richesses de la maÃtresse du mÃme coup ÃlÃvent et embellissent aux yeux de tous sa servante; et quÃelle, FranÃoise, Ãtait insigne et glorifiÃe dans Combray, Jouy-le-Vicomte et autres lieux, pour les nombreuses fermes de ma tante, les visites frÃquentes et prolongÃes du curÃ, le nombre singulier des bouteilles dÃeau de Vichy consommÃes. Elle nÃÃtait avare que pour ma tante; si elle avait gÃrà sa fortune, ce qui eËt Ãtà son rÃve, elle lÃaurait prÃservÃe des entreprises dÃautrui avec une fÃrocità maternelle. Elle nÃaurait pourtant pas trouvà grand mal â¡ ce que ma tante, quÃelle savait incurablement gÃnÃreuse, se fËt laissÃe aller â¡ donner, si au moins ÃÃavait Ãtà ⡠des riches. Peut-Ãtre pensait-elle que ceux-lâ¡, nÃayant pas besoin des cadeaux de ma tante, ne pouvaient Ãtre soupÃonnÃs de lÃaimer â¡ cause dÃeux. DÃailleurs offerts â¡ des personnes dÃune grande position de fortune, â¡ Mme Sazerat, â¡ M. Swann, â¡ M. Legrandin, â¡ Mme Goupil, â¡ des personnes ´de mÃme rangª que ma tante et qui ´allaient bien ensembleª, ils lui apparaissaient comme faisant partie des usages de cette vie Ãtrange et brillante des gens riches qui chassent, se donnent des bals, se font des visites et quÃelle admirait en souriant. Mais il nÃen allait plus de mÃme si les bÃnÃficiaires de la gÃnÃrosità de ma tante Ãtaient de ceux que FranÃoise appelait ´des gens comme moi, des gens qui ne sont pas plus que moiª et qui Ãtaient ceux quÃelle mÃprisait le plus â¡ moins quÃils ne lÃappelassent ´Madame FranÃoiseª et ne se considÃrassent comme Ãtant ´moins quÃelleª. Et quand elle vit que, malgrà ses conseils, ma tante nÃen faisait quÃâ¡ sa tÃte et jetait lÃargentóFranÃoise le croyait du moinsópour des crÃatures indignes, elle commenÃa â¡ trouver bien petits les dons que ma tante lui faisait en comparaison des sommes imaginaires prodiguÃes â¡ Eulalie. Il nÃy avait pas dans les environs de Combray de ferme si consÃquente que FranÃoise ne supposât quÃEulalie eËt pu facilement lÃacheter, avec tout ce que lui rapporteraient ses visites. Il est vrai quÃEulalie faisait la mÃme estimation des richesses immenses et cachÃes de FranÃoise. Habituellement, quand Eulalie Ãtait partie, FranÃoise prophÃtisait sans bienveillance sur son compte. Elle la haÃssait, mais elle la craignait et se croyait tenue, quand elle Ãtait lâ¡, â¡ lui faire ´bon visageª. Elle se rattrapait aprÃs son dÃpart, sans la nommer jamais â¡ vrai dire, mais en profÃrant des oracles sibyllins, des sentences dÃun caractÃre gÃnÃral telles que celles de lÃEcclÃsiaste, mais dont lÃapplication ne pouvait Ãchapper â¡ ma tante. AprÃs avoir regardà par le coin du rideau si Eulalie avait refermà la porte: ´Les personnes flatteuses savent se faire bien venir et ramasser les pÃpettes; mais patience, le bon Dieu les punit toutes par un beau jourª, disait-elle, avec le regard latÃral et lÃinsinuation de Joas pensant exclusivement â¡ Athalie quand il dit:
Le bonheur des mÃchants comme un torrent sÃÃcoule.
Mais quand le curà Ãtait venu aussi et que sa visite interminable avait Ãpuisà les forces de ma tante, FranÃoise sortait de la chambre derriÃre Eulalie et disait:
ó´Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez lÃair beaucoup fatiguÃe.ª
Et ma tante ne rÃpondait mÃme pas, exhalant un soupir qui semblait devoir Ãtre le dernier, les yeux clos, comme morte. Mais â¡ peine FranÃoise Ãtait-elle descendue que quatre coups donnÃs avec la plus grande violence retentissaient dans la maison et ma tante, dressÃe sur son lit, criait:
ó´Est-ce quÃEulalie est dÃjâ¡ partie? Croyez-vous que jÃai oublià de lui demander si Mme Goupil Ãtait arrivÃe â¡ la messe avant lÃÃlÃvation! Courez vite aprÃs elle!ª
Mais FranÃoise revenait nÃayant pu rattraper Eulalie.
ó´CÃest contrariant, disait ma tante en hochant la tÃte. La seule chose importante que jÃavais â¡ lui demander!ª
Ainsi passait la vie pour ma tante LÃonie, toujours identique, dans la douce uniformità de ce quÃelle appelait avec un dÃdain affectà et une tendresse profonde, son ´petit traintrainª. PrÃservà par tout le monde, non seulement â¡ la maison, oË chacun ayant Ãprouvà lÃinutilità de lui conseiller une meilleure hygiÃne, sÃÃtait peu â¡ peu rÃsignà ⡠le respecter, mais mÃme dans le village oË, â¡ trois rues de nous, lÃemballeur, avant de clouer ses caisses, faisait demander â¡ FranÃoise si ma tante ne ´reposait pasª,óce traintrain fut pourtant troublà une fois cette annÃe-lâ¡. Comme un fruit cachà qui serait parvenu â¡ maturità sans quÃon sÃen aperÃËt et se dÃtacherait spontanÃment, survint une nuit la dÃlivrance de la fille de cuisine. Mais ses douleurs Ãtaient intolÃrables, et comme il nÃy avait pas de sage-femme â¡ Combray, FranÃoise dut partir avant le jour en chercher une â¡ Thiberzy. Ma tante, â¡ cause des cris de la fille de cuisine, ne put reposer, et FranÃoise, malgrà la courte distance, nÃÃtant revenue que trÃs tard, lui manqua beaucoup. Aussi, ma mÃre me dit-elle dans la matinÃe: ´Monte donc voir si ta tante nÃa besoin de rien.ª JÃentrai dans la premiÃre piÃce et, par la porte ouverte, vis ma tante, couchÃe sur le cÃtÃ, qui dormait; je lÃentendis ronfler lÃgÃrement. JÃallais mÃen aller doucement mais sans doute le bruit que jÃavais fait Ãtait intervenu dans son sommeil et en avait ´changà la vitesseª, comme on dit pour les automobiles, car la musique du ronflement sÃinterrompit une seconde et reprit un ton plus bas, puis elle sÃÃveilla et tourna â¡ demi son visage que je pus voir alors; il exprimait une sorte de terreur; elle venait Ãvidemment dÃavoir un rÃve affreux; elle ne pouvait me voir de la faÃon dont elle Ãtait placÃe, et je restais lâ¡ ne sachant si je devais mÃavancer ou me retirer; mais dÃjâ¡ elle semblait revenue au sentiment de la rÃalità et avait reconnu le mensonge des visions qui lÃavaient effrayÃe; un sourire de joie, de pieuse reconnaissance envers Dieu qui permet que la vie soit moins cruelle que les rÃves, Ãclaira faiblement son visage, et avec cette habitude quÃelle avait prise de se parler â¡ mi-voix â¡ elle-mÃme quand elle se croyait seule, elle murmura: ´Dieu soit louÃ! nous nÃavons comme tracas que le fille de cuisine qui accouche. Voilâ¡-t-il pas que je rÃvais que mon pauvre Octave Ãtait ressuscità et quÃil voulait me faire faire une promenade tous les jours!ª Sa main se tendit vers son chapelet qui Ãtait sur la petite table, mais le sommeil recommenÃant ne lui laissa pas la force de lÃatteindre: elle se rendormit, tranquillisÃe, et je sortis â¡ pas de loup de la chambre sans quÃelle ni personne eËt jamais appris ce que jÃavais entendu.
Quand je dis quÃen dehors dÃÃvÃnements trÃs rares, comme cet accouchement, le traintrain de ma tante ne subissait jamais aucune variation, je ne parle pas de celles qui, se rÃpÃtant toujours identiques â¡ des intervalles rÃguliers, nÃintroduisaient au sein de lÃuniformità quÃune sorte dÃuniformità secondaire. CÃest ainsi que tous les samedis, comme FranÃoise allait dans lÃaprÃs-midi au marchà de Roussainville-le-Pin, le dÃjeuner Ãtait, pour tout le monde, une heure plus tÃt. Et ma tante avait si bien pris lÃhabitude de cette dÃrogation hebdomadaire â¡ ses habitudes, quÃelle tenait â¡ cette habitude-lâ¡ autant quÃaux autres. Elle y Ãtait si bien ´routinÃeª, comme disait FranÃoise, que sÃil lui avait fallu un samedi, attendre pour dÃjeuner lÃheure habituelle, cela lÃeËt autant ´dÃrangÃeª que si elle avait dË, un autre jour, avancer son dÃjeuner â¡ lÃheure du samedi. Cette avance du dÃjeuner donnait dÃailleurs au samedi, pour nous tous, une figure particuliÃre, indulgente, et assez sympathique. Au moment oË dÃhabitude on a encore une heure â¡ vivre avant la dÃtente du repas, on savait que, dans quelques secondes, on allait voir arriver des endives prÃcoces, une omelette de faveur, un bifteck immÃritÃ. Le retour de ce samedi asymÃtrique Ãtait un de ces petits ÃvÃnements intÃrieurs, locaux, presque civiques qui, dans les vies tranquilles et les sociÃtÃs fermÃes, crÃent une sorte de lien national et deviennent le thÃme favori des conversations, des plaisanteries, des rÃcits exagÃrÃs â¡ plaisir: il eËt Ãtà le noyau tout prÃt pour un cycle lÃgendaire si lÃun de nous avait eu la tÃte Ãpique. DÃs le matin, avant dÃÃtre habillÃs, sans raison, pour le plaisir dÃÃprouver la force de la solidaritÃ, on se disait les uns aux autres avec bonne humeur, avec cordialitÃ, avec patriotisme: ´Il nÃy a pas de temps â¡ perdre, nÃoublions pas que cÃest samedi!ª cependant que ma tante, confÃrant avec FranÃoise et songeant que la journÃe serait plus longue que dÃhabitude, disait: ´Si vous leur faisiez un beau morceau de veau, comme cÃest samedi.ª Si â¡ dix heures et demie un distrait tirait sa montre en disant: ´Allons, encore une heure et demie avant le dÃjeunerª, chacun Ãtait enchantà dÃavoir â¡ lui dire: ´Mais voyons, â¡ quoi pensez-vous, vous oubliez que cÃest samedi!ª; on en riait encore un quart dÃheure aprÃs et on se promettait de monter raconter cet oubli â¡ ma tante pour lÃamuser. Le visage du ciel mÃme semblait changÃ. AprÃs le dÃjeuner, le soleil, conscient que cÃÃtait samedi, flânait une heure de plus au haut du ciel, et quand quelquÃun, pensant quÃon Ãtait en retard pour la promenade, disait: ´Comment, seulement deux heures?ª en voyant passer les deux coups du clocher de Saint-Hilaire (qui ont lÃhabitude de ne rencontrer encore personne dans les chemins dÃsertÃs â¡ cause du repas de midi ou de la sieste, le long de la riviÃre vive et blanche que le pÃcheur mÃme a abandonnÃe, et passent solitaires dans le ciel vacant oË ne restent que quelques nuages paresseux), tout le monde en chúur lui rÃpondait: ´Mais ce qui vous trompe, cÃest quÃon a dÃjeunà une heure plus tÃt, vous savez bien que cÃest samedi!ª La surprise dÃun barbare (nous appelions ainsi tous les gens qui ne savaient pas ce quÃavait de particulier le samedi) qui, Ãtant venu â¡ onze heures pour parler â¡ mon pÃre, nous avait trouvÃs â¡ table, Ãtait une des choses qui, dans sa vie, avaient le plus Ãgayà FranÃoise. Mais si elle trouvait amusant que le visiteur interloquà ne sËt pas que nous dÃjeunions plus tÃt le samedi, elle trouvait plus comique encore (tout en sympathisant du fond du cúur avec ce chauvinisme Ãtroit) que mon pÃre, lui, nÃeËt pas eu lÃidÃe que ce barbare pouvait lÃignorer et eËt rÃpondu sans autre explication â¡ son Ãtonnement de nous voir dÃjâ¡ dans la salle â¡ manger: ´Mais voyons, cÃest samedi!ª Parvenue â¡ ce point de son rÃcit, elle essuyait des larmes dÃhilarità et pour accroÃtre le plaisir quÃelle Ãprouvait, elle prolongeait le dialogue, inventait ce quÃavait rÃpondu le visiteur â¡ qui ce ´samediª nÃexpliquait rien. Et bien loin de nous plaindre de ses additions, elles ne nous suffisaient pas encore et nous disions: ´Mais il me semblait quÃil avait dit aussi autre chose. CÃÃtait plus long la premiÃre fois quand vous lÃavez racontÃ.ª Ma grandÃtante elle-mÃme laissait son ouvrage, levait la tÃte et regardait par-dessus son lorgnon.
Le samedi avait encore ceci de particulier que ce jour-lâ¡, pendant le mois de mai, nous sortions aprÃs le dÃner pour aller au ´mois de Marieª.
Comme nous y rencontrions parfois M. Vinteuil, trÃs sÃvÃre pour ´le genre dÃplorable des jeunes gens nÃgligÃs, dans les idÃes de lÃÃpoque actuelleª, ma mÃre prenait garde que rien ne clochât dans ma tenue, puis on partait pour lÃÃglise. CÃest au mois de Marie que je me souviens dÃavoir commencà ⡠aimer les aubÃpines. NÃÃtant pas seulement dans lÃÃglise, si sainte, mais oË nous avions le droit dÃentrer, posÃes sur lÃautel mÃme, insÃparables des mystÃres â¡ la cÃlÃbration desquels elles prenaient part, elles faisaient courir au milieu des flambeaux et des vases sacrÃs leurs branches attachÃes horizontalement les unes aux autres en un apprÃt de fÃte, et quÃenjolivaient encore les festons de leur feuillage sur lequel Ãtaient semÃs â¡ profusion, comme sur une traÃne de mariÃe, de petits bouquets de boutons dÃune blancheur Ãclatante. Mais, sans oser les regarder quÃâ¡ la dÃrobÃe, je sentais que ces apprÃts pompeux Ãtaient vivants et que cÃÃtait la nature elle-mÃme qui, en creusant ces dÃcoupures dans les feuilles, en ajoutant lÃornement suprÃme de ces blancs boutons, avait rendu cette dÃcoration digne de ce qui Ãtait â¡ la fois une rÃjouissance populaire et une solennità mystique. Plus haut sÃouvraient leurs corolles Ãâ¡ et lâ¡ avec une grâce insouciante, retenant si nÃgligemment comme un dernier et vaporeux atour le bouquet dÃÃtamines, fines comme des fils de la Vierge, qui les embrumait tout entiÃres, quÃen suivant, quÃen essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je lÃimaginais comme si ÃÃavait Ãtà le mouvement de tÃte Ãtourdi et rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuÃes, dÃune blanche jeune fille, distraite et vive. M. Vinteuil Ãtait venu avec sa fille se placer â¡ cÃtà de nous. DÃune bonne famille, il avait Ãtà le professeur de piano des súurs de ma grandÃmÃre et quand, aprÃs la mort de sa femme et un hÃritage quÃil avait fait, il sÃÃtait retirà auprÃs de Combray, on le recevait souvent â¡ la maison. Mais dÃune pudibonderie excessive, il cessa de venir pour ne pas rencontrer Swann qui avait fait ce quÃil appelait ´un mariage dÃplacÃ, dans le goËt du jourª. Ma mÃre, ayant appris quÃil composait, lui avait dit par amabilità que, quand elle irait le voir, il faudrait quÃil lui fÃt entendre quelque chose de lui. M. Vinteuil en aurait eu beaucoup de joie, mais il poussait la politesse et la bontà jusquÃâ¡ de tels scrupules que, se mettant toujours â¡ la place des autres, il craignait de les ennuyer et de leur paraÃtre ÃgoÃste sÃil suivait ou seulement laissait deviner son dÃsir. Le jour oË mes parents Ãtaient allÃs chez lui en visite, je les avais accompagnÃs, mais ils mÃavaient permis de rester dehors et, comme la maison de M. Vinteuil, Montjouvain, Ãtait en contre-bas dÃun monticule buissonneux, oË je mÃÃtais cachÃ, je mÃÃtais trouvà de plain-pied avec le salon du second Ãtage, â¡ cinquante centimÃtres de la fenÃtre. Quand on Ãtait venu lui annoncer mes parents, jÃavais vu M. Vinteuil se hâter de mettre en Ãvidence sur le piano un morceau de musique. Mais une fois mes parents entrÃs, il lÃavait retirà et mis dans un coin. Sans doute avait-il craint de leur laisser supposer quÃil nÃÃtait heureux de les voir que pour leur jouer de ses compositions. Et chaque fois que ma mÃre Ãtait revenue â¡ la charge au cours de la visite, il avait rÃpÃtà plusieurs fois ´Mais je ne sais qui a mis cela sur le piano, ce nÃest pas sa placeª, et avait dÃtournà la conversation sur dÃautres sujets, justement parce que ceux-lâ¡ lÃintÃressaient moins. Sa seule passion Ãtait pour sa fille et celle-ci qui avait lÃair dÃun garÃon paraissait si robuste quÃon ne pouvait sÃempÃcher de sourire en voyant les prÃcautions que son pÃre prenait pour elle, ayant toujours des châles supplÃmentaires â¡ lui jeter sur les Ãpaules. Ma grandÃmÃre faisait remarquer quelle expression douce dÃlicate, presque timide passait souvent dans les regards de cette enfant si rude, dont le visage Ãtait semà de taches de son. Quand elle venait de prononcer une parole elle lÃentendait avec lÃesprit de ceux â¡ qui elle lÃavait dite, sÃalarmait des malentendus possibles et on voyait sÃÃclairer, se dÃcouper comme par transparence, sous la figure hommasse du ´bon diableª, les traits plus fins dÃune jeune fille ÃplorÃe.
Quand, au moment de quitter lÃÃglise, je mÃagenouillai devant lÃautel, je sentis tout dÃun coup, en me relevant, sÃÃchapper des aubÃpines une odeur amÃre et douce dÃamandes, et je remarquai alors sur les fleurs de petites places plus blondes, sous lesquelles je me figurai que devait Ãtre cachÃe cette odeur comme sous les parties gratinÃes le goËt dÃune frangipane ou sous leurs taches de rousseur celui des joues de Mlle Vinteuil. Malgrà la silencieuse immobilità des aubÃpines, cette intermittente ardeur Ãtait comme le murmure de leur vie intense dont lÃautel vibrait ainsi quÃune haie agreste visitÃe par de vivantes antennes, auxquelles on pensait en voyant certaines Ãtamines presque rousses qui semblaient avoir gardà la virulence printaniÃre, le pouvoir irritant, dÃinsectes aujourdÃhui mÃtamorphosÃs en fleurs.
Nous causions un moment avec M. Vinteuil devant le porche en sortant de lÃÃglise. Il intervenait entre les gamins qui se chamaillaient sur la place, prenait la dÃfense des petits, faisait des sermons aux grands. Si sa fille nous disait de sa grosse voix combien elle avait Ãtà contente de nous voir, aussitÃt il semblait quÃen elle-mÃme une súur plus sensible rougissait de ce propos de bon garÃon Ãtourdi qui avait pu nous faire croire quÃelle sollicitait dÃÃtre invitÃe chez nous. Son pÃre lui jetait un manteau sur les Ãpaules, ils montaient dans un petit buggy quÃelle conduisait elle-mÃme et tous deux retournaient â¡ Montjouvain. Quant â¡ nous, comme cÃÃtait le lendemain dimanche et quÃon ne se lÃverait que pour la grandÃmesse, sÃil faisait clair de lune et que lÃair fËt chaud, au lieu de nous faire rentrer directement, mon pÃre, par amour de la gloire, nous faisait faire par le calvaire une longue promenade, que le peu dÃaptitude de ma mÃre â¡ sÃorienter et â¡ se reconnaÃtre dans son chemin, lui faisait considÃrer comme la prouesse dÃun gÃnie stratÃgique. Parfois nous allions jusquÃau viaduc, dont les enjambÃes de pierre commenÃaient â¡ la gare et me reprÃsentaient lÃexil et la dÃtresse hors du monde civilisà parce que chaque annÃe en venant de Paris, on nous recommandait de faire bien attention, quand ce serait Combray, de ne pas laisser passer la station, dÃÃtre prÃts dÃavance car le train repartait au bout de deux minutes et sÃengageait sur le viaduc au delâ¡ des pays chrÃtiens dont Combray marquait pour moi lÃextrÃme limite. Nous revenions par le boulevard de la gare, oË Ãtaient les plus agrÃables villas de la commune. Dans chaque jardin le clair de lune, comme Hubert Robert, semait ses degrÃs rompus de marbre blanc, ses jets dÃeau, ses grilles entrÃouvertes. Sa lumiÃre avait dÃtruit le bureau du tÃlÃgraphe. Il nÃen subsistait plus quÃune colonne â¡ demi brisÃe, mais qui gardait la beautà dÃune ruine immortelle. Je traÃnais la jambe, je tombais de sommeil, lÃodeur des tilleuls qui embaumait mÃapparaissait comme une rÃcompense quÃon ne pouvait obtenir quÃau prix des plus grandes fatigues et qui nÃen valait pas la peine. De grilles fort ÃloignÃes les unes des autres, des chiens rÃveillÃs par nos pas solitaires faisaient alterner des aboiements comme il mÃarrive encore quelquefois dÃen entendre le soir, et entre lesquels dut venir (quand sur son emplacement on crÃa le jardin public de Combray) se rÃfugier le boulevard de la gare, car, oË que je me trouve, dÃs quÃils commencent â¡ retentir et â¡ se rÃpondre, je lÃaperÃois, avec ses tilleuls et son trottoir Ãclairà par la lune.
Tout dÃun coup mon pÃre nous arrÃtait et demandait â¡ ma mÃre: ´OË sommes-nous?ª EpuisÃe par la marche, mais fiÃre de lui, elle lui avouait tendrement quÃelle nÃen savait absolument rien. Il haussait les Ãpaules et riait. Alors, comme sÃil lÃavait sortie de la poche de son veston avec sa clef, il nous montrait debout devant nous la petite porte de derriÃre de notre jardin qui Ãtait venue avec le coin de la rue du Saint-Esprit nous attendre au bout de ces chemins inconnus. Ma mÃre lui disait avec admiration: ´Tu es extraordinaire!ª Et â¡ partir de cet instant, je nÃavais plus un seul pas â¡ faire, le sol marchait pour moi dans ce jardin oË depuis si longtemps mes actes avaient cessà dÃÃtre accompagnÃs dÃattention volontaire: lÃHabitude venait de me prendre dans ses bras et me portait jusquÃâ¡ mon lit comme un petit enfant.
Si la journÃe du samedi, qui commenÃait une heure plus tÃt, et oË elle Ãtait privÃe de FranÃoise, passait plus lentement quÃune autre pour ma tante, elle en attendait pourtant le retour avec impatience depuis le commencement de la semaine, comme contenant toute la nouveautà et la distraction que fËt encore capable de supporter son corps affaibli et maniaque. Et ce nÃest pas cependant quÃelle nÃaspirât parfois â¡ quelque plus grand changement, quÃelle nÃeËt de ces heures dÃexception oË lÃon a soif de quelque chose dÃautre que ce qui est, et oË ceux que le manque dÃÃnergie ou dÃimagination empÃche de tirer dÃeux-mÃmes un principe de rÃnovation, demandent â¡ la minute qui vient, au facteur qui sonne, de leur apporter du nouveau, fËt-ce du pire, une Ãmotion, une douleur; oË la sensibilitÃ, que le bonheur a fait taire comme une harpe oisive, veut rÃsonner sous une main, mÃme brutale, et dËt-elle en Ãtre brisÃe; oË la volontÃ, qui a si difficilement conquis le droit dÃÃtre livrÃe sans obstacle â¡ ses dÃsirs, â¡ ses peines, voudrait jeter les rÃnes entre les mains dÃÃvÃnements impÃrieux, fussent-ils cruels. Sans doute, comme les forces de ma tante, taries â¡ la moindre fatigue, ne lui revenaient que goutte â¡ goutte au sein de son repos, le rÃservoir Ãtait trÃs long â¡ remplir, et il se passait des mois avant quÃelle eËt ce lÃger trop-plein que dÃautres dÃrivent dans lÃactività et dont elle Ãtait incapable de savoir et de dÃcider comment user. Je ne doute pas quÃalorsócomme le dÃsir de la remplacer par des pommes de terre bÃchamel finissait au bout de quelque temps par naÃtre du plaisir mÃme que lui causait le retour quotidien de la purÃe dont elle ne se ´fatiguaitª pas,óelle ne tirât de lÃaccumulation de ces jours monotones auxquels elle tenait tant, lÃattente dÃun cataclysme domestique limità ⡠la durÃe dÃun moment mais qui la forcerait dÃaccomplir une fois pour toutes un de ces changements dont elle reconnaissait quÃils lui seraient salutaires et auxquels elle ne pouvait dÃelle-mÃme se dÃcider. Elle nous aimait vÃritablement, elle aurait eu plaisir â¡ nous pleurer; survenant â¡ un moment oË elle se sentait bien et nÃÃtait pas en sueur, la nouvelle que la maison Ãtait la proie dÃun incendie oË nous avions dÃjâ¡ tous pÃri et qui nÃallait plus bientÃt laisser subsister une seule pierre des murs, mais auquel elle aurait eu tout le temps dÃÃchapper sans se presser, â¡ condition de se lever tout de suite, a dË souvent hanter ses espÃrances comme unissant aux avantages secondaires de lui faire savourer dans un long regret toute sa tendresse pour nous, et dÃÃtre la stupÃfaction du village en conduisant notre deuil, courageuse et accablÃe, moribonde debout, celui bien plus prÃcieux de la forcer au bon moment, sans temps â¡ perdre, sans possibilità dÃhÃsitation Ãnervante, â¡ aller passer lÃÃtà dans sa jolie ferme de Mirougrain, oË il y avait une chute dÃeau. Comme nÃÃtait jamais survenu aucun ÃvÃnement de ce genre, dont elle mÃditait certainement la rÃussite quand elle Ãtait seule absorbÃe dans ses innombrables jeux de patience (et qui lÃeËt dÃsespÃrÃe au premier commencement de rÃalisation, au premier de ces petits faits imprÃvus, de cette parole annonÃant une mauvaise nouvelle et dont on ne peut plus jamais oublier lÃaccent, de tout ce qui porte lÃempreinte de la mort rÃelle, bien diffÃrente de sa possibilità logique et abstraite), elle se rabattait pour rendre de temps en temps sa vie plus intÃressante, â¡ y introduire des pÃripÃties imaginaires quÃelle suivait avec passion. Elle se plaisait â¡ supposer tout dÃun coup que FranÃoise la volait, quÃelle recourait â¡ la ruse pour sÃen assurer, la prenait sur le fait; habituÃe, quand elle faisait seule des parties de cartes, â¡ jouer â¡ la fois son jeu et le jeu de son adversaire, elle se prononÃait â¡ elle-mÃme les excuses embarrassÃes de FranÃoise et y rÃpondait avec tant de feu et dÃindignation que lÃun de nous, entrant â¡ ces moments-lâ¡, la trouvait en nage, les yeux Ãtincelants, ses faux cheveux dÃplacÃs laissant voir son front chauve. FranÃoise entendit peut-Ãtre parfois dans la chambre voisine de mordants sarcasmes qui sÃadressaient â¡ elle et dont lÃinvention nÃeËt pas soulagà suffisamment ma tante, sÃils Ãtaient restÃs â¡ lÃÃtat purement immatÃriel, et si en les murmurant â¡ mi-voix elle ne leur eËt donnà plus de rÃalitÃ. Quelquefois, ce ´spectacle dans un litª ne suffisait mÃme pas â¡ ma tante, elle voulait faire jouer ses piÃces. Alors, un dimanche, toutes portes mystÃrieusement fermÃes, elle confiait â¡ Eulalie ses doutes sur la probità de FranÃoise, son intention de se dÃfaire dÃelle, et une autre fois, â¡ FranÃoise ses soupÃons de lÃinfidÃlità dÃEulalie, â¡ qui la porte serait bientÃt fermÃe; quelques jours aprÃs elle Ãtait dÃgoËtÃe de sa confidente de la veille et racoquinÃe avec le traÃtre, lesquels dÃailleurs, pour la prochaine reprÃsentation, Ãchangeraient leurs emplois. Mais les soupÃons que pouvait parfois lui inspirer Eulalie, nÃÃtaient quÃun feu de paille et tombaient vite, faute dÃaliment, Eulalie nÃhabitant pas la maison. Il nÃen Ãtait pas de mÃme de ceux qui concernaient FranÃoise, que ma tante sentait perpÃtuellement sous le mÃme toit quÃelle, sans que, par crainte de prendre froid si elle sortait de son lit, elle osât descendre â¡ la cuisine se rendre compte sÃils Ãtaient fondÃs. Peu â¡ peu son esprit nÃeut plus dÃautre occupation que de chercher â¡ deviner ce quÃâ¡ chaque moment pouvait faire, et chercher â¡ lui cacher, FranÃoise. Elle remarquait les plus furtifs mouvements de physionomie de celle-ci, une contradiction dans ses paroles, un dÃsir quÃelle semblait dissimuler. Et elle lui montrait quÃelle lÃavait dÃmasquÃe, dÃun seul mot qui faisait pâlir FranÃoise et que ma tante semblait trouver, â¡ enfoncer au cúur de la malheureuse, un divertissement cruel. Et le dimanche suivant, une rÃvÃlation dÃEulalie,ócomme ces dÃcouvertes qui ouvrent tout dÃun coup un champ insoupÃonnà ⡠une science naissante et qui se traÃnait dans lÃorniÃre,óprouvait â¡ ma tante quÃelle Ãtait dans ses suppositions bien au-dessous de la vÃritÃ. ´Mais FranÃoise doit le savoir maintenant que vous y avez donnà une voitureª.ó´Que je lui ai donnà une voiture!ª sÃÃcriait ma tante.ó´Ah! mais je ne sais pas, moi, je croyais, je lÃavais vue qui passait maintenant en calÃche, fiÃre comme Artaban, pour aller au marchà de Roussainville. JÃavais cru que cÃÃtait Mme Octave qui lui avait donnÃ.ª Peu â¡ peu FranÃoise et ma tante, comme la bÃte et le chasseur, ne cessaient plus de tâcher de prÃvenir les ruses lÃune de lÃautre. Ma mÃre craignait quÃil ne se dÃveloppât chez FranÃoise une vÃritable haine pour ma tante qui lÃoffensait le plus durement quÃelle le pouvait. En tous cas FranÃoise attachait de plus en plus aux moindres paroles, aux moindres gestes de ma tante une attention extraordinaire. Quand elle avait quelque chose â¡ lui demander, elle hÃsitait longtemps sur la maniÃre dont elle devait sÃy prendre. Et quand elle avait profÃrà sa requÃte, elle observait ma tante â¡ la dÃrobÃe, tâchant de deviner dans lÃaspect de sa figure ce que celle-ci avait pensà et dÃciderait. Et ainsiótandis que quelque artiste lisant les MÃmoires du XVIIe siÃcle, et dÃsirant de se rapprocher du grand Roi, croit marcher dans cette voie en se fabriquant une gÃnÃalogie qui le fait descendre dÃune famille historique ou en entretenant une correspondance avec un des souverains actuels de lÃEurope, tourne prÃcisÃment le dos â¡ ce quÃil a le tort de chercher sous des formes identiques et par consÃquent mortes,óune vieille dame de province qui ne faisait quÃobÃir sincÃrement â¡ dÃirrÃsistibles manies et â¡ une mÃchancetà nÃe de lÃoisivetÃ, voyait sans avoir jamais pensà ⡠Louis XIV les occupations les plus insignifiantes de sa journÃe, concernant son lever, son dÃjeuner, son repos, prendre par leur singularità despotique un peu de lÃintÃrÃt de ce que Saint-Simon appelait la ´mÃcaniqueª de la vie â¡ Versailles, et pouvait croire aussi que ses silences, une nuance de bonne humeur ou de hauteur dans sa physionomie, Ãtaient de la part de FranÃoise lÃobjet dÃun commentaire aussi passionnÃ, aussi craintif que lÃÃtaient le silence, la bonne humeur, la hauteur du Roi quand un courtisan, ou mÃme les plus grands seigneurs, lui avaient remis une supplique, au dÃtour dÃune allÃe, â¡ Versailles.
Un dimanche, oË ma tante avait eu la visite simultanÃe du curà et dÃEulalie, et sÃÃtait ensuite reposÃe, nous Ãtions tous montÃs lui dire bonsoir, et maman lui adressait ses condolÃances sur la mauvaise chance qui amenait toujours ses visiteurs â¡ la mÃme heure:
ó´Je sais que les choses se sont encore mal arrangÃes tantÃt, LÃonie, lui dit-elle avec douceur, vous avez eu tout votre monde â¡ la fois.ª
Ce que ma grandÃtante interrompit par: ´Abondance de biens…ª car depuis que sa fille Ãtait malade elle croyait devoir la remonter en lui prÃsentant toujours tout par le bon cÃtÃ. Mais mon pÃre prenant la parole:
ó´Je veux profiter, dit-il, de ce que toute la famille est rÃunie pour vous faire un rÃcit sans avoir besoin de le recommencer â¡ chacun. JÃai peur que nous ne soyons fâchÃs avec Legrandin: il mÃa â¡ peine dit bonjour ce matin.ª
Je ne restai pas pour entendre le rÃcit de mon pÃre, car jÃÃtais justement avec lui aprÃs la messe quand nous avions rencontrà M. Legrandin, et je descendis â¡ la cuisine demander le menu du dÃner qui tous les jours me distrayait comme les nouvelles quÃon lit dans un journal et mÃexcitait â¡ la faÃon dÃun programme de fÃte. Comme M. Legrandin avait passà prÃs de nous en sortant de lÃÃglise, marchant â¡ cÃtà dÃune châtelaine du voisinage que nous ne connaissions que de vue, mon pÃre avait fait un salut â¡ la fois amical et rÃservÃ, sans que nous nous arrÃtions; M. Legrandin avait â¡ peine rÃpondu, dÃun air ÃtonnÃ, comme sÃil ne nous reconnaissait pas, et avec cette perspective du regard particuliÃre aux personnes qui ne veulent pas Ãtre aimables et qui, du fond subitement prolongà de leurs yeux, ont lÃair de vous apercevoir comme au bout dÃune route interminable et â¡ une si grande distance quÃelles se contentent de vous adresser un signe de tÃte minuscule pour le proportionner â¡ vos dimensions de marionnette.
Or, la dame quÃaccompagnait Legrandin Ãtait une personne vertueuse et considÃrÃe; il ne pouvait Ãtre question quÃil fËt en bonne fortune et gÃnà dÃÃtre surpris, et mon pÃre se demandait comment il avait pu mÃcontenter Legrandin. ´Je regretterais dÃautant plus de le savoir fâchÃ, dit mon pÃre, quÃau milieu de tous ces gens endimanchÃs il a, avec son petit veston droit, sa cravate molle, quelque chose de si peu apprÃtÃ, de si vraiment simple, et un air presque ingÃnu qui est tout â¡ fait sympathique.ª Mais le conseil de famille fut unanimement dÃavis que mon pÃre sÃÃtait fait une idÃe, ou que Legrandin, â¡ ce moment-lâ¡, Ãtait absorbà par quelque pensÃe. DÃailleurs la crainte de mon pÃre fut dissipÃe dÃs le lendemain soir. Comme nous revenions dÃune grande promenade, nous aperÃËmes prÃs du Pont-Vieux Legrandin, qui â¡ cause des fÃtes, restait plusieurs jours â¡ Combray. Il vint â¡ nous la main tendue: ´Connaissez-vous, monsieur le liseur, me demanda-t-il, ce vers de Paul Desjardins:
Les bois sont dÃjâ¡ noirs, le ciel est encor bleu.
NÃest-ce pas la fine notation de cette heure-ci? Vous nÃavez peut-Ãtre jamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon enfant; aujourdÃhui il se mue, me dit-on, en frÃre prÃcheur, mais ce fut longtemps un aquarelliste limpide…
Les bois sont dÃjâ¡ noirs, le ciel est encor bleu…
Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami; et mÃme â¡ lÃheure, qui vient pour moi maintenant, oË les bois sont dÃjâ¡ noirs, oË la nuit tombe vite, vous vous consolerez comme je fais en regardant du cÃtà du ciel.ª Il sortit de sa poche une cigarette, resta longtemps les yeux â¡ lÃhorizon, ´Adieu, les camaradesª, nous dit-il tout â¡ coup, et il nous quitta.
A cette heure oË je descendais apprendre le menu, le dÃner Ãtait dÃjâ¡ commencÃ, et FranÃoise, commandant aux forces de la nature devenues ses aides, comme dans les fÃeries oË les gÃants se font engager comme cuisiniers, frappait la houille, donnait â¡ la vapeur des pommes de terre â¡ Ãtuver et faisait finir â¡ point par le feu les chefs-dÃúuvre culinaires dÃabord prÃparÃs dans des rÃcipients de cÃramiste qui allaient des grandes cuves, marmites, chaudrons et poissonniÃres, aux terrines pour le gibier, moules â¡ pâtisserie, et petits pots de crÃme en passant par une collection complÃte de casserole de toutes dimensions. Je mÃarrÃtais â¡ voir sur la table, oË la fille de cuisine venait de les Ãcosser, les petits pois alignÃs et nombrÃs comme des billes vertes dans un jeu; mais mon ravissement Ãtait devant les asperges, trempÃes dÃoutremer et de rose et dont lÃÃpi, finement pignochà de mauve et dÃazur, se dÃgrade insensiblement jusquÃau pied,óencore souillà pourtant du sol de leur plant,ópar des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances cÃlestes trahissaient les dÃlicieuses crÃatures qui sÃÃtaient amusÃes â¡ se mÃtamorphoser en lÃgumes et qui, â¡ travers le dÃguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes dÃaurore, en ces Ãbauches dÃarc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence prÃcieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dÃner oË jÃen avais mangÃ, elles jouaient, dans leurs farces poÃtiques et grossiÃres comme une fÃerie de Shakespeare, â¡ changer mon pot de chambre en un vase de parfum.
La pauvre Charità de Giotto, comme lÃappelait Swann, chargÃe par FranÃoise de les ´plumerª, les avait prÃs dÃelle dans une corbeille, son air Ãtait douloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs de la terre; et les lÃgÃres couronnes dÃazur qui ceignaient les asperges au-dessus de leurs tuniques de rose Ãtaient finement dessinÃes, Ãtoile par Ãtoile, comme le sont dans la fresque les fleurs bandÃes autour du front ou piquÃes dans la corbeille de la Vertu de Padoue. Et cependant, FranÃoise tournait â¡ la broche un de ces poulets, comme elle seule savait en rÃtir, qui avaient portà loin dans Combray lÃodeur de ses mÃrites, et qui, pendant quÃelle nous les servait â¡ table, faisaient prÃdominer la douceur dans ma conception spÃciale de son caractÃre, lÃarÃme de cette chair quÃelle savait rendre si onctueuse et si tendre nÃÃtant pour moi que le propre parfum dÃune de ses vertus.
Mais le jour oË, pendant que mon pÃre consultait le conseil de famille sur la rencontre de Legrandin, je descendis â¡ la cuisine, Ãtait un de ceux oË la Charità de Giotto, trÃs malade de son accouchement rÃcent, ne pouvait se lever; FranÃoise, nÃÃtant plus aidÃe, Ãtait en retard. Quand je fus en bas, elle Ãtait en train, dans lÃarriÃre-cuisine qui donnait sur la basse-cour, de tuer un poulet qui, par sa rÃsistance dÃsespÃrÃe et bien naturelle, mais accompagnÃe par FranÃoise hors dÃelle, tandis quÃelle cherchait â¡ lui fendre le cou sous lÃoreille, des cris de ´sale bÃte! sale bÃte!ª, mettait la sainte douceur et lÃonction de notre servante un peu moins en lumiÃre quÃil nÃeËt fait, au dÃner du lendemain, par sa peau brodÃe dÃor comme une chasuble et son jus prÃcieux Ãgouttà dÃun ciboire. Quand il fut mort, FranÃoise recueillit le sang qui coulait sans noyer sa rancune, eut encore un sursaut de colÃre, et regardant le cadavre de son ennemi, dit une derniÃre fois: ´Sale bÃte!ª Je remontai tout tremblant; jÃaurais voulu quÃon mÃt FranÃoise tout de suite â¡ la porte. Mais qui mÃeËt fait des boules aussi chaudes, du cafà aussi parfumÃ, et mÃme… ces poulets?… Et en rÃalitÃ, ce lâche calcul, tout le monde avait eu â¡ le faire comme moi. Car ma tante LÃonie savait,óce que jÃignorais encore,óque FranÃoise qui, pour sa fille, pour ses neveux, aurait donnà sa vie sans une plainte, Ãtait pour dÃautres Ãtres dÃune duretà singuliÃre. Malgrà cela ma tante lÃavait gardÃe, car si elle connaissait sa cruautÃ, elle apprÃciait son service. Je mÃaperÃus peu â¡ peu que la douceur, la componction, les vertus de FranÃoise cachaient des tragÃdies dÃarriÃre-cuisine, comme lÃhistoire dÃcouvre que les rÃgnes des Rois et des Reines, qui sont reprÃsentÃs les mains jointes dans les vitraux des Ãglises, furent marquÃs dÃincidents sanglants. Je me rendis compte que, en dehors de ceux de sa parentÃ, les humains excitaient dÃautant plus sa pitià par leurs malheurs, quÃils vivaient plus ÃloignÃs dÃelle. Les torrents de larmes quÃelle versait en lisant le journal sur les infortunes des inconnus se tarissaient vite si elle pouvait se reprÃsenter la personne qui en Ãtait lÃobjet dÃune faÃon un peu prÃcise. Une de ces nuits qui suivirent lÃaccouchement de la fille de cuisine, celle-ci fut prise dÃatroces coliques; maman lÃentendit se plaindre, se leva et rÃveilla FranÃoise qui, insensible, dÃclara que tous ces cris Ãtaient une comÃdie, quÃelle voulait ´faire la maÃtresseª. Le mÃdecin, qui craignait ces crises, avait mis un signet, dans un livre de mÃdecine que nous avions, â¡ la page oË elles sont dÃcrites et oË il nous avait dit de nous reporter pour trouver lÃindication des premiers soins â¡ donner. Ma mÃre envoya FranÃoise chercher le livre en lui recommandant de ne pas laisser tomber le signet. Au bout dÃune heure, FranÃoise nÃÃtait pas revenue; ma mÃre indignÃe crut quÃelle sÃÃtait recouchÃe et me dit dÃaller voir moi-mÃme dans la bibliothÃque. JÃy trouvai FranÃoise qui, ayant voulu regarder ce que le signet marquait, lisait la description clinique de la crise et poussait des sanglots maintenant quÃil sÃagissait dÃune malade-type quÃelle ne connaissait pas. A chaque symptÃme douloureux mentionnà par lÃauteur du traitÃ, elle sÃÃcriait: ´Hà lâ¡! Sainte Vierge, est-il possible que le bon Dieu veuille faire souffrir ainsi une malheureuse crÃature humaine? HÃ! la pauvre!ª
Mais dÃs que je lÃeus appelÃe et quÃelle fut revenue prÃs du lit de la Charità de Giotto, ses larmes cessÃrent aussitÃt de couler; elle ne put reconnaÃtre ni cette agrÃable sensation de pitià et dÃattendrissement quÃelle connaissait bien et que la lecture des journaux lui avait souvent donnÃe, ni aucun plaisir de mÃme famille, dans lÃennui et dans lÃirritation de sÃÃtre levÃe au milieu de la nuit pour la fille de cuisine; et â¡ la vue des mÃmes souffrances dont la description lÃavait fait pleurer, elle nÃeut plus que des ronchonnements de mauvaise humeur, mÃme dÃaffreux sarcasmes, disant, quand elle crut que nous Ãtions partis et ne pouvions plus lÃentendre: ´Elle nÃavait quÃâ¡ ne pas faire ce quÃil faut pour Ãa! Ãa lui a fait plaisir! quÃelle ne fasse pas de maniÃres maintenant. Faut-il tout de mÃme quÃun garÃon ait Ãtà abandonnà du bon Dieu pour aller avec Ãa. Ah! cÃest bien comme on disait dans le patois de ma pauvre mÃre:
´Qui du cul dÃun chien sÃamourose
´Il lui paraÃt une rose.ª
Si, quand son petit-fils Ãtait un peu enrhumà du cerveau, elle partait la nuit, mÃme malade, au lieu de se coucher, pour voir sÃil nÃavait besoin de rien, faisant quatre lieues â¡ pied avant le jour afin dÃÃtre rentrÃe pour son travail, en revanche ce mÃme amour des siens et son dÃsir dÃassurer la grandeur future de sa maison se traduisait dans sa politique â¡ lÃÃgard des autres domestiques par une maxime constante qui fut de nÃen jamais laisser un seul sÃimplanter chez ma tante, quÃelle mettait dÃailleurs une sorte dÃorgueil â¡ ne laisser approcher par personne, prÃfÃrant, quand elle-mÃme Ãtait malade, se relever pour lui donner son eau de Vichy plutÃt que de permettre lÃaccÃs de la chambre de sa maÃtresse â¡ la fille de cuisine. Et comme cet hymÃnoptÃre observà par Fabre, la guÃpe fouisseuse, qui pour que ses petits aprÃs sa mort aient de la viande fraÃche â¡ manger, appelle lÃanatomie au secours de sa cruautà et, ayant capturà des charanÃons et des araignÃes, leur perce avec un savoir et une adresse merveilleux le centre nerveux dÃoË dÃpend le mouvement des pattes, mais non les autres fonctions de la vie, de faÃon que lÃinsecte paralysà prÃs duquel elle dÃpose ses oeufs, fournisse aux larves, quand elles Ãcloront un gibier docile, inoffensif, incapable de fuite ou de rÃsistance, mais nullement faisandÃ, FranÃoise trouvait pour servir sa volontà permanente de rendre la maison intenable â¡ tout domestique, des ruses si savantes et si impitoyables que, bien des annÃes plus tard, nous apprÃmes que si cet ÃtÃ-lâ¡ nous avions mangà presque tous les jours des asperges, cÃÃtait parce que leur odeur donnait â¡ la pauvre fille de cuisine chargÃe de les Ãplucher des crises dÃasthme dÃune telle violence quÃelle fut obligÃe de finir par sÃen aller.
HÃlas! nous devions dÃfinitivement changer dÃopinion sur Legrandin. Un des dimanches qui suivit la rencontre sur le Pont-Vieux aprÃs laquelle mon pÃre avait dË confesser son erreur, comme la messe finissait et quÃavec le soleil et le bruit du dehors quelque chose de si peu sacrà entrait dans lÃÃglise que Mme Goupil, Mme Percepied (toutes les personnes qui tout â¡ lÃheure, â¡ mon arrivÃe un peu en retard, Ãtaient restÃes les yeux absorbÃs dans leur priÃre et que jÃaurais mÃme pu croire ne mÃavoir pas vu entrer si, en mÃme temps, leurs pieds nÃavaient repoussà lÃgÃrement le petit banc qui mÃempÃchait de gagner ma chaise) commenÃaient â¡ sÃentretenir avec nous â¡ haute voix de sujets tout temporels comme si nous Ãtions dÃjâ¡ sur la place, nous vÃmes sur le seuil brËlant du porche, dominant le tumulte bariolà du marchÃ, Legrandin, que le mari de cette dame avec qui nous lÃavions derniÃrement rencontrÃ, Ãtait en train de prÃsenter â¡ la femme dÃun autre gros propriÃtaire terrien des environs. La figure de Legrandin exprimait une animation, un zÃle extraordinaires; il fit un profond salut avec un renversement secondaire en arriÃre, qui ramena brusquement son dos au delâ¡ de la position de dÃpart et quÃavait dË lui apprendre le mari de sa súur, Mme De Cambremer. Ce redressement rapide fit refluer en une sorte dÃonde fougueuse et musclÃe la croupe de Legrandin que je ne supposais pas si charnue; et je ne sais pourquoi cette ondulation de pure matiÃre, ce flot tout charnel, sans expression de spiritualità et quÃun empressement plein de bassesse fouettait en tempÃte, ÃveillÃrent tout dÃun coup dans mon esprit la possibilità dÃun Legrandin tout diffÃrent de celui que nous connaissions. Cette dame le pria de dire quelque chose â¡ son cocher, et tandis quÃil allait jusquÃâ¡ la voiture, lÃempreinte de joie timide et dÃvouÃe que la prÃsentation avait marquÃe sur son visage y persistait encore. Ravi dans une sorte de rÃve, il souriait, puis il revint vers la dame en se hâtant et, comme il marchait plus vite quÃil nÃen avait lÃhabitude, ses deux Ãpaules oscillaient de droite et de gauche ridiculement, et il avait lÃair tant il sÃy abandonnait entiÃrement en nÃayant plus souci du reste, dÃÃtre le jouet inerte et mÃcanique du bonheur. Cependant, nous sortions du porche, nous allions passer â¡ cÃtà de lui, il Ãtait trop bien Ãlevà pour dÃtourner la tÃte, mais il fixa de son regard soudain chargà dÃune rÃverie profonde un point si Ãloignà de lÃhorizon quÃil ne put nous voir et nÃeut pas â¡ nous saluer. Son visage restait ingÃnu au-dessus dÃun veston souple et droit qui avait lÃair de se sentir fourvoyà malgrà lui au milieu dÃun luxe dÃtestÃ. Et une lavalliÃre â¡ pois quÃagitait le vent de la Place continuait â¡ flotter sur Legrandin comme lÃÃtendard de son fier isolement et de sa noble indÃpendance. Au moment oË nous arrivions â¡ la maison, maman sÃaperÃut quÃon avait oublià le Saint-Honorà et demanda â¡ mon pÃre de retourner avec moi sur nos pas dire quÃon lÃapportât tout de suite. Nous croisâmes prÃs de lÃÃglise Legrandin qui venait en sens inverse conduisant la mÃme dame â¡ sa voiture. Il passa contre nous, ne sÃinterrompit pas de parler â¡ sa voisine et nous fit du coin de son úil bleu un petit signe en quelque sorte intÃrieur aux paupiÃres et qui, nÃintÃressant pas les muscles de son visage, put passer parfaitement inaperÃu de son interlocutrice; mais, cherchant â¡ compenser par lÃintensità du sentiment le champ un peu Ãtroit oË il en circonscrivait lÃexpression, dans ce coin dÃazur qui nous Ãtait affectà il fit pÃtiller tout lÃentrain de la bonne grâce qui dÃpassa lÃenjouement, frisa la malice; il subtilisa les finesses de lÃamabilità jusquÃaux clignements de la connivence, aux demi-mots, aux sous-entendus, aux mystÃres de la complicitÃ; et finalement exalta les assurances dÃamitià jusquÃaux protestations de tendresse, jusquÃâ¡ la dÃclaration dÃamour, illuminant alors pour nous seuls dÃune langueur secrÃte et invisible â¡ la châtelaine, une prunelle ÃnamourÃe dans un visage de glace.
Il avait prÃcisÃment demandà la veille â¡ mes parents de mÃenvoyer dÃner ce soir-lâ¡ avec lui: ´Venez tenir compagnie â¡ votre vieil ami, mÃavait-il dit. Comme le bouquet quÃun voyageur nous envoie dÃun pays oË nous ne retournerons plus, faites-moi respirer du lointain de votre adolescence ces fleurs des printemps que jÃai traversÃs moi aussi il y a bien des annÃes. Venez avec la primevÃre, la barbe de chanoine, le bassin dÃor, venez avec le sÃdum dont est fait le bouquet de dilection de la flore balzacienne, avec la fleur du jour de la RÃsurrection, la pâquerette et la boule de neige des jardins qui commence â¡ embaumer dans les allÃes de votre grandÃtante quand ne sont pas encore fondues les derniÃres boules de neige des giboulÃes de Pâques. Venez avec la glorieuse vÃture de soie du lis digne de Salomon, et lÃÃmail polychrome des pensÃes, mais venez surtout avec la brise fraÃche encore des derniÃres gelÃes et qui va entrÃouvrir, pour les deux papillons qui depuis ce matin attendent â¡ la porte, la premiÃre rose de JÃrusalem.ª
On se demandait â¡ la maison si on devait mÃenvoyer tout de mÃme dÃner avec M. Legrandin. Mais ma grandÃmÃre refusa de croire quÃil eËt Ãtà impoli. ´Vous reconnaissez vous-mÃme quÃil vient lâ¡ avec sa tenue toute simple qui nÃest guÃre celle dÃun mondain.ª Elle dÃclarait quÃen tous cas, et â¡ tout mettre au pis, sÃil lÃavait ÃtÃ, mieux valait ne pas avoir lÃair de sÃen Ãtre aperÃu. A vrai dire mon pÃre lui-mÃme, qui Ãtait pourtant le plus irrità contre lÃattitude quÃavait eue Legrandin, gardait peut-Ãtre un dernier doute sur le sens quÃelle comportait. Elle Ãtait comme toute attitude ou action oË se rÃvÃle le caractÃre profond et cachà de quelquÃun: elle ne se relie pas â¡ ses paroles antÃrieures, nous ne pouvons pas la faire confirmer par le tÃmoignage du coupable qui nÃavouera pas; nous en sommes rÃduits â¡ celui de nos sens dont nous nous demandons, devant ce souvenir isolà et incohÃrent, sÃils nÃont pas Ãtà le jouet dÃune illusion; de sorte que de telles attitudes, les seules qui aient de lÃimportance, nous laissent souvent quelques doutes.
Je dÃnai avec Legrandin sur sa terrasse; il faisait clair de lune: ´Il y a une jolie qualità de silence, nÃest-ce pas, me dit-il; aux cúurs blessÃs comme lÃest le mien, un romancier que vous lirez plus tard, prÃtend que conviennent seulement lÃombre et le silence. Et voyez-vous, mon enfant, il vient dans la vie une heure dont vous Ãtes bien loin encore oË les yeux las ne tolÃrent plus quÃune lumiÃre, celle quÃune belle nuit comme celle-ci prÃpare et distille avec lÃobscuritÃ, oË les oreilles ne peuvent plus Ãcouter de musique que celle que joue le clair de lune sur la flËte du silence.ª JÃÃcoutais les paroles de M. Legrandin qui me paraissaient toujours si agrÃables; mais troublà par le souvenir dÃune femme que jÃavais aperÃue derniÃrement pour la premiÃre fois, et pensant, maintenant que je savais que Legrandin Ãtait lià avec plusieurs personnalitÃs aristocratiques des environs, que peut-Ãtre il connaissait celle-ci, prenant mon courage, je lui dis: ´Est-ce que vous connaissez, monsieur, la… les châtelaines de Guermantesª, heureux aussi en prononÃant ce nom de prendre sur lui une sorte de pouvoir, par le seul fait de le tirer de mon rÃve et de lui donner une existence objective et sonore.
Mais â¡ ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux bleus de notre ami se ficher une petite encoche brune comme sÃils venaient dÃÃtre percÃs par une pointe invisible, tandis que le reste de la prunelle rÃagissait en sÃcrÃtant des flots dÃazur. Le cerne de sa paupiÃre noircit, sÃabaissa. Et sa bouche marquÃe dÃun pli amer se ressaissant plus vite sourit, tandis que le regard restait douloureux, comme celui dÃun beau martyr dont le corps est hÃrissà de flÃches: ´Non, je ne les connais pasª, dit-il, mais au lieu de donner â¡ un renseignement aussi simple, â¡ une rÃponse aussi peu surprenante le ton naturel et courant qui convenait, il le dÃbita en appuyant sur les mots, en sÃinclinant, en saluant de la tÃte, â¡ la fois avec lÃinsistance quÃon apporte, pour Ãtre cru, â¡ une affirmation invraisemblable,ócomme si ce fait quÃil ne connËt pas les Guermantes ne pouvait Ãtre lÃeffet que dÃun hasard singulieróet aussi avec lÃemphase de quelquÃun qui, ne pouvant pas taire une situation qui lui est pÃnible, prÃfÃre la proclamer pour donner aux autres lÃidÃe que lÃaveu quÃil fait ne lui cause aucun embarras, est facile, agrÃable, spontanÃ, que la situation elle-mÃmeólÃabsence de relations avec les Guermantes,ópourrait bien avoir Ãtà non pas subie, mais voulue par lui, rÃsulter de quelque tradition de famille, principe de morale ou voeu mystique lui interdisant nommÃment la frÃquentation des Guermantes. ´Non, reprit-il, expliquant par ses paroles sa propre intonation, non, je ne les connais pas, je nÃai jamais voulu, jÃai toujours tenu â¡ sauvegarder ma pleine indÃpendance; au fond je suis une tÃte jacobine, vous le savez. Beaucoup de gens sont venus â¡ la rescousse, on me disait que jÃavais tort de ne pas aller â¡ Guermantes, que je me donnais lÃair dÃun malotru, dÃun vieil ours. Mais voilâ¡ une rÃputation qui nÃest pas pour mÃeffrayer, elle est si vraie! Au fond, je nÃaime plus au monde que quelques Ãglises, deux ou trois livres, â¡ peine davantage de tableaux, et le clair de lune quand la brise de votre jeunesse apporte jusquÃâ¡ moi lÃodeur des parterres que mes vieilles prunelles ne distinguent plus.ª Je ne comprenais pas bien que pour ne pas aller chez des gens quÃon ne connaÃt pas, il fËt nÃcessaire de tenir â¡ son indÃpendance, et en quoi cela pouvait vous donner lÃair dÃun sauvage ou dÃun ours. Mais ce que je comprenais cÃest que Legrandin nÃÃtait pas tout â¡ fait vÃridique quand il disait nÃaimer que les Ãglises, le clair de lune et la jeunesse; il aimait beaucoup les gens des châteaux et se trouvait pris devant eux dÃune si grande peur de leur dÃplaire quÃil nÃosait pas leur laisser voir quÃil avait pour amis des bourgeois, des fils de notaires ou dÃagents de change, prÃfÃrant, si la vÃrità devait se dÃcouvrir, que ce fËt en son absence, loin de lui et ´par dÃfautª; il Ãtait snob. Sans doute il ne disait jamais rien de tout cela dans le langage que mes parents et moi-mÃme nous aimions tant. Et si je demandais: ´Connaissez-vous les Guermantes?ª, Legrandin le causeur rÃpondait: ´Non, je nÃai jamais voulu les connaÃtre.ª Malheureusement il ne le rÃpondait quÃen second, car un autre Legrandin quÃil cachait soigneusement au fond de lui, quÃil ne montrait pas, parce que ce Legrandin-lâ¡ savait sur le nÃtre, sur son snobisme, des histoires compromettantes, un autre Legrandin avait dÃjâ¡ rÃpondu par la blessure du regard, par le rictus de la bouche, par la gravità excessive du ton de la rÃponse, par les mille flÃches dont notre Legrandin sÃÃtait trouvà en un instant lardà et alangui, comme un saint SÃbastien du snobisme: ´HÃlas! que vous me faites mal, non je ne connais pas les Guermantes, ne rÃveillez pas la grande douleur de ma vie.ª Et comme ce Legrandin enfant terrible, ce Legrandin maÃtre chanteur, sÃil nÃavait pas le joli langage de lÃautre, avait le verbe infiniment plus prompt, composà de ce quÃon appelle ´rÃflexesª, quand Legrandin le causeur voulait lui imposer silence, lÃautre avait dÃjâ¡ parlà et notre ami avait beau se dÃsoler de la mauvaise impression que les rÃvÃlations de son alter ego avaient dË produire, il ne pouvait quÃentreprendre de la pallier.
Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fËt pas sincÃre quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas savoir, au moins par lui-mÃme, quÃil le fËt, puisque nous ne connaissons jamais que les passions des autres, et que ce que nous arrivons â¡ savoir des nÃtres, ce nÃest que dÃeux que nous avons pu lÃapprendre. Sur nous, elles nÃagissent que dÃune faÃon seconde, par lÃimagination qui substitue aux premiers mobiles des mobiles de relais qui sont plus dÃcents. Jamais le snobisme de Legrandin ne lui conseillait dÃaller voir souvent une duchesse. Il chargeait lÃimagination de Legrandin de lui faire apparaÃtre cette duchesse comme parÃe de toutes les grâces. Legrandin se rapprochait de la duchesse, sÃestimant de cÃder â¡ cet attrait de lÃesprit et de la vertu quÃignorent les infâmes snobs. Seuls les autres savaient quÃil en Ãtait un; car, grâce â¡ lÃincapacità oË ils Ãtaient de comprendre le travail intermÃdiaire de son imagination, ils voyaient en face lÃune de lÃautre lÃactività mondaine de Legrandin et sa cause premiÃre.
Maintenant, â¡ la maison, on nÃavait plus aucune illusion sur M. Legrandin, et nos relations avec lui sÃÃtaient fort espacÃes. Maman sÃamusait infiniment chaque fois quÃelle prenait Legrandin en flagrant dÃlit du pÃchà quÃil nÃavouait pas, quÃil continuait â¡ appeler le pÃchà sans rÃmission, le snobisme. Mon pÃre, lui, avait de la peine â¡ prendre les dÃdains de Legrandin avec tant de dÃtachement et de gaÃtÃ; et quand on pensa une annÃe â¡ mÃenvoyer passer les grandes vacances â¡ Balbec avec ma grandÃmÃre, il dit: ´Il faut absolument que jÃannonce â¡ Legrandin que vous irez â¡ Balbec, pour voir sÃil vous offrira de vous mettre en rapport avec sa súur. Il ne doit pas se souvenir nous avoir dit quÃelle demeurait â¡ deux kilomÃtres de lâ¡.ª Ma grandÃmÃre qui trouvait quÃaux bains de mer il faut Ãtre du matin au soir sur la plage â¡ humer le sel et quÃon nÃy doit connaÃtre personne, parce que les visites, les promenades sont autant de pris sur lÃair marin, demandait au contraire quÃon ne parlât pas de nos projets â¡ Legrandin, voyant dÃjâ¡ sa súur, Mme de Cambremer, dÃbarquant â¡ lÃhÃtel au moment oË nous serions sur le point dÃaller â¡ la pÃche et nous forÃant â¡ rester enfermÃs pour la recevoir. Mais maman riait de ses craintes, pensant â¡ part elle que le danger nÃÃtait pas si menaÃant, que Legrandin ne serait pas si pressà de nous mettre en relations avec sa súur. Or, sans quÃon eËt besoin de lui parler de Balbec, ce fut lui-mÃme, Legrandin, qui, ne se doutant pas que nous eussions jamais lÃintention dÃaller de ce cÃtÃ, vint se mettre dans le piÃge un soir oË nous le rencontrâmes au bord de la Vivonne.
ó´Il y a dans les nuages ce soir des violets et des bleus bien beaux, nÃest-ce pas, mon compagnon, dit-il â¡ mon pÃre, un bleu surtout plus floral quÃaÃrien, un bleu de cinÃraire, qui surprend dans le ciel. Et ce petit nuage rose nÃa-t-il pas aussi un teint de fleur, dÃúillet ou dÃhydrangÃa? Il nÃy a guÃre que dans la Manche, entre Normandie et Bretagne, que jÃai pu faire de plus riches observations sur cette sorte de rÃgne vÃgÃtal de lÃatmosphÃre. Lâ¡-bas, prÃs de Balbec, prÃs de ces lieux sauvages, il y a une petite baie dÃune douceur charmante oË le coucher de soleil du pays dÃAuge, le coucher de soleil rouge et or que je suis loin de dÃdaigner, dÃailleurs, est sans caractÃre, insignifiant; mais dans cette atmosphÃre humide et douce sÃÃpanouissent le soir en quelques instants de ces bouquets cÃlestes, bleus et roses, qui sont incomparables et qui mettent souvent des heures â¡ se faner. DÃautres sÃeffeuillent tout de suite et cÃest alors plus beau encore de voir le ciel entier que jonche la dispersion dÃinnombrables pÃtales soufrÃs ou roses. Dans cette baie, dite dÃopale, les plages dÃor semblent plus douces encore pour Ãtre attachÃes comme de blondes AndromÃdes â¡ ces terribles rochers des cÃtes voisines, â¡ ce rivage funÃbre, fameux par tant de naufrages, oË tous les hivers bien des barques trÃpassent au pÃril de la mer. Balbec! la plus antique ossature gÃologique de notre sol, vraiment Ar-mor, la Mer, la fin de la terre, la rÃgion maudite quÃAnatole France,óun enchanteur que devrait lire notre petit amióa si bien peinte, sous ses brouillards Ãternels, comme le vÃritable pays des CimmÃriens, dans lÃOdyssÃe. De Balbec surtout, oË dÃjâ¡ des hÃtels se construisent, superposÃs au sol antique et charmant quÃils nÃaltÃrent pas, quel dÃlice dÃexcursionner â¡ deux pas dans ces rÃgions primitives et si belles.ª
ó´Ah! est-ce que vous connaissez quelquÃun â¡ Balbec? dit mon pÃre. Justement ce petit-lâ¡ doit y aller passer deux mois avec sa grandÃmÃre et peut-Ãtre avec ma femme.ª
Legrandin pris au dÃpourvu par cette question â¡ un moment oË ses yeux Ãtaient fixÃs sur mon pÃre, ne put les dÃtourner, mais les attachant de seconde en seconde avec plus dÃintensitÃóet tout en souriant tristementósur les yeux de son interlocuteur, avec un air dÃamitià et de franchise et de ne pas craindre de le regarder en face, il sembla lui avoir traversà la figure comme si elle fËt devenue transparente, et voir en ce moment bien au delâ¡ derriÃre elle un nuage vivement colorà qui lui crÃait un alibi mental et qui lui permettrait dÃÃtablir quÃau moment oË on lui avait demandà sÃil connaissait quelquÃun â¡ Balbec, il pensait â¡ autre chose et nÃavait pas entendu la question. Habituellement de tels regards font dire â¡ lÃinterlocuteur: ´A quoi pensez-vous donc?ª Mais mon pÃre curieux, irrità et cruel, reprit:
ó´Est-ce que vous avez des amis de ce cÃtÃ-lâ¡, que vous connaissez si bien Balbec?ª
Dans un dernier effort dÃsespÃrÃ, le regard souriant de Legrandin atteignit son maximum de tendresse, de vague, de sincÃrità et de distraction, mais, pensant sans doute quÃil nÃy avait plus quÃâ¡ rÃpondre, il nous dit:
ó´JÃai des amis partout oË il y a des groupes dÃarbres blessÃs, mais non vaincus, qui se sont rapprochÃs pour implorer ensemble avec une obstination pathÃtique un ciel inclÃment qui nÃa pas pitià dÃeux.
ó´Ce nÃest pas cela que je voulais dire, interrompit mon pÃre, aussi obstinà que les arbres et aussi impitoyable que le ciel. Je demandais pour le cas oË il arriverait nÃimporte quoi â¡ ma belle-mÃre et oË elle aurait besoin de ne pas se sentir lâ¡-bas en pays perdu, si vous y connaissez du monde?ª
ó´Lâ¡ comme partout, je connais tout le monde et je ne connais personne, rÃpondit Legrandin qui ne se rendait pas si vite; beaucoup les choses et fort peu les personnes. Mais les choses elles-mÃmes y semblent des personnes, des personnes rares, dÃune essence dÃlicate et que la vie aurait dÃÃues. Parfois cÃest un castel que vous rencontrez sur la falaise, au bord du chemin oË il sÃest arrÃtà pour confronter son chagrin au soir encore rose oË monte la lune dÃor et dont les barques qui rentrent en striant lÃeau diaprÃe hissent â¡ leurs mâts la flamme et portent les couleurs; parfois cÃest une simple maison solitaire, plutÃt laide, lÃair timide mais romanesque, qui cache â¡ tous les yeux quelque secret impÃrissable de bonheur et de dÃsenchantement. Ce pays sans vÃritÃ, ajouta-t-il avec une dÃlicatesse machiavÃlique, ce pays de pure fiction est dÃune mauvaise lecture pour un enfant, et ce nÃest certes pas lui que je choisirais et recommanderais pour mon petit ami dÃjâ¡ si enclin â¡ la tristesse, pour son cúur prÃdisposÃ. Les climats de confidence amoureuse et de regret inutile peuvent convenir au vieux dÃsabusà que je suis, ils sont toujours malsains pour un tempÃrament qui nÃest pas formÃ. Croyez-moi, reprit-il avec insistance, les eaux de cette baie, dÃjâ¡ â¡ moitià bretonne, peuvent exercer une action sÃdative, dÃailleurs discutable, sur un cúur qui nÃest plus intact comme le mien, sur un cúur dont la lÃsion nÃest plus compensÃe. Elles sont contre-indiquÃes â¡votre âge, petit garÃon. Bonne nuit, voisinsª, ajouta-t-il en nous quittant avec cette brusquerie Ãvasive dont il avait lÃhabitude et, se retournant vers nous avec un doigt levà de docteur, il rÃsuma sa consultation: ´Pas de Balbec avant cinquante ans et encore cela dÃpend de lÃÃtat du cúurª, nous cria-t-il.
Mon pÃre lui en reparla dans nos rencontres ultÃrieures, le tortura de questions, ce fut peine inutile: comme cet escroc Ãrudit qui employait â¡ fabriquer de faux palimpsestes un labeur et une science dont la centiÃme partie eËt suffi â¡ lui assurer une situation plus lucrative, mais honorable, M. Legrandin, si nous avions insistà encore, aurait fini par Ãdifier toute une Ãthique de paysage et une gÃographie cÃleste de la basse Normandie, plutÃt que de nous avouer quÃâ¡ deux kilomÃtres de Balbec habitait sa propre súur, et dÃÃtre obligà ⡠nous offrir une lettre dÃintroduction qui nÃeËt pas Ãtà pour lui un tel sujet dÃeffroi sÃil avait Ãtà absolument certain,ócomme il aurait dË lÃÃtre en effet avec lÃexpÃrience quÃil avait du caractÃre de ma grandÃmÃreóque nous nÃen aurions pas profitÃ.
…
Nous rentrions toujours de bonne heure de nos promenades pour pouvoir faire une visite â¡ ma tante LÃonie avant le dÃner. Au commencement de la saison oË le jour finit tÃt, quand nous arrivions rue du Saint-Esprit, il y avait encore un reflet du couchant sur les vitres de la maison et un bandeau de pourpre au fond des bois du Calvaire qui se reflÃtait plus loin dans lÃÃtang, rougeur qui, accompagnÃe souvent dÃun froid assez vif, sÃassociait, dans mon esprit, â¡ la rougeur du feu au-dessus duquel rÃtissait le poulet qui ferait succÃder pour moi au plaisir poÃtique donnà par la promenade, le plaisir de la gourmandise, de la chaleur et du repos. Dans lÃÃtÃ, au contraire, quand nous rentrions, le soleil ne se couchait pas encore; et pendant la visite que nous faisions chez ma tante LÃonie, sa lumiÃre qui sÃabaissait et touchait la fenÃtre Ãtait arrÃtÃe entre les grands rideaux et les embrasses, divisÃe, ramifiÃe, filtrÃe, et incrustant de petits morceaux dÃor le bois de citronnier de la commode, illuminait obliquement la chambre avec la dÃlicatesse quÃelle prend dans les sous-bois. Mais certains jours fort rares, quand nous rentrions, il y avait bien longtemps que la commode avait perdu ses incrustations momentanÃes, il nÃy avait plus quand nous arrivions rue du Saint-Esprit nul reflet de couchant Ãtendu sur les vitres et lÃÃtang au pied du calvaire avait perdu sa rougeur, quelquefois il Ãtait dÃjâ¡ couleur dÃopale et un long rayon de lune qui allait en sÃÃlargissant et se fendillait de toutes les rides de lÃeau le traversait tout entier. Alors, en arrivant prÃs de la maison, nous apercevions une forme sur le pas de la porte et maman me disait:
ó´Mon dieu! voilâ¡ FranÃoise qui nous guette, ta tante est inquiÃte; aussi nous rentrons trop tard.ª
Et sans avoir pris le temps dÃenlever nos affaires, nous montions vite chez ma tante LÃonie pour la rassurer et lui montrer que, contrairement â¡ ce quÃelle imaginait dÃjâ¡, il ne nous Ãtait rien arrivÃ, mais que nous Ãtions allÃs ´du cÃtà de Guermantesª et, dame, quand on faisait cette promenade-lâ¡, ma tante savait pourtant bien quÃon ne pouvait jamais Ãtre sËr de lÃheure â¡ laquelle on serait rentrÃ.
ó´Lâ¡, FranÃoise, disait ma tante, quand je vous le disais, quÃils seraient allÃs du cÃtà de Guermantes! Mon dieu! ils doivent avoir une faim! et votre gigot qui doit Ãtre tout dessÃchà aprÃs ce quÃil a attendu. Aussi est-ce une heure pour rentrer! comment, vous Ãtes allÃs du cÃtà de Guermantes!ª
ó´Mais je croyais que vous le saviez, LÃonie, disait maman. Je pensais que FranÃoise nous avait vus sortir par la petite porte du potager.ª
Car il y avait autour de Combray deux ´cÃtÃsª pour les promenades, et si opposÃs quÃon ne sortait pas en effet de chez nous par la mÃme porte, quand on voulait aller dÃun cÃtà ou de lÃautre: le cÃtà de MÃsÃglise-la-Vineuse, quÃon appelait aussi le cÃtà de chez Swann parce quÃon passait devant la propriÃtà de M. Swann pour aller par lâ¡, et le cÃtà de Guermantes. De MÃsÃglise-la-Vineuse, â¡ vrai dire, je nÃai jamais connu que le ´cÃtê et des gens Ãtrangers qui venaient le dimanche se promener â¡ Combray, des gens que, cette fois, ma tante elle-mÃme et nous tous ne ´connaissions pointª et quÃâ¡ ce signe on tenait pour ´des gens qui seront venus de MÃsÃgliseª. Quant â¡ Guermantes je devais un jour en connaÃtre davantage, mais bien plus tard seulement; et pendant toute mon adolescence, si MÃsÃglise Ãtait pour moi quelque chose dÃinaccessible comme lÃhorizon, dÃrobà ⡠la vue, si loin quÃon allât, par les plis dÃun terrain qui ne ressemblait dÃjâ¡ plus â¡ celui de Combray, Guermantes lui ne mÃest apparu que comme le terme plutÃt idÃal que rÃel de son propre ´cÃtê, une sorte dÃexpression gÃographique abstraite comme la ligne de lÃÃquateur, comme le pÃle, comme lÃorient. Alors, ´prendre par Guermantesª pour aller â¡ MÃsÃglise, ou le contraire, mÃeËt semblà une expression aussi dÃnuÃe de sens que prendre par lÃest pour aller â¡ lÃouest. Comme mon pÃre parlait toujours du cÃtà de MÃsÃglise comme de la plus belle vue de plaine quÃil connËt et du cÃtà de Guermantes comme du type de paysage de riviÃre, je leur donnais, en les concevant ainsi comme deux entitÃs, cette cohÃsion, cette unità qui nÃappartiennent quÃaux crÃations de notre esprit; la moindre parcelle de chacun dÃeux me semblait prÃcieuse et manifester leur excellence particuliÃre, tandis quÃâ¡ cÃtà dÃeux, avant quÃon fËt arrivà sur le sol sacrà de lÃun ou de lÃautre, les chemins purement matÃriels au milieu desquels ils Ãtaient posÃs comme lÃidÃal de la vue de plaine et lÃidÃal du paysage de riviÃre, ne valaient pas plus la peine dÃÃtre regardÃs que par le spectateur Ãpris dÃart dramatique, les petites rues qui avoisinent un thÃâtre. Mais surtout je mettais entre eux, bien plus que leurs distances kilomÃtriques la distance quÃil y avait entre les deux parties de mon cerveau oË je pensais â¡ eux, une de ces distances dans lÃesprit qui ne font pas quÃÃloigner, qui sÃparent et mettent dans un autre plan. Et cette dÃmarcation Ãtait rendue plus absolue encore parce que cette habitude que nous avions de nÃaller jamais vers les deux cÃtÃs un mÃme jour, dans une seule promenade, mais une fois du cÃtà de MÃsÃglise, une fois du cÃtà de Guermantes, les enfermait pour ainsi dire loin lÃun de lÃautre, inconnaissables lÃun â¡ lÃautre, dans les vases clos et sans communication entre eux, dÃaprÃs-midi diffÃrents.
Quand on voulait aller du cÃtà de MÃsÃglise, on sortait (pas trop tÃt et mÃme si le ciel Ãtait couvert, parce que la promenade nÃÃtait pas bien longue et nÃentraÃnait pas trop) comme pour aller nÃimporte oË, par la grande porte de la maison de ma tante sur la rue du Saint-Esprit. On Ãtait saluà par lÃarmurier, on jetait ses lettres â¡ la boÃte, on disait en passant â¡ ThÃodore, de la part de FranÃoise, quÃelle nÃavait plus dÃhuile ou de cafÃ, et lÃon sortait de la ville par le chemin qui passait le long de la barriÃre blanche du parc de M. Swann. Avant dÃy arriver, nous rencontrions, venue au-devant des Ãtrangers, lÃodeur de ses lilas. Eux-mÃmes, dÃentre les petits cúurs verts et frais de leurs feuilles, levaient curieusement au-dessus de la barriÃre du parc leurs panaches de plumes mauves ou blanches que lustrait, mÃme â¡ lÃombre, le soleil oË elles avaient baignÃ. Quelques-uns, â¡ demi cachÃs par la petite maison en tuiles appelÃe maison des Archers, oË logeait le gardien, dÃpassaient son pignon gothique de leur rose minaret. Les Nymphes du printemps eussent semblà vulgaires, auprÃs de ces jeunes houris qui gardaient dans ce jardin franÃais les tons vifs et purs des miniatures de la Perse. Malgrà mon dÃsir dÃenlacer leur taille souple et dÃattirer â¡ moi les boucles ÃtoilÃes de leur tÃte odorante, nous passions sans nous arrÃter, mes parents nÃallant plus â¡ Tansonville depuis le mariage de Swann, et, pour ne pas avoir lÃair de regarder dans le parc, au lieu de prendre le chemin qui longe sa clÃture et qui monte directement aux champs, nous en prenions un autre qui y conduit aussi, mais obliquement, et nous faisait dÃboucher trop loin. Un jour, mon grand-pÃre dit â¡ mon pÃre:
ó´Vous rappelez-vous que Swann a dit hier que, comme sa femme et sa fille partaient pour Reims, il en profiterait pour aller passer vingt-quatre heures â¡ Paris? Nous pourrions longer le parc, puisque ces dames ne sont pas lâ¡, cela nous abrÃgerait dÃautant.ª
Nous nous arrÃtâmes un moment devant la barriÃre. Le temps des lilas approchait de sa fin; quelques-uns effusaient encore en hauts lustres mauves les bulles dÃlicates de leurs fleurs, mais dans bien des parties du feuillage oË dÃferlait, il y avait seulement une semaine, leur mousse embaumÃe, se flÃtrissait, diminuÃe et noircie, une Ãcume creuse, sÃche et sans parfum. Mon grand-pÃre montrait â¡ mon pÃre en quoi lÃaspect des lieux Ãtait restà le mÃme, et en quoi il avait changÃ, depuis la promenade quÃil avait faite avec M. Swann le jour de la mort de sa femme, et il saisit cette occasion pour raconter cette promenade une fois de plus.
Devant nous, une allÃe bordÃe de capucines montait en plein soleil vers le château. A droite, au contraire, le parc sÃÃtendait en terrain plat. Obscurcie par lÃombre des grands arbres qui lÃentouraient, une piÃce dÃeau avait Ãtà creusÃe par les parents de Swann; mais dans ses crÃations les plus factices, cÃest sur la nature que lÃhomme travaille; certains lieux font toujours rÃgner autour dÃeux leur empire particulier, arborent leurs insignes immÃmoriaux au milieu dÃun parc comme ils auraient fait loin de toute intervention humaine, dans une solitude qui revient partout les entourer, surgie des nÃcessitÃs de leur exposition et superposÃe â¡ lÃúuvre humaine. CÃest ainsi quÃau pied de lÃallÃe qui dominait lÃÃtang artificiel, sÃÃtait composÃe sur deux rangs, tressÃs de fleurs de myosotis et de pervenches, la couronne naturelle, dÃlicate et bleue qui ceint le front clair-obscur des eaux, et que le glaÃeul, laissant flÃchir ses glaives avec un abandon royal, Ãtendait sur lÃeupatoire et la grenouillette au pied mouillÃ, les fleurs de lis en lambeaux, violettes et jaunes, de son sceptre lacustre.
Le dÃpart de Mlle Swann qui,óen mÃÃtant la chance terrible de la voir apparaÃtre dans une allÃe, dÃÃtre connu et mÃprisà par la petite fille privilÃgiÃe qui avait Bergotte pour ami et allait avec lui visiter des cathÃdralesó, me rendait la contemplation de Tansonville indiffÃrente la premiÃre fois oË elle mÃÃtait permise, semblait au contraire ajouter â¡ cette propriÃtÃ, aux yeux de mon grand-pÃre et de mon pÃre, des commoditÃs, un agrÃment passager, et, comme fait pour une excursion en pays de montagnes, lÃabsence de tout nuage, rendre cette journÃe exceptionnellement propice â¡ une promenade de ce cÃtÃ; jÃaurais voulu que leurs calculs fussent dÃjouÃs, quÃun miracle fÃt apparaÃtre Mlle Swann avec son pÃre, si prÃs de nous, que nous nÃaurions pas le temps de lÃÃviter et serions obligÃs de faire sa connaissance. Aussi, quand tout dÃun coup, jÃaperÃus sur lÃherbe, comme un signe de sa prÃsence possible, un koufin oublià ⡠cÃtà dÃune ligne dont le bouchon flottait sur lÃeau, je mÃempressai de dÃtourner dÃun autre cÃtÃ, les regards de mon pÃre et de mon grand-pÃre. DÃailleurs Swann nous ayant dit que cÃÃtait mal â¡ lui de sÃabsenter, car il avait pour le moment de la famille â¡ demeure, la ligne pouvait appartenir â¡ quelque invitÃ. On nÃentendait aucun bruit de pas dans les allÃes. Divisant la hauteur dÃun arbre incertain, un invisible oiseau sÃingÃniait â¡ faire trouver la journÃe courte, explorait dÃune note prolongÃe, la solitude environnante, mais il recevait dÃelle une rÃplique si unanime, un choc en retour si redoublà de silence et dÃimmobilità quÃon aurait dit quÃil venait dÃarrÃter pour toujours lÃinstant quÃil avait cherchà ⡠faire passer plus vite. La lumiÃre tombait si implacable du ciel devenu fixe que lÃon aurait voulu se soustraire â¡ son attention, et lÃeau dormante elle-mÃme, dont des insectes irritaient perpÃtuellement le sommeil, rÃvant sans doute de quelque MaelstrÃm imaginaire, augmentait le trouble oË mÃavait jetà la vue du flotteur de liÃge en semblant lÃentraÃner â¡ toute vitesse sur les Ãtendues silencieuses du ciel reflÃtÃ; presque vertical il paraissait prÃt â¡ plonger et dÃjâ¡ je me demandais, si, sans tenir compte du dÃsir et de la crainte que jÃavais de la connaÃtre, je nÃavais pas le devoir de faire prÃvenir Mlle Swann que le poisson mordait,óquand il me fallut rejoindre en courant mon pÃre et mon grand-pÃre qui mÃappelaient, ÃtonnÃs que je ne les eusse pas suivis dans le petit chemin qui monte vers les champs et oË ils sÃÃtaient engagÃs. Je le trouvai tout bourdonnant de lÃodeur des aubÃpines. La haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la jonchÃe de leurs fleurs amoncelÃes en reposoir; au-dessous dÃelles, le soleil posait â¡ terre un quadrillage de clartÃ, comme sÃil venait de traverser une verriÃre; leur parfum sÃÃtendait aussi onctueux, aussi dÃlimità en sa forme que si jÃeusse Ãtà devant lÃautel de la Vierge, et les fleurs, aussi parÃes, tenaient chacune dÃun air distrait son Ãtincelant bouquet dÃÃtamines, fines et rayonnantes nervures de style flamboyant comme celles qui â¡ lÃÃglise ajouraient la rampe du jubà ou les meneaux du vitrail et qui sÃÃpanouissaient en blanche chair de fleur de fraisier. Combien naÃves et paysannes en comparaison sembleraient les Ãglantines qui, dans quelques semaines, monteraient elles aussi en plein soleil le mÃme chemin rustique, en la soie unie de leur corsage rougissant quÃun souffle dÃfait.
Mais jÃavais beau rester devant les aubÃpines â¡ respirer, â¡ porter devant ma pensÃe qui ne savait ce quÃelle devait en faire, â¡ perdre, â¡ retrouver leur invisible et fixe odeur, â¡ mÃunir au rythme qui jetait leurs fleurs, ici et lâ¡, avec une allÃgresse juvÃnile et â¡ des intervalles inattendus comme certains intervalles musicaux, elles mÃoffraient indÃfiniment le mÃme charme avec une profusion inÃpuisable, mais sans me laisser approfondir davantage, comme ces mÃlodies quÃon rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant dans leur secret. Je me dÃtournais dÃelles un moment, pour les aborder ensuite avec des forces plus fraÃches. Je poursuivais jusque sur le talus qui, derriÃre la haie, montait en pente raide vers les champs, quelque coquelicot perdu, quelques bluets restÃs paresseusement en arriÃre, qui le dÃcoraient Ãâ¡ et lâ¡ de leurs fleurs comme la bordure dÃune tapisserie oË apparaÃt clairsemà le motif agreste qui triomphera sur le panneau; rares encore, espacÃs comme les maisons isolÃes qui annoncent dÃjâ¡ lÃapproche dÃun village, ils mÃannonÃaient lÃimmense Ãtendue oË dÃferlent les blÃs, oË moutonnent les nuages, et la vue dÃun seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant cingler au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouÃe graisseuse et noire, me faisait battre le cúur, comme au voyageur qui aperÃoit sur une terre basse une premiÃre barque ÃchouÃe que rÃpare un calfat, et sÃÃcrie, avant de lÃavoir encore vue: ´La Mer!ª
Puis je revenais devant les aubÃpines comme devant ces chefs-dÃúuvre dont on croit quÃon saura mieux les voir quand on a cessà un moment de les regarder, mais jÃavais beau me faire un Ãcran de mes mains pour nÃavoir quÃelles sous les yeux, le sentiment quÃelles Ãveillaient en moi restait obscur et vague, cherchant en vain â¡ se dÃgager, â¡ venir adhÃrer â¡ leurs fleurs. Elles ne mÃaidaient pas â¡ lÃÃclaircir, et je ne pouvais demander â¡ dÃautres fleurs de le satisfaire. Alors, me donnant cette joie que nous Ãprouvons quand nous voyons de notre peintre prÃfÃrà une úuvre qui diffÃre de celles que nous connaissions, ou bien si lÃon nous mÃne devant un tableau dont nous nÃavions vu jusque-lâ¡ quÃune esquisse au crayon, si un morceau entendu seulement au piano nous apparaÃt ensuite revÃtu des couleurs de lÃorchestre, mon grand-pÃre mÃappelant et me dÃsignant la haie de Tansonville, me dit: ´Toi qui aimes les aubÃpines, regarde un peu cette Ãpine rose; est-elle jolie!ª En effet cÃÃtait une Ãpine, mais rose, plus belle encore que les blanches. Elle aussi avait une parure de fÃte,óde ces seules vraies fÃtes que sont les fÃtes religieuses, puisquÃun caprice contingent ne les applique pas comme les fÃtes mondaines â¡ un jour quelconque qui ne leur est pas spÃcialement destinÃ, qui nÃa rien dÃessentiellement fÃriÃ,ómais une parure plus riche encore, car les fleurs attachÃes sur la branche, les unes au-dessus des autres, de maniÃre â¡ ne laisser aucune place qui ne fËt dÃcorÃe, comme des pompons qui enguirlandent une houlette rococo, Ãtaient ´en couleurª, par consÃquent dÃune qualità supÃrieure selon lÃesthÃtique de Combray si lÃon en jugeait par lÃÃchelle des prix dans le ´magasinª de la Place ou chez Camus oË Ãtaient plus chers ceux des biscuits qui Ãtaient roses. Moi-mÃme jÃapprÃciais plus le fromage â¡ la crÃme rose, celui oË lÃon mÃavait permis dÃÃcraser des fraises. Et justement ces fleurs avaient choisi une de ces teintes de chose mangeable, ou de tendre embellissement â¡ une toilette pour une grande fÃte, qui, parce quÃelles leur prÃsentent la raison de leur supÃrioritÃ, sont celles qui semblent belles avec le plus dÃÃvidence aux yeux des enfants, et â¡ cause de cela, gardent toujours pour eux quelque chose de plus vif et de plus naturel que les autres teintes, mÃme lorsquÃils ont compris quÃelles ne promettaient rien â¡ leur gourmandise et nÃavaient pas Ãtà choisies par la couturiÃre. Et certes, je lÃavais tout de suite senti, comme devant les Ãpines blanches mais avec plus dÃÃmerveillement, que ce nÃÃtait pas facticement, par un artifice de fabrication humaine, quÃÃtait traduite lÃintention de festività dans les fleurs, mais que cÃÃtait la nature qui, spontanÃment, lÃavait exprimÃe avec la naÃvetà dÃune commerÃante de village travaillant pour un reposoir, en surchargeant lÃarbuste de ces rosettes dÃun ton trop tendre et dÃun pompadour provincial. Au haut des branches, comme autant de ces petits rosiers aux pots cachÃs dans des papiers en dentelles, dont aux grandes fÃtes on faisait rayonner sur lÃautel les minces fusÃes, pullulaient mille petits boutons dÃune teinte plus pâle qui, en sÃentrÃouvrant, laissaient voir, comme au fond dÃune coupe de marbre rose, de rouges sanguines et trahissaient plus encore que les fleurs, lÃessence particuliÃre, irrÃsistible, de lÃÃpine, qui, partout oË elle bourgeonnait, oË elle allait fleurir, ne le pouvait quÃen rose. Intercalà dans la haie, mais aussi diffÃrent dÃelle quÃune jeune fille en robe de fÃte au milieu de personnes en nÃgligà qui resteront â¡ la maison, tout prÃt pour le mois de Marie, dont il semblait faire partie dÃjâ¡, tel brillait en souriant dans sa fraÃche toilette rose, lÃarbuste catholique et dÃlicieux.
La haie laissait voir â¡ lÃintÃrieur du parc une allÃe bordÃe de jasmins, de pensÃes et de verveines entre lesquelles des giroflÃes ouvraient leur bourse fraÃche, du rose odorant et passà dÃun cuir ancien de Cordoue, tandis que sur le gravier un long tuyau dÃarrosage peint en vert, dÃroulant ses circuits, dressait aux points oË il Ãtait percà au-dessus des fleurs, dont il imbibait les parfums, lÃÃventail vertical et prismatique de ses gouttelettes multicolores. Tout â¡ coup, je mÃarrÃtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive quand une vision ne sÃadresse pas seulement â¡ nos regards, mais requiert des perceptions plus profondes et dispose de notre Ãtre tout entier. Une fillette dÃun blond roux qui avait lÃair de rentrer de promenade et tenait â¡ la main une bÃche de jardinage, nous regardait, levant son visage semà de taches roses. Ses yeux noirs brillaient et comme je ne savais pas alors, ni ne lÃai appris depuis, rÃduire en ses ÃlÃments objectifs une impression forte, comme je nÃavais pas, ainsi quÃon dit, assez ´dÃesprit dÃobservationª pour dÃgager la notion de leur couleur, pendant longtemps, chaque fois que je repensai â¡ elle, le souvenir de leur Ãclat se prÃsentait aussitÃt â¡ moi comme celui dÃun vif azur, puisquÃelle Ãtait blonde: de sorte que, peut-Ãtre si elle nÃavait pas eu des yeux aussi noirs,óce qui frappait tant la premiÃre fois quÃon la voyaitóje nÃaurais pas ÃtÃ, comme je le fus, plus particuliÃrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus.
Je la regardais, dÃabord de ce regard qui nÃest pas que le porte-parole des yeux, mais â¡ la fenÃtre duquel se penchent tous les sens, anxieux et pÃtrifiÃs, le regard qui voudrait toucher, capturer, emmener le corps quÃil regarde et lÃâme avec lui; puis, tant jÃavais peur que dÃune seconde â¡ lÃautre mon grand-pÃre et mon pÃre, apercevant cette jeune fille, me fissent Ãloigner en me disant de courir un peu devant eux, dÃun second regard, inconsciemment supplicateur, qui tâchait de la forcer â¡ faire attention â¡ moi, â¡ me connaÃtre! Elle jeta en avant et de cÃtà ses pupilles pour prendre connaissance de mon grandÃpÃre et de mon pÃre, et sans doute lÃidÃe quÃelle en rapporta fut celle que nous Ãtions ridicules, car elle se dÃtourna et dÃun air indiffÃrent et dÃdaigneux, se plaÃa de cÃtà pour Ãpargner â¡ son visage dÃÃtre dans leur champ visuel; et tandis que continuant â¡ marcher et ne lÃayant pas aperÃue, ils mÃavaient dÃpassÃ, elle laissa ses regards filer de toute leur longueur dans ma direction, sans expression particuliÃre, sans avoir lÃair de me voir, mais avec une fixità et un sourire dissimulÃ, que je ne pouvais interprÃter dÃaprÃs les notions que lÃon mÃavait donnÃes sur la bonne Ãducation, que comme une preuve dÃoutrageant mÃpris; et sa main esquissait en mÃme temps un geste indÃcent, auquel quand il Ãtait adressà en public â¡ une personne quÃon ne connaissait pas, le petit dictionnaire de civilità que je portais en moi ne donnait quÃun seul sens, celui dÃune intention insolente.
ó´Allons, Gilberte, viens; quÃest-ce que tu fais, cria dÃune voix perÃante et autoritaire une dame en blanc que je nÃavais pas vue, et â¡ quelque distance de laquelle un Monsieur habillà de coutil et que je ne connaissais pas, fixait sur moi des yeux qui lui sortaient de la tÃte; et cessant brusquement de sourire, la jeune fille prit sa bÃche et sÃÃloigna sans se retourner de mon cÃtÃ, dÃun air docile, impÃnÃtrable et sournois.
Ainsi passa prÃs de moi ce nom de Gilberte, donnà comme un talisman qui me permettait peut-Ãtre de retrouver un jour celle dont il venait de faire une personne et qui, lÃinstant dÃavant, nÃÃtait quÃune image incertaine. Ainsi passa-t-il, profÃrà au-dessus des jasmins et des giroflÃes, aigre et frais comme les gouttes de lÃarrosoir vert; imprÃgnant, irisant la zone dÃair pur quÃil avait traversÃeóet quÃil isolait,ódu mystÃre de la vie de celle quÃil dÃsignait pour les Ãtres heureux qui vivaient, qui voyageaient avec elle; dÃployant sous lÃÃpinier rose, â¡ hauteur de mon Ãpaule, la quintessence de leur familiaritÃ, pour moi si douloureuse, avec elle, avec lÃinconnu de sa vie oË je nÃentrerais pas.
Un instant (tandis que nous nous Ãloignions et que mon grand-pÃre murmurait: ´Ce pauvre Swann, quel rÃle ils lui font jouer: on le fait partir pour quÃelle reste seule avec son Charlus, car cÃest lui, je lÃai reconnu! Et cette petite, mÃlÃe â¡ toute cette infamie!ª) lÃimpression laissÃe en moi par le ton despotique avec lequel la mÃre de Gilberte lui avait parlà sans quÃelle rÃpliquât, en me la montrant comme forcÃe dÃobÃir â¡ quelquÃun, comme nÃÃtant pas supÃrieure â¡ tout, calma un peu ma souffrance, me rendit quelque espoir et diminua mon amour. Mais bien vite cet amour sÃÃleva de nouveau en moi comme une rÃaction par quoi mon cúur humilià voulait se mettre de niveau avec Gilberte ou lÃabaisser jusquÃâ¡ lui. Je lÃaimais, je regrettais de ne pas avoir eu le temps et lÃinspiration de lÃoffenser, de lui faire mal, et de la forcer â¡ se souvenir de moi. Je la trouvais si belle que jÃaurais voulu pouvoir revenir sur mes pas, pour lui crier en haussant les Ãpaules: ´Comme je vous trouve laide, grotesque, comme vous me rÃpugnez!ª Cependant je mÃÃloignais, emportant pour toujours, comme premier type dÃun bonheur inaccessible aux enfants de mon espÃce de par des lois naturelles impossibles â¡ transgresser, lÃimage dÃune petite fille rousse, â¡ la peau semÃe de taches roses, qui tenait une bÃche et qui riait en laissant filer sur moi de longs regards sournois et inexpressifs. Et dÃjâ¡ le charme dont son nom avait encensà cette place sous les Ãpines roses oË il avait Ãtà entendu ensemble par elle et par moi, allait gagner, enduire, embaumer, tout ce qui lÃapprochait, ses grands-parents que les miens avaient eu lÃineffable bonheur de connaÃtre, la sublime profession dÃagent de change, le douloureux quartier des Champs-â¦lysÃes quÃelle habitait â¡ Paris.
´LÃonie, dit mon grand-pÃre en rentrant, jÃaurais voulu tÃavoir avec nous tantÃt. Tu ne reconnaÃtrais pas Tansonville. Si jÃavais osÃ, je tÃaurais coupà une branche de ces Ãpines roses que tu aimais tant.ª Mon grand-pÃre racontait ainsi notre promenade â¡ ma tante LÃonie, soit pour la distraire, soit quÃon nÃeËt pas perdu tout espoir dÃarriver â¡ la faire sortir. Or elle aimait beaucoup autrefois cette propriÃtÃ, et dÃailleurs les visites de Swann avaient Ãtà les derniÃres quÃelle avait reÃues, alors quÃelle fermait dÃjâ¡ sa porte â¡ tout le monde. Et de mÃme que quand il venait maintenant prendre de ses nouvelles (elle Ãtait la seule personne de chez nous quÃil demandât encore â¡ voir), elle lui faisait rÃpondre quÃelle Ãtait fatiguÃe, mais quÃelle le laisserait entrer la prochaine fois, de mÃme elle dit ce soir-lâ¡: ´Oui, un jour quÃil fera beau, jÃirai en voiture jusquÃâ¡ la porte du parc.ª CÃest sincÃrement quÃelle le disait. Elle eËt aimà revoir Swann et Tansonville; mais le dÃsir quÃelle en avait suffisait â¡ ce qui lui restait de forces; sa rÃalisation les eËt excÃdÃes. Quelquefois le beau temps lui rendait un peu de vigueur, elle se levait, sÃhabillait; la fatigue commenÃait avant quÃelle fËt passÃe dans lÃautre chambre et elle rÃclamait son lit. Ce qui avait commencà pour elleóplus tÃt seulement que cela nÃarrive dÃhabitude,ócÃest ce grand renoncement de la vieillesse qui se prÃpare â¡ la mort, sÃenveloppe dans sa chrysalide, et quÃon peut observer, â¡ la fin des vies qui se prolongent tard, mÃme entre les anciens amants qui se sont le plus aimÃs, entre les amis unis par les liens les plus spirituels et qui â¡ partir dÃune certaine annÃe cessent de faire le voyage ou la sortie nÃcessaire pour se voir, cessent de sÃÃcrire et savent quÃils ne communiqueront plus en ce monde. Ma tante devait parfaitement savoir quÃelle ne reverrait pas Swann, quÃelle ne quitterait plus jamais la maison, mais cette rÃclusion dÃfinitive devait lui Ãtre rendue assez aisÃe pour la raison mÃme qui selon nous aurait dË la lui rendre plus douloureuse: cÃest que cette rÃclusion lui Ãtait imposÃe par la diminution quÃelle pouvait constater chaque jour dans ses forces, et qui, en faisant de chaque action, de chaque mouvement, une fatigue, sinon une souffrance, donnait pour elle â¡ lÃinaction, â¡ lÃisolement, au silence, la douceur rÃparatrice et bÃnie du repos.
Ma tante nÃalla pas voir la haie dÃÃpines roses, mais â¡ tous moments je demandais â¡ mes parents si elle nÃirait pas, si autrefois elle allait souvent â¡ Tansonville, tâchant de les faire parler des parents et grands-parents de Mlle Swann qui me semblaient grands comme des Dieux. Ce nom, devenu pour moi presque mythologique, de Swann, quand je causais avec mes parents, je languissais du besoin de le leur entendre dire, je nÃosais pas le prononcer moi-mÃme, mais je les entraÃnais sur des sujets qui avoisinaient Gilberte et sa famille, qui la concernaient, oË je ne me sentais pas exilà trop loin dÃelle; et je contraignais tout dÃun coup mon pÃre, en feignant de croire par exemple que la charge de mon grand-pÃre avait Ãtà dÃjâ¡ avant lui dans notre famille, ou que la haie dÃÃpines roses que voulait voir ma tante LÃonie se trouvait en terrain communal, â¡ rectifier mon assertion, â¡ me dire, comme malgrà moi, comme de lui-mÃme: ´Mais non, cette charge-lâ¡ Ãtait au pÃre de Swann, cette haie fait partie du parc de Swann.ª Alors jÃÃtais obligà de reprendre ma respiration, tant, en se posant sur la place oË il Ãtait toujours Ãcrit en moi, pesait â¡ mÃÃtouffer ce nom qui, au moment oË je lÃentendais, me paraissait plus plein que tout autre, parce quÃil Ãtait lourd de toutes les fois oË, dÃavance, je lÃavais mentalement profÃrÃ. Il me causait un plaisir que jÃÃtais confus dÃavoir osà rÃclamer â¡ mes parents, car ce plaisir Ãtait si grand quÃil avait dË exiger dÃeux pour quÃils me le procurassent beaucoup de peine, et sans compensation, puisquÃil nÃÃtait pas un plaisir pour eux. Aussi je dÃtournais la conversation par discrÃtion. Par scrupule aussi. Toutes les sÃductions singuliÃres que je mettais dans ce nom de Swann, je les retrouvais en lui dÃs quÃils le prononÃaient. Il me semblait alors tout dÃun coup que mes parents ne pouvaient pas ne pas les ressentir, quÃils se trouvaient placÃs â¡ mon point de vue, quÃils apercevaient â¡ leur tour, absolvaient, Ãpousaient mes rÃves, et jÃÃtais malheureux comme si je les avais vaincus et dÃpravÃs.
Cette annÃe-lâ¡, quand, un peu plus tÃt que dÃhabitude, mes parents eurent fixà le jour de rentrer â¡ Paris, le matin du dÃpart, comme on mÃavait fait friser pour Ãtre photographiÃ, coiffer avec prÃcaution un chapeau que je nÃavais encore jamais mis et revÃtir une douillette de velours, aprÃs mÃavoir cherchà partout, ma mÃre me trouva en larmes dans le petit raidillon, contigu â¡ Tansonville, en train de dire adieu aux aubÃpines, entourant de mes bras les branches piquantes, et, comme une princesse de tragÃdie â¡ qui pÃseraient ces vains ornements, ingrat envers lÃimportune main qui en formant tous ces núuds avait pris soin sur mon front dÃassembler mes cheveux, foulant aux pieds mes papillotes arrachÃes et mon chapeau neuf. Ma mÃre ne fut pas touchÃe par mes larmes, mais elle ne put retenir un cri â¡ la vue de la coiffe dÃfoncÃe et de la douillette perdue. Je ne lÃentendis pas: ´O mes pauvres petites aubÃpines, disais-je en pleurant, ce nÃest pas vous qui voudriez me faire du chagrin, me forcer â¡ partir. Vous, vous ne mÃavez jamais fait de peine! Aussi je vous aimerai toujours.ª Et, essuyant mes larmes, je leur promettais, quand je serais grand, de ne pas imiter la vie insensÃe des autres hommes et, mÃme â¡ Paris, les jours de printemps, au lieu dÃaller faire des visites et Ãcouter des niaiseries, de partir dans la campagne voir les premiÃres aubÃpines.
Une fois dans les champs, on ne les quittait plus pendant tout le reste de la promenade quÃon faisait du cÃtà de MÃsÃglise. Ils Ãtaient perpÃtuellement parcourus, comme par un chemineau invisible, par le vent qui Ãtait pour moi le gÃnie particulier de Combray. Chaque annÃe, le jour de notre arrivÃe, pour sentir que jÃÃtais bien â¡ Combray, je montais le retrouver qui courait dans les sayons et me faisait courir â¡ sa suite. On avait toujours le vent â¡ cÃtà de soi du cÃtà de MÃsÃglise, sur cette plaine bombÃe oË pendant des lieues il ne rencontre aucun accident de terrain. Je savais que Mlle Swann allait souvent â¡ Laon passer quelques jours et, bien que ce fËt â¡ plusieurs lieues, la distance se trouvant compensÃe par lÃabsence de tout obstacle, quand, par les chauds aprÃs-midi, je voyais un mÃme souffle, venu de lÃextrÃme horizon, abaisser les blÃs les plus ÃloignÃs, se propager comme un flot sur toute lÃimmense Ãtendue et venir se coucher, murmurant et tiÃde, parmi les sainfoins et les trÃfles, â¡ mes pieds, cette plaine qui nous Ãtait commune â¡ tous deux semblait nous rapprocher, nous unir, je pensais que ce souffle avait passà auprÃs dÃelle, que cÃÃtait quelque message dÃelle quÃil me chuchotait sans que je pusse le comprendre, et je lÃembrassais au passage. A gauche Ãtait un village qui sÃappelait Champieu (Campus Pagani, selon le curÃ). Sur la droite, on apercevait par delâ¡ les blÃs, les deux clochers ciselÃs et rustiques de Saint-AndrÃ-des-Champs, eux-mÃmes effilÃs, Ãcailleux, imbriquÃs dÃalvÃoles, guillochÃs, jaunissants et grumeleux, comme deux Ãpis.
A intervalles symÃtriques, au milieu de lÃinimitable ornementation de leurs feuilles quÃon ne peut confondre avec la feuille dÃaucun autre arbre fruitier, les pommiers ouvraient leurs larges pÃtales de satin blanc ou suspendaient les timides bouquets de leurs rougissants boutons. CÃest du cÃtà de MÃsÃglise que jÃai remarquà pour la premiÃre fois lÃombre ronde que les pommiers font sur la terre ensoleillÃe, et aussi ces soies dÃor impalpable que le couchant tisse obliquement sous les feuilles, et que je voyais mon pÃre interrompre de sa canne sans les faire jamais dÃvier.
Parfois dans le ciel de lÃaprÃs-midi passait la lune blanche comme une nuÃe, furtive, sans Ãclat, comme une actrice dont ce nÃest pas lÃheure de jouer et qui, de la salle, en toilette de ville, regarde un moment ses camarades, sÃeffaÃant, ne voulant pas quÃon fasse attention â¡ elle. JÃaimais â¡ retrouver son image dans des tableaux et dans des livres, mais ces úuvres dÃart Ãtaient bien diffÃrentesódu moins pendant les premiÃres annÃes, avant que Bloch eËt accoutumà mes yeux et ma pensÃe â¡ des harmonies plus subtilesóde celles oË la lune me paraÃtrait belle aujourdÃhui et oË je ne lÃeusse pas reconnue alors. CÃÃtait, par exemple, quelque roman de Saintine, un paysage de Gleyre oË elle dÃcoupe nettement sur le ciel une faucille dÃargent, de ces úuvres naÃvement incomplÃtes comme Ãtaient mes propres impressions et que les súurs de ma grandÃmÃre sÃindignaient de me voir aimer. Elles pensaient quÃon doit mettre devant les enfants, et quÃils font preuve de goËt en aimant dÃabord, les úuvres que, parvenu â¡ la maturitÃ, on admire dÃfinitivement. CÃest sans doute quÃelles se figuraient les mÃrites esthÃtiques comme des objets matÃriels quÃun úil ouvert ne peut faire autrement que de percevoir, sans avoir eu besoin dÃen mËrir lentement des Ãquivalents dans son propre cúur.
CÃest du cÃtà de MÃsÃglise, â¡ Montjouvain, maison situÃe au bord dÃune grande mare et adossÃe â¡ un talus buissonneux que demeurait M. Vinteuil. Aussi croisait-on souvent sur la route sa fille, conduisant un buggy â¡ toute allure. A partir dÃune certaine annÃe on ne la rencontra plus seule, mais avec une amie plus âgÃe, qui avait mauvaise rÃputation dans le pays et qui un jour sÃinstalla dÃfinitivement â¡ Montjouvain. On disait: ´Faut-il que ce pauvre M. Vinteuil soit aveuglà par la tendresse pour ne pas sÃapercevoir de ce quÃon raconte, et permettre â¡ sa fille, lui qui se scandalise dÃune parole dÃplacÃe, de faire vivre sous son toit une femme pareille. Il dit que cÃest une femme supÃrieure, un grand cúur et quÃelle aurait eu des dispositions extraordinaires pour la musique si elle les avait cultivÃes. Il peut Ãtre sËr que ce nÃest pas de musique quÃelle sÃoccupe avec sa fille.ª M. Vinteuil le disait; et il est en effet remarquable combien une personne excite toujours dÃadmiration pour ses qualitÃs morales chez les parents de toute autre personne avec qui elle a des relations charnelles. LÃamour physique, si injustement dÃcriÃ, force tellement tout Ãtre â¡ manifester jusquÃaux moindres parcelles quÃil possÃde de bontÃ, dÃabandon de soi, quÃelles resplendissent jusquÃaux yeux de lÃentourage immÃdiat. Le docteur Percepied â¡ qui sa grosse voix et ses gros sourcils permettaient de tenir tant quÃil voulait le rÃle de perfide dont il nÃavait pas le physique, sans compromettre en rien sa rÃputation inÃbranlable et immÃritÃe de bourru bienfaisant, savait faire rire aux larmes le curà et tout le monde en disant dÃun ton rude: ´Hà bien! il paraÃt quÃelle fait de la musique avec son amie, Mlle Vinteuil. «a a lÃair de vous Ãtonner. Moi je sais pas. CÃest le pÃre Vinteuil qui mÃa encore dit Ãa hier. AprÃs tout, elle a bien le droit dÃaimer la musique, cÃte fille. Moi je ne suis pas pour contrarier les vocations artistiques des enfants. Vinteuil non plus â¡ ce quÃil paraÃt. Et puis lui aussi il fait de la musique avec lÃamie de sa fille. Ah! sapristi on en fait une musique dans cÃte boÃte-lâ¡. Mais quÃest-ce que vous avez â¡ rire; mais ils font trop de musique ces gens. LÃautre jour jÃai rencontrà le pÃre Vinteuil prÃs du cimetiÃre. Il ne tenait pas sur ses jambes.ª
Pour ceux qui comme nous virent â¡ cette Ãpoque M. Vinteuil Ãviter les personnes quÃil connaissait, se dÃtourner quand il les apercevait, vieillir en quelques mois, sÃabsorber dans son chagrin, devenir incapable de tout effort qui nÃavait pas directement le bonheur de sa fille pour but, passer des journÃes entiÃres devant la tombe de sa femme,óil eËt Ãtà difficile de ne pas comprendre quÃil Ãtait en train de mourir de chagrin, et de supposer quÃil ne se rendait pas compte des propos qui couraient. Il les connaissait, peut-Ãtre mÃme y ajoutait-il foi. Il nÃest peut-Ãtre pas une personne, si grande que soit sa vertu, que la complexità des circonstances ne puisse amener â¡ vivre un jour dans la familiarità du vice quÃelle condamne le plus formellement,ósans quÃelle le reconnaisse dÃailleurs tout â¡ fait sous le dÃguisement de faits particuliers quÃil revÃt pour entrer en contact avec elle et la faire souffrir: paroles bizarres, attitude inexplicable, un certain soir, de tel Ãtre quÃelle a par ailleurs tant de raisons pour aimer. Mais pour un homme comme M. Vinteuil il devait entrer bien plus de souffrance que pour un autre dans la rÃsignation â¡ une de ces situations quÃon croit â¡ tort Ãtre lÃapanage exclusif du monde de la bohÃme: elles se produisent chaque fois quÃa besoin de se rÃserver la place et la sÃcurità qui lui sont nÃcessaires, un vice que la nature elle-mÃme fait Ãpanouir chez un enfant, parfois rien quÃen mÃlant les vertus de son pÃre et de sa mÃre, comme la couleur de ses yeux. Mais de ce que M. Vinteuil connaissait peut-Ãtre la conduite de sa fille, il ne sÃensuit pas que son culte pour elle en eËt Ãtà diminuÃ. Les faits ne pÃnÃtrent pas dans le monde oË vivent nos croyances, ils nÃont pas fait naÃtre celles-ci, ils ne les dÃtruisent pas; ils peuvent leur infliger les plus constants dÃmentis sans les affaiblir, et une avalanche de malheurs ou de maladies se succÃdant sans interruption dans une famille, ne la fera pas douter de la bontà de son Dieu ou du talent de son mÃdecin. Mais quand M. Vinteuil songeait â¡ sa fille et â¡ lui-mÃme du point de vue du monde, du point de vue de leur rÃputation, quand il cherchait â¡ se situer avec elle au rang quÃils occupaient dans lÃestime gÃnÃrale, alors ce jugement dÃordre social, il le portait exactement comme lÃeËt fait lÃhabitant de Combray qui lui eËt Ãtà le plus hostile, il se voyait avec sa fille dans le dernier bas-fond, et ses maniÃres en avaient reÃu depuis peu cette humilitÃ, ce respect pour ceux qui se trouvaient au-dessus de lui et quÃil voyait dÃen bas (eussent-ils Ãtà fort au-dessous de lui jusque-lâ¡), cette tendance â¡ chercher â¡ remonter jusquÃâ¡ eux, qui est une rÃsultante presque mÃcanique de toutes les dÃchÃances. Un jour que nous marchions avec Swann dans une rue de Combray, M. Vinteuil qui dÃbouchait dÃune autre, sÃÃtait trouvà trop brusquement en face de nous pour avoir le temps de nous Ãviter; et Swann avec cette orgueilleuse charità de lÃhomme du monde qui, au milieu de la dissolution de tous ses prÃjugÃs moraux, ne trouve dans lÃinfamie dÃautrui quÃune raison dÃexercer envers lui une bienveillance dont les tÃmoignages chatouillent dÃautant plus lÃamour-propre de celui qui les donne, quÃil les sent plus prÃcieux â¡ celui qui les reÃoit, avait longuement causà avec M. Vinteuil, â¡ qui, jusque-lâ¡ il nÃadressait pas la parole, et lui avait demandà avant de nous quitter sÃil nÃenverrait pas un jour sa fille jouer â¡ Tansonville. CÃÃtait une invitation qui, il y a deux ans, eËt indignà M. Vinteuil, mais qui, maintenant, le remplissait de sentiments si reconnaissants quÃil se croyait obligà par eux, â¡ ne pas avoir lÃindiscrÃtion de lÃaccepter. LÃamabilità de Swann envers sa fille lui semblait Ãtre en soi-mÃme un appui si honorable et si dÃlicieux quÃil pensait quÃil valait peut-Ãtre mieux ne pas sÃen servir, pour avoir la douceur toute platonique de le conserver.
ó´Quel homme exquis, nous dit-il, quand Swann nous eut quittÃs, avec la mÃme enthousiaste vÃnÃration qui tient de spirituelles et jolies bourgeoises en respect et sous le charme dÃune duchesse, fËt-elle laide et sotte. Quel homme exquis! Quel malheur quÃil ait fait un mariage tout â¡ fait dÃplacÃ.ª
Et alors, tant les gens les plus sincÃres sont mÃlÃs dÃhypocrisie et dÃpouillent en causant avec une personne lÃopinion quÃils ont dÃelle et expriment dÃs quÃelle nÃest plus lâ¡, mes parents dÃplorÃrent avec M. Vinteuil le mariage de Swann au nom de principes et de convenances auxquels (par cela mÃme quÃils les invoquaient en commun avec lui, en braves gens de mÃme acabit) ils avaient lÃair de sous-entendre quÃil nÃÃtait pas contrevenu â¡ Montjouvain. M. Vinteuil nÃenvoya pas sa fille chez Swann. Et celui-ci fËt le premier â¡ le regretter. Car chaque fois quÃil venait de quitter M. Vinteuil, il se rappelait quÃil avait depuis quelque temps un renseignement â¡ lui demander sur quelquÃun qui portait le mÃme nom que lui, un de ses parents, croyait-il. Et cette fois-lâ¡ il sÃÃtait bien promis de ne pas oublier ce quÃil avait â¡ lui dire, quand M. Vinteuil enverrait sa fille â¡ Tansonville.
Comme la promenade du cÃtà de MÃsÃglise Ãtait la moins longue des deux que nous faisions autour de Combray et quÃâ¡ cause de cela on la rÃservait pour les temps incertains, le climat du cÃtà de MÃsÃglise Ãtait assez pluvieux et nous ne perdions jamais de vue la lisiÃre des bois de Roussainville dans lÃÃpaisseur desquels nous pourrions nous mettre â¡ couvert.
Souvent le soleil se cachait derriÃre une nuÃe qui dÃformait son ovale et dont il jaunissait la bordure. LÃÃclat, mais non la clartÃ, Ãtait enlevà ⡠la campagne oË toute vie semblait suspendue, tandis que le petit village de Roussainville sculptait sur le ciel le relief de ses arÃtes blanches avec une prÃcision et un fini accablants. Un peu de vent faisait envoler un corbeau qui retombait dans le lointain, et, contre le ciel blanchissant, le lointain des bois paraissait plus bleu, comme peint dans ces camaÃeux qui dÃcorent les trumeaux des anciennes demeures.
Mais dÃautres fois se mettait â¡ tomber la pluie dont nous avait menacÃs le capucin que lÃopticien avait â¡ sa devanture; les gouttes dÃeau comme des oiseaux migrateurs qui prennent leur vol tous ensemble, descendaient â¡ rangs pressÃs du ciel. Elles ne se sÃparent point, elles ne vont pas â¡ lÃaventure pendant la rapide traversÃe, mais chacune tenant sa place, attire â¡ elle celle qui la suit et le ciel en est plus obscurci quÃau dÃpart des hirondelles. Nous nous rÃfugiions dans le bois. Quand leur voyage semblait fini, quelques-unes, plus dÃbiles, plus lentes, arrivaient encore. Mais nous ressortions de notre abri, car les gouttes se plaisent aux feuillages, et la terre Ãtait dÃjâ¡ presque sÃchÃe que plus dÃune sÃattardait â¡ jouer sur les nervures dÃune feuille, et suspendue â¡ la pointe, reposÃe, brillant au soleil, tout dÃun coup se laissait glisser de toute la hauteur de la branche et nous tombait sur le nez.
Souvent aussi nous allions nous abriter, pÃle-mÃle avec les Saints et les Patriarches de pierre sous le porche de Saint-AndrÃ-des-Champs. Que cette Ãglise Ãtait franÃaise! Au-dessus de la porte, les Saints, les rois-chevaliers une fleur de lys â¡ la main, des scÃnes de noces et de funÃrailles, Ãtaient reprÃsentÃs comme ils pouvaient lÃÃtre dans lÃâme de FranÃoise. Le sculpteur avait aussi narrà certaines anecdotes relatives â¡ Aristote et â¡ Virgile de la mÃme faÃon que FranÃoise â¡ la cuisine parlait volontiers de saint Louis comme si elle lÃavait personnellement connu, et gÃnÃralement pour faire honte par la comparaison â¡ mes grands-parents moins ´justesª. On sentait que les notions que lÃartiste mÃdiÃval et la paysanne mÃdiÃvale (survivant au XlXe siÃcle) avaient de lÃhistoire ancienne ou chrÃtienne, et qui se distinguaient par autant dÃinexactitude que de bonhomie, ils les tenaient non des livres, mais dÃune tradition â¡ la fois antique et directe, ininterrompue, orale, dÃformÃe, mÃconnaissable et vivante. Une autre personnalità de Combray que je reconnaissais aussi, virtuelle et prophÃtisÃe, dans la sculpture gothique de Saint-AndrÃ-des-Champs cÃÃtait le jeune ThÃodore, le garÃon de chez Camus. FranÃoise sentait dÃailleurs si bien en lui un pays et un contemporain que, quand ma tante LÃonie Ãtait trop malade pour que FranÃoise pËt suffire â¡ la retourner dans son lit, â¡ la porter dans son fauteuil, plutÃt que de laisser la fille de cuisine monter se faire ´bien voirª de ma tante, elle appelait ThÃodore. Or, ce garÃon qui passait et avec raison pour si mauvais sujet, Ãtait tellement rempli de lÃâme qui avait dÃcorà Saint-AndrÃ-des-Champs et notamment des sentiments de respect que FranÃoise trouvait dus aux ´pauvres maladesª, ⡠´sa pauvre maÃtresseª, quÃil avait pour soulever la tÃte de ma tante sur son oreiller la mine naÃve et zÃlÃe des petits anges des bas-reliefs, sÃempressant, un cierge â¡ la main, autour de la Vierge dÃfaillante, comme si les visages de pierre sculptÃe, grisâtres et nus, ainsi que sont les bois en hiver, nÃÃtaient quÃun ensommeillement, quÃune rÃserve, prÃte â¡ refleurir dans la vie en innombrables visages populaires, rÃvÃrends et futÃs comme celui de ThÃodore, enluminÃs de la rougeur dÃune pomme mËre. Non plus appliquÃe â¡ la pierre comme ces petits anges, mais dÃtachÃe du porche, dÃune stature plus quÃhumaine, debout sur un socle comme sur un tabouret qui lui Ãvitât de poser ses pieds sur le sol humide, une sainte avait les joues pleines, le sein ferme et qui gonflait la draperie comme une grappe mËre dans un sac de crin, le front Ãtroit, le nez court et mutin, les prunelles enfoncÃes, lÃair valide, insensible et courageux des paysannes de la contrÃe. Cette ressemblance qui insinuait dans la statue une douceur que je nÃy avais pas cherchÃe, Ãtait souvent certifiÃe par quelque fille des champs, venue comme nous se mettre â¡ couvert et dont la prÃsence, pareille â¡ celle de ces feuillages pariÃtaires qui ont poussà ⡠cÃtà des feuillages sculptÃs, semblait destinÃe â¡ permettre, par une confrontation avec la nature, de juger de la vÃrità de lÃúuvre dÃart. Devant nous, dans le lointain, terre promise ou maudite, Roussainville, dans les murs duquel je nÃai jamais pÃnÃtrÃ, Roussainville, tantÃt, quand la pluie avait dÃjâ¡ cessà pour nous, continuait â¡ Ãtre châtià comme un village de la Bible par toutes les lances de lÃorage qui flagellaient obliquement les demeures de ses habitants, ou bien Ãtait dÃjâ¡ pardonnà par Dieu le PÃre qui faisait descendre vers lui, inÃgalement longues, comme les rayons dÃun ostensoir dÃautel, les tiges dÃor effrangÃes de son soleil reparu.
Quelquefois le temps Ãtait tout â¡ fait gâtÃ, il fallait rentrer et rester enfermà dans la maison. «⡠et lâ¡ au loin dans la campagne que lÃobscurità et lÃhumidità faisaient ressembler â¡ la mer, des maisons isolÃes, accrochÃes au flanc dÃune colline plongÃe dans la nuit et dans lÃeau, brillaient comme des petits bateaux qui ont replià leurs voiles et sont immobiles au large pour toute la nuit. Mais quÃimportait la pluie, quÃimportait lÃorage! LÃÃtÃ, le mauvais temps nÃest quÃune humeur passagÃre, superficielle, du beau temps sous-jacent et fixe, bien diffÃrent du beau temps instable et fluide de lÃhiver et qui, au contraire, installà sur la terre oË il sÃest solidifià en denses feuillages sur lesquels la pluie peut sÃÃgoutter sans compromettre la rÃsistance de leur permanente joie, a hissà pour toute la saison, jusque dans les rues du village, aux murs des maisons et des jardins, ses pavillons de soie violette ou blanche. Assis dans le petit salon, oË jÃattendais lÃheure du dÃner en lisant, jÃentendais lÃeau dÃgoutter de nos marronniers, mais je savais que lÃaverse ne faisait que vernir leurs feuilles et quÃils promettaient de demeurer lâ¡, comme des gages de lÃÃtÃ, toute la nuit pluvieuse, â¡ assurer la continuità du beau temps; quÃil avait beau pleuvoir, demain, au-dessus de la barriÃre blanche de Tansonville, onduleraient, aussi nombreuses, de petites feuilles en forme de cúur; et cÃest sans tristesse que jÃapercevais le peuplier de la rue des Perchamps adresser â¡ lÃorage des supplications et des salutations dÃsespÃrÃes; cÃest sans tristesse que jÃentendais au fond du jardin les derniers roulements du tonnerre roucouler dans les lilas.
Si le temps Ãtait mauvais dÃs le matin, mes parents renonÃaient â¡ la promenade et je ne sortais pas. Mais je pris ensuite lÃhabitude dÃaller, ces jours-lâ¡, marcher seul du cÃtà de MÃsÃglise-la-Vineuse, dans lÃautomne oË nous dËmes venir â¡ Combray pour la succession de ma tante LÃonie, car elle Ãtait enfin morte, faisant triompher â¡ la fois ceux qui prÃtendaient que son rÃgime affaiblissant finirait par la tuer, et non moins les autres qui avaient toujours soutenu quÃelle souffrait dÃune maladie non pas imaginaire mais organique, â¡ lÃÃvidence de laquelle les sceptiques seraient bien obligÃs de se rendre quand elle y aurait succombÃ; et ne causant par sa mort de grande douleur quÃâ¡ un seul Ãtre, mais â¡ celui-lâ¡, sauvage. Pendant les quinze jours que dura la derniÃre maladie de ma tante, FranÃoise ne la quitta pas un instant, ne se dÃshabilla pas, ne laissa personne lui donner aucun soin, et ne quitta son corps que quand il fut enterrÃ. Alors nous comprÃmes que cette sorte de crainte oË FranÃoise avait vÃcu des mauvaises paroles, des soupÃons, des colÃres de ma tante avait dÃveloppà chez elle un sentiment que nous avions pris pour de la haine et qui Ãtait de la vÃnÃration et de lÃamour. Sa vÃritable maÃtresse, aux dÃcisions impossibles â¡ prÃvoir, aux ruses difficiles â¡ dÃjouer, au bon cúur facile â¡ flÃchir, sa souveraine, son mystÃrieux et tout-puissant monarque nÃÃtait plus. A cÃtà dÃelle nous comptions pour bien peu de chose. Il Ãtait loin le temps oË quand nous avions commencà ⡠venir passer nos vacances â¡ Combray, nous possÃdions autant de prestige que ma tante aux yeux de FranÃoise. Cet automne-lâ¡ tout occupÃs des formalitÃs â¡ remplir, des entretiens avec les notaires et avec les fermiers, mes parents nÃayant guÃre de loisir pour faire des sorties que le temps dÃailleurs contrariait, prirent lÃhabitude de me laisser aller me promener sans eux du cÃtà de MÃsÃglise, enveloppà dans un grand plaid qui me protÃgeait contre la pluie et que je jetais dÃautant plus volontiers sur mes Ãpaules que je sentais que ses rayures Ãcossaises scandalisaient FranÃoise, dans lÃesprit de qui on nÃaurait pu faire entrer lÃidÃe que la couleur des vÃtements nÃa rien â¡ faire avec le deuil et â¡ qui dÃailleurs le chagrin que nous avions de la mort de ma tante plaisait peu, parce que nous nÃavions pas donnà de grand repas funÃbre, que nous ne prenions pas un son de voix spÃcial pour parler dÃelle, que mÃme parfois je chantonnais. Je suis sËr que dans un livreóet en cela jÃÃtais bien moi-mÃme comme FranÃoiseócette conception du deuil dÃaprÃs la Chanson de Roland et le portail de Saint-AndrÃ-des-Champs mÃeËt Ãtà sympathique. Mais dÃs que FranÃoise Ãtait auprÃs de moi, un dÃmon me poussait â¡ souhaiter quÃelle fËt en colÃre, je saisissais le moindre prÃtexte pour lui dire que je regrettais ma tante parce que cÃÃtait une bonne femme, malgrà ses ridicules, mais nullement parce que cÃÃtait ma tante, quÃelle eËt pu Ãtre ma tante et me sembler odieuse, et sa mort ne me faire aucune peine, propos qui mÃeussent semblà ineptes dans un livre.
Si alors FranÃoise remplie comme un poÃte dÃun flot de pensÃes confuses sur le chagrin, sur les souvenirs de famille, sÃexcusait de ne pas savoir rÃpondre â¡ mes thÃories et disait: ´Je ne sais pas mÃesprimerª, je triomphais de cet aveu avec un bon sens ironique et brutal digne du docteur Percepied; et si elle ajoutait: ´Elle Ãtait tout de mÃme de la parentÃse, il reste toujours le respect quÃon doit â¡ la parentÃseª, je haussais les Ãpaules et je me disais: ´Je suis bien bon de discuter avec une illettrÃe qui fait des cuirs pareilsª, adoptant ainsi pour juger FranÃoise le point de vue mesquin dÃhommes dont ceux qui les mÃprisent le plus dans lÃimpartialità de la mÃditation, sont fort capables de tenir le rÃle quand ils jouent une des scÃnes vulgaires de la vie.
Mes promenades de cet automne-lâ¡ furent dÃautant plus agrÃables que je les faisais aprÃs de longues heures passÃes sur un livre. Quand jÃÃtais fatiguà dÃavoir lu toute la matinÃe dans la salle, jetant mon plaid sur mes Ãpaules, je sortais: mon corps obligà depuis longtemps de garder lÃimmobilitÃ, mais qui sÃÃtait chargà sur place dÃanimation et de vitesse accumulÃes, avait besoin ensuite, comme une toupie quÃon lâche, de les dÃpenser dans toutes les directions. Les murs des maisons, la haie de Tansonville, les arbres du bois de Roussainville, les buissons auxquels sÃadosse Montjouvain, recevaient des coups de parapluie ou de canne, entendaient des cris joyeux, qui nÃÃtaient, les uns et les autres, que des idÃes confuses qui mÃexaltaient et qui nÃont pas atteint le repos dans la lumiÃre, pour avoir prÃfÃrà ⡠un lent et difficile Ãclaircissement, le plaisir dÃune dÃrivation plus aisÃe vers une issue immÃdiate. La plupart des prÃtendues traductions de ce que nous avons ressenti ne font ainsi que nous en dÃbarrasser en le faisant sortir de nous sous une forme indistincte qui ne nous apprend pas â¡ le connaÃtre. Quand jÃessaye de faire le compte de ce que je dois au cÃtà de MÃsÃglise, des humbles dÃcouvertes dont il fËt le cadre fortuit ou le nÃcessaire inspirateur, je me rappelle que cÃest, cet automne-lâ¡, dans une de ces promenades, prÃs du talus broussailleux qui protÃge Montjouvain, que je fus frappà pour la premiÃre fois de ce dÃsaccord entre nos impressions et leur expression habituelle. AprÃs une heure de pluie et de vent contre lesquels jÃavais luttà avec allÃgresse, comme jÃarrivais au bord de la mare de Montjouvain devant une petite cahute recouverte en tuiles oË le jardinier de M. Vinteuil serrait ses instruments de jardinage, le soleil venait de reparaÃtre, et ses dorures lavÃes par lÃaverse reluisaient â¡ neuf dans le ciel, sur les arbres, sur le mur de la cahute, sur son toit de tuile encore mouillÃ, â¡ la crÃte duquel se promenait une poule. Le vent qui soufflait tirait horizontalement les herbes folles qui avaient poussà dans la paroi du mur, et les plumes de duvet de la poule, qui, les unes et les autres se laissaient filer au grà de son souffle jusquÃâ¡ lÃextrÃmità de leur longueur, avec lÃabandon de choses inertes et lÃgÃres. Le toit de tuile faisait dans la mare, que le soleil rendait de nouveau rÃflÃchissante, une marbrure rose, â¡ laquelle je nÃavais encore jamais fait attention. Et voyant sur lÃeau et â¡ la face du mur un pâle sourire rÃpondre au sourire du ciel, je mÃÃcriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie refermÃ: ´Zut, zut, zut, zut.ª Mais en mÃme temps je sentis que mon devoir eËt Ãtà de ne pas mÃen tenir â¡ ces mots opaques et de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement.
Et cÃest â¡ ce moment-lâ¡ encore,ógrâce â¡ un paysan qui passait, lÃair dÃjâ¡ dÃÃtre dÃassez mauvaise humeur, qui le fut davantage quand il faillit recevoir mon parapluie dans la figure, et qui rÃpondit sans chaleur â¡ mes ´beau temps, nÃest-ce pas, il fait bon marcherª,óque jÃappris que les mÃmes Ãmotions ne se produisent pas simultanÃment, dans un ordre prÃÃtabli, chez tous les hommes. Plus tard chaque fois quÃune lecture un peu longue mÃavait mis en humeur de causer, le camarade â¡ qui je brËlais dÃadresser la parole venait justement de se livrer au plaisir de la conversation et dÃsirait maintenant quÃon le laissât lire tranquille. Si je venais de penser â¡ mes parents avec tendresse et de prendre les dÃcisions les plus sages et les plus propres â¡ leur faire plaisir, ils avaient employà le mÃme temps â¡ apprendre une peccadille que jÃavais oubliÃe et quÃils me reprochaient sÃvÃrement au moment oË je mÃÃlanÃais vers eux pour les embrasser.
Parfois â¡ lÃexaltation que me donnait la solitude, sÃen ajoutait une autre que je ne savais pas en dÃpartager nettement, causÃe par le dÃsir de voir surgir devant moi une paysanne, que je pourrais serrer dans mes bras. Nà brusquement, et sans que jÃeusse eu le temps de le rapporter exactement â¡ sa cause, au milieu de pensÃes trÃs diffÃrentes, le plaisir dont il Ãtait accompagnà ne me semblait quÃun degrà supÃrieur de celui quÃelles me donnaient. Je faisais un mÃrite de plus â¡ tout ce qui Ãtait â¡ ce moment-lâ¡ dans mon esprit, au reflet rose du toit de tuile, aux herbes folles, au village de Roussainville oË je dÃsirais depuis longtemps aller, aux arbres de son bois, au clocher de son Ãglise, de cet Ãmoi nouveau qui me les faisait seulement paraÃtre plus dÃsirables parce que je croyais que cÃÃtait eux qui le provoquaient, et qui semblait ne vouloir que me porter vers eux plus rapidement quand il enflait ma voile dÃune brise puissante, inconnue et propice. Mais si ce dÃsir quÃune femme apparËt ajoutait pour moi aux charmes de la nature quelque chose de plus exaltant, les charmes de la nature, en retour, Ãlargissaient ce que celui de la femme aurait eu de trop restreint. Il me semblait que la beautà des arbres cÃÃtait encore la sienne et que lÃâme de ces horizons, du village de Roussainville, des livres que je lisais cette annÃe-lâ¡, son baiser me la livrerait; et mon imagination reprenant des forces au contact de ma sensualitÃ, ma sensualità se rÃpandant dans tous les domaines de mon imagination, mon dÃsir nÃavait plus de limites. CÃest quÃaussi,ócomme il arrive dans ces moments de rÃverie au milieu de la nature oË lÃaction de lÃhabitude Ãtant suspendue, nos notions abstraites des choses mises de cÃtÃ, nous croyons dÃune foi profonde, â¡ lÃoriginalitÃ, â¡ la vie individuelle du lieu oË nous nous trouvonsóla passante quÃappelait mon dÃsir me semblait Ãtre non un exemplaire quelconque de ce type gÃnÃral: la femme, mais un produit nÃcessaire et naturel de ce sol. Car en ce temps-lâ¡ tout ce qui nÃÃtait pas moi, la terre et les Ãtres, me paraissait plus prÃcieux, plus important, douà dÃune existence plus rÃelle que cela ne paraÃt aux hommes faits. Et la terre et les Ãtres je ne les sÃparais pas. JÃavais le dÃsir dÃune paysanne de MÃsÃglise ou de Roussainville, dÃune pÃcheuse de Balbec, comme jÃavais le dÃsir de MÃsÃglise et de Balbec. Le plaisir quÃelles pouvaient me donner mÃaurait paru moins vrai, je nÃaurais plus cru en lui, si jÃen avais modifià ⡠ma guise les conditions. ConnaÃtre â¡ Paris une pÃcheuse de Balbec ou une paysanne de MÃsÃglise cÃeËt Ãtà recevoir des coquillages que je nÃaurais pas vus sur la plage, une fougÃre que je nÃaurais pas trouvÃe dans les bois, cÃeËt Ãtà retrancher au plaisir que la femme me donnerait tous ceux au milieu desquels lÃavait enveloppÃe mon imagination. Mais errer ainsi dans les bois de Roussainville sans une paysanne â¡ embrasser, cÃÃtait ne pas connaÃtre de ces bois le trÃsor cachÃ, la beautà profonde. Cette fille que je ne voyais que criblÃe de feuillages, elle Ãtait elle-mÃme pour moi comme une plante locale dÃune espÃce plus ÃlevÃe seulement que les autres et dont la structure permet dÃapprocher de plus prÃs quÃen elles, la saveur profonde du pays. Je pouvais dÃautant plus facilement le croire (et que les caresses par lesquelles elle mÃy ferait parvenir, seraient aussi dÃune sorte particuliÃre et dont je nÃaurais pas pu connaÃtre le plaisir par une autre quÃelle), que jÃÃtais pour longtemps encore â¡ lÃâge oË on ne lÃa pas encore abstrait ce plaisir de la possession des femmes diffÃrentes avec lesquelles on lÃa goËtÃ, oË on ne lÃa pas rÃduit â¡ une notion gÃnÃrale qui les fait considÃrer dÃs lors comme les instruments interchangeables dÃun plaisir toujours identique. Il nÃexiste mÃme pas, isolÃ, sÃparà et formulà dans lÃesprit, comme le but quÃon poursuit en sÃapprochant dÃune femme, comme la cause du trouble prÃalable quÃon ressent. A peine y songe-t-on comme â¡ un plaisir quÃon aura; plutÃt, on lÃappelle son charme â¡ elle; car on ne pense pas â¡ soi, on ne pense quÃâ¡ sortir de soi. ObscurÃment attendu, immanent et cachÃ, il porte seulement â¡ un tel paroxysme au moment oË il sÃaccomplit, les autres plaisirs que nous causent les doux regards, les baisers de celle qui est auprÃs de nous, quÃil nous apparaÃt surtout â¡ nous-mÃme comme une sorte de transport de notre reconnaissance pour la bontà de cúur de notre compagne et pour sa touchante prÃdilection â¡ notre Ãgard que nous mesurons aux bienfaits, au bonheur dont elle nous comble.
HÃlas, cÃÃtait en vain que jÃimplorais le donjon de Roussainville, que je lui demandais de faire venir auprÃs de moi quelque enfant de son village, comme au seul confident que jÃavais eu de mes premiers dÃsirs, quand au haut de notre maison de Combray, dans le petit cabinet sentant lÃiris, je ne voyais que sa tour au milieu du carreau de la fenÃtre entrÃouverte, pendant quÃavec les hÃsitations hÃroÃques du voyageur qui entreprend une exploration ou du dÃsespÃrà qui se suicide, dÃfaillant, je me frayais en moi-mÃme une route inconnue et que je croyais mortelle, jusquÃau moment oË une trace naturelle comme celle dÃun colimaÃon sÃajoutait aux feuilles du cassis sauvage qui se penchaient jusquÃâ¡ moi. En vain je le suppliais maintenant. En vain, tenant lÃÃtendue dans le champ de ma vision, je la drainais de mes regards qui eussent voulu en ramener une femme. Je pouvais aller jusquÃau porche de Saint-AndrÃ-des-Champs; jamais ne sÃy trouvait la paysanne que je nÃeusse pas manquà dÃy rencontrer si jÃavais Ãtà avec mon grand-pÃre et dans lÃimpossibilità de lier conversation avec elle. Je fixais indÃfiniment le tronc dÃun arbre lointain, de derriÃre lequel elle allait surgir et venir â¡ moi; lÃhorizon scrutà restait dÃsert, la nuit tombait, cÃÃtait sans espoir que mon attention sÃattachait, comme pour aspirer les crÃatures quÃils pouvaient recÃler, â¡ ce sol stÃrile, â¡ cette terre ÃpuisÃe; et ce nÃÃtait plus dÃallÃgresse, cÃÃtait de rage que je frappais les arbres du bois de Roussainville dÃentre lesquels ne sortait pas plus dÃÃtres vivants que sÃils eussent Ãtà des arbres peints sur la toile dÃun panorama, quand, ne pouvant me rÃsigner â¡ rentrer â¡ la maison avant dÃavoir serrà dans mes bras la femme que jÃavais tant dÃsirÃe, jÃÃtais pourtant obligà de reprendre le chemin de Combray en mÃavouant â¡ moi-mÃme quÃÃtait de moins en moins probable le hasard qui lÃeËt mise sur mon chemin. Et sÃy fËt-elle trouvÃe, dÃailleurs, eussÃ-je osà lui parler? Il me semblait quÃelle mÃeËt considÃrà comme un fou; je cessais de croire partagÃs par dÃautres Ãtres, de croire vrais en dehors de moi les dÃsirs que je formais pendant ces promenades et qui ne se rÃalisaient pas. Ils ne mÃapparaissaient plus que comme les crÃations purement subjectives, impuissantes, illusoires, de mon tempÃrament. Ils nÃavaient plus de lien avec la nature, avec la rÃalità qui dÃs lors perdait tout charme et toute signification et nÃÃtait plus â¡ ma vie quÃun cadre conventionnel comme lÃest â¡ la fiction dÃun roman le wagon sur la banquette duquel le voyageur le lit pour tuer le temps.
CÃest peut-Ãtre dÃune impression ressentie aussi auprÃs de Montjouvain, quelques annÃes plus tard, impression restÃe obscure alors, quÃest sortie, bien aprÃs, lÃidÃe que je me suis faite du sadisme. On verra plus tard que, pour de tout autres raisons, le souvenir de cette impression devait jouer un rÃle important dans ma vie. CÃÃtait par un temps trÃs chaud; mes parents qui avaient dË sÃabsenter pour toute la journÃe, mÃavaient dit de rentrer aussi tard que je voudrais; et Ãtant allà jusquÃâ¡ la mare de Montjouvain oË jÃaimais revoir les reflets du toit de tuile, je mÃÃtais Ãtendu â¡ lÃombre et endormi dans les buissons du talus qui domine la maison, lâ¡ oË jÃavais attendu mon pÃre autrefois, un jour quÃil Ãtait allà voir M. Vinteuil. Il faisait presque nuit quand je mÃÃveillai, je voulus me lever, mais je vis Mlle Vinteuil (autant que je pus la reconnaÃtre, car je ne lÃavais pas vue souvent â¡ Combray, et seulement quand elle Ãtait encore une enfant, tandis quÃelle commenÃait dÃÃtre une jeune fille) qui probablement venait de rentrer, en face de moi, â¡ quelques centimÃtres de moi, dans cette chambre oË son pÃre avait reÃu le mien et dont elle avait fait son petit salon â¡ elle. La fenÃtre Ãtait entrÃouverte, la lampe Ãtait allumÃe, je voyais tous ses mouvements sans quÃelle me vÃt, mais en mÃen allant jÃaurais fait craquer les buissons, elle mÃaurait entendu et elle aurait pu croire que je mÃÃtais cachà lâ¡ pour lÃÃpier.
Elle Ãtait en grand deuil, car son pÃre Ãtait mort depuis peu. Nous nÃÃtions pas allÃs la voir, ma mÃre ne lÃavait pas voulu â¡ cause dÃune vertu qui chez elle limitait seule les effets de la bontÃ: la pudeur; mais elle la plaignait profondÃment. Ma mÃre se rappelant la triste fin de vie de M. Vinteuil, tout absorbÃe dÃabord par les soins de mÃre et de bonne dÃenfant quÃil donnait â¡ sa fille, puis par les souffrances que celle-ci lui avait causÃes; elle revoyait le visage torturà quÃavait eu le vieillard tous les derniers temps; elle savait quÃil avait renoncà ⡠jamais â¡ achever de transcrire au net toute son úuvre des derniÃres annÃes, pauvres morceaux dÃun vieux professeur de piano, dÃun ancien organiste de village dont nous imaginions bien quÃils nÃavaient guÃre de valeur en eux-mÃmes, mais que nous ne mÃprisions pas parce quÃils en avaient tant pour lui dont ils avaient Ãtà la raison de vivre avant quÃil les sacrifiât â¡ sa fille, et qui pour la plupart pas mÃme notÃs, conservÃs seulement dans sa mÃmoire, quelques-uns inscrits sur des feuillets Ãpars, illisibles, resteraient inconnus; ma mÃre pensait â¡ cet autre renoncement plus cruel encore auquel M. Vinteuil avait Ãtà contraint, le renoncement â¡ un avenir de bonheur honnÃte et respectà pour sa fille; quand elle Ãvoquait toute cette dÃtresse suprÃme de lÃancien maÃtre de piano de mes tantes, elle Ãprouvait un vÃritable chagrin et songeait avec effroi â¡ celui autrement amer que devait Ãprouver Mlle Vinteuil tout mÃlà du remords dÃavoir â¡ peu prÃs tuà son pÃre. ´Pauvre M. Vinteuil, disait ma mÃre, il a vÃcu et il est mort pour sa fille, sans avoir reÃu son salaire. Le recevra-t-il aprÃs sa mort et sous quelle forme? Il ne pourrait lui venir que dÃelle.ª
Au fond du salon de Mlle Vinteuil, sur la cheminÃe Ãtait posà un petit portrait de son pÃre que vivement elle alla chercher au moment oË retentit le roulement dÃune voiture qui venait de la route, puis elle se jeta sur un canapÃ, et tira prÃs dÃelle une petite table sur laquelle elle plaÃa le portrait, comme M. Vinteuil autrefois avait mis â¡ cÃtà de lui le morceau quÃil avait le dÃsir de jouer â¡ mes parents. BientÃt son amie entra. Mlle Vinteuil lÃaccueillit sans se lever, ses