Oh! que cÃest drÃle! Vous ne savez pas comme vous mÃamusez, mon petit MÃmÃ. Mais quelle drÃle dÃidÃe elle a eue dÃaller ensuite au Chat Noir, cÃest bien une idÃe dÃelle… Non? cÃest vous. CÃest curieux. AprÃs tout ce nÃest pas une mauvaise idÃe, elle devait y connaÃtre beaucoup de monde? Non? elle nÃa parlà ⡠personne? CÃest extraordinaire. Alors vous Ãtes restÃs lâ¡ comme cela tous les deux tous seuls? Je vois dÃici cette scÃne. Vous Ãtes gentil, mon petit MÃmÃ, je vous aime bien.ª Swann se sentait soulagÃ. Pour lui, â¡ qui il Ãtait arrivà en causant avec des indiffÃrents quÃil Ãcoutait â¡ peine, dÃentendre quelquefois certaines phrases (celle-ci par exemple: ´JÃai vu hier Mme de CrÃcy, elle Ãtait avec un monsieur que je ne connais pasª), phrases qui aussitÃt dans le cúur de Swann passaient â¡ lÃÃtat solide, sÃy durcissaient comme une incrustation, le dÃchiraient, nÃen bougeaient plus, quÃils Ãtaient doux au contraire ces mots: ´Elle ne connaissait personne, elle nÃa parlà ⡠personneª, comme ils circulaient aisÃment en lui, quÃils Ãtaient fluides, faciles, respirables! Et pourtant au bout dÃun instant il se disait quÃOdette devait le trouver bien ennuyeux pour que ce fussent lâ¡ les plaisirs quÃelle prÃfÃrait â¡ sa compagnie. Et leur insignifiance, si elle le rassurait, lui faisait pourtant de la peine comme une trahison.
MÃme quand il ne pouvait savoir oË elle Ãtait allÃe, il lui aurait suffi pour calmer lÃangoisse quÃil Ãprouvait alors, et contre laquelle la prÃsence dÃOdette, la douceur dÃÃtre auprÃs dÃelle Ãtait le seul spÃcifique (un spÃcifique qui â¡ la longue aggravait le mal avec bien des remÃdes, mais du moins calmait momentanÃment la souffrance), il lui aurait suffi, si Odette lÃavait seulement permis, de rester chez elle tant quÃelle ne serait pas lâ¡, de lÃattendre jusquÃâ¡ cette heure du retour dans lÃapaisement de laquelle seraient venues se confondre les heures quÃun prestige, un malÃfice lui avaient fait croire diffÃrentes des autres. Mais elle ne le voulait pas; il revenait chez lui; il se forÃait en chemin â¡ former divers projets, il cessait de songer â¡ Odette; mÃme il arrivait, tout en se dÃshabillant, â¡ rouler en lui des pensÃes assez joyeuses; cÃest le cúur plein de lÃespoir dÃaller le lendemain voir quelque chef-dÃúuvre quÃil se mettait au lit et Ãteignait sa lumiÃre; mais, dÃs que, pour se prÃparer â¡ dormir, il cessait dÃexercer sur lui-mÃme une contrainte dont il nÃavait mÃme pas conscience tant elle Ãtait devenue habituelle, au mÃme instant un frisson glacà refluait en lui et il se mettait â¡ sangloter. Il ne voulait mÃme pas savoir pourquoi, sÃessuyait les yeux, se disait en riant: ´CÃest charmant, je deviens nÃvropathe.ª Puis il ne pouvait penser sans une grande lassitude que le lendemain il faudrait recommencer de chercher â¡ savoir ce quÃOdette avait fait, â¡ mettre en jeu des influences pour tâcher de la voir. Cette nÃcessità dÃune actività sans trÃve, sans variÃtÃ, sans rÃsultats, lui Ãtait si cruelle quÃun jour apercevant une grosseur sur son ventre, il ressentit une vÃritable joie â¡ la pensÃe quÃil avait peut-Ãtre une tumeur mortelle, quÃil nÃallait plus avoir â¡ sÃoccuper de rien, que cÃÃtait la maladie qui allait le gouverner, faire de lui son jouet, jusquÃâ¡ la fin prochaine. Et en effet si, â¡ cette Ãpoque, il lui arriva souvent sans se lÃavouer de dÃsirer la mort, cÃÃtait pour Ãchapper moins â¡ lÃacuità de ses souffrances quÃâ¡ la monotonie de son effort.
Et pourtant il aurait voulu vivre jusquÃâ¡ lÃÃpoque oË il ne lÃaimerait plus, oË elle nÃaurait aucune raison de lui mentir et oË il pourrait enfin apprendre dÃelle si le jour oË il Ãtait allà la voir dans lÃaprÃs-midi, elle Ãtait ou non couchÃe avec Forcheville. Souvent pendant quelques jours, le soupÃon quÃelle aimait quelquÃun dÃautre le dÃtournait de se poser cette question relative â¡ Forcheville, la lui rendait presque indiffÃrente, comme ces formes nouvelles dÃun mÃme Ãtat maladif qui semblent momentanÃment nous avoir dÃlivrÃs des prÃcÃdentes. MÃme il y avait des jours oË il nÃÃtait tourmentà par aucun soupÃon. Il se croyait guÃri. Mais le lendemain matin, au rÃveil, il sentait â¡ la mÃme place la mÃme douleur dont, la veille pendant la journÃe, il avait comme diluà la sensation dans le torrent des impressions diffÃrentes. Mais elle nÃavait pas bougà de place. Et mÃme, cÃÃtait lÃacuità de cette douleur qui avait rÃveillà Swann.
Comme Odette ne lui donnait aucun renseignement sur ces choses si importantes qui lÃoccupaient tant chaque jour (bien quÃil eËt assez vÃcu pour savoir quÃil nÃy en a jamais dÃautres que les plaisirs), il ne pouvait pas chercher longtemps de suite â¡ les imaginer, son cerveau fonctionnait â¡ vide; alors il passait son doigt sur ses paupiÃres fatiguÃes comme il aurait essuyà le verre de son lorgnon, et cessait entiÃrement de penser. Il surnageait pourtant â¡ cet inconnu certaines occupations qui rÃapparaissaient de temps en temps, vaguement rattachÃes par elle â¡ quelque obligation envers des parents ÃloignÃs ou des amis dÃautrefois, qui, parce quÃils Ãtaient les seuls quÃelle lui citait souvent comme lÃempÃchant de le voir, paraissaient â¡ Swann former le cadre fixe, nÃcessaire, de la vie dÃOdette. A cause du ton dont elle lui disait de temps â¡ autre ´le jour oË je vais avec mon amie â¡ lÃHippodromeª, si, sÃÃtant senti malade et ayant pensÃ: ´peut-Ãtre Odette voudrait bien passer chez moiª, il se rappelait brusquement que cÃÃtait justement ce jour-lâ¡, il se disait: ´Ah! non, ce nÃest pas la peine de lui demander de venir, jÃaurais dË y penser plus tÃt, cÃest le jour oË elle va avec son amie â¡ lÃHippodrome. RÃservons-nous pour ce qui est possible; cÃest inutile de sÃuser â¡ proposer des choses inacceptables et refusÃes dÃavance.ª Et ce devoir qui incombait â¡ Odette dÃaller â¡ lÃHippodrome et devant lequel Swann sÃinclinait ainsi ne lui paraissait pas seulement inÃluctable; mais ce caractÃre de nÃcessità dont il Ãtait empreint semblait rendre plausible et lÃgitime tout ce qui de prÃs ou de loin se rapportait â¡ lui. Si Odette dans la rue ayant reÃu dÃun passant un salut qui avait Ãveillà la jalousie de Swann, elle rÃpondait aux questions de celui-ci en rattachant lÃexistence de lÃinconnu â¡ un des deux ou trois grands devoirs dont elle lui parlait, si, par exemple, elle disait: ´CÃest un monsieur qui Ãtait dans la loge de mon amie avec qui je vais â¡ lÃHippodromeª, cette explication calmait les soupÃons de Swann, qui en effet trouvait inÃvitable que lÃamie eËt dÃautre invitÃs quÃOdette dans sa loge â¡ lÃHippodrome, mais nÃavait jamais cherchà ou rÃussi â¡ se les figurer. Ah! comme il eËt aimà la connaÃtre, lÃamie qui allait â¡ lÃHippodrome, et quÃelle lÃy emmenât avec Odette! Comme il aurait donnà toutes ses relations pour nÃimporte quelle personne quÃavait lÃhabitude de voir Odette, fËt-ce une manucure ou une demoiselle de magasin. Il eËt fait pour elles plus de frais que pour des reines. Ne lui auraient-elles pas fourni, dans ce quÃelles contenaient de la vie dÃOdette, le seul calmant efficace pour ses souffrances? Comme il aurait couru avec joie passer les journÃes chez telle de ces petites gens avec lesquelles Odette gardait des relations, soit par intÃrÃt, soit par simplicità vÃritable. Comme il eËt volontiers Ãlu domicile â¡ jamais au cinquiÃme Ãtage de telle maison sordide et enviÃe oË Odette ne lÃemmenait pas, et oË, sÃil y avait habità avec la petite couturiÃre retirÃe dont il eËt volontiers fait semblant dÃÃtre lÃamant, il aurait presque chaque jour reÃu sa visite. Dans ces quartiers presque populaires, quelle existence modeste, abjecte, mais douce, mais nourrie de calme et de bonheur, il eËt acceptà de vivre indÃfiniment.
Il arrivait encore parfois, quand, ayant rencontrà Swann, elle voyait sÃapprocher dÃelle quelquÃun quÃil ne connaissait pas, quÃil pËt remarquer sur le visage dÃOdette cette tristesse quÃelle avait eue le jour oË il Ãtait venu pour la voir pendant que Forcheville Ãtait lâ¡. Mais cÃÃtait rare; car les jours oË malgrà tout ce quÃelle avait â¡ faire et la crainte de ce que penserait le monde, elle arrivait â¡ voir Swann, ce qui dominait maintenant dans son attitude Ãtait lÃassurance: grand contraste, peut-Ãtre revanche inconsciente ou rÃaction naturelle de lÃÃmotion craintive quÃaux premiers temps oË elle lÃavait connu, elle Ãprouvait auprÃs de lui, et mÃme loin de lui, quand elle commenÃait une lettre par ces mots: ´Mon ami, ma main tremble si fort que je peux â¡ peine Ãcrireª (elle le prÃtendait du moins et un peu de cet Ãmoi devait Ãtre sincÃre pour quÃelle dÃsirât dÃen feindre davantage). Swann lui plaisait alors. On ne tremble jamais que pour soi, que pour ceux quÃon aime. Quand notre bonheur nÃest plus dans leurs mains, de quel calme, de quelle aisance, de quelle hardiesse on jouit auprÃs dÃeux! En lui parlant, en lui Ãcrivant, elle nÃavait plus de ces mots par lesquels elle cherchait â¡ se donner lÃillusion quÃil lui appartenait, faisant naÃtre les occasions de dire ´monª, ´mienª, quand il sÃagissait de lui: ´Vous Ãtes mon bien, cÃest le parfum de notre amitiÃ, je le gardeª, de lui parler de lÃavenir, de la mort mÃme, comme dÃune seule chose pour eux deux. Dans ce temps-lâ¡, â¡ tout de quÃil disait, elle rÃpondait avec admiration: ´Vous, vous ne serez jamais comme tout le mondeª; elle regardait sa longue tÃte un peu chauve, dont les gens qui connaissaient les succÃs de Swann pensaient: ´Il nÃest pas rÃguliÃrement beau si vous voulez, mais il est chic: ce toupet, ce monocle, ce sourire!ª, et, plus curieuse peut-Ãtre de connaÃtre ce quÃil Ãtait que dÃsireuse dÃÃtre sa maÃtresse, elle disait:
ó´Si je pouvais savoir ce quÃil y a dans cette tÃte lâ¡!ª
Maintenant, â¡ toutes les paroles de Swann elle rÃpondait dÃun ton parfois irritÃ, parfois indulgent:
ó´Ah! tu ne seras donc jamais comme tout le monde!ª
Elle regardait cette tÃte qui nÃÃtait quÃun peu plus vieillie par le souci (mais dont maintenant tous pensaient, en vertu de cette mÃme aptitude qui permet de dÃcouvrir les intentions dÃun morceau symphonique dont on a lu le programme, et les ressemblances dÃun enfant quand on connaÃt sa parentÃ: ´Il nÃest pas positivement laid si vous voulez, mais il est ridicule: ce monocle, ce toupet, ce sourire!ª, rÃalisant dans leur imagination suggestionnÃe la dÃmarcation immatÃrielle qui sÃpare â¡ quelques mois de distance une tÃte dÃamant de cúur et une tÃte de cocu), elle disait:
ó´Ah! si je pouvais changer, rendre raisonnable ce quÃil y a dans cette tÃte-lâ¡.ª
Toujours prÃt â¡ croire ce quÃil souhaitait si seulement les maniÃres dÃÃtre dÃOdette avec lui laissaient place au doute, il se jetait avidement sur cette parole:
ó´Tu le peux si tu le veux, lui disait-il.ª
Et il tâchait de lui montrer que lÃapaiser, le diriger, le faire travailler, serait une noble tâche â¡ laquelle ne demandaient quÃâ¡ se vouer dÃautres femmes quÃelle, entre les mains desquelles il est vrai dÃajouter que la noble tâche ne lui eËt paru plus quÃune indiscrÃte et insupportable usurpation de sa libertÃ. ´Si elle ne mÃaimait pas un peu, se disait-il, elle ne souhaiterait pas de me transformer. Pour me transformer, il faudra quÃelle me voie davantage.ª Ainsi trouvait-il dans ce reproche quÃelle lui faisait, comme une preuve dÃintÃrÃt, dÃamour peut-Ãtre; et en effet, elle lui en donnait maintenant si peu quÃil Ãtait obligà de considÃrer comme telles les dÃfenses quÃelle lui faisait dÃune chose ou dÃune autre. Un jour, elle lui dÃclara quÃelle nÃaimait pas son cocher, quÃil lui montait peut-Ãtre la tÃte contre elle, quÃen tous cas il nÃÃtait pas avec lui de lÃexactitude et de la dÃfÃrence quÃelle voulait. Elle sentait quÃil dÃsirait lui entendre dire: ´Ne le prends plus pour venir chez moiª, comme il aurait dÃsirà un baiser. Comme elle Ãtait de bonne humeur, elle le lui dit; il fut attendri. Le soir, causant avec M. de Charlus avec qui il avait la douceur de pouvoir parler dÃelle ouvertement (car les moindres propos quÃil tenait, mÃme aux personnes qui ne la connaissaient pas, se rapportaient en quelque maniÃre â¡ elle), il lui dit:
óJe crois pourtant quÃelle mÃaime; elle est si gentille pour moi, ce que je fais ne lui est certainement pas indiffÃrent.
Et si, au moment dÃaller chez elle, montant dans sa voiture avec un ami quÃil devait laisser en route, lÃautre lui disait:
ó´Tiens, ce nÃest pas LorÃdan qui est sur le siÃge?ª, avec quelle joie mÃlancolique Swann lui rÃpondait:
ó´Oh! sapristi non! je te dirai, je ne peux pas prendre LorÃdan quand je vais rue La PÃrouse. Odette nÃaime pas que je prenne LorÃdan, elle ne le trouve pas bien pour moi; enfin que veux-tu, les femmes, tu sais! je sais que Ãa lui dÃplairait beaucoup. Ah bien oui! je nÃaurais eu quÃâ¡ prendre RÃmi! jÃen aurais eu une histoire!ª
Ces nouvelles faÃons indiffÃrentes, distraites, irritables, qui Ãtaient maintenant celles dÃOdette avec lui, certes Swann en souffrait; mais il ne connaissait pas sa souffrance; comme cÃÃtait progressivement, jour par jour, quÃOdette sÃÃtait refroidie â¡ son Ãgard, ce nÃest quÃen mettant en regard de ce quÃelle Ãtait aujourdÃhui ce quÃelle avait Ãtà au dÃbut, quÃil aurait pu sonder la profondeur du changement qui sÃÃtait accompli. Or ce changement cÃÃtait sa profonde, sa secrÃte blessure, qui lui faisait mal jour et nuit, et dÃs quÃil sentait que ses pensÃes allaient un peu trop prÃs dÃelle, vivement il les dirigeait dÃun autre cÃtà de peur de trop souffrir. Il se disait bien dÃune faÃon abstraite: ´Il fut un temps oË Odette mÃaimait davantageª, mais jamais il ne revoyait ce temps. De mÃme quÃil y avait dans son cabinet une commode quÃil sÃarrangeait â¡ ne pas regarder, quÃil faisait un crochet pour Ãviter en entrant et en sortant, parce que dans un tiroir Ãtaient serrÃs le chrysanthÃme quÃelle lui avait donnà le premier soir oË il lÃavait reconduite, les lettres oË elle disait: ´Que nÃy avez-vous oublià aussi votre cúur, je ne vous aurais pas laissà le reprendreª et: ´A quelque heure du jour et de la nuit que vous ayez besoin de moi, faites-moi signe et disposez de ma vieª, de mÃme il y avait en lui une place dont il ne laissait jamais approcher son esprit, lui faisant faire sÃil le fallait le dÃtour dÃun long raisonnement pour quÃil nÃeËt pas â¡ passer devant elle: cÃÃtait celle oË vivait le souvenir des jours heureux.
Mais sa si prÃcautionneuse prudence fut dÃjouÃe un soir quÃil Ãtait allà dans le monde.
CÃÃtait chez la marquise de Saint-Euverte, â¡ la derniÃre, pour cette annÃe-lâ¡, des soirÃes oË elle faisait entendre des artistes qui lui servaient ensuite pour ses concerts de charitÃ. Swann, qui avait voulu successivement aller â¡ toutes les prÃcÃdentes et nÃavait pu sÃy rÃsoudre, avait reÃu, tandis quÃil sÃhabillait pour se rendre â¡ celle-ci, la visite du baron de Charlus qui venait lui offrir de retourner avec lui chez la marquise, si sa compagnie devait lÃaider â¡ sÃy ennuyer un peu moins, â¡ sÃy trouver moins triste. Mais Swann lui avait rÃpondu:
ó´Vous ne doutez pas du plaisir que jÃaurais â¡ Ãtre avec vous. Mais le plus grand plaisir que vous puissiez me faire cÃest dÃaller plutÃt voir Odette. Vous savez lÃexcellente influence que vous avez sur elle. Je crois quÃelle ne sort pas ce soir avant dÃaller chez son ancienne couturiÃre oË du reste elle sera sËrement contente que vous lÃaccompagniez. En tous cas vous la trouveriez chez elle avant. Tâchez de la distraire et aussi de lui parler raison. Si vous pouviez arranger quelque chose pour demain qui lui plaise et que nous pourrions faire tous les trois ensemble. Tâchez aussi de poser des jalons pour cet ÃtÃ, si elle avait envie de quelque chose, dÃune croisiÃre que nous ferions tous les trois, que sais-je? Quant â¡ ce soir, je ne compte pas la voir; maintenant si elle le dÃsirait ou si vous trouviez un joint, vous nÃavez quÃâ¡ mÃenvoyer un mot chez Mme de Saint-Euverte jusquÃâ¡ minuit, et aprÃs chez moi. Merci de tout ce que vous faites pour moi, vous savez comme je vous aime.ª
Le baron lui promit dÃaller faire la visite quÃil dÃsirait aprÃs quÃil lÃaurait conduit jusquÃâ¡ la porte de lÃhÃtel Saint-Euverte, oË Swann arriva tranquillisà par la pensÃe que M. de Charlus passerait la soirÃe rue La PÃrouse, mais dans un Ãtat de mÃlancolique indiffÃrence â¡ toutes les choses qui ne touchaient pas Odette, et en particulier aux choses mondaines, qui leur donnait le charme de ce qui, nÃÃtant plus un but pour notre volontÃ, nous apparaÃt en soi-mÃme. DÃs sa descente de voiture, au premier plan de ce rÃsumà fictif de leur vie domestique que les maÃtresses de maison prÃtendent offrir â¡ leurs invitÃs les jours de cÃrÃmonie et oË elles cherchent â¡ respecter la vÃrità du costume et celle du dÃcor, Swann prit plaisir â¡ voir les hÃritiers des ´tigresª de Balzac, les grooms, suivants ordinaires de la promenade, qui, chapeautÃs et bottÃs, restaient dehors devant lÃhÃtel sur le sol de lÃavenue, ou devant les Ãcuries, comme des jardiniers auraient Ãtà rangÃs â¡ lÃentrÃe de leurs parterres. La disposition particuliÃre quÃil avait toujours eue â¡ chercher des analogies entre les Ãtres vivants et les portraits des musÃes sÃexerÃait encore mais dÃune faÃon plus constante et plus gÃnÃrale; cÃest la vie mondaine tout entiÃre, maintenant quÃil en Ãtait dÃtachÃ, qui se prÃsentait â¡ lui comme une suite de tableaux. Dans le vestibule oË, autrefois, quand il Ãtait un mondain, il entrait enveloppà dans son pardessus pour en sortir en frac, mais sans savoir ce qui sÃy Ãtait passÃ, Ãtant par la pensÃe, pendant les quelques instants quÃil y sÃjournait, ou bien encore dans la fÃte quÃil venait de quitter, ou bien dÃjâ¡ dans la fÃte oË on allait lÃintroduire, pour la premiÃre fois il remarqua, rÃveillÃe par lÃarrivÃe inopinÃe dÃun invità aussi tardif, la meute Ãparse, magnifique et dÃsúuvrÃe de grands valets de pied qui dormaient Ãâ¡ et lâ¡ sur des banquettes et des coffres et qui, soulevant leurs nobles profils aigus de lÃvriers, se dressÃrent et, rassemblÃs, formÃrent le cercle autour de lui.
LÃun dÃeux, dÃaspect particuliÃrement fÃroce et assez semblable â¡ lÃexÃcuteur dans certains tableaux de la Renaissance qui figurent des supplices, sÃavanÃa vers lui dÃun air implacable pour lui prendre ses affaires. Mais la duretà de son regard dÃacier Ãtait compensÃe par la douceur de ses gants de fil, si bien quÃen approchant de Swann il semblait tÃmoigner du mÃpris pour sa personne et des Ãgards pour son chapeau. Il le prit avec un soin auquel lÃexactitude de sa pointure donnait quelque chose de mÃticuleux et une dÃlicatesse que rendait presque touchante lÃappareil de sa force. Puis il le passa â¡ un de ses aides, nouveau, et timide, qui exprimait lÃeffroi quÃil ressentait en roulant en tous sens des regards furieux et montrait lÃagitation dÃune bÃte captive dans les premiÃres heures de sa domesticitÃ.
A quelques pas, un grand gaillard en livrÃe rÃvait, immobile, sculptural, inutile, comme ce guerrier purement dÃcoratif quÃon voit dans les tableaux les plus tumultueux de Mantegna, songer, appuyà sur son bouclier, tandis quÃon se prÃcipite et quÃon sÃÃgorge â¡ cÃtà de lui; dÃtachà du groupe de ses camarades qui sÃempressaient autour de Swann, il semblait aussi rÃsolu â¡ se dÃsintÃresser de cette scÃne, quÃil suivait vaguement de ses yeux glauques et cruels, que si ÃÃeËt Ãtà le massacre des Innocents ou le martyre de saint Jacques. Il semblait prÃcisÃment appartenir â¡ cette race disparueóou qui peut-Ãtre nÃexista jamais que dans le retable de San Zeno et les fresques des Eremitani oË Swann lÃavait approchÃe et oË elle rÃve encoreóissue de la fÃcondation dÃune statue antique par quelque modÃle padouan du MaÃtre ou quelque saxon dÃAlbert D¸rer. Et les mÃches de ses cheveux roux crespelÃs par la nature, mais collÃs par la brillantine, Ãtaient largement traitÃes comme elles sont dans la sculpture grecque quÃÃtudiait sans cesse le peintre de Mantoue, et qui, si dans la crÃation elle ne figure que lÃhomme, sait du moins tirer de ses simples formes des richesses si variÃes et comme empruntÃes â¡ toute la nature vivante, quÃune chevelure, par lÃenroulement lisse et les becs aigus de ses boucles, ou dans la superposition du triple et fleurissant diadÃme de ses tresses, a lÃair â¡ la fois dÃun paquet dÃalgues, dÃune nichÃe de colombes, dÃun bandeau de jacinthes et dÃune torsade de serpent.
DÃautres encore, colossaux aussi, se tenaient sur les degrÃs dÃun escalier monumental que leur prÃsence dÃcorative et leur immobilità marmorÃenne auraient pu faire nommer comme celui du Palais Ducal: ´lÃEscalier des GÃantsª et dans lequel Swann sÃengagea avec la tristesse de penser quÃOdette ne lÃavait jamais gravi. Ah! avec quelle joie au contraire il eËt grimpà les Ãtages noirs, mal odorants et casse-cou de la petite couturiÃre retirÃe, dans le ´cinquiÃmeª de laquelle il aurait Ãtà si heureux de payer plus cher quÃune avant-scÃne hebdomadaire â¡ lÃOpÃra le droit de passer la soirÃe quand Odette y venait et mÃme les autres jours pour pouvoir parler dÃelle, vivre avec les gens quÃelle avait lÃhabitude de voir quand il nÃÃtait pas lâ¡ et qui â¡ cause de cela lui paraissaient recÃler, de la vie de sa maÃtresse, quelque chose de plus rÃel, de plus inaccessible et de plus mystÃrieux. Tandis que dans cet escalier pestilentiel et dÃsirà de lÃancienne couturiÃre, comme il nÃy en avait pas un second pour le service, on voyait le soir devant chaque porte une boÃte au lait vide et sale prÃparÃe sur le paillasson, dans lÃescalier magnifique et dÃdaignà que Swann montait â¡ ce moment, dÃun cÃtà et de lÃautre, â¡ des hauteurs diffÃrentes, devant chaque anfractuosità que faisait dans le mur la fenÃtre de la loge, ou la porte dÃun appartement, reprÃsentant le service intÃrieur quÃils dirigeaient et en faisant hommage aux invitÃs, un concierge, un majordome, un argentier (braves gens qui vivaient le reste de la semaine un peu indÃpendants dans leur domaine, y dÃnaient chez eux comme de petits boutiquiers et seraient peut-Ãtre demain au service bourgeois dÃun mÃdecin ou dÃun industriel) attentifs â¡ ne pas manquer aux recommandations quÃon leur avait faites avant de leur laisser endosser la livrÃe Ãclatante quÃils ne revÃtaient quÃâ¡ de rares intervalles et dans laquelle ils ne se sentaient pas trÃs â¡ leur aise, se tenaient sous lÃarcature de leur portail avec un Ãclat pompeux tempÃrà de bonhomie populaire, comme des saints dans leur niche; et un Ãnorme suisse, habillà comme â¡ lÃÃglise, frappait les dalles de sa canne au passage de chaque arrivant. Parvenu en haut de lÃescalier le long duquel lÃavait suivi un domestique â¡ face blÃme, avec une petite queue de cheveux, nouÃs dÃun catogan, derriÃre la tÃte, comme un sacristain de Goya ou un tabellion du rÃpertoire, Swann passa devant un bureau oË des valets, assis comme des notaires devant de grands registres, se levÃrent et inscrivirent son nom. Il traversa alors un petit vestibule qui,ótel que certaines piÃces amÃnagÃes par leur propriÃtaire pour servir de cadre â¡ une seule úuvre dÃart, dont elles tirent leur nom, et dÃune nudità voulue, ne contiennent rien dÃautreó, exhibait â¡ son entrÃe, comme quelque prÃcieuse effigie de Benvenuto Cellini reprÃsentant un homme de guet, un jeune valet de pied, le corps lÃgÃrement flÃchi en avant, dressant sur son hausse-col rouge une figure plus rouge encore dÃoË sÃÃchappaient des torrents de feu, de timidità et de zÃle, et qui, perÃant les tapisseries dÃAubusson tendues devant le salon oË on Ãcoutait la musique, de son regard impÃtueux, vigilant, Ãperdu, avait lÃair, avec une impassibilità militaire ou une foi surnaturelle,óallÃgorie de lÃalarme, incarnation de lÃattente, commÃmoration du branle-bas,ódÃÃpier, ange ou vigie, dÃune tour de donjon ou de cathÃdrale, lÃapparition de lÃennemi ou lÃheure du Jugement. Il ne restait plus â¡ Swann quÃâ¡ pÃnÃtrer dans la salle du concert dont un huissier chargà de chaÃnes lui ouvrit les portes, en sÃinclinant, comme il lui aurait remis les clefs dÃune ville. Mais il pensait â¡ la maison oË il aurait pu se trouver en ce moment mÃme, si Odette lÃavait permis, et le souvenir entrevu dÃune boÃte au lait vide sur un paillasson lui serra le cúur.
Swann retrouva rapidement le sentiment de la laideur masculine, quand, au delâ¡ de la tenture de tapisserie, au spectacle des domestiques succÃda celui des invitÃs. Mais cette laideur mÃme de visages quÃil connaissait pourtant si bien, lui semblait neuve depuis que leurs traits,óau lieu dÃÃtre pour lui des signes pratiquement utilisables â¡ lÃidentification de telle personne qui lui avait reprÃsentà jusque-lâ¡ un faisceau de plaisirs â¡ poursuivre, dÃennuis â¡ Ãviter, ou de politesses â¡ rendre,óreposaient, coordonnÃs seulement par des rapports esthÃtiques, dans lÃautonomie de leurs lignes. Et en ces hommes, au milieu desquels Swann se trouva enserrÃ, il nÃÃtait pas jusquÃaux monocles que beaucoup portaient (et qui, autrefois, auraient tout au plus permis â¡ Swann de dire quÃils portaient un monocle), qui, dÃliÃs maintenant de signifier une habitude, la mÃme pour tous, ne lui apparussent chacun avec une sorte dÃindividualitÃ. Peut-Ãtre parce quÃil ne regarda le gÃnÃral de Froberville et le marquis de BrÃautà qui causaient dans lÃentrÃe que comme deux personnages dans un tableau, alors quÃils avaient Ãtà longtemps pour lui les amis utiles qui lÃavaient prÃsentà au Jockey et assistà dans des duels, le monocle du gÃnÃral, restà entre ses paupiÃres comme un Ãclat dÃobus dans sa figure vulgaire, balafrÃe et triomphale, au milieu du front quÃil Ãborgnait comme lÃúil unique du cyclope, apparut â¡ Swann comme une blessure monstrueuse quÃil pouvait Ãtre glorieux dÃavoir reÃue, mais quÃil Ãtait indÃcent dÃexhiber; tandis que celui que M. de BrÃautà ajoutait, en signe de festivitÃ, aux gants gris perle, au ´gibusª, â¡ la cravate blanche et substituait au binocle familier (comme faisait Swann lui-mÃme) pour aller dans le monde, portait collà ⡠son revers, comme une prÃparation dÃhistoire naturelle sous un microscope, un regard infinitÃsimal et grouillant dÃamabilitÃ, qui ne cessait de sourire â¡ la hauteur des plafonds, â¡ la beautà des fÃtes, â¡ lÃintÃrÃt des programmes et â¡ la qualità des rafraÃchissements.
óTiens, vous voilâ¡, mais il y a des ÃternitÃs quÃon ne vous a vu, dit â¡ Swann le gÃnÃral qui, remarquant ses traits tirÃs et en concluant que cÃÃtait peut-Ãtre une maladie grave qui lÃÃloignait du monde, ajouta: ´Vous avez bonne mine, vous savez!ª pendant que M. de BrÃautà demandait:
ó´Comment, vous, mon cher, quÃest-ce que vous pouvez bien faire ici?ª â¡ un romancier mondain qui venait dÃinstaller au coin de son úil un monocle, son seul organe dÃinvestigation psychologique et dÃimpitoyable analyse, et rÃpondit dÃun air important et mystÃrieux, en roulant lÃr:
ó´JÃobserve.ª
Le monocle du marquis de Forestelle Ãtait minuscule, nÃavait aucune bordure et obligeant â¡ une crispation incessante et douloureuse lÃúil oË il sÃincrustait comme un cartilage superflu dont la prÃsence est inexplicable et la matiÃre recherchÃe, il donnait au visage du marquis une dÃlicatesse mÃlancolique, et le faisait juger par les femmes comme capable de grands chagrins dÃamour. Mais celui de M. de Saint-CandÃ, entourà dÃun gigantesque anneau, comme Saturne, Ãtait le centre de gravità dÃune figure qui sÃordonnait â¡ tout moment par rapport â¡ lui, dont le nez frÃmissant et rouge et la bouche lippue et sarcastique tâchaient par leurs grimaces dÃÃtre â¡ la hauteur des feux roulants dÃesprit dont Ãtincelait le disque de verre, et se voyait prÃfÃrer aux plus beaux regards du monde par des jeunes femmes snobs et dÃpravÃes quÃil faisait rÃver de charmes artificiels et dÃun raffinement de voluptÃ; et cependant, derriÃre le sien, M. de Palancy qui avec sa grosse tÃte de carpe aux yeux ronds, se dÃplaÃait lentement au milieu des fÃtes, en desserrant dÃinstant en instant ses mandibules comme pour chercher son orientation, avait lÃair de transporter seulement avec lui un fragment accidentel, et peut-Ãtre purement symbolique, du vitrage de son aquarium, partie destinÃe â¡ figurer le tout qui rappela â¡ Swann, grand admirateur des Vices et des Vertus de Giotto â¡ Padoue, cet Injuste â¡ cÃtà duquel un rameau feuillu Ãvoque les forÃts oË se cache son repaire.
Swann sÃÃtait avancÃ, sur lÃinsistance de Mme de Saint-Euverte et pour entendre un air dÃOrphÃe quÃexÃcutait un flËtiste, sÃÃtait mis dans un coin oË il avait malheureusement comme seule perspective deux dames dÃjâ¡ mËres assises lÃune â¡ cÃtà de lÃautre, la marquise de Cambremer et la vicomtesse de Franquetot, lesquelles, parce quÃelles Ãtaient cousines, passaient leur temps dans les soirÃes, portant leurs sacs et suivies de leurs filles, â¡ se chercher comme dans une gare et nÃÃtaient tranquilles que quand elles avaient marquÃ, par leur Ãventail ou leur mouchoir, deux places voisines: Mme de Cambremer, comme elle avait trÃs peu de relations, Ãtant dÃautant plus heureuse dÃavoir une compagne, Mme de Franquetot, qui Ãtait au contraire trÃs lancÃe, trouvait quelque chose dÃÃlÃgant, dÃoriginal, â¡ montrer â¡ toutes ses belles connaissances quÃelle leur prÃfÃrait une dame obscure avec qui elle avait en commun des souvenirs de jeunesse. Plein dÃune mÃlancolique ironie, Swann les regardait Ãcouter lÃintermÃde de piano (´Saint FranÃois parlant aux oiseauxª, de Liszt) qui avait succÃdà ⡠lÃair de flËte, et suivre le jeu vertigineux du virtuose. Mme de Franquetot anxieusement, les yeux Ãperdus comme si les touches sur lesquelles il courait avec agilità avaient Ãtà une suite de trapÃzes dÃoË il pouvait tomber dÃune hauteur de quatre-vingts mÃtres, et non sans lancer â¡ sa voisine des regards dÃÃtonnement, de dÃnÃgation qui signifiaient: ´Ce nÃest pas croyable, je nÃaurais jamais pensà quÃun homme pËt faire celaª, Mme de Cambremer, en femme qui a reÃu une forte Ãducation musicale, battant la mesure avec sa tÃte transformÃe en balancier de mÃtronome dont lÃamplitude et la rapidità dÃoscillations dÃune Ãpaule â¡ lÃautre Ãtaient devenues telles (avec cette espÃce dÃÃgarement et dÃabandon du regard quÃont les douleurs qui ne se connaissent plus ni ne cherchent â¡ se maÃtriser et disent: ´Que voulez-vous!ª) quÃâ¡ tout moment elle accrochait avec ses solitaires les pattes de son corsage et Ãtait obligÃe de redresser les raisins noirs quÃelle avait dans les cheveux, sans cesser pour cela dÃaccÃlÃrer le mouvement. De lÃautre cÃtà de Mme de Franquetot, mais un peu en avant, Ãtait la marquise de Gallardon, occupÃe â¡ sa pensÃe favorite, lÃalliance quÃelle avait avec les Guermantes et dÃoË elle tirait pour le monde et pour elle-mÃme beaucoup de gloire avec quelque honte, les plus brillants dÃentre eux la tenant un peu â¡ lÃÃcart, peut-Ãtre parce quÃelle Ãtait ennuyeuse, ou parce quÃelle Ãtait mÃchante, ou parce quÃelle Ãtait dÃune branche infÃrieure, ou peut-Ãtre sans aucune raison. Quand elle se trouvait auprÃs de quelquÃun quÃelle ne connaissait pas, comme en ce moment auprÃs de Mme de Franquetot, elle souffrait que la conscience quÃelle avait de sa parentà avec les Guermantes ne pËt se manifester extÃrieurement en caractÃres visibles comme ceux qui, dans les mosaÃques des Ãglises byzantines, placÃs les uns au-dessous des autres, inscrivent en une colonne verticale, â¡ cÃtà dÃun Saint Personnage les mots quÃil est censà prononcer. Elle songeait en ce moment quÃelle nÃavait jamais reÃu une invitation ni une visite de sa jeune cousine la princesse des Laumes, depuis six ans que celle-ci Ãtait mariÃe. Cette pensÃe la remplissait de colÃre, mais aussi de fiertÃ; car â¡ force de dire aux personnes qui sÃÃtonnaient de ne pas la voir chez Mme des Laumes, que cÃest parce quÃelle aurait Ãtà exposÃe â¡ y rencontrer la princesse Mathildeóce que sa famille ultra-lÃgitimiste ne lui aurait jamais pardonnÃ, elle avait fini par croire que cÃÃtait en effet la raison pour laquelle elle nÃallait pas chez sa jeune cousine. Elle se rappelait pourtant quÃelle avait demandà plusieurs fois â¡ Mme des Laumes comment elle pourrait faire pour la rencontrer, mais ne se le rappelait que confusÃment et dÃailleurs neutralisait et au delâ¡ ce souvenir un peu humiliant en murmurant: ´Ce nÃest tout de mÃme pas â¡ moi â¡ faire les premiers pas, jÃai vingt ans de plus quÃelle.ª Grâce â¡ la vertu de ces paroles intÃrieures, elle rejetait fiÃrement en arriÃre ses Ãpaules dÃtachÃes de son buste et sur lesquelles sa tÃte posÃe presque horizontalement faisait penser â¡ la tÃte ´rapportÃeª dÃun orgueilleux faisan quÃon sert sur une table avec toutes ses plumes. Ce nÃest pas quÃelle ne fËt par nature courtaude, hommasse et boulotte; mais les camouflets lÃavaient redressÃe comme ces arbres qui, nÃs dans une mauvaise position au bord dÃun prÃcipice, sont forcÃs de croÃtre en arriÃre pour garder leur Ãquilibre. ObligÃe, pour se consoler de ne pas Ãtre tout â¡ fait lÃÃgale des autres Guermantes, de se dire sans cesse que cÃÃtait par intransigeance de principes et fiertà quÃelle les voyait peu, cette pensÃe avait fini par modeler son corps et par lui enfanter une sorte de prestance qui passait aux yeux des bourgeoises pour un signe de race et troublait quelquefois dÃun dÃsir fugitif le regard fatiguà des hommes de cercle. Si on avait fait subir â¡ la conversation de Mme de Gallardon ces analyses qui en relevant la frÃquence plus ou moins grande de chaque terme permettent de dÃcouvrir la clef dÃun langage chiffrÃ, on se fËt rendu compte quÃaucune expression, mÃme la plus usuelle, nÃy revenait aussi souvent que ´chez mes cousins de Guermantesª, ´chez ma tante de Guermantesª, ´la santà dÃElzÃar de Guermantesª, ´la baignoire de ma cousine de Guermantesª. Quand on lui parlait dÃun personnage illustre, elle rÃpondait que, sans le connaÃtre personnellement, elle lÃavait rencontrà mille fois chez sa tante de Guermantes, mais elle rÃpondait cela dÃun ton si glacial et dÃune voix si sourde quÃil Ãtait clair que si elle ne le connaissait pas personnellement cÃÃtait en vertu de tous les principes indÃracinables et entÃtÃs auxquels ses Ãpaules touchaient en arriÃre, comme â¡ ces Ãchelles sur lesquelles les professeurs de gymnastique vous font Ãtendre pour vous dÃvelopper le thorax.
Or, la princesse des Laumes quÃon ne se serait pas attendu â¡ voir chez Mme de Saint-Euverte, venait prÃcisÃment dÃarriver. Pour montrer quÃelle ne cherchait pas â¡ faire sentir dans un salon oË elle ne venait que par condescendance, la supÃriorità de son rang, elle Ãtait entrÃe en effaÃant les Ãpaules lâ¡ mÃme oË il nÃy avait aucune foule â¡ fendre et personne â¡ laisser passer, restant exprÃs dans le fond, de lÃair dÃy Ãtre â¡ sa place, comme un roi qui fait la queue â¡ la porte dÃun thÃâtre tant que les autoritÃs nÃont pas Ãtà prÃvenues quÃil est lâ¡; et, bornant simplement son regardópour ne pas avoir lÃair de signaler sa prÃsence et de rÃclamer des Ãgardsó⡠la considÃration dÃun dessin du tapis ou de sa propre jupe, elle se tenait debout â¡ lÃendroit qui lui avait paru le plus modeste (et dÃoË elle savait bien quÃune exclamation ravie de Mme de Saint-Euverte allait la tirer dÃs que celle-ci lÃaurait aperÃue), â¡ cÃtà de Mme de Cambremer qui lui Ãtait inconnue. Elle observait la mimique de sa voisine mÃlomane, mais ne lÃimitait pas. Ce nÃest pas que, pour une fois quÃelle venait passer cinq minutes chez Mme de Saint-Euverte, la princesse des Laumes nÃeËt souhaitÃ, pour que la politesse quÃelle lui faisait comptât double, se montrer le plus aimable possible. Mais par nature, elle avait horreur de ce quÃelle appelait ´les exagÃrationsª et tenait â¡ montrer quÃelle ´nÃavait pas â¡Âª se livrer â¡ des manifestations qui nÃallaient pas avec le ´genreª de la coterie oË elle vivait, mais qui pourtant dÃautre part ne laissaient pas de lÃimpressionner, â¡ la faveur de cet esprit dÃimitation voisin de la timidità que dÃveloppe chez les gens les plus sËrs dÃeux-mÃmes lÃambiance dÃun milieu nouveau, fËt-il infÃrieur. Elle commenÃait â¡ se demander si cette gesticulation nÃÃtait pas rendue nÃcessaire par le morceau quÃon jouait et qui ne rentrait peut-Ãtre pas dans le cadre de la musique quÃelle avait entendue jusquÃâ¡ ce jour, si sÃabstenir nÃÃtait pas faire preuve dÃincomprÃhension â¡ lÃÃgard de lÃúuvre et dÃinconvenance vis-â¡-vis de la maÃtresse de la maison: de sorte que pour exprimer par une ´cote mal taillÃeª ses sentiments contradictoires, tantÃt elle se contentait de remonter la bride de ses Ãpaulettes ou dÃassurer dans ses cheveux blonds les petites boules de corail ou dÃÃmail rose, givrÃes de diamant, qui lui faisaient une coiffure simple et charmante, en examinant avec une froide curiosità sa fougueuse voisine, tantÃt de son Ãventail elle battait pendant un instant la mesure, mais, pour ne pas abdiquer son indÃpendance, â¡ contretemps. Le pianiste ayant terminà le morceau de Liszt et ayant commencà un prÃlude de Chopin, Mme de Cambremer lanÃa â¡ Mme de Franquetot un sourire attendri de satisfaction compÃtente et dÃallusion au passÃ. Elle avait appris dans sa jeunesse â¡ caresser les phrases, au long col sinueux et dÃmesurÃ, de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles, qui commencent par chercher et essayer leur place en dehors et bien loin de la direction de leur dÃpart, bien loin du point oË on avait pu espÃrer quÃatteindrait leur attouchement, et qui ne se jouent dans cet Ãcart de fantaisie que pour revenir plus dÃlibÃrÃment,ódÃun retour plus prÃmÃditÃ, avec plus de prÃcision, comme sur un cristal qui rÃsonnerait jusquÃâ¡ faire crier,óvous frapper au cúur.
Vivant dans une famille provinciale qui avait peu de relations, nÃallant guÃre au bal, elle sÃÃtait grisÃe dans la solitude de son manoir, â¡ ralentir, â¡ prÃcipiter la danse de tous ces couples imaginaires, â¡ les Ãgrener comme des fleurs, â¡ quitter un moment le bal pour entendre le vent souffler dans les sapins, au bord du lac, et â¡ y voir tout dÃun coup sÃavancer, plus diffÃrent de tout ce quÃon a jamais rÃvà que ne sont les amants de la terre, un mince jeune homme â¡ la voix un peu chantante, ÃtrangÃre et fausse, en gants blancs. Mais aujourdÃhui la beautà dÃmodÃe de cette musique semblait dÃfraÃchie. PrivÃe depuis quelques annÃes de lÃestime des connaisseurs, elle avait perdu son honneur et son charme et ceux mÃmes dont le goËt est mauvais nÃy trouvaient plus quÃun plaisir inavouà et mÃdiocre. Mme de Cambremer jeta un regard furtif derriÃre elle. Elle savait que sa jeune bru (pleine de respect pour sa nouvelle famille, sauf en ce qui touchait les choses de lÃesprit sur lesquelles, sachant jusquÃâ¡ lÃharmonie et jusquÃau grec, elle avait des lumiÃres spÃciales) mÃprisait Chopin et souffrait quand elle en entendait jouer. Mais loin de la surveillance de cette wagnÃrienne qui Ãtait plus loin avec un groupe de personnes de son âge, Mme de Cambremer se laissait aller â¡ des impressions dÃlicieuses. La princesse des Laumes les Ãprouvait aussi. Sans Ãtre par nature douÃe pour la musique, elle avait reÃu il y a quinze ans les leÃons quÃun professeur de piano du faubourg Saint-Germain, femme de gÃnie qui avait Ãtà ⡠la fin de sa vie rÃduite â¡ la misÃre, avait recommencÃ, â¡ lÃâge de soixante-dix ans, â¡ donner aux filles et aux petites-filles de ses anciennes ÃlÃves. Elle Ãtait morte aujourdÃhui. Mais sa mÃthode, son beau son, renaissaient parfois sous les doigts de ses ÃlÃves, mÃme de celles qui Ãtaient devenues pour le reste des personnes mÃdiocres, avaient abandonnà la musique et nÃouvraient presque plus jamais un piano. Aussi Mme des Laumes put-elle secouer la tÃte, en pleine connaissance de cause, avec une apprÃciation juste de la faÃon dont le pianiste jouait ce prÃlude quÃelle savait par cúur. La fin de la phrase commencÃe chanta dÃelle-mÃme sur ses lÃvres. Et elle murmura ´CÃest toujours charmantª, avec un double ch au commencement du mot qui Ãtait une marque de dÃlicatesse et dont elle sentait ses lÃvres si romanesquement froissÃes comme une belle fleur, quÃelle harmonisa instinctivement son regard avec elles en lui donnant â¡ ce moment-lâ¡ une sorte de sentimentalità et de vague. Cependant Mme de Gallardon Ãtait en train de se dire quÃil Ãtait fâcheux quÃelle nÃeËt que bien rarement lÃoccasion de rencontrer la princesse des Laumes, car elle souhaitait lui donner une leÃon en ne rÃpondant pas â¡ son salut. Elle ne savait pas que sa cousine fËt lâ¡. Un mouvement de tÃte de Mme de Franquetot la lui dÃcouvrit. AussitÃt elle se prÃcipita vers elle en dÃrangeant tout le monde; mais dÃsireuse de garder un air hautain et glacial qui rappelât â¡ tous quÃelle ne dÃsirait pas avoir de relations avec une personne chez qui on pouvait se trouver nez â¡ nez avec la princesse Mathilde, et au-devant de qui elle nÃavait pas â¡ aller car elle nÃÃtait pas ´sa contemporaineª, elle voulut pourtant compenser cet air de hauteur et de rÃserve par quelque propos qui justifiât sa dÃmarche et forÃât la princesse â¡ engager la conversation; aussi une fois arrivÃe prÃs de sa cousine, Mme de Gallardon, avec un visage dur, une main tendue comme une carte forcÃe, lui dit: ´Comment va ton mari?ª de la mÃme voix soucieuse que si le prince avait Ãtà gravement malade. La princesse Ãclatant dÃun rire qui lui Ãtait particulier et qui Ãtait destinà ⡠la fois â¡ montrer aux autres quÃelle se moquait de quelquÃun et aussi â¡ se faire paraÃtre plus jolie en concentrant les traits de son visage autour de sa bouche animÃe et de son regard brillant, lui rÃpondit:
óMais le mieux du monde!
Et elle rit encore. Cependant tout en redressant sa taille et refroidissant sa mine, inquiÃte encore pourtant de lÃÃtat du prince, Mme de Gallardon dit â¡ sa cousine:
óOriane (ici Mme des Laumes regarda dÃun air Ãtonnà et rieur un tiers invisible vis-â¡-vis duquel elle semblait tenir â¡ attester quÃelle nÃavait jamais autorisà Mme de Gallardon â¡ lÃappeler par son prÃnom), je tiendrais beaucoup â¡ ce que tu viennes un moment demain soir chez moi entendre un quintette avec clarinette de Mozart. Je voudrais avoir ton apprÃciation.
Elle semblait non pas adresser une invitation, mais demander un service, et avoir besoin de lÃavis de la princesse sur le quintette de Mozart comme si ÃÃavait Ãtà un plat de la composition dÃune nouvelle cuisiniÃre sur les talents de laquelle il lui eËt Ãtà prÃcieux de recueillir lÃopinion dÃun gourmet.
óMais je connais ce quintette, je peux te dire tout de suite… que je lÃaime!
óTu sais, mon mari nÃest pas bien, son foie…, cela lui ferait grand plaisir de te voir, reprit Mme de Gallardon, faisant maintenant â¡ la princesse une obligation de charità de paraÃtre â¡ sa soirÃe.
La princesse nÃaimait pas â¡ dire aux gens quÃelle ne voulait pas aller chez eux. Tous les jours elle Ãcrivait son regret dÃavoir Ãtà privÃeópar une visite inopinÃe de sa belle-mÃre, par une invitation de son beau-frÃre, par lÃOpÃra, par une partie de campagneódÃune soirÃe â¡ laquelle elle nÃaurait jamais songà ⡠se rendre. Elle donnait ainsi â¡ beaucoup de gens la joie de croire quÃelle Ãtait de leurs relations, quÃelle eËt Ãtà volontiers chez eux, quÃelle nÃavait Ãtà empÃchÃe de le faire que par les contretemps princiers quÃils Ãtaient flattÃs de voir entrer en concurrence avec leur soirÃe. Puis, faisant partie de cette spirituelle coterie des Guermantes oË survivait quelque chose de lÃesprit alerte, dÃpouillà de lieux communs et de sentiments convenus, qui descend de MÃrimÃe,óet a trouvà sa derniÃre expression dans le thÃâtre de Meilhac et HalÃvy,óelle lÃadaptait mÃme aux rapports sociaux, le transposait jusque dans sa politesse qui sÃefforÃait dÃÃtre positive, prÃcise, de se rapprocher de lÃhumble vÃritÃ. Elle ne dÃveloppait pas longuement â¡ une maÃtresse de maison lÃexpression du dÃsir quÃelle avait dÃaller â¡ sa soirÃe; elle trouvait plus aimable de lui exposer quelques petits faits dÃoË dÃpendrait quÃil lui fËt ou non possible de sÃy rendre.
óEcoute, je vais te dire, dit-elle â¡ Mme de Gallardon, il faut demain soir que jÃaille chez une amie qui mÃa demandà mon jour depuis longtemps. Si elle nous emmÃne au thÃâtre, il nÃy aura pas, avec la meilleure volontÃ, possibilità que jÃaille chez toi; mais si nous restons chez elle, comme je sais que nous serons seuls, je pourrai la quitter.
óTiens, tu as vu ton ami M. Swann?
óMais non, cet amour de Charles, je ne savais pas quÃil fËt lâ¡, je vais tâcher quÃil me voie.
óCÃest drÃle quÃil aille mÃme chez la mÃre Saint-Euverte, dit Mme de Gallardon. Oh! je sais quÃil est intelligent, ajouta-t-elle en voulant dire par lâ¡ intrigant, mais cela ne fait rien, un juif chez la súur et la belle-súur de deux archevÃques!
óJÃavoue â¡ ma honte que je nÃen suis pas choquÃe, dit la princesse des Laumes.
óJe sais quÃil est converti, et mÃme dÃjâ¡ ses parents et ses grands-parents. Mais on dit que les convertis restent plus attachÃs â¡ leur religion que les autres, que cÃest une frime, est-ce vrai?
óJe suis sans lumiÃres â¡ ce sujet.
Le pianiste qui avait â¡ jouer deux morceaux de Chopin, aprÃs avoir terminà le prÃlude avait attaquà aussitÃt une polonaise. Mais depuis que Mme de Gallardon avait signalà ⡠sa cousine la prÃsence de Swann, Chopin ressuscità aurait pu venir jouer lui-mÃme toutes ses úuvres sans que Mme des Laumes pËt y faire attention. Elle faisait partie dÃune de ces deux moitiÃs de lÃhumanità chez qui la curiosità quÃa lÃautre moitià pour les Ãtres quÃelle ne connaÃt pas est remplacÃe par lÃintÃrÃt pour les Ãtres quÃelle connaÃt. Comme beaucoup de femmes du faubourg Saint-Germain la prÃsence dans un endroit oË elle se trouvait de quelquÃun de sa coterie, et auquel dÃailleurs elle nÃavait rien de particulier â¡ dire, accaparait exclusivement son attention aux dÃpens de tout le reste. A partir de ce moment, dans lÃespoir que Swann la remarquerait, la princesse ne fit plus, comme une souris blanche apprivoisÃe â¡ qui on tend puis on retire un morceau de sucre, que tourner sa figure, remplie de mille signes de connivence dÃnuÃs de rapports avec le sentiment de la polonaise de Chopin, dans la direction oË Ãtait Swann et si celui-ci changeait de place, elle dÃplaÃait parallÃlement son sourire aimantÃ.
óOriane, ne te fâche pas, reprit Mme de Gallardon qui ne pouvait jamais sÃempÃcher de sacrifier ses plus grandes espÃrances sociales et dÃÃblouir un jour le monde, au plaisir obscur, immÃdiat et privÃ, de dire quelque chose de dÃsagrÃable, il y a des gens qui prÃtendent que ce M. Swann, cÃest quelquÃun quÃon ne peut pas recevoir chez soi, est-ce vrai?
óMais… tu dois bien savoir que cÃest vrai, rÃpondit la princesse des Laumes, puisque tu lÃas invità cinquante fois et quÃil nÃest jamais venu.
Et quittant sa cousine mortifiÃe, elle Ãclata de nouveau dÃun rire qui scandalisa les personnes qui Ãcoutaient la musique, mais attira lÃattention de Mme de Saint-Euverte, restÃe par politesse prÃs du piano et qui aperÃut seulement alors la princesse. Mme de Saint-Euverte Ãtait dÃautant plus ravie de voir Mme des Laumes quÃelle la croyait encore â¡ Guermantes en train de soigner son beau-pÃre malade.
óMais comment, princesse, vous Ãtiez lâ¡?
óOui, je mÃÃtais mise dans un petit coin, jÃai entendu de belles choses.
óComment, vous Ãtes lâ¡ depuis dÃjâ¡ un long moment!
óMais oui, un trÃs long moment qui mÃa semblà trÃs court, long seulement parce que je ne vous voyais pas.
Mme de Saint-Euverte voulut donner son fauteuil â¡ la princesse qui rÃpondit:
óMais pas du tout! Pourquoi? Je suis bien nÃimporte oË!
Et, avisant avec intention, pour mieux manifester sa simplicità de grande dame, un petit siÃge sans dossier:
óTenez, ce pouf, cÃest tout ce quÃil me faut. Cela me fera tenir droite. Oh! mon Dieu, je fais encore du bruit, je vais me faire conspuer.
Cependant le pianiste redoublant de vitesse, lÃÃmotion musicale Ãtait â¡ son comble, un domestique passait des rafraÃchissements sur un plateau et faisait tinter des cuillers et, comme chaque semaine, Mme de Saint-Euverte lui faisait, sans quÃil la vÃt, des signes de sÃen aller. Une nouvelle mariÃe, â¡ qui on avait appris quÃune jeune femme ne doit pas avoir lÃair blasÃ, souriait de plaisir, et cherchait des yeux la maÃtresse de maison pour lui tÃmoigner par son regard sa reconnaissance dÃavoir ´pensà ⡠elleª pour un pareil rÃgal. Pourtant, quoique avec plus de calme que Mme de Franquetot, ce nÃest pas sans inquiÃtude quÃelle suivait le morceau; mais la sienne avait pour objet, au lieu du pianiste, le piano sur lequel une bougie tressautant â¡ chaque fortissimo, risquait, sinon de mettre le feu â¡ lÃabat-jour, du moins de faire des taches sur le palissandre. A la fin elle nÃy tint plus et, escaladant les deux marches de lÃestrade, sur laquelle Ãtait placà le piano, se prÃcipita pour enlever la bobÃche. Mais â¡ peine ses mains allaient-elles la toucher que sur un dernier accord, le morceau finit et le pianiste se leva. NÃanmoins lÃinitiative hardie de cette jeune femme, la courte promiscuità qui en rÃsulta entre elle et lÃinstrumentiste, produisirent une impression gÃnÃralement favorable.
óVous avez remarquà ce quÃa fait cette personne, princesse, dit le gÃnÃral de Froberville â¡ la princesse des Laumes quÃil Ãtait venu saluer et que Mme de Saint-Euverte quitta un instant. CÃest curieux. Est-ce donc une artiste?
óNon, cÃest une petite Mme de Cambremer, rÃpondit Ãtourdiment la princesse et elle ajouta vivement: Je vous rÃpÃte ce que jÃai entendu dire, je nÃai aucune espÃce de notion de qui cÃest, on a dit derriÃre moi que cÃÃtaient des voisins de campagne de Mme de Saint-Euverte, mais je ne crois pas que personne les connaisse. «a doit Ãtre des ´gens de la campagneª! Du reste, je ne sais pas si vous Ãtes trÃs rÃpandu dans la brillante sociÃtà qui se trouve ici, mais je nÃai pas idÃe du nom de toutes ces Ãtonnantes personnes. A quoi pensez-vous quÃils passent leur vie en dehors des soirÃes de Mme de Saint-Euverte? Elle a dË les faire venir avec les musiciens, les chaises et les rafraÃchissements. Avouez que ces ´invitÃs de chez Belloirª sont magnifiques. Est-ce que vraiment elle a le courage de louer ces figurants toutes les semaines. Ce nÃest pas possible!
óAh! Mais Cambremer, cÃest un nom authentique et ancien, dit le gÃnÃral.
óJe ne vois aucun mal â¡ ce que ce soit ancien, rÃpondit sÃchement la princesse, mais en tous cas ce nÃest-ce pas euphonique, ajouta-t-elle en dÃtachant le mot euphonique comme sÃil Ãtait entre guillemets, petite affectation de dÃpit qui Ãtait particuliÃre â¡ la coterie Guermantes.
óVous trouvez? Elle est jolie â¡ croquer, dit le gÃnÃral qui ne perdait pas Mme de Cambremer de vue. Ce nÃest pas votre avis, princesse?
óElle se met trop en avant, je trouve que chez une si jeune femme, ce nÃest pas agrÃable, car je ne crois pas quÃelle soit ma contemporaine, rÃpondit Mme des Laumes (cette expression Ãtant commune aux Gallardon et aux Guermantes).
Mais la princesse voyant que M. de Froberville continuait â¡ regarder Mme de Cambremer, ajouta moitià par mÃchancetà pour celle-ci, moitià par amabilità pour le gÃnÃral: ´Pas agrÃable… pour son mari! Je regrette de ne pas la connaÃtre puisquÃelle vous tient â¡ cúur, je vous aurais prÃsentÃ,ª dit la princesse qui probablement nÃen aurait rien fait si elle avait connu la jeune femme. ´Je vais Ãtre obligÃe de vous dire bonsoir, parce que cÃest la fÃte dÃune amie â¡ qui je dois aller la souhaiter, dit-elle dÃun ton modeste et vrai, rÃduisant la rÃunion mondaine â¡ laquelle elle se rendait â¡ la simplicità dÃune cÃrÃmonie ennuyeuse mais oË il Ãtait obligatoire et touchant dÃaller. DÃailleurs je dois y retrouver Basin qui, pendant que jÃÃtais ici, est allà voir ses amis que vous connaissez, je crois, qui ont un nom de pont, les IÃna.ª
ó´«Ãa Ãtà dÃabord un nom de victoire, princesse, dit le gÃnÃral. QuÃest-ce que vous voulez, pour un vieux briscard comme moi, ajouta-t-il en Ãtant son monocle pour lÃessuyer, comme il aurait changà un pansement, tandis que la princesse dÃtournait instinctivement les yeux, cette noblesse dÃEmpire, cÃest autre chose bien entendu, mais enfin, pour ce que cÃest, cÃest trÃs beau dans son genre, ce sont des gens qui en somme se sont battus en hÃros.ª
óMais je suis pleine de respect pour les hÃros, dit la princesse, sur un ton lÃgÃrement ironique: si je ne vais pas avec Basin chez cette princesse dÃIÃna, ce nÃest pas du tout pour Ãa, cÃest tout simplement parce que je ne les connais pas. Basin les connaÃt, les chÃrit. Oh! non, ce nÃest pas ce que vous pouvez penser, ce nÃest pas un flirt, je nÃai pas â¡ mÃy opposer! Du reste, pour ce que cela sert quand je veux mÃy opposer! ajouta-t-elle dÃune voix mÃlancolique, car tout le monde savait que dÃs le lendemain du jour oË le prince des Laumes avait Ãpousà sa ravissante cousine, il nÃavait pas cessà de la tromper. Mais enfin ce nÃest pas le cas, ce sont des gens quÃil a connus autrefois, il en fait ses choux gras, je trouve cela trÃs bien. DÃabord je vous dirai que rien que ce quÃil mÃa dit de leur maison… Pensez que tous leurs meubles sont ´Empire!ª
óMais, princesse, naturellement, cÃest parce que cÃest le mobilier de leurs grands-parents.
óMais je ne vous dis pas, mais Ãa nÃest pas moins laid pour Ãa. Je comprends trÃs bien quÃon ne puisse pas avoir de jolies choses, mais au moins quÃon nÃait pas de choses ridicules. QuÃest-ce que vous voulez? je ne connais rien de plus pompier, de plus bourgeois que cet horrible style avec ces commodes qui ont des tÃtes de cygnes comme des baignoires.
óMais je crois mÃme quÃils ont de belles choses, ils doivent avoir la fameuse table de mosaÃque sur laquelle a Ãtà signà le traità de…
óAh! Mais quÃils aient des choses intÃressantes au point de vue de lÃhistoire, je ne vous dis pas. Mais Ãa ne peut pas Ãtre beau… puisque cÃest horrible! Moi jÃai aussi des choses comme Ãa que Basin a hÃritÃes des Montesquiou. Seulement elles sont dans les greniers de Guermantes oË personne ne les voit. Enfin, du reste, ce nÃest pas la question, je me prÃcipiterais chez eux avec Basin, jÃirais les voir mÃme au milieu de leurs sphinx et de leur cuivre si je les connaissais, mais… je ne les connais pas! Moi, on mÃa toujours dit quand jÃÃtais petite que ce nÃÃtait pas poli dÃaller chez les gens quÃon ne connaissait pas, dit-elle en prenant un ton puÃril. Alors, je fais ce quÃon mÃa appris. Voyez-vous ces braves gens sÃils voyaient entrer une personne quÃils ne connaissent pas? Ils me recevraient peut-Ãtre trÃs mal! dit la princesse.
Et par coquetterie elle embellit le sourire que cette supposition lui arrachait, en donnant â¡ son regard fixà sur le gÃnÃral une expression rÃveuse et douce.
ó´Ah! princesse, vous savez bien quÃils ne se tiendraient pas de joie…ª
ó´Mais non, pourquoi?ª lui demanda-t-elle avec une extrÃme vivacitÃ, soit pour ne pas avoir lÃair de savoir que cÃest parce quÃelle Ãtait une des plus grandes dames de France, soit pour avoir le plaisir de lÃentendre dire au gÃnÃral. ´Pourquoi? QuÃen savez-vous? Cela leur serait peut-Ãtre tout ce quÃil y a de plus dÃsagrÃable. Moi je ne sais pas, mais si jÃen juge par moi, cela mÃennuie dÃjâ¡ tant de voir les personnes que je connais, je crois que sÃil fallait voir des gens que je ne connais pas, ´mÃme hÃroÃquesª, je deviendrais folle. DÃailleurs, voyons, sauf lorsquÃil sÃagit de vieux amis comme vous quÃon connaÃt sans cela, je ne sais pas si lÃhÃroÃsme serait dÃun format trÃs portatif dans le monde. «a mÃennuie dÃjâ¡ souvent de donner des dÃners, mais sÃil fallait offrir le bras â¡ Spartacus pour aller â¡ table… Non vraiment, ce ne serait jamais â¡ VercingÃtorix que je ferais signe comme quatorziÃme. Je sens que je le rÃserverais pour les grandes soirÃes. Et comme je nÃen donne pas…ª
óAh! princesse, vous nÃÃtes pas Guermantes pour des prunes. Le possÃdez-vous assez, lÃesprit des Guermantes!
óMais on dit toujours lÃesprit des Guermantes, je nÃai jamais pu comprendre pourquoi. Vous en connaissez donc dÃautres qui en aient, ajouta-t-elle dans un Ãclat de rire Ãcumant et joyeux, les traits de son visage concentrÃs, accouplÃs dans le rÃseau de son animation, les yeux Ãtincelants, enflammÃs dÃun ensoleillement radieux de gaÃtà que seuls avaient le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos, fussent-ils tenus par la princesse elle-mÃme, qui Ãtaient une louange de son esprit ou de sa beautÃ. Tenez, voilâ¡ Swann qui a lÃair de saluer votre Cambremer; lâ¡… il est â¡ cÃtà de la mÃre Saint-Euverte, vous ne voyez pas! Demandez-lui de vous prÃsenter. Mais dÃpÃchez-vous, il cherche â¡ sÃen aller!
óAvez-vous remarquà quelle affreuse mine il a? dit le gÃnÃral.
óMon petit Charles! Ah! enfin il vient, je commenÃais â¡ supposer quÃil ne voulait pas me voir!
Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes, puis sa vue lui rappelait Guermantes, terre voisine de Combray, tout ce pays quÃil aimait tant et oË il ne retournait plus pour ne pas sÃÃloigner dÃOdette. Usant des formes mi-artistes, mi-galantes, par lesquelles il savait plaire â¡ la princesse et quÃil retrouvait tout naturellement quand il se retrempait un instant dans son ancien milieu,óet voulant dÃautre part pour lui-mÃme exprimer la nostalgie quÃil avait de la campagne:
óAh! dit-il â¡ la cantonade, pour Ãtre entendu â¡ la fois de Mme de Saint-Euverte â¡ qui il parlait et de Mme des Laumes pour qui il parlait, voici la charmante princesse! Voyez, elle est venue tout exprÃs de Guermantes pour entendre le Saint-FranÃois dÃAssise de Liszt et elle nÃa eu le temps, comme une jolie mÃsange, que dÃaller piquer pour les mettre sur sa tÃte quelques petits fruits de prunier des oiseaux et dÃaubÃpine; il y a mÃme encore de petites gouttes de rosÃe, un peu de la gelÃe blanche qui doit faire gÃmir la duchesse. CÃest trÃs joli, ma chÃre princesse.
óComment la princesse est venue exprÃs de Guermantes? Mais cÃest trop! Je ne savais pas, je suis confuse, sÃÃcrie naÃvement Mme de Saint-Euverte qui Ãtait peu habituÃe au tour dÃesprit de Swann. Et examinant la coiffure de la princesse: Mais cÃest vrai, cela imite… comment dirais-je, pas les châtaignes, non, oh! cÃest une idÃe ravissante, mais comment la princesse pouvait-elle connaÃtre mon programme. Les musiciens ne me lÃont mÃme pas communiquà ⡠moi.
Swann, habituà quand il Ãtait auprÃs dÃune femme avec qui il avait gardà des habitudes galantes de langage, de dire des choses dÃlicates que beaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne daigna pas expliquer â¡ Mme de Saint-Euverte quÃil nÃavait parlà que par mÃtaphore. Quant â¡ la princesse, elle se mit â¡ rire aux Ãclats, parce que lÃesprit de Swann Ãtait extrÃmement apprÃcià dans sa coterie et aussi parce quÃelle ne pouvait entendre un compliment sÃadressant â¡ elle sans lui trouver les grâces les plus fines et une irrÃsistible drÃlerie.
óHà bien! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits dÃaubÃpine vous plaisent. Pourquoi est-ce que vous saluez cette Cambremer, est-ce que vous Ãtes aussi son voisin de campagne?
Mme de Saint-Euverte voyant que la princesse avait lÃair content de causer avec Swann sÃÃtait ÃloignÃe.
óMais vous lÃÃtes vous-mÃme, princesse.
óMoi, mais ils ont donc des campagnes partout, ces gens! Mais comme jÃaimerais Ãtre â¡ leur place!
óCe ne sont pas les Cambremer, cÃÃtaient ses parents â¡ elle; elle est une demoiselle Legrandin qui venait â¡ Combray. Je ne sais pas si vous savez que vous Ãtes la comtesse de Combray et que le chapitre vous doit une redevance.
óJe ne sais pas ce que me doit le chapitre mais je sais que je suis tapÃe de cent francs tous les ans par le curÃ, ce dont je me passerais. Enfin ces Cambremer ont un nom bien Ãtonnant. Il finit juste â¡ temps, mais il finit mal! dit-elle en riant.
óIl ne commence pas mieux, rÃpondit Swann.
óEn effet cette double abrÃviation!…
óCÃest quelquÃun de trÃs en colÃre et de trÃs convenable qui nÃa pas osà aller jusquÃau bout du premier mot.
óMais puisquÃil ne devait pas pouvoir sÃempÃcher de commencer le second, il aurait mieux fait dÃachever le premier pour en finir une bonne fois. Nous sommes en train de faire des plaisanteries dÃun goËt charmant, mon petit Charles, mais comme cÃest ennuyeux de ne plus vous voir, ajouta-t-elle dÃun ton câlin, jÃaime tant causer avec vous. Pensez que je nÃaurais mÃme pas pu faire comprendre â¡ cet idiot de Froberville que le nom de Cambremer Ãtait Ãtonnant. Avouez que la vie est une chose affreuse. Il nÃy a que quand je vous vois que je cesse de mÃennuyer.
Et sans doute cela nÃÃtait pas vrai. Mais Swann et la princesse avaient une mÃme maniÃre de juger les petites choses qui avait pour effetó⡠moins que ce ne fËt pour causeóune grande analogie dans la faÃon de sÃexprimer et jusque dans la prononciation. Cette ressemblance ne frappait pas parce que rien nÃÃtait plus diffÃrent que leurs deux voix. Mais si on parvenait par la pensÃe â¡ Ãter aux propos de Swann la sonorità qui les enveloppait, les moustaches dÃentre lesquelles ils sortaient, on se rendait compte que cÃÃtaient les mÃmes phrases, les mÃmes inflexions, le tour de la coterie Guermantes. Pour les choses importantes, Swann et la princesse nÃavaient les mÃmes idÃes sur rien. Mais depuis que Swann Ãtait si triste, ressentant toujours cette espÃce de frisson qui prÃcÃde le moment oË lÃon va pleurer, il avait le mÃme besoin de parler du chagrin quÃun assassin a de parler de son crime. En entendant la princesse lui dire que la vie Ãtait une chose affreuse, il Ãprouva la mÃme douceur que si elle lui avait parlà dÃOdette.
óOh! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous nous voyions, ma chÃre amie. Ce quÃil y a de gentil avec vous, cÃest que vous nÃÃtes pas gaie. On pourrait passer une soirÃe ensemble.
óMais je crois bien, pourquoi ne viendriez-vous pas â¡ Guermantes, ma belle-mÃre serait folle de joie. Cela passe pour trÃs laid, mais je vous dirai que ce pays ne me dÃplaÃt pas, jÃai horreur des pays ´pittoresquesª.
óJe crois bien, cÃest admirable, rÃpondit Swann, cÃest presque trop beau, trop vivant pour moi, en ce moment; cÃest un pays pour Ãtre heureux. CÃest peut-Ãtre parce que jÃy ai vÃcu, mais les choses mÃy parlent tellement. DÃs quÃil se lÃve un souffle dÃair, que les blÃs commencent â¡ remuer, il me semble quÃil y a quelquÃun qui va arriver, que je vais recevoir une nouvelle; et ces petites maisons au bord de lÃeau… je serais bien malheureux!
óOh! mon petit Charles, prenez garde, voilâ¡ lÃaffreuse Rampillon qui mÃa vue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce qui lui est arrivÃ, je confonds, elle a marià sa fille ou son amant, je ne sais plus; peut-Ãtre les deux… et ensemble!… Ah! non, je me rappelle, elle a Ãtà rÃpudiÃe par son prince… ayez lÃair de me parler pour que cette BÃrÃnice ne vienne pas mÃinviter â¡ dÃner. Du reste, je me sauve. Ecoutez, mon petit Charles, pour une fois que je vous vois, vous ne voulez pas vous laisser enlever et que je vous emmÃne chez la princesse de Parme qui serait tellement contente, et Basin aussi qui doit mÃy rejoindre. Si on nÃavait pas de vos nouvelles par MÃmÃ… Pensez que je ne vous vois plus jamais!
Swann refusa; ayant prÃvenu M. de Charlus quÃen quittant de chez Mme de Saint-Euverte il rentrerait directement chez lui, il ne se souciait pas en allant chez la princesse de Parme de risquer de manquer un mot quÃil avait tout le temps espÃrà se voir remettre par un domestique pendant la soirÃe, et que peut-Ãtre il allait trouver chez son concierge. ´Ce pauvre Swann, dit ce soir-lâ¡ Mme des Laumes â¡ son mari, il est toujours gentil, mais il a lÃair bien malheureux. Vous le verrez, car il a promis de venir dÃner un de ces jours. Je trouve ridicule au fond quÃun homme de son intelligence souffre pour une personne de ce genre et qui nÃest mÃme pas intÃressante, car on la dit idioteª, ajouta-t-elle avec la sagesse des gens non amoureux qui trouvent quÃun homme dÃesprit ne devrait Ãtre malheureux que pour une personne qui en valËt la peine; cÃest â¡ peu prÃs comme sÃÃtonner quÃon daigne souffrir du cholÃra par le fait dÃun Ãtre aussi petit que le bacille virgule.
Swann voulait partir, mais au moment oË il allait enfin sÃÃchapper, le gÃnÃral de Froberville lui demanda â¡ connaÃtre Mme de Cambremer et il fut obligà de rentrer avec lui dans le salon pour la chercher.
óDites donc, Swann, jÃaimerais mieux Ãtre le mari de cette femme-lâ¡ que dÃÃtre massacrà par les sauvages, quÃen dites-vous?
Ces mots ´massacrà par les sauvagesª percÃrent douloureusement le cúur de Swann; aussitÃt il Ãprouva le besoin de continuer la conversation avec le gÃnÃral:
ó´Ah! lui dit-il, il y a eu de bien belles vies qui ont fini de cette faÃon… Ainsi vous savez… ce navigateur dont Dumont dÃUrville ramena les cendres, La PÃrouse…(et Swann Ãtait dÃjâ¡ heureux comme sÃil avait parlà dÃOdette.) ´CÃest un beau caractÃre et qui mÃintÃresse beaucoup que celui de La PÃrouse, ajouta-t-il dÃun air mÃlancolique.ª
óAh! parfaitement, La PÃrouse, dit le gÃnÃral. CÃest un nom connu. Il a sa rue.
óVous connaissez quelquÃun rue La PÃrouse? demanda Swann dÃun air agitÃ.
óJe ne connais que Mme de Chanlivault, la súur de ce brave Chaussepierre. Elle nous a donnà une jolie soirÃe de comÃdie lÃautre jour. CÃest un salon qui sera un jour trÃs ÃlÃgant, vous verrez!
óAh! elle demeure rue La PÃrouse. CÃest sympathique, cÃest une jolie rue, si triste.
óMais non; cÃest que vous nÃy Ãtes pas allà depuis quelque temps; ce nÃest plus triste, cela commence â¡ se construire, tout ce quartier-lâ¡.
Quand enfin Swann prÃsenta M. de Froberville â¡ la jeune Mme de Cambremer, comme cÃÃtait la premiÃre fois quÃelle entendait le nom du gÃnÃral, elle esquissa le sourire de joie et de surprise quÃelle aurait eu si on nÃen avait jamais prononcà devant elle dÃautre que celui-lâ¡, car ne connaissant pas les amis de sa nouvelle famille, â¡ chaque personne quÃon lui amenait, elle croyait que cÃÃtait lÃun dÃeux, et pensant quÃelle faisait preuve de tact en ayant lÃair dÃen avoir tant entendu parler depuis quÃelle Ãtait mariÃe, elle tendait la main dÃun air hÃsitant destinà ⡠prouver la rÃserve apprise quÃelle avait â¡ vaincre et la sympathie spontanÃe qui rÃussissait â¡ en triompher. Aussi ses beaux-parents, quÃelle croyait encore les gens les plus brillants de France, dÃclaraient-ils quÃelle Ãtait un ange; dÃautant plus quÃils prÃfÃraient paraÃtre, en la faisant Ãpouser â¡ leur fils, avoir cÃdà ⡠lÃattrait plutÃt de ses qualitÃs que de sa grande fortune.
óOn voit que vous Ãtes musicienne dans lÃâme, madame, lui dit le gÃnÃral en faisant inconsciemment allusion â¡ lÃincident de la bobÃche.
Mais le concert recommenÃa et Swann comprit quÃil ne pourrait pas sÃen aller avant la fin de ce nouveau numÃro du programme. Il souffrait de rester enfermà au milieu de ces gens dont la bÃtise et les ridicules le frappaient dÃautant plus douloureusement quÃignorant son amour, incapables, sÃils lÃavaient connu, de sÃy intÃresser et de faire autre chose que dÃen sourire comme dÃun enfantillage ou de le dÃplorer comme une folie, ils le lui faisaient apparaÃtre sous lÃaspect dÃun Ãtat subjectif qui nÃexistait que pour lui, dont rien dÃextÃrieur ne lui affirmait la rÃalitÃ; il souffrait surtout, et au point que mÃme le son des instruments lui donnait envie de crier, de prolonger son exil dans ce lieu oË Odette ne viendrait jamais, oË personne, oË rien ne la connaissait, dÃoË elle Ãtait entiÃrement absente.
Mais tout â¡ coup ce fut comme si elle Ãtait entrÃe, et cette apparition lui fut une si dÃchirante souffrance quÃil dut porter la main â¡ son cúur. CÃest que le violon Ãtait montà ⡠des notes hautes oË il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans quÃil cessât de les tenir, dans lÃexaltation oË il Ãtait dÃapercevoir dÃjâ¡ lÃobjet de son attente qui sÃapprochait, et avec un effort dÃsespÃrà pour tâcher de durer jusquÃâ¡ son arrivÃe, de lÃaccueillir avant dÃexpirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses derniÃres forces le chemin ouvert pour quÃil pËt passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eËt eu le temps de comprendre, et de se dire: ´CÃest la petite phrase de la sonate de Vinteuil, nÃÃcoutons pas!ª tous ses souvenirs du temps oË Odette Ãtait Ãprise de lui, et quÃil avait rÃussi jusquÃâ¡ ce jour â¡ maintenir invisibles dans les profondeurs de son Ãtre, trompÃs par ce brusque rayon du temps dÃamour quÃils crurent revenu, sÃÃtaient rÃveillÃs, et â¡ tire dÃaile, Ãtaient remontÃs lui chanter Ãperdument, sans pitià pour son infortune prÃsente, les refrains oubliÃs du bonheur.
Au lieu des expressions abstraites ´temps oË jÃÃtais heureuxª, ´temps oË jÃÃtais aimê, quÃil avait souvent prononcÃes jusque-lâ¡ et sans trop souffrir, car son intelligence nÃy avait enfermà du passà que de prÃtendus extraits qui nÃen conservaient rien, il retrouva tout ce qui de ce bonheur perdu avait fixà ⡠jamais la spÃcifique et volatile essence; il revit tout, les pÃtales neigeux et frisÃs du chrysanthÃme quÃelle lui avait jetà dans sa voiture, quÃil avait gardà contre ses lÃvresólÃadresse en relief de la ´Maison DorÃeª sur la lettre oË il avait lu: ´Ma main tremble si fort en vous Ãcrivantªóle rapprochement de ses sourcils quand elle lui avait dit dÃun air suppliant: ´Ce nÃest pas dans trop longtemps que vous me ferez signe?ª, il sentit lÃodeur du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa ´brosseª pendant que LorÃdan allait chercher la petite ouvriÃre, les pluies dÃorage qui tombÃrent si souvent ce printemps-lâ¡, le retour glacial dans sa victoria, au clair de lune, toutes les mailles dÃhabitudes mentales, dÃimpressions saisonniÃres, de crÃations cutanÃes, qui avaient Ãtendu sur une suite de semaines un rÃseau uniforme dans lequel son corps se trouvait repris. A ce moment-lâ¡, il satisfaisait une curiosità voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui vivent par lÃamour. Il avait cru quÃil pourrait sÃen tenir lâ¡, quÃil ne serait pas obligà dÃen apprendre les douleurs; comme maintenant le charme dÃOdette lui Ãtait peu de chose auprÃs de cette formidable terreur qui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense angoisse de ne pas savoir â¡ tous moments ce quÃelle avait fait, de ne pas la possÃder partout et toujours! HÃlas, il se rappela lÃaccent dont elle sÃÃtait ÃcriÃe: ´Mais je pourrai toujours vous voir, je suis toujours libre!ª elle qui ne lÃÃtait plus jamais! lÃintÃrÃt, la curiosità quÃelle avait eus pour sa vie â¡ lui, le dÃsir passionnà quÃil lui fit la faveur,óredoutÃe au contraire par lui en ce temps-lâ¡ comme une cause dÃennuyeux dÃrangementsóde lÃy laisser pÃnÃtrer; comme elle avait Ãtà obligÃe de le prier pour quÃil se laissât mener chez les Verdurin; et, quand il la faisait venir chez lui une fois par mois, comme il avait fallu, avant quÃil se laissât flÃchir, quÃelle lui rÃpÃtât le dÃlice que serait cette habitude de se voir tous les jours dont elle rÃvait alors quÃelle ne lui semblait â¡ lui quÃun fastidieux tracas, puis quÃelle avait prise en dÃgoËt et dÃfinitivement rompue, pendant quÃelle Ãtait devenue pour lui un si invincible et si douloureux besoin. Il ne savait pas dire si vrai quand, â¡ la troisiÃme fois quÃil lÃavait vue, comme elle lui rÃpÃtait: ´Mais pourquoi ne me laissez-vous pas venir plus souventª, il lui avait dit en riant, avec galanterie: ´par peur de souffrirª. Maintenant, hÃlas! il arrivait encore parfois quÃelle lui ÃcrivÃt dÃun restaurant ou dÃun hÃtel sur du papier qui en portait le nom imprimÃ; mais cÃÃtait comme des lettres de feu qui le brËlaient. ´CÃest Ãcrit de lÃhÃtel Vouillemont? QuÃy peut-elle Ãtre allÃe faire! avec qui? que sÃy est-il passÃ?ª Il se rappela les becs de gaz quÃon Ãteignait boulevard des Italiens quand il lÃavait rencontrÃe contre tout espoir parmi les ombres errantes dans cette nuit qui lui avait semblà presque surnaturelle et qui en effetónuit dÃun temps oË il nÃavait mÃme pas â¡ se demander sÃil ne la contrarierait pas en la cherchant, en la retrouvant, tant il Ãtait sËr quÃelle nÃavait pas de plus grande joie que de le voir et de rentrer avec lui,óappartenait bien â¡ un monde mystÃrieux oË on ne peut jamais revenir quand les portes sÃen sont refermÃes, Et Swann aperÃut, immobile en face de ce bonheur revÃcu, un malheureux qui lui fit pitià parce quÃil ne le reconnut pas tout de suite, si bien quÃil dut baisser les yeux pour quÃon ne vÃt pas quÃils Ãtaient pleins de larmes. CÃÃtait lui-mÃme.
Quand il lÃeut compris, sa pitià cessa, mais il fut jaloux de lÃautre lui-mÃme quÃelle avait aimÃ, il fut jaloux de ceux dont il sÃÃtait dit souvent sans trop souffrir, ´elle les aime peut-Ãtreª, maintenant quÃil avait Ãchangà lÃidÃe vague dÃaimer, dans laquelle il nÃy a pas dÃamour, contre les pÃtales du chrysanthÃme et lôen tÃteª de la Maison dÃOr, qui, eux en Ãtaient pleins. Puis sa souffrance devenant trop vive, il passa sa main sur son front, laissa tomber son monocle, en essuya le verre. Et sans doute sÃil sÃÃtait vu â¡ ce moment-lâ¡, il eut ajoutà ⡠la collection de ceux quÃil avait distinguÃs le monocle quÃil dÃplaÃait comme une pensÃe importune et sur la face embuÃe duquel, avec un mouchoir, il cherchait â¡ effacer des soucis.
Il y a dans le violon,ósi ne voyant pas lÃinstrument, on ne peut pas rapporter ce quÃon entend â¡ son image laquelle modifie la sonoritÃódes accents qui lui sont si communs avec certaines voix de contralto, quÃon a lÃillusion quÃune chanteuse sÃest ajoutÃe au concert. On lÃve les yeux, on ne voit que les Ãtuis, prÃcieux comme des boÃtes chinoises, mais, par moment, on est encore trompà par lÃappel dÃcevant de la sirÃne; parfois aussi on croit entendre un gÃnie captif qui se dÃbat au fond de la docte boÃte, ensorcelÃe et frÃmissante, comme un diable dans un bÃnitier; parfois enfin, cÃest, dans lÃair, comme un Ãtre surnaturel et pur qui passe en dÃroulant son message invisible.
Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrase quÃils nÃexÃcutaient les rites exigÃs dÃelle pour quÃelle apparËt, et procÃdaient aux incantations nÃcessaires pour obtenir et prolonger quelques instants le prodige de son Ãvocation, Swann, qui ne pouvait pas plus la voir que si elle avait appartenu â¡ un monde ultra-violet, et qui goËtait comme le rafraÃchissement dÃune mÃtamorphose dans la cÃcità momentanÃe dont il Ãtait frappà en approchant dÃelle, Swann la sentait prÃsente, comme une dÃesse protectrice et confidente de son amour, et qui pour pouvoir arriver jusquÃâ¡ lui devant la foule et lÃemmener â¡ lÃÃcart pour lui parler, avait revÃtu le dÃguisement de cette apparence sonore. Et tandis quÃelle passait, lÃgÃre, apaisante et murmurÃe comme un parfum, lui disant ce quÃelle avait â¡ lui dire et dont il scrutait tous les mots, regrettant de les voir sÃenvoler si vite, il faisait involontairement avec ses lÃvres le mouvement de baiser au passage le corps harmonieux et fuyant. Il ne se sentait plus exilà et seul puisque, elle, qui sÃadressait â¡ lui, lui parlait â¡ mi-voix dÃOdette. Car il nÃavait plus comme autrefois lÃimpression quÃOdette et lui nÃÃtaient pas connus de la petite phrase. CÃest que si souvent elle avait Ãtà tÃmoin de leurs joies! Il est vrai que souvent aussi elle lÃavait averti de leur fragilitÃ. Et mÃme, alors que dans ce temps-lâ¡ il devinait de la souffrance dans son sourire, dans son intonation limpide et dÃsenchantÃe, aujourdÃhui il y trouvait plutÃt la grâce dÃune rÃsignation presque gaie. De ces chagrins dont elle lui parlait autrefois et quÃil la voyait, sans quÃil fËt atteint par eux, entraÃner en souriant dans son cours sinueux et rapide, de ces chagrins qui maintenant Ãtaient devenus les siens sans quÃil eËt lÃespÃrance dÃen Ãtre jamais dÃlivrÃ, elle semblait lui dire comme jadis de son bonheur: ´QuÃest-ce, cela? tout cela nÃest rien.ª Et la pensÃe de Swann se porta pour la premiÃre fois dans un Ãlan de pitià et de tendresse vers ce Vinteuil, vers ce frÃre inconnu et sublime qui lui aussi avait dË tant souffrir; quÃavait pu Ãtre sa vie? au fond de quelles douleurs avait-il puisà cette force de dieu, cette puissance illimitÃe de crÃer? Quand cÃÃtait la petite phrase qui lui parlait de la vanità de ses souffrances, Swann trouvait de la douceur â¡ cette mÃme sagesse qui tout â¡ lÃheure pourtant lui avait paru intolÃrable, quand il croyait la lire dans les visages des indiffÃrents qui considÃraient son amour comme une divagation sans importance. CÃest que la petite phrase au contraire, quelque opinion quÃelle pËt avoir sur la brÃve durÃe de ces Ãtats de lÃâme, y voyait quelque chose, non pas comme faisaient tous ces gens, de moins sÃrieux que la vie positive, mais au contraire de si supÃrieur â¡ elle que seul il valait la peine dÃÃtre exprimÃ. Ces charmes dÃune tristesse intime, cÃÃtait eux quÃelle essayait dÃimiter, de recrÃer, et jusquÃâ¡ leur essence qui est pourtant dÃÃtre incommunicables et de sembler frivoles â¡ tout autre quÃâ¡ celui qui les Ãprouve, la petite phrase lÃavait captÃe, rendue visible. Si bien quÃelle faisait confesser leur prix et goËter leur douceur divine, par tous ces mÃmes assistantsósi seulement ils Ãtaient un peu musiciensóqui ensuite les mÃconnaÃtraient dans la vie, en chaque amour particulier quÃils verraient naÃtre prÃs dÃeux. Sans doute la forme sous laquelle elle les avait codifiÃs ne pouvait pas se rÃsoudre en raisonnements. Mais depuis plus dÃune annÃe que lui rÃvÃlant â¡ lui-mÃme bien des richesses de son âme, lÃamour de la musique Ãtait pour quelque temps au moins nà en lui, Swann tenait les motifs musicaux pour de vÃritables idÃes, dÃun autre monde, dÃun autre ordre, idÃes voilÃes de tÃnÃbres, inconnues, impÃnÃtrables â¡ lÃintelligence, mais qui nÃen sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres, inÃgales entre elles de valeur et de signification. Quand aprÃs la soirÃe Verdurin, se faisant rejouer la petite phrase, il avait cherchà ⡠dÃmÃler comment â¡ la faÃon dÃun parfum, dÃune caresse, elle le circonvenait, elle lÃenveloppait, il sÃÃtait rendu compte que cÃÃtait au faible Ãcart entre les cinq notes qui la composaient et au rappel constant de deux dÃentre elles quÃÃtait due cette impression de douceur rÃtractÃe et frileuse; mais en rÃalità il savait quÃil raisonnait ainsi non sur la phrase elle-mÃme mais sur de simples valeurs, substituÃes pour la commodità de son intelligence â¡ la mystÃrieuse entità quÃil avait perÃue, avant de connaÃtre les Verdurin, â¡ cette soirÃe oË il avait entendu pour la premiÃre fois la sonate. Il savait que le souvenir mÃme du piano faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la musique, que le champ ouvert au musicien nÃest pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, oË seulement Ãâ¡ et lâ¡, sÃparÃes par dÃÃpaisses tÃnÃbres inexplorÃes, quelques-unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sÃrÃnitÃ, qui le composent, chacune aussi diffÃrente des autres quÃun univers dÃun autre univers, ont Ãtà dÃcouvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en Ãveillant en nous le correspondant du thÃme quÃils ont trouvÃ, de nous montrer quelle richesse, quelle variÃtÃ, cache â¡ notre insu cette grande nuit impÃnÃtrÃe et dÃcourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du nÃant. Vinteuil avait Ãtà lÃun de ces musiciens. En sa petite phrase, quoiquÃelle prÃsentât â¡ la raison une surface obscure, on sentait un contenu si consistant, si explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale, que ceux qui lÃavaient entendue la conservaient en eux de plain-pied avec les idÃes de lÃintelligence. Swann sÃy reportait comme â¡ une conception de lÃamour et du bonheur dont immÃdiatement il savait aussi bien en quoi elle Ãtait particuliÃre, quÃil le savait pour la ´Princesse de ClÃvesª, ou pour ´Renê, quand leur nom se prÃsentait â¡ sa mÃmoire. MÃme quand il ne pensait pas â¡ la petite phrase, elle existait latente dans son esprit au mÃme titre que certaines autres notions sans Ãquivalent, comme les notions de la lumiÃre, du son, du relief, de la voluptà physique, qui sont les riches possessions dont se diversifie et se pare notre domaine intÃrieur. Peut-Ãtre les perdrons-nous, peut-Ãtre sÃeffaceront-elles, si nous retournons au nÃant. Mais tant que nous vivons nous ne pouvons pas plus faire que nous ne les ayons connues que nous ne le pouvons pour quelque objet rÃel, que nous ne pouvons, par exemple, douter de la lumiÃre de la lampe quÃon allume devant les objets mÃtamorphosÃs de notre chambre dÃoË sÃest Ãchappà jusquÃau souvenir de lÃobscuritÃ. Par lâ¡, la phrase de Vinteuil avait, comme tel thÃme de Tristan par exemple, qui nous reprÃsente aussi une certaine acquisition sentimentale, Ãpousà notre condition mortelle, pris quelque chose dÃhumain qui Ãtait assez touchant. Son sort Ãtait lià ⡠lÃavenir, â¡ la rÃalità de notre âme dont elle Ãtait un des ornements les plus particuliers, les mieux diffÃrenciÃs. Peut-Ãtre est-ce le nÃant qui est le vrai et tout notre rÃve est-il inexistant, mais alors nous sentons quÃil faudra que ces phrases musicales, ces notions qui existent par rapport â¡ lui, ne soient rien non plus. Nous pÃrirons mais nous avons pour otages ces captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-Ãtre de moins probable.
Swann nÃavait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate existât rÃellement. Certes, humaine â¡ ce point de vue, elle appartenait pourtant â¡ un ordre de crÃatures surnaturelles et que nous nÃavons jamais vues, mais que malgrà cela nous reconnaissons avec ravissement quand quelque explorateur de lÃinvisible arrive â¡ en capter une, â¡ lÃamener, du monde divin oË il a accÃs, briller quelques instants au-dessus du nÃtre. CÃest ce que Vinteuil avait fait pour la petite phrase. Swann sentait que le compositeur sÃÃtait contentÃ, avec ses instruments de musique, de la dÃvoiler, de la rendre visible, dÃen suivre et dÃen respecter le dessin dÃune main si tendre, si prudente, si dÃlicate et si sËre que le son sÃaltÃrait â¡ tout moment, sÃestompant pour indiquer une ombre, revivifià quand il lui fallait suivre â¡ la piste un plus hardi contour. Et une preuve que Swann ne se trompait pas quand il croyait â¡ lÃexistence rÃelle de cette phrase, cÃest que tout amateur un peu fin se fËt tout de suite aperÃu de lÃimposture, si Vinteuil ayant eu moins de puissance pour en voir et en rendre les formes, avait cherchà ⡠dissimuler, en ajoutant Ãâ¡ et lâ¡ des traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les dÃfaillances de sa main.
Elle avait disparu. Swann savait quÃelle reparaÃtrait â¡ la fin du dernier mouvement, aprÃs tout un long morceau que le pianiste de Mme Verdurin sautait toujours. Il y avait lâ¡ dÃadmirables idÃes que Swann nÃavait pas distinguÃes â¡ la premiÃre audition et quÃil percevait maintenant, comme si elles se fussent, dans le vestiaire de sa mÃmoire, dÃbarrassÃes du dÃguisement uniforme de la nouveautÃ. Swann Ãcoutait tous les thÃmes Ãpars qui entreraient dans la composition de la phrase, comme les prÃmisses dans la conclusion nÃcessaire, il assistait â¡ sa genÃse. ´O audace aussi gÃniale peut-Ãtre, se disait-il, que celle dÃun Lavoisier, dÃun AmpÃre, lÃaudace dÃun Vinteuil expÃrimentant, dÃcouvrant les lois secrÃtes dÃune force inconnue, menant â¡ travers lÃinexplorÃ, vers le seul but possible, lÃattelage invisible auquel il se fie et quÃil nÃapercevra jamais.ª Le beau dialogue que Swann entendit entre le piano et le violon au commencement du dernier morceau! La suppression des mots humains, loin dÃy laisser rÃgner la fantaisie, comme on aurait pu croire, lÃen avait ÃliminÃe; jamais le langage parlà ne fut si inflexiblement nÃcessitÃ, ne connut â¡ ce point la pertinence des questions, lÃÃvidence des rÃponses. DÃabord le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau abandonnà de sa compagne; le violon lÃentendit, lui rÃpondit comme dÃun arbre voisin. CÃÃtait comme au commencement du monde, comme sÃil nÃy avait encore eu quÃeux deux sur la terre, ou plutÃt dans ce monde fermà ⡠tout le reste, construit par la logique dÃun crÃateur et oË ils ne seraient jamais que tous les deux: cette sonate. Est-ce un oiseau, est-ce lÃâme incomplÃte encore de la petite phrase, est-ce une fÃe, invisible et gÃmissant dont le piano ensuite redisait tendrement la plainte? Ses cris Ãtaient si soudains que le violoniste devait se prÃcipiter sur son archet pour les recueillir. Merveilleux oiseau! le violoniste semblait vouloir le charmer, lÃapprivoiser, le capter. DÃjâ¡ il avait passà dans son âme, dÃjâ¡ la petite phrase ÃvoquÃe agitait comme celui dÃun mÃdium le corps vraiment possÃdà du violoniste. Swann savait quÃelle allait parler encore une fois. Et il sÃÃtait si bien dÃdoublà que lÃattente de lÃinstant imminent oË il allait se retrouver en face dÃelle le secoua dÃun de ces sanglots quÃun beau vers ou une triste nouvelle provoquent en nous, non pas quand nous sommes seuls, mais si nous les apprenons â¡ des amis en qui nous nous apercevons comme un autre dont lÃÃmotion probable les attendrit. Elle reparut, mais cette fois pour se suspendre dans lÃair et se jouer un instant seulement, comme immobile, et pour expirer aprÃs. Aussi Swann ne perdait-il rien du temps si court oË elle se prorogeait. Elle Ãtait encore lâ¡ comme une bulle irisÃe qui se soutient. Tel un arc-en-ciel, dont lÃÃclat faiblit, sÃabaisse, puis se relÃve et avant de sÃÃteindre, sÃexalte un moment comme il nÃavait pas encore fait: aux deux couleurs quÃelle avait jusque-lâ¡ laissà paraÃtre, elle ajouta dÃautres cordes diaprÃes, toutes celles du prisme, et les fit chanter. Swann nÃosait pas bouger et aurait voulu faire tenir tranquilles aussi les autres personnes, comme si le moindre mouvement avait pu compromettre le prestige surnaturel, dÃlicieux et fragile qui Ãtait si prÃs de sÃÃvanouir. Personne, â¡ dire vrai, ne songeait â¡ parler. La parole ineffable dÃun seul absent, peut-Ãtre dÃun mort (Swann ne savait pas si Vinteuil vivait encore) sÃexhalant au-dessus des rites de ces officiants, suffisait â¡ tenir en Ãchec lÃattention de trois cents personnes, et faisait de cette estrade oË une âme Ãtait ainsi ÃvoquÃe un des plus nobles autels oË pËt sÃaccomplir une cÃrÃmonie surnaturelle. De sorte que quand la phrase se fut enfin dÃfaite flottant en lambeaux dans les motifs suivants qui dÃjâ¡ avaient pris sa place, si Swann au premier instant fut irrità de voir la comtesse de Monteriender, cÃlÃbre par ses naÃvetÃs, se pencher vers lui pour lui confier ses impressions avant mÃme que la sonate fËt finie, il ne put sÃempÃcher de sourire, et peut-Ãtre de trouver aussi un sens profond quÃelle nÃy voyait pas, dans les mots dont elle se servit. â¦merveillÃe par la virtuosità des exÃcutants, la comtesse sÃÃcria en sÃadressant â¡ Swann: ´CÃest prodigieux, je nÃai jamais rien vu dÃaussi fort…ª Mais un scrupule dÃexactitude lui faisant corriger cette premiÃre assertion, elle ajouta cette rÃserve: ´rien dÃaussi fort… depuis les tables tournantes!ª
A partir de cette soirÃe, Swann comprit que le sentiment quÃOdette avait eu pour lui ne renaÃtrait jamais, que ses espÃrances de bonheur ne se rÃaliseraient plus. Et les jours oË par hasard elle avait encore Ãtà gentille et tendre avec lui, si elle avait eu quelque attention, il notait ces signes apparents et menteurs dÃun lÃger retour vers lui, avec cette sollicitude attendrie et sceptique, cette joie dÃsespÃrÃe de ceux qui, soignant un ami arrivà aux derniers jours dÃune maladie incurable, relatent comme des faits prÃcieux ´hier, il a fait ses comptes lui-mÃme et cÃest lui qui a relevà une erreur dÃaddition que nous avions faite; il a mangà un úuf avec plaisir, sÃil le digÃre bien on essaiera demain dÃune cÃteletteª, quoiquÃils les sachent dÃnuÃs de signification â¡ la veille dÃune mort inÃvitable. Sans doute Swann Ãtait certain que sÃil avait vÃcu maintenant loin dÃOdette, elle aurait fini par lui devenir indiffÃrente, de sorte quÃil aurait Ãtà content quÃelle quittât Paris pour toujours; il aurait eu le courage de rester; mais il nÃavait pas celui de partir.
Il en avait eu souvent la pensÃe. Maintenant quÃil sÃÃtait remis â¡ son Ãtude sur Ver Meer il aurait eu besoin de retourner au moins quelques jours â¡ la Haye, â¡ Dresde, â¡ Brunswick. Il Ãtait persuadà quÃune ´Toilette de Dianeª qui avait Ãtà achetÃe par le Mauritshuis â¡ la vente Goldschmidt comme un Nicolas Maes Ãtait en rÃalità de Ver Meer. Et il aurait voulu pouvoir Ãtudier le tableau sur place pour Ãtayer sa conviction. Mais quitter Paris pendant quÃOdette y Ãtait et mÃme quand elle Ãtait absenteócar dans des lieux nouveaux oË les sensations ne sont pas amorties par lÃhabitude, on retrempe, on ranime une douleurócÃÃtait pour lui un projet si cruel, quÃil ne se sentait capable dÃy penser sans cesse que parce quÃil se savait rÃsolu â¡ ne lÃexÃcuter jamais. Mais il arrivait quÃen dormant, lÃintention du voyage renaissait en lui,ósans quÃil se rappelât que ce voyage Ãtait impossibleóet elle sÃy rÃalisait. Un jour il rÃva quÃil partait pour un an; penchà ⡠la portiÃre du wagon vers un jeune homme qui sur le quai lui disait adieu en pleurant, Swann cherchait â¡ le convaincre de partir avec lui. Le train sÃÃbranlant, lÃanxiÃtà le rÃveilla, il se rappela quÃil ne partait pas, quÃil verrait Odette ce soir-lâ¡, le lendemain et presque chaque jour. Alors encore tout Ãmu de son rÃve, il bÃnit les circonstances particuliÃres qui le rendaient indÃpendant, grâce auxquelles il pouvait rester prÃs dÃOdette, et aussi rÃussir â¡ ce quÃelle lui permÃt de la voir quelquefois; et, rÃcapitulant tous ces avantages: sa situation,ósa fortune, dont elle avait souvent trop besoin pour ne pas reculer devant une rupture (ayant mÃme, disait-on, une arriÃre-pensÃe de se faire Ãpouser par lui),ócette amitià de M. de Charlus, qui â¡ vrai dire ne lui avait jamais fait obtenir grandÃchose dÃOdette, mais lui donnait la douceur de sentir quÃelle entendait parler de lui dÃune maniÃre flatteuse par cet ami commun pour qui elle avait une si grande estimeóet jusquÃâ¡ son intelligence enfin, quÃil employait tout entiÃre â¡ combiner chaque jour une intrigue nouvelle qui rendÃt sa prÃsence sinon agrÃable, du moins nÃcessaire â¡ Odetteóil songea â¡ ce quÃil serait devenu si tout cela lui avait manquÃ, il songea que sÃil avait ÃtÃ, comme tant dÃautres, pauvre, humble, dÃnuÃ, obligà dÃaccepter toute besogne, ou lià ⡠des parents, â¡ une Ãpouse, il aurait pu Ãtre obligà de quitter Odette, que ce rÃve dont lÃeffroi Ãtait encore si proche aurait pu Ãtre vrai, et il se dit: ´On ne connaÃt pas son bonheur. On nÃest jamais aussi malheureux quÃon croit.ª Mais il compta que cette existence durait dÃjâ¡ depuis plusieurs annÃes, que tout ce quÃil pouvait espÃrer cÃest quÃelle durât toujours, quÃil sacrifierait ses travaux, ses plaisirs, ses amis, finalement toute sa vie â¡ lÃattente quotidienne dÃun rendez-vous qui ne pouvait rien lui apporter dÃheureux, et il se demanda sÃil ne se trompait pas, si ce qui avait favorisà sa liaison et en avait empÃchà la rupture nÃavait pas desservi sa destinÃe, si lÃÃvÃnement dÃsirable, ce nÃaurait pas Ãtà celui dont il se rÃjouissait tant quÃil nÃeËt eu lieu quÃen rÃve: son dÃpart; il se dit quÃon ne connaÃt pas son malheur, quÃon nÃest jamais si heureux quÃon croit.
Quelquefois il espÃrait quÃelle mourrait sans souffrances dans un accident, elle qui Ãtait dehors, dans les rues, sur les routes, du matin au soir. Et comme elle revenait saine et sauve, il admirait que le corps humain fËt si souple et si fort, quÃil pËt continuellement tenir en Ãchec, dÃjouer tous les pÃrils qui lÃenvironnent (et que Swann trouvait innombrables depuis que son secret dÃsir les avait supputÃs), et permÃt ainsi aux Ãtres de se livrer chaque jour et â¡ peu prÃs impunÃment â¡ leur úuvre de mensonge, â¡ la poursuite du plaisir. Et Swann sentait bien prÃs de son cúur ce Mahomet II dont il aimait le portrait par Bellini et qui, ayant senti quÃil Ãtait devenu amoureux fou dÃune de ses femmes la poignarda afin, dit naÃvement son biographe vÃnitien, de retrouver sa libertà dÃesprit. Puis il sÃindignait de ne penser ainsi quÃâ¡ soi, et les souffrances quÃil avait ÃprouvÃes lui semblaient ne mÃriter aucune pitià puisque lui-mÃme faisait si bon marchà de la vie dÃOdette.
Ne pouvant se sÃparer dÃelle sans retour, du moins, sÃil lÃavait vue sans sÃparations, sa douleur aurait fini par sÃapaiser et peut-Ãtre son amour par sÃÃteindre. Et du moment quÃelle ne voulait pas quitter Paris â¡ jamais, il eËt souhaità quÃelle ne le quittât jamais. Du moins comme il savait que la seule grande absence quÃelle faisait Ãtait tous les ans celle dÃaoËt et septembre, il avait le loisir plusieurs mois dÃavance dÃen dissoudre lÃidÃe amÃre dans tout le Temps â¡ venir quÃil portait en lui par anticipation et qui, composà de jours homogÃnes aux jours actuels, circulait transparent et froid en son esprit oË il entretenait la tristesse, mais sans lui causer de trop vives souffrances. Mais cet avenir intÃrieur, ce fleuve, incolore, et libre, voici quÃune seule parole dÃOdette venait lÃatteindre jusquÃen Swann et, comme un morceau de glace, lÃimmobilisait, durcissait sa fluiditÃ, le faisait geler tout entier; et Swann sÃÃtait senti soudain rempli dÃune masse Ãnorme et infrangible qui pesait sur les parois intÃrieures de son Ãtre jusquÃâ¡ le faire Ãclater: cÃest quÃOdette lui avait dit, avec un regard souriant et sournois qui lÃobservait: ´Forcheville va faire un beau voyage, â¡ la PentecÃte. Il va en â¦gypteª, et Swann avait aussitÃt compris que cela signifiait: ´Je vais aller en â¦gypte â¡ la PentecÃte avec Forcheville.ª Et en effet, si quelques jours aprÃs, Swann lui disait: ´Voyons, â¡ propos de ce voyage que tu mÃas dit que tu ferais avec Forchevilleª, elle rÃpondait Ãtourdiment: ´Oui, mon petit, nous partons le 19, on tÃenverra une vue des Pyramides.ª Alors il voulait apprendre si elle Ãtait la maÃtresse de Forcheville, le lui demander â¡ elle-mÃme. Il savait que, superstitieuse comme elle Ãtait, il y avait certains parjures quÃelle ne ferait pas et puis la crainte, qui lÃavait retenu jusquÃici, dÃirriter Odette en lÃinterrogeant, de se faire dÃtester dÃelle, nÃexistait plus maintenant quÃil avait perdu tout espoir dÃen Ãtre jamais aimÃ.
Un jour il reÃut une lettre anonyme, qui lui disait quÃOdette avait Ãtà la maÃtresse dÃinnombrables hommes (dont on lui citait quelques-uns parmi lesquels Forcheville, M. de BrÃautà et le peintre), de femmes, et quÃelle frÃquentait les maisons de passe. Il fut tourmentà de penser quÃil y avait parmi ses amis un Ãtre capable de lui avoir adressà cette lettre (car par certains dÃtails elle rÃvÃlait chez celui qui lÃavait Ãcrite une connaissance familiÃre de la vie de Swann). Il chercha qui cela pouvait Ãtre. Mais il nÃavait jamais eu aucun soupÃon des actions inconnues des Ãtres, de celles qui sont sans liens visibles avec leurs propos. Et quand il voulut savoir si cÃÃtait plutÃt sous le caractÃre apparent de M. de Charlus, de M. des Laumes, de M. dÃOrsan, quÃil devait situer la rÃgion inconnue oË cet acte ignoble avait dË naÃtre, comme aucun de ces hommes nÃavait jamais approuvà devant lui les lettres anonymes et que tout ce quÃils lui avaient dit impliquait quÃils les rÃprouvaient, il ne vit pas de raisons pour relier cette infamie plutÃt â¡ la nature de lÃun que de lÃautre. Celle de M. de Charlus Ãtait un peu dÃun dÃtraquà mais fonciÃrement bonne et tendre; celle de M. des Laumes un peu sÃche mais saine et droite. Quant â¡ M. dÃOrsan, Swann, nÃavait jamais rencontrà personne qui dans les circonstances mÃme les plus tristes vÃnt â¡ lui avec une parole plus sentie, un geste plus discret et plus juste. CÃÃtait au point quÃil ne pouvait comprendre le rÃle peu dÃlicat quÃon prÃtait â¡ M. dÃOrsan dans la liaison quÃil avait avec une femme riche, et que chaque fois que Swann pensait â¡ lui il Ãtait obligà de laisser de cÃtà cette mauvaise rÃputation inconciliable avec tant de tÃmoignages certains de dÃlicatesse. Un instant Swann sentit que son esprit sÃobscurcissait et il pensa â¡ autre chose pour retrouver un peu de lumiÃre. Puis il eut le courage de revenir vers ces rÃflexions. Mais alors aprÃs nÃavoir pu soupÃonner personne, il lui fallut soupÃonner tout le monde. AprÃs tout M. de Charlus lÃaimait, avait bon cúur. Mais cÃÃtait un nÃvropathe, peut-Ãtre demain pleurerait-il de le savoir malade, et aujourdÃhui par jalousie, par colÃre, sur quelque idÃe subite qui sÃÃtait emparÃe de lui, avait-il dÃsirà lui faire du mal. Au fond, cette race dÃhommes est la pire de toutes. Certes, le prince des Laumes Ãtait bien loin dÃaimer Swann autant que M. de Charlus. Mais â¡ cause de cela mÃme il nÃavait pas avec lui les mÃmes susceptibilitÃs; et puis cÃÃtait une nature froide sans doute, mais aussi incapable de vilenies que de grandes actions. Swann se repentait de ne sÃÃtre pas attachÃ, dans la vie, quÃâ¡ de tels Ãtres. Puis il songeait que ce qui empÃche les hommes de faire du mal â¡ leur prochain, cÃest la bontÃ, quÃil ne pouvait au fond rÃpondre que de natures analogues â¡ la sienne, comme Ãtait, â¡ lÃÃgard du cúur, celle de M. de Charlus. La seule pensÃe de faire cette peine â¡ Swann eËt rÃvoltà celui-ci. Mais avec un homme insensible, dÃune autre humanitÃ, comme Ãtait le prince des Laumes, comment prÃvoir â¡ quels actes pouvaient le conduire des mobiles dÃune essence diffÃrente. Avoir du cúur cÃest tout, et M. de Charlus en avait. M. dÃOrsan nÃen manquait pas non plus et ses relations cordiales mais peu intimes avec Swann, nÃes de lÃagrÃment que, pensant de mÃme sur tout, ils avaient â¡ causer ensemble, Ãtaient de plus de repos que lÃaffection exaltÃe de M. de Charlus, capable de se porter â¡ des actes de passion, bons ou mauvais. SÃil y avait quelquÃun par qui Swann sÃÃtait toujours senti compris et dÃlicatement aimÃ, cÃÃtait par M. dÃOrsan. Oui, mais cette vie peu honorable quÃil menait? Swann regrettait de nÃen avoir pas tenu compte, dÃavoir souvent avouà en plaisantant quÃil nÃavait jamais Ãprouvà si vivement des sentiments de sympathie et dÃestime que dans la sociÃtà dÃune canaille. Ce nÃest pas pour rien, se disait-il maintenant, que depuis que les hommes jugent leur prochain, cÃest sur ses actes. Il nÃy a que cela qui signifie quelque chose, et nullement ce que nous disons, ce que nous pensons. Charlus et des Laumes peuvent avoir tels ou tels dÃfauts, ce sont dÃhonnÃtes gens. Orsan nÃen a peut-Ãtre pas, mais ce nÃest pas un honnÃte homme. Il a pu mal agir une fois de plus. Puis Swann soupÃonna RÃmi, qui il est vrai nÃaurait pu quÃinspirer la lettre, mais cette piste lui parut un instant la bonne. DÃabord LorÃdan avait des raisons dÃen vouloir â¡ Odette. Et puis comment ne pas supposer que nos domestiques, vivant dans une situation infÃrieure â¡ la nÃtre, ajoutant â¡ notre fortune et â¡ nos dÃfauts des richesses et des vices imaginaires pour lesquels ils nous envient et nous mÃprisent, se trouveront fatalement amenÃs â¡ agir autrement que des gens de notre monde. Il soupÃonna aussi mon grand-pÃre. Chaque fois que Swann lui avait demandà un service, ne le lui avait-il pas toujours refusÃ? puis avec ses idÃes bourgeoises il avait pu croire agir pour le bien de Swann. Celui-ci soupÃonna encore Bergotte, le peintre, les Verdurin, admira une fois de plus au passage la sagesse des gens du monde de ne pas vouloir frayer avec ces milieux artistes oË de telles choses sont possibles, peut-Ãtre mÃme avouÃes sous le nom de bonnes farces; mais il se rappelait des traits de droiture de ces bohÃmes, et les rapprocha de la vie dÃexpÃdients, presque dÃescroqueries, oË le manque dÃargent, le besoin de luxe, la corruption des plaisirs conduisent souvent lÃaristocratie. Bref cette lettre anonyme prouvait quÃil connaissait un Ãtre capable de scÃlÃratesse, mais il ne voyait pas plus de raison pour que cette scÃlÃratesse fËt cachÃe dans le tufóinexplorà dÃautruiódu caractÃre de lÃhomme tendre que de lÃhomme froid, de lÃartiste que du bourgeois, du grand seigneur que du valet. Quel critÃrium adopter pour juger les hommes? au fond il nÃy avait pas une seule des personnes quÃil connaissait qui ne pËt Ãtre capable dÃune infamie. Fallait-il cesser de les voir toutes? Son esprit se voila; il passa deux ou trois fois ses mains sur son front, essuya les verres de son lorgnon avec son mouchoir, et, songeant quÃaprÃs tout, des gens qui le valaient frÃquentaient M. de Charlus, le prince des Laumes, et les autres, il se dit que cela signifiait sinon quÃils fussent incapables dÃinfamie, du moins, que cÃest une nÃcessità de la vie â¡ laquelle chacun se soumet de frÃquenter des gens qui nÃen sont peut-Ãtre pas incapables. Et il continua â¡ serrer la main â¡ tous ces amis quÃil avait soupÃonnÃs, avec cette rÃserve de pur style quÃils avaient peut-Ãtre cherchà ⡠le dÃsespÃrer. Quant au fond mÃme de la lettre, il ne sÃen inquiÃta pas, car pas une des accusations formulÃes contre Odette nÃavait lÃombre de vraisemblance. Swann comme beaucoup de gens avait lÃesprit paresseux et manquait dÃinvention. Il savait bien comme une vÃrità gÃnÃrale que la vie des Ãtres est pleine de contrastes, mais pour chaque Ãtre en particulier il imaginait toute la partie de sa vie quÃil ne connaissait pas comme identique â¡ la partie quÃil connaissait. Il imaginait ce quÃon lui taisait â¡ lÃaide de ce quÃon lui disait. Dans les moments oË Odette Ãtait auprÃs de lui, sÃils parlaient ensemble dÃune action indÃlicate commise, ou dÃun sentiment indÃlicat ÃprouvÃ, par un autre, elle les flÃtrissait en vertu des mÃmes principes que Swann avait toujours entendu professer par ses parents et auxquels il Ãtait restà fidÃle; et puis elle arrangeait ses fleurs, elle buvait une tasse de thÃ, elle sÃinquiÃtait des travaux de Swann. Donc Swann Ãtendait ces habitudes au reste de la vie dÃOdette, il rÃpÃtait ces gestes quand il voulait se reprÃsenter les moments oË elle Ãtait loin de lui. Si on la lui avait dÃpeinte telle quÃelle Ãtait, ou plutÃt quÃelle avait Ãtà si longtemps avec lui, mais auprÃs dÃun autre homme, il eËt souffert, car cette image lui eËt paru vraisemblable. Mais quÃelle allât chez des maquerelles, se livrât â¡ des orgies avec des femmes, quÃelle menât la vie crapuleuse de crÃatures abjectes, quelle divagation insensÃe â¡ la rÃalisation de laquelle, Dieu merci, les chrysanthÃmes imaginÃs, les thÃs successifs, les indignations vertueuses ne laissaient aucune place. Seulement de temps â¡ autre, il laissait entendre â¡ Odette que par mÃchancetÃ, on lui racontait tout ce quÃelle faisait; et, se servant â¡ propos, dÃun dÃtail insignifiant mais vrai, quÃil avait appris par hasard, comme sÃil Ãtait le seul petit bout quÃil laissât passer malgrà lui, entre tant dÃautres, dÃune reconstitution complÃte de la vie dÃOdette quÃil tenait cachÃe en lui, il lÃamenait â¡ supposer quÃil Ãtait renseignà sur des choses quÃen rÃalità il ne savait ni mÃme ne soupÃonnait, car si bien souvent il adjurait Odette de ne pas altÃrer la vÃritÃ, cÃÃtait seulement, quÃil sÃen rendÃt compte ou non, pour quÃOdette lui dÃt tout ce quÃelle faisait. Sans doute, comme il le disait â¡ Odette, il aimait la sincÃritÃ, mais il lÃaimait comme une proxÃnÃte pouvant le tenir au courant de la vie de sa maÃtresse. Aussi son amour de la sincÃrità nÃÃtant pas dÃsintÃressÃ, ne lÃavait pas rendu meilleur. La vÃrità quÃil chÃrissait cÃÃtait celle que lui dirait Odette; mais lui-mÃme, pour obtenir cette vÃritÃ, ne craignait pas de recourir au mensonge, le mensonge quÃil ne cessait de peindre â¡ Odette comme conduisant â¡ la dÃgradation toute crÃature humaine. En somme il mentait autant quÃOdette parce que plus malheureux quÃelle, il nÃÃtait pas moins ÃgoÃste. Et elle, entendant Swann lui raconter ainsi â¡ elle-mÃme des choses quÃelle avait faites, le regardait dÃun air mÃfiant, et, â¡ toute aventure, fâchÃ, pour ne pas avoir lÃair de sÃhumilier et de rougir de ses actes.
Un jour, Ãtant dans la pÃriode de calme la plus longue quÃil eËt encore pu traverser sans Ãtre repris dÃaccÃs de jalousie, il avait acceptà dÃaller le soir au thÃâtre avec la princesse des Laumes. Ayant ouvert le journal, pour chercher ce quÃon jouait, la vue du titre: Les Filles de Marbre de ThÃodore BarriÃre le frappa si cruellement quÃil eut un mouvement de recul et dÃtourna la tÃte. â¦clairà comme par la lumiÃre de la rampe, â¡ la place nouvelle oË il figurait, ce mot de ´marbreª quÃil avait perdu la facultà de distinguer tant il avait lÃhabitude de lÃavoir souvent sous les yeux, lui Ãtait soudain redevenu visible et lÃavait aussitÃt fait souvenir de cette histoire quÃOdette lui avait racontÃe autrefois, dÃune visite quÃelle avait faite au Salon du Palais de lÃIndustrie avec Mme Verdurin et oË celle-ci lui avait dit: ´Prends garde, je saurai bien te dÃgeler, tu nÃes pas de marbre.ª Odette lui avait affirmà que ce nÃÃtait quÃune plaisanterie, et il nÃy avait attachà aucune importance. Mais il avait alors plus de confiance en elle quÃaujourdÃhui. Et justement la lettre anonyme parlait dÃamour de ce genre. Sans oser lever les yeux vers le journal, il le dÃplia, tourna une feuille pour ne plus voir ce mot: ´Les Filles de Marbreª et commenÃa â¡ lire machinalement les nouvelles des dÃpartements. Il y avait eu une tempÃte dans la Manche, on signalait des dÃgâts â¡ Dieppe, â¡ Cabourg, â¡ Beuzeval. AussitÃt il fit un nouveau mouvement en arriÃre.
Le nom de Beuzeval lÃavait fait penser â¡ celui dÃune autre località de cette rÃgion, Beuzeville, qui porte uni â¡ celui-lâ¡ par un trait dÃunion, un autre nom, celui de BrÃautÃ, quÃil avait vu souvent sur les cartes, mais dont pour la premiÃre fois il remarquait que cÃÃtait le mÃme que celui de son ami M. de BrÃautà dont la lettre anonyme disait quÃil avait Ãtà lÃamant dÃOdette. AprÃs tout, pour M. de BrÃautÃ, lÃaccusation nÃÃtait pas invraisemblable; mais en ce qui concernait Mme Verdurin, il y avait impossibilitÃ. De ce quÃOdette mentait quelquefois, on ne pouvait conclure quÃelle ne disait jamais la vÃrità et dans ces propos quÃelle avait ÃchangÃs avec Mme Verdurin et quÃelle avait racontÃs elle-mÃme â¡ Swann, il avait reconnu ces plaisanteries inutiles et dangereuses que, par inexpÃrience de la vie et ignorance du vice, tiennent des femmes dont ils rÃvÃlent lÃinnocence, et quiócomme par exemple Odetteósont plus ÃloignÃes quÃaucune dÃÃprouver une tendresse exaltÃe pour une autre femme. Tandis quÃau contraire, lÃindignation avec laquelle elle avait repoussà les soupÃons quÃelle avait involontairement fait naÃtre un instant en lui par son rÃcit, cadrait avec tout ce quÃil savait des goËts, du tempÃrament de sa maÃtresse. Mais â¡ ce moment, par une de ces inspirations de jaloux, analogues â¡ celle qui apporte au poÃte ou au savant, qui nÃa encore quÃune rime ou quÃune observation, lÃidÃe ou la loi qui leur donnera toute leur puissance, Swann se rappela pour la premiÃre fois une phrase quÃOdette lui avait dite il y avait dÃjâ¡ deux ans: ´Oh! Mme Verdurin, en ce moment il nÃy en a que pour moi, je suis un amour, elle mÃembrasse, elle veut que je fasse des courses avec elle, elle veut que je la tutoie.ª Loin de voir alors dans cette phrase un rapport quelconque avec les absurdes propos destinÃs â¡ simuler le vice que lui avait racontÃs Odette, il lÃavait accueillie comme la preuve dÃune chaleureuse amitiÃ. Maintenant voilâ¡ que le souvenir de cette tendresse de Mme Verdurin Ãtait venu brusquement rejoindre le souvenir de sa conversation de mauvais goËt. Il ne pouvait plus les sÃparer dans son esprit, et les vit mÃlÃes aussi dans la rÃalitÃ, la tendresse donnant quelque chose de sÃrieux et dÃimportant â¡ ces plaisanteries qui en retour lui faisaient perdre de son innocence. Il alla chez Odette. Il sÃassit loin dÃelle. Il nÃosait lÃembrasser, ne sachant si en elle, si en lui, cÃÃtait lÃaffection ou la colÃre quÃun baiser rÃveillerait. Il se taisait, il regardait mourir leur amour. Tout â¡ coup il prit une rÃsolution.
óOdette, lui dit-il, mon chÃri, je sais bien que je suis odieux, mais il faut que je te demande des choses. Tu te souviens de lÃidÃe que jÃavais eue â¡ propos de toi et de Mme Verdurin? Dis-moi si cÃÃtait vrai, avec elle ou avec une autre.
Elle secoua la tÃte en fronÃant la bouche, signe frÃquemment employà par les gens pour rÃpondre quÃils nÃiront pas, que cela les ennuie a quelquÃun qui leur a demandÃ: ´Viendrez-vous voir passer la cavalcade, assisterez-vous â¡ la Revue?ª Mais ce hochement de tÃte affectà ainsi dÃhabitude â¡ un ÃvÃnement â¡ venir mÃle â¡ cause de cela de quelque incertitude la dÃnÃgation dÃun ÃvÃnement passÃ. De plus il nÃÃvoque que des raisons de convenance personnelle plutÃt que la rÃprobation, quÃune impossibilità morale. En voyant Odette lui faire ainsi le signe que cÃÃtait faux, Swann comprit que cÃÃtait peut-Ãtre vrai.
óJe te lÃai dit, tu le sais bien, ajouta-t-elle dÃun air irrità et malheureux.
óOui, je sais, mais en es-tu sËre? Ne me dis pas: ´Tu le sais bienª, dis-moi: ´Je nÃai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.ª
Elle rÃpÃta comme une leÃon, sur un ton ironique et comme si elle voulait se dÃbarrasser de lui:
óJe nÃai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.
óPeux-tu me le jurer sur ta mÃdaille de Notre-Dame de Laghet?
Swann savait quÃOdette ne se parjurerait pas sur cette mÃdaille-lâ¡.
ó´Oh! que tu me rends malheureuse, sÃÃcria-t-elle en se dÃrobant par un sursaut â¡ lÃÃtreinte de sa question. Mais as-tu bientÃt fini? QuÃest-ce que tu as aujourdÃhui? Tu as donc dÃcidà quÃil fallait que je te dÃteste, que je tÃexÃcre? Voilâ¡, je voulais reprendre avec toi le bon temps comme autrefois et voilâ¡ ton remerciement!ª
Mais, ne la lâchant pas, comme un chirurgien attend la fin du spasme qui interrompt son intervention mais ne lÃy fait pas renoncer:
óTu as bien tort de te figurer que je tÃen voudrais le moins du monde, Odette, lui dit-il avec une douceur persuasive et menteuse. Je ne te parle jamais que de ce que je sais, et jÃen sais toujours bien plus long que je ne dis. Mais toi seule peux adoucir par ton aveu ce qui me fait te haÃr tant que cela ne mÃa Ãtà dÃnoncà que par dÃautres. Ma colÃre contre toi ne vient pas de tes actions, je te pardonne tout puisque je tÃaime, mais de ta faussetÃ, de ta faussetà absurde qui te fait persÃvÃrer â¡ nier des choses que je sais. Mais comment veux-tu que je puisse continuer â¡ tÃaimer, quand je te vois me soutenir, me jurer une chose que je sais fausse. Odette, ne prolonge pas cet instant qui est une torture pour nous deux. Si tu le veux ce sera fini dans une seconde, tu seras pour toujours dÃlivrÃe. Dis-moi sur ta mÃdaille, si oui ou non, tu as jamais fais ces choses.
óMais je nÃen sais rien, moi, sÃÃcria-t-elle avec colÃre, peut-Ãtre il y a trÃs longtemps, sans me rendre compte de ce que je faisais, peut-Ãtre deux ou trois fois.
Swann avait envisagà toutes les possibilitÃs. La rÃalità est donc quelque chose qui nÃa aucun rapport avec les possibilitÃs, pas plus quÃun coup de couteau que nous recevons avec les lÃgers mouvements des nuages au-dessus de notre tÃte, puisque ces mots: ´deux ou trois foisª marquÃrent â¡ vif une sorte de croix dans son cúur. Chose Ãtrange que ces mots ´deux ou trois foisª, rien que des mots, des mots prononcÃs dans lÃair, â¡ distance, puissent ainsi dÃchirer le cúur comme sÃils le touchaient vÃritablement, puissent rendre malade, comme un poison quÃon absorberait. Involontairement Swann pensa â¡ ce mot quÃil avait entendu chez Mme de Saint-Euverte: ´CÃest ce que jÃai vu de plus fort depuis les tables tournantes.ª Cette souffrance quÃil ressentait ne ressemblait â¡ rien de ce quÃil avait cru. Non pas seulement parce que dans ses heures de plus entiÃre mÃfiance il avait rarement imaginà si loin dans le mal, mais parce que mÃme quand il imaginait cette chose, elle restait vague, incertaine, dÃnuÃe de cette horreur particuliÃre qui sÃÃtait ÃchappÃe des mots ´peut-Ãtre deux ou trois foisª, dÃpourvue de cette cruautà spÃcifique aussi diffÃrente de tout ce quÃil avait connu quÃune maladie dont on est atteint pour la premiÃre fois. Et pourtant cette Odette dÃoË lui venait tout ce mal, ne lui Ãtait pas moins chÃre, bien au contraire plus prÃcieuse, comme si au fur et â¡ mesure que grandissait la souffrance, grandissait en mÃme temps le prix du calmant, du contrepoison que seule cette femme possÃdait. Il voulait lui donner plus de soins comme â¡ une maladie quÃon dÃcouvre soudain plus grave. Il voulait que la chose affreuse quÃelle lui avait dit avoir faite ´deux ou trois foisª ne pËt pas se renouveler. Pour cela il lui fallait veiller sur Odette. On dit souvent quÃen dÃnonÃant â¡ un ami les fautes de sa maÃtresse, on ne rÃussit quÃâ¡ le rapprocher dÃelle parce quÃil ne leur ajoute pas foi, mais combien davantage sÃil leur ajoute foi. Mais, se disait Swann, comment rÃussir â¡ la protÃger? Il pouvait peut-Ãtre la prÃserver dÃune certaine femme mais il y en avait des centaines dÃautres et il comprit quelle folie avait passà sur lui quand il avait le soir oË il nÃavait pas trouvà Odette chez les Verdurin, commencà de dÃsirer la possession, toujours impossible, dÃun autre Ãtre. Heureusement pour Swann, sous les souffrances nouvelles qui venaient dÃentrer dans son âme comme des hordes dÃenvahisseurs, il existait un fond de nature plus ancien, plus doux et silencieusement laborieux, comme les cellules dÃun organe blessà qui se mettent aussitÃt en mesure de refaire les tissus lÃsÃs, comme les muscles dÃun membre paralysà qui tendent â¡ reprendre leurs mouvements. Ces plus anciens, plus autochtones habitants de son âme, employÃrent un instant toutes les forces de Swann â¡ ce travail obscurÃment rÃparateur qui donne lÃillusion du repos â¡ un convalescent, â¡ un opÃrÃ. Cette fois-ci ce fut moins comme dÃhabitude dans le cerveau de Swann que se produisit cette dÃtente par Ãpuisement, ce fut plutÃt dans son cúur. Mais toutes les choses de la vie qui ont existà une fois tendent â¡ se rÃcrÃer, et comme un animal expirant quÃagite de nouveau le sursaut dÃune convulsion qui semblait finie, sur le cúur, un instant ÃpargnÃ, de Swann, dÃelle-mÃme la mÃme souffrance vint retracer la mÃme croix. Il se rappela ces soirs de clair de lune, oË allongà dans sa victoria qui le menait rue La PÃrouse, il cultivait voluptueusement en lui les Ãmotions de lÃhomme amoureux, sans savoir le fruit empoisonnà quÃelles produiraient nÃcessairement. Mais toutes ces pensÃes ne durÃrent que lÃespace dÃune seconde, le temps quÃil portât la main â¡ son cúur, reprit sa respiration et parvint â¡ sourire pour dissimuler sa torture. DÃjâ¡ il recommenÃait â¡ poser ses questions. Car sa jalousie qui avait pris une peine quÃun ennemi ne se serait pas donnÃe pour arriver â¡ lui faire assÃner ce coup, â¡ lui faire faire la connaissance de la douleur la plus cruelle quÃil eËt encore jamais connue, sa jalousie ne trouvait pas quÃil eut assez souffert et cherchait â¡ lui faire recevoir une blessure plus profonde encore. Telle comme une divinità mÃchante, sa jalousie inspirait Swann et le poussait â¡ sa perte. Ce ne fut pas sa faute, mais celle dÃOdette seulement si dÃabord son supplice ne sÃaggrava pas.
óMa chÃrie, lui dit-il, cÃest fini, Ãtait-ce avec une personne que je connais?
óMais non je te jure, dÃailleurs je crois que jÃai exagÃrÃ, que je nÃai pas Ãtà jusque-lâ¡.
Il sourit et reprit:
óQue veux-tu? cela ne fait rien, mais cÃest malheureux que tu ne puisses pas me dire le nom. De pouvoir me reprÃsenter la personne, cela mÃempÃcherait de plus jamais y penser. Je le dis pour toi parce que je ne tÃennuierais plus. CÃest si calmant de se reprÃsenter les choses. Ce qui est affreux cÃest ce quÃon ne peut pas imaginer. Mais tu as dÃjâ¡ Ãtà si gentille, je ne veux pas te fatiguer. Je te remercie de tout mon cúur de tout le bien que tu mÃas fait. CÃest fini. Seulement ce mot: ´Il y a combien de temps?ª
óOh! Charles, mais tu ne vois pas que tu me tues, cÃest tout ce quÃil y a de plus ancien. Je nÃy avais jamais repensÃ, on dirait que tu veux absolument me redonner ces idÃes-lâ¡. Tu seras bien avancÃ, dit-elle, avec une sottise inconsciente et une mÃchancetà voulue.
óOh! je voulais seulement savoir si cÃest depuis que je te connais. Mais ce serait si naturel, est-ce que Ãa se passait ici; tu ne peux pas me dire un certain soir, que je me reprÃsente ce que je faisais ce soir-lâ¡; tu comprends bien quÃil nÃest pas possible que tu ne te rappelles pas avec qui, Odette, mon amour.
óMais je ne sais pas, moi, je crois que cÃÃtait au Bois un soir oË tu es venu nous retrouver dans lÃÃle. Tu avais dÃnà chez la princesse des Laumes, dit-elle, heureuse de fournir un dÃtail prÃcis qui attestait sa vÃracitÃ. A une table voisine il y avait une femme que je nÃavais pas vue depuis trÃs longtemps. Elle mÃa dit: ´Venez donc derriÃre le petit rocher voir lÃeffet du clair de lune sur lÃeau.ª DÃabord jÃai bâillà et jÃai rÃpondu: ´Non, je suis fatiguÃe et je suis bien ici.ª Elle a assurà quÃil nÃy avait jamais eu un clair de lune pareil. Je lui ai dit ´cette blague!ª je savais bien oË elle voulait en venir.
Odette racontait cela presque en riant, soit que cela lui parËt tout naturel, ou parce quÃelle croyait en attÃnuer ainsi lÃimportance, ou pour ne pas avoir lÃair humiliÃ. En voyant le visage de Swann, elle changea de ton:
óTu es un misÃrable, tu te plais â¡ me torturer, â¡ me faire faire des mensonges que je dis afin que tu me laisses tranquille.
Ce second coup portà ⡠Swann Ãtait plus atroce encore que le premier. Jamais il nÃavait supposà que ce fËt une chose aussi rÃcente, cachÃe â¡ ses yeux qui nÃavaient pas su la dÃcouvrir, non dans un passà quÃil nÃavait pas connu, mais dans des soirs quÃil se rappelait si bien, quÃil avait vÃcus avec Odette, quÃil avait cru connus si bien par lui et qui maintenant prenaient rÃtrospectivement quelque chose de fourbe et dÃatroce; au milieu dÃeux tout dÃun coup se creusait cette ouverture bÃante, ce moment dans lÃIle du Bois. Odette sans Ãtre intelligente avait le charme du naturel. Elle avait racontÃ, elle avait mimà cette scÃne avec tant de simplicità que Swann haletant voyait tout; le bâillement dÃOdette, le petit rocher. Il lÃentendait rÃpondreógaiement, hÃlas!: ´Cette blagueª!!! Il sentait quÃelle ne dirait rien de plus ce soir, quÃil nÃy avait aucune rÃvÃlation nouvelle â¡ attendre en ce moment; il se taisait; il lui dit:
óMon pauvre chÃri, pardonne-moi, je sens que je te fais de la peine, cÃest fini, je nÃy pense plus.
Mais elle vit que ses yeux restaient fixÃs sur les choses quÃil ne savait pas et sur ce passà de leur amour, monotone et doux dans sa mÃmoire parce quÃil Ãtait vague, et que dÃchirait maintenant comme une blessure cette minute dans lÃÃle du Bois, au clair de lune, aprÃs le dÃner chez la princesse des Laumes. Mais il avait tellement pris lÃhabitude de trouver la vie intÃressanteódÃadmirer les curieuses dÃcouvertes quÃon peut y faireóque tout en souffrant au point de croire quÃil ne pourrait pas supporter longtemps une pareille douleur, il se disait: ´La vie est vraiment Ãtonnante et rÃserve de belles surprises; en somme le vice est quelque chose de plus rÃpandu quÃon ne croit. Voilâ¡ une femme en qui jÃavais confiance, qui a lÃair si simple, si honnÃte, en tous cas, si mÃme elle Ãtait lÃgÃre, qui semblait bien normale et saine dans ses goËts: sur une dÃnonciation invraisemblable, je lÃinterroge et le peu quÃelle mÃavoue rÃvÃle bien plus que ce quÃon eËt pu soupÃonner.ª Mais il ne pouvait pas se borner â¡ ces remarques dÃsintÃressÃes. Il cherchait â¡ apprÃcier exactement la valeur de ce quÃelle lui avait racontÃ, afin de savoir sÃil devait conclure que ces choses, elle les avait faites souvent, quÃelles se renouvelleraient. Il se rÃpÃtait ces mots quÃelle avait dits: ´Je voyais bien oË elle voulait en venirª, ´Deux ou trois foisª, ´Cette blague!ª mais ils ne reparaissaient pas dÃsarmÃs dans la mÃmoire de Swann, chacun dÃeux tenait son couteau et lui en portait un nouveau coup. Pendant bien longtemps, comme un malade ne peut sÃempÃcher dÃessayer â¡ toute minute de faire le mouvement qui lui est douloureux, il se redisait ces mots: ´Je suis bien iciª, ´Cette blague!ª, mais la souffrance Ãtait si forte quÃil Ãtait obligà de sÃarrÃter. Il sÃÃmerveillait que des actes que toujours il avait jugÃs si lÃgÃrement, si gaiement, maintenant fussent devenus pour lui graves comme une maladie dont on peut mourir. Il connaissait bien des femmes â¡ qui il eËt pu demander de surveiller Odette. Mais comment espÃrer quÃelles se placeraient au mÃme point de vue que lui et ne resteraient pas â¡ celui qui avait Ãtà si longtemps le sien, qui avait toujours guidà sa vie voluptueuse, ne lui diraient pas en riant: ´Vilain jaloux qui veut priver les autres dÃun plaisir.ª Par quelle trappe soudainement abaissÃe (lui qui nÃavait eu autrefois de son amour pour Odette que des plaisirs dÃlicats) avait-il Ãtà brusquement prÃcipità dans ce nouveau cercle de lÃenfer dÃoË il nÃapercevait pas comment il pourrait jamais sortir. Pauvre Odette! il ne lui en voulait pas. Elle nÃÃtait quÃâ¡ demi coupable. Ne disait-on pas que cÃÃtait par sa propre mÃre quÃelle avait Ãtà livrÃe, presque enfant, â¡ Nice, â¡ un riche Anglais. Mais quelle vÃrità douloureuse prenait pour lui ces lignes du Journal dÃun PoÃte dÃAlfred de Vigny quÃil avait lues avec indiffÃrence autrefois: ´Quand on se sent pris dÃamour pour une femme,