oË FranÃoise monterait, et quatre coups de sonnette formidables retentissaient dans la maison.
ó´Mais, madame Octave, ce nÃest pas encore lÃheure de la pepsine, disait FranÃoise. Est-ce que vous vous Ãtes senti une faiblesse?ª
ó´Mais non, FranÃoise, disait ma tante, cÃest-â¡-dire si, vous savez bien que maintenant les moments oË je nÃai pas de faiblesse sont bien rares; un jour je passerai comme Mme Rousseau sans avoir eu le temps de me reconnaÃtre; mais ce nÃest pas pour cela que je sonne. Croyez-vous pas que je viens de voir comme je vous vois Mme Goupil avec une fillette que je ne connais point. Allez donc chercher deux sous de sel chez Camus. CÃest bien rare si ThÃodore ne peut pas vous dire qui cÃest.ª
ó´Mais Ãa sera la fille â¡ M. Pupinª, disait FranÃoise qui prÃfÃrait sÃen tenir â¡ une explication immÃdiate, ayant Ãtà dÃjâ¡ deux fois depuis le matin chez Camus.
ó´La fille â¡ M. Pupin! Oh! je vous crois bien, ma pauvre FranÃoise! Avec cela que je ne lÃaurais pas reconnue?ª
ó´Mais je ne veux pas dire la grande, madame Octave, je veux dire la gamine, celle qui est en pension â¡ Jouy. Il me ressemble de lÃavoir dÃjâ¡ vue ce matin.ª
ó´Ah! â¡ moins de Ãa, disait ma tante. Il faudrait quÃelle soit venue pour les fÃtes. CÃest cela! Il nÃy a pas besoin de chercher, elle sera venue pour les fÃtes. Mais alors nous pourrions bien voir tout â¡ lÃheure Mme Sazerat venir sonner chez sa súur pour le dÃjeuner. Ce sera Ãa! JÃai vu le petit de chez Galopin qui passait avec une tarte! Vous verrez que la tarte allait chez Mme Goupil.ª
ó´DÃs lÃinstant que Mme Goupil a de la visite, madame Octave, vous nÃallez pas tarder â¡ voir tout son monde rentrer pour le dÃjeuner, car il commence â¡ ne plus Ãtre de bonne heureª, disait FranÃoise qui, pressà de redescendre sÃoccuper du dÃjeuner, nÃÃtait pas fâchÃe de laisser â¡ ma tante cette distraction en perspective.
ó´Oh! pas avant midi, rÃpondait ma tante dÃun ton rÃsignÃ, tout en jetant sur la pendule un coup dÃúil inquiet, mais furtif pour ne pas laisser voir qÃelle, qui avait renoncà ⡠tout, trouvait pourtant, â¡ apprendre que Mme Goupil avait â¡ dÃjeuner, un plaisir aussi vif, et qui se ferait malheureusement attendre encore un peu plus dÃune heure. Et encore cela tombera pendant mon dÃjeuner!ª ajouta-t-elle â¡ mi-voix pour elle-mÃme. Son dÃjeuner lui Ãtait une distraction suffisante pour quÃelle nÃen souhaitât pas une autre en mÃme temps. ´Vous nÃoublierez pas au moins de me donner mes úufs â¡ la crÃme dans une assiette plate?ª CÃÃtaient les seules qui fussent ornÃes de sujets, et ma tante sÃamusait â¡ chaque repas â¡ lire la lÃgende de celle quÃon lui servait ce jour-lâ¡. Elle mettait ses lunettes, dÃchiffrait: Alibaba et quarante voleurs, Aladin ou la Lampe merveilleuse, et disait en souriant: TrÃs bien, trÃs bien.
ó´Je serais bien allÃe chez Camus…ª disait FranÃoise en voyant que ma tante ne lÃy enverrait plus.
ó´Mais non, ce nÃest plus la peine, cÃest sËrement Mlle Pupin. Ma pauvre FranÃoise, je regrette de vous avoir fait monter pour rien.ª
Mais ma tante savait bien que ce nÃÃtait pas pour rien quÃelle avait sonnà FranÃoise, car, â¡ Combray, une personne ´quÃon ne connaissait pointª Ãtait un Ãtre aussi peu croyable quÃun dieu de la mythologie, et de fait on ne se souvenait pas que, chaque fois que sÃÃtait produite, dans la rue de Saint-Esprit ou sur la place, une de ces apparitions stupÃfiantes, des recherches bien conduites nÃeussent pas fini par rÃduire le personnage fabuleux aux proportions dÃune ´personne quÃon connaissaitª, soit personnellement, soit abstraitement, dans son Ãtat civil, en tant quÃayant tel degrà de parentà avec des gens de Combray. CÃÃtait le fils de Mme Sauton qui rentrait du service, la niÃce de lÃabbà Perdreau qui sortait de couvent, le frÃre du curÃ, percepteur â¡ Châteaudun qui venait de prendre sa retraite ou qui Ãtait venu passer les fÃtes. On avait eu en les apercevant lÃÃmotion de croire quÃil y avait â¡ Combray des gens quÃon ne connaissait point simplement parce quÃon ne les avait pas reconnus ou identifiÃs tout de suite. Et pourtant, longtemps â¡ lÃavance, Mme Sauton et le curà avaient prÃvenu quÃils attendaient leurs ´voyageursª. Quand le soir, je montais, en rentrant, raconter notre promenade â¡ ma tante, si jÃavais lÃimprudence de lui dire que nous avions rencontrà prÃs du Pont-Vieux, un homme que mon grand-pÃre ne connaissait pas: ´Un homme que grand-pÃre ne connaissait point, sÃÃcriait elle. Ah! je te crois bien!ª NÃanmoins un peu Ãmue de cette nouvelle, elle voulait en avoir le cúur net, mon grand-pÃre Ãtait mandÃ. ´Qui donc est-ce que vous avez rencontrà prÃs du Pont-Vieux, mon oncle? un homme que vous ne connaissiez point?ªó´Mais si, rÃpondait mon grand-pÃre, cÃÃtait Prosper le frÃre du jardinier de Mme Bouillebúuf.ªó´Ah! bienª, disait ma tante, tranquillisÃe et un peu rouge; haussant les Ãpaules avec un sourire ironique, elle ajoutait: ´Aussi il me disait que vous aviez rencontrà un homme que vous ne connaissiez point!ª Et on me recommandait dÃÃtre plus circonspect une autre fois et de ne plus agiter ainsi ma tante par des paroles irrÃflÃchies. On connaissait tellement bien tout le monde, â¡ Combray, bÃtes et gens, que si ma tante avait vu par hasard passer un chien ´quÃelle ne connaissait pointª, elle ne cessait dÃy penser et de consacrer â¡ ce fait incomprÃhensible ses talents dÃinduction et ses heures de libertÃ.
ó´Ce sera le chien de Mme Sazeratª, disait FranÃoise, sans grande conviction, mais dans un but dÃapaisement et pour que ma tante ne se ´fende pas la tÃte.ª
ó´Comme si je ne connaissais pas le chien de Mme Sazerat!ª rÃpondait ma tante donc lÃesprit critique nÃadmettait pas se facilement un fait.
ó´Ah! ce sera le nouveau chien que M. Galopin a rapportà de Lisieux.ª
ó´Ah! â¡ moins de Ãa.ª
ó´Il paraÃt que cÃest une bÃte bien affableª, ajoutait FranÃoise qui tenait le renseignement de ThÃodore, ´spirituelle comme une personne, toujours de bonne humeur, toujours aimable, toujours quelque chose de gracieux. CÃest rare quÃune bÃte qui nÃa que cet âge-lâ¡ soit dÃjâ¡ si galante. Madame Octave, il va falloir que je vous quitte, je nÃai pas le temps de mÃamuser, voilâ¡ bientÃt dix heures, mon fourneau nÃest seulement pas ÃclairÃ, et jÃai encore â¡ plumer mes asperges.ª
ó´Comment, FranÃoise, encore des asperges! mais cÃest une vraie maladie dÃasperges que vous avez cette annÃe, vous allez en fatiguer nos Parisiens!ª
ó´Mais non, madame Octave, ils aiment bien Ãa. Ils rentreront de lÃÃglise avec de lÃappÃtit et vous verrez quÃils ne les mangeront pas avec le dos de la cuiller.ª
ó´Mais â¡ lÃÃglise, ils doivent y Ãtre dÃjâ¡; vous ferez bien de ne pas perdre de temps. Allez surveiller votre dÃjeuner.ª
Pendant que ma tante devisait ainsi avec FranÃoise, jÃaccompagnais mes parents â¡ la messe. Que je lÃaimais, que je la revois bien, notre â¦glise! Son vieux porche par lequel nous entrions, noir, grÃlà comme une Ãcumoire, Ãtait dÃvià et profondÃment creusà aux angles (de mÃme que le bÃnitier oË il nous conduisait) comme si le doux effleurement des mantes des paysannes entrant â¡ lÃÃglise et de leurs doigts timides prenant de lÃeau bÃnite, pouvait, rÃpÃtà pendant des siÃcles, acquÃrir une force destructive, inflÃchir la pierre et lÃentailler de sillons comme en trace la roue des carrioles dans la borne contre laquelle elle bute tous les jours. Ses pierres tombales, sous lesquelles la noble poussiÃre des abbÃs de Combray, enterrÃs lâ¡, faisait au chúur comme un pavage spirituel, nÃÃtaient plus elles-mÃmes de la matiÃre inerte et dure, car le temps les avait rendues douces et fait couler comme du miel hors des limites de leur propre Ãquarrissure quÃici elles avaient dÃpassÃes dÃun flot blond, entraÃnant â¡ la dÃrive une majuscule gothique en fleurs, noyant les violettes blanches du marbre; et en deÃâ¡ desquelles, ailleurs, elles sÃÃtaient rÃsorbÃes, contractant encore lÃelliptique inscription latine, introduisant un caprice de plus dans la disposition de ces caractÃres abrÃgÃs, rapprochant deux lettres dÃun mot dont les autres avaient Ãtà dÃmesurÃment distendues. Ses vitraux ne chatoyaient jamais tant que les jours oË le soleil se montrait peu, de sorte que fÃt-il gris dehors, on Ãtait sËr quÃil ferait beau dans lÃÃglise; lÃun Ãtait rempli dans toute sa grandeur par un seul personnage pareil â¡ un Roi de jeu de cartes, qui vivait lâ¡-haut, sous un dais architectural, entre ciel et terre; (et dans le reflet oblique et bleu duquel, parfois les jours de semaine, â¡ midi, quand il nÃy a pas dÃoffice,ó⡠lÃun de ces rares moments oË lÃÃglise aÃrÃe, vacante, plus humaine, luxueuse, avec du soleil sur son riche mobilier, avait lÃair presque habitable comme le hall de pierre sculptÃe et de verre peint, dÃun hÃtel de style moyen âge,óon voyait sÃagenouiller un instant Mme Sazerat, posant sur le prie-Dieu voisin un paquet tout ficelà de petits fours quÃelle venait de prendre chez le pâtissier dÃen face et quÃelle allait rapporter pour le dÃjeuner); dans un autre une montagne de neige rose, au pied de laquelle se livrait un combat, semblait avoir givrà ⡠mÃme la verriÃre quÃelle boursouflait de son trouble grÃsil comme une vitre â¡ laquelle il serait restà des flocons, mais des flocons ÃclairÃs par quelque aurore (par la mÃme sans doute qui empourprait le rÃtable de lÃautel de tons si frais quÃils semblaient plutÃt posÃs lâ¡ momentanÃment par une lueur du dehors prÃte â¡ sÃÃvanouir que par des couleurs attachÃes â¡ jamais â¡ la pierre); et tous Ãtaient si anciens quÃon voyait Ãâ¡ et lâ¡ leur vieillesse argentÃe Ãtinceler de la poussiÃre des siÃcles et monter brillante et usÃe jusquÃâ¡ la corde la trame de leur douce tapisserie de verre. Il y en avait un qui Ãtait un haut compartiment divisà en une centaine de petits vitraux rectangulaires oË dominait le bleu, comme un grand jeu de cartes pareil â¡ ceux qui devaient distraire le roi Charles VI; mais soit quÃun rayon eËt brillÃ, soit que mon regard en bougeant eËt promenà ⡠travers la verriÃre tour â¡ tour Ãteinte et rallumÃe, un mouvant et prÃcieux incendie, lÃinstant dÃaprÃs elle avait pris lÃÃclat changeant dÃune traÃne de paon, puis elle tremblait et ondulait en une pluie flamboyante et fantastique qui dÃgouttait du haut de la voËte sombre et rocheuse, le long des parois humides, comme si cÃÃtait dans la nef de quelque grotte irisÃe de sinueux stalactites que je suivais mes parents, qui portaient leur paroissien; un instant aprÃs les petits vitraux en losange avaient pris la transparence profonde, lÃinfrangible duretà de saphirs qui eussent Ãtà juxtaposÃs sur quelque immense pectoral, mais derriÃre lesquels on sentait, plus aimà que toutes ces richesses, un sourire momentanà de soleil; il Ãtait aussi reconnaissable dans le flot bleu et doux dont il baignait les pierreries que sur le pavà de la place ou la paille du marchÃ; et, mÃme â¡ nos premiers dimanches quand nous Ãtions arrivÃs avant Pâques, il me consolait que la terre fËt encore nue et noire, en faisant Ãpanouir, comme en un printemps historique et qui datait des successeurs de saint Louis, ce tapis Ãblouissant et dorà de myosotis en verre.
Deux tapisseries de haute lice reprÃsentaient le couronnement dÃEsther (le tradition voulait quÃon eËt donnà ⡠AssuÃrus les traits dÃun roi de France et â¡ Esther ceux dÃune dame de Guermantes dont il Ãtait amoureux) auxquelles leurs couleurs, en fondant, avaient ajoutà une expression, un relief, un Ãclairage: un peu de rose flottait aux lÃvres dÃEsther au delâ¡ du dessin de leur contour, le jaune de sa robe sÃÃtalait si onctueusement, si grassement, quÃelle en prenait une sorte de consistance et sÃenlevait vivement sur lÃatmosphÃre refoulÃe; et la verdure des arbres restÃe vive dans les parties basses du panneau de soie et de laine, mais ayant ´passê dans le haut, faisait se dÃtacher en plus pâle, au-dessus des troncs foncÃs, les hautes branches jaunissantes, dorÃes et comme â¡ demi effacÃes par la brusque et oblique illumination dÃun soleil invisible. Tout cela et plus encore les objets prÃcieux venus â¡ lÃÃglise de personnages qui Ãtaient pour moi presque des personnages de lÃgende (la croix dÃor travaillÃe disait-on par saint â¦loi et donnÃe par Dagobert, le tombeau des fils de Louis le Germanique, en porphyre et en cuivre ÃmaillÃ) â¡ cause de quoi je mÃavanÃais dans lÃÃglise, quand nous gagnions nos chaises, comme dans une vallÃe visitÃe des fÃes, oË le paysan sÃÃmerveille de voir dans un rocher, dans un arbre, dans une mare, la trace palpable de leur passage surnaturel, tout cela faisait dÃelle pour moi quelque chose dÃentiÃrement diffÃrent du reste de la ville: un Ãdifice occupant, si lÃon peut dire, un espace â¡ quatre dimensionsóla quatriÃme Ãtant celle du Temps,ódÃployant â¡ travers les siÃcles son vaisseau qui, de travÃe en travÃe, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir non pas seulement quelques mÃtres, mais des Ãpoques successives dÃoË il sortait victorieux; dÃrobant le rude et farouche XIe siÃcle dans lÃÃpaisseur de ses murs, dÃoË il nÃapparaissait avec ses lourds cintres bouchÃs et aveuglÃs de grossiers moellons que par la profonde entaille que creusait prÃs du porche lÃescalier du clocher, et, mÃme lâ¡, dissimulà par les gracieuses arcades gothiques qui se pressaient coquettement devant lui comme de plus grandes súurs, pour le cacher aux Ãtrangers, se placent en souriant devant un jeune frÃre rustre, grognon et mal vÃtu; Ãlevant dans le ciel au-dessus de la Place, sa tour qui avait contemplà saint Louis et semblait le voir encore; et sÃenfonÃant avec sa crypte dans une nuit mÃrovingienne oË, nous guidant â¡ tâtons sous la voËte obscure et puissamment nervurÃe comme la membrane dÃune immense chauve-souris de pierre, ThÃodore et sa súur nous Ãclairaient dÃune bougie le tombeau de la petite fille de Sigebert, sur lequel une profonde valve,ócomme la trace dÃun fossile,óavait Ãtà creusÃe, disait-on, ´par une lampe de cristal qui, le soir du meurtre de la princesse franque, sÃÃtait dÃtachÃe dÃelle-mÃme des chaÃnes dÃor oË elle Ãtait suspendue â¡ la place de lÃactuelle abside, et, sans que le cristal se brisât, sans que la flamme sÃÃteignÃt, sÃÃtait enfoncÃe dans la pierre et lÃavait fait mollement cÃder sous elle.ª
LÃabside de lÃÃglise de Combray, pwut-on vraiment en parler? Elle Ãtait si grossiÃre, si dÃnuÃe de beautà artistique et mÃme dÃÃlan religieux. Du dehors, comme le croisement des rues sur lequel elle donnait Ãtait en contre-bas, sa grossiÃre muraille sÃexhaussait dÃun soubassement en moellons nullement polis, hÃrissÃs de cailloux, et qui nÃavait rien de particuliÃrement ecclÃsiastique, les verriÃres semblaient percÃes â¡ une hauteur excessive, et le tout avait plus lÃair dÃun mur de prison que dÃÃglise. Et certes, plus tard, quand je me rappelais toutes les glorieuses absides que jÃai vues, il ne me serait jamais venu â¡ la pensÃe de rapprocher dÃelles lÃabside de Combray. Seulement, un jour, au dÃtour dÃune petite rue provinciale, jÃaperÃus, en face du croisement de trois ruelles, une muraille fruste et surÃlevÃe, avec des verriÃres percÃes en haut et offrant le mÃme aspect asymÃtrique que lÃabside de Combray. Alors je ne me suis pas demandà comme â¡ Chartres ou â¡ Reims avec quelle puissance y Ãtait exprimà le sentiment religieux, mais je me suis involontairement ÃcriÃ: ´LÃâ¦glise!ª
LÃÃglise! FamiliÃre; mitoyenne, rue Saint-Hilaire, oË Ãtait sa porte nord, de ses deux voisines, la pharmacie de M. Rapin et la maison de Mme Loiseau, quÃelle touchait sans aucune sÃparation; simple citoyenne de Combray qui aurait pu avoir son numÃro dans la rue si les rues de Combray avaient eu des numÃros, et oË il semble que le facteur aurait dË sÃarrÃter le matin quand il faisait sa distribution, avant dÃentrer chez Mme Loiseau et en sortant de chez M. Rapin, il y avait pourtant entre elle et tout ce qui nÃÃtait pas elle une dÃmarcation que mon esprit nÃa jamais pu arriver â¡ franchir. Mme Loiseau avait beau avoir â¡ sa fenÃtre des fuchsias, qui prenaient la mauvaise habitude de laisser leurs branches courir toujours partout tÃte baissÃe, et dont les fleurs nÃavaient rien de plus pressÃ, quand elles Ãtaient assez grandes, que dÃaller rafraÃchir leurs joues violettes et congestionnÃes contre la sombre faÃade de lÃÃglise, les fuchsias ne devenaient pas sacrÃs pour cela pour moi; entre les fleurs et la pierre noircie sur laquelle elles sÃappuyaient, si mes yeux ne percevaient pas dÃintervalle, mon esprit rÃservait un abÃme.
On reconnaissait le clocher de Saint-Hilaire de bien loin, inscrivant sa figure inoubliable â¡ lÃhorizon oË Combray nÃapparaissait pas encore; quand du train qui, la semaine de Pâques, nous amenait de Paris, mon pÃre lÃapercevait qui filait tour â¡ tour sur tous les sillons du ciel, faisant courir en tous sens son petit coq de fer, il nous disait: ´Allons, prenez les couvertures, on est arrivÃ.ª Et dans une des plus grandes promenades que nous faisions de Combray, il y avait un endroit oË la route resserrÃe dÃbouchait tout â¡ coup sur un immense plateau fermà ⡠lÃhorizon par des forÃts dÃchiquetÃes que dÃpassait seul la fine pointe du clocher de Saint-Hilaire, mais si mince, si rose, quÃelle semblait seulement rayÃe sur le ciel par un ongle qui aurait voulu donner â¡ se paysage, â¡ ce tableau rien que de nature, cette petite marque dÃart, cette unique indication humaine. Quand on se rapprochait et quÃon pouvait apercevoir le reste de la tour carrÃe et â¡ demi dÃtruite qui, moins haute, subsistait â¡ cÃtà de lui, on Ãtait frappà surtout de ton rougeâtre et sombre des pierres; et, par un matin brumeux dÃautomne, on aurait dit, sÃÃlevant au-dessus du violet orageux des vignobles, une ruine de pourpre presque de la couleur de la vigne vierge.
Souvent sur la place, quand nous rentrions, ma grandÃmÃre me faisait arrÃter pour le regarder. Des fenÃtres de sa tour, placÃes deux par deux les unes au-dessus des autres, avec cette juste et originale proportion dans les distances qui ne donne pas de la beautà et de la dignità quÃaux visages humains, il lâchait, laissait tomber â¡ intervalles rÃguliers des volÃes de corbeaux qui, pendant un moment, tournoyaient en criant, comme si les vieilles pierres qui les laissaient sÃÃbattre sans paraÃtre les voir, devenues tout dÃun coup inhabitables et dÃgageant un principe dÃagitation infinie, les avait frappÃs et repoussÃs. Puis, aprÃs avoir rayà en tous sens le velours violet de lÃair du soir, brusquement calmÃs ils revenaient sÃabsorber dans la tour, de nÃfaste redevenue propice, quelques-uns posÃs Ãâ¡ et lâ¡, ne semblant pas bouger, mais happant peut-Ãtre quelque insecte, sur la pointe dÃun clocheton, comme une mouette arrÃtÃe avec lÃimmobilità dÃun pÃcheur â¡ la crÃte dÃune vague. Sans trop savoir pourquoi, ma grandÃmÃre trouvait au clocher de Saint-Hilaire cette absence de vulgaritÃ, de prÃtention, de mesquinerie, qui lui faisait aimer et croire riches dÃune influence bienfaisante, la nature, quand la main de lÃhomme ne lÃavait ps, comme faisait le jardinier de ma grandÃtante, rapetissÃe, et les úuvres de gÃnie. Et sans doute, toute partie de lÃÃglise quÃon apercevait la distinguait de tout autre Ãdifice par une sorte de pensÃe qui lui Ãtait infuse, mais cÃÃtait dans son clocher quÃelle semblait prendre conscience dÃelle-mÃme, affirmer une existence individuelle et responsable. CÃÃtait lui qui parlait pour elle. Je crois surtout que, confusÃment, ma grandÃmÃre trouvait au clocher de Combray ce qui pour elle avait le plus de prix au monde, lÃair naturel et lÃair distinguÃ. Ignorante en architecture, elle disait: ´Mes enfants, moquez-vous de moi si vous voulez, il nÃest peut-Ãtre pas beau dans les rÃgles, mais sa vieille figure bizarre me plaÃt. Je suis sËre que sÃil jouait du piano, il ne jouerait pas sec.ª Et en le regardant, en suivant des yeux la douce tension, lÃinclinaison fervente de ses pentes de pierre qui se rapprochaient en sÃÃlevant comme des mains jointes qui prient, elle sÃunissait si bien â¡ lÃeffusion de la flÃche, que son regard semblait sÃÃlancer avec elle; et en mÃme temps elle souriait amicalement aux vieilles pierres usÃes dont le couchant nÃÃclairait plus que le faÃte et qui, â¡ partir du moment oË elles entraient dans cette zone ensoleillÃe, adoucies par la lumiÃre, paraissaient tout dÃun coup montÃes bien plus haut, lointaines, comme un chant repris ´en voix de tÃteª une octave au-dessus.
CÃÃtait le clocher de Saint-Hilaire qui donnait â¡ toutes les occupations, â¡ toutes les heures, â¡ tous les points de vue de la ville, leur figure, leur couronnement, leur consÃcration. De ma chambre, je ne pouvais apercevoir que sa base qui avait Ãtà recouverte dÃardoises; mais quand, le dimanche, je les voyais, par une chaude matinÃe dÃÃtÃ, flamboyer comme un soleil noir, je me disais: ´Mon-Dieu! neuf heures! il faut se prÃparer pour aller â¡ la grandÃmesse si je veux avoir le temps dÃaller embrasser tante LÃonie avantª, et je savais exactement la couleur quÃavait le soleil sur la place, la chaleur et la poussiÃre du marchÃ, lÃombre que faisait le store du magasin oË maman entrerait peut-Ãtre avant la messe dans une odeur de toile Ãcrue, faire emplette de quelque mouchoir que lui ferait montrer, en cambrant la taille, le patron qui, tout en se prÃparant â¡ fermer, venait dÃaller dans lÃarriÃre-boutique passer sa veste du dimanche et se savonner les mains quÃil avait lÃhabitude, toutes les cinq minutes, mÃme dans les circonstances les plus mÃlancoliques, de frotter lÃune contre lÃautre dÃun air dÃentreprise, de partie fine et de rÃussite.
Quand aprÃs la messe, on entrait dire â¡ ThÃodore dÃapporter une brioche plus grosse que dÃhabitude parce que nos cousins avaient profità du beau temps pour venir de Thiberzy dÃjeuner avec nous, on avait devant soi le clocher qui, dorà et cuit lui-mÃme comme une plus grande brioche bÃnie, avec des Ãcailles et des Ãgouttements gommeux de soleil, piquait sa pointe aiguà dans le ciel bleu. Et le soir, quand je rentrais de promenade et pensais au moment oË il faudrait tout â¡ lÃheure dire bonsoir â¡ ma mÃre et ne plus la voir, il Ãtait au contraire si doux, dans la journÃe finissante, quÃil avait lÃair dÃÃtre posà et enfoncà comme un coussin de velours brun sur le ciel pâli qui avait cÃdà sous sa pression, sÃÃtait creusà lÃgÃrement pour lui faire sa place et refluait sur ses bords; et les cris des oiseaux qui tournaient autour de lui semblaient accroÃtre son silence, Ãlancer encore sa flÃche et lui donner quelque chose dÃineffable.
MÃme dans les courses quÃon avait â¡ faire derriÃre lÃÃglise, lâ¡ oË on ne la voyait pas, tout semblait ordonnà par rapport au clocher surgi ici ou lâ¡ entre les maisons, peut-Ãtre plus Ãmouvant encore quand il apparaissait ainsi sans lÃÃglise. Et certes, il y en a bien dÃautres qui sont plus beaux vus de cette faÃon, et jÃai dans mon souvenir des vignettes de clochers dÃpassant les toits, qui ont un autre caractÃre dÃart que celles que composaient les tristes rues de Combray. Je nÃoublierai jamais, dans une curieuse ville de Normandie voisine de Balbec, deux charmants hÃtels du XVIIIe siÃcle, qui me sont â¡ beaucoup dÃÃgards chers et vÃnÃrables et entre lesquels, quand on la regarde du beau jardin qui descend des perrons vers la riviÃre, la flÃche gothique dÃune Ãglise quÃils cachent sÃÃlance, ayant lÃair de terminer, de surmonter leurs faÃades, mais dÃune matiÃre si diffÃrente, si prÃcieuse, si annelÃe, si rose, si vernie, quÃon voit bien quÃelle nÃen fait pas plus partie que de deux beaux galets unis, entre lesquels elle est prise sur la plage, la flÃche purpurine et crÃnelÃe de quelque coquillage fuselà en tourelle et glacà dÃÃmail. MÃme â¡ Paris, dans un des quartiers les plus laids de la ville, je sais un fenÃtre oË on voit aprÃs un premier, un second et mÃme un troisiÃme plan fait des toits amoncelÃs de plusieurs rues, une cloche violette, parfois rougeâtre, parfois aussi, dans les plus nobles ´Ãpreuvesª quÃen tire lÃatmosphÃre, dÃun noir dÃcantà de cendres, laquelle nÃest autre que le dÃme Saint-Augustin et qui donne â¡ cette vue de Paris le caractÃre de certaines vues de Rome par Piranesi. Mais comme dans aucune de ces petites gravures, avec quelque goËt que ma mÃmoire ait pu les exÃcuter elle ne put mettre ce que jÃavais perdu depuis longtemps, le sentiment qui nous fait non pas considÃrer une chose comme un spectacle, mais y croire comme en un Ãtre sans Ãquivalent, aucune dÃelles ne tient sous sa dÃpendance toute une partie profonde de ma vie, comme fait le souvenir de ces aspects du clocher de Combray dans les rues qui sont derriÃre lÃÃglise. QuÃon le vÃt â¡ cinq heures, quand on allait chercher les lettres â¡ la poste, â¡ quelques maisons de soi, â¡ gauche, surÃlevant brusquement dÃune cime isolÃe la ligne de faÃte des toits; que si, au contraire, on voulait entrer demander des nouvelles de Mme Sazerat, on suivÃt des yeux cette ligne redevenue basse aprÃs la descente de son autre versant en sachant quÃil faudrait tourner â¡ la deuxiÃme rue aprÃs le clocher; soit quÃencore, poussant plus loin, si on allait â¡ la gare, on le vÃt obliquement, montrant de profil des arÃtes et des surfaces nouvelles comme un solide surpris â¡ un moment inconnu de sa rÃvolution; ou que, des bords de la Vivonne, lÃabside musculeusement ramassÃe et remontÃe par la perspective semblât jaillir de lÃeffort que le clocher faisait pour lancer sa flÃche au cúur du ciel: cÃÃtait toujours â¡ lui quÃil fallait revenir, toujours lui qui dominait tout, sommant les maisons dÃun pinacle inattendu, levà avant moi comme le doigt de Dieu dont le corps eËt Ãtà cachà dans la foule des humains sans que je le confondisse pour cela avec elle. Et aujourdÃhui encore si, dans une grande ville de province ou dans un quartier de Paris que je connais mal, un passant qui mÃa ´mis dans mon cheminª me montre au loin, comme un point de repÃre, tel beffroi dÃhÃpital, tel clocher de couvent levant la pointe de son bonnet ecclÃsiastique au coin dÃune rue que je dois prendre, pour peu que ma mÃmoire puisse obscurÃment lui trouver quelque trait de ressemblance avec la figure chÃre et disparue, le passant, sÃil se retourne pour sÃassurer que je ne mÃÃgare pas, peut, â¡ son Ãtonnement, mÃapercevoir qui, oublieux de la promenade entreprise ou de la course obligÃe, reste lâ¡, devant le clocher, pendant des heures, immobile, essayant de me souvenir, sentant au fond de moi des terres reconquises sur lÃoubli qui sÃassÃchent et se rebâtissent; et sans doute alors, et plus anxieusement que tout â¡ lÃheure quand je lui demandais de me renseigner, je cherche encore mon chemin, je tourne une rue…mais…cÃest dans mon cúur…
En rentrant de la messe, nous rencontrions souvent M. Legrandin qui, retenu â¡ Paris par sa profession dÃingÃnieur, ne pouvait, en dehors des grandes vacances, venir â¡ sa propriÃtà de Combray que du samedi soir au lundi matin. CÃÃtait un de ces hommes qui, en dehors dÃune carriÃre scientifique oË ils ont dÃailleurs brillamment rÃussi, possÃdent une culture toute diffÃrente, littÃraire, artistique, que leur spÃcialisation professionelle nÃutilise pas et dont profite leur conversation. Plus lettrÃs que bien des littÃrateurs (nous ne savions pas â¡ cette Ãpoque que M. Legrandin eËt une certaine rÃputation comme Ãcrivain et nous fËmes trÃs ÃtonnÃs de voir quÃun musicien cÃlÃbre avait composà une mÃlodie sur des vers de lui), douÃs de plus de ´facilitê que bien des peintres, ils sÃimaginent que la vie quÃils mÃnent nÃest pas celle qui leur aurait convenu et apportent â¡ leurs occupations positives soit une insouciance mÃlÃe de fantaisie, soit une application soutenue et hautaine, mÃprisante, amÃre et consciencieuse. Grand, avec une belle tournure, un visage pensif et fin aux longues moustaches blondes, au regard bleu et dÃsenchantÃ, dÃune politesse raffinÃe, causeur comme nous nÃen avions jamais entendu, il Ãtait aux yeux de ma famille qui le citait toujours en exemple, le type de lÃhomme dÃÃlite, prenant la vie de la faÃon la plus noble et la plus dÃlicate. Ma grandÃmÃre lui reprochait seulement de parler un peu trop bien, un peu trop comme un livre, de ne pas avoir dans son langage le naturel quÃil y avait dans ses cravates lavalliÃre toujours flottantes, dans son veston droit presque dÃÃcolier. Elle sÃÃtonnait aussi des tirades enflammÃes quÃil entamait souvent contre lÃaristocratie, la vie mondaine, le snobisme, ´certainement le pÃchà auquel pense saint Paul quand il parle du pÃchà pour lequel il nÃy a pas de rÃmission.ª
LÃambition mondaine Ãtait un sentiment que ma grandÃmÃre Ãtait si incapable de ressentir et presque de comprendre quÃil lui paraissait bien inutile de mettre tant dÃardeur â¡ la flÃtrir. De plus elle ne trouvait pas de trÃs bon goËt que M. Legrandin dont la súur Ãtait mariÃe prÃs de Balbec avec un gentilhomme bas-normand se livrât â¡ des attaques aussi violentes encore les nobles, allant jusquÃâ¡ reprocher â¡ la RÃvolution de ne les avoir pas tous guillotinÃs.
óSalut, amis! nous disait-il en venant â¡ notre rencontre. Vous Ãtes heureux dÃhabiter beaucoup ici; demain il faudra que je rentre â¡ Paris, dans ma niche.
ó´Oh! ajoutait-il, avec ce sourire doucement ironique et dÃÃu, un peu distrait, qui lui Ãtait particulier, certes il y a dans ma maison toutes les choses inutiles. Il nÃy manque que le nÃcessaire, un grand morceau de ciel comme ici. Tâchez de garder toujours un morceau de ciel au-dessus de votre vie, petit garÃon, ajoutait-il en se tournant vers moi. Vous avez une jolie âme, dÃune qualità rare, une nature dÃartiste, ne la laissez pas manquer de ce quÃil lui faut.ª
Quand, â¡ notre retour, ma tante nous faisait demander si Mme Goupil Ãtait arrivÃe en retard â¡ la messe, nous Ãtions incapables de la renseigner. En revanche nous ajoutions â¡ son trouble en lui disant quÃun peintre travaillait dans lÃÃglise â¡ copier le vitrail de Gilbert le Mauvais. FranÃoise, envoyÃe aussitÃt chez lÃÃpicier, Ãtait revenue bredouille par la faute de lÃabsence de ThÃodore â¡ qui sa double profession de chantre ayant une part de lÃentretien de lÃÃglise, et de garÃon Ãpicier donnait, avec des relations dans tous les mondes, un savoir universel.
ó´Ah! soupirait ma tante, je voudrais que ce soit dÃjâ¡ lÃheure dÃEulalie. Il nÃy a vraiment quÃelle qui pourra me dire cela.ª
Eulalie Ãtait une fille boiteuse, active et sourde qui sÃÃtait ´retirÃeª aprÃs la mort de Mme de la Bretonnerie oË elle avait Ãtà en place depuis son enfance et qui avait pris â¡ cÃtà de lÃÃglise une chambre, dÃoË elle descendait tout le temps soit aux offices, soit, en dehors des offices, dire une petite priÃre ou donner un coup de main â¡ ThÃodore; le reste du temps elle allait voir des personnes malades comme ma tante LÃonie â¡ qui elle racontait ce qui sÃÃtait passà ⡠la messe ou aux vÃpres. Elle ne dÃdaignait pas dÃajouter quelque casuel â¡ la petite rente que lui servait la famille de ses anciens maÃtres en allant de temps en temps visiter le linge du curà ou de quelque autre personnalità marquante du monde clÃrical de Combray. Elle portait au-dessus dÃune mante de drap noir un petit bÃguin blanc, presque de religieuse, et une maladie de peau donnait â¡ une partie de ses joues et â¡ son nez recourbÃ, les tons rose vif de la balsamine. Ses visites Ãtaient la grande distraction de ma tante LÃonie qui ne recevait plus guÃre personne dÃautre, en dehors de M. le CurÃ. Ma tante avait peu â¡ peu Ãvincà tous les autres visiteurs parce quÃils avaient le tort â¡ ses yeux de rentrer tous dans lÃune ou lÃautre des deux catÃgories de gens quÃelle dÃtestait. Les uns, les pires et dont elle sÃÃtait dÃbarrassÃe les premiers, Ãtaient ceux qui lui conseillaient de ne pas ´sÃÃcouterª et professaient, fËt-ce nÃgativement et en ne la manifestant que par certains silences de dÃsapprobation ou par certains sourires de doute, la doctrine subversive quÃune petite promenade au soleil et un bon bifteck saignant (quand elle gardait quatorze heures sur lÃestomac deux mÃchantes gorgÃes dÃeau de Vichy!) lui feraient plus de bien que son lit et ses mÃdecines. LÃautre catÃgorie se composait des personnes qui avaient lÃair de croire quÃelle Ãtait plus gravement malade quÃelle ne pensait, Ãtait aussi gravement malade quÃelle le disait. Aussi, ceux quÃelle avait laissà monter aprÃs quelques hÃsitations et sur les officieuses instances de FranÃoise et qui, au cours de leur visite, avaient montrà combien ils Ãtaient indignes de la faveur quÃon leur faisait en risquant timidement un: ´Ne croyez-vous pas que si vous vous secouiez un peu par un beau tempsª, ou qui, au contraire, quand elle leur avait dit: ´Je suis bien bas, bien bas, cÃest la fin, mes pauvres amisª, lui avaient rÃpondu: ´Ah! quand on nÃa pas la santÃ! Mais vous pouvez durer encore comme Ãaª, ceux-lâ¡, les uns comme les autres, Ãtaient sËrs de ne plus jamais Ãtre reÃus. Et si FranÃoise sÃamusait de lÃair Ãpouvantà de ma tante quand de son lit elle avait aperÃu dans la rue du Saint-Esprit une de ces personnes qui avait lÃair de venir chez elle ou quand elle avait entendu un coup de sonnette, elle riait encore bien plus, et comme dÃun bon tour, des ruses toujours victorieuses de ma tante pour arriver â¡ les faire congÃdier et de leur mine dÃconfite en sÃen retournant sans lÃavoir vue, et, au fond admirait sa maÃtresse quÃelle jugeait supÃrieure â¡ tous ces gens puisqueÃelle ne voulait pas les recevoir. En somme, ma tante exigeait â¡ la fois quÃon lÃapprouvât dans son rÃgime, quÃon la plaignÃt pour ses souffrances et quÃon la rassurât sur son avenir.
CÃest â¡ quoi Eulalie excellait. Ma tante pouvait lui dire vingt fois en une minute: ´CÃest la fin, ma pauvre Eulalieª, vingt fois Eulalie rÃpondait: ´Connaissant votre maladie comme vous la connaissez, madame Octave, vous irez â¡ cent ans, comme me disait hier encore Mme Sazerin.ª (Une des plus fermes croyances dÃEulalie et que le nombre imposant des dÃmentis apportÃs par lÃexpÃrience nÃavait pas suffi â¡ entamer, Ãtait que Mme Sazerat sÃappelait Mme Sazerin.)
óJe ne demande pas â¡ aller â¡ cent ans, rÃpondait ma tante qui prÃfÃrait ne pas voir assigner â¡ ses jours un terme prÃcis.
Et comme Eulalie savait avec cela comme personne distraire ma tante sans la fatiguer, ses visites qui avaient lieu rÃguliÃrement tous les dimanches sauf empÃchement inopinÃ, Ãtaient pour ma tante un plaisir dont la perspective lÃentretenait ces jours-lâ¡ dans un Ãtat agrÃable dÃabord, mais bien vite douloureux comme une faim excessive, pour peu quÃEulalie fËt en retard. Trop prolongÃe, cette voluptà dÃattendre Eulalie tournait en supplice, ma tante ne cessait de regarder lÃheure, bâillait, se sentait des faiblesses. Le coup de sonnette dÃEulalie, sÃil arrivait tout â¡ la fin de la journÃe, quand elle ne lÃespÃrait plus, la faisait presque se trouver mal. En rÃalitÃ, le dimanche, elle ne pensait quÃâ¡ cette visite et sitÃt le dÃjeuner fini, FranÃoise avait hâte que nous quittions la salle â¡ manger pour quÃelle pËt monter ´occuperª ma tante. Mais (surtout â¡ partir du moment oË les beaux jours sÃinstallaient â¡ Combray) il y avait bien longtemps que lÃheure altiÃre de midi, descendue de la tour de Saint-Hilaire quÃelle armoriait des douze fleurons momentanÃs de sa couronne sonore avait retenti autour de notre table, auprÃs du pain bÃnit venu lui aussi familiÃrement en sortant de lÃÃglise, quand nous Ãtions encore assis devant les assiettes des Mille et une Nuits, appesantis par la chaleur et surtout par le repas. Car, au fond permanent dÃúufs, de cÃtelettes, de pommes de terre, de confitures, de biscuits, quÃelle ne nous annonÃait mÃme plus, FranÃoise ajoutaitóselon les travaux des champs et des vergers, le fruit de la marÃe, les hasards du commerce, les politesses des voisins et son propre gÃnie, et si bien que notre menu, comme ces quatre-feuilles quÃon sculptait au XIIIe siÃcle au portail des cathÃdrales, reflÃtait un peu le rythme des saisons et les Ãpisodes de la vieó: une barbue parce que la marchande lui en avait garanti la fraÃcheur, une dinde parce quÃelle en avait vu une belle au marchà de Roussainville-le-Pin, des cardons â¡ la moelle parce quÃelle ne nous en avait pas encore fait de cette maniÃre-lâ¡, un gigot rÃti parce que le grand air creuse et quÃil avait bien le temps de descendre dÃici sept heures, des Ãpinards pour changer, des abricots parce que cÃÃtait encore une raretÃ, des groseilles parce que dans quinze jours il nÃy en aurait plus, des framboises que M. Swann avait apportÃes exprÃs, des cerises, les premiÃres qui vinssent du cerisier du jardin aprÃs deux ans quÃil nÃen donnait plus, du fromage â¡ la crÃme que jÃaimais bien autrefois, un gâteau aux amandes parce queÃelle lÃavait commandà la veille, une brioche parce que cÃÃtait notre tour de lÃoffrir. Quand tout cela Ãtait fini, composÃe expressÃment pour nous, mais dÃdiÃe plus spÃcialement â¡ mon pÃre qui Ãtait amateur, une crÃme au chocolat, inspiration, attention personnelle de FranÃoise, nous Ãtait offerte, fugitive et lÃgÃre comme une úuvre de circonstance oË elle avait mis tout son talent. Celui qui eËt refusà dÃen goËter en disant: ´JÃai fini, je nÃai plus faimª, se serait immÃdiatement ravalà au rang de ces goujats qui, mÃme dans le prÃsent quÃun artiste leur fait dÃune de ses úuvres, regardent au poids et â¡ la matiÃre alors que nÃy valent que lÃintention et la signature. MÃme en laisser une seule goutte dans le plat eËt tÃmoignà de la mÃme impolitesse que se lever avant la fin du morceau au nez du compositeur.
Enfin ma mÃre me disait: ´Voyons, ne reste pas ici indÃfiniment, monte dans ta chambre si tu as trop chaud dehors, mais va dÃabord prendre lÃair un instant pour ne pas lier en sortant de table.ª JÃallais mÃasseoir prÃs de la pompe et de son auge, souvent ornÃe, comme un fond gothique, dÃune salamandre, qui sculptait sur la pierre fruste le relief mobile de son corps allÃgorique et fuselÃ, sur le banc sans dossier ombragà dÃun lilas, dans ce petit coin du jardin qui sÃouvrait par une porte de service sur la rue du Saint-Esprit et de la terre peu soignÃe duquel sÃÃlevait par deux degrÃs, en saillie de la maison, et comme une construction indÃpendante, lÃarriÃre-cuisine. On apercevait son dallage rouge et luisant comme du porphyre. Elle avait moins lÃair de lÃantre de FranÃoise que dÃun petit temple â¡ VÃnus. Elle regorgeait des offrandes du crÃmier, du fruitier, de la marchande de lÃgumes, venus parfois de hameaux assez lointains pour lui dÃdier les prÃmices de leurs champs. Et son faÃte Ãtait toujours couronnà du rcououlement dÃune colombe.
Autrefois, je ne mÃattardais pas dans le bois consacrà qui lÃentourait, car, avant de monter lire, jÃentrais dans le petit cabinet de repos que mon oncle Adolphe, un frÃre de mon grand-pÃre, ancien militaire qui avait pris sa retraite comme commandant, occupait au rez-de-chaussÃe, et qui, mÃme quand les fenÃtres ouvertes laissaient entrer la chaleur, sinon les rayons du soleil qui atteignaient rarement jusque-lâ¡, dÃgageait inÃpuisablement cette odeur obscure et fraÃche, â¡ la fois forestiÃre et ancien rÃgime, qui fait rÃver longuement les narines, quand on pÃnÃtre dans certains pavillons de chasse abandonnÃs. Mais depuis nombre dÃannÃes je nÃentrais plus dans le cabinet de mon oncle Adolphe, ce dernier ne venant plus â¡ Combray â¡ cause dÃune brouille qui Ãtait survenue entre lui et ma famille, par ma faute, dans les circonstances suivantes:
Une ou deux fois par mois, â¡ Paris, on mÃenvoyait lui faire une visite, comme il finissait de dÃjeuner, en simple vareuse, servi par son domestique en veste de travail de coutil rayà violet et blanc. Il se plaignait en ronchonnant que je nÃÃtais pas venu depuis longtemps, quÃon lÃabandonnait; il mÃoffrait un massepain ou une mandarine, nous traversions un salon dans lequel on ne sÃarrÃtait jamais, oË on ne faisait jamais de feu, dont les murs Ãtaient ornÃs de moulures doreÃs, les plafonds peints dÃun bleu qui prÃtendait imiter le ciel et les meubles capitonnÃs en satin comme chez mes grands-parents, mais jaune; puis nous passions dans ce quÃil appelait son cabinet de ´travailª aux murs duquel Ãtaient accrochÃes de ces gravures reprÃsentant sur fond noir une dÃesse charnue et rose conduisant un char, montÃe sur un globe, ou une Ãtoile au front, quÃon aimait sous le second Empire parce quÃon leur trouvait un air pompÃien, puis quÃon dÃtesta, et quÃon recommence â¡ aimer pour une seul et mÃme raison, malgrà les autres quÃon donne et qui est quÃelles ont lÃair second Empire. Et je restais avec mon oncle jusquÃâ¡ ce que son valet de chambre vÃnt lui demander, de la part du cocher, pour quelle heure celui-ci devait atteler. Mon oncle se plongeait alors dans une mÃditation quÃaurait craint de troubler dÃun seul mouvement son valet de chambre ÃmerveillÃ, et dont il attendait avec curiosità le rÃsultat, toujours identique. Enfin, aprÃs une hÃsitation suprÃme, mon oncle prononÃait infailliblement ces mots: ´Deux heures et quartª, que le valet de chambre rÃpÃtait avec Ãtonnement, mais sans discuter: ´Deux heures et quart? bien…je vais le dire…ª
A cette Ãpoque jÃavais lÃamour du thÃâtre, amour platonique, car mes parents ne mÃavaient encore jamais permis dÃy aller, et je me reprÃsentais dÃune faÃon si peu exacte les plaisirs quÃon y goËtait que je nÃÃtais pas Ãloignà de croire que chaque spectateur regardait comme dans un stÃrÃoscope un dÃcor qui nÃÃtait que pour lui, quoique semblable au millier dÃautres que regardait, chacun pour soi, le reste des spectateurs.
Tous les matins je courais jusquÃâ¡ la colonne Moriss pour voir les spectacles quÃelle annonÃait. Rien nÃÃtait plus dÃsintÃressà et plus heureux que les rÃves offerts â¡ mon imagination par chaque piÃce annoncÃe et qui Ãtaient conditionnÃs â¡ la fois par les images insÃparables des mots qui en composaient le titre et aussi de la couleur des affiches encore humides et boursouflÃes de colle sur lesquelles il se dÃtachait. Si ce nÃest une de ces úuvres Ãtranges comme le Testament de CÃsar Girodot et Ã¥dipe-Roi lesquelles sÃinscrivaient, non sur lÃaffiche verte de lÃOpÃra-Comique, mais sur lÃaffiche lie de vin de la ComÃdie-FranÃaise, rien ne me paraissait plus diffÃrent de lÃaigrette Ãtincelante et blanche des Diamants de la Couronne que le satin lisse et mystÃrieux du Domino Noir, et, mes parents mÃayant dit que quand jÃirais pour la premiÃre fois au thÃâtre jÃaurais â¡ choisir entre ces deux piÃces, cherchant â¡ approfondir successivement le titre de lÃune et le titre de lÃautre, puisque cÃÃtait tout ce que je connaissais dÃelles, pour tâcher de saisir en chacun le plaisir quÃil me promettait et de le comparer â¡ celui que recÃlait lÃautre, jÃarrivais â¡ me reprÃsenter avec tant de force, dÃune part une piÃce Ãblouissante et fiÃre, de lÃautre une piÃce douce et veloutÃe, que jÃÃtais aussi incapable de dÃcider laquelle aurait ma prÃfÃrence, que si, pour le dessert, on mÃavait donnà ⡠opter encore du riz â¡ lÃImpÃratrice et de la crÃme au chocolat.
Toutes mes conversations avec mes camarades portaient sur ces acteurs dont lÃart, bien quÃil me fËt encore inconnu, Ãtait la premiÃre forme, entre toutes celles quÃil revÃt, sous laquelle se laissait pressentir par moi, lÃArt. Entre la maniÃre que lÃun ou lÃautre avait de dÃbiter, de nuancer une tirade, les diffÃrences les plus minimes me semblaient avoir une importance incalculable. Et, dÃaprÃs ce que lÃon mÃavait dit dÃeux, je les classais par ordre de talent, dans des listes que je me rÃcitais toute la journÃe: et qui avaient fini par durcir dans mon cerveau et par le gÃner de leur inamovibilitÃ.
Plus tard, quand je fus au collÃge, chaque fois que pendant les classes, je correspondais, aussitÃt que le professeur avait la tÃte tournÃe, avec un nouvel ami, ma premiÃre question Ãtait toujours pour lui demander sÃil Ãtait dÃjâ¡ allà au thÃâtre et sÃil trouvait que le plus grand acteur Ãtait bien Got, le second Delaunay, etc. Et si, â¡ son avis, Febvre ne venait quÃaprÃs Thiron, ou Delaunay quÃaprÃs Coquelin, la soudaine motilità que Coquelin, perdant la rigidità de la pierre, contractait dans mon esprit pour y passer au deuxiÃme rang, et lÃagilità miraculeuse, la fÃconde animation dont se voyait douà Delaunay pour reculer au quatriÃme, rendait la sensation du fleurissement et de la vie â¡ mon cerveau assoupli et fertilisÃ.
Mais si les acteurs me prÃoccupaient ainsi, si la vue de Maubant sortant un aprÃs-midi du ThÃâtre-FranÃais mÃavait causà le saisissement et les souffrances de lÃamour, combien le nom dÃune Ãtoile flamboyant â¡ la porte dÃun thÃâtre, combien, â¡ la glace dÃun coupà qui passait dans la rue avec ses chevaux fleuris de roses au frontail, la vue du visage dÃune femme que je pensais Ãtre peut-Ãtre une actrice, laissait en moi un trouble plus prolongÃ, un effort impuissant et douloureux pour me reprÃsenter sa vie! Je classais par ordre de talent les plus illustres: Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet, Madeleine Brohan, Jeanne Samary, mais toutes mÃintÃressaient. Or mon oncle en connaissait beaucoup, et aussi des cocottes que je ne distinguais pas nettement des actrices. Il les recevait chez lui. Et si nous nÃallions le voir quÃâ¡ certains jours cÃest que, les autres jours, venaient des femmes avec lesquelles sa famille nÃaurait pas pu se rencontrer, du moins â¡ son avis â¡ elle, car, pour mon oncle, au contraire, sa trop grande facilità ⡠faire â¡ de jolies veuves qui nÃavaient peut-Ãtre jamais Ãtà mariÃes, â¡ des comtesses de nom ronflant, qui nÃÃtait sans doute quÃun nom de guerre, la politesse de les prÃsenter â¡ ma grandÃmÃre ou mÃme â¡ leur donner des bijoux de famille, lÃavait dÃjâ¡ brouillà plus dÃune fois avec mon grand-pÃre. Souvent, â¡ un nom dÃactrice qui venait dans la conversation, jÃentendais mon pÃre dire â¡ ma mÃre, en souriant: ´Une amie de ton oncleª; et je pensais que le stage que peut-Ãtre pendant des annÃes des hommes importants faisaient inutilement â¡ la porte de telle femme qui ne rÃpondait pas â¡ leurs lettres et les faisait chasser par le concierge de son hÃtel, mon oncle aurait pu en dispenser un gamin comme moi en le prÃsentant chez lui â¡ lÃactrice, inapprochable â¡ tant dÃautres, qui Ãtait pour lui une intime amie.
Aussi,ósous le prÃtexte quÃune leÃon qui avait Ãtà dÃplacÃe tombait maintenant si mal quÃelle mÃavait empÃchà plusieurs fois et mÃempÃcherait encore de voir mon oncleóun jour, autre que celui qui Ãtait rÃservà aux visites que nous lui faisions, profitant de ce que mes parents avaient dÃjeunà de bonne heure, je sortis et au lieu dÃaller regarder la colonne dÃaffiches, pour quoi on me laissait aller seul, je courus jusquÃâ¡ lui. Je remarquai devant sa porte une voiture attelÃe de deux chevaux qui avaient aux úillÃres un úillet rouge comme avait le cocher â¡ sa boutonniÃre. De lÃescalier jÃentendis un rire et une voix de femme, et dÃs que jÃeus sonnÃ, un silence, puis le bruit de portes quÃon fermait. Le valet de chambre vint ouvrir, et en me voyant parut embarrassÃ, me dit que mon oncle Ãtait trÃs occupÃ, ne pourrait sans doute pas me recevoir et tandis quÃil allait pourtant le prÃvenir la mÃme voix que jÃavais entendue disait: ´Oh, si! laisse-le entrer; rien quÃune minute, cela mÃamuserait tant. Sur la photographie qui est sur ton bureau, il ressemble tant â¡ sa maman, ta niÃce, dont la photographie est â¡ cÃtà de la sienne, nÃest-ce pas? Je voudrais le voir rien quÃun instant, ce gosse.ª
JÃentendis mon oncle grommeler, se fâcher; finalement le valet de chambre me fit entrer.
Sur la table, il y avait la mÃme assiette de massepains que dÃhabitude; mon oncle avait sa vareuse de tous les jours, mais en face de lui, en robe de soie rose avec un grand collier de perles au cou, Ãtait assise une jeune femme qui achevait de manger une mandarine. LÃincertitude oË jÃÃtais sÃil fallait dire madame ou mademoiselle me fit rougir et nÃosant pas trop tourner les yeux de son cÃtà de peur dÃavoir â¡ lui parler, jÃallai embrasser mon oncle. Elle me regardait en souriant, mon oncle lui dit: ´Mon neveuª, sans lui dire mon nom, ni me dire le sien, sans doute parce que, depuis les difficultÃs quÃil avait eues avec mon grand-pÃre, il tâchait autant que possible dÃÃviter tout trait dÃunion entre sa famille et ce genre de relations.
ó´Comme il ressemble â¡ sa mÃre,ª dit-elle.
ó´Mais vous nÃavez jamais vu ma niÃce quÃen photographie, dit vivement mon oncle dÃun ton bourru.ª
ó´Je vous demande pardon, mon cher ami, je lÃai croisÃe dans lÃescalier lÃannÃe derniÃre quand vous avez Ãtà si malade. Il est vrai que je ne lÃai vue que le temps dÃun Ãclair et que votre escalier est bien noir, mais cela mÃa suffi pour lÃadmirer. Ce petit jeune homme a ses beaux yeux et aussi Ãa, dit-elle, en traÃant avec son doigt une ligne sur le bas de son front. Est-ce que madame votre niÃce porte le mÃme nom que vous, ami? demanda-t-elle â¡ mon oncle.ª
ó´Il ressemble surtout â¡ son pÃre, grogna mon oncle qui ne se souciait pas plus de faire des prÃsentations â¡ distance en disant le nom de maman que dÃen faire de prÃs. CÃest tout â¡ fait son pÃre et aussi ma pauvre mÃre.ª
ó´Je ne connais pas son pÃre, dit la dame en rose avec une lÃgÃre inclinaison de la tÃte, et je nÃai jamais connu votre pauvre mÃre, mon ami. Vous vous souvenez, cÃest peu aprÃs votre grand chagrin que nous nous sommes connus.ª
JÃÃprouvais une petite dÃception, car cette jeune dame ne diffÃrait pas des autres jolies femmes que jÃavais vues quelquefois dans ma famille notamment de la fille dÃun de nos cousins chez lequel jÃallais tous les ans le premier janvier. Mieux habillÃe seulement, lÃamie de mon oncle avait le mÃme regard vif et bon, elle avait lÃair aussi franc et aimant. Je ne lui trouvais rien de lÃaspect thÃâtral que jÃadmirais dans les photographies dÃactrices, ni de lÃexpression diabolique qui eËt Ãtà en rapport avec la vie quÃelle devait mener. JÃavais peine â¡ croire que ce fËt une cocotte et surtout je nÃaurais pas cru que ce fËt une cocotte chic si je nÃavais pas vu la voiture â¡ deux chevaux, la robe rose, le collier de perles, si je nÃavais pas su que mon oncle nÃen connaissait que de la plus haute volÃe. Mais je me demandais comment le millionnaire qui lui donnait sa voiture et son hÃtel et ses bijoux pouvait avoir du plaisir â¡ manger sa fortune pour une personne qui avait lÃair si simple et comme il faut. Et pourtant en pensant â¡ ce que devait Ãtre sa vie, lÃimmoralità mÃen troublait peut-Ãtre plus que si elle avait Ãtà concrÃtisÃe devant moi en une apparence spÃciale,ódÃÃtre ainsi invisible comme le secret de quelque roman, de quelque scandale qui avait fait sortir de chez ses parents bourgeois et vouà ⡠tout le monde, qui avait fait Ãpanouir en beautà et haussà jusquÃau demi-monde et â¡ la notoriÃtà celle que ses jeux de physionomie, ses intonations de voix, pareils â¡ tant dÃautres que je connaissais dÃjâ¡, me faisaient malgrà moi considÃrer comme une jeune fille de bonne famille, qui nÃÃtait plus dÃaucune famille.
On Ãtait passà dans le ´cabinet de travailª, et mon oncle, dÃun air un peu gÃnà par ma prÃsence, lui offrit des cigarettes.
ó´Non, dit-elle, cher, vous savez que je suis habituÃe â¡ celles que le grand-duc mÃenvoie. Je lui ai dit que vous en Ãtiez jaloux.ª Et elle tira dÃun Ãtui des cigarettes couvertes dÃinscriptions ÃtrangÃres et dorÃes. ´Mais si, reprit-elle tout dÃun coup, je dois avoir rencontrà chez vous le pÃre de ce jeune homme. NÃest-ce pas votre neveu? Comment ai-je pu lÃoublier? Il a Ãtà tellement bon, tellement exquis pour moi, dit-elle dÃun air modeste et sensible.ª Mais en pensant â¡ ce quÃavait pu Ãtre lÃaccueil rude quÃelle disait avoir trouvà exquis, de mon pÃre, moi qui connaissais sa rÃserve et sa froideur, jÃÃtais gÃnÃ, comme par une indÃlicatesse quÃil aurait commise, de cette inÃgalità entre la reconnaissance excessive qui lui Ãtait accordÃe et son amabilità insuffisante. Il mÃa semblà plus tard que cÃÃtait un des cÃtÃs touchants du rÃle de ces femmes oisives et studieuses quÃelles consacrent leur gÃnÃrositÃ, leur talent, un rÃve disponible de beautà sentimentaleócar, comme les artistes, elles ne le rÃalisent pas, ne le font pas entrer dans les cadres de lÃexistence commune,óet un or qui leur coËte peu, â¡ enrichir dÃun sertissage prÃcieux et fin la vie fruste et mal dÃgrossie des hommes. Comme celle-ci, dans le fumoir oË mon oncle Ãtait en vareuse pour la recevoir, rÃpandait son corps si doux, sa robe de soie rose, ses perles, lÃÃlÃgance qui Ãmane de lÃamitià dÃun grand-duc, de mÃme elle avait pris quelque propos insignifiant de mon pÃre, elle lÃavait travaillà avec dÃlicatesse, lui avait donnà un tour, une appellation prÃcieuse et y enchâssant un de ses regards dÃune si belle eau, nuancà dÃhumilità et de gratitude, elle le rendait changà en un bijou artiste, en quelque chose de ´tout â¡ fait exquisª.
ó´Allons, voyons, il est lÃheure que tu tÃen aillesª, me dit mon oncle.
Je me levai, jÃavais une envie irrÃsistible de baiser la main de la dame en rose, mais il me semblait que cÃeËt Ãtà quelque chose dÃaudacieux comme un enlÃvement. Mon cúur battait tandis que je me disais: ´Faut-il le faire, faut-il ne pas le faireª, puis je cessai de me demander ce quÃil fallait faire pour pouvoir faire quelque chose. Et dÃun geste aveugle et insensÃ, dÃpouillà de toutes les raisons que je trouvais il y avait un moment en sa faveur, je portai â¡ mes lÃvres la main quÃelle me tendait.
ó´Comme il est gentil! il est dÃja galant, il a un petit úil pour les femmes: il tient de son oncle. Ce sera un parfait gentlemanª, ajouta-t-elle en serrant les dents pour donner â¡ la phrase un accent lÃgÃrement britannique. ´Est-ce quÃil ne pourrait pas venir une fois prendre a cup of tea, comme disent nos voisins les Anglais; il nÃaurait quÃâ¡ mÃenvoyer un ´bleuª le matin.
Je ne savais pas ce que cÃÃtait quÃun ´bleuª. Je ne comprenais pas la moitià des mots que disait la dame, mais la crainte que nÃy fut cachÃe quelque question â¡ laquelle il eËt Ãtà impoli de ne pas rÃpondre, mÃempÃchait de cesser de les Ãcouter avec attention, et jÃen Ãprouvais une grande fatigue.
ó´Mais non, cÃest impossible, dit mon oncle, en haussant les Ãpaules, il est trÃs tenu, il travaille beaucoup. Il a tous les prix â¡ son cours, ajouta-t-il, â¡ voix basse pour que je nÃentende pas ce mensonge et que je nÃy contredise pas. Qui sait, ce sera peut-Ãtre un petit Victor Hugo, une espÃce de Vaulabelle, vous savez.ª
ó´JÃadore les artistes, rÃpondit la dame en rose, il nÃy a quÃeux qui comprennent les femmes… QuÃeux et les Ãtres dÃÃlite comme vous. Excusez mon ignorance, ami. Qui est Vaulabelle? Est-ce les volumes dorÃs quÃil y a dans la petite bibliothÃque vitrÃe de votre boudoir? Vous savez que vous mÃavez promis de me les prÃter, jÃen aurai grand soin.ª
Mon oncle qui dÃtestait prÃter ses livres ne rÃpondit rien et me conduisit jusquÃâ¡ lÃantichambre. â¦perdu dÃamour pour la dame en rose, je couvris de baisers fous les joues pleines de tabac de mon vieil oncle, et tandis quÃavec assez dÃembarras il me laissait entendre sans oser me le dire ouvertement quÃil aimerait autant que je ne parlasse pas de cette visite â¡ mes parents, je lui disais, les larmes aux yeux, que le souvenir de sa bontà Ãtait en moi si fort que je trouverais bien un jour le moyen de lui tÃmoigner ma reconnaissance. Il Ãtait si fort en effet que deux heures plus tard, aprÃs quelques phrases mystÃrieuses et qui ne me parurent pas donner â¡ mes parents une idÃe assez nette de la nouvelle importance dont jÃÃtais douÃ, je trouvai plus explicite de leur raconter dans les moindres dÃtails la visite que je venais de faire. Je ne croyais pas ainsi causer dÃennuis â¡ mon oncle. Comment lÃaurais-je cru, puisque je ne le dÃsirais pas. Et je ne pouvais supposer que mes parents trouveraient du mal dans une visite oË je nÃen trouvais pas. NÃarrive-t-il pas tous les jours quÃun ami nous demande de ne pas manquer de lÃexcuser auprÃs dÃune femme â¡ qui il a Ãtà empÃchà dÃÃcrire, et que nous nÃgligions de le faire jugeant que cette personne ne peut pas attacher dÃimportance â¡ un silence qui nÃen a pas pour nous? Je mÃimaginais, comme tout le monde, que le cerveau des autres Ãtait un rÃceptacle inerte et docile, sans pouvoir de rÃaction spÃcifique sur ce quÃon y introduisait; et je ne doutais pas quÃen dÃposant dans celui de mes parents la nouvelle de la connaissance que mon oncle mÃavait fait faire, je ne leur transmisse en mÃme temps comme je le souhaitais, le jugement bienveillant que je portais sur cette prÃsentation. Mes parents malheureusement sÃen remirent â¡ des principes entiÃrement diffÃrents de ceux que je leur suggÃrais dÃadopter, quand ils voulurent apprÃcier lÃaction de mon oncle. Mon pÃre et mon grand-pÃre eurent avec lui des explications violentes; jÃen fus indirectement informÃ. Quelques jours aprÃs, croisant dehors mon oncle qui passait en voiture dÃcouverte, je ressentis la douleur, la reconnaissance, le remords que jÃaurais voulu lui exprimer. A cÃtà de leur immensitÃ, je trouvai quÃun coup de chapeau serait mesquin et pourrait faire supposer â¡ mon oncle que je ne me croyais pas tenu envers lui â¡ plus quÃâ¡ une banale politesse. Je rÃsolus de mÃabstenir de ce geste insuffisant et je dÃtournai la tÃte. Mon oncle pensa que je suivais en cela les ordres de mes parents, il ne le leur pardonna pas, et il est mort bien des annÃes aprÃs sans quÃaucun de nous lÃait jamais revu.
Aussi je nÃentrais plus dans le cabinet de repos maintenant fermÃ, de mon oncle Adolphe, et aprÃs mÃÃtre attardà aux abords de lÃarriÃre-cuisine, quand FranÃoise, apparaissant sur le parvis, me disait: ´Je vais laisser ma fille de cuisine servir le cafà et monter lÃeau chaude, il faut que je me sauve chez Mme Octaveª, je me dÃcidais â¡ rentrer et montais directement lire chez moi. La fille de cuisine Ãtait une personne morale, une institution permanente â¡ qui des attributions invariables assuraient une sorte de continuità et dÃidentitÃ, â¡ travers la succession des formes passagÃres en lesquelles elle sÃincarnait: car nous nÃeËmes jamais la mÃme deux ans de suite. LÃannÃe oË nous mangeâmes tant dÃasperges, la fille de cuisine habituellement chargÃe de les ´plumerª Ãtait une pauvre crÃature maladive, dans un Ãtat de grossesse dÃjâ¡ assez avancà quand nous arrivâmes â¡ Pâques, et on sÃÃtonnait mÃme que FranÃoise lui laissât faire tant de courses et de besogne, car elle commenÃait â¡ porter difficilement devant elle la mystÃrieuse corbeille, chaque jour plus remplie, dont on devinait sous ses amples sarraux la forme magnifique. Ceux-ci rappelaient les houppelandes qui revÃtent certaines des figures symboliques de Giotto dont M. Swann mÃavait donnà des photographies. CÃest lui-mÃme qui nous lÃavait fait remarquer et quand il nous demandait des nouvelles de la fille de cuisine, il nous disait: ´Comment va la Charità de Giotto?ª DÃailleurs elle-mÃme, la pauvre fille, engraissÃe par sa grossesse, jusquÃâ¡ la figure, jusquÃaux joues qui tombaient droites et carrÃes, ressemblait en effet assez â¡ ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutÃt, dans lesquelles les vertus sont personnifiÃes â¡ lÃArena. Et je me rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue lui ressemblaient encore dÃune autre maniÃre. De mÃme que lÃimage de cette fille Ãtait accrue par le symbole ajoutà quÃelle portait devant son ventre, sans avoir lÃair dÃen comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisÃt la beautà et lÃesprit, comme un simple et pesant fardeau, de mÃme cÃest sans paraÃtre sÃen douter que la puissante mÃnagÃre qui est reprÃsentÃe â¡ lÃArena au-dessous du nom ´Caritasª et dont la reproduction Ãtait accrochÃe au mur de ma salle dÃÃtudes, â¡ Combray, incarne cette vertu, cÃest sans quÃaucune pensÃe de charità semble avoir jamais pu Ãtre exprimÃe par son visage Ãnergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trÃsors de la terre, mais absolument comme si elle piÃtinait des raisins pour en extraire le jus ou plutÃt comme elle aurait montà sur des sacs pour se hausser; et elle tend â¡ Dieu son cúur enflammÃ, disons mieux, elle le lui ´passeª, comme une cuisiniÃre passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol â¡ quelquÃun qui le lui demande â¡ la fenÃtre du rez-de-chaussÃe. LÃEnvie, elle, aurait eu davantage une certaine expression dÃenvie. Mais dans cette fresque-lâ¡ encore, le symbole tient tant de place et est reprÃsentà comme si rÃel, le serpent qui siffle aux lÃvres de lÃEnvie est si gros, il lui remplit si complÃtement sa bouche grande ouverte, que les muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir le contenir, comme ceux dÃun enfant qui gonfle un ballon avec son souffle, et que lÃattention de lÃEnvieóet la nÃtre du mÃme coupótout entiÃre concentrÃe sur lÃaction de ses lÃvres, nÃa guÃre de temps â¡ donner â¡ dÃenvieuses pensÃes.
Malgrà toute lÃadmiration que M. Swann professait pour ces figures de Giotto, je nÃeus longtemps aucun plaisir â¡ considÃrer dans notre salle dÃÃtudes, oË on avait accrochà les copies quÃil mÃen avait rapportÃes, cette Charità sans charitÃ, cette Envie qui avait lÃair dÃune planche illustrant seulement dans un livre de mÃdecine la compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par lÃintroduction de lÃinstrument de lÃopÃrateur, une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement rÃgulier Ãtait celui-lâ¡ mÃme qui, â¡ Combray, caractÃrisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sÃches que je voyais â¡ la messe et dont plusieurs Ãtaient enrÃlÃes dÃavance dans les milices de rÃserve de lÃInjustice. Mais plus tard jÃai compris que lÃÃtrangetà saisissante, la beautà spÃciale de ces fresques tenait â¡ la grande place que le symbole y occupait, et que le fait quÃil fËt reprÃsentà non comme un symbole puisque la pensÃe symbolisÃe nÃÃtait pas exprimÃe, mais comme rÃel, comme effectivement subi ou matÃriellement maniÃ, donnait â¡ la signification de lÃúuvre quelque chose de plus littÃral et de plus prÃcis, â¡ son enseignement quelque chose de plus concret et de plus frappant. Chez la pauvre fille de cuisine, elle aussi, lÃattention nÃÃtait-elle pas sans cesse ramenÃe â¡ son ventre par le poids qui le tirait; et de mÃme encore, bien souvent la pensÃe des agonisants est tournÃe vers le cÃtà effectif, douloureux, obscur, viscÃral, vers cet envers de la mort qui est prÃcisÃment le cÃtà quÃelle leur prÃsente, quÃelle leur fait rudement sentir et qui ressemble beaucoup plus â¡ un fardeau qui les Ãcrase, â¡ une difficultà de respirer, â¡ un besoin de boire, quÃâ¡ ce que nous appelons lÃidÃe de la mort.
Il fallait que ces Vertus et ces Vices de Padoue eussent en eux bien de la rÃalità puisquÃils mÃapparaissaient comme aussi vivants que la servante enceinte, et quÃelle-mÃme ne me semblait pas beaucoup moins allÃgorique. Et peut-Ãtre cette non-participation (du moins apparente) de lÃâme dÃun Ãtre â¡ la vertu qui agit par lui, a aussi en dehors de sa valeur esthÃtique une rÃalità sinon psychologique, au moins, comme on dit, physiognomonique. Quand, plus tard, jÃai eu lÃoccasion de rencontrer, au cours de ma vie, dans des couvents par exemple, des incarnations vraiment saintes de la charità active, elles avaient gÃnÃralement un air allÃgre, positif, indiffÃrent et brusque de chirurgien pressÃ, ce visage oË ne se lit aucune commisÃration, aucun attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la heurter, et qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et sublime de la vraie bontÃ.
Pendant que la fille de cuisine,ófaisant briller involontairement la supÃriorità de FranÃoise, comme lÃErreur, par le contraste, rend plus Ãclatant le triomphe de la VÃritÃóservait du cafà qui, selon maman nÃÃtait que de lÃeau chaude, et montait ensuite dans nos chambres de lÃeau chaude qui Ãtait â¡ peine tiÃde, je mÃÃtais Ãtendu sur mon lit, un livre â¡ la main, dans ma chambre qui protÃgeait en tremblant sa fraÃcheur transparente et fragile contre le soleil de lÃaprÃs-midi derriÃre ses volets presque clos oË un reflet de jour avait pourtant trouvà moyen de faire passer ses ailes jaunes, et restait immobile entre le bois et le vitrage, dans un coin, comme un papillon posÃ. Il faisait â¡ peine assez clair pour lire, et la sensation de la splendeur de la lumiÃre ne mÃÃtait donnÃe que par les coups frappÃs dans la rue de la Cure par Camus (averti par FranÃoise que ma tante ne ´reposait pasª et quÃon pouvait faire du bruit) contre des caisses poussiÃreuses, mais qui, retentissant dans lÃatmosphÃre sonore, spÃciale aux temps chauds, semblaient faire voler au loin des astres Ãcarlates; et aussi par les mouches qui exÃcutaient devant moi, dans leur petit concert, comme la musique de chambre de lÃÃtÃ: elle ne lÃÃvoque pas â¡ la faÃon dÃun air de musique humaine, qui, entendu par hasard â¡ la belle saison, vous la rappelle ensuite; elle est unie â¡ lÃÃtà par un lien plus nÃcessaire: nÃe des beaux jours, ne renaissant quÃavec eux, contenant un peu de leur essence, elle nÃen rÃveille pas seulement lÃimage dans notre mÃmoire, elle en certifie le retour, la prÃsence effective, ambiante, immÃdiatement accessible.
Cette obscure fraÃcheur de ma chambre Ãtait au plein soleil de la rue, ce que lÃombre est au rayon, cÃest-â¡-dire aussi lumineuse que lui, et offrait â¡ mon imagination le spectacle total de lÃÃtà dont mes sens si jÃavais Ãtà en promenade, nÃauraient pu jouir que par morceaux; et ainsi elle sÃaccordait bien â¡ mon repos qui (grâce aux aventures racontÃes par mes livres et qui venaient lÃÃmouvoir) supportait pareil au repos dÃune main immobile au milieu dÃune eau courante, le choc et lÃanimation dÃun torrent dÃactivitÃ.
Mais ma grandÃmÃre, mÃme si le temps trop chaud sÃÃtait gâtÃ, si un orage ou seulement un grain Ãtait survenu, venait me supplier de sortir. Et ne voulant pas renoncer â¡ ma lecture, jÃallais du moins la continuer au jardin, sous le marronnier, dans une petite guÃrite en sparterie et en toile au fond de laquelle jÃÃtais assis et me croyais cachà aux yeux des personnes qui pourraient venir faire visite â¡ mes parents.
Et ma pensÃe nÃÃtait-elle pas aussi comme une autre crÃche au fond de laquelle je sentais que je restais enfoncÃ, mÃme pour regarder ce qui se passait au dehors? Quand je voyais un objet extÃrieur, la conscience que je le voyais restait entre moi et lui, le bordait dÃun mince liserà spirituel qui mÃempÃchait de jamais toucher directement sa matiÃre; elle se volatilisait en quelque sorte avant que je prisse contact avec elle, comme un corps incandescent quÃon approche dÃun objet mouillà ne touche pas son humidità parce quÃil se fait toujours prÃcÃder dÃune zone dÃÃvaporation. Dans lÃespÃce dÃÃcran diaprà dÃÃtats diffÃrents que, tandis que je lisais, dÃployait simultanÃment ma conscience, et qui allaient des aspirations les plus profondÃment cachÃes en moi-mÃme jusquÃâ¡ la vision tout extÃrieure de lÃhorizon que jÃavais, au bout du jardin, sous les yeux, ce quÃil y avait dÃabord en moi, de plus intime, la poignÃe sans cesse en mouvement qui gouvernait le reste, cÃÃtait ma croyance en la richesse philosophique, en la beautà du livre que je lisais, et mon dÃsir de me les approprier, quel que fËt ce livre. Car, mÃme si je lÃavais achetà ⡠Combray, en lÃapercevant devant lÃÃpicerie Borange, trop distante de la maison pour que FranÃoise pËt sÃy fournir comme chez Camus, mais mieux achalandÃe comme papeterie et librairie, retenu par des ficelles dans la mosaÃque des brochures et des livraisons qui revÃtaient les deux vantaux de sa porte plus mystÃrieuse, plus semÃe de pensÃes quÃune porte de cathÃdrale, cÃest que je lÃavais reconnu pour mÃavoir Ãtà cità comme un ouvrage remarquable par le professeur ou le camarade qui me paraissait â¡ cette Ãpoque dÃtenir le secret de la vÃrità et de la beautà ⡠demi pressenties, â¡ demi incomprÃhensibles, dont la connaissance Ãtait le but vague mais permanent de ma pensÃe.
AprÃs cette croyance centrale qui, pendant ma lecture, exÃcutait dÃincessants mouvements du dedans au dehors, vers la dÃcouverte de la vÃritÃ, venaient les Ãmotions que me donnait lÃaction â¡ laquelle je prenais part, car ces aprÃs-midi-lâ¡ Ãtaient plus remplis dÃÃvÃnements dramatiques que ne lÃest souvent toute une vie. CÃÃtait les ÃvÃnements qui survenaient dans le livre que je lisais; il est vrai que les personnages quÃils affectaient nÃÃtaient pas ´RÃelsª, comme disait FranÃoise. Mais tous les sentiments que nous font Ãprouver la joie ou lÃinfortune dÃun personnage rÃel ne se produisent en nous que par lÃintermÃdiaire dÃune image de cette joie ou de cette infortune; lÃingÃniosità du premier romancier consista â¡ comprendre que dans lÃappareil de nos Ãmotions, lÃimage Ãtant le seul ÃlÃment essentiel, la simplification qui consisterait â¡ supprimer purement et simplement les personnages rÃels serait un perfectionnement dÃcisif. Un Ãtre rÃel, si profondÃment que nous sympathisions avec lui, pour une grande part est perÃu par nos sens, cÃest-â¡-dire nous reste opaque, offre un poids mort que notre sensibilità ne peut soulever. QuÃun malheur le frappe, ce nÃest quÃen une petite partie de la notion totale que nous avons de lui, que nous pourrons en Ãtre Ãmus; bien plus, ce nÃest quÃen une partie de la notion totale quÃil a de soi quÃil pourra lÃÃtre lui-mÃme. La trouvaille du romancier a Ãtà dÃavoir lÃidÃe de remplacer ces parties impÃnÃtrables â¡ lÃâme par une quantità Ãgale de parties immatÃrielles, cÃest-â¡-dire que notre âme peut sÃassimiler. QuÃimporte dÃs lors que les actions, les Ãmotions de ces Ãtres dÃun nouveau genre nous apparaissent comme vraies, puisque nous les avons faites nÃtres, puisque cÃest en nous quÃelles se produisent, quÃelles tiennent sous leur dÃpendance, tandis que nous tournons fiÃvreusement les pages du livre, la rapidità de notre respiration et lÃintensità de notre regard. Et une fois que le romancier nous a mis dans cet Ãtat, oË comme dans tous les Ãtats purement intÃrieurs, toute Ãmotion est dÃcuplÃe, oË son livre va nous troubler â¡ la faÃon dÃun rÃve mais dÃun rÃve plus clair que ceux que nous avons en dormant et dont le souvenir durera davantage, alors, voici quÃil dÃchaÃne en nous pendant une heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous mettrions dans la vie des annÃes â¡ connaÃtre quelques-uns, et dont les plus intenses ne nous seraient jamais rÃvÃlÃs parce que la lenteur avec laquelle ils se produisent nous en Ãte la perception; (ainsi notre cúur change, dans la vie, et cÃest la pire douleur; mais nous ne la connaissons que dans la lecture, en imagination: dans la rÃalità il change, comme certains phÃnomÃnes de la nature se produisent, assez lentement pour que, si nous pouvons constater successivement chacun de ses Ãtats diffÃrents, en revanche la sensation mÃme du changement nous soit ÃpargnÃe).
DÃjâ¡ moins intÃrieur â¡ mon corps que cette vie des personnages, venait ensuite, â¡ demi projetà devant moi, le paysage oË se dÃroulait lÃaction et qui exerÃait sur ma pensÃe une bien plus grande influence que lÃautre, que celui que jÃavais sous les yeux quand je les levais du livre. CÃest ainsi que pendant deux ÃtÃs, dans la chaleur du jardin de Combray, jÃai eu, â¡ cause du livre que je lisais alors, la nostalgie dÃun pays montueux et fluviatile, oË je verrais beaucoup de scieries et oË, au fond de lÃeau claire, des morceaux de bois pourrissaient sous des touffes de cresson: non loin montaient le long de murs bas, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres. Et comme le rÃve dÃune femme qui mÃaurait aimà Ãtait toujours prÃsent â¡ ma pensÃe, ces ÃtÃs-lâ¡ ce rÃve fut imprÃgnà de la fraÃcheur des eaux courantes; et quelle que fËt la femme que jÃÃvoquais, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres sÃÃlevaient aussitÃt de chaque cÃtà dÃelle comme des couleurs complÃmentaires.
Ce nÃÃtait pas seulement parce quÃune image dont nous rÃvons reste toujours marquÃe, sÃembellit et bÃnÃficie du reflet des couleurs ÃtrangÃres qui par hasard lÃentourent dans notre rÃverie; car ces paysages des livres que je lisais nÃÃtaient pas pour moi que des paysages plus vivement reprÃsentÃs â¡ mon imagination que ceux que Combray mettait sous mes yeux, mais qui eussent Ãtà analogues. Par le choix quÃen avait fait lÃauteur, par la foi avec laquelle ma pensÃe allait au-devant de sa parole comme dÃune rÃvÃlation, ils me semblaient Ãtreóimpression que ne me donnait guÃre le pays oË je me trouvais, et surtout notre jardin, produit sans prestige de la correcte fantaisie du jardinier que mÃprisait ma grandÃmÃreóune part vÃritable de la Nature elle-mÃme, digne dÃÃtre ÃtudiÃe et approfondie.
Si mes parents mÃavaient permis, quand je lisais un livre, dÃaller visiter la rÃgion quÃil dÃcrivait, jÃaurais cru faire un pas inestimable dans la conquÃte de la vÃritÃ. Car si on a la sensation dÃÃtre toujours entourà de son âme, ce nÃest pas comme dÃune prison immobile: plutÃt on est comme emportà avec elle dans un perpÃtuel Ãlan pour la dÃpasser, pour atteindre â¡ lÃextÃrieur, avec une sorte de dÃcouragement, entendant toujours autour de soi cette sonorità identique qui nÃest pas Ãcho du dehors mais retentissement dÃune vibration interne. On cherche â¡ retrouver dans les choses, devenues par lâ¡ prÃcieuses, le reflet que notre âme a projetà sur elles; on est dÃÃu en constatant quÃelles semblent dÃpourvues dans la nature, du charme quÃelles devaient, dans notre pensÃe, au voisinage de certaines idÃes; parfois on convertit toutes les forces de cette âme en habiletÃ, en splendeur pour agir sur des Ãtres dont nous sentons bien quÃils sont situÃs en dehors de nous et que nous ne les atteindrons jamais. Aussi, si jÃimaginais toujours autour de la femme que jÃaimais, les lieux que je dÃsirais le plus alors, si jÃeusse voulu que ce fËt elle qui me les fÃt visiter, qui mÃouvrÃt lÃaccÃs dÃun monde inconnu, ce nÃÃtait pas par le hasard dÃune simple association de pensÃe; non, cÃest que mes rÃves de voyage et dÃamour nÃÃtaient que des momentsóque je sÃpare artificiellement aujourdÃhui comme si je pratiquais des sections â¡ des hauteurs diffÃrentes dÃun jet dÃeau irisà et en apparence immobileódans un mÃme et inflÃchissable jaillissement de toutes les forces de ma vie.
Enfin, en continuant â¡ suivre du dedans au dehors les Ãtats simultanÃment juxtaposÃs dans ma conscience, et avant dÃarriver jusquÃâ¡ lÃhorizon rÃel qui les enveloppait, je trouve des plaisirs dÃun autre genre, celui dÃÃtre bien assis, de sentir la bonne odeur de lÃair, de ne pas Ãtre dÃrangà par une visite; et, quand une heure sonnait au clocher de Saint-Hilaire, de voir tomber morceau par morceau ce qui de lÃaprÃs-midi Ãtait dÃjâ¡ consommÃ, jusquÃâ¡ ce que jÃentendisse le dernier coup qui me permettait de faire le total et aprÃs lequel, le long silence qui le suivait, semblait faire commencer, dans le ciel bleu, toute la partie qui mÃÃtait encore concÃdÃe pour lire jusquÃau bon dÃner quÃapprÃtait FranÃoise et qui me rÃconforterait des fatigues prises, pendant la lecture du livre, â¡ la suite de son hÃros. Et â¡ chaque heure il me semblait que cÃÃtait quelques instants seulement auparavant que la prÃcÃdente avait sonnÃ; la plus rÃcente venait sÃinscrire tout prÃs de lÃautre dans le ciel et je ne pouvais croire que soixante minutes eussent tenu dans ce petit arc bleu qui Ãtait compris entre leurs deux marques dÃor. Quelquefois mÃme cette heure prÃmaturÃe sonnait deux coups de plus que la derniÃre; il y en avait donc une que je nÃavais pas entendue, quelque chose qui avait eu lieu nÃavait pas eu lieu pour moi; lÃintÃrÃt de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait donnà le change â¡ mes oreilles hallucinÃes et effacà la cloche dÃor sur la surface azurÃe du silence. Beaux aprÃs-midi du dimanche sous le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vidÃs par moi des incidents mÃdiocres de mon existence personnelle que jÃy avais remplacÃs par une vie dÃaventures et dÃaspirations Ãtranges au sein dÃun pays arrosà dÃeaux vives, vous mÃÃvoquez encore cette vie quand je pense â¡ vous et vous la contenez en effet pour lÃavoir peu â¡ peu contournÃe et encloseótandis que je progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jouródans le cristal successif, lentement changeant et traversà de feuillages, de vos heures silencieuses, sonores, odorantes et limpides.
Quelquefois jÃÃtais tirà de ma lecture, dÃs le milieu de lÃaprÃs-midi par la fille du jardinier, qui courait comme une folle, renversant sur son passage un oranger, se coupant un doigt, se cassant une dent et criant: ´Les voilâ¡, les voilâ¡!ª pour que FranÃoise et moi nous accourions et ne manquions rien du spectacle. CÃÃtait les jours oË, pour des manúuvres de garnison, la troupe traversait Combray, prenant gÃnÃralement la rue Sainte-Hildegarde. Tandis que nos domestiques, assis en rang sur des chaises en dehors de la grille, regardaient les promeneurs dominicaux de Combray et se faisaient voir dÃeux, la fille du jardinier par la fente que laissaient entre elles deux maisons lointaines de lÃavenue de la Gare, avait aperÃu lÃÃclat des casques. Les domestiques avaient rentrà prÃcipitamment leurs chaises, car quand les cuirassiers dÃfilaient rue Sainte-Hildegarde, ils en remplissaient toute la largeur, et le galop des chevaux rasait les maisons couvrant les trottoirs submergÃs comme des berges qui offrent un lit trop Ãtroit â¡ un torrent dÃchaÃnÃ.
ó´Pauvres enfants, disait FranÃoise â¡ peine arrivÃe â¡ la grille et dÃjâ¡ en larmes; pauvre jeunesse qui sera fauchÃe comme un prÃ; rien que dÃy penser jÃen suis choquÃeª, ajoutait-elle en mettant la main sur son cúur, lâ¡ oË elle avait reÃu ce choc.
ó´CÃest beau, nÃest-ce pas, madame FranÃoise, de voir des jeunes gens qui ne tiennent pas â¡ la vie? disait le jardinier pour la faire ´monterª.
Il nÃavait pas parlà en vain:
ó´De ne pas tenir â¡ la vie? Mais â¡ quoi donc quÃil faut tenir, si ce nÃest pas â¡ la vie, le seul cadeau que le bon Dieu ne fasse jamais deux fois. HÃlas! mon Dieu! CÃest pourtant vrai quÃils nÃy tiennent pas! Je les ai vus en 70; ils nÃont plus peur de la mort, dans ces misÃrables guerres; cÃest ni plus ni moins des fous; et puis ils ne valent plus la corde pour les pendre, ce nÃest pas des hommes, cÃest des lions.ª (Pour FranÃoise la comparaison dÃun homme â¡ un lion, quÃelle prononÃait li-on, nÃavait rien de flatteur.)
La rue Sainte-Hildegarde tournait trop court pour quÃon pËt voir venir de loin, et cÃÃtait par cette fente entre les deux maisons de lÃavenue de la gare quÃon apercevait toujours de nouveaux casques courant et brillant au soleil. Le jardinier aurait voulu savoir sÃil y en avait encore beaucoup â¡ passer, et il avait soif, car le soleil tapait. Alors tout dÃun coup, sa fille sÃÃlanÃant comme dÃune place assiÃgÃe, faisait une sortie, atteignait lÃangle de la rue, et aprÃs avoir bravà cent fois la mort, venait nous rapporter, avec une carafe de coco, la nouvelle quÃils Ãtaient bien un mille qui venaient sans arrÃter, du cÃtà de Thiberzy et de MÃsÃglise. FranÃoise et le jardinier, rÃconciliÃs, discutaient sur la conduite â¡ tenir en cas de guerre:
ó´Voyez-vous, FranÃoise, disait le jardinier, la rÃvolution vaudrait mieux, parce que quand on la dÃclare il nÃy a que ceux qui veulent partir qui y vont.ª
ó´Ah! oui, au moins je comprends cela, cÃest plus franc.ª
Le jardinier croyait quÃâ¡ la dÃclaration de guerre on arrÃtait tous les chemins de fer.
ó´Pardi, pour pas quÃon se sauveª, disait FranÃoise.
Et le jardinier: ´Ah! ils sont malinsª, car il nÃadmettait pas que la guerre ne fËt pas une espÃce de mauvais tour que lÃâ¦tat essayait de jouer au peuple et que, si on avait eu le moyen de le faire, il nÃest pas une seule personne qui nÃeËt filÃ.
Mais FranÃoise se hâtait de rejoindre ma tante, je retournais â¡ mon livre, les domestiques se rÃinstallaient devant la porte â¡ regarder tomber la poussiÃre et lÃÃmotion quÃavaient soulevÃes les soldats. Longtemps aprÃs que lÃaccalmie Ãtait venue, un flot inaccoutumà de promeneurs noircissait encore les rues de Combray. Et devant chaque maison, mÃme celles oË ce nÃÃtait pas lÃhabitude, les domestiques ou mÃme les maÃtres, assis et regardant, festonnaient le seuil dÃun lisÃrà capricieux et sombre comme celui des algues et des coquilles dont une forte marÃe laisse le crÃpe et la broderie au rivage, aprÃs quÃelle sÃest ÃloignÃe.
Sauf ces jours-lâ¡, je pouvais dÃhabitude, au contraire, lire tranquille. Mais lÃinterruption et le commentaire qui furent apportÃs une fois par une visite de Swann â¡ la lecture que jÃÃtais en train de faire du livre dÃun auteur tout nouveau pour moi, Bergotte, eut cette consÃquence que, pour longtemps, ce ne fut plus sur un mur dÃcorà de fleurs violettes en quenouille, mais sur un fond tout autre, devant le portail dÃune cathÃdrale gothique, que se dÃtacha dÃsormais lÃimage dÃune des femmes dont je rÃvais.
JÃavais entendu parler de Bergotte pour la premiÃre fois par un de mes camarades plus âgà que moi et pour qui jÃavais une grande admiration, Bloch. En mÃentendant lui avouer mon admiration pour la Nuit dÃOctobre, il avait fait Ãclater un rire bruyant comme une trompette et mÃavait dit: ´DÃfie-toi de ta dilection assez basse pour le sieur de Musset. CÃest un coco des plus malfaisants et une assez sinistre brute. Je dois confesser, dÃailleurs, que lui et mÃme le nommà Racine, ont fait chacun dans leur vie un vers assez bien rythmÃ, et qui a pour lui, ce qui est selon moi le mÃrite suprÃme, de ne signifier absolument rien. CÃest: ´La blanche Oloossone et la blanche Camireª et ´La fille de Minos et de Pasiphaê. Ils mÃont Ãtà signalÃs â¡ la dÃcharge de ces deux malandrins par un article de mon trÃs cher maÃtre, le pÃre Leconte, agrÃable aux Dieux Immortels. A propos voici un livre que je nÃai pas le temps de lire en ce moment qui est recommandÃ, paraÃt-il, par cet immense bonhomme. Il tient, mÃa-t-on dit, lÃauteur, le sieur Bergotte, pour un coco des plus subtils; et bien quÃil fasse preuve, des fois, de mansuÃtudes assez mal explicables, sa parole est pour moi oracle delphique. Lis donc ces proses lyriques, et si le gigantesque assembleur de rythmes qui a Ãcrit Bhagavat et le Levrier de Magnus a dit vrai, par ApollÃn, tu goËteras, cher maÃtre, les joies nectarÃennes de lÃOlympos.ª CÃest sur un ton sarcastique quÃil mÃavait demandà de lÃappeler ´cher maÃtreª et quÃil mÃappelait lui-mÃme ainsi. Mais en rÃalità nous prenions un certain plaisir â¡ ce jeu, Ãtant encore rapprochÃs de lÃâge oË on croit quÃon crÃe ce quÃon nomme.
Malheureusement, je ne pus pas apaiser en causant avec Bloch et en lui demandant des explications, le trouble oË il mÃavait jetà quand il mÃavait dit que les beaux vers (â¡ moi qui nÃattendais dÃeux rien moins que la rÃvÃlation de la vÃritÃ) Ãtaient dÃautant plus beaux quÃils ne signifiaient rien du tout. Bloch en effet ne fut pas rÃinvità ⡠la maison. Il y avait dÃabord Ãtà bien accueilli. Mon grand-pÃre, il est vrai, prÃtendait que chaque fois que je me liais avec un de mes camarades plus quÃavec les autres et que je lÃamenais chez nous, cÃÃtait toujours un juif, ce qui ne lui eËt pas dÃplu en principeómÃme son ami Swann Ãtait dÃorigine juiveósÃil nÃavait trouvà que ce nÃÃtait pas dÃhabitude parmi les meilleurs que je le choisissais. Aussi quand jÃamenais un nouvel ami il Ãtait bien rare quÃil ne fredonnât pas: ´O Dieu de nos PÃresª de la Juive ou bien ´IsraÃl romps ta chaÃneª, ne chantant que lÃair naturellement (Ti la lam ta lam, talim), mais jÃavais peur que mon camarade ne le connËt et ne rÃtablÃt les paroles.
Avant de les avoir vus, rien quÃen entendant leur nom qui, bien souvent, nÃavait rien de particuliÃrement israÃlite, il devinait non seulement lÃorigine juive de ceux de mes amis qui lÃÃtaient en effet, mais mÃme ce quÃil y avait quelquefois de fâcheux dans leur famille.
ó´Et comment sÃappelle-t-il ton ami qui vient ce soir?ª
ó´Dumont, grand-pÃre.ª
ó´Dumont! Oh! je me mÃfie.ª
Et il chantait:
´Archers, faites bonne garde!
Veillez sans trÃve et sans bruitª;
Et aprÃs nous avoir posà adroitement quelques questions plus prÃcises, il sÃÃcriait: ´A la garde! A la garde!ª ou, si cÃÃtait le patient lui-mÃme dÃjâ¡ arrivà quÃil avait forcà ⡠son insu, par un interrogatoire dissimulÃ, â¡ confesser ses origines, alors pour nous montrer quÃil nÃavait plus aucun doute, il se contentait de nous regarder en fredonnant imperceptiblement:
´De ce timide IsraÃlite
Quoi! vous guidez ici les pas!ª
ou:
´Champs paternels, HÃbron, douce vallÃe.ª
ou encore:
´Oui, je suis de la race Ãlue.ª
Ces petites manies de mon grand-pÃre nÃimpliquaient aucun sentiment malveillant â¡ lÃendroit de mes camarades. Mais Bloch avait dÃplu â¡ mes parents pour dÃautres raisons. Il avait commencà par agacer mon pÃre qui, le voyant mouillÃ, lui avait dit avec intÃrÃt:
ó´Mais, monsieur Bloch, quel temps fait-il donc, est-ce quÃil a plu? Je nÃy comprends rien, le baromÃtre Ãtait excellent.ª
Il nÃen avait tirà que cette rÃponse:
ó´Monsieur, je ne puis absolument vous dire sÃil a plu. Je vis si rÃsolument en dehors des contingences physiques que mes sens ne prennent pas la peine de me les notifier.ª
ó´Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, mÃavait dit mon pÃre quand Bloch fut parti. Comment! il ne peut mÃme pas me dire le temps quÃil fait! Mais il nÃy a rien de plus intÃressant! CÃest un imbÃcile.
Puis Bloch avait dÃplu â¡ ma grandÃmÃre parce que, aprÃs le dÃjeuner comme elle disait quÃelle Ãtait un peu souffrante, il avait Ãtouffà un sanglot et essuyà des larmes.
ó´Comment veux-tu que Ãa soit sincÃre, me dit-elle, puisquÃil ne me connaÃt pas; ou bien alors il est fou.ª
Et enfin il avait mÃcontentà tout le monde parce que, Ãtant venu dÃjeuner une heure et demie en retard et couvert de boue, au lieu de sÃexcuser, il avait dit:
ó´Je ne me laisse jamais influencer par les perturbations de lÃatmosphÃre ni par les divisions conventionnelles du temps. Je rÃhabiliterais volontiers lÃusage de la pipe dÃopium et du kriss malais, mais jÃignore celui de ces instruments infiniment plus pernicieux et dÃailleurs platement bourgeois, la montre et le parapluie.ª
Il serait malgrà tout revenu â¡ Combray. Il nÃÃtait pas pourtant lÃami que mes parents eussent souhaità pour moi; ils avaient fini par penser que les larmes que lui avait fait verser lÃindisposition de ma grandÃmÃre nÃÃtaient pas feintes; mais ils savaient dÃinstinct ou par expÃrience que les Ãlans de notre sensibilità ont peu dÃempire sur la suite de nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des obligations morales, la fidÃlità aux amis, lÃexÃcution dÃune úuvre, lÃobservance dÃun rÃgime, ont un fondement plus sËr dans des habitudes aveugles que dans ces transports momentanÃs, ardents et stÃriles. Ils auraient prÃfÃrà pour moi â¡ Bloch des compagnons qui ne me donneraient pas plus quÃil nÃest convenu dÃaccorder â¡ ses amis, selon les rÃgles de la morale bourgeoise; qui ne mÃenverraient pas inopinÃment une corbeille de fruits parce quÃils auraient ce jour-lâ¡ pensà ⡠moi avec tendresse, mais qui, nÃÃtant pas capables de faire pencher en ma faveur la juste balance des devoirs et des exigences de lÃamitià sur un simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilitÃ, ne la fausseraient pas davantage â¡ mon prÃjudice. Nos torts mÃme font difficilement dÃpartir de ce quÃelles nous doivent ces natures dont ma grandÃtante Ãtait le modÃle, elle qui brouillÃe depuis des annÃes avec une niÃce â¡ qui elle ne parlait jamais, ne modifia pas pour cela le testament oË elle lui laissait toute sa fortune, parce que cÃÃtait sa plus proche parente et que cela ´se devaitª.
Mais jÃaimais Bloch, mes parents voulaient me faire plaisir, les problÃmes insolubles que je me posais â¡ propos de la beautà dÃnuÃe de signification de la fille de Minos et de Pasiphaà me fatiguaient davantage et me rendaient plus souffrant que nÃauraient fait de nouvelles conversations avec lui, bien que ma mÃre les jugeât pernicieuses. Et on lÃaurait encore reÃu â¡ Combray si, aprÃs ce dÃner, comme il venait de mÃapprendreónouvelle qui plus tard eut beaucoup dÃinfluence sur ma vie, et la rendit plus heureuse, puis plus malheureuseóque toutes les femmes ne pensaient quÃâ¡ lÃamour et quÃil nÃy en a pas dont on ne pËt vaincre les rÃsistances, il ne mÃavait assurà avoir entendu dire de la faÃon la plus certaine que ma grandÃtante avait eu une jeunesse orageuse et avait Ãtà publiquement entretenue. Je ne pus me tenir de rÃpÃter ces propos â¡ mes parents, on le mit â¡ la porte quand il revint, et quand je lÃabordai ensuite dans la rue, il fut extrÃmement froid pour moi.
Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai.
Les premiers jours, comme un air de musique dont on raffolera, mais quÃon ne distingue pas encore, ce que je devais tant aimer dans son style ne mÃapparut pas. Je ne pouvais pas quitter le roman que je lisais de lui, mais me croyais seulement intÃressà par le sujet, comme dans ces premiers moments de lÃamour oË on va tous les jours retrouver une femme â¡ quelque rÃunion, â¡ quelque divertissement par les agrÃments desquels on se croit attirÃ. Puis je remarquai les expressions rares, presque archaÃques quÃil aimait employer â¡ certains moments oË un flot cachà dÃharmonie, un prÃlude intÃrieur, soulevait son style; et cÃÃtait aussi â¡ ces moments-lâ¡ quÃil se mettait â¡ parler du ´vain songe de la vieª, de ´lÃinÃpuisable torrent des belles apparencesª, du ´tourment stÃrile et dÃlicieux de comprendre et dÃaimerª, des ´Ãmouvantes effigies qui anoblissent â¡ jamais la faÃade vÃnÃrable et charmante des cathÃdralesª, quÃil exprimait toute une philosophie nouvelle pour moi par de merveilleuses images dont on aurait dit que cÃÃtait elles qui avaient Ãveillà ce chant de harpes qui sÃÃlevait alors et â¡ lÃaccompagnement duquel elles donnaient quelque chose de sublime. Un de ces passages de Bergotte, le troisiÃme ou le quatriÃme que jÃeusse isolà du reste, me donna une joie incomparable â¡ celle que jÃavais trouvÃe au premier, une joie que je me sentis Ãprouver en une rÃgion plus profonde de moi-mÃme, plus unie, plus vaste, dÃoË les obstacles et les sÃparations semblaient avoir Ãtà enlevÃs. CÃest que, reconnaissant alors ce mÃme goËt pour les expressions rares, cette mÃme effusion musicale, cette mÃme philosophie idÃaliste qui avait dÃjâ¡ Ãtà les autres fois, sans que je mÃen rendisse compte, la cause de mon plaisir, je nÃeus plus lÃimpression dÃÃtre en prÃsence dÃun morceau particulier dÃun certain livre de Bergotte, traÃant â¡ la surface de ma pensÃe une figure purement linÃaire, mais plutÃt du ´morceau idÃalª de Bergotte, commun â¡ tous ses livres et auquel tous les passages analogues qui venaient se confondre avec lui, auraient donnà une sorte dÃÃpaisseur, de volume, dont mon esprit semblait agrandi.
Je nÃÃtais pas tout â¡ fait le seul admirateur de Bergotte; il Ãtait aussi lÃÃcrivain prÃfÃrà dÃune amie de ma mÃre qui Ãtait trÃs lettrÃe; enfin pour lire son dernier livre paru, le docteur du Boulbon faisait attendre ses malades; et ce fut de son cabinet de consultation, et dÃun parc voisin de Combray, que sÃenvolÃrent quelques-unes des premiÃres graines de cette prÃdilection pour Bergotte, espÃce si rare alors, aujourdÃhui universellement rÃpandue, et dont on trouve partout en Europe, en AmÃrique, jusque dans le moindre village, la fleur idÃale et commune. Ce que lÃamie de ma mÃre et, paraÃt-il, le docteur du Boulbon aimaient surtout dans les livres de Bergotte cÃÃtait comme moi, ce mÃme flux mÃlodique, ces expressions anciennes, quelques autres trÃs simples et connues, mais pour lesquelles la place oË il les mettait en lumiÃre semblait rÃvÃler de sa part un goËt particulier; enfin, dans les passages tristes, une certaine brusquerie, un accent presque rauque. Et sans doute lui-mÃme devait sentir que lâ¡ Ãtaient ses plus grands charmes. Car dans les livres qui suivirent, sÃil avait rencontrà quelque grande vÃritÃ, ou le nom dÃune cÃlÃbre cathÃdrale, il interrompait son rÃcit et dans une invocation, une apostrophe, une longue priÃre, il donnait un libre cours â¡ ces effluves qui dans ses premiers ouvrages restaient intÃrieurs â¡ sa prose, dÃcelÃs seulement alors par les ondulations de la surface, plus douces peut-Ãtre encore, plus harmonieuses quand elles Ãtaient ainsi voilÃes et quÃon nÃaurait pu indiquer dÃune maniÃre prÃcise oË naissait, oË expirait leur murmure. Ces morceaux auxquels il se complaisait Ãtaient nos morceaux prÃfÃrÃs. Pour moi, je les savais par cúur. JÃÃtais dÃÃu quand il reprenait le fil de son rÃcit. Chaque fois quÃil parlait de quelque chose dont la beautà mÃÃtait restÃe jusque-lâ¡ cachÃe, des forÃts de pins, de la grÃle, de Notre-Dame de Paris, dÃAthalie ou de PhÃdre, il faisait dans une image exploser cette beautà jusquÃâ¡ moi. Aussi sentant combien il y avait de parties de lÃunivers que ma perception infirme ne distinguerait pas sÃil ne les rapprochait de moi, jÃaurais voulu possÃder une opinion de lui, une mÃtaphore de lui, sur toutes choses, surtout sur celles que jÃaurais lÃoccasion de voir moi-mÃme, et entre celles-lâ¡, particuliÃrement sur dÃanciens monuments franÃais et certains paysages maritimes, parce que lÃinsistance avec laquelle il les citait dans ses livres prouvait quÃil les tenait pour riches de signification et de beautÃ. Malheureusement sur presque toutes choses jÃignorais son opinion. Je ne doutais pas quÃelle ne fËt entiÃrement diffÃrente des miennes, puisquÃelle descendait dÃun monde inconnu vers lequel je cherchais â¡ mÃÃlever: persuadà que mes pensÃes eussent paru pure ineptie â¡ cet esprit parfait, jÃavais tellement fait table rase de toutes, que quand par hasard il mÃarriva dÃen rencontrer, dans tel de ses livres, une que jÃavais dÃjâ¡ eue moi-mÃme, mon cúur se gonflait comme si un Dieu dans sa bontà me lÃavait rendue, lÃavait dÃclarÃe lÃgitime et belle. Il arrivait parfois quÃune page de lui disait les mÃmes choses que jÃÃcrivais souvent la nuit â¡ ma grandÃmÃre et â¡ ma mÃre quand je ne pouvais pas dormir, si bien que cette page de Bergotte avait lÃair dÃun recueil dÃÃpigraphes pour Ãtre placÃes en tÃte de mes lettres. MÃme plus tard, quand je commenÃai de composer un livre, certaines phrases dont la qualità ne suffit pas pour me dÃcider â¡ le continuer, jÃen retrouvai lÃÃquivalent dans Bergotte. Mais ce nÃÃtait quÃalors, quand je les lisais dans son úuvre, que je pouvais en jouir; quand cÃÃtait moi qui les composais, prÃoccupà quÃelles reflÃtassent exactement ce que jÃapercevais dans ma pensÃe, craignant de ne pas ´faire ressemblantª, jÃavais bien le temps de me demander si ce que jÃÃcrivais Ãtait agrÃable! Mais en rÃalità il nÃy avait que ce genre de phrases, ce genre dÃidÃes que jÃaimais vraiment. Mes efforts inquiets et mÃcontents Ãtaient eux-mÃmes une marque dÃamour, dÃamour sans plaisir mais profond. Aussi quand tout dÃun coup je trouvais de telles phrases dans lÃúuvre dÃun autre, cÃest-â¡-dire sans plus avoir de scrupules, de sÃvÃritÃ, sans avoir â¡ me tourmenter, je me laissais enfin aller avec dÃlices au goËt que jÃavais pour elles, comme un cuisinier qui pour une fois oË il nÃa pas â¡ faire la cuisine trouve enfin le temps dÃÃtre gourmand. Un jour, ayant rencontrà dans un livre de Bergotte, â¡ propos dÃune vieille servante, une plaisanterie que le magnifique et solennel langage de lÃÃcrivain rendait encore plus ironique mais qui Ãtait la mÃme que jÃavais souvent faite â¡ ma grandÃmÃre en parlant de FranÃoise, une autre fois oË je vis quÃil ne jugeait pas indigne de figurer dans un de ces miroirs de la vÃrità quÃÃtaient ses ouvrages, une remarque analogue â¡ celle que jÃavais eu lÃoccasion de faire sur notre ami M. Legrandin (remarques sur FranÃoise et M. Legrandin qui Ãtaient certes de celles que jÃeusse le plus dÃlibÃrÃment sacrifiÃes â¡ Bergotte, persuadà quÃil les trouverait sans intÃrÃt), il me sembla soudain que mon humble vie et les royaumes du vrai nÃÃtaient pas aussi sÃparÃs que jÃavais cru, quÃils coÃncidaient mÃme sur certains points, et de confiance et de joie je pleurai sur les pages de lÃÃcrivain comme dans les bras dÃun pÃre retrouvÃ.
DÃaprÃs ses livres jÃimaginais Bergotte comme un vieillard faible et dÃÃu qui avait perdu des enfants et ne sÃÃtait jamais consolÃ. Aussi je lisais, je chantais intÃrieurement sa prose, plus ´dolceª, plus ´lentoª peut-Ãtre quÃelle nÃÃtait Ãcrite, et la phrase la plus simple sÃadressait â¡ moi avec une intonation attendrie. Plus que tout jÃaimais sa philosophie, je mÃÃtais donnà ⡠elle pour toujours. Elle me rendait impatient dÃarriver â¡ lÃâge oË jÃentrerais au collÃge, dans la classe appelÃe Philosophie. Mais je ne voulais pas quÃon y fÃt autre chose que vivre uniquement par la pensÃe de Bergotte, et si lÃon mÃavait dit que les mÃtaphysiciens auxquels je mÃattacherais alors ne lui ressembleraient en rien, jÃaurais ressenti le dÃsespoir dÃun amoureux qui veut aimer pour la vie et â¡ qui on parle des autres maÃtresses quÃil aura plus tard.
Un dimanche, pendant ma lecture au jardin, je fus dÃrangà par Swann qui venait voir mes parents.
ó´QuÃest-ce que vous lisez, on peut regarder? Tiens, du Bergotte? Qui donc vous a indiquà ses ouvrages?ª Je lui dis que cÃÃtait Bloch.
ó´Ah! oui, ce garÃon que jÃai vu une fois ici, qui ressemble tellement au portrait de Mahomet II par Bellini. Oh! cÃest frappant, il a les mÃmes sourcils circonflexes, le mÃme nez recourbÃ, les mÃmes pommettes saillantes. Quand il aura une barbiche ce sera la mÃme personne. En tout cas il a du goËt, car Bergotte est un charmant esprit.ª Et voyant combien jÃavais lÃair dÃadmirer Bergotte, Swann qui ne parlait jamais des gens quÃil connaissait fit, par bontÃ, une exception et me dit:
ó´Je le connais beaucoup, si cela pouvait vous faire plaisir quÃil Ãcrive un mot en tÃte de votre volume, je pourrais le lui demander.ª Je nÃosai pas accepter mais posai â¡ Swann des questions sur Bergotte. ´Est-ce que vous pourriez me dire quel est lÃacteur quÃil prÃfÃre?ª
ó´LÃacteur, je ne sais pas. Mais je sais quÃil nÃÃgale aucun artiste homme â¡ la Berma quÃil met au-dessus de tout. LÃavez-vous entendue?ª
ó´Non monsieur, mes parents ne me permettent pas dÃaller au thÃâtre.ª
ó´CÃest malheureux. Vous devriez leur demander. La Berma dans PhÃdre, dans le Cid, ce nÃest quÃune actrice si vous voulez, mais vous savez je ne crois pas beaucoup â¡ la ´hiÃrarchie!ª des arts; (et je remarquai, comme cela mÃavait souvent frappà dans ses conversations avec les súurs de ma grandÃmÃre que quand il parlait de choses sÃrieuses, quand il employait une expression qui semblait impliquer une opinion sur un sujet important, il avait soin de lÃisoler dans une intonation spÃciale, machinale et ironique, comme sÃil lÃavait mise entre guillemets, semblant ne pas vouloir la prendre â¡ son compte, et dire: ´la hiÃrarchie, vous savez, comme disent les gens ridiculesª? Mais alors, si cÃÃtait ridicule, pourquoi disait-il la hiÃrarchie?). Un instant aprÃs il ajouta: ´Cela vous donnera une vision aussi noble que nÃimporte quel chef-dÃúuvre, je ne sais pas moi… queªóet il se mit â¡ rireó´les Reines de Chartres!ª Jusque-lâ¡ cette horreur dÃexprimer sÃrieusement son opinion mÃavait paru quelque chose qui devait Ãtre ÃlÃgant et parisien et qui sÃopposait au dogmatisme provincial des súurs de ma grandÃmÃre; et je soupÃonnais aussi que cÃÃtait une des formes de lÃesprit dans la coterie oË vivait Swann et oË par rÃaction sur le lyrisme des gÃnÃrations antÃrieures on rÃhabilitait â¡ lÃexcÃs les petits faits prÃcis, rÃputÃs vulgaires autrefois, et on proscrivait les ´phrasesª. Mais maintenant je trouvais quelque chose de choquant dans cette attitude de Swann en face des choses. Il avait lÃair de ne pas oser avoir une opinion et de nÃÃtre tranquille que quand il pouvait donner mÃticuleusement des renseignements prÃcis. Mais il ne se rendait donc pas compte que cÃÃtait professer lÃopinion, postuler, que lÃexactitude de ces dÃtails avait de lÃimportance. Je repensai alors â¡ ce dÃner oË jÃÃtais si triste parce que maman ne devait pas monter dans ma chambre et oË il avait dit que les bals chez la princesse de LÃon nÃavaient aucune importance. Mais cÃÃtait pourtant â¡ ce genre de plaisirs quÃil employait sa vie. Je trouvais tout cela contradictoire. Pour quelle autre vie rÃservait-il de dire enfin sÃrieusement ce quÃil pensait des choses, de formuler des jugements quÃil pËt ne pas mettre entre guillemets, et de ne plus se livrer avec une politesse pointilleuse â¡ des occupations dont il professait en mÃme temps quÃelles sont ridicules? Je remarquai aussi dans la faÃon dont Swann me parla de Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui Ãtait pas particulier mais au contraire Ãtait dans ce temps-lâ¡ commun â¡ tous les admirateurs de lÃÃcrivain, â¡ lÃamie de ma mÃre, au docteur du Boulbon. Comme Swann, ils disaient de Bergotte: ´CÃest un charmant esprit, si particulier, il a une faÃon â¡ lui de dire les choses un peu cherchÃe, mais si agrÃable. On nÃa pas besoin de voir la signature, on reconnaÃt tout de suite que cÃest de lui.ª Mais aucun nÃaurait Ãtà jusquÃâ¡ dire: ´CÃest un grand Ãcrivain, il a un grand talent.ª Ils ne disaient mÃme pas quÃil avait du talent. Ils ne le disaient pas parce quÃils ne le savaient pas. Nous sommes trÃs longs â¡ reconnaÃtre dans la physionomie particuliÃre dÃun nouvel Ãcrivain le modÃle qui porte le nom de ´grand talentª dans notre musÃe des idÃes gÃnÃrales. Justement parce que cette physionomie est nouvelle nous ne la trouvons pas tout â¡ fait ressemblante â¡ ce que nous appelons talent. Nous disons plutÃt originalitÃ, charme, dÃlicatesse, force; et puis un jour nous nous rendons compte que cÃest justement tout cela le talent.
ó´Est-ce quÃil y a des ouvrages de Bergotte oË il ait parlà de la Berma?ª demandai-je â¡ M. Swann.
óJe crois dans sa petite plaquette sur Racine, mais elle doit Ãtre ÃpuisÃe. Il y a peut-Ãtre eu cependant une rÃimpression. Je mÃinformerai. Je peux dÃailleurs demander â¡ Bergotte tout ce que vous voulez, il nÃy a pas de semaine dans lÃannÃe oË il ne dÃne â¡ la maison. CÃest le grand ami de ma fille. Ils vont ensemble visiter les vieilles villes, les cathÃdrales, les châteaux.
Comme je nÃavais aucune notion sur la hiÃrarchie sociale, depuis longtemps lÃimpossibilità que mon pÃre trouvait â¡ ce que nous frÃquentions Mme et Mlle Swann avait eu plutÃt pour effet, en me faisant imaginer entre elles et nous de grandes distances, de leur donner â¡ mes yeux du prestige. Je regrettais que ma mÃre ne se teignÃt pas les cheveux et ne se mÃt pas de rouge aux lÃvres comme jÃavais entendu dire par notre voisine Mme Sazerat que Mme Swann le faisait pour plaire, non â¡ son mari, mais â¡ M. de Charlus, et je pensais que nous devions Ãtre pour elle un objet de mÃpris, ce qui me peinait surtout â¡ cause de Mlle Swann quÃon mÃavait dit Ãtre une si jolie petite fille et â¡ laquelle je rÃvais souvent en lui prÃtant chaque fois un mÃme visage arbitraire et charmant. Mais quand jÃeus appris ce jour-lâ¡ que Mlle Swann Ãtait un Ãtre dÃune condition si rare, baignant comme dans son ÃlÃment naturel au milieu de tant de privilÃges, que quand elle demandait â¡ ses parents sÃil y avait quelquÃun â¡ dÃner, on lui rÃpondait par ces syllabes remplies de lumiÃre, par le nom de ce convive dÃor qui nÃÃtait pour elle quÃun vieil ami de sa famille: Bergotte; que, pour elle, la causerie intime â¡ table, ce qui correspondait â¡ ce quÃÃtait pour moi la conversation de ma grandÃtante, cÃÃtaient des paroles de Bergotte sur tous ces sujets quÃil nÃavait pu aborder dans ses livres, et sur lesquels jÃaurais voulu lÃÃcouter rendre ses oracles, et quÃenfin, quand elle allait visiter des villes, il cheminait â¡ cÃtà dÃelle, inconnu et glorieux, comme les Dieux qui descendaient au milieu des mortels, alors je sentis en mÃme temps que le prix dÃun Ãtre comme Mlle Swann, combien je lui paraÃtrais grossier et ignorant, et jÃÃprouvai si vivement la douceur et lÃimpossibilità quÃil y aurait pour moi â¡ Ãtre son ami, que je fus rempli â¡ la fois de dÃsir et de dÃsespoir. Le plus souvent maintenant quand je pensais â¡ elle, je la voyais devant le porche dÃune cathÃdrale, mÃexpliquant la signification des statues, et, avec un sourire qui disait du bien de moi, me prÃsentant comme son ami, â¡ Bergotte. Et toujours le charme de toutes les idÃes que faisaient naÃtre en moi les cathÃdrales, le charme des coteaux de lÃIle-de-France et des plaines de la Normandie faisait refluer ses reflets sur lÃimage que je me formais de Mlle Swann: cÃÃtait Ãtre tout prÃt â¡ lÃaimer. Que nous croyions quÃun Ãtre participe â¡ une vie inconnue oË son amour nous ferait pÃnÃtrer, cÃest, de tout ce quÃexige lÃamour pour naÃtre, ce â¡ quoi il tient le plus, et qui lui fait faire bon marchà du reste. MÃme les femmes qui prÃtendent ne juger un homme que sur son physique, voient en ce physique lÃÃmanation dÃune vie spÃciale. CÃest pourquoi elles aiment les militaires, les pompiers; lÃuniforme les rend moins difficiles pour le visage; elles croient baiser sous la cuirasse un cúur diffÃrent, aventureux et doux; et un jeune souverain, un prince hÃritier, pour faire les plus flatteuses conquÃtes, dans les pays Ãtrangers quÃil visite, nÃa pas besoin du profil rÃgulier qui serait peut-Ãtre indispensable â¡ un coulissier.
Tandis que je lisais au jardin, ce que ma grandÃtante nÃaurait pas compris que je fisse en dehors du dimanche, jour oË il est dÃfendu de sÃoccuper â¡ rien de sÃrieux et oË elle ne cousait pas (un jour de semaine, elle mÃaurait dit ´Comment tu tÃamuses encore â¡ lire, ce nÃest pourtant pas dimancheª en donnant au mot amusement le sens dÃenfantillage et de perte de temps), ma tante LÃonie devisait avec FranÃoise en attendant lÃheure dÃEulalie. Elle lui annonÃait quÃelle venait de voir passer Mme Goupil ´sans parapluie, avec la robe de soie quÃelle sÃest fait faire â¡ Châteaudun. Si elle a loin â¡ aller avant vÃpres elle pourrait bien la faire saucerª.
ó´Peut-Ãtre, peut-Ãtre (ce qui signifiait peut-Ãtre non)ª disait FranÃoise pour ne pas Ãcarter dÃfinitivement la possibilità dÃune alternative plus favorable.
ó´Tiens, disait ma tante en se frappant le front, cela me fait penser que je nÃai point su si elle Ãtait arrivÃe â¡ lÃÃglise aprÃs lÃÃlÃvation. Il faudra que je pense â¡ le demander â¡ Eulalie… FranÃoise, regardez-moi ce nuage noir derriÃre le clocher et ce mauvais soleil sur les ardoises, bien sËr que la journÃe ne se passera pas sans pluie. Ce nÃÃtait pas possible que Ãa reste comme Ãa, il faisait trop chaud. Et le plus tÃt sera le mieux, car tant que lÃorage nÃaura pas ÃclatÃ, mon eau de Vichy ne descendra pas, ajoutait ma tante dans lÃesprit de qui le dÃsir de hâter la descente de lÃeau de Vichy lÃemportait infiniment sur la crainte de voir Mme Goupil gâter sa robe.ª
ó´Peut-Ãtre, peut-Ãtre.ª
ó´Et cÃest que, quand il pleut sur la place, il nÃy a pas grand abri.ª
ó´Comment, trois heures? sÃÃcriait tout â¡ coup ma tante en pâlissant, mais alors les vÃpres sont commencÃes, jÃai oublià ma pepsine! Je comprends maintenant pourquoi mon eau de Vichy me restait sur lÃestomac.ª
Et se prÃcipitant sur un livre de messe relià en velours violet, montà dÃor, et dÃoË, dans sa hâte, elle laissait sÃÃchapper de ces images, bordÃes dÃun bandeau de dentelle de papier jaunissante, qui marquent les pages des fÃtes, ma tante, tout en avalant ses gouttes commenÃait â¡ lire au plus vite les textes sacrÃs dont lÃintelligence lui Ãtait lÃgÃrement obscurcie par lÃincertitude de savoir si, prise aussi longtemps aprÃs lÃeau de Vichy, la pepsine serait encore capable de la rattraper et de la faire descendre. ´Trois heures, cÃest incroyable ce que le temps passe!ª
Un petit coup au carreau, comme si quelque chose lÃavait heurtÃ, suivi dÃune ample chute lÃgÃre comme de grains de sable quÃon eËt laissà tomber dÃune fenÃtre au-dessus, puis la chute sÃÃtendant, se rÃglant, adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle: cÃÃtait la pluie.
ó´Eh bien! FranÃoise, quÃest-ce que je disais? Ce que cela tombe! Mais je crois que jÃai entendu le grelot de la porte du jardin, allez donc voir qui est-ce qui peut Ãtre dehors par un temps pareil.ª
FranÃoise revenait:
ó´CÃest Mme AmÃdÃe (ma grandÃmÃre) qui a dit quÃelle allait faire un tour. «a pleut pourtant fort.ª
óCela ne me surprend point, disait ma tante en levant les yeux au ciel. JÃai toujours dit quÃelle nÃavait point lÃesprit fait comme tout le monde. JÃaime mieux que ce soit elle que moi qui soit dehors en ce moment.
óMme AmÃdÃe, cÃest toujours tout lÃextrÃme des autres, disait FranÃoise avec douceur, rÃservant pour le moment oË elle serait seule avec les autres domestiques, de dire quÃelle croyait ma grandÃmÃre un peu ´piquÃeª.
óVoilâ¡ le salut passÃ! Eulalie ne viendra plus, soupirait ma tante; ce sera le temps qui lui aura fait peur.ª
ó´Mais il nÃest pas cinq heures, madame Octave, il nÃest que quatre heures et demie.ª
óQue quatre heures et demie? et jÃai Ãtà obligÃe de relever les petits rideaux pour avoir un mÃchant rayon de jour. A quatre heures et demie! Huit jours avant les Rogations! Ah! ma pauvre FranÃoise, il faut que le bon Dieu soit bien en colÃre aprÃs nous. Aussi, le monde dÃaujourdÃhui en fait trop! Comme disait mon pauvre Octave, on a trop oublià le bon Dieu et il se venge.
Une vive rougeur animait les joues de ma tante, cÃÃtait Eulalie. Malheureusement, â¡ peine venait-elle dÃÃtre introduite que FranÃoise rentrait et avec un sourire qui avait pour but de se mettre elle-mÃme â¡ lÃunisson de la joie quÃelle ne doutait pas que ses paroles allaient causer â¡ ma tante, articulant les syllabes pour montrer que, malgrà lÃemploi du style indirect, elle rapportait, en bonne domestique, les paroles mÃmes dont avait daignà se servir le visiteur:
ó´M. le Curà serait enchantÃ, ravi, si Madame Octave ne repose pas et pouvait le recevoir. M. le Curà ne veut pas dÃranger. M. le Curà est en bas, jÃy ai dit dÃentrer dans la salle.ª
En rÃalitÃ, les visites du curà ne faisaient pas â¡ ma tante un aussi grand plaisir que le supposait FranÃoise et lÃair de jubilation dont celle-ci croyait devoir pavoiser son visage chaque fois quÃelle avait â¡ lÃannoncer ne rÃpondait pas entiÃrement au sentiment de la malade. Le curà (excellent homme avec qui je regrette de ne pas avoir causà davantage, car sÃil nÃentendait rien aux arts, il connaissait beaucoup dÃÃtymologies), habituà ⡠donner aux visiteurs de marque des renseignements sur lÃÃglise (il avait mÃme lÃintention dÃÃcrire un livre sur la paroisse de Combray), la fatiguait par des explications infinies et dÃailleurs toujours les mÃmes. Mais quand elle arrivait ainsi juste en mÃme temps que celle dÃEulalie, sa visite devenait franchement dÃsagrÃable â¡ ma tante. Elle eËt mieux aimà bien profiter dÃEulalie et ne pas avoir tout le monde â¡ la fois. Mais elle nÃosait pas ne pas recevoir le curà et faisait seulement signe â¡ Eulalie de ne pas sÃen aller en mÃme temps que lui, quÃelle la garderait un peu seule quand il serait parti.
ó´Monsieur le CurÃ, quÃest-ce que lÃon me disait, quÃil y a un artiste qui a installà son chevalet dans votre Ãglise pour copier un vitrail. Je peux dire que je suis arrivÃe â¡ mon âge sans avoir jamais entendu parler dÃune chose pareille! QuÃest-ce que le monde aujourdÃhui va donc chercher! Et ce quÃil y a de plus vilain dans lÃÃglise!ª
ó´Je nÃirai pas jusquÃâ¡ dire que cÃest ce quÃil y a de plus vilain, car sÃil y a â¡ Saint-Hilaire des parties qui mÃritent dÃÃtre visitÃes, il y en a dÃautres qui sont bien vieilles, dans ma pauvre basilique, la seule de tout le diocÃse quÃon nÃait mÃme pas restaurÃe! Mon dieu, le porche est sale et antique, mais enfin dÃun caractÃre majestueux; passe mÃme pour les tapisseries dÃEsther dont personnellement je ne donnerais pas deux sous, mais qui sont placÃes par les connaisseurs tout de suite aprÃs celles de Sens. Je reconnais dÃailleurs, quÃâ¡ cÃtà de certains dÃtails un peu rÃalistes, elles en prÃsentent dÃautres qui tÃmoignent dÃun vÃritable esprit dÃobservation. Mais quÃon ne vienne pas me parler des vitraux. Cela a-t-il du bon sens de laisser des fenÃtres qui ne donnent pas de jour et trompent mÃme la vue par ces reflets dÃune couleur que je ne saurais dÃfinir, dans une Ãglise oË il nÃy a pas deux dalles qui soient au mÃme niveau et quÃon se refuse â¡ me remplacer sous prÃtexte que ce sont les tombes des abbÃs de Combray et des seigneurs de Guermantes, les anciens comtes de Brabant. Les ancÃtres directs du duc de Guermantes dÃaujourdÃhui et aussi de la Duchesse puisquÃelle est une demoiselle de Guermantes qui a Ãpousà son cousin.ª (Ma grandÃmÃre qui â¡ force de se dÃsintÃresser des personnes finissait par confondre tous les noms, chaque fois quÃon prononÃait celui de la Duchesse de Guermantes prÃtendait que ce devait Ãtre une parente de Mme de Villeparisis. Tout le monde Ãclatait de rire; elle tâchait de se dÃfendre en allÃguant une certaine lettre de faire part: ´Il me semblait me rappeler quÃil y avait du Guermantes lâ¡-dedans.ª Et pour une fois jÃÃtais avec les autres contre elle, ne pouvant admettre quÃil y eËt un lien entre son amie de pension et la descendante de GeneviÃve de Brabant.)ó´Voyez Roussainville, ce nÃest plus aujourdÃhui quÃune paroisse de fermiers, quoique dans lÃantiquità cette località ait dË un grand essor au commerce de chapeaux de feutre et des pendules. (Je ne suis pas certain de lÃÃtymologie de Roussainville. Je croirais volontiers que le nom primitif Ãtait Rouville (Radulfi villa) comme Châteauroux (Castrum Radulfi) mais je vous parlerai de cela une autre fois. Hà bien! lÃÃglise a des vitraux superbes, presque tous modernes, et cette imposante EntrÃe de Louis-Philippe â¡ Combray qui serait mieux â¡ sa place â¡ Combray mÃme, et qui vaut, dit-on, la fameuse verriÃre de Chartres. Je voyais mÃme hier le frÃre du docteur Percepied qui est amateur et qui la regarde comme dÃun plus beau travail.
´Mais, comme je le lui disais, â¡ cet artiste qui semble du reste trÃs poli, qui est paraÃt-il, un vÃritable virtuose du pinceau, que lui trouvez-vous donc dÃextraordinaire â¡ ce vitrail, qui est encore un peu plus sombre que les autres?ª
ó´Je suis sËre que si vous le demandiez â¡ Monseigneur, disait mollement ma tante qui commenÃait â¡ penser quÃelle allait Ãtre fatiguÃe, il ne vous refuserait pas un vitrail neuf.ª
ó´Comptez-y, madame Octave, rÃpondait le curÃ. Mais cÃest justement Monseigneur qui a attachà le grelot â¡ cette malheureuse verriÃre en prouvant quÃelle reprÃsente Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes, le descendant direct de GeneviÃve de Brabant qui Ãtait une demoiselle de Guermantes, recevant lÃabsolution de Saint-Hilaire.ª
ó´Mais je ne vois pas oË est Saint-Hilaire?
ó´Mais si, dans le coin du vitrail vous nÃavez jamais remarquà une dame en robe jaune? Hà bien! cÃest Saint-Hilaire quÃon appelle aussi, vous le savez, dans certaines provinces, Saint-Illiers, Saint-HÃlier, et mÃme, dans le Jura, Saint-Ylie. Ces diverses corruptions de sanctus Hilarius ne sont pas du reste les plus curieuses de celles qui se sont produites dans les noms des bienheureux. Ainsi votre patronne, ma bonne Eulalie, sancta Eulalia, savez-vous ce quÃelle est devenue en Bourgogne? Saint-Eloi tout simplement: elle est devenue un saint. Voyez-vous, Eulalie, quÃaprÃs votre mort on fasse de vous un homme?ªó´Monsieur le Curà a toujours le mot pour rigoler.ªó´Le frÃre de Gilbert, Charles le BÃgue, prince pieux mais qui, ayant perdu de bonne heure son pÃre, PÃpin lÃInsensÃ, mort des suites de sa maladie mentale, exerÃait le pouvoir suprÃme avec toute la prÃsomption dÃune jeunesse â¡ qui la discipline a manquÃ; dÃs que la figure dÃun particulier ne lui revenait pas dans une ville, il y faisait massacrer jusquÃau dernier habitant. Gilbert voulant se venger de Charles fit brËler lÃÃglise de Combray, la primitive Ãglise alors, celle que ThÃodebert, en quittant avec sa cour la maison de campagne quÃil avait prÃs dÃici, â¡ Thiberzy (Theodeberciacus), pour aller combattre les Burgondes, avait promis de bâtir au-dessus du tombeau de Saint-Hilaire, si le Bienheureux lui procurait la victoire. Il nÃen reste que la crypte oË ThÃodore a dË vous faire descendre, puisque Gilbert brËla le reste. Ensuite il dÃfit lÃinfortunà Charles avec lÃaide de Guillaume Le ConquÃrant (le curà prononÃait GuilÃme), ce qui fait que beaucoup dÃAnglais viennent pour visiter. Mais il ne semble pas avoir su se concilier la sympathie des habitants de Combray, car ceux-ci se ruÃrent sur lui â¡ la sortie de la messe et lui tranchÃrent la tÃte. Du reste ThÃodore prÃte un petit livre qui donne les explications.
´Mais ce qui est incontestablement le plus curieux dans notre Ãglise, cÃest le point de vue quÃon a du clocher et qui est grandiose. Certainement, pour vous qui nÃÃtes pas trÃs forte, je ne vous conseillerais pas de monter nos quatre-vingt-dix-sept marches, juste la moitià du cÃlÃbre dÃme de Milan. Il y a de quoi fatiguer une personne bien portante, dÃautant plus quÃon monte plià en deux si on ne veut pas se casser la tÃte, et on ramasse avec ses effets toutes les toiles dÃaraignÃes de lÃescalier. En tous cas il faudrait bien vous couvrir, ajoutait-il (sans apercevoir lÃindignation que causait â¡ ma tante lÃidÃe quÃelle fËt capable de monter dans le clocher), car il fait un de ces courants dÃair une fois arrivà lâ¡-haut! Certaines personnes affirment y avoir ressenti le froid de la mort. NÃimporte, le dimanche il y a toujours des sociÃtÃs qui viennent mÃme de trÃs loin pour admirer la beautà du panorama et qui sÃen retournent enchantÃes. Tenez, dimanche prochain, si le temps se maintient, vous trouveriez certainement du monde, comme ce sont les Rogations. Il faut avouer du reste quÃon jouit de lâ¡ dÃun coup dÃúil fÃerique, avec des sortes dÃÃchappÃes sur la plaine qui ont un cachet tout particulier. Quand le temps est clair on peut distinguer jusquÃâ¡ Verneuil. Surtout on embrasse â¡ la fois des choses quÃon ne peut voir habituellement que lÃune sans lÃautre, comme le cours de la Vivonne et les fossÃs de Saint-Assise-lÃs-Combray, dont elle est sÃparÃe par un rideau de grands arbres, ou encore comme les diffÃrents canaux de Jouy-le-Vicomte (Gaudiacus vice comitis comme vous savez). Chaque fois que je suis allà ⡠Jouy-le-Vicomte, jÃai bien vu un bout du canal, puis quand jÃavais tournà une rue jÃen voyais un autre, mais alors je ne voyais plus le prÃcÃdent. JÃavais beau les mettre ensemble par la pensÃe, cela ne me faisait pas grand effet. Du clocher de Saint-Hilaire cÃest autre chose, cÃest tout un rÃseau oË la località est prise. Seulement on ne distingue pas dÃeau, on dirait de grandes fentes qui coupent si bien la ville en quartiers, quÃelle est comme une brioche dont les morceaux tiennent ensemble mais sont dÃjâ¡ dÃcoupÃs. Il faudrait pour bien faire Ãtre â¡ la fois dans le clocher de Saint-Hilaire et â¡ Jouy-le-Vicomte.ª
Le curà avait tellement fatiguà ma tante quÃâ¡ peine Ãtait-il parti, elle Ãtait obligÃe de renvoyer Eulalie.
ó´Tenez, ma pauvre Eulalie, disait-elle dÃune voix faible, en tirant une piÃce dÃune petite bourse quÃelle avait â¡ portÃe de sa main, voilâ¡ pour que vous ne mÃoubliiez pas dans vos priÃres.ª
ó´Ah! mais, madame Octave, je ne sais pas si je dois, vous savez bien que ce nÃest pas pour cela que je viens!ª disait Eulalie avec la mÃme hÃsitation et le mÃme embarras, chaque fois, que si cÃÃtait la premiÃre, et avec une apparence de mÃcontentement qui Ãgayait ma tante mais ne lui dÃplaisait pas, car si un jour Eulalie, en prenant la piÃce, avait un air un peu moins contrarià que de coutume, ma tante disait:
ó´Je ne sais pas ce quÃavait Eulalie; je lui ai pourtant donnà la mÃme chose que dÃhabitude, elle nÃavait pas lÃair contente.ª
óJe crois quÃelle nÃa pourtant pas â¡ se plaindre, soupirait FranÃoise, qui avait une tendance â¡ considÃrer comme de la menue monnaie tout ce que lui donnait ma tante pour elle ou pour ses enfants, et comme des trÃsors follement gaspillÃs pour une ingrate les piÃcettes mises chaque dimanche dans la main dÃEulalie, mais si discrÃtement que FranÃoise nÃarrivait jamais â¡ les voir. Ce nÃest pas que lÃargent que ma tante donnait â¡ Eulalie, FranÃoise lÃeËt voulu pour elle. Elle jouissait suffisamment de ce que ma tante possÃdait, sachant que les