This page contains affiliate links. As Amazon Associates we earn from qualifying purchases.
Writer:
Language:
Published:
  • 1913
Edition:
Collection:
Buy it on Amazon Listen via Audible FREE Audible 30 days

Oh! que cíest drÙle! Vous ne savez pas comme vous míamusez, mon petit MÈmÈ. Mais quelle drÙle díidÈe elle a eue díaller ensuite au Chat Noir, cíest bien une idÈe díelle… Non? cíest vous. Cíest curieux. AprËs tout ce níest pas une mauvaise idÈe, elle devait y connaÓtre beaucoup de monde? Non? elle nía parlÈ ‡ personne? Cíest extraordinaire. Alors vous Ítes restÈs l‡ comme cela tous les deux tous seuls? Je vois díici cette scËne. Vous Ítes gentil, mon petit MÈmÈ, je vous aime bien.ª Swann se sentait soulagÈ. Pour lui, ‡ qui il Ètait arrivÈ en causant avec des indiffÈrents quíil Ècoutait ‡ peine, díentendre quelquefois certaines phrases (celle-ci par exemple: ´Jíai vu hier Mme de CrÈcy, elle Ètait avec un monsieur que je ne connais pasª), phrases qui aussitÙt dans le cúur de Swann passaient ‡ líÈtat solide, síy durcissaient comme une incrustation, le dÈchiraient, níen bougeaient plus, quíils Ètaient doux au contraire ces mots: ´Elle ne connaissait personne, elle nía parlÈ ‡ personneª, comme ils circulaient aisÈment en lui, quíils Ètaient fluides, faciles, respirables! Et pourtant au bout díun instant il se disait quíOdette devait le trouver bien ennuyeux pour que ce fussent l‡ les plaisirs quíelle prÈfÈrait ‡ sa compagnie. Et leur insignifiance, si elle le rassurait, lui faisait pourtant de la peine comme une trahison.

MÍme quand il ne pouvait savoir o˘ elle Ètait allÈe, il lui aurait suffi pour calmer líangoisse quíil Èprouvait alors, et contre laquelle la prÈsence díOdette, la douceur díÍtre auprËs díelle Ètait le seul spÈcifique (un spÈcifique qui ‡ la longue aggravait le mal avec bien des remËdes, mais du moins calmait momentanÈment la souffrance), il lui aurait suffi, si Odette líavait seulement permis, de rester chez elle tant quíelle ne serait pas l‡, de líattendre jusquí‡ cette heure du retour dans líapaisement de laquelle seraient venues se confondre les heures quíun prestige, un malÈfice lui avaient fait croire diffÈrentes des autres. Mais elle ne le voulait pas; il revenait chez lui; il se forÁait en chemin ‡ former divers projets, il cessait de songer ‡ Odette; mÍme il arrivait, tout en se dÈshabillant, ‡ rouler en lui des pensÈes assez joyeuses; cíest le cúur plein de líespoir díaller le lendemain voir quelque chef-díúuvre quíil se mettait au lit et Èteignait sa lumiËre; mais, dËs que, pour se prÈparer ‡ dormir, il cessait díexercer sur lui-mÍme une contrainte dont il níavait mÍme pas conscience tant elle Ètait devenue habituelle, au mÍme instant un frisson glacÈ refluait en lui et il se mettait ‡ sangloter. Il ne voulait mÍme pas savoir pourquoi, síessuyait les yeux, se disait en riant: ´Cíest charmant, je deviens nÈvropathe.ª Puis il ne pouvait penser sans une grande lassitude que le lendemain il faudrait recommencer de chercher ‡ savoir ce quíOdette avait fait, ‡ mettre en jeu des influences pour t‚cher de la voir. Cette nÈcessitÈ díune activitÈ sans trÍve, sans variÈtÈ, sans rÈsultats, lui Ètait si cruelle quíun jour apercevant une grosseur sur son ventre, il ressentit une vÈritable joie ‡ la pensÈe quíil avait peut-Ítre une tumeur mortelle, quíil níallait plus avoir ‡ síoccuper de rien, que cíÈtait la maladie qui allait le gouverner, faire de lui son jouet, jusquí‡ la fin prochaine. Et en effet si, ‡ cette Èpoque, il lui arriva souvent sans se líavouer de dÈsirer la mort, cíÈtait pour Èchapper moins ‡ líacuitÈ de ses souffrances quí‡ la monotonie de son effort.

Et pourtant il aurait voulu vivre jusquí‡ líÈpoque o˘ il ne líaimerait plus, o˘ elle níaurait aucune raison de lui mentir et o˘ il pourrait enfin apprendre díelle si le jour o˘ il Ètait allÈ la voir dans líaprËs-midi, elle Ètait ou non couchÈe avec Forcheville. Souvent pendant quelques jours, le soupÁon quíelle aimait quelquíun díautre le dÈtournait de se poser cette question relative ‡ Forcheville, la lui rendait presque indiffÈrente, comme ces formes nouvelles díun mÍme Ètat maladif qui semblent momentanÈment nous avoir dÈlivrÈs des prÈcÈdentes. MÍme il y avait des jours o˘ il níÈtait tourmentÈ par aucun soupÁon. Il se croyait guÈri. Mais le lendemain matin, au rÈveil, il sentait ‡ la mÍme place la mÍme douleur dont, la veille pendant la journÈe, il avait comme diluÈ la sensation dans le torrent des impressions diffÈrentes. Mais elle níavait pas bougÈ de place. Et mÍme, cíÈtait líacuitÈ de cette douleur qui avait rÈveillÈ Swann.

Comme Odette ne lui donnait aucun renseignement sur ces choses si importantes qui líoccupaient tant chaque jour (bien quíil e˚t assez vÈcu pour savoir quíil níy en a jamais díautres que les plaisirs), il ne pouvait pas chercher longtemps de suite ‡ les imaginer, son cerveau fonctionnait ‡ vide; alors il passait son doigt sur ses paupiËres fatiguÈes comme il aurait essuyÈ le verre de son lorgnon, et cessait entiËrement de penser. Il surnageait pourtant ‡ cet inconnu certaines occupations qui rÈapparaissaient de temps en temps, vaguement rattachÈes par elle ‡ quelque obligation envers des parents ÈloignÈs ou des amis díautrefois, qui, parce quíils Ètaient les seuls quíelle lui citait souvent comme líempÍchant de le voir, paraissaient ‡ Swann former le cadre fixe, nÈcessaire, de la vie díOdette. A cause du ton dont elle lui disait de temps ‡ autre ´le jour o˘ je vais avec mon amie ‡ líHippodromeª, si, síÈtant senti malade et ayant pensÈ: ´peut-Ítre Odette voudrait bien passer chez moiª, il se rappelait brusquement que cíÈtait justement ce jour-l‡, il se disait: ´Ah! non, ce níest pas la peine de lui demander de venir, jíaurais d˚ y penser plus tÙt, cíest le jour o˘ elle va avec son amie ‡ líHippodrome. RÈservons-nous pour ce qui est possible; cíest inutile de síuser ‡ proposer des choses inacceptables et refusÈes díavance.ª Et ce devoir qui incombait ‡ Odette díaller ‡ líHippodrome et devant lequel Swann síinclinait ainsi ne lui paraissait pas seulement inÈluctable; mais ce caractËre de nÈcessitÈ dont il Ètait empreint semblait rendre plausible et lÈgitime tout ce qui de prËs ou de loin se rapportait ‡ lui. Si Odette dans la rue ayant reÁu díun passant un salut qui avait ÈveillÈ la jalousie de Swann, elle rÈpondait aux questions de celui-ci en rattachant líexistence de líinconnu ‡ un des deux ou trois grands devoirs dont elle lui parlait, si, par exemple, elle disait: ´Cíest un monsieur qui Ètait dans la loge de mon amie avec qui je vais ‡ líHippodromeª, cette explication calmait les soupÁons de Swann, qui en effet trouvait inÈvitable que líamie e˚t díautre invitÈs quíOdette dans sa loge ‡ líHippodrome, mais níavait jamais cherchÈ ou rÈussi ‡ se les figurer. Ah! comme il e˚t aimÈ la connaÓtre, líamie qui allait ‡ líHippodrome, et quíelle líy emmen‚t avec Odette! Comme il aurait donnÈ toutes ses relations pour níimporte quelle personne quíavait líhabitude de voir Odette, f˚t-ce une manucure ou une demoiselle de magasin. Il e˚t fait pour elles plus de frais que pour des reines. Ne lui auraient-elles pas fourni, dans ce quíelles contenaient de la vie díOdette, le seul calmant efficace pour ses souffrances? Comme il aurait couru avec joie passer les journÈes chez telle de ces petites gens avec lesquelles Odette gardait des relations, soit par intÈrÍt, soit par simplicitÈ vÈritable. Comme il e˚t volontiers Èlu domicile ‡ jamais au cinquiËme Ètage de telle maison sordide et enviÈe o˘ Odette ne líemmenait pas, et o˘, síil y avait habitÈ avec la petite couturiËre retirÈe dont il e˚t volontiers fait semblant díÍtre líamant, il aurait presque chaque jour reÁu sa visite. Dans ces quartiers presque populaires, quelle existence modeste, abjecte, mais douce, mais nourrie de calme et de bonheur, il e˚t acceptÈ de vivre indÈfiniment.

Il arrivait encore parfois, quand, ayant rencontrÈ Swann, elle voyait síapprocher díelle quelquíun quíil ne connaissait pas, quíil p˚t remarquer sur le visage díOdette cette tristesse quíelle avait eue le jour o˘ il Ètait venu pour la voir pendant que Forcheville Ètait l‡. Mais cíÈtait rare; car les jours o˘ malgrÈ tout ce quíelle avait ‡ faire et la crainte de ce que penserait le monde, elle arrivait ‡ voir Swann, ce qui dominait maintenant dans son attitude Ètait líassurance: grand contraste, peut-Ítre revanche inconsciente ou rÈaction naturelle de líÈmotion craintive quíaux premiers temps o˘ elle líavait connu, elle Èprouvait auprËs de lui, et mÍme loin de lui, quand elle commenÁait une lettre par ces mots: ´Mon ami, ma main tremble si fort que je peux ‡ peine Ècrireª (elle le prÈtendait du moins et un peu de cet Èmoi devait Ítre sincËre pour quíelle dÈsir‚t díen feindre davantage). Swann lui plaisait alors. On ne tremble jamais que pour soi, que pour ceux quíon aime. Quand notre bonheur níest plus dans leurs mains, de quel calme, de quelle aisance, de quelle hardiesse on jouit auprËs díeux! En lui parlant, en lui Ècrivant, elle níavait plus de ces mots par lesquels elle cherchait ‡ se donner líillusion quíil lui appartenait, faisant naÓtre les occasions de dire ´monª, ´mienª, quand il síagissait de lui: ´Vous Ítes mon bien, cíest le parfum de notre amitiÈ, je le gardeª, de lui parler de líavenir, de la mort mÍme, comme díune seule chose pour eux deux. Dans ce temps-l‡, ‡ tout de quíil disait, elle rÈpondait avec admiration: ´Vous, vous ne serez jamais comme tout le mondeª; elle regardait sa longue tÍte un peu chauve, dont les gens qui connaissaient les succËs de Swann pensaient: ´Il níest pas rÈguliËrement beau si vous voulez, mais il est chic: ce toupet, ce monocle, ce sourire!ª, et, plus curieuse peut-Ítre de connaÓtre ce quíil Ètait que dÈsireuse díÍtre sa maÓtresse, elle disait:

ó´Si je pouvais savoir ce quíil y a dans cette tÍte l‡!ª

Maintenant, ‡ toutes les paroles de Swann elle rÈpondait díun ton parfois irritÈ, parfois indulgent:

ó´Ah! tu ne seras donc jamais comme tout le monde!ª

Elle regardait cette tÍte qui níÈtait quíun peu plus vieillie par le souci (mais dont maintenant tous pensaient, en vertu de cette mÍme aptitude qui permet de dÈcouvrir les intentions díun morceau symphonique dont on a lu le programme, et les ressemblances díun enfant quand on connaÓt sa parentÈ: ´Il níest pas positivement laid si vous voulez, mais il est ridicule: ce monocle, ce toupet, ce sourire!ª, rÈalisant dans leur imagination suggestionnÈe la dÈmarcation immatÈrielle qui sÈpare ‡ quelques mois de distance une tÍte díamant de cúur et une tÍte de cocu), elle disait:

ó´Ah! si je pouvais changer, rendre raisonnable ce quíil y a dans cette tÍte-l‡.ª

Toujours prÍt ‡ croire ce quíil souhaitait si seulement les maniËres díÍtre díOdette avec lui laissaient place au doute, il se jetait avidement sur cette parole:

ó´Tu le peux si tu le veux, lui disait-il.ª

Et il t‚chait de lui montrer que líapaiser, le diriger, le faire travailler, serait une noble t‚che ‡ laquelle ne demandaient quí‡ se vouer díautres femmes quíelle, entre les mains desquelles il est vrai díajouter que la noble t‚che ne lui e˚t paru plus quíune indiscrËte et insupportable usurpation de sa libertÈ. ´Si elle ne míaimait pas un peu, se disait-il, elle ne souhaiterait pas de me transformer. Pour me transformer, il faudra quíelle me voie davantage.ª Ainsi trouvait-il dans ce reproche quíelle lui faisait, comme une preuve díintÈrÍt, díamour peut-Ítre; et en effet, elle lui en donnait maintenant si peu quíil Ètait obligÈ de considÈrer comme telles les dÈfenses quíelle lui faisait díune chose ou díune autre. Un jour, elle lui dÈclara quíelle níaimait pas son cocher, quíil lui montait peut-Ítre la tÍte contre elle, quíen tous cas il níÈtait pas avec lui de líexactitude et de la dÈfÈrence quíelle voulait. Elle sentait quíil dÈsirait lui entendre dire: ´Ne le prends plus pour venir chez moiª, comme il aurait dÈsirÈ un baiser. Comme elle Ètait de bonne humeur, elle le lui dit; il fut attendri. Le soir, causant avec M. de Charlus avec qui il avait la douceur de pouvoir parler díelle ouvertement (car les moindres propos quíil tenait, mÍme aux personnes qui ne la connaissaient pas, se rapportaient en quelque maniËre ‡ elle), il lui dit:

óJe crois pourtant quíelle míaime; elle est si gentille pour moi, ce que je fais ne lui est certainement pas indiffÈrent.

Et si, au moment díaller chez elle, montant dans sa voiture avec un ami quíil devait laisser en route, líautre lui disait:

ó´Tiens, ce níest pas LorÈdan qui est sur le siËge?ª, avec quelle joie mÈlancolique Swann lui rÈpondait:

ó´Oh! sapristi non! je te dirai, je ne peux pas prendre LorÈdan quand je vais rue La PÈrouse. Odette níaime pas que je prenne LorÈdan, elle ne le trouve pas bien pour moi; enfin que veux-tu, les femmes, tu sais! je sais que Áa lui dÈplairait beaucoup. Ah bien oui! je níaurais eu quí‡ prendre RÈmi! jíen aurais eu une histoire!ª

Ces nouvelles faÁons indiffÈrentes, distraites, irritables, qui Ètaient maintenant celles díOdette avec lui, certes Swann en souffrait; mais il ne connaissait pas sa souffrance; comme cíÈtait progressivement, jour par jour, quíOdette síÈtait refroidie ‡ son Ègard, ce níest quíen mettant en regard de ce quíelle Ètait aujourdíhui ce quíelle avait ÈtÈ au dÈbut, quíil aurait pu sonder la profondeur du changement qui síÈtait accompli. Or ce changement cíÈtait sa profonde, sa secrËte blessure, qui lui faisait mal jour et nuit, et dËs quíil sentait que ses pensÈes allaient un peu trop prËs díelle, vivement il les dirigeait díun autre cÙtÈ de peur de trop souffrir. Il se disait bien díune faÁon abstraite: ´Il fut un temps o˘ Odette míaimait davantageª, mais jamais il ne revoyait ce temps. De mÍme quíil y avait dans son cabinet une commode quíil síarrangeait ‡ ne pas regarder, quíil faisait un crochet pour Èviter en entrant et en sortant, parce que dans un tiroir Ètaient serrÈs le chrysanthËme quíelle lui avait donnÈ le premier soir o˘ il líavait reconduite, les lettres o˘ elle disait: ´Que níy avez-vous oubliÈ aussi votre cúur, je ne vous aurais pas laissÈ le reprendreª et: ´A quelque heure du jour et de la nuit que vous ayez besoin de moi, faites-moi signe et disposez de ma vieª, de mÍme il y avait en lui une place dont il ne laissait jamais approcher son esprit, lui faisant faire síil le fallait le dÈtour díun long raisonnement pour quíil níe˚t pas ‡ passer devant elle: cíÈtait celle o˘ vivait le souvenir des jours heureux.

Mais sa si prÈcautionneuse prudence fut dÈjouÈe un soir quíil Ètait allÈ dans le monde.

CíÈtait chez la marquise de Saint-Euverte, ‡ la derniËre, pour cette annÈe-l‡, des soirÈes o˘ elle faisait entendre des artistes qui lui servaient ensuite pour ses concerts de charitÈ. Swann, qui avait voulu successivement aller ‡ toutes les prÈcÈdentes et níavait pu síy rÈsoudre, avait reÁu, tandis quíil síhabillait pour se rendre ‡ celle-ci, la visite du baron de Charlus qui venait lui offrir de retourner avec lui chez la marquise, si sa compagnie devait líaider ‡ síy ennuyer un peu moins, ‡ síy trouver moins triste. Mais Swann lui avait rÈpondu:

ó´Vous ne doutez pas du plaisir que jíaurais ‡ Ítre avec vous. Mais le plus grand plaisir que vous puissiez me faire cíest díaller plutÙt voir Odette. Vous savez líexcellente influence que vous avez sur elle. Je crois quíelle ne sort pas ce soir avant díaller chez son ancienne couturiËre o˘ du reste elle sera s˚rement contente que vous líaccompagniez. En tous cas vous la trouveriez chez elle avant. T‚chez de la distraire et aussi de lui parler raison. Si vous pouviez arranger quelque chose pour demain qui lui plaise et que nous pourrions faire tous les trois ensemble. T‚chez aussi de poser des jalons pour cet ÈtÈ, si elle avait envie de quelque chose, díune croisiËre que nous ferions tous les trois, que sais-je? Quant ‡ ce soir, je ne compte pas la voir; maintenant si elle le dÈsirait ou si vous trouviez un joint, vous níavez quí‡ míenvoyer un mot chez Mme de Saint-Euverte jusquí‡ minuit, et aprËs chez moi. Merci de tout ce que vous faites pour moi, vous savez comme je vous aime.ª

Le baron lui promit díaller faire la visite quíil dÈsirait aprËs quíil líaurait conduit jusquí‡ la porte de líhÙtel Saint-Euverte, o˘ Swann arriva tranquillisÈ par la pensÈe que M. de Charlus passerait la soirÈe rue La PÈrouse, mais dans un Ètat de mÈlancolique indiffÈrence ‡ toutes les choses qui ne touchaient pas Odette, et en particulier aux choses mondaines, qui leur donnait le charme de ce qui, níÈtant plus un but pour notre volontÈ, nous apparaÓt en soi-mÍme. DËs sa descente de voiture, au premier plan de ce rÈsumÈ fictif de leur vie domestique que les maÓtresses de maison prÈtendent offrir ‡ leurs invitÈs les jours de cÈrÈmonie et o˘ elles cherchent ‡ respecter la vÈritÈ du costume et celle du dÈcor, Swann prit plaisir ‡ voir les hÈritiers des ´tigresª de Balzac, les grooms, suivants ordinaires de la promenade, qui, chapeautÈs et bottÈs, restaient dehors devant líhÙtel sur le sol de líavenue, ou devant les Ècuries, comme des jardiniers auraient ÈtÈ rangÈs ‡ líentrÈe de leurs parterres. La disposition particuliËre quíil avait toujours eue ‡ chercher des analogies entre les Ítres vivants et les portraits des musÈes síexerÁait encore mais díune faÁon plus constante et plus gÈnÈrale; cíest la vie mondaine tout entiËre, maintenant quíil en Ètait dÈtachÈ, qui se prÈsentait ‡ lui comme une suite de tableaux. Dans le vestibule o˘, autrefois, quand il Ètait un mondain, il entrait enveloppÈ dans son pardessus pour en sortir en frac, mais sans savoir ce qui síy Ètait passÈ, Ètant par la pensÈe, pendant les quelques instants quíil y sÈjournait, ou bien encore dans la fÍte quíil venait de quitter, ou bien dÈj‡ dans la fÍte o˘ on allait líintroduire, pour la premiËre fois il remarqua, rÈveillÈe par líarrivÈe inopinÈe díun invitÈ aussi tardif, la meute Èparse, magnifique et dÈsúuvrÈe de grands valets de pied qui dormaient Á‡ et l‡ sur des banquettes et des coffres et qui, soulevant leurs nobles profils aigus de lÈvriers, se dressËrent et, rassemblÈs, formËrent le cercle autour de lui.

Líun díeux, díaspect particuliËrement fÈroce et assez semblable ‡ líexÈcuteur dans certains tableaux de la Renaissance qui figurent des supplices, síavanÁa vers lui díun air implacable pour lui prendre ses affaires. Mais la duretÈ de son regard díacier Ètait compensÈe par la douceur de ses gants de fil, si bien quíen approchant de Swann il semblait tÈmoigner du mÈpris pour sa personne et des Ègards pour son chapeau. Il le prit avec un soin auquel líexactitude de sa pointure donnait quelque chose de mÈticuleux et une dÈlicatesse que rendait presque touchante líappareil de sa force. Puis il le passa ‡ un de ses aides, nouveau, et timide, qui exprimait líeffroi quíil ressentait en roulant en tous sens des regards furieux et montrait líagitation díune bÍte captive dans les premiËres heures de sa domesticitÈ.

A quelques pas, un grand gaillard en livrÈe rÍvait, immobile, sculptural, inutile, comme ce guerrier purement dÈcoratif quíon voit dans les tableaux les plus tumultueux de Mantegna, songer, appuyÈ sur son bouclier, tandis quíon se prÈcipite et quíon síÈgorge ‡ cÙtÈ de lui; dÈtachÈ du groupe de ses camarades qui síempressaient autour de Swann, il semblait aussi rÈsolu ‡ se dÈsintÈresser de cette scËne, quíil suivait vaguement de ses yeux glauques et cruels, que si Áíe˚t ÈtÈ le massacre des Innocents ou le martyre de saint Jacques. Il semblait prÈcisÈment appartenir ‡ cette race disparueóou qui peut-Ítre níexista jamais que dans le retable de San Zeno et les fresques des Eremitani o˘ Swann líavait approchÈe et o˘ elle rÍve encoreóissue de la fÈcondation díune statue antique par quelque modËle padouan du MaÓtre ou quelque saxon díAlbert D¸rer. Et les mËches de ses cheveux roux crespelÈs par la nature, mais collÈs par la brillantine, Ètaient largement traitÈes comme elles sont dans la sculpture grecque quíÈtudiait sans cesse le peintre de Mantoue, et qui, si dans la crÈation elle ne figure que líhomme, sait du moins tirer de ses simples formes des richesses si variÈes et comme empruntÈes ‡ toute la nature vivante, quíune chevelure, par líenroulement lisse et les becs aigus de ses boucles, ou dans la superposition du triple et fleurissant diadËme de ses tresses, a líair ‡ la fois díun paquet díalgues, díune nichÈe de colombes, díun bandeau de jacinthes et díune torsade de serpent.

Díautres encore, colossaux aussi, se tenaient sur les degrÈs díun escalier monumental que leur prÈsence dÈcorative et leur immobilitÈ marmorÈenne auraient pu faire nommer comme celui du Palais Ducal: ´líEscalier des GÈantsª et dans lequel Swann síengagea avec la tristesse de penser quíOdette ne líavait jamais gravi. Ah! avec quelle joie au contraire il e˚t grimpÈ les Ètages noirs, mal odorants et casse-cou de la petite couturiËre retirÈe, dans le ´cinquiËmeª de laquelle il aurait ÈtÈ si heureux de payer plus cher quíune avant-scËne hebdomadaire ‡ líOpÈra le droit de passer la soirÈe quand Odette y venait et mÍme les autres jours pour pouvoir parler díelle, vivre avec les gens quíelle avait líhabitude de voir quand il níÈtait pas l‡ et qui ‡ cause de cela lui paraissaient recÈler, de la vie de sa maÓtresse, quelque chose de plus rÈel, de plus inaccessible et de plus mystÈrieux. Tandis que dans cet escalier pestilentiel et dÈsirÈ de líancienne couturiËre, comme il níy en avait pas un second pour le service, on voyait le soir devant chaque porte une boÓte au lait vide et sale prÈparÈe sur le paillasson, dans líescalier magnifique et dÈdaignÈ que Swann montait ‡ ce moment, díun cÙtÈ et de líautre, ‡ des hauteurs diffÈrentes, devant chaque anfractuositÈ que faisait dans le mur la fenÍtre de la loge, ou la porte díun appartement, reprÈsentant le service intÈrieur quíils dirigeaient et en faisant hommage aux invitÈs, un concierge, un majordome, un argentier (braves gens qui vivaient le reste de la semaine un peu indÈpendants dans leur domaine, y dÓnaient chez eux comme de petits boutiquiers et seraient peut-Ítre demain au service bourgeois díun mÈdecin ou díun industriel) attentifs ‡ ne pas manquer aux recommandations quíon leur avait faites avant de leur laisser endosser la livrÈe Èclatante quíils ne revÍtaient quí‡ de rares intervalles et dans laquelle ils ne se sentaient pas trËs ‡ leur aise, se tenaient sous líarcature de leur portail avec un Èclat pompeux tempÈrÈ de bonhomie populaire, comme des saints dans leur niche; et un Ènorme suisse, habillÈ comme ‡ líÈglise, frappait les dalles de sa canne au passage de chaque arrivant. Parvenu en haut de líescalier le long duquel líavait suivi un domestique ‡ face blÍme, avec une petite queue de cheveux, nouÈs díun catogan, derriËre la tÍte, comme un sacristain de Goya ou un tabellion du rÈpertoire, Swann passa devant un bureau o˘ des valets, assis comme des notaires devant de grands registres, se levËrent et inscrivirent son nom. Il traversa alors un petit vestibule qui,ótel que certaines piËces amÈnagÈes par leur propriÈtaire pour servir de cadre ‡ une seule úuvre díart, dont elles tirent leur nom, et díune nuditÈ voulue, ne contiennent rien díautreó, exhibait ‡ son entrÈe, comme quelque prÈcieuse effigie de Benvenuto Cellini reprÈsentant un homme de guet, un jeune valet de pied, le corps lÈgËrement flÈchi en avant, dressant sur son hausse-col rouge une figure plus rouge encore dío˘ síÈchappaient des torrents de feu, de timiditÈ et de zËle, et qui, perÁant les tapisseries díAubusson tendues devant le salon o˘ on Ècoutait la musique, de son regard impÈtueux, vigilant, Èperdu, avait líair, avec une impassibilitÈ militaire ou une foi surnaturelle,óallÈgorie de líalarme, incarnation de líattente, commÈmoration du branle-bas,ódíÈpier, ange ou vigie, díune tour de donjon ou de cathÈdrale, líapparition de líennemi ou líheure du Jugement. Il ne restait plus ‡ Swann quí‡ pÈnÈtrer dans la salle du concert dont un huissier chargÈ de chaÓnes lui ouvrit les portes, en síinclinant, comme il lui aurait remis les clefs díune ville. Mais il pensait ‡ la maison o˘ il aurait pu se trouver en ce moment mÍme, si Odette líavait permis, et le souvenir entrevu díune boÓte au lait vide sur un paillasson lui serra le cúur.

Swann retrouva rapidement le sentiment de la laideur masculine, quand, au del‡ de la tenture de tapisserie, au spectacle des domestiques succÈda celui des invitÈs. Mais cette laideur mÍme de visages quíil connaissait pourtant si bien, lui semblait neuve depuis que leurs traits,óau lieu díÍtre pour lui des signes pratiquement utilisables ‡ líidentification de telle personne qui lui avait reprÈsentÈ jusque-l‡ un faisceau de plaisirs ‡ poursuivre, díennuis ‡ Èviter, ou de politesses ‡ rendre,óreposaient, coordonnÈs seulement par des rapports esthÈtiques, dans líautonomie de leurs lignes. Et en ces hommes, au milieu desquels Swann se trouva enserrÈ, il níÈtait pas jusquíaux monocles que beaucoup portaient (et qui, autrefois, auraient tout au plus permis ‡ Swann de dire quíils portaient un monocle), qui, dÈliÈs maintenant de signifier une habitude, la mÍme pour tous, ne lui apparussent chacun avec une sorte díindividualitÈ. Peut-Ítre parce quíil ne regarda le gÈnÈral de Froberville et le marquis de BrÈautÈ qui causaient dans líentrÈe que comme deux personnages dans un tableau, alors quíils avaient ÈtÈ longtemps pour lui les amis utiles qui líavaient prÈsentÈ au Jockey et assistÈ dans des duels, le monocle du gÈnÈral, restÈ entre ses paupiËres comme un Èclat díobus dans sa figure vulgaire, balafrÈe et triomphale, au milieu du front quíil Èborgnait comme líúil unique du cyclope, apparut ‡ Swann comme une blessure monstrueuse quíil pouvait Ítre glorieux díavoir reÁue, mais quíil Ètait indÈcent díexhiber; tandis que celui que M. de BrÈautÈ ajoutait, en signe de festivitÈ, aux gants gris perle, au ´gibusª, ‡ la cravate blanche et substituait au binocle familier (comme faisait Swann lui-mÍme) pour aller dans le monde, portait collÈ ‡ son revers, comme une prÈparation díhistoire naturelle sous un microscope, un regard infinitÈsimal et grouillant díamabilitÈ, qui ne cessait de sourire ‡ la hauteur des plafonds, ‡ la beautÈ des fÍtes, ‡ líintÈrÍt des programmes et ‡ la qualitÈ des rafraÓchissements.

óTiens, vous voil‡, mais il y a des ÈternitÈs quíon ne vous a vu, dit ‡ Swann le gÈnÈral qui, remarquant ses traits tirÈs et en concluant que cíÈtait peut-Ítre une maladie grave qui líÈloignait du monde, ajouta: ´Vous avez bonne mine, vous savez!ª pendant que M. de BrÈautÈ demandait:

ó´Comment, vous, mon cher, quíest-ce que vous pouvez bien faire ici?ª ‡ un romancier mondain qui venait díinstaller au coin de son úil un monocle, son seul organe díinvestigation psychologique et díimpitoyable analyse, et rÈpondit díun air important et mystÈrieux, en roulant lír:

ó´Jíobserve.ª

Le monocle du marquis de Forestelle Ètait minuscule, níavait aucune bordure et obligeant ‡ une crispation incessante et douloureuse líúil o˘ il síincrustait comme un cartilage superflu dont la prÈsence est inexplicable et la matiËre recherchÈe, il donnait au visage du marquis une dÈlicatesse mÈlancolique, et le faisait juger par les femmes comme capable de grands chagrins díamour. Mais celui de M. de Saint-CandÈ, entourÈ díun gigantesque anneau, comme Saturne, Ètait le centre de gravitÈ díune figure qui síordonnait ‡ tout moment par rapport ‡ lui, dont le nez frÈmissant et rouge et la bouche lippue et sarcastique t‚chaient par leurs grimaces díÍtre ‡ la hauteur des feux roulants díesprit dont Ètincelait le disque de verre, et se voyait prÈfÈrer aux plus beaux regards du monde par des jeunes femmes snobs et dÈpravÈes quíil faisait rÍver de charmes artificiels et díun raffinement de voluptÈ; et cependant, derriËre le sien, M. de Palancy qui avec sa grosse tÍte de carpe aux yeux ronds, se dÈplaÁait lentement au milieu des fÍtes, en desserrant díinstant en instant ses mandibules comme pour chercher son orientation, avait líair de transporter seulement avec lui un fragment accidentel, et peut-Ítre purement symbolique, du vitrage de son aquarium, partie destinÈe ‡ figurer le tout qui rappela ‡ Swann, grand admirateur des Vices et des Vertus de Giotto ‡ Padoue, cet Injuste ‡ cÙtÈ duquel un rameau feuillu Èvoque les forÍts o˘ se cache son repaire.

Swann síÈtait avancÈ, sur líinsistance de Mme de Saint-Euverte et pour entendre un air díOrphÈe quíexÈcutait un fl˚tiste, síÈtait mis dans un coin o˘ il avait malheureusement comme seule perspective deux dames dÈj‡ m˚res assises líune ‡ cÙtÈ de líautre, la marquise de Cambremer et la vicomtesse de Franquetot, lesquelles, parce quíelles Ètaient cousines, passaient leur temps dans les soirÈes, portant leurs sacs et suivies de leurs filles, ‡ se chercher comme dans une gare et níÈtaient tranquilles que quand elles avaient marquÈ, par leur Èventail ou leur mouchoir, deux places voisines: Mme de Cambremer, comme elle avait trËs peu de relations, Ètant díautant plus heureuse díavoir une compagne, Mme de Franquetot, qui Ètait au contraire trËs lancÈe, trouvait quelque chose díÈlÈgant, díoriginal, ‡ montrer ‡ toutes ses belles connaissances quíelle leur prÈfÈrait une dame obscure avec qui elle avait en commun des souvenirs de jeunesse. Plein díune mÈlancolique ironie, Swann les regardait Ècouter líintermËde de piano (´Saint FranÁois parlant aux oiseauxª, de Liszt) qui avait succÈdÈ ‡ líair de fl˚te, et suivre le jeu vertigineux du virtuose. Mme de Franquetot anxieusement, les yeux Èperdus comme si les touches sur lesquelles il courait avec agilitÈ avaient ÈtÈ une suite de trapËzes dío˘ il pouvait tomber díune hauteur de quatre-vingts mËtres, et non sans lancer ‡ sa voisine des regards díÈtonnement, de dÈnÈgation qui signifiaient: ´Ce níest pas croyable, je níaurais jamais pensÈ quíun homme p˚t faire celaª, Mme de Cambremer, en femme qui a reÁu une forte Èducation musicale, battant la mesure avec sa tÍte transformÈe en balancier de mÈtronome dont líamplitude et la rapiditÈ díoscillations díune Èpaule ‡ líautre Ètaient devenues telles (avec cette espËce díÈgarement et díabandon du regard quíont les douleurs qui ne se connaissent plus ni ne cherchent ‡ se maÓtriser et disent: ´Que voulez-vous!ª) quí‡ tout moment elle accrochait avec ses solitaires les pattes de son corsage et Ètait obligÈe de redresser les raisins noirs quíelle avait dans les cheveux, sans cesser pour cela díaccÈlÈrer le mouvement. De líautre cÙtÈ de Mme de Franquetot, mais un peu en avant, Ètait la marquise de Gallardon, occupÈe ‡ sa pensÈe favorite, líalliance quíelle avait avec les Guermantes et dío˘ elle tirait pour le monde et pour elle-mÍme beaucoup de gloire avec quelque honte, les plus brillants díentre eux la tenant un peu ‡ líÈcart, peut-Ítre parce quíelle Ètait ennuyeuse, ou parce quíelle Ètait mÈchante, ou parce quíelle Ètait díune branche infÈrieure, ou peut-Ítre sans aucune raison. Quand elle se trouvait auprËs de quelquíun quíelle ne connaissait pas, comme en ce moment auprËs de Mme de Franquetot, elle souffrait que la conscience quíelle avait de sa parentÈ avec les Guermantes ne p˚t se manifester extÈrieurement en caractËres visibles comme ceux qui, dans les mosaÔques des Èglises byzantines, placÈs les uns au-dessous des autres, inscrivent en une colonne verticale, ‡ cÙtÈ díun Saint Personnage les mots quíil est censÈ prononcer. Elle songeait en ce moment quíelle níavait jamais reÁu une invitation ni une visite de sa jeune cousine la princesse des Laumes, depuis six ans que celle-ci Ètait mariÈe. Cette pensÈe la remplissait de colËre, mais aussi de fiertÈ; car ‡ force de dire aux personnes qui síÈtonnaient de ne pas la voir chez Mme des Laumes, que cíest parce quíelle aurait ÈtÈ exposÈe ‡ y rencontrer la princesse Mathildeóce que sa famille ultra-lÈgitimiste ne lui aurait jamais pardonnÈ, elle avait fini par croire que cíÈtait en effet la raison pour laquelle elle níallait pas chez sa jeune cousine. Elle se rappelait pourtant quíelle avait demandÈ plusieurs fois ‡ Mme des Laumes comment elle pourrait faire pour la rencontrer, mais ne se le rappelait que confusÈment et díailleurs neutralisait et au del‡ ce souvenir un peu humiliant en murmurant: ´Ce níest tout de mÍme pas ‡ moi ‡ faire les premiers pas, jíai vingt ans de plus quíelle.ª Gr‚ce ‡ la vertu de ces paroles intÈrieures, elle rejetait fiËrement en arriËre ses Èpaules dÈtachÈes de son buste et sur lesquelles sa tÍte posÈe presque horizontalement faisait penser ‡ la tÍte ´rapportÈeª díun orgueilleux faisan quíon sert sur une table avec toutes ses plumes. Ce níest pas quíelle ne f˚t par nature courtaude, hommasse et boulotte; mais les camouflets líavaient redressÈe comme ces arbres qui, nÈs dans une mauvaise position au bord díun prÈcipice, sont forcÈs de croÓtre en arriËre pour garder leur Èquilibre. ObligÈe, pour se consoler de ne pas Ítre tout ‡ fait líÈgale des autres Guermantes, de se dire sans cesse que cíÈtait par intransigeance de principes et fiertÈ quíelle les voyait peu, cette pensÈe avait fini par modeler son corps et par lui enfanter une sorte de prestance qui passait aux yeux des bourgeoises pour un signe de race et troublait quelquefois díun dÈsir fugitif le regard fatiguÈ des hommes de cercle. Si on avait fait subir ‡ la conversation de Mme de Gallardon ces analyses qui en relevant la frÈquence plus ou moins grande de chaque terme permettent de dÈcouvrir la clef díun langage chiffrÈ, on se f˚t rendu compte quíaucune expression, mÍme la plus usuelle, níy revenait aussi souvent que ´chez mes cousins de Guermantesª, ´chez ma tante de Guermantesª, ´la santÈ díElzÈar de Guermantesª, ´la baignoire de ma cousine de Guermantesª. Quand on lui parlait díun personnage illustre, elle rÈpondait que, sans le connaÓtre personnellement, elle líavait rencontrÈ mille fois chez sa tante de Guermantes, mais elle rÈpondait cela díun ton si glacial et díune voix si sourde quíil Ètait clair que si elle ne le connaissait pas personnellement cíÈtait en vertu de tous les principes indÈracinables et entÍtÈs auxquels ses Èpaules touchaient en arriËre, comme ‡ ces Èchelles sur lesquelles les professeurs de gymnastique vous font Ètendre pour vous dÈvelopper le thorax.

Or, la princesse des Laumes quíon ne se serait pas attendu ‡ voir chez Mme de Saint-Euverte, venait prÈcisÈment díarriver. Pour montrer quíelle ne cherchait pas ‡ faire sentir dans un salon o˘ elle ne venait que par condescendance, la supÈrioritÈ de son rang, elle Ètait entrÈe en effaÁant les Èpaules l‡ mÍme o˘ il níy avait aucune foule ‡ fendre et personne ‡ laisser passer, restant exprËs dans le fond, de líair díy Ítre ‡ sa place, comme un roi qui fait la queue ‡ la porte díun thÈ‚tre tant que les autoritÈs níont pas ÈtÈ prÈvenues quíil est l‡; et, bornant simplement son regardópour ne pas avoir líair de signaler sa prÈsence et de rÈclamer des Ègardsó‡ la considÈration díun dessin du tapis ou de sa propre jupe, elle se tenait debout ‡ líendroit qui lui avait paru le plus modeste (et dío˘ elle savait bien quíune exclamation ravie de Mme de Saint-Euverte allait la tirer dËs que celle-ci líaurait aperÁue), ‡ cÙtÈ de Mme de Cambremer qui lui Ètait inconnue. Elle observait la mimique de sa voisine mÈlomane, mais ne líimitait pas. Ce níest pas que, pour une fois quíelle venait passer cinq minutes chez Mme de Saint-Euverte, la princesse des Laumes níe˚t souhaitÈ, pour que la politesse quíelle lui faisait compt‚t double, se montrer le plus aimable possible. Mais par nature, elle avait horreur de ce quíelle appelait ´les exagÈrationsª et tenait ‡ montrer quíelle ´níavait pas ‡ª se livrer ‡ des manifestations qui níallaient pas avec le ´genreª de la coterie o˘ elle vivait, mais qui pourtant díautre part ne laissaient pas de líimpressionner, ‡ la faveur de cet esprit díimitation voisin de la timiditÈ que dÈveloppe chez les gens les plus s˚rs díeux-mÍmes líambiance díun milieu nouveau, f˚t-il infÈrieur. Elle commenÁait ‡ se demander si cette gesticulation níÈtait pas rendue nÈcessaire par le morceau quíon jouait et qui ne rentrait peut-Ítre pas dans le cadre de la musique quíelle avait entendue jusquí‡ ce jour, si síabstenir níÈtait pas faire preuve díincomprÈhension ‡ líÈgard de líúuvre et díinconvenance vis-‡-vis de la maÓtresse de la maison: de sorte que pour exprimer par une ´cote mal taillÈeª ses sentiments contradictoires, tantÙt elle se contentait de remonter la bride de ses Èpaulettes ou díassurer dans ses cheveux blonds les petites boules de corail ou díÈmail rose, givrÈes de diamant, qui lui faisaient une coiffure simple et charmante, en examinant avec une froide curiositÈ sa fougueuse voisine, tantÙt de son Èventail elle battait pendant un instant la mesure, mais, pour ne pas abdiquer son indÈpendance, ‡ contretemps. Le pianiste ayant terminÈ le morceau de Liszt et ayant commencÈ un prÈlude de Chopin, Mme de Cambremer lanÁa ‡ Mme de Franquetot un sourire attendri de satisfaction compÈtente et díallusion au passÈ. Elle avait appris dans sa jeunesse ‡ caresser les phrases, au long col sinueux et dÈmesurÈ, de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles, qui commencent par chercher et essayer leur place en dehors et bien loin de la direction de leur dÈpart, bien loin du point o˘ on avait pu espÈrer quíatteindrait leur attouchement, et qui ne se jouent dans cet Ècart de fantaisie que pour revenir plus dÈlibÈrÈment,ódíun retour plus prÈmÈditÈ, avec plus de prÈcision, comme sur un cristal qui rÈsonnerait jusquí‡ faire crier,óvous frapper au cúur.

Vivant dans une famille provinciale qui avait peu de relations, níallant guËre au bal, elle síÈtait grisÈe dans la solitude de son manoir, ‡ ralentir, ‡ prÈcipiter la danse de tous ces couples imaginaires, ‡ les Ègrener comme des fleurs, ‡ quitter un moment le bal pour entendre le vent souffler dans les sapins, au bord du lac, et ‡ y voir tout díun coup síavancer, plus diffÈrent de tout ce quíon a jamais rÍvÈ que ne sont les amants de la terre, un mince jeune homme ‡ la voix un peu chantante, ÈtrangËre et fausse, en gants blancs. Mais aujourdíhui la beautÈ dÈmodÈe de cette musique semblait dÈfraÓchie. PrivÈe depuis quelques annÈes de líestime des connaisseurs, elle avait perdu son honneur et son charme et ceux mÍmes dont le go˚t est mauvais níy trouvaient plus quíun plaisir inavouÈ et mÈdiocre. Mme de Cambremer jeta un regard furtif derriËre elle. Elle savait que sa jeune bru (pleine de respect pour sa nouvelle famille, sauf en ce qui touchait les choses de líesprit sur lesquelles, sachant jusquí‡ líharmonie et jusquíau grec, elle avait des lumiËres spÈciales) mÈprisait Chopin et souffrait quand elle en entendait jouer. Mais loin de la surveillance de cette wagnÈrienne qui Ètait plus loin avec un groupe de personnes de son ‚ge, Mme de Cambremer se laissait aller ‡ des impressions dÈlicieuses. La princesse des Laumes les Èprouvait aussi. Sans Ítre par nature douÈe pour la musique, elle avait reÁu il y a quinze ans les leÁons quíun professeur de piano du faubourg Saint-Germain, femme de gÈnie qui avait ÈtÈ ‡ la fin de sa vie rÈduite ‡ la misËre, avait recommencÈ, ‡ lí‚ge de soixante-dix ans, ‡ donner aux filles et aux petites-filles de ses anciennes ÈlËves. Elle Ètait morte aujourdíhui. Mais sa mÈthode, son beau son, renaissaient parfois sous les doigts de ses ÈlËves, mÍme de celles qui Ètaient devenues pour le reste des personnes mÈdiocres, avaient abandonnÈ la musique et níouvraient presque plus jamais un piano. Aussi Mme des Laumes put-elle secouer la tÍte, en pleine connaissance de cause, avec une apprÈciation juste de la faÁon dont le pianiste jouait ce prÈlude quíelle savait par cúur. La fin de la phrase commencÈe chanta díelle-mÍme sur ses lËvres. Et elle murmura ´Cíest toujours charmantª, avec un double ch au commencement du mot qui Ètait une marque de dÈlicatesse et dont elle sentait ses lËvres si romanesquement froissÈes comme une belle fleur, quíelle harmonisa instinctivement son regard avec elles en lui donnant ‡ ce moment-l‡ une sorte de sentimentalitÈ et de vague. Cependant Mme de Gallardon Ètait en train de se dire quíil Ètait f‚cheux quíelle níe˚t que bien rarement líoccasion de rencontrer la princesse des Laumes, car elle souhaitait lui donner une leÁon en ne rÈpondant pas ‡ son salut. Elle ne savait pas que sa cousine f˚t l‡. Un mouvement de tÍte de Mme de Franquetot la lui dÈcouvrit. AussitÙt elle se prÈcipita vers elle en dÈrangeant tout le monde; mais dÈsireuse de garder un air hautain et glacial qui rappel‚t ‡ tous quíelle ne dÈsirait pas avoir de relations avec une personne chez qui on pouvait se trouver nez ‡ nez avec la princesse Mathilde, et au-devant de qui elle níavait pas ‡ aller car elle níÈtait pas ´sa contemporaineª, elle voulut pourtant compenser cet air de hauteur et de rÈserve par quelque propos qui justifi‚t sa dÈmarche et forÁ‚t la princesse ‡ engager la conversation; aussi une fois arrivÈe prËs de sa cousine, Mme de Gallardon, avec un visage dur, une main tendue comme une carte forcÈe, lui dit: ´Comment va ton mari?ª de la mÍme voix soucieuse que si le prince avait ÈtÈ gravement malade. La princesse Èclatant díun rire qui lui Ètait particulier et qui Ètait destinÈ ‡ la fois ‡ montrer aux autres quíelle se moquait de quelquíun et aussi ‡ se faire paraÓtre plus jolie en concentrant les traits de son visage autour de sa bouche animÈe et de son regard brillant, lui rÈpondit:

óMais le mieux du monde!

Et elle rit encore. Cependant tout en redressant sa taille et refroidissant sa mine, inquiËte encore pourtant de líÈtat du prince, Mme de Gallardon dit ‡ sa cousine:

óOriane (ici Mme des Laumes regarda díun air ÈtonnÈ et rieur un tiers invisible vis-‡-vis duquel elle semblait tenir ‡ attester quíelle níavait jamais autorisÈ Mme de Gallardon ‡ líappeler par son prÈnom), je tiendrais beaucoup ‡ ce que tu viennes un moment demain soir chez moi entendre un quintette avec clarinette de Mozart. Je voudrais avoir ton apprÈciation.

Elle semblait non pas adresser une invitation, mais demander un service, et avoir besoin de líavis de la princesse sur le quintette de Mozart comme si Áíavait ÈtÈ un plat de la composition díune nouvelle cuisiniËre sur les talents de laquelle il lui e˚t ÈtÈ prÈcieux de recueillir líopinion díun gourmet.

óMais je connais ce quintette, je peux te dire tout de suite… que je líaime!

óTu sais, mon mari níest pas bien, son foie…, cela lui ferait grand plaisir de te voir, reprit Mme de Gallardon, faisant maintenant ‡ la princesse une obligation de charitÈ de paraÓtre ‡ sa soirÈe.

La princesse níaimait pas ‡ dire aux gens quíelle ne voulait pas aller chez eux. Tous les jours elle Ècrivait son regret díavoir ÈtÈ privÈeópar une visite inopinÈe de sa belle-mËre, par une invitation de son beau-frËre, par líOpÈra, par une partie de campagneódíune soirÈe ‡ laquelle elle níaurait jamais songÈ ‡ se rendre. Elle donnait ainsi ‡ beaucoup de gens la joie de croire quíelle Ètait de leurs relations, quíelle e˚t ÈtÈ volontiers chez eux, quíelle níavait ÈtÈ empÍchÈe de le faire que par les contretemps princiers quíils Ètaient flattÈs de voir entrer en concurrence avec leur soirÈe. Puis, faisant partie de cette spirituelle coterie des Guermantes o˘ survivait quelque chose de líesprit alerte, dÈpouillÈ de lieux communs et de sentiments convenus, qui descend de MÈrimÈe,óet a trouvÈ sa derniËre expression dans le thÈ‚tre de Meilhac et HalÈvy,óelle líadaptait mÍme aux rapports sociaux, le transposait jusque dans sa politesse qui síefforÁait díÍtre positive, prÈcise, de se rapprocher de líhumble vÈritÈ. Elle ne dÈveloppait pas longuement ‡ une maÓtresse de maison líexpression du dÈsir quíelle avait díaller ‡ sa soirÈe; elle trouvait plus aimable de lui exposer quelques petits faits dío˘ dÈpendrait quíil lui f˚t ou non possible de síy rendre.

óEcoute, je vais te dire, dit-elle ‡ Mme de Gallardon, il faut demain soir que jíaille chez une amie qui mía demandÈ mon jour depuis longtemps. Si elle nous emmËne au thÈ‚tre, il níy aura pas, avec la meilleure volontÈ, possibilitÈ que jíaille chez toi; mais si nous restons chez elle, comme je sais que nous serons seuls, je pourrai la quitter.

óTiens, tu as vu ton ami M. Swann?

óMais non, cet amour de Charles, je ne savais pas quíil f˚t l‡, je vais t‚cher quíil me voie.

óCíest drÙle quíil aille mÍme chez la mËre Saint-Euverte, dit Mme de Gallardon. Oh! je sais quíil est intelligent, ajouta-t-elle en voulant dire par l‡ intrigant, mais cela ne fait rien, un juif chez la súur et la belle-súur de deux archevÍques!

óJíavoue ‡ ma honte que je níen suis pas choquÈe, dit la princesse des Laumes.

óJe sais quíil est converti, et mÍme dÈj‡ ses parents et ses grands-parents. Mais on dit que les convertis restent plus attachÈs ‡ leur religion que les autres, que cíest une frime, est-ce vrai?

óJe suis sans lumiËres ‡ ce sujet.

Le pianiste qui avait ‡ jouer deux morceaux de Chopin, aprËs avoir terminÈ le prÈlude avait attaquÈ aussitÙt une polonaise. Mais depuis que Mme de Gallardon avait signalÈ ‡ sa cousine la prÈsence de Swann, Chopin ressuscitÈ aurait pu venir jouer lui-mÍme toutes ses úuvres sans que Mme des Laumes p˚t y faire attention. Elle faisait partie díune de ces deux moitiÈs de líhumanitÈ chez qui la curiositÈ quía líautre moitiÈ pour les Ítres quíelle ne connaÓt pas est remplacÈe par líintÈrÍt pour les Ítres quíelle connaÓt. Comme beaucoup de femmes du faubourg Saint-Germain la prÈsence dans un endroit o˘ elle se trouvait de quelquíun de sa coterie, et auquel díailleurs elle níavait rien de particulier ‡ dire, accaparait exclusivement son attention aux dÈpens de tout le reste. A partir de ce moment, dans líespoir que Swann la remarquerait, la princesse ne fit plus, comme une souris blanche apprivoisÈe ‡ qui on tend puis on retire un morceau de sucre, que tourner sa figure, remplie de mille signes de connivence dÈnuÈs de rapports avec le sentiment de la polonaise de Chopin, dans la direction o˘ Ètait Swann et si celui-ci changeait de place, elle dÈplaÁait parallËlement son sourire aimantÈ.

óOriane, ne te f‚che pas, reprit Mme de Gallardon qui ne pouvait jamais síempÍcher de sacrifier ses plus grandes espÈrances sociales et díÈblouir un jour le monde, au plaisir obscur, immÈdiat et privÈ, de dire quelque chose de dÈsagrÈable, il y a des gens qui prÈtendent que ce M. Swann, cíest quelquíun quíon ne peut pas recevoir chez soi, est-ce vrai?

óMais… tu dois bien savoir que cíest vrai, rÈpondit la princesse des Laumes, puisque tu lías invitÈ cinquante fois et quíil níest jamais venu.

Et quittant sa cousine mortifiÈe, elle Èclata de nouveau díun rire qui scandalisa les personnes qui Ècoutaient la musique, mais attira líattention de Mme de Saint-Euverte, restÈe par politesse prËs du piano et qui aperÁut seulement alors la princesse. Mme de Saint-Euverte Ètait díautant plus ravie de voir Mme des Laumes quíelle la croyait encore ‡ Guermantes en train de soigner son beau-pËre malade.

óMais comment, princesse, vous Ètiez l‡?

óOui, je míÈtais mise dans un petit coin, jíai entendu de belles choses.

óComment, vous Ítes l‡ depuis dÈj‡ un long moment!

óMais oui, un trËs long moment qui mía semblÈ trËs court, long seulement parce que je ne vous voyais pas.

Mme de Saint-Euverte voulut donner son fauteuil ‡ la princesse qui rÈpondit:

óMais pas du tout! Pourquoi? Je suis bien níimporte o˘!

Et, avisant avec intention, pour mieux manifester sa simplicitÈ de grande dame, un petit siËge sans dossier:

óTenez, ce pouf, cíest tout ce quíil me faut. Cela me fera tenir droite. Oh! mon Dieu, je fais encore du bruit, je vais me faire conspuer.

Cependant le pianiste redoublant de vitesse, líÈmotion musicale Ètait ‡ son comble, un domestique passait des rafraÓchissements sur un plateau et faisait tinter des cuillers et, comme chaque semaine, Mme de Saint-Euverte lui faisait, sans quíil la vÓt, des signes de síen aller. Une nouvelle mariÈe, ‡ qui on avait appris quíune jeune femme ne doit pas avoir líair blasÈ, souriait de plaisir, et cherchait des yeux la maÓtresse de maison pour lui tÈmoigner par son regard sa reconnaissance díavoir ´pensÈ ‡ elleª pour un pareil rÈgal. Pourtant, quoique avec plus de calme que Mme de Franquetot, ce níest pas sans inquiÈtude quíelle suivait le morceau; mais la sienne avait pour objet, au lieu du pianiste, le piano sur lequel une bougie tressautant ‡ chaque fortissimo, risquait, sinon de mettre le feu ‡ líabat-jour, du moins de faire des taches sur le palissandre. A la fin elle níy tint plus et, escaladant les deux marches de líestrade, sur laquelle Ètait placÈ le piano, se prÈcipita pour enlever la bobËche. Mais ‡ peine ses mains allaient-elles la toucher que sur un dernier accord, le morceau finit et le pianiste se leva. NÈanmoins líinitiative hardie de cette jeune femme, la courte promiscuitÈ qui en rÈsulta entre elle et líinstrumentiste, produisirent une impression gÈnÈralement favorable.

óVous avez remarquÈ ce quía fait cette personne, princesse, dit le gÈnÈral de Froberville ‡ la princesse des Laumes quíil Ètait venu saluer et que Mme de Saint-Euverte quitta un instant. Cíest curieux. Est-ce donc une artiste?

óNon, cíest une petite Mme de Cambremer, rÈpondit Ètourdiment la princesse et elle ajouta vivement: Je vous rÈpËte ce que jíai entendu dire, je níai aucune espËce de notion de qui cíest, on a dit derriËre moi que cíÈtaient des voisins de campagne de Mme de Saint-Euverte, mais je ne crois pas que personne les connaisse. «a doit Ítre des ´gens de la campagneª! Du reste, je ne sais pas si vous Ítes trËs rÈpandu dans la brillante sociÈtÈ qui se trouve ici, mais je níai pas idÈe du nom de toutes ces Ètonnantes personnes. A quoi pensez-vous quíils passent leur vie en dehors des soirÈes de Mme de Saint-Euverte? Elle a d˚ les faire venir avec les musiciens, les chaises et les rafraÓchissements. Avouez que ces ´invitÈs de chez Belloirª sont magnifiques. Est-ce que vraiment elle a le courage de louer ces figurants toutes les semaines. Ce níest pas possible!

óAh! Mais Cambremer, cíest un nom authentique et ancien, dit le gÈnÈral.

óJe ne vois aucun mal ‡ ce que ce soit ancien, rÈpondit sËchement la princesse, mais en tous cas ce níest-ce pas euphonique, ajouta-t-elle en dÈtachant le mot euphonique comme síil Ètait entre guillemets, petite affectation de dÈpit qui Ètait particuliËre ‡ la coterie Guermantes.

óVous trouvez? Elle est jolie ‡ croquer, dit le gÈnÈral qui ne perdait pas Mme de Cambremer de vue. Ce níest pas votre avis, princesse?

óElle se met trop en avant, je trouve que chez une si jeune femme, ce níest pas agrÈable, car je ne crois pas quíelle soit ma contemporaine, rÈpondit Mme des Laumes (cette expression Ètant commune aux Gallardon et aux Guermantes).

Mais la princesse voyant que M. de Froberville continuait ‡ regarder Mme de Cambremer, ajouta moitiÈ par mÈchancetÈ pour celle-ci, moitiÈ par amabilitÈ pour le gÈnÈral: ´Pas agrÈable… pour son mari! Je regrette de ne pas la connaÓtre puisquíelle vous tient ‡ cúur, je vous aurais prÈsentÈ,ª dit la princesse qui probablement níen aurait rien fait si elle avait connu la jeune femme. ´Je vais Ítre obligÈe de vous dire bonsoir, parce que cíest la fÍte díune amie ‡ qui je dois aller la souhaiter, dit-elle díun ton modeste et vrai, rÈduisant la rÈunion mondaine ‡ laquelle elle se rendait ‡ la simplicitÈ díune cÈrÈmonie ennuyeuse mais o˘ il Ètait obligatoire et touchant díaller. Díailleurs je dois y retrouver Basin qui, pendant que jíÈtais ici, est allÈ voir ses amis que vous connaissez, je crois, qui ont un nom de pont, les IÈna.ª

ó´«ía ÈtÈ díabord un nom de victoire, princesse, dit le gÈnÈral. Quíest-ce que vous voulez, pour un vieux briscard comme moi, ajouta-t-il en Ùtant son monocle pour líessuyer, comme il aurait changÈ un pansement, tandis que la princesse dÈtournait instinctivement les yeux, cette noblesse díEmpire, cíest autre chose bien entendu, mais enfin, pour ce que cíest, cíest trËs beau dans son genre, ce sont des gens qui en somme se sont battus en hÈros.ª

óMais je suis pleine de respect pour les hÈros, dit la princesse, sur un ton lÈgËrement ironique: si je ne vais pas avec Basin chez cette princesse díIÈna, ce níest pas du tout pour Áa, cíest tout simplement parce que je ne les connais pas. Basin les connaÓt, les chÈrit. Oh! non, ce níest pas ce que vous pouvez penser, ce níest pas un flirt, je níai pas ‡ míy opposer! Du reste, pour ce que cela sert quand je veux míy opposer! ajouta-t-elle díune voix mÈlancolique, car tout le monde savait que dËs le lendemain du jour o˘ le prince des Laumes avait ÈpousÈ sa ravissante cousine, il níavait pas cessÈ de la tromper. Mais enfin ce níest pas le cas, ce sont des gens quíil a connus autrefois, il en fait ses choux gras, je trouve cela trËs bien. Díabord je vous dirai que rien que ce quíil mía dit de leur maison… Pensez que tous leurs meubles sont ´Empire!ª

óMais, princesse, naturellement, cíest parce que cíest le mobilier de leurs grands-parents.

óMais je ne vous dis pas, mais Áa níest pas moins laid pour Áa. Je comprends trËs bien quíon ne puisse pas avoir de jolies choses, mais au moins quíon níait pas de choses ridicules. Quíest-ce que vous voulez? je ne connais rien de plus pompier, de plus bourgeois que cet horrible style avec ces commodes qui ont des tÍtes de cygnes comme des baignoires.

óMais je crois mÍme quíils ont de belles choses, ils doivent avoir la fameuse table de mosaÔque sur laquelle a ÈtÈ signÈ le traitÈ de…

óAh! Mais quíils aient des choses intÈressantes au point de vue de líhistoire, je ne vous dis pas. Mais Áa ne peut pas Ítre beau… puisque cíest horrible! Moi jíai aussi des choses comme Áa que Basin a hÈritÈes des Montesquiou. Seulement elles sont dans les greniers de Guermantes o˘ personne ne les voit. Enfin, du reste, ce níest pas la question, je me prÈcipiterais chez eux avec Basin, jíirais les voir mÍme au milieu de leurs sphinx et de leur cuivre si je les connaissais, mais… je ne les connais pas! Moi, on mía toujours dit quand jíÈtais petite que ce níÈtait pas poli díaller chez les gens quíon ne connaissait pas, dit-elle en prenant un ton puÈril. Alors, je fais ce quíon mía appris. Voyez-vous ces braves gens síils voyaient entrer une personne quíils ne connaissent pas? Ils me recevraient peut-Ítre trËs mal! dit la princesse.

Et par coquetterie elle embellit le sourire que cette supposition lui arrachait, en donnant ‡ son regard fixÈ sur le gÈnÈral une expression rÍveuse et douce.

ó´Ah! princesse, vous savez bien quíils ne se tiendraient pas de joie…ª

ó´Mais non, pourquoi?ª lui demanda-t-elle avec une extrÍme vivacitÈ, soit pour ne pas avoir líair de savoir que cíest parce quíelle Ètait une des plus grandes dames de France, soit pour avoir le plaisir de líentendre dire au gÈnÈral. ´Pourquoi? Quíen savez-vous? Cela leur serait peut-Ítre tout ce quíil y a de plus dÈsagrÈable. Moi je ne sais pas, mais si jíen juge par moi, cela míennuie dÈj‡ tant de voir les personnes que je connais, je crois que síil fallait voir des gens que je ne connais pas, ´mÍme hÈroÔquesª, je deviendrais folle. Díailleurs, voyons, sauf lorsquíil síagit de vieux amis comme vous quíon connaÓt sans cela, je ne sais pas si líhÈroÔsme serait díun format trËs portatif dans le monde. «a míennuie dÈj‡ souvent de donner des dÓners, mais síil fallait offrir le bras ‡ Spartacus pour aller ‡ table… Non vraiment, ce ne serait jamais ‡ VercingÈtorix que je ferais signe comme quatorziËme. Je sens que je le rÈserverais pour les grandes soirÈes. Et comme je níen donne pas…ª

óAh! princesse, vous níÍtes pas Guermantes pour des prunes. Le possÈdez-vous assez, líesprit des Guermantes!

óMais on dit toujours líesprit des Guermantes, je níai jamais pu comprendre pourquoi. Vous en connaissez donc díautres qui en aient, ajouta-t-elle dans un Èclat de rire Ècumant et joyeux, les traits de son visage concentrÈs, accouplÈs dans le rÈseau de son animation, les yeux Ètincelants, enflammÈs díun ensoleillement radieux de gaÓtÈ que seuls avaient le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos, fussent-ils tenus par la princesse elle-mÍme, qui Ètaient une louange de son esprit ou de sa beautÈ. Tenez, voil‡ Swann qui a líair de saluer votre Cambremer; l‡… il est ‡ cÙtÈ de la mËre Saint-Euverte, vous ne voyez pas! Demandez-lui de vous prÈsenter. Mais dÈpÍchez-vous, il cherche ‡ síen aller!

óAvez-vous remarquÈ quelle affreuse mine il a? dit le gÈnÈral.

óMon petit Charles! Ah! enfin il vient, je commenÁais ‡ supposer quíil ne voulait pas me voir!

Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes, puis sa vue lui rappelait Guermantes, terre voisine de Combray, tout ce pays quíil aimait tant et o˘ il ne retournait plus pour ne pas síÈloigner díOdette. Usant des formes mi-artistes, mi-galantes, par lesquelles il savait plaire ‡ la princesse et quíil retrouvait tout naturellement quand il se retrempait un instant dans son ancien milieu,óet voulant díautre part pour lui-mÍme exprimer la nostalgie quíil avait de la campagne:

óAh! dit-il ‡ la cantonade, pour Ítre entendu ‡ la fois de Mme de Saint-Euverte ‡ qui il parlait et de Mme des Laumes pour qui il parlait, voici la charmante princesse! Voyez, elle est venue tout exprËs de Guermantes pour entendre le Saint-FranÁois díAssise de Liszt et elle nía eu le temps, comme une jolie mÈsange, que díaller piquer pour les mettre sur sa tÍte quelques petits fruits de prunier des oiseaux et díaubÈpine; il y a mÍme encore de petites gouttes de rosÈe, un peu de la gelÈe blanche qui doit faire gÈmir la duchesse. Cíest trËs joli, ma chËre princesse.

óComment la princesse est venue exprËs de Guermantes? Mais cíest trop! Je ne savais pas, je suis confuse, síÈcrie naÔvement Mme de Saint-Euverte qui Ètait peu habituÈe au tour díesprit de Swann. Et examinant la coiffure de la princesse: Mais cíest vrai, cela imite… comment dirais-je, pas les ch‚taignes, non, oh! cíest une idÈe ravissante, mais comment la princesse pouvait-elle connaÓtre mon programme. Les musiciens ne me líont mÍme pas communiquÈ ‡ moi.

Swann, habituÈ quand il Ètait auprËs díune femme avec qui il avait gardÈ des habitudes galantes de langage, de dire des choses dÈlicates que beaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne daigna pas expliquer ‡ Mme de Saint-Euverte quíil níavait parlÈ que par mÈtaphore. Quant ‡ la princesse, elle se mit ‡ rire aux Èclats, parce que líesprit de Swann Ètait extrÍmement apprÈciÈ dans sa coterie et aussi parce quíelle ne pouvait entendre un compliment síadressant ‡ elle sans lui trouver les gr‚ces les plus fines et une irrÈsistible drÙlerie.

óHÈ bien! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits díaubÈpine vous plaisent. Pourquoi est-ce que vous saluez cette Cambremer, est-ce que vous Ítes aussi son voisin de campagne?

Mme de Saint-Euverte voyant que la princesse avait líair content de causer avec Swann síÈtait ÈloignÈe.

óMais vous líÍtes vous-mÍme, princesse.

óMoi, mais ils ont donc des campagnes partout, ces gens! Mais comme jíaimerais Ítre ‡ leur place!

óCe ne sont pas les Cambremer, cíÈtaient ses parents ‡ elle; elle est une demoiselle Legrandin qui venait ‡ Combray. Je ne sais pas si vous savez que vous Ítes la comtesse de Combray et que le chapitre vous doit une redevance.

óJe ne sais pas ce que me doit le chapitre mais je sais que je suis tapÈe de cent francs tous les ans par le curÈ, ce dont je me passerais. Enfin ces Cambremer ont un nom bien Ètonnant. Il finit juste ‡ temps, mais il finit mal! dit-elle en riant.

óIl ne commence pas mieux, rÈpondit Swann.

óEn effet cette double abrÈviation!…

óCíest quelquíun de trËs en colËre et de trËs convenable qui nía pas osÈ aller jusquíau bout du premier mot.

óMais puisquíil ne devait pas pouvoir síempÍcher de commencer le second, il aurait mieux fait díachever le premier pour en finir une bonne fois. Nous sommes en train de faire des plaisanteries díun go˚t charmant, mon petit Charles, mais comme cíest ennuyeux de ne plus vous voir, ajouta-t-elle díun ton c‚lin, jíaime tant causer avec vous. Pensez que je níaurais mÍme pas pu faire comprendre ‡ cet idiot de Froberville que le nom de Cambremer Ètait Ètonnant. Avouez que la vie est une chose affreuse. Il níy a que quand je vous vois que je cesse de míennuyer.

Et sans doute cela níÈtait pas vrai. Mais Swann et la princesse avaient une mÍme maniËre de juger les petites choses qui avait pour effetó‡ moins que ce ne f˚t pour causeóune grande analogie dans la faÁon de síexprimer et jusque dans la prononciation. Cette ressemblance ne frappait pas parce que rien níÈtait plus diffÈrent que leurs deux voix. Mais si on parvenait par la pensÈe ‡ Ùter aux propos de Swann la sonoritÈ qui les enveloppait, les moustaches díentre lesquelles ils sortaient, on se rendait compte que cíÈtaient les mÍmes phrases, les mÍmes inflexions, le tour de la coterie Guermantes. Pour les choses importantes, Swann et la princesse níavaient les mÍmes idÈes sur rien. Mais depuis que Swann Ètait si triste, ressentant toujours cette espËce de frisson qui prÈcËde le moment o˘ líon va pleurer, il avait le mÍme besoin de parler du chagrin quíun assassin a de parler de son crime. En entendant la princesse lui dire que la vie Ètait une chose affreuse, il Èprouva la mÍme douceur que si elle lui avait parlÈ díOdette.

óOh! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous nous voyions, ma chËre amie. Ce quíil y a de gentil avec vous, cíest que vous níÍtes pas gaie. On pourrait passer une soirÈe ensemble.

óMais je crois bien, pourquoi ne viendriez-vous pas ‡ Guermantes, ma belle-mËre serait folle de joie. Cela passe pour trËs laid, mais je vous dirai que ce pays ne me dÈplaÓt pas, jíai horreur des pays ´pittoresquesª.

óJe crois bien, cíest admirable, rÈpondit Swann, cíest presque trop beau, trop vivant pour moi, en ce moment; cíest un pays pour Ítre heureux. Cíest peut-Ítre parce que jíy ai vÈcu, mais les choses míy parlent tellement. DËs quíil se lËve un souffle díair, que les blÈs commencent ‡ remuer, il me semble quíil y a quelquíun qui va arriver, que je vais recevoir une nouvelle; et ces petites maisons au bord de líeau… je serais bien malheureux!

óOh! mon petit Charles, prenez garde, voil‡ líaffreuse Rampillon qui mía vue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce qui lui est arrivÈ, je confonds, elle a mariÈ sa fille ou son amant, je ne sais plus; peut-Ítre les deux… et ensemble!… Ah! non, je me rappelle, elle a ÈtÈ rÈpudiÈe par son prince… ayez líair de me parler pour que cette BÈrÈnice ne vienne pas míinviter ‡ dÓner. Du reste, je me sauve. Ecoutez, mon petit Charles, pour une fois que je vous vois, vous ne voulez pas vous laisser enlever et que je vous emmËne chez la princesse de Parme qui serait tellement contente, et Basin aussi qui doit míy rejoindre. Si on níavait pas de vos nouvelles par MÈmÈ… Pensez que je ne vous vois plus jamais!

Swann refusa; ayant prÈvenu M. de Charlus quíen quittant de chez Mme de Saint-Euverte il rentrerait directement chez lui, il ne se souciait pas en allant chez la princesse de Parme de risquer de manquer un mot quíil avait tout le temps espÈrÈ se voir remettre par un domestique pendant la soirÈe, et que peut-Ítre il allait trouver chez son concierge. ´Ce pauvre Swann, dit ce soir-l‡ Mme des Laumes ‡ son mari, il est toujours gentil, mais il a líair bien malheureux. Vous le verrez, car il a promis de venir dÓner un de ces jours. Je trouve ridicule au fond quíun homme de son intelligence souffre pour une personne de ce genre et qui níest mÍme pas intÈressante, car on la dit idioteª, ajouta-t-elle avec la sagesse des gens non amoureux qui trouvent quíun homme díesprit ne devrait Ítre malheureux que pour une personne qui en val˚t la peine; cíest ‡ peu prËs comme síÈtonner quíon daigne souffrir du cholÈra par le fait díun Ítre aussi petit que le bacille virgule.

Swann voulait partir, mais au moment o˘ il allait enfin síÈchapper, le gÈnÈral de Froberville lui demanda ‡ connaÓtre Mme de Cambremer et il fut obligÈ de rentrer avec lui dans le salon pour la chercher.

óDites donc, Swann, jíaimerais mieux Ítre le mari de cette femme-l‡ que díÍtre massacrÈ par les sauvages, quíen dites-vous?

Ces mots ´massacrÈ par les sauvagesª percËrent douloureusement le cúur de Swann; aussitÙt il Èprouva le besoin de continuer la conversation avec le gÈnÈral:

ó´Ah! lui dit-il, il y a eu de bien belles vies qui ont fini de cette faÁon… Ainsi vous savez… ce navigateur dont Dumont díUrville ramena les cendres, La PÈrouse…(et Swann Ètait dÈj‡ heureux comme síil avait parlÈ díOdette.) ´Cíest un beau caractËre et qui míintÈresse beaucoup que celui de La PÈrouse, ajouta-t-il díun air mÈlancolique.ª

óAh! parfaitement, La PÈrouse, dit le gÈnÈral. Cíest un nom connu. Il a sa rue.

óVous connaissez quelquíun rue La PÈrouse? demanda Swann díun air agitÈ.

óJe ne connais que Mme de Chanlivault, la súur de ce brave Chaussepierre. Elle nous a donnÈ une jolie soirÈe de comÈdie líautre jour. Cíest un salon qui sera un jour trËs ÈlÈgant, vous verrez!

óAh! elle demeure rue La PÈrouse. Cíest sympathique, cíest une jolie rue, si triste.

óMais non; cíest que vous níy Ítes pas allÈ depuis quelque temps; ce níest plus triste, cela commence ‡ se construire, tout ce quartier-l‡.

Quand enfin Swann prÈsenta M. de Froberville ‡ la jeune Mme de Cambremer, comme cíÈtait la premiËre fois quíelle entendait le nom du gÈnÈral, elle esquissa le sourire de joie et de surprise quíelle aurait eu si on níen avait jamais prononcÈ devant elle díautre que celui-l‡, car ne connaissant pas les amis de sa nouvelle famille, ‡ chaque personne quíon lui amenait, elle croyait que cíÈtait líun díeux, et pensant quíelle faisait preuve de tact en ayant líair díen avoir tant entendu parler depuis quíelle Ètait mariÈe, elle tendait la main díun air hÈsitant destinÈ ‡ prouver la rÈserve apprise quíelle avait ‡ vaincre et la sympathie spontanÈe qui rÈussissait ‡ en triompher. Aussi ses beaux-parents, quíelle croyait encore les gens les plus brillants de France, dÈclaraient-ils quíelle Ètait un ange; díautant plus quíils prÈfÈraient paraÓtre, en la faisant Èpouser ‡ leur fils, avoir cÈdÈ ‡ líattrait plutÙt de ses qualitÈs que de sa grande fortune.

óOn voit que vous Ítes musicienne dans lí‚me, madame, lui dit le gÈnÈral en faisant inconsciemment allusion ‡ líincident de la bobËche.

Mais le concert recommenÁa et Swann comprit quíil ne pourrait pas síen aller avant la fin de ce nouveau numÈro du programme. Il souffrait de rester enfermÈ au milieu de ces gens dont la bÍtise et les ridicules le frappaient díautant plus douloureusement quíignorant son amour, incapables, síils líavaient connu, de síy intÈresser et de faire autre chose que díen sourire comme díun enfantillage ou de le dÈplorer comme une folie, ils le lui faisaient apparaÓtre sous líaspect díun Ètat subjectif qui níexistait que pour lui, dont rien díextÈrieur ne lui affirmait la rÈalitÈ; il souffrait surtout, et au point que mÍme le son des instruments lui donnait envie de crier, de prolonger son exil dans ce lieu o˘ Odette ne viendrait jamais, o˘ personne, o˘ rien ne la connaissait, dío˘ elle Ètait entiËrement absente.

Mais tout ‡ coup ce fut comme si elle Ètait entrÈe, et cette apparition lui fut une si dÈchirante souffrance quíil dut porter la main ‡ son cúur. Cíest que le violon Ètait montÈ ‡ des notes hautes o˘ il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans quíil cess‚t de les tenir, dans líexaltation o˘ il Ètait díapercevoir dÈj‡ líobjet de son attente qui síapprochait, et avec un effort dÈsespÈrÈ pour t‚cher de durer jusquí‡ son arrivÈe, de líaccueillir avant díexpirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses derniËres forces le chemin ouvert pour quíil p˚t passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann e˚t eu le temps de comprendre, et de se dire: ´Cíest la petite phrase de la sonate de Vinteuil, níÈcoutons pas!ª tous ses souvenirs du temps o˘ Odette Ètait Èprise de lui, et quíil avait rÈussi jusquí‡ ce jour ‡ maintenir invisibles dans les profondeurs de son Ítre, trompÈs par ce brusque rayon du temps díamour quíils crurent revenu, síÈtaient rÈveillÈs, et ‡ tire díaile, Ètaient remontÈs lui chanter Èperdument, sans pitiÈ pour son infortune prÈsente, les refrains oubliÈs du bonheur.

Au lieu des expressions abstraites ´temps o˘ jíÈtais heureuxª, ´temps o˘ jíÈtais aimȪ, quíil avait souvent prononcÈes jusque-l‡ et sans trop souffrir, car son intelligence níy avait enfermÈ du passÈ que de prÈtendus extraits qui níen conservaient rien, il retrouva tout ce qui de ce bonheur perdu avait fixÈ ‡ jamais la spÈcifique et volatile essence; il revit tout, les pÈtales neigeux et frisÈs du chrysanthËme quíelle lui avait jetÈ dans sa voiture, quíil avait gardÈ contre ses lËvresólíadresse en relief de la ´Maison DorÈeª sur la lettre o˘ il avait lu: ´Ma main tremble si fort en vous Ècrivantªóle rapprochement de ses sourcils quand elle lui avait dit díun air suppliant: ´Ce níest pas dans trop longtemps que vous me ferez signe?ª, il sentit líodeur du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa ´brosseª pendant que LorÈdan allait chercher la petite ouvriËre, les pluies díorage qui tombËrent si souvent ce printemps-l‡, le retour glacial dans sa victoria, au clair de lune, toutes les mailles díhabitudes mentales, díimpressions saisonniËres, de crÈations cutanÈes, qui avaient Ètendu sur une suite de semaines un rÈseau uniforme dans lequel son corps se trouvait repris. A ce moment-l‡, il satisfaisait une curiositÈ voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui vivent par líamour. Il avait cru quíil pourrait síen tenir l‡, quíil ne serait pas obligÈ díen apprendre les douleurs; comme maintenant le charme díOdette lui Ètait peu de chose auprËs de cette formidable terreur qui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense angoisse de ne pas savoir ‡ tous moments ce quíelle avait fait, de ne pas la possÈder partout et toujours! HÈlas, il se rappela líaccent dont elle síÈtait ÈcriÈe: ´Mais je pourrai toujours vous voir, je suis toujours libre!ª elle qui ne líÈtait plus jamais! líintÈrÍt, la curiositÈ quíelle avait eus pour sa vie ‡ lui, le dÈsir passionnÈ quíil lui fit la faveur,óredoutÈe au contraire par lui en ce temps-l‡ comme une cause díennuyeux dÈrangementsóde líy laisser pÈnÈtrer; comme elle avait ÈtÈ obligÈe de le prier pour quíil se laiss‚t mener chez les Verdurin; et, quand il la faisait venir chez lui une fois par mois, comme il avait fallu, avant quíil se laiss‚t flÈchir, quíelle lui rÈpÈt‚t le dÈlice que serait cette habitude de se voir tous les jours dont elle rÍvait alors quíelle ne lui semblait ‡ lui quíun fastidieux tracas, puis quíelle avait prise en dÈgo˚t et dÈfinitivement rompue, pendant quíelle Ètait devenue pour lui un si invincible et si douloureux besoin. Il ne savait pas dire si vrai quand, ‡ la troisiËme fois quíil líavait vue, comme elle lui rÈpÈtait: ´Mais pourquoi ne me laissez-vous pas venir plus souventª, il lui avait dit en riant, avec galanterie: ´par peur de souffrirª. Maintenant, hÈlas! il arrivait encore parfois quíelle lui ÈcrivÓt díun restaurant ou díun hÙtel sur du papier qui en portait le nom imprimÈ; mais cíÈtait comme des lettres de feu qui le br˚laient. ´Cíest Ècrit de líhÙtel Vouillemont? Quíy peut-elle Ítre allÈe faire! avec qui? que síy est-il passÈ?ª Il se rappela les becs de gaz quíon Èteignait boulevard des Italiens quand il líavait rencontrÈe contre tout espoir parmi les ombres errantes dans cette nuit qui lui avait semblÈ presque surnaturelle et qui en effetónuit díun temps o˘ il níavait mÍme pas ‡ se demander síil ne la contrarierait pas en la cherchant, en la retrouvant, tant il Ètait s˚r quíelle níavait pas de plus grande joie que de le voir et de rentrer avec lui,óappartenait bien ‡ un monde mystÈrieux o˘ on ne peut jamais revenir quand les portes síen sont refermÈes, Et Swann aperÁut, immobile en face de ce bonheur revÈcu, un malheureux qui lui fit pitiÈ parce quíil ne le reconnut pas tout de suite, si bien quíil dut baisser les yeux pour quíon ne vÓt pas quíils Ètaient pleins de larmes. CíÈtait lui-mÍme.

Quand il líeut compris, sa pitiÈ cessa, mais il fut jaloux de líautre lui-mÍme quíelle avait aimÈ, il fut jaloux de ceux dont il síÈtait dit souvent sans trop souffrir, ´elle les aime peut-Ítreª, maintenant quíil avait ÈchangÈ líidÈe vague díaimer, dans laquelle il níy a pas díamour, contre les pÈtales du chrysanthËme et lí´en tÍteª de la Maison díOr, qui, eux en Ètaient pleins. Puis sa souffrance devenant trop vive, il passa sa main sur son front, laissa tomber son monocle, en essuya le verre. Et sans doute síil síÈtait vu ‡ ce moment-l‡, il eut ajoutÈ ‡ la collection de ceux quíil avait distinguÈs le monocle quíil dÈplaÁait comme une pensÈe importune et sur la face embuÈe duquel, avec un mouchoir, il cherchait ‡ effacer des soucis.

Il y a dans le violon,ósi ne voyant pas líinstrument, on ne peut pas rapporter ce quíon entend ‡ son image laquelle modifie la sonoritÈódes accents qui lui sont si communs avec certaines voix de contralto, quíon a líillusion quíune chanteuse síest ajoutÈe au concert. On lËve les yeux, on ne voit que les Ètuis, prÈcieux comme des boÓtes chinoises, mais, par moment, on est encore trompÈ par líappel dÈcevant de la sirËne; parfois aussi on croit entendre un gÈnie captif qui se dÈbat au fond de la docte boÓte, ensorcelÈe et frÈmissante, comme un diable dans un bÈnitier; parfois enfin, cíest, dans líair, comme un Ítre surnaturel et pur qui passe en dÈroulant son message invisible.

Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrase quíils níexÈcutaient les rites exigÈs díelle pour quíelle appar˚t, et procÈdaient aux incantations nÈcessaires pour obtenir et prolonger quelques instants le prodige de son Èvocation, Swann, qui ne pouvait pas plus la voir que si elle avait appartenu ‡ un monde ultra-violet, et qui go˚tait comme le rafraÓchissement díune mÈtamorphose dans la cÈcitÈ momentanÈe dont il Ètait frappÈ en approchant díelle, Swann la sentait prÈsente, comme une dÈesse protectrice et confidente de son amour, et qui pour pouvoir arriver jusquí‡ lui devant la foule et líemmener ‡ líÈcart pour lui parler, avait revÍtu le dÈguisement de cette apparence sonore. Et tandis quíelle passait, lÈgËre, apaisante et murmurÈe comme un parfum, lui disant ce quíelle avait ‡ lui dire et dont il scrutait tous les mots, regrettant de les voir síenvoler si vite, il faisait involontairement avec ses lËvres le mouvement de baiser au passage le corps harmonieux et fuyant. Il ne se sentait plus exilÈ et seul puisque, elle, qui síadressait ‡ lui, lui parlait ‡ mi-voix díOdette. Car il níavait plus comme autrefois líimpression quíOdette et lui níÈtaient pas connus de la petite phrase. Cíest que si souvent elle avait ÈtÈ tÈmoin de leurs joies! Il est vrai que souvent aussi elle líavait averti de leur fragilitÈ. Et mÍme, alors que dans ce temps-l‡ il devinait de la souffrance dans son sourire, dans son intonation limpide et dÈsenchantÈe, aujourdíhui il y trouvait plutÙt la gr‚ce díune rÈsignation presque gaie. De ces chagrins dont elle lui parlait autrefois et quíil la voyait, sans quíil f˚t atteint par eux, entraÓner en souriant dans son cours sinueux et rapide, de ces chagrins qui maintenant Ètaient devenus les siens sans quíil e˚t líespÈrance díen Ítre jamais dÈlivrÈ, elle semblait lui dire comme jadis de son bonheur: ´Quíest-ce, cela? tout cela níest rien.ª Et la pensÈe de Swann se porta pour la premiËre fois dans un Èlan de pitiÈ et de tendresse vers ce Vinteuil, vers ce frËre inconnu et sublime qui lui aussi avait d˚ tant souffrir; quíavait pu Ítre sa vie? au fond de quelles douleurs avait-il puisÈ cette force de dieu, cette puissance illimitÈe de crÈer? Quand cíÈtait la petite phrase qui lui parlait de la vanitÈ de ses souffrances, Swann trouvait de la douceur ‡ cette mÍme sagesse qui tout ‡ líheure pourtant lui avait paru intolÈrable, quand il croyait la lire dans les visages des indiffÈrents qui considÈraient son amour comme une divagation sans importance. Cíest que la petite phrase au contraire, quelque opinion quíelle p˚t avoir sur la brËve durÈe de ces Ètats de lí‚me, y voyait quelque chose, non pas comme faisaient tous ces gens, de moins sÈrieux que la vie positive, mais au contraire de si supÈrieur ‡ elle que seul il valait la peine díÍtre exprimÈ. Ces charmes díune tristesse intime, cíÈtait eux quíelle essayait díimiter, de recrÈer, et jusquí‡ leur essence qui est pourtant díÍtre incommunicables et de sembler frivoles ‡ tout autre quí‡ celui qui les Èprouve, la petite phrase líavait captÈe, rendue visible. Si bien quíelle faisait confesser leur prix et go˚ter leur douceur divine, par tous ces mÍmes assistantsósi seulement ils Ètaient un peu musiciensóqui ensuite les mÈconnaÓtraient dans la vie, en chaque amour particulier quíils verraient naÓtre prËs díeux. Sans doute la forme sous laquelle elle les avait codifiÈs ne pouvait pas se rÈsoudre en raisonnements. Mais depuis plus díune annÈe que lui rÈvÈlant ‡ lui-mÍme bien des richesses de son ‚me, líamour de la musique Ètait pour quelque temps au moins nÈ en lui, Swann tenait les motifs musicaux pour de vÈritables idÈes, díun autre monde, díun autre ordre, idÈes voilÈes de tÈnËbres, inconnues, impÈnÈtrables ‡ líintelligence, mais qui níen sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres, inÈgales entre elles de valeur et de signification. Quand aprËs la soirÈe Verdurin, se faisant rejouer la petite phrase, il avait cherchÈ ‡ dÈmÍler comment ‡ la faÁon díun parfum, díune caresse, elle le circonvenait, elle líenveloppait, il síÈtait rendu compte que cíÈtait au faible Ècart entre les cinq notes qui la composaient et au rappel constant de deux díentre elles quíÈtait due cette impression de douceur rÈtractÈe et frileuse; mais en rÈalitÈ il savait quíil raisonnait ainsi non sur la phrase elle-mÍme mais sur de simples valeurs, substituÈes pour la commoditÈ de son intelligence ‡ la mystÈrieuse entitÈ quíil avait perÁue, avant de connaÓtre les Verdurin, ‡ cette soirÈe o˘ il avait entendu pour la premiËre fois la sonate. Il savait que le souvenir mÍme du piano faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la musique, que le champ ouvert au musicien níest pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, o˘ seulement Á‡ et l‡, sÈparÈes par díÈpaisses tÈnËbres inexplorÈes, quelques-unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sÈrÈnitÈ, qui le composent, chacune aussi diffÈrente des autres quíun univers díun autre univers, ont ÈtÈ dÈcouvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en Èveillant en nous le correspondant du thËme quíils ont trouvÈ, de nous montrer quelle richesse, quelle variÈtÈ, cache ‡ notre insu cette grande nuit impÈnÈtrÈe et dÈcourageante de notre ‚me que nous prenons pour du vide et pour du nÈant. Vinteuil avait ÈtÈ líun de ces musiciens. En sa petite phrase, quoiquíelle prÈsent‚t ‡ la raison une surface obscure, on sentait un contenu si consistant, si explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale, que ceux qui líavaient entendue la conservaient en eux de plain-pied avec les idÈes de líintelligence. Swann síy reportait comme ‡ une conception de líamour et du bonheur dont immÈdiatement il savait aussi bien en quoi elle Ètait particuliËre, quíil le savait pour la ´Princesse de ClËvesª, ou pour ´RenȪ, quand leur nom se prÈsentait ‡ sa mÈmoire. MÍme quand il ne pensait pas ‡ la petite phrase, elle existait latente dans son esprit au mÍme titre que certaines autres notions sans Èquivalent, comme les notions de la lumiËre, du son, du relief, de la voluptÈ physique, qui sont les riches possessions dont se diversifie et se pare notre domaine intÈrieur. Peut-Ítre les perdrons-nous, peut-Ítre síeffaceront-elles, si nous retournons au nÈant. Mais tant que nous vivons nous ne pouvons pas plus faire que nous ne les ayons connues que nous ne le pouvons pour quelque objet rÈel, que nous ne pouvons, par exemple, douter de la lumiËre de la lampe quíon allume devant les objets mÈtamorphosÈs de notre chambre dío˘ síest ÈchappÈ jusquíau souvenir de líobscuritÈ. Par l‡, la phrase de Vinteuil avait, comme tel thËme de Tristan par exemple, qui nous reprÈsente aussi une certaine acquisition sentimentale, ÈpousÈ notre condition mortelle, pris quelque chose díhumain qui Ètait assez touchant. Son sort Ètait liÈ ‡ líavenir, ‡ la rÈalitÈ de notre ‚me dont elle Ètait un des ornements les plus particuliers, les mieux diffÈrenciÈs. Peut-Ítre est-ce le nÈant qui est le vrai et tout notre rÍve est-il inexistant, mais alors nous sentons quíil faudra que ces phrases musicales, ces notions qui existent par rapport ‡ lui, ne soient rien non plus. Nous pÈrirons mais nous avons pour otages ces captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-Ítre de moins probable.

Swann níavait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate exist‚t rÈellement. Certes, humaine ‡ ce point de vue, elle appartenait pourtant ‡ un ordre de crÈatures surnaturelles et que nous níavons jamais vues, mais que malgrÈ cela nous reconnaissons avec ravissement quand quelque explorateur de líinvisible arrive ‡ en capter une, ‡ líamener, du monde divin o˘ il a accËs, briller quelques instants au-dessus du nÙtre. Cíest ce que Vinteuil avait fait pour la petite phrase. Swann sentait que le compositeur síÈtait contentÈ, avec ses instruments de musique, de la dÈvoiler, de la rendre visible, díen suivre et díen respecter le dessin díune main si tendre, si prudente, si dÈlicate et si s˚re que le son síaltÈrait ‡ tout moment, síestompant pour indiquer une ombre, revivifiÈ quand il lui fallait suivre ‡ la piste un plus hardi contour. Et une preuve que Swann ne se trompait pas quand il croyait ‡ líexistence rÈelle de cette phrase, cíest que tout amateur un peu fin se f˚t tout de suite aperÁu de líimposture, si Vinteuil ayant eu moins de puissance pour en voir et en rendre les formes, avait cherchÈ ‡ dissimuler, en ajoutant Á‡ et l‡ des traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les dÈfaillances de sa main.

Elle avait disparu. Swann savait quíelle reparaÓtrait ‡ la fin du dernier mouvement, aprËs tout un long morceau que le pianiste de Mme Verdurin sautait toujours. Il y avait l‡ díadmirables idÈes que Swann níavait pas distinguÈes ‡ la premiËre audition et quíil percevait maintenant, comme si elles se fussent, dans le vestiaire de sa mÈmoire, dÈbarrassÈes du dÈguisement uniforme de la nouveautÈ. Swann Ècoutait tous les thËmes Èpars qui entreraient dans la composition de la phrase, comme les prÈmisses dans la conclusion nÈcessaire, il assistait ‡ sa genËse. ´O audace aussi gÈniale peut-Ítre, se disait-il, que celle díun Lavoisier, díun AmpËre, líaudace díun Vinteuil expÈrimentant, dÈcouvrant les lois secrËtes díune force inconnue, menant ‡ travers líinexplorÈ, vers le seul but possible, líattelage invisible auquel il se fie et quíil níapercevra jamais.ª Le beau dialogue que Swann entendit entre le piano et le violon au commencement du dernier morceau! La suppression des mots humains, loin díy laisser rÈgner la fantaisie, comme on aurait pu croire, líen avait ÈliminÈe; jamais le langage parlÈ ne fut si inflexiblement nÈcessitÈ, ne connut ‡ ce point la pertinence des questions, líÈvidence des rÈponses. Díabord le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau abandonnÈ de sa compagne; le violon líentendit, lui rÈpondit comme díun arbre voisin. CíÈtait comme au commencement du monde, comme síil níy avait encore eu quíeux deux sur la terre, ou plutÙt dans ce monde fermÈ ‡ tout le reste, construit par la logique díun crÈateur et o˘ ils ne seraient jamais que tous les deux: cette sonate. Est-ce un oiseau, est-ce lí‚me incomplËte encore de la petite phrase, est-ce une fÈe, invisible et gÈmissant dont le piano ensuite redisait tendrement la plainte? Ses cris Ètaient si soudains que le violoniste devait se prÈcipiter sur son archet pour les recueillir. Merveilleux oiseau! le violoniste semblait vouloir le charmer, líapprivoiser, le capter. DÈj‡ il avait passÈ dans son ‚me, dÈj‡ la petite phrase ÈvoquÈe agitait comme celui díun mÈdium le corps vraiment possÈdÈ du violoniste. Swann savait quíelle allait parler encore une fois. Et il síÈtait si bien dÈdoublÈ que líattente de líinstant imminent o˘ il allait se retrouver en face díelle le secoua díun de ces sanglots quíun beau vers ou une triste nouvelle provoquent en nous, non pas quand nous sommes seuls, mais si nous les apprenons ‡ des amis en qui nous nous apercevons comme un autre dont líÈmotion probable les attendrit. Elle reparut, mais cette fois pour se suspendre dans líair et se jouer un instant seulement, comme immobile, et pour expirer aprËs. Aussi Swann ne perdait-il rien du temps si court o˘ elle se prorogeait. Elle Ètait encore l‡ comme une bulle irisÈe qui se soutient. Tel un arc-en-ciel, dont líÈclat faiblit, síabaisse, puis se relËve et avant de síÈteindre, síexalte un moment comme il níavait pas encore fait: aux deux couleurs quíelle avait jusque-l‡ laissÈ paraÓtre, elle ajouta díautres cordes diaprÈes, toutes celles du prisme, et les fit chanter. Swann níosait pas bouger et aurait voulu faire tenir tranquilles aussi les autres personnes, comme si le moindre mouvement avait pu compromettre le prestige surnaturel, dÈlicieux et fragile qui Ètait si prËs de síÈvanouir. Personne, ‡ dire vrai, ne songeait ‡ parler. La parole ineffable díun seul absent, peut-Ítre díun mort (Swann ne savait pas si Vinteuil vivait encore) síexhalant au-dessus des rites de ces officiants, suffisait ‡ tenir en Èchec líattention de trois cents personnes, et faisait de cette estrade o˘ une ‚me Ètait ainsi ÈvoquÈe un des plus nobles autels o˘ p˚t síaccomplir une cÈrÈmonie surnaturelle. De sorte que quand la phrase se fut enfin dÈfaite flottant en lambeaux dans les motifs suivants qui dÈj‡ avaient pris sa place, si Swann au premier instant fut irritÈ de voir la comtesse de Monteriender, cÈlËbre par ses naÔvetÈs, se pencher vers lui pour lui confier ses impressions avant mÍme que la sonate f˚t finie, il ne put síempÍcher de sourire, et peut-Ítre de trouver aussi un sens profond quíelle níy voyait pas, dans les mots dont elle se servit. …merveillÈe par la virtuositÈ des exÈcutants, la comtesse síÈcria en síadressant ‡ Swann: ´Cíest prodigieux, je níai jamais rien vu díaussi fort…ª Mais un scrupule díexactitude lui faisant corriger cette premiËre assertion, elle ajouta cette rÈserve: ´rien díaussi fort… depuis les tables tournantes!ª

A partir de cette soirÈe, Swann comprit que le sentiment quíOdette avait eu pour lui ne renaÓtrait jamais, que ses espÈrances de bonheur ne se rÈaliseraient plus. Et les jours o˘ par hasard elle avait encore ÈtÈ gentille et tendre avec lui, si elle avait eu quelque attention, il notait ces signes apparents et menteurs díun lÈger retour vers lui, avec cette sollicitude attendrie et sceptique, cette joie dÈsespÈrÈe de ceux qui, soignant un ami arrivÈ aux derniers jours díune maladie incurable, relatent comme des faits prÈcieux ´hier, il a fait ses comptes lui-mÍme et cíest lui qui a relevÈ une erreur díaddition que nous avions faite; il a mangÈ un úuf avec plaisir, síil le digËre bien on essaiera demain díune cÙteletteª, quoiquíils les sachent dÈnuÈs de signification ‡ la veille díune mort inÈvitable. Sans doute Swann Ètait certain que síil avait vÈcu maintenant loin díOdette, elle aurait fini par lui devenir indiffÈrente, de sorte quíil aurait ÈtÈ content quíelle quitt‚t Paris pour toujours; il aurait eu le courage de rester; mais il níavait pas celui de partir.

Il en avait eu souvent la pensÈe. Maintenant quíil síÈtait remis ‡ son Ètude sur Ver Meer il aurait eu besoin de retourner au moins quelques jours ‡ la Haye, ‡ Dresde, ‡ Brunswick. Il Ètait persuadÈ quíune ´Toilette de Dianeª qui avait ÈtÈ achetÈe par le Mauritshuis ‡ la vente Goldschmidt comme un Nicolas Maes Ètait en rÈalitÈ de Ver Meer. Et il aurait voulu pouvoir Ètudier le tableau sur place pour Ètayer sa conviction. Mais quitter Paris pendant quíOdette y Ètait et mÍme quand elle Ètait absenteócar dans des lieux nouveaux o˘ les sensations ne sont pas amorties par líhabitude, on retrempe, on ranime une douleurócíÈtait pour lui un projet si cruel, quíil ne se sentait capable díy penser sans cesse que parce quíil se savait rÈsolu ‡ ne líexÈcuter jamais. Mais il arrivait quíen dormant, líintention du voyage renaissait en lui,ósans quíil se rappel‚t que ce voyage Ètait impossibleóet elle síy rÈalisait. Un jour il rÍva quíil partait pour un an; penchÈ ‡ la portiËre du wagon vers un jeune homme qui sur le quai lui disait adieu en pleurant, Swann cherchait ‡ le convaincre de partir avec lui. Le train síÈbranlant, líanxiÈtÈ le rÈveilla, il se rappela quíil ne partait pas, quíil verrait Odette ce soir-l‡, le lendemain et presque chaque jour. Alors encore tout Èmu de son rÍve, il bÈnit les circonstances particuliËres qui le rendaient indÈpendant, gr‚ce auxquelles il pouvait rester prËs díOdette, et aussi rÈussir ‡ ce quíelle lui permÓt de la voir quelquefois; et, rÈcapitulant tous ces avantages: sa situation,ósa fortune, dont elle avait souvent trop besoin pour ne pas reculer devant une rupture (ayant mÍme, disait-on, une arriËre-pensÈe de se faire Èpouser par lui),ócette amitiÈ de M. de Charlus, qui ‡ vrai dire ne lui avait jamais fait obtenir grandíchose díOdette, mais lui donnait la douceur de sentir quíelle entendait parler de lui díune maniËre flatteuse par cet ami commun pour qui elle avait une si grande estimeóet jusquí‡ son intelligence enfin, quíil employait tout entiËre ‡ combiner chaque jour une intrigue nouvelle qui rendÓt sa prÈsence sinon agrÈable, du moins nÈcessaire ‡ Odetteóil songea ‡ ce quíil serait devenu si tout cela lui avait manquÈ, il songea que síil avait ÈtÈ, comme tant díautres, pauvre, humble, dÈnuÈ, obligÈ díaccepter toute besogne, ou liÈ ‡ des parents, ‡ une Èpouse, il aurait pu Ítre obligÈ de quitter Odette, que ce rÍve dont líeffroi Ètait encore si proche aurait pu Ítre vrai, et il se dit: ´On ne connaÓt pas son bonheur. On níest jamais aussi malheureux quíon croit.ª Mais il compta que cette existence durait dÈj‡ depuis plusieurs annÈes, que tout ce quíil pouvait espÈrer cíest quíelle dur‚t toujours, quíil sacrifierait ses travaux, ses plaisirs, ses amis, finalement toute sa vie ‡ líattente quotidienne díun rendez-vous qui ne pouvait rien lui apporter díheureux, et il se demanda síil ne se trompait pas, si ce qui avait favorisÈ sa liaison et en avait empÍchÈ la rupture níavait pas desservi sa destinÈe, si líÈvÈnement dÈsirable, ce níaurait pas ÈtÈ celui dont il se rÈjouissait tant quíil níe˚t eu lieu quíen rÍve: son dÈpart; il se dit quíon ne connaÓt pas son malheur, quíon níest jamais si heureux quíon croit.

Quelquefois il espÈrait quíelle mourrait sans souffrances dans un accident, elle qui Ètait dehors, dans les rues, sur les routes, du matin au soir. Et comme elle revenait saine et sauve, il admirait que le corps humain f˚t si souple et si fort, quíil p˚t continuellement tenir en Èchec, dÈjouer tous les pÈrils qui líenvironnent (et que Swann trouvait innombrables depuis que son secret dÈsir les avait supputÈs), et permÓt ainsi aux Ítres de se livrer chaque jour et ‡ peu prËs impunÈment ‡ leur úuvre de mensonge, ‡ la poursuite du plaisir. Et Swann sentait bien prËs de son cúur ce Mahomet II dont il aimait le portrait par Bellini et qui, ayant senti quíil Ètait devenu amoureux fou díune de ses femmes la poignarda afin, dit naÔvement son biographe vÈnitien, de retrouver sa libertÈ díesprit. Puis il síindignait de ne penser ainsi quí‡ soi, et les souffrances quíil avait ÈprouvÈes lui semblaient ne mÈriter aucune pitiÈ puisque lui-mÍme faisait si bon marchÈ de la vie díOdette.

Ne pouvant se sÈparer díelle sans retour, du moins, síil líavait vue sans sÈparations, sa douleur aurait fini par síapaiser et peut-Ítre son amour par síÈteindre. Et du moment quíelle ne voulait pas quitter Paris ‡ jamais, il e˚t souhaitÈ quíelle ne le quitt‚t jamais. Du moins comme il savait que la seule grande absence quíelle faisait Ètait tous les ans celle díao˚t et septembre, il avait le loisir plusieurs mois díavance díen dissoudre líidÈe amËre dans tout le Temps ‡ venir quíil portait en lui par anticipation et qui, composÈ de jours homogËnes aux jours actuels, circulait transparent et froid en son esprit o˘ il entretenait la tristesse, mais sans lui causer de trop vives souffrances. Mais cet avenir intÈrieur, ce fleuve, incolore, et libre, voici quíune seule parole díOdette venait líatteindre jusquíen Swann et, comme un morceau de glace, líimmobilisait, durcissait sa fluiditÈ, le faisait geler tout entier; et Swann síÈtait senti soudain rempli díune masse Ènorme et infrangible qui pesait sur les parois intÈrieures de son Ítre jusquí‡ le faire Èclater: cíest quíOdette lui avait dit, avec un regard souriant et sournois qui líobservait: ´Forcheville va faire un beau voyage, ‡ la PentecÙte. Il va en …gypteª, et Swann avait aussitÙt compris que cela signifiait: ´Je vais aller en …gypte ‡ la PentecÙte avec Forcheville.ª Et en effet, si quelques jours aprËs, Swann lui disait: ´Voyons, ‡ propos de ce voyage que tu mías dit que tu ferais avec Forchevilleª, elle rÈpondait Ètourdiment: ´Oui, mon petit, nous partons le 19, on tíenverra une vue des Pyramides.ª Alors il voulait apprendre si elle Ètait la maÓtresse de Forcheville, le lui demander ‡ elle-mÍme. Il savait que, superstitieuse comme elle Ètait, il y avait certains parjures quíelle ne ferait pas et puis la crainte, qui líavait retenu jusquíici, díirriter Odette en líinterrogeant, de se faire dÈtester díelle, níexistait plus maintenant quíil avait perdu tout espoir díen Ítre jamais aimÈ.

Un jour il reÁut une lettre anonyme, qui lui disait quíOdette avait ÈtÈ la maÓtresse díinnombrables hommes (dont on lui citait quelques-uns parmi lesquels Forcheville, M. de BrÈautÈ et le peintre), de femmes, et quíelle frÈquentait les maisons de passe. Il fut tourmentÈ de penser quíil y avait parmi ses amis un Ítre capable de lui avoir adressÈ cette lettre (car par certains dÈtails elle rÈvÈlait chez celui qui líavait Ècrite une connaissance familiËre de la vie de Swann). Il chercha qui cela pouvait Ítre. Mais il níavait jamais eu aucun soupÁon des actions inconnues des Ítres, de celles qui sont sans liens visibles avec leurs propos. Et quand il voulut savoir si cíÈtait plutÙt sous le caractËre apparent de M. de Charlus, de M. des Laumes, de M. díOrsan, quíil devait situer la rÈgion inconnue o˘ cet acte ignoble avait d˚ naÓtre, comme aucun de ces hommes níavait jamais approuvÈ devant lui les lettres anonymes et que tout ce quíils lui avaient dit impliquait quíils les rÈprouvaient, il ne vit pas de raisons pour relier cette infamie plutÙt ‡ la nature de líun que de líautre. Celle de M. de Charlus Ètait un peu díun dÈtraquÈ mais fonciËrement bonne et tendre; celle de M. des Laumes un peu sËche mais saine et droite. Quant ‡ M. díOrsan, Swann, níavait jamais rencontrÈ personne qui dans les circonstances mÍme les plus tristes vÓnt ‡ lui avec une parole plus sentie, un geste plus discret et plus juste. CíÈtait au point quíil ne pouvait comprendre le rÙle peu dÈlicat quíon prÍtait ‡ M. díOrsan dans la liaison quíil avait avec une femme riche, et que chaque fois que Swann pensait ‡ lui il Ètait obligÈ de laisser de cÙtÈ cette mauvaise rÈputation inconciliable avec tant de tÈmoignages certains de dÈlicatesse. Un instant Swann sentit que son esprit síobscurcissait et il pensa ‡ autre chose pour retrouver un peu de lumiËre. Puis il eut le courage de revenir vers ces rÈflexions. Mais alors aprËs níavoir pu soupÁonner personne, il lui fallut soupÁonner tout le monde. AprËs tout M. de Charlus líaimait, avait bon cúur. Mais cíÈtait un nÈvropathe, peut-Ítre demain pleurerait-il de le savoir malade, et aujourdíhui par jalousie, par colËre, sur quelque idÈe subite qui síÈtait emparÈe de lui, avait-il dÈsirÈ lui faire du mal. Au fond, cette race díhommes est la pire de toutes. Certes, le prince des Laumes Ètait bien loin díaimer Swann autant que M. de Charlus. Mais ‡ cause de cela mÍme il níavait pas avec lui les mÍmes susceptibilitÈs; et puis cíÈtait une nature froide sans doute, mais aussi incapable de vilenies que de grandes actions. Swann se repentait de ne síÍtre pas attachÈ, dans la vie, quí‡ de tels Ítres. Puis il songeait que ce qui empÍche les hommes de faire du mal ‡ leur prochain, cíest la bontÈ, quíil ne pouvait au fond rÈpondre que de natures analogues ‡ la sienne, comme Ètait, ‡ líÈgard du cúur, celle de M. de Charlus. La seule pensÈe de faire cette peine ‡ Swann e˚t rÈvoltÈ celui-ci. Mais avec un homme insensible, díune autre humanitÈ, comme Ètait le prince des Laumes, comment prÈvoir ‡ quels actes pouvaient le conduire des mobiles díune essence diffÈrente. Avoir du cúur cíest tout, et M. de Charlus en avait. M. díOrsan níen manquait pas non plus et ses relations cordiales mais peu intimes avec Swann, nÈes de líagrÈment que, pensant de mÍme sur tout, ils avaient ‡ causer ensemble, Ètaient de plus de repos que líaffection exaltÈe de M. de Charlus, capable de se porter ‡ des actes de passion, bons ou mauvais. Síil y avait quelquíun par qui Swann síÈtait toujours senti compris et dÈlicatement aimÈ, cíÈtait par M. díOrsan. Oui, mais cette vie peu honorable quíil menait? Swann regrettait de níen avoir pas tenu compte, díavoir souvent avouÈ en plaisantant quíil níavait jamais ÈprouvÈ si vivement des sentiments de sympathie et díestime que dans la sociÈtÈ díune canaille. Ce níest pas pour rien, se disait-il maintenant, que depuis que les hommes jugent leur prochain, cíest sur ses actes. Il níy a que cela qui signifie quelque chose, et nullement ce que nous disons, ce que nous pensons. Charlus et des Laumes peuvent avoir tels ou tels dÈfauts, ce sont díhonnÍtes gens. Orsan níen a peut-Ítre pas, mais ce níest pas un honnÍte homme. Il a pu mal agir une fois de plus. Puis Swann soupÁonna RÈmi, qui il est vrai níaurait pu quíinspirer la lettre, mais cette piste lui parut un instant la bonne. Díabord LorÈdan avait des raisons díen vouloir ‡ Odette. Et puis comment ne pas supposer que nos domestiques, vivant dans une situation infÈrieure ‡ la nÙtre, ajoutant ‡ notre fortune et ‡ nos dÈfauts des richesses et des vices imaginaires pour lesquels ils nous envient et nous mÈprisent, se trouveront fatalement amenÈs ‡ agir autrement que des gens de notre monde. Il soupÁonna aussi mon grand-pËre. Chaque fois que Swann lui avait demandÈ un service, ne le lui avait-il pas toujours refusÈ? puis avec ses idÈes bourgeoises il avait pu croire agir pour le bien de Swann. Celui-ci soupÁonna encore Bergotte, le peintre, les Verdurin, admira une fois de plus au passage la sagesse des gens du monde de ne pas vouloir frayer avec ces milieux artistes o˘ de telles choses sont possibles, peut-Ítre mÍme avouÈes sous le nom de bonnes farces; mais il se rappelait des traits de droiture de ces bohËmes, et les rapprocha de la vie díexpÈdients, presque díescroqueries, o˘ le manque díargent, le besoin de luxe, la corruption des plaisirs conduisent souvent líaristocratie. Bref cette lettre anonyme prouvait quíil connaissait un Ítre capable de scÈlÈratesse, mais il ne voyait pas plus de raison pour que cette scÈlÈratesse f˚t cachÈe dans le tufóinexplorÈ díautruiódu caractËre de líhomme tendre que de líhomme froid, de líartiste que du bourgeois, du grand seigneur que du valet. Quel critÈrium adopter pour juger les hommes? au fond il níy avait pas une seule des personnes quíil connaissait qui ne p˚t Ítre capable díune infamie. Fallait-il cesser de les voir toutes? Son esprit se voila; il passa deux ou trois fois ses mains sur son front, essuya les verres de son lorgnon avec son mouchoir, et, songeant quíaprËs tout, des gens qui le valaient frÈquentaient M. de Charlus, le prince des Laumes, et les autres, il se dit que cela signifiait sinon quíils fussent incapables díinfamie, du moins, que cíest une nÈcessitÈ de la vie ‡ laquelle chacun se soumet de frÈquenter des gens qui níen sont peut-Ítre pas incapables. Et il continua ‡ serrer la main ‡ tous ces amis quíil avait soupÁonnÈs, avec cette rÈserve de pur style quíils avaient peut-Ítre cherchÈ ‡ le dÈsespÈrer. Quant au fond mÍme de la lettre, il ne síen inquiÈta pas, car pas une des accusations formulÈes contre Odette níavait líombre de vraisemblance. Swann comme beaucoup de gens avait líesprit paresseux et manquait díinvention. Il savait bien comme une vÈritÈ gÈnÈrale que la vie des Ítres est pleine de contrastes, mais pour chaque Ítre en particulier il imaginait toute la partie de sa vie quíil ne connaissait pas comme identique ‡ la partie quíil connaissait. Il imaginait ce quíon lui taisait ‡ líaide de ce quíon lui disait. Dans les moments o˘ Odette Ètait auprËs de lui, síils parlaient ensemble díune action indÈlicate commise, ou díun sentiment indÈlicat ÈprouvÈ, par un autre, elle les flÈtrissait en vertu des mÍmes principes que Swann avait toujours entendu professer par ses parents et auxquels il Ètait restÈ fidËle; et puis elle arrangeait ses fleurs, elle buvait une tasse de thÈ, elle síinquiÈtait des travaux de Swann. Donc Swann Ètendait ces habitudes au reste de la vie díOdette, il rÈpÈtait ces gestes quand il voulait se reprÈsenter les moments o˘ elle Ètait loin de lui. Si on la lui avait dÈpeinte telle quíelle Ètait, ou plutÙt quíelle avait ÈtÈ si longtemps avec lui, mais auprËs díun autre homme, il e˚t souffert, car cette image lui e˚t paru vraisemblable. Mais quíelle all‚t chez des maquerelles, se livr‚t ‡ des orgies avec des femmes, quíelle men‚t la vie crapuleuse de crÈatures abjectes, quelle divagation insensÈe ‡ la rÈalisation de laquelle, Dieu merci, les chrysanthËmes imaginÈs, les thÈs successifs, les indignations vertueuses ne laissaient aucune place. Seulement de temps ‡ autre, il laissait entendre ‡ Odette que par mÈchancetÈ, on lui racontait tout ce quíelle faisait; et, se servant ‡ propos, díun dÈtail insignifiant mais vrai, quíil avait appris par hasard, comme síil Ètait le seul petit bout quíil laiss‚t passer malgrÈ lui, entre tant díautres, díune reconstitution complËte de la vie díOdette quíil tenait cachÈe en lui, il líamenait ‡ supposer quíil Ètait renseignÈ sur des choses quíen rÈalitÈ il ne savait ni mÍme ne soupÁonnait, car si bien souvent il adjurait Odette de ne pas altÈrer la vÈritÈ, cíÈtait seulement, quíil síen rendÓt compte ou non, pour quíOdette lui dÓt tout ce quíelle faisait. Sans doute, comme il le disait ‡ Odette, il aimait la sincÈritÈ, mais il líaimait comme une proxÈnËte pouvant le tenir au courant de la vie de sa maÓtresse. Aussi son amour de la sincÈritÈ níÈtant pas dÈsintÈressÈ, ne líavait pas rendu meilleur. La vÈritÈ quíil chÈrissait cíÈtait celle que lui dirait Odette; mais lui-mÍme, pour obtenir cette vÈritÈ, ne craignait pas de recourir au mensonge, le mensonge quíil ne cessait de peindre ‡ Odette comme conduisant ‡ la dÈgradation toute crÈature humaine. En somme il mentait autant quíOdette parce que plus malheureux quíelle, il níÈtait pas moins ÈgoÔste. Et elle, entendant Swann lui raconter ainsi ‡ elle-mÍme des choses quíelle avait faites, le regardait díun air mÈfiant, et, ‡ toute aventure, f‚chÈ, pour ne pas avoir líair de síhumilier et de rougir de ses actes.

Un jour, Ètant dans la pÈriode de calme la plus longue quíil e˚t encore pu traverser sans Ítre repris díaccËs de jalousie, il avait acceptÈ díaller le soir au thÈ‚tre avec la princesse des Laumes. Ayant ouvert le journal, pour chercher ce quíon jouait, la vue du titre: Les Filles de Marbre de ThÈodore BarriËre le frappa si cruellement quíil eut un mouvement de recul et dÈtourna la tÍte. …clairÈ comme par la lumiËre de la rampe, ‡ la place nouvelle o˘ il figurait, ce mot de ´marbreª quíil avait perdu la facultÈ de distinguer tant il avait líhabitude de líavoir souvent sous les yeux, lui Ètait soudain redevenu visible et líavait aussitÙt fait souvenir de cette histoire quíOdette lui avait racontÈe autrefois, díune visite quíelle avait faite au Salon du Palais de líIndustrie avec Mme Verdurin et o˘ celle-ci lui avait dit: ´Prends garde, je saurai bien te dÈgeler, tu níes pas de marbre.ª Odette lui avait affirmÈ que ce níÈtait quíune plaisanterie, et il níy avait attachÈ aucune importance. Mais il avait alors plus de confiance en elle quíaujourdíhui. Et justement la lettre anonyme parlait díamour de ce genre. Sans oser lever les yeux vers le journal, il le dÈplia, tourna une feuille pour ne plus voir ce mot: ´Les Filles de Marbreª et commenÁa ‡ lire machinalement les nouvelles des dÈpartements. Il y avait eu une tempÍte dans la Manche, on signalait des dÈg‚ts ‡ Dieppe, ‡ Cabourg, ‡ Beuzeval. AussitÙt il fit un nouveau mouvement en arriËre.

Le nom de Beuzeval líavait fait penser ‡ celui díune autre localitÈ de cette rÈgion, Beuzeville, qui porte uni ‡ celui-l‡ par un trait díunion, un autre nom, celui de BrÈautÈ, quíil avait vu souvent sur les cartes, mais dont pour la premiËre fois il remarquait que cíÈtait le mÍme que celui de son ami M. de BrÈautÈ dont la lettre anonyme disait quíil avait ÈtÈ líamant díOdette. AprËs tout, pour M. de BrÈautÈ, líaccusation níÈtait pas invraisemblable; mais en ce qui concernait Mme Verdurin, il y avait impossibilitÈ. De ce quíOdette mentait quelquefois, on ne pouvait conclure quíelle ne disait jamais la vÈritÈ et dans ces propos quíelle avait ÈchangÈs avec Mme Verdurin et quíelle avait racontÈs elle-mÍme ‡ Swann, il avait reconnu ces plaisanteries inutiles et dangereuses que, par inexpÈrience de la vie et ignorance du vice, tiennent des femmes dont ils rÈvËlent líinnocence, et quiócomme par exemple Odetteósont plus ÈloignÈes quíaucune díÈprouver une tendresse exaltÈe pour une autre femme. Tandis quíau contraire, líindignation avec laquelle elle avait repoussÈ les soupÁons quíelle avait involontairement fait naÓtre un instant en lui par son rÈcit, cadrait avec tout ce quíil savait des go˚ts, du tempÈrament de sa maÓtresse. Mais ‡ ce moment, par une de ces inspirations de jaloux, analogues ‡ celle qui apporte au poËte ou au savant, qui nía encore quíune rime ou quíune observation, líidÈe ou la loi qui leur donnera toute leur puissance, Swann se rappela pour la premiËre fois une phrase quíOdette lui avait dite il y avait dÈj‡ deux ans: ´Oh! Mme Verdurin, en ce moment il níy en a que pour moi, je suis un amour, elle míembrasse, elle veut que je fasse des courses avec elle, elle veut que je la tutoie.ª Loin de voir alors dans cette phrase un rapport quelconque avec les absurdes propos destinÈs ‡ simuler le vice que lui avait racontÈs Odette, il líavait accueillie comme la preuve díune chaleureuse amitiÈ. Maintenant voil‡ que le souvenir de cette tendresse de Mme Verdurin Ètait venu brusquement rejoindre le souvenir de sa conversation de mauvais go˚t. Il ne pouvait plus les sÈparer dans son esprit, et les vit mÍlÈes aussi dans la rÈalitÈ, la tendresse donnant quelque chose de sÈrieux et díimportant ‡ ces plaisanteries qui en retour lui faisaient perdre de son innocence. Il alla chez Odette. Il síassit loin díelle. Il níosait líembrasser, ne sachant si en elle, si en lui, cíÈtait líaffection ou la colËre quíun baiser rÈveillerait. Il se taisait, il regardait mourir leur amour. Tout ‡ coup il prit une rÈsolution.

óOdette, lui dit-il, mon chÈri, je sais bien que je suis odieux, mais il faut que je te demande des choses. Tu te souviens de líidÈe que jíavais eue ‡ propos de toi et de Mme Verdurin? Dis-moi si cíÈtait vrai, avec elle ou avec une autre.

Elle secoua la tÍte en fronÁant la bouche, signe frÈquemment employÈ par les gens pour rÈpondre quíils níiront pas, que cela les ennuie a quelquíun qui leur a demandÈ: ´Viendrez-vous voir passer la cavalcade, assisterez-vous ‡ la Revue?ª Mais ce hochement de tÍte affectÈ ainsi díhabitude ‡ un ÈvÈnement ‡ venir mÍle ‡ cause de cela de quelque incertitude la dÈnÈgation díun ÈvÈnement passÈ. De plus il níÈvoque que des raisons de convenance personnelle plutÙt que la rÈprobation, quíune impossibilitÈ morale. En voyant Odette lui faire ainsi le signe que cíÈtait faux, Swann comprit que cíÈtait peut-Ítre vrai.

óJe te líai dit, tu le sais bien, ajouta-t-elle díun air irritÈ et malheureux.

óOui, je sais, mais en es-tu s˚re? Ne me dis pas: ´Tu le sais bienª, dis-moi: ´Je níai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.ª

Elle rÈpÈta comme une leÁon, sur un ton ironique et comme si elle voulait se dÈbarrasser de lui:

óJe níai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.

óPeux-tu me le jurer sur ta mÈdaille de Notre-Dame de Laghet?

Swann savait quíOdette ne se parjurerait pas sur cette mÈdaille-l‡.

ó´Oh! que tu me rends malheureuse, síÈcria-t-elle en se dÈrobant par un sursaut ‡ líÈtreinte de sa question. Mais as-tu bientÙt fini? Quíest-ce que tu as aujourdíhui? Tu as donc dÈcidÈ quíil fallait que je te dÈteste, que je tíexËcre? Voil‡, je voulais reprendre avec toi le bon temps comme autrefois et voil‡ ton remerciement!ª

Mais, ne la l‚chant pas, comme un chirurgien attend la fin du spasme qui interrompt son intervention mais ne líy fait pas renoncer:

óTu as bien tort de te figurer que je tíen voudrais le moins du monde, Odette, lui dit-il avec une douceur persuasive et menteuse. Je ne te parle jamais que de ce que je sais, et jíen sais toujours bien plus long que je ne dis. Mais toi seule peux adoucir par ton aveu ce qui me fait te haÔr tant que cela ne mía ÈtÈ dÈnoncÈ que par díautres. Ma colËre contre toi ne vient pas de tes actions, je te pardonne tout puisque je tíaime, mais de ta faussetÈ, de ta faussetÈ absurde qui te fait persÈvÈrer ‡ nier des choses que je sais. Mais comment veux-tu que je puisse continuer ‡ tíaimer, quand je te vois me soutenir, me jurer une chose que je sais fausse. Odette, ne prolonge pas cet instant qui est une torture pour nous deux. Si tu le veux ce sera fini dans une seconde, tu seras pour toujours dÈlivrÈe. Dis-moi sur ta mÈdaille, si oui ou non, tu as jamais fais ces choses.

óMais je níen sais rien, moi, síÈcria-t-elle avec colËre, peut-Ítre il y a trËs longtemps, sans me rendre compte de ce que je faisais, peut-Ítre deux ou trois fois.

Swann avait envisagÈ toutes les possibilitÈs. La rÈalitÈ est donc quelque chose qui nía aucun rapport avec les possibilitÈs, pas plus quíun coup de couteau que nous recevons avec les lÈgers mouvements des nuages au-dessus de notre tÍte, puisque ces mots: ´deux ou trois foisª marquËrent ‡ vif une sorte de croix dans son cúur. Chose Ètrange que ces mots ´deux ou trois foisª, rien que des mots, des mots prononcÈs dans líair, ‡ distance, puissent ainsi dÈchirer le cúur comme síils le touchaient vÈritablement, puissent rendre malade, comme un poison quíon absorberait. Involontairement Swann pensa ‡ ce mot quíil avait entendu chez Mme de Saint-Euverte: ´Cíest ce que jíai vu de plus fort depuis les tables tournantes.ª Cette souffrance quíil ressentait ne ressemblait ‡ rien de ce quíil avait cru. Non pas seulement parce que dans ses heures de plus entiËre mÈfiance il avait rarement imaginÈ si loin dans le mal, mais parce que mÍme quand il imaginait cette chose, elle restait vague, incertaine, dÈnuÈe de cette horreur particuliËre qui síÈtait ÈchappÈe des mots ´peut-Ítre deux ou trois foisª, dÈpourvue de cette cruautÈ spÈcifique aussi diffÈrente de tout ce quíil avait connu quíune maladie dont on est atteint pour la premiËre fois. Et pourtant cette Odette dío˘ lui venait tout ce mal, ne lui Ètait pas moins chËre, bien au contraire plus prÈcieuse, comme si au fur et ‡ mesure que grandissait la souffrance, grandissait en mÍme temps le prix du calmant, du contrepoison que seule cette femme possÈdait. Il voulait lui donner plus de soins comme ‡ une maladie quíon dÈcouvre soudain plus grave. Il voulait que la chose affreuse quíelle lui avait dit avoir faite ´deux ou trois foisª ne p˚t pas se renouveler. Pour cela il lui fallait veiller sur Odette. On dit souvent quíen dÈnonÁant ‡ un ami les fautes de sa maÓtresse, on ne rÈussit quí‡ le rapprocher díelle parce quíil ne leur ajoute pas foi, mais combien davantage síil leur ajoute foi. Mais, se disait Swann, comment rÈussir ‡ la protÈger? Il pouvait peut-Ítre la prÈserver díune certaine femme mais il y en avait des centaines díautres et il comprit quelle folie avait passÈ sur lui quand il avait le soir o˘ il níavait pas trouvÈ Odette chez les Verdurin, commencÈ de dÈsirer la possession, toujours impossible, díun autre Ítre. Heureusement pour Swann, sous les souffrances nouvelles qui venaient díentrer dans son ‚me comme des hordes díenvahisseurs, il existait un fond de nature plus ancien, plus doux et silencieusement laborieux, comme les cellules díun organe blessÈ qui se mettent aussitÙt en mesure de refaire les tissus lÈsÈs, comme les muscles díun membre paralysÈ qui tendent ‡ reprendre leurs mouvements. Ces plus anciens, plus autochtones habitants de son ‚me, employËrent un instant toutes les forces de Swann ‡ ce travail obscurÈment rÈparateur qui donne líillusion du repos ‡ un convalescent, ‡ un opÈrÈ. Cette fois-ci ce fut moins comme díhabitude dans le cerveau de Swann que se produisit cette dÈtente par Èpuisement, ce fut plutÙt dans son cúur. Mais toutes les choses de la vie qui ont existÈ une fois tendent ‡ se rÈcrÈer, et comme un animal expirant quíagite de nouveau le sursaut díune convulsion qui semblait finie, sur le cúur, un instant ÈpargnÈ, de Swann, díelle-mÍme la mÍme souffrance vint retracer la mÍme croix. Il se rappela ces soirs de clair de lune, o˘ allongÈ dans sa victoria qui le menait rue La PÈrouse, il cultivait voluptueusement en lui les Èmotions de líhomme amoureux, sans savoir le fruit empoisonnÈ quíelles produiraient nÈcessairement. Mais toutes ces pensÈes ne durËrent que líespace díune seconde, le temps quíil port‚t la main ‡ son cúur, reprit sa respiration et parvint ‡ sourire pour dissimuler sa torture. DÈj‡ il recommenÁait ‡ poser ses questions. Car sa jalousie qui avait pris une peine quíun ennemi ne se serait pas donnÈe pour arriver ‡ lui faire assÈner ce coup, ‡ lui faire faire la connaissance de la douleur la plus cruelle quíil e˚t encore jamais connue, sa jalousie ne trouvait pas quíil eut assez souffert et cherchait ‡ lui faire recevoir une blessure plus profonde encore. Telle comme une divinitÈ mÈchante, sa jalousie inspirait Swann et le poussait ‡ sa perte. Ce ne fut pas sa faute, mais celle díOdette seulement si díabord son supplice ne síaggrava pas.

óMa chÈrie, lui dit-il, cíest fini, Ètait-ce avec une personne que je connais?

óMais non je te jure, díailleurs je crois que jíai exagÈrÈ, que je níai pas ÈtÈ jusque-l‡.

Il sourit et reprit:

óQue veux-tu? cela ne fait rien, mais cíest malheureux que tu ne puisses pas me dire le nom. De pouvoir me reprÈsenter la personne, cela míempÍcherait de plus jamais y penser. Je le dis pour toi parce que je ne tíennuierais plus. Cíest si calmant de se reprÈsenter les choses. Ce qui est affreux cíest ce quíon ne peut pas imaginer. Mais tu as dÈj‡ ÈtÈ si gentille, je ne veux pas te fatiguer. Je te remercie de tout mon cúur de tout le bien que tu mías fait. Cíest fini. Seulement ce mot: ´Il y a combien de temps?ª

óOh! Charles, mais tu ne vois pas que tu me tues, cíest tout ce quíil y a de plus ancien. Je níy avais jamais repensÈ, on dirait que tu veux absolument me redonner ces idÈes-l‡. Tu seras bien avancÈ, dit-elle, avec une sottise inconsciente et une mÈchancetÈ voulue.

óOh! je voulais seulement savoir si cíest depuis que je te connais. Mais ce serait si naturel, est-ce que Áa se passait ici; tu ne peux pas me dire un certain soir, que je me reprÈsente ce que je faisais ce soir-l‡; tu comprends bien quíil níest pas possible que tu ne te rappelles pas avec qui, Odette, mon amour.

óMais je ne sais pas, moi, je crois que cíÈtait au Bois un soir o˘ tu es venu nous retrouver dans líÓle. Tu avais dÓnÈ chez la princesse des Laumes, dit-elle, heureuse de fournir un dÈtail prÈcis qui attestait sa vÈracitÈ. A une table voisine il y avait une femme que je níavais pas vue depuis trËs longtemps. Elle mía dit: ´Venez donc derriËre le petit rocher voir líeffet du clair de lune sur líeau.ª Díabord jíai b‚illÈ et jíai rÈpondu: ´Non, je suis fatiguÈe et je suis bien ici.ª Elle a assurÈ quíil níy avait jamais eu un clair de lune pareil. Je lui ai dit ´cette blague!ª je savais bien o˘ elle voulait en venir.

Odette racontait cela presque en riant, soit que cela lui par˚t tout naturel, ou parce quíelle croyait en attÈnuer ainsi líimportance, ou pour ne pas avoir líair humiliÈ. En voyant le visage de Swann, elle changea de ton:

óTu es un misÈrable, tu te plais ‡ me torturer, ‡ me faire faire des mensonges que je dis afin que tu me laisses tranquille.

Ce second coup portÈ ‡ Swann Ètait plus atroce encore que le premier. Jamais il níavait supposÈ que ce f˚t une chose aussi rÈcente, cachÈe ‡ ses yeux qui níavaient pas su la dÈcouvrir, non dans un passÈ quíil níavait pas connu, mais dans des soirs quíil se rappelait si bien, quíil avait vÈcus avec Odette, quíil avait cru connus si bien par lui et qui maintenant prenaient rÈtrospectivement quelque chose de fourbe et díatroce; au milieu díeux tout díun coup se creusait cette ouverture bÈante, ce moment dans líIle du Bois. Odette sans Ítre intelligente avait le charme du naturel. Elle avait racontÈ, elle avait mimÈ cette scËne avec tant de simplicitÈ que Swann haletant voyait tout; le b‚illement díOdette, le petit rocher. Il líentendait rÈpondreógaiement, hÈlas!: ´Cette blagueª!!! Il sentait quíelle ne dirait rien de plus ce soir, quíil níy avait aucune rÈvÈlation nouvelle ‡ attendre en ce moment; il se taisait; il lui dit:

óMon pauvre chÈri, pardonne-moi, je sens que je te fais de la peine, cíest fini, je níy pense plus.

Mais elle vit que ses yeux restaient fixÈs sur les choses quíil ne savait pas et sur ce passÈ de leur amour, monotone et doux dans sa mÈmoire parce quíil Ètait vague, et que dÈchirait maintenant comme une blessure cette minute dans líÓle du Bois, au clair de lune, aprËs le dÓner chez la princesse des Laumes. Mais il avait tellement pris líhabitude de trouver la vie intÈressanteódíadmirer les curieuses dÈcouvertes quíon peut y faireóque tout en souffrant au point de croire quíil ne pourrait pas supporter longtemps une pareille douleur, il se disait: ´La vie est vraiment Ètonnante et rÈserve de belles surprises; en somme le vice est quelque chose de plus rÈpandu quíon ne croit. Voil‡ une femme en qui jíavais confiance, qui a líair si simple, si honnÍte, en tous cas, si mÍme elle Ètait lÈgËre, qui semblait bien normale et saine dans ses go˚ts: sur une dÈnonciation invraisemblable, je líinterroge et le peu quíelle míavoue rÈvËle bien plus que ce quíon e˚t pu soupÁonner.ª Mais il ne pouvait pas se borner ‡ ces remarques dÈsintÈressÈes. Il cherchait ‡ apprÈcier exactement la valeur de ce quíelle lui avait racontÈ, afin de savoir síil devait conclure que ces choses, elle les avait faites souvent, quíelles se renouvelleraient. Il se rÈpÈtait ces mots quíelle avait dits: ´Je voyais bien o˘ elle voulait en venirª, ´Deux ou trois foisª, ´Cette blague!ª mais ils ne reparaissaient pas dÈsarmÈs dans la mÈmoire de Swann, chacun díeux tenait son couteau et lui en portait un nouveau coup. Pendant bien longtemps, comme un malade ne peut síempÍcher díessayer ‡ toute minute de faire le mouvement qui lui est douloureux, il se redisait ces mots: ´Je suis bien iciª, ´Cette blague!ª, mais la souffrance Ètait si forte quíil Ètait obligÈ de síarrÍter. Il síÈmerveillait que des actes que toujours il avait jugÈs si lÈgËrement, si gaiement, maintenant fussent devenus pour lui graves comme une maladie dont on peut mourir. Il connaissait bien des femmes ‡ qui il e˚t pu demander de surveiller Odette. Mais comment espÈrer quíelles se placeraient au mÍme point de vue que lui et ne resteraient pas ‡ celui qui avait ÈtÈ si longtemps le sien, qui avait toujours guidÈ sa vie voluptueuse, ne lui diraient pas en riant: ´Vilain jaloux qui veut priver les autres díun plaisir.ª Par quelle trappe soudainement abaissÈe (lui qui níavait eu autrefois de son amour pour Odette que des plaisirs dÈlicats) avait-il ÈtÈ brusquement prÈcipitÈ dans ce nouveau cercle de líenfer dío˘ il níapercevait pas comment il pourrait jamais sortir. Pauvre Odette! il ne lui en voulait pas. Elle níÈtait quí‡ demi coupable. Ne disait-on pas que cíÈtait par sa propre mËre quíelle avait ÈtÈ livrÈe, presque enfant, ‡ Nice, ‡ un riche Anglais. Mais quelle vÈritÈ douloureuse prenait pour lui ces lignes du Journal díun PoËte díAlfred de Vigny quíil avait lues avec indiffÈrence autrefois: ´Quand on se sent pris díamour pour une femme,