suppliais comme si elle avait pu modifier son affection pour moi â¡ son grÃ, au mien, pour me faire plaisir, rien que par les mots quÃelle dirait, selon ma bonne ou ma mauvaise conduite. Ne savais-je donc pas que ce que jÃÃprouvais, moi, pour elle, ne dÃpendait ni de ses actions, ni de ma volontÃ?
Il disait enfin, lÃordre nouveau dessinà par lÃouvriÃre invisible, que si nous pouvons dÃsirer que les actions dÃune personne qui nous a peinÃs jusquÃici nÃaient pas Ãtà sincÃres, il y a dans leur suite une clartà contre quoi notre dÃsir ne peut rien et â¡ laquelle, plutÃt quÃâ¡ lui, nous devons demander quelles seront ses actions de demain.
Ces paroles nouvelles, mon amour les entendait; elles le persuadaient que le lendemain ne serait pas diffÃrent de ce quÃavaient Ãtà tous les autres jours; que le sentiment de Gilberte pour moi, trop ancien dÃjâ¡ pour pouvoir changer, cÃÃtait lÃindiffÃrence; que dans mon amitià avec Gilberte, cÃest moi seul qui aimais. ´CÃest vrai, rÃpondait mon amour, il nÃy a plus rien â¡ faire de cette amitiÃ-lâ¡, elle ne changera pas.ª Alors dÃs le lendemain (ou attendant une fÃte sÃil y en avait une prochaine, un anniversaire, le nouvel an peut-Ãtre, un de ces jours qui ne sont pas pareils aux autres, oË le temps recommence sur de nouveaux frais en rejetant lÃhÃritage du passÃ, en nÃacceptant pas le legs de ses tristesses) je demandais â¡ Gilberte de renoncer â¡ notre amitià ancienne et de jeter les bases dÃune nouvelle amitiÃ.
JÃavais toujours â¡ portÃe de ma main un plan de Paris qui, parce quÃon pouvait y distinguer la rue oË habitaient M. et Mme Swann, me semblait contenir un trÃsor. Et par plaisir, par une sorte de fidÃlità chevaleresque aussi, â¡ propos de nÃimporte quoi, je disais le nom de cette rue, si bien que mon pÃre me demandait, nÃÃtant pas comme ma mÃre et ma grandÃmÃre au courant de mon amour:
óMais pourquoi parles-tu tout le temps de cette rue, elle nÃa rien dÃextraordinaire, elle est trÃs agrÃable â¡ habiter parce quÃelle est â¡ deux pas du Bois, mais il y en a dix autres dans le mÃme cas.
Je mÃarrangeais â¡ tout propos â¡ faire prononcer â¡ mes parents le nom de Swann: certes je me le rÃpÃtais mentalement sans cesse: mais jÃavais besoin aussi dÃentendre sa sonorità dÃlicieuse et de me faire jouer cette musique dont la lecture muette ne me suffisait pas. Ce nom de Swann dÃailleurs que je connaissais depuis si longtemps, Ãtait maintenant pour moi, ainsi quÃil arrive â¡ certains aphasiques â¡ lÃÃgard des mots les plus usuels, un nom nouveau. Il Ãtait toujours prÃsent â¡ ma pensÃe et pourtant elle ne pouvait pas sÃhabituer â¡ lui. Je le dÃcomposais, je lÃÃpelais, son orthographe Ãtait pour moi une surprise. Et en mÃme temps que dÃÃtre familier, il avait cessà de me paraÃtre innocent. Les joies que je prenais â¡ lÃentendre, je les croyais si coupables, quÃil me semblait quÃon devinait ma pensÃe et quÃon changeait la conversation si je cherchais â¡ lÃy amener. Je me rabattais sur les sujets qui touchaient encore â¡ Gilberte, je rabâchais sans fin les mÃmes paroles, et jÃavais beau savoir que ce nÃÃtait que des paroles,ódes paroles prononcÃes loin dÃelle, quÃelle nÃentendait pas, des paroles sans vertu qui rÃpÃtaient ce qui Ãtait, mais ne le pouvaient modifier,ópourtant il me semblait quÃâ¡ force de manier, de brasser ainsi tout ce qui avoisinait Gilberte jÃen ferais peut-Ãtre sortir quelque chose dÃheureux. Je redisais â¡ mes parents que Gilberte aimait bien son institutrice, comme si cette proposition ÃnoncÃe pour la centiÃme fois allait avoir enfin pour effet de faire brusquement entrer Gilberte venant â¡ tout jamais vivre avec nous. Je reprenais lÃÃloge de la vieille dame qui lisait les DÃbats (jÃavais insinuà ⡠mes parents que cÃÃtait une ambassadrice ou peut-Ãtre une altesse) et je continuais â¡ cÃlÃbrer sa beautÃ, sa magnificence, sa noblesse, jusquÃau jour oË je dis que dÃaprÃs le nom quÃavait prononcà Gilberte elle devait sÃappeler Mme Blatin.
óOh! mais je vois ce que cÃest, sÃÃcria ma mÃre tandis que je me sentais rougir de honte. A la garde! A la garde! comme aurait dit ton pauvre grand-pÃre. Et cÃest elle que tu trouves belle! Mais elle est horrible et elle lÃa toujours ÃtÃ. CÃest la veuve dÃun huissier. Tu ne te rappelles pas quand tu Ãtais enfant les manÃges que je faisais pour lÃÃviter â¡ la leÃon de gymnastique oË, sans me connaÃtre, elle voulait venir me parler sous prÃtexte de me dire que tu Ãtais ´trop beau pour un garÃonª. Elle a toujours eu la rage de connaÃtre du monde et il faut bien quÃelle soit une espÃce de folle comme jÃai toujours pensÃ, si elle connaÃt vraiment Mme Swann. Car si elle Ãtait dÃun milieu fort commun, au moins il nÃy a jamais rien eu que je sache â¡ dire sur elle. Mais il fallait toujours quÃelle se fasse des relations. Elle est horrible, affreusement vulgaire, et avec cela faiseuse dÃembarras.ª
Quant â¡ Swann, pour tâcher de lui ressembler, je passais tout mon temps â¡ table, â¡ me tirer sur le nez et â¡ me frotter les yeux. Mon pÃre disait: ´cet enfant est idiot, il deviendra affreux.ª JÃaurais surtout voulu Ãtre aussi chauve que Swann. Il me semblait un Ãtre si extraordinaire que je trouvais merveilleux que des personnes que je frÃquentais le connussent aussi et que dans les hasards dÃune journÃe quelconque on pËt Ãtre amenà ⡠le rencontrer. Et une fois, ma mÃre, en train de nous raconter comme chaque soir â¡ dÃner, les courses quÃelle avait faites dans lÃaprÃs-midi, rien quÃen disant: ´A ce propos, devinez qui jÃai rencontrà aux Trois Quartiers, au rayon des parapluies: Swannª, fit Ãclore au milieu de son rÃcit, fort aride pour moi, une fleur mystÃrieuse. Quelle mÃlancolique voluptÃ, dÃapprendre que cet aprÃs-midi-lâ¡, profilant dans la foule sa forme surnaturelle, Swann avait Ãtà acheter un parapluie. Au milieu des ÃvÃnements grands et minimes, Ãgalement indiffÃrents, celui-lâ¡ Ãveillait en moi ces vibrations particuliÃres dont Ãtait perpÃtuellement Ãmu mon amour pour Gilberte. Mon pÃre disait que je ne mÃintÃressais â¡ rien parce que je nÃÃcoutais pas quand on parlait des consÃquences politiques que pouvait avoir la visite du roi ThÃodose, en ce moment lÃhÃte de la France et, prÃtendait-on, son alliÃ. Mais combien en revanche, jÃavais envie de savoir si Swann avait son manteau â¡ pÃlerine!
óEst-ce que vous vous Ãtes dit bonjour? demandai-je.
óMais naturellement, rÃpondit ma mÃre qui avait toujours lÃair de craindre que si elle eËt avouà que nous Ãtions en froid avec Swann, on eËt cherchà ⡠les rÃconcilier plus quÃelle ne souhaitait, â¡ cause de Mme Swann quÃelle ne voulait pas connaÃtre. ´CÃest lui qui est venu me saluer, je ne le voyais pas.
óMais alors, vous nÃÃtes pas brouillÃs?
óBrouillÃs? mais pourquoi veux-tu que nous soyons brouillÃsª, rÃpondit-elle vivement comme si jÃavais attentà ⡠la fiction de ses bons rapports avec Swann et essayà de travailler â¡ un ´rapprochementª.
óIl pourrait tÃen vouloir de ne plus lÃinviter.
óOn nÃest pas obligà dÃinviter tout le monde; est-ce quÃil mÃinvite? Je ne connais pas sa femme.
óMais il venait bien ⡠Combray.
óEh bien oui! il venait â¡ Combray, et puis â¡ Paris il a autre chose â¡ faire et moi aussi. Mais je tÃassure que nous nÃavions pas du tout lÃair de deux personnes brouillÃes. Nous sommes restÃs un moment ensemble parce quÃon ne lui apportait pas son paquet. Il mÃa demandà de tes nouvelles, il mÃa dit que tu jouais avec sa fille, ajouta ma mÃre, mÃÃmerveillant du prodige que jÃexistasse dans lÃesprit de Swann, bien plus, que ce fËt dÃune faÃon assez complÃte, pour que, quand je tremblais dÃamour devant lui aux Champs-â¦lysÃes, il sËt mon nom, qui Ãtait ma mÃre, et pËt amalgamer autour de ma qualità de camarade de sa fille quelques renseignements sur mes grands-parents, leur famille, lÃendroit que nous habitions, certaines particularitÃs de notre vie dÃautrefois, peut-Ãtre mÃme inconnues de moi. Mais ma mÃre ne paraissait pas avoir trouvà un charme particulier â¡ ce rayon des Trois Quartiers oË elle avait reprÃsentà pour Swann, au moment oË il lÃavait vue, une personne dÃfinie avec qui il avait des souvenirs communs qui avaient motivà chez lui le mouvement de sÃapprocher dÃelle, le geste de la saluer.
Ni elle dÃailleurs ni mon pÃre ne semblaient non plus trouver â¡ parler des grands-parents de Swann, du titre dÃagent de change honoraire, un plaisir qui passât tous les autres. Mon imagination avait isolà et consacrà dans le Paris social une certaine famille comme elle avait fait dans le Paris de pierre pour une certaine maison dont elle avait sculptà la porte cochÃre et rendu prÃcieuses les fenÃtres. Mais ces ornements, jÃÃtais seul â¡ les voir. De mÃme que mon pÃre et ma mÃre trouvaient la maison quÃhabitait Swann pareille aux autres maisons construites en mÃme temps dans le quartier du Bois, de mÃme la famille de Swann leur semblait du mÃme genre que beaucoup dÃautres familles dÃagents de change. Ils la jugeaient plus ou moins favorablement selon le degrà oË elle avait participà ⡠des mÃrites communs au reste de lÃunivers et ne lui trouvaient rien dÃunique. Ce quÃau contraire ils y apprÃciaient, ils le rencontraient â¡ un degrà Ãgal, ou plus ÃlevÃ, ailleurs. Aussi aprÃs avoir trouvà la maison bien situÃe, ils parlaient dÃune autre qui lÃÃtait mieux, mais qui nÃavait rien â¡ voir avec Gilberte, ou de financiers dÃun cran supÃrieur â¡ son grand-pÃre; et sÃils avaient eu lÃair un moment dÃÃtre du mÃme avis que moi, cÃÃtait par un malentendu qui ne tardait pas â¡ se dissiper. CÃest que, pour percevoir dans tout ce qui entourait Gilberte, une qualità inconnue analogue dans le monde des Ãmotions â¡ ce que peut Ãtre dans celui des couleurs lÃinfra-rouge, mes parents Ãtaient dÃpourvus de ce sens supplÃmentaire et momentanà dont mÃavait dotà lÃamour.
Les jours oË Gilberte mÃavait annoncà quÃelle ne devait pas venir aux Champs-ElysÃes, je tâchais de faire des promenades qui me rapprochassent un peu dÃelle. Parfois jÃemmenais FranÃoise en pÃlerinage devant la maison quÃhabitaient les Swann. Je lui faisais rÃpÃter sans fin ce que, par lÃinstitutrice, elle avait appris relativement â¡ Mme Swann. ´Il paraÃt quÃelle a bien confiance â¡ des mÃdailles. Jamais elle ne partira en voyage si elle a entendu la chouette, ou bien comme un tic-tac dÃhorloge dans le mur, ou si elle a vu un chat â¡ minuit, ou si le bois dÃun meuble, il a craquÃ. Ah! cÃest une personne trÃs croyante!ª JÃÃtais si amoureux de Gilberte que si sur le chemin jÃapercevais leur vieux maÃtre dÃhÃtel promenant un chien, lÃÃmotion mÃobligeait â¡ mÃarrÃter, jÃattachais sur ses favoris blancs des regards pleins de passion. FranÃoise me disait:
óQuÃest-ce que vous avez?
Puis, nous poursuivions notre route jusque devant leur porte cochÃre oË un concierge diffÃrent de tout concierge, et pÃnÃtrà jusque dans les galons de sa livrÃe du mÃme charme douloureux que jÃavais ressenti dans le nom de Gilberte, avait lÃair de savoir que jÃÃtais de ceux â¡ qui une indignità originelle interdirait toujours de pÃnÃtrer dans la vie mystÃrieuse quÃil Ãtait chargà de garder et sur laquelle les fenÃtres de lÃentre-sol paraissaient conscientes dÃÃtre refermÃes, ressemblant beaucoup moins entre la noble retombÃe de leurs rideaux de mousseline â¡ nÃimporte quelles autres fenÃtres, quÃaux regards de Gilberte. DÃautres fois nous allions sur les boulevards et je me postais â¡ lÃentrÃe de la rue Duphot; on mÃavait dit quÃon pouvait souvent y voir passer Swann se rendant chez son dentiste; et mon imagination diffÃrenciait tellement le pÃre de Gilberte du reste de lÃhumanitÃ, sa prÃsence au milieu du monde rÃel y introduisait tant de merveilleux, que, avant mÃme dÃarriver â¡ la Madeleine, jÃÃtais Ãmu â¡ la pensÃe dÃapprocher dÃune rue oË pouvait se produire inopinÃment lÃapparition surnaturelle.
Mais le plus souvent,óquand je ne devais pas voir Gilberteócomme jÃavais appris que Mme Swann se promenait presque chaque jour dans lÃallÃe ´des Acaciasª, autour du grand Lac, et dans lÃallÃe de la ´Reine Margueriteª, je dirigeais FranÃoise du cÃtà du bois de Boulogne. Il Ãtait pour moi comme ces jardins zoologiques oË lÃon voit rassemblÃs des flores diverses et des paysages opposÃs; oË, aprÃs une colline on trouve une grotte, un prÃ, des rochers, une riviÃre, une fosse, une colline, un marais, mais oË lÃon sait quÃils ne sont lâ¡ que pour fournir aux Ãbats de lÃhippopotame, des zÃbres, des crocodiles, des lapins russes, des ours et du hÃron, un milieu approprià ou un cadre pittoresque; lui, le Bois, complexe aussi, rÃunissant des petits mondes divers et clos,ófaisant succÃder quelque ferme plantÃe dÃarbres rouges, de chÃnes dÃAmÃrique, comme une exploitation agricole dans la Virginie, â¡ une sapiniÃre au bord du lac, ou â¡ une futaie dÃoË surgit tout â¡ coup dans sa souple fourrure, avec les beaux yeux dÃune bÃte, quelque promeneuse rapide,óil Ãtait le Jardin des femmes; et,ócomme lÃallÃe de Myrtes de lÃEnÃide,óplantÃe pour elles dÃarbres dÃune seule essence, lÃallÃe des Acacias Ãtait frÃquentÃe par les BeautÃs cÃlÃbres. Comme, de loin, la culmination du rocher dÃoË elle se jette dans lÃeau, transporte de joie les enfants qui savent quÃils vont voir lÃotarie, bien avant dÃarriver â¡ lÃallÃe des Acacias, leur parfum qui, irradiant alentour, faisait sentir de loin lÃapproche et la singularità dÃune puissante et molle individualità vÃgÃtale; puis, quand je me rapprochais, le faÃte aperÃu de leur frondaison lÃgÃre et miÃvre, dÃune ÃlÃgance facile, dÃune coupe coquette et dÃun mince tissu, sur laquelle des centaines de fleurs sÃÃtaient abattues comme des colonies ailÃes et vibratiles de parasites prÃcieux; enfin jusquÃâ¡ leur nom fÃminin, dÃsúuvrà et doux, me faisaient battre le cúur mais dÃun dÃsir mondain, comme ces valses qui ne nous Ãvoquent plus que le nom des belles invitÃes que lÃhuissier annonce â¡ lÃentrÃe dÃun bal. On mÃavait dit que je verrais dans lÃallÃe certaines ÃlÃgantes que, bien quÃelles nÃeussent pas toutes Ãtà ÃpousÃes, lÃon citait habituellement â¡ cÃtà de Mme Swann, mais le plus souvent sous leur nom de guerre; leur nouveau nom, quand il y en avait un, nÃÃtait quÃune sorte dÃincognito que ceux qui voulaient parler dÃelles avaient soin de lever pour se faire comprendre. Pensant que le Beauódans lÃordre des ÃlÃgances fÃmininesóÃtait rÃgi par des lois occultes â¡ la connaissance desquelles elles avaient Ãtà initiÃes, et quÃelles avaient le pouvoir de le rÃaliser, jÃacceptais dÃavance comme une rÃvÃlation lÃapparition de leur toilette, de leur attelage, de mille dÃtails au sein desquels je mettais ma croyance comme une âme intÃrieure qui donnait la cohÃsion dÃun chef-dÃúuvre â¡ cet ensemble ÃphÃmÃre et mouvant. Mais cÃest Mme Swann que je voulais voir, et jÃattendais quÃelle passât, Ãmu comme si ÃÃavait Ãtà Gilberte, dont les parents, imprÃgnÃs comme tout ce qui lÃentourait, de son charme, excitaient en moi autant dÃamour quÃelle, mÃme un trouble plus douloureux (parce que leur point de contact avec elle Ãtait cette partie intestine de sa vie qui mÃÃtait interdite), et enfin (car je sus bientÃt, comme on le verra, quÃils nÃaimaient pas que je jouasse avec elle), ce sentiment de vÃnÃration que nous vouons toujours â¡ ceux qui exercent sans frein la puissance de nous faire du mal.
JÃassignais la premiÃre place â¡ la simplicitÃ, dans lÃordre des mÃrites esthÃtiques et des grandeurs mondaines quand jÃapercevais Mme Swann â¡ pied, dans une polonaise de drap, sur la tÃte un petit toquet agrÃmentà dÃune aile de lophophore, un bouquet de violettes au corsage, pressÃe, traversant lÃallÃe des Acacias comme si ÃÃavait Ãtà seulement le chemin le plus court pour rentrer chez elle et rÃpondant dÃun clin dÃoeil aux messieurs en voiture qui, reconnaissant de loin sa silhouette, la saluaient et se disaient que personne nÃavait autant de chic. Mais au lieu de la simplicitÃ, cÃest le faste que je mettais au plus haut rang, si, aprÃs que jÃavais forcà FranÃoise, qui nÃen pouvait plus et disait que les jambes ´lui rentraientª, â¡ faire les cent pas pendant une heure, je voyais enfin, dÃbouchant de lÃallÃe qui vient de la Porte Dauphineóimage pour moi dÃun prestige royal, dÃune arrivÃe souveraine telle quÃaucune reine vÃritable nÃa pu mÃen donner lÃimpression dans la suite, parce que jÃavais de leur pouvoir une notion moins vague et plus expÃrimentale,óemportÃe par le vol de deux chevaux ardents, minces et contournÃs comme on en voit dans les dessins de Constantin Guys, portant Ãtabli sur son siÃge un Ãnorme cocher fourrà comme un cosaque, â¡ cÃtà dÃun petit groom rappelant le ´tigreª de ´feu Baudenordª, je voyaisóou plutÃt je sentais imprimer sa forme dans mon cúur par une nette et Ãpuisante blessureóune incomparable victoria, â¡ dessein un peu haute et laissant passer â¡ travers son luxe ´dernier criª des allusions aux formes anciennes, au fond de laquelle reposait avec abandon Mme Swann, ses cheveux maintenant blonds avec une seule mÃche grise ceints dÃun mince bandeau de fleurs, le plus souvent des violettes, dÃoË descendaient de longs voiles, â¡ la main une ombrelle mauve, aux lÃvres un sourire ambigu oË je ne voyais que la bienveillance dÃune Majestà et oË il y avait surtout la provocation de la cocotte, et quÃelle inclinait avec douceur sur les personnes qui la saluaient. Ce sourire en rÃalità disait aux uns: ´Je me rappelle trÃs bien, cÃÃtait exquis!ª; â¡ dÃautres: ´Comme jÃaurais aimÃ! ÃÃa Ãtà la mauvaise chance!ª; â¡ dÃautres: ´Mais si vous voulez! Je vais suivre encore un moment la file et dÃs que je pourrai, je couperai.ª Quand passaient des inconnus, elle laissait cependant autour de ses lÃvres un sourire oisif, comme tournà vers lÃattente ou le souvenir dÃun ami et qui faisait dire: ´Comme elle est belle!ª Et pour certains hommes seulement elle avait un sourire aigre, contraint, timide et froid et qui signifiait: ´Oui, rosse, je sais que vous avez une langue de vipÃre, que vous ne pouvez pas vous tenir de parler! Est-ce que je mÃoccupe de vous, moi!ª Coquelin passait en discourant au milieu dÃamis qui lÃÃcoutaient et faisait avec la main â¡ des personnes en voiture, un large bonjour de thÃâtre. Mais je ne pensais quÃâ¡ Mme Swann et je faisais semblant de ne pas lÃavoir vue, car je savais quÃarrivÃe â¡ la hauteur du Tir aux pigeons elle dirait â¡ son cocher de couper la file et de lÃarrÃter pour quÃelle pËt descendre lÃallÃe â¡ pied. Et les jours oË je me sentais le courage de passer â¡ cÃtà dÃelle, jÃentraÃnais FranÃoise dans cette direction. A un moment en effet, cÃest dans lÃallÃe des piÃtons, marchant vers nous que jÃapercevais Mme Swann laissant sÃÃtaler derriÃre elle la longue traÃne de sa robe mauve, vÃtue, comme le peuple imagine les reines, dÃÃtoffes et de riches atours que les autres femmes ne portaient pas, abaissant parfois son regard sur le manche de son ombrelle, faisant peu attention aux personnes qui passaient, comme si sa grande affaire et son but avaient Ãtà de prendre de lÃexercice, sans penser quÃelle Ãtait vue et que toutes les tÃtes Ãtaient tournÃes vers elle. Parfois pourtant quand elle sÃÃtait retournÃe pour appeler son lÃvrier, elle jetait imperceptiblement un regard circulaire autour dÃelle.
Ceux mÃme qui ne la connaissaient pas Ãtaient avertis par quelque chose de singulier et dÃexcessifóou peut-Ãtre par une radiation tÃlÃpathique comme celles qui dÃchaÃnaient des applaudissements dans la foule ignorante aux moments oË la Berma Ãtait sublime,óque ce devait Ãtre quelque personne connue. Ils se demandaient: ´Qui est-ce?ª, interrogeaient quelquefois un passant, ou se promettaient de se rappeler la toilette comme un point de repÃre pour des amis plus instruits qui les renseigneraient aussitÃt. DÃautres promeneurs, sÃarrÃtant â¡ demi, disaient:
ó´Vous savez qui cÃest? Mme Swann! Cela ne vous dit rien? Odette de CrÃcy?ª
ó´Odette de CrÃcy? Mais je me disais aussi, ces yeux tristes… Mais savez-vous quÃelle ne doit plus Ãtre de la premiÃre jeunesse! Je me rappelle que jÃai couchà avec elle le jour de la dÃmission de Mac-Mahon.ª
ó´Je crois que vous ferez bien de ne pas le lui rappeler. Elle est maintenant Mme Swann, la femme dÃun monsieur du Jockey, ami du prince de Galles. Elle est du reste encore superbe.ª
ó´Oui, mais si vous lÃaviez connue â¡ ce moment-lâ¡, ce quÃelle Ãtait jolie! Elle habitait un petit hÃtel trÃs Ãtrange avec des chinoiseries. Je me rappelle que nous Ãtions embÃtÃs par le bruit des crieurs de journaux, elle a fini par me faire lever.ª
Sans entendre les rÃflexions, je percevais autour dÃelle le murmure indistinct de la cÃlÃbritÃ. Mon cúur battait dÃimpatience quand je pensais quÃil allait se passer un instant encore avant que tous ces gens, au milieu desquels je remarquais avec dÃsolation que nÃÃtait pas un banquier mulâtre par lequel je me sentais mÃprisÃ, vissent le jeune homme inconnu auquel ils ne prÃtaient aucune attention, saluer (sans la connaÃtre, â¡ vrai dire, mais je mÃy croyais autorisà parce que mes parents connaissaient son mari et que jÃÃtais le camarade de sa fille), cette femme dont la rÃputation de beautÃ, dÃinconduite et dÃÃlÃgance Ãtait universelle. Mais dÃjâ¡ jÃÃtais tout prÃs de Mme Swann, alors je lui tirais un si grand coup de chapeau, si Ãtendu, si prolongÃ, quÃelle ne pouvait sÃempÃcher de sourire. Des gens riaient. Quant â¡ elle, elle ne mÃavait jamais vu avec Gilberte, elle ne savait pas mon nom, mais jÃÃtais pour elleócomme un des gardes du Bois, ou le batelier ou les canards du lac â¡ qui elle jetait du painóun des personnages secondaires, familiers, anonymes, aussi dÃnuÃs de caractÃres individuels quÃun ´emploi de thÃâtreª, de ses promenades au bois. Certains jours oË je ne lÃavais pas vue allÃe des Acacias, il mÃarrivait de la rencontrer dans lÃallÃe de la Reine-Marguerite oË vont les femmes qui cherchent â¡ Ãtre seules, ou â¡ avoir lÃair de chercher â¡ lÃÃtre; elle ne le restait pas longtemps, bientÃt rejointe par quelque ami, souvent coiffà dÃun ´tubeª gris, que je ne connaissais pas et qui causait longuement avec elle, tandis que leurs deux voitures suivaient.
Cette complexità du bois de Boulogne qui en fait un lieu factice et, dans le sens zoologique ou mythologique du mot, un Jardin, je lÃai retrouvÃe cette annÃe comme je le traversais pour aller â¡ Trianon, un des premiers matins de ce mois de novembre oË, â¡ Paris, dans les maisons, la proximità et la privation du spectacle de lÃautomne qui sÃachÃve si vite sans quÃon y assiste, donnent une nostalgie, une vÃritable fiÃvre des feuilles mortes qui peut aller jusquÃâ¡ empÃcher de dormir. Dans ma chambre fermÃe, elles sÃinterposaient depuis un mois, ÃvoquÃes par mon dÃsir de les voir, entre ma pensÃe et nÃimporte quel objet auquel je mÃappliquais, et tourbillonnaient comme ces taches jaunes qui parfois, quoi que nous regardions, dansent devant nos yeux. Et ce matin-lâ¡, nÃentendant plus la pluie tomber comme les jours prÃcÃdents, voyant le beau temps sourire aux coins des rideaux fermÃs comme aux coins dÃune bouche close qui laisse Ãchapper le secret de son bonheur, jÃavais senti que ces feuilles jaunes, je pourrais les regarder traversÃes par la lumiÃre, dans leur suprÃme beautÃ; et ne pouvant pas davantage me tenir dÃaller voir des arbres quÃautrefois, quand le vent soufflait trop fort dans ma cheminÃe, de partir pour le bord de la mer, jÃÃtais sorti pour aller â¡ Trianon, en passant par le bois de Boulogne. CÃÃtait lÃheure et cÃÃtait la saison oË le Bois semble peut-Ãtre le plus multiple, non seulement parce quÃil est plus subdivisÃ, mais encore parce quÃil lÃest autrement. MÃme dans les parties dÃcouvertes oË lÃon embrasse un grand espace, Ãâ¡ et lâ¡, en face des sombres masses lointaines des arbres qui nÃavaient pas de feuilles ou qui avaient encore leurs feuilles de lÃÃtÃ, un double rang de marronniers orangÃs semblait, comme dans un tableau â¡ peine commencÃ, avoir seul encore Ãtà peint par le dÃcorateur qui nÃaurait pas mis de couleur sur le reste, et tendait son allÃe en pleine lumiÃre pour la promenade Ãpisodique de personnages qui ne seraient ajoutÃs que plus tard.
Plus loin, lâ¡ oË toutes leurs feuilles vertes couvraient les arbres, un seul, petit, trapu, ÃtÃtà et tÃtu, secouait au vent une vilaine chevelure rouge. Ailleurs encore cÃÃtait le premier Ãveil de ce mois de mai des feuilles, et celles dÃun empelopsis merveilleux et