toiles. Quand, dans celles-ci, ils pouvaient reconnaÃtre une forme, ils la trouvaient alourdie et vulgarisÃe (cÃest-â¡-dire dÃpourvue de lÃÃlÃgance de lÃÃcole de peinture â¡ travers laquelle ils voyaient dans la rue mÃme, les Ãtres vivants), et sans vÃritÃ, comme si M. Biche nÃeËt pas su comment Ãtait construite une Ãpaule et que les femmes nÃont pas les cheveux mauves.
Pourtant les fidÃles sÃÃtant dispersÃs, le docteur sentit quÃil y avait lâ¡ une occasion propice et pendant que Mme Verdurin disait un dernier mot sur la sonate de Vinteuil, comme un nageur dÃbutant qui se jette â¡ lÃeau pour apprendre, mais choisit un moment oË il nÃy a pas trop de monde pour le voir:
óAlors, cÃest ce quÃon appelle un musicien di primo cartello! sÃÃcria-t-il avec une brusque rÃsolution.
Swann apprit seulement que lÃapparition rÃcente de la sonate de Vinteuil avait produit une grande impression dans une Ãcole de tendances trÃs avancÃes mais Ãtait entiÃrement inconnue du grand public.
óJe connais bien quelquÃun qui sÃappelle Vinteuil, dit Swann, en pensant au professeur de piano des súurs de ma grandÃmÃre.
óCÃest peut-Ãtre lui, sÃÃcria Mme Verdurin.
óOh! non, rÃpondit Swann en riant. Si vous lÃaviez vu deux minutes, vous ne vous poseriez pas la question.
óAlors poser la question cÃest la rÃsoudre? dit le docteur.
óMais ce pourrait Ãtre un parent, reprit Swann, cela serait assez triste, mais enfin un homme de gÃnie peut Ãtre le cousin dÃune vieille bÃte. Si cela Ãtait, jÃavoue quÃil nÃy a pas de supplice que je ne mÃimposerais pour que la vieille bÃte me prÃsentât â¡ lÃauteur de la sonate: dÃabord le supplice de frÃquenter la vieille bÃte, et qui doit Ãtre affreux.
Le peintre savait que Vinteuil Ãtait â¡ ce moment trÃs malade et que le docteur Potain craignait de ne pouvoir le sauver.
óComment, sÃÃcria Mme Verdurin, il y a encore des gens qui se font soigner par Potain!
óAh! madame Verdurin, dit Cottard, sur un ton de marivaudage, vous oubliez que vous parlez dÃun de mes confÃres, je devrais dire un de mes maÃtres.
Le peintre avait entendu dire que Vinteuil Ãtait menacà dÃaliÃnation mentale. Et il assurait quÃon pouvait sÃen apercevoir â¡ certains passages de sa sonate. Swann ne trouva pas cette remarque absurde, mais elle le troubla; car une úuvre de musique pure ne contenant aucun des rapports logiques dont lÃaltÃration dans le langage dÃnonce la folie, la folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose dÃaussi mystÃrieux que la folie dÃune chienne, la folie dÃun cheval, qui pourtant sÃobservent en effet.
óLaissez-moi donc tranquille avec vos maÃtres, vous en savez dix fois autant que lui, rÃpondit Mme Verdurin au docteur Cottard, du ton dÃune personne qui a le courage de ses opinions et tient bravement tÃte â¡ ceux qui ne sont pas du mÃme avis quÃelle. Vous ne tuez pas vos malades, vous, au moins!
óMais, Madame, il est de lÃAcadÃmie, rÃpliqua le docteur dÃun ton air ironique. Si un malade prÃfÃre mourir de la main dÃun des princes de la science… CÃest beaucoup plus chic de pouvoir dire: ´CÃest Potain qui me soigne.ª
óAh! cÃest plus chic? dit Mme Verdurin. Alors il y a du chic dans les maladies, maintenant? je ne savais pas Ãa… Ce que vous mÃamusez, sÃÃcria-t-elle tout â¡ coup en plongeant sa figure dans ses mains. Et moi, bonne bÃte qui discutais sÃrieusement sans mÃapercevoir que vous me faisiez monter â¡ lÃarbre.
Quant â¡ M. Verdurin, trouvant que cÃÃtait un peu fatigant de se mettre â¡ rire pour si peu, il se contenta de tirer une bouffÃe de sa pipe en songeant avec tristesse quÃil ne pouvait plus rattraper sa femme sur le terrain de lÃamabilitÃ.
óVous savez que votre ami nous plaÃt beaucoup, dit Mme Verdurin â¡ Odette au moment oË celle-ci lui souhaitait le bonsoir. Il est simple, charmant; si vous nÃavez jamais â¡ nous prÃsenter que des amis comme cela, vous pouvez les amener.
M. Verdurin fit remarquer que pourtant Swann nÃavait pas apprÃcià la tante du pianiste.
óIl sÃest senti un peu dÃpaysÃ, cet homme, rÃpondit Mme Verdurin, tu ne voudrais pourtant pas que, la premiÃre fois, il ait dÃjâ¡ le ton de la maison comme Cottard qui fait partie de notre petit clan depuis plusieurs annÃes. La premiÃre fois ne compte pas, cÃÃtait utile pour prendre langue. Odette, il est convenu quÃil viendra nous retrouver demain au Châtelet. Si vous alliez le prendre?
óMais non, il ne veut pas.
óAh! enfin, comme vous voudrez. Pourvu quÃil nÃaille pas lâcher au dernier moment!
A la grande surprise de Mme Verdurin, il ne lâcha jamais. Il allait les rejoindre nÃimporte oË, quelquefois dans les restaurants de banlieue oË on allait peu encore, car ce nÃÃtait pas la saison, plus souvent au thÃâtre, que Mme Verdurin aimait beaucoup, et comme un jour, chez elle, elle dit devant lui que pour les soirs de premiÃres, de galas, un coupe-file leur eËt Ãtà fort utile, que cela les avait beaucoup gÃnÃs de ne pas en avoir le jour de lÃenterrement de Gambetta, Swann qui ne parlait jamais de ses relations brillantes, mais seulement de celles mal cotÃes quÃil eËt jugà peu dÃlicat de cacher, et au nombre desquelles il avait pris dans le faubourg Saint-Germain lÃhabitude de ranger les relations avec le monde officiel, rÃpondit:
óJe vous promets de mÃen occuper, vous lÃaurez â¡ temps pour la reprise des Danicheff, je dÃjeune justement demain avec le PrÃfet de police â¡ lÃElysÃe.
óComment Ãa, â¡ lÃElysÃe? cria le docteur Cottard dÃune voix tonnante.
óOui, chez M. GrÃvy, rÃpondit Swann, un peu gÃnà de lÃeffet que sa phrase avait produit.
Et le peintre dit au docteur en maniÃre de plaisanterie:
ó«a vous prend souvent?
GÃnÃralement, une fois lÃexplication donnÃe, Cottard disait: ´Ah! bon, bon, Ãa va bienª et ne montrait plus trace dÃÃmotion.
Mais cette fois-ci, les derniers mots de Swann, au lieu de lui procurer lÃapaisement habituel, portÃrent au comble son Ãtonnement quÃun homme avec qui il dÃnait, qui nÃavait ni fonctions officielles, ni illustration dÃaucune sorte, frayât avec le Chef de lÃâ¦tat.
óComment Ãa, M. GrÃvy? vous connaissez M. GrÃvy? dit-il â¡ Swann de lÃair stupide et incrÃdule dÃun municipal â¡ qui un inconnu demande â¡ voir le PrÃsident de la RÃpublique et qui, comprenant par ces mots ´⡠qui il a affaireª, comme disent les journaux, assure au pauvre dÃment quÃil va Ãtre reÃu â¡ lÃinstant et le dirige sur lÃinfirmerie spÃciale du dÃpÃt.
óJe le connais un peu, nous avons des amis communs (il nÃosa pas dire que cÃÃtait le prince de Galles), du reste il invite trÃs facilement et je vous assure que ces dÃjeuners nÃont rien dÃamusant, ils sont dÃailleurs trÃs simples, on nÃest jamais plus de huit â¡ table, rÃpondit Swann qui tâchait dÃeffacer ce que semblaient avoir de trop Ãclatant aux yeux de son interlocuteur, des relations avec le PrÃsident de la RÃpublique.
AussitÃt Cottard, sÃen rapportant aux paroles de Swann, adopta cette opinion, au sujet de la valeur dÃune invitation chez M. GrÃvy, que cÃÃtait chose fort peu recherchÃe et qui courait les rues. DÃs lors il ne sÃÃtonna plus que Swann, aussi bien quÃun autre, frÃquentât lÃElysÃe, et mÃme il le plaignait un peu dÃaller â¡ des dÃjeuners que lÃinvità avouait lui-mÃme Ãtre ennuyeux.
ó´Ah! bien, bien, Ãa va bienª, dit-il sur le ton dÃun douanier, mÃfiant tout â¡ lÃheure, mais qui, aprÃs vos explications, vous donne son visa et vous laisse passer sans ouvrir vos malles.
ó´Ah! je vous crois quÃils ne doivent pas Ãtre amusants ces dÃjeuners, vous avez de la vertu dÃy aller, dit Mme Verdurin, â¡ qui le PrÃsident de la RÃpublique apparaissait comme un ennuyeux particuliÃrement redoutable parce quÃil disposait de moyens de sÃduction et de contrainte qui, employÃs â¡ lÃÃgard des fidÃles, eussent Ãtà capables de les faire lâcher. Il paraÃt quÃil est sourd comme un pot et quÃil mange avec ses doigts.ª
ó´En effet, alors, cela ne doit pas beaucoup vous amuser dÃy allerª, dit le docteur avec une nuance de commisÃration; et, se rappelant le chiffre de huit convives: ´Sont-ce des dÃjeuners intimes?ª demanda-t-il vivement avec un zÃle de linguiste plus encore quÃune curiosità de badaud.
Mais le prestige quÃavait â¡ ses yeux le PrÃsident de la RÃpublique finit pourtant par triompher et de lÃhumilità de Swann et de la malveillance de Mme Verdurin, et â¡ chaque dÃner, Cottard demandait avec intÃrÃt: ´Verrons-nous ce soir M. Swann? Il a des relations personnelles avec M. GrÃvy. CÃest bien ce quÃon appelle un gentleman?ª Il alla mÃme jusquÃâ¡ lui offrir une carte dÃinvitation pour lÃexposition dentaire.
ó´Vous serez admis avec les personnes qui seront avec vous, mais on ne laisse pas entrer les chiens. Vous comprenez je vous dis cela parce que jÃai eu des amis qui ne le savaient pas et qui sÃen sont mordu les doigts.ª
Quant â¡ M. Verdurin il remarqua le mauvais effet quÃavait produit sur sa femme cette dÃcouverte que Swann avait des amitiÃs puissantes dont il nÃavait jamais parlÃ.
Si lÃon nÃavait pas arrangà une partie au dehors, cÃest chez les Verdurin que Swann retrouvait le petit noyau, mais il ne venait que le soir et nÃacceptait presque jamais â¡ dÃner malgrà les instances dÃOdette.
ó´Je pourrais mÃme dÃner seule avec vous, si vous aimiez mieux celaª, lui disait-elle.
ó´Et Mme Verdurin?ª
ó´Oh! ce serait bien simple. Je nÃaurais quÃâ¡ dire que ma robe nÃa pas Ãtà prÃte, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de sÃarranger.
ó´Vous Ãtes gentille.ª
Mais Swann se disait que sÃil montrait â¡ Odette (en consentant seulement â¡ la retrouver aprÃs dÃner), quÃil y avait des plaisirs quÃil prÃfÃrait â¡ celui dÃÃtre avec elle, le goËt quÃelle ressentait pour lui ne connaÃtrait pas de longtemps la satiÃtÃ. Et, dÃautre part, prÃfÃrant infiniment â¡ celle dÃOdette, la beautà dÃune petite ouvriÃre fraÃche et bouffie comme une rose et dont il Ãtait Ãpris, il aimait mieux passer le commencement de la soirÃe avec elle, Ãtant sËr de voir Odette ensuite. CÃest pour les mÃmes raisons quÃil nÃacceptait jamais quÃOdette vÃnt le chercher pour aller chez les Verdurin. La petite ouvriÃre lÃattendait prÃs de chez lui â¡ un coin de rue que son cocher RÃmi connaissait, elle montait â¡ cÃtà de Swann et restait dans ses bras jusquÃau moment oË la voiture lÃarrÃtait devant chez les Verdurin. A son entrÃe, tandis que Mme Verdurin montrant des roses quÃil avait envoyÃes le matin lui disait: ´Je vous grondeª et lui indiquait une place â¡ cÃtà dÃOdette, le pianiste jouait pour eux deux, la petite phrase de Vinteuil qui Ãtait comme lÃair national de leur amour. Il commenÃait par la tenue des trÃmolos de violon que pendant quelques mesures on entend seuls, occupant tout le premier plan, puis tout dÃun coup ils semblaient sÃÃcarter et comme dans ces tableaux de Pieter De Hooch, quÃapprofondit le cadre Ãtroit dÃune porte entrÃouverte, tout au loin, dÃune couleur autre, dans le veloutà dÃune lumiÃre interposÃe, la petite phrase apparaissait, dansante, pastorale, intercalÃe, Ãpisodique, appartenant â¡ un autre monde. Elle passait â¡ plis simples et immortels, distribuant Ãâ¡ et lâ¡ les dons de sa grâce, avec le mÃme ineffable sourire; mais Swann y croyait distinguer maintenant du dÃsenchantement. Elle semblait connaÃtre la vanità de ce bonheur dont elle montrait la voie. Dans sa grâce lÃgÃre, elle avait quelque chose dÃaccompli, comme le dÃtachement qui succÃde au regret. Mais peu lui importait, il la considÃrait moins en elle-mÃme,óen ce quÃelle pouvait exprimer pour un musicien qui ignorait lÃexistence et de lui et dÃOdette quand il lÃavait composÃe, et pour tous ceux qui lÃentendraient dans des siÃclesó, que comme un gage, un souvenir de son amour qui, mÃme pour les Verdurin que pour le petit pianiste, faisait penser â¡ Odette en mÃme temps quÃâ¡ lui, les unissait; cÃÃtait au point que, comme Odette, par caprice, lÃen avait priÃ, il avait renoncà ⡠son projet de se faire jouer par un artiste la sonate entiÃre, dont il continua â¡ ne connaÃtre que ce passage. ´QuÃavez-vous besoin du reste? lui avait-elle dit. CÃest Ãa notre morceau.ª Et mÃme, souffrant de songer, au moment oË elle passait si proche et pourtant â¡ lÃinfini, que tandis quÃelle sÃadressait â¡ eux, elle ne les connaissait pas, il regrettait presque quÃelle eËt une signification, une beautà intrinsÃque et fixe, ÃtrangÃre â¡ eux, comme en des bijoux donnÃs, ou mÃme en des lettres Ãcrites par une femme aimÃe, nous en voulons â¡ lÃeau de la gemme, et aux mots du langage, de ne pas Ãtre faits uniquement de lÃessence dÃune liaison passagÃre et dÃun Ãtre particulier.
Souvent il se trouvait quÃil sÃÃtait tant attardà avec la jeune ouvriÃre avant dÃaller chez les Verdurin, quÃune fois la petite phrase jouÃe par le pianiste, Swann sÃapercevait quÃil Ãtait bientÃt lÃheure quÃOdette rentrât. Il la reconduisait jusquÃâ¡ la porte de son petit hÃtel, rue La PÃrouse, derriÃre lÃArc de Triomphe. Et cÃÃtait peut-Ãtre â¡ cause de cela, pour ne pas lui demander toutes les faveurs, quÃil sacrifiait le plaisir moins nÃcessaire pour lui de la voir plus tÃt, dÃarriver chez les Verdurin avec elle, â¡ lÃexercice de ce droit quÃelle lui reconnaissait de partir ensemble et auquel il attachait plus de prix, parce que, grâce â¡ cela, il avait lÃimpression que personne ne la voyait, ne se mettait entre eux, ne lÃempÃchait dÃÃtre encore avec lui, aprÃs quÃil lÃavait quittÃe.
Ainsi revenait-elle dans la voiture de Swann; un soir comme elle venait dÃen descendre et quÃil lui disait â¡ demain, elle cueillit prÃcipitamment dans le petit jardin qui prÃcÃdait la maison un dernier chrysanthÃme et le lui donna avant quÃil fËt reparti. Il le tint serrà contre sa bouche pendant le retour, et quand au bout de quelques jours la fleur fut fanÃe, il lÃenferma prÃcieusement dans son secrÃtaire.
Mais il nÃentrait jamais chez elle. Deux fois seulement, dans lÃaprÃs-midi, il Ãtait allà participer â¡ cette opÃration capitale pour elle ´prendre le thê. LÃisolement et le vide de ces courtes rues (faites presque toutes de petits hÃtels contigus, dont tout â¡ coup venait rompre la monotonie quelque sinistre Ãchoppe, tÃmoignage historique et reste sordide du temps oË ces quartiers Ãtaient encore mal famÃs), la neige qui Ãtait restÃe dans le jardin et aux arbres, le nÃgligà de la saison, le voisinage de la nature, donnaient quelque chose de plus mystÃrieux â¡ la chaleur, aux fleurs quÃil avait trouvÃes en entrant.
Laissant â¡ gauche, au rez-de-chaussÃe surÃlevÃ, la chambre â¡ coucher dÃOdette qui donnait derriÃre sur une petite rue parallÃle, un escalier droit entre des murs peints de couleur sombre et dÃoË tombaient des Ãtoffes orientales, des fils de chapelets turcs et une grande lanterne japonaise suspendue â¡ une cordelette de soie (mais qui, pour ne pas priver les visiteurs des derniers conforts de la civilisation occidentale sÃÃclairait au gaz), montait au salon et au petit salon. Ils Ãtaient prÃcÃdÃs dÃun Ãtroit vestibule dont le mur quadrillà dÃun treillage de jardin, mais dorÃ, Ãtait bordà dans toute sa longueur dÃune caisse rectangulaire oË fleurissaient comme dans une serre une rangÃe de ces gros chrysanthÃmes encore rares â¡ cette Ãpoque, mais bien ÃloignÃs cependant de ceux que les horticulteurs rÃussirent plus tard â¡ obtenir. Swann Ãtait agacà par la mode qui depuis lÃannÃe derniÃre se portait sur eux, mais il avait eu plaisir, cette fois, â¡ voir la pÃnombre de la piÃce zÃbrÃe de rose, dÃorangÃr et de blanc par les rayons odorants de ces astres ÃphÃmÃres qui sÃallument dans les jours gris. Odette lÃavait reÃu en robe de chambre de soie rose, le cou et les bras nus. Elle lÃavait fait asseoir prÃs dÃelle dans un des nombreux retraits mystÃrieux qui Ãtaient mÃnagÃs dans les enfoncements du salon, protÃgÃs par dÃimmenses palmiers contenus dans des cache-pot de Chine, ou par des paravents auxquels Ãtaient fixÃs des photographies, des núuds de rubans et des Ãventails. Elle lui avait dit: ´Vous nÃÃtes pas confortable comme cela, attendez, moi je vais bien vous arrangerª, et avec le petit rire vaniteux quÃelle aurait eu pour quelque invention particuliÃre â¡ elle, avait installà derriÃre la tÃte de Swann, sous ses pieds, des coussins de soie japonaise quÃelle pÃtrissait comme si elle avait Ãtà prodigue de ces richesses et insoucieuse de leur valeur. Mais quand le valet de chambre Ãtait venu apporter successivement les nombreuses lampes qui, presque toutes enfermÃes dans des potiches chinoises, brËlaient isolÃes ou par couples, toutes sur des meubles diffÃrents comme sur des autels et qui dans le crÃpuscule dÃjâ¡ presque nocturne de cette fin dÃaprÃs-midi dÃhiver avaient fait reparaÃtre un coucher de soleil plus durable, plus rose et plus humain,ófaisant peut-Ãtre rÃver dans la rue quelque amoureux arrÃtà devant le mystÃre de la prÃsence que dÃcelaient et cachaient â¡ la fois les vitres rallumÃesó, elle avait surveillà sÃvÃrement du coin de lÃúil le domestique pour voir sÃil les posait bien â¡ leur place consacrÃe. Elle pensait quÃen en mettant une seule lâ¡ oË il ne fallait pas, lÃeffet dÃensemble de son salon eËt Ãtà dÃtruit, et son portrait, placà sur un chevalet oblique drapà de peluche, mal ÃclairÃ. Aussi suivait-elle avec fiÃvre les mouvements de cet homme grossier et le rÃprimanda-t-elle vivement parce quÃil avait passà trop prÃs de deux jardiniÃres quÃelle se rÃservait de nettoyer elle-mÃme dans sa peur quÃon ne les abÃmât et quÃelle alla regarder de prÃs pour voir sÃil ne les avait pas ÃcornÃes. Elle trouvait â¡ tous ses bibelots chinois des formes ´amusantesª, et aussi aux orchidÃes, aux catleyas surtout, qui Ãtaient, avec les chrysanthÃmes, ses fleurs prÃfÃrÃes, parce quÃils avaient le grand mÃrite de ne pas ressembler â¡ des fleurs, mais dÃÃtre en soie, en satin. ´Celle-lâ¡ a lÃair dÃÃtre dÃcoupÃe dans la doublure de mon manteauª, dit-elle â¡ Swann en lui montrant une orchidÃe, avec une nuance dÃestime pour cette fleur si ´chicª, pour cette súur ÃlÃgante et imprÃvue que la nature lui donnait, si loin dÃelle dans lÃÃchelle des Ãtres et pourtant raffinÃe, plus digne que bien des femmes quÃelle lui fit une place dans son salon. En lui montrant tour â¡ tour des chimÃres â¡ langues de feu dÃcorant une potiche ou brodÃes sur un Ãcran, les corolles dÃun bouquet dÃorchidÃes, un dromadaire dÃargent niellà aux yeux incrustÃs de rubis qui voisinait sur la cheminÃe avec un crapaud de jade, elle affectait tour â¡ tour dÃavoir peur de la mÃchancetÃ, ou de rire de la cocasserie des monstres, de rougir de lÃindÃcence des fleurs et dÃÃprouver un irrÃsistible dÃsir dÃaller embrasser le dromadaire et le crapaud quÃelle appelait: ´chÃrisª. Et ces affectations contrastaient avec la sincÃrità de certaines de ses dÃvotions, notamment â¡ Notre-Dame du Laghet qui lÃavait jadis, quand elle habitait Nice, guÃrie dÃune maladie mortelle et dont elle portait toujours sur elle une mÃdaille dÃor â¡ laquelle elle attribuait un pouvoir sans limites. Odette fit â¡ Swann ´sonª thÃ, lui demanda: ´Citron ou crÃme?ª et comme il rÃpondit ´crÃmeª, lui dit en riant: ´Un nuage!ª Et comme il le trouvait bon: ´Vous voyez que je sais ce que vous aimez.ª Ce thà en effet avait paru â¡ Swann quelque chose de prÃcieux comme â¡ elle-mÃme et lÃamour a tellement besoin de se trouver une justification, une garantie de durÃe, dans des plaisirs qui au contraire sans lui nÃen seraient pas et finissent avec lui, que quand il lÃavait quittÃe â¡ sept heures pour rentrer chez lui sÃhabiller, pendant tout le trajet quÃil fit dans son coupÃ, ne pouvant contenir la joie que cet aprÃs-midi lui avait causÃe, il se rÃpÃtait: ´Ce serait bien agrÃable dÃavoir ainsi une petite personne chez qui on pourrait trouver cette chose si rare, du bon thÃ.ª Une heure aprÃs, il reÃut un mot dÃOdette, et reconnut tout de suite cette grande Ãcriture dans laquelle une affectation de raideur britannique imposait une apparence de discipline â¡ des caractÃres informes qui eussent signifià peut-Ãtre pour des yeux moins prÃvenus le dÃsordre de la pensÃe, lÃinsuffisance de lÃÃducation, le manque de franchise et de volontÃ. Swann avait oublià son Ãtui â¡ cigarettes chez Odette. ´Que nÃy avez-vous oublià aussi votre cúur, je ne vous aurais pas laissà le reprendre.ª
Une seconde visite quÃil lui fit eut plus dÃimportance peut-Ãtre. En se rendant chez elle ce jour-lâ¡ comme chaque fois quÃil devait la voir dÃavance, il se la reprÃsentait; et la nÃcessità oË il Ãtait pour trouver jolie sa figure de limiter aux seules pommettes roses et fraÃches, les joues quÃelle avait si souvent jaunes, languissantes, parfois piquÃes de petits points rouges, lÃaffligeait comme une preuve que lÃidÃal est inaccessible et le bonheur mÃdiocre. Il lui apportait une gravure quÃelle dÃsirait voir. Elle Ãtait un peu souffrante; elle le reÃut en peignoir de crÃpe de Chine mauve, ramenant sur sa poitrine, comme un manteau, une Ãtoffe richement brodÃe. Debout â¡ cÃtà de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux quÃelle avait dÃnouÃs, flÃchissant une jambe dans une attitude lÃgÃrement dansante pour pouvoir se pencher sans fatigue vers la gravure quÃelle regardait, en inclinant la tÃte, de ses grands yeux, si fatiguÃs et maussades quand elle ne sÃanimait pas, elle frappa Swann par sa ressemblance avec cette figure de ZÃphora, la fille de JÃthro, quÃon voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. Swann avait toujours eu ce goËt particulier dÃaimer â¡ retrouver dans la peinture des maÃtres non pas seulement les caractÃres gÃnÃraux de la rÃalità qui nous entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de gÃnÃralitÃ, les traits individuels des visages que nous connaissons: ainsi, dans la matiÃre dÃun buste du doge Loredan par Antoine Rizzo, la saillie des pommettes, lÃobliquità des sourcils, enfin la ressemblance criante de son cocher RÃmi; sous les couleurs dÃun Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy; dans un portrait de Tintoret, lÃenvahissement du gras de la joue par lÃimplantation des premiers poils des favoris, la cassure du nez, la pÃnÃtration du regard, la congestion des paupiÃres du docteur du Boulbon. Peut-Ãtre ayant toujours gardà un remords dÃavoir bornà sa vie aux relations mondaines, â¡ la conversation, croyait-il trouver une sorte dÃindulgent pardon â¡ lui accordà par les grands artistes, dans ce fait quÃils avaient eux aussi considÃrà avec plaisir, fait entrer dans leur úuvre, de tels visages qui donnent â¡ celle-ci un singulier certificat de rÃalità et de vie, une saveur moderne; peut-Ãtre aussi sÃÃtait-il tellement laissà gagner par la frivolità des gens du monde quÃil Ãprouvait le besoin de trouver dans une úuvre ancienne ces allusions anticipÃes et rajeunissantes â¡ des noms propres dÃaujourdÃhui. Peut-Ãtre au contraire avait-il gardà suffisamment une nature dÃartiste pour que ces caractÃristiques individuelles lui causassent du plaisir en prenant une signification plus gÃnÃrale, dÃs quÃil les apercevait dÃracinÃes, dÃlivrÃes, dans la ressemblance dÃun portrait plus ancien avec un original quÃil ne reprÃsentait pas. Quoi quÃil en soit et peut-Ãtre parce que la plÃnitude dÃimpressions quÃil avait depuis quelque temps et bien quÃelle lui fËt venue plutÃt avec lÃamour de la musique, avait enrichi mÃme son goËt pour la peinture, le plaisir fut plus profond et devait exercer sur Swann une influence durable, quÃil trouva â¡ ce moment-lâ¡ dans la ressemblance dÃOdette avec la ZÃphora de ce Sandro di Mariano auquel on ne donne plus volontiers son surnom populaire de Botticelli depuis que celui-ci Ãvoque au lieu de lÃúuvre vÃritable du peintre lÃidÃe banale et fausse qui sÃen est vulgarisÃe. Il nÃestima plus le visage dÃOdette selon la plus ou moins bonne qualità de ses joues et dÃaprÃs la douceur purement carnÃe quÃil supposait devoir leur trouver en les touchant avec ses lÃvres si jamais il osait lÃembrasser, mais comme un Ãcheveau de lignes subtiles et belles que ses regards dÃvidÃrent, poursuivant la courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de la nuque â¡ lÃeffusion des cheveux et â¡ la flexion des paupiÃres, comme en un portrait dÃelle en lequel son type devenait intelligible et clair.
Il la regardait; un fragment de la fresque apparaissait dans son visage et dans son corps, que dÃs lors il chercha toujours â¡ y retrouver soit quÃil fËt auprÃs dÃOdette, soit quÃil pensât seulement â¡ elle, et bien quÃil ne tÃnt sans doute au chef-dÃúuvre florentin que parce quÃil le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui confÃrait â¡ elle aussi une beautÃ, la rendait plus prÃcieuse. Swann se reprocha dÃavoir mÃconnu le prix dÃun Ãtre qui eËt paru adorable au grand Sandro, et il se fÃlicita que le plaisir quÃil avait â¡ voir Odette trouvât une justification dans sa propre culture esthÃtique. Il se dit quÃen associant la pensÃe dÃOdette â¡ ses rÃves de bonheur il ne sÃÃtait pas rÃsignà ⡠un pis-aller aussi imparfait quÃil lÃavait cru jusquÃici, puisquÃelle contentait en lui ses goËts dÃart les plus raffinÃs. Il oubliait quÃOdette nÃÃtait pas plus pour cela une femme selon son dÃsir, puisque prÃcisÃment son dÃsir avait toujours Ãtà orientà dans un sens opposà ⡠ses goËts esthÃtiques. Le mot dôúuvre florentineª rendit un grand service â¡ Swann. Il lui permit, comme un titre, de faire pÃnÃtrer lÃimage dÃOdette dans un monde de rÃves, oË elle nÃavait pas eu accÃs jusquÃici et oË elle sÃimprÃgna de noblesse. Et tandis que la vue purement charnelle quÃil avait eue de cette femme, en renouvelant perpÃtuellement ses doutes sur la qualità de son visage, de son corps, de toute sa beautÃ, affaiblissait son amour, ces doutes furent dÃtruits, cet amour assurà quand il eut â¡ la place pour base les donnÃes dÃune esthÃtique certaine; sans compter que le baiser et la possession qui semblaient naturels et mÃdiocres sÃils lui Ãtaient accordÃs par une chair abÃmÃe, venant couronner lÃadoration dÃune piÃce de musÃe, lui parurent devoir Ãtre surnaturels et dÃlicieux.
Et quand il Ãtait tentà de regretter que depuis des mois il ne fÃt plus que voir Odette, il se disait quÃil Ãtait raisonnable de donner beaucoup de son temps â¡ un chef-dÃúuvre inestimable, coulà pour une fois dans une matiÃre diffÃrente et particuliÃrement savoureuse, en un exemplaire rarissime quÃil contemplait tantÃt avec lÃhumilitÃ, la spiritualità et le dÃsintÃressement dÃun artiste, tantÃt avec lÃorgueil, lÃÃgoÃsme et la sensualità dÃun collectionneur.
Il plaÃa sur sa table de travail, comme une photographie dÃOdette, une reproduction de la fille de JÃthro. Il admirait les grands yeux, le dÃlicat visage qui laissait deviner la peau imparfaite, les boucles merveilleuses des cheveux le long des joues fatiguÃes, et adaptant ce quÃil trouvait beau jusque-lâ¡ dÃune faÃon esthÃtique â¡ lÃidÃe dÃune femme vivante, il le transformait en mÃrites physiques quÃil se fÃlicitait de trouver rÃunis dans un Ãtre quÃil pourrait possÃder. Cette vague sympathie qui nous porte vers un chef-dÃúuvre que nous regardons, maintenant quÃil connaissait lÃoriginal charnel de la fille de JÃthro, elle devenait un dÃsir qui supplÃa dÃsormais â¡ celui que le corps dÃOdette ne lui avait pas dÃabord inspirÃ. Quand il avait regardà longtemps ce Botticelli, il pensait â¡ son Botticelli â¡ lui quÃil trouvait plus beau encore et approchant de lui la photographie de ZÃphora, il croyait serrer Odette contre son cúur.
Et cependant ce nÃÃtait pas seulement la lassitude dÃOdette quÃil sÃingÃniait â¡ prÃvenir, cÃÃtait quelquefois aussi la sienne propre; sentant que depuis quÃOdette avait toutes facilitÃs pour le voir, elle semblait nÃavoir pas grandÃchose â¡ lui dire, il craignait que les faÃons un peu insignifiantes, monotones, et comme dÃfinitivement fixÃes, qui Ãtaient maintenant les siennes quand ils Ãtaient ensemble, ne finissent par tuer en lui cet espoir romanesque dÃun jour oË elle voudrait dÃclarer sa passion, qui seul lÃavait rendu et gardà amoureux. Et pour renouveler un peu lÃaspect moral, trop figÃ, dÃOdette, et dont il avait peur de se fatiguer, il lui Ãcrivait tout dÃun coup une lettre pleine de dÃceptions feintes et de colÃres simulÃes quÃil lui faisait porter avant le dÃner. Il savait quÃelle allait Ãtre effrayÃe, lui rÃpondre et il espÃrait que dans la contraction que la peur de le perdre ferait subir â¡ son âme, jailliraient des mots quÃelle ne lui avait encore jamais dits; et en effet cÃest de cette faÃon quÃil avait obtenu les lettres les plus tendres quÃelle lui eËt encore Ãcrites dont lÃune, quÃelle lui avait fait porter â¡ midi de la ´Maison DorÃeª (cÃÃtait le jour de la fÃte de Paris-Murcie donnÃe pour les inondÃs de Murcie), commenÃait par ces mots: ´Mon ami, ma main tremble si fort que je peux â¡ peine Ãcrireª, et quÃil avait gardÃe dans le mÃme tiroir que la fleur sÃchÃe du chrysanthÃme. Ou bien si elle nÃavait pas eu le temps de lui Ãcrire, quand il arriverait chez les Verdurin, elle irait vivement â¡ lui et lui dirait: ´JÃai â¡ vous parlerª, et il contemplerait avec curiosità sur son visage et dans ses paroles ce quÃelle lui avait cachà jusque-lâ¡ de son cúur.
Rien quÃen approchant de chez les Verdurin quand il apercevait, ÃclairÃes par des lampes, les grandes fenÃtres dont on ne fermait jamais les volets, il sÃattendrissait en pensant â¡ lÃÃtre charmant quÃil allait voir Ãpanoui dans leur lumiÃre dÃor. Parfois les ombres des invitÃs se dÃtachaient minces et noires, en Ãcran, devant les lampes, comme ces petites gravures quÃon intercale de place en place dans un abat-jour translucide dont les autres feuillets ne sont que clartÃ. Il cherchait â¡ distinguer la silhouette dÃOdette. Puis, dÃs quÃil Ãtait arrivÃ, sans quÃil sÃen rendit compte, ses yeux brillaient dÃune telle joie que M. Verdurin disait au peintre: ´Je crois que Ãa chauffe.ª Et la prÃsence dÃOdette ajoutait en effet pour Swann â¡ cette maison ce dont nÃÃtait pourvue aucune de celles oË il Ãtait reÃu: une sorte dÃappareil sensitif, de rÃseau nerveux qui se ramifiait dans toutes les piÃces et apportait des excitations constantes â¡ son cúur.
Ainsi le simple fonctionnement de cet organisme social quÃÃtait le petit ´clanª prenait automatiquement pour Swann des rendez-vous quotidiens avec Odette et lui permettait de feindre une indiffÃrence â¡ la voir, ou mÃme un dÃsir de ne plus la voir, qui ne lui faisait pas courir de grands risques, puisque, quoi quÃil lui eËt Ãcrit dans la journÃe, il la verrait forcÃment le soir et la ramÃnerait chez elle.
Mais une fois quÃayant songà avec maussaderie â¡ cet inÃvitable retour ensemble, il avait emmenà jusquÃau bois sa jeune ouvriÃre pour retarder le moment dÃaller chez les Verdurin, il arriva chez eux si tard quÃOdette, croyant quÃil ne viendrait plus, Ãtait partie. En voyant quÃelle nÃÃtait plus dans le salon, Swann ressentit une souffrance au cúur; il tremblait dÃÃtre privà dÃun plaisir quÃil mesurait pour la premiÃre fois, ayant eu jusque-lâ¡ cette certitude de le trouver quand il le voulait, qui pour tous les plaisirs nous diminue ou mÃme nous empÃche dÃapercevoir aucunement leur grandeur.
ó´As-tu vu la tÃte quÃil a fait quand il sÃest aperÃu quÃelle nÃÃtait pas lâ¡? dit M. Verdurin â¡ sa femme, je crois quÃon peut dire quÃil est pincÃ!ª
ó´La tÃte quÃil a fait?ª demanda avec violence le docteur Cottard qui, Ãtant allà un instant voir un malade, revenait chercher sa femme et ne savait pas de qui on parlait.
ó´Comment vous nÃavez pas rencontrà devant la porte le plus beau des Swannª?
ó´Non. M. Swann est venuª?
óOh! un instant seulement. Nous avons eu un Swann trÃs agitÃ, trÃs nerveux. Vous comprenez, Odette Ãtait partie.
ó´Vous voulez dire quÃelle est du dernier bien avec lui, quÃelle lui a fait voir lÃheure du bergerª, dit le docteur, expÃrimentant avec prudence le sens de ces expressions.
ó´Mais non, il nÃy a absolument rien, et entre nous, je trouve quÃelle a bien tort et quÃelle se conduit comme une fameuse cruche, quÃelle est du reste.ª
ó´Ta, ta, ta, dit M. Verdurin, quÃest-ce que tu en sais quÃil nÃy a rien, nous nÃavons pas Ãtà y voir, nÃest-ce pas.ª
ó´A moi, elle me lÃaurait dit, rÃpliqua fiÃrement Mme Verdurin. Je vous dis quÃelle me raconte toutes ses petites affaires! Comme elle nÃa plus personne en ce moment, je lui ai dit quÃelle devrait coucher avec lui. Elle prÃtend quÃelle ne peut pas, quÃelle a bien eu un fort bÃguin pour lui mais quÃil est timide avec elle, que cela lÃintimide â¡ son tour, et puis quÃelle ne lÃaime pas de cette maniÃre-lâ¡, que cÃest un Ãtre idÃal, quÃelle a peur de dÃflorer le sentiment quÃelle a pour lui, est-ce que je sais, moi. Ce serait pourtant absolument ce quÃil lui faut.ª
ó´Tu me permettras de ne pas Ãtre de ton avis, dit M. Verdurin, il ne me revient quÃâ¡ demi ce monsieur; je le trouve poseur.ª
Mme Verdurin sÃimmobilisa, prit une expression inerte comme si elle Ãtait devenue une statue, fiction qui lui permit dÃÃtre censÃe ne pas avoir entendu ce mot insupportable de poseur qui avait lÃair dÃimpliquer quÃon pouvait ´poserª avec eux, donc quÃon Ãtait ´plus quÃeuxª.
ó´Enfin, sÃil nÃy a rien, je ne pense pas que ce soit que ce monsieur la croit vertueuse, dit ironiquement M. Verdurin. Et aprÃs tout, on ne peut rien dire, puisquÃil a lÃair de la croire intelligente. Je ne sais si tu as entendu ce quÃil lui dÃbitait lÃautre soir sur la sonate de Vinteuil; jÃaime Odette de tout mon cúur, mais pour lui faire des thÃories dÃesthÃtique, il faut tout de mÃme Ãtre un fameux jobard!ª
ó´Voyons, ne dites pas du mal dÃOdette, dit Mme Verdurin en faisant lÃenfant. Elle est charmante.ª
ó´Mais cela ne lÃempÃche pas dÃÃtre charmante; nous ne disons pas du mal dÃelle, nous disons que ce nÃest pas une vertu ni une intelligence. Au fond, dit-il au peintre, tenez-vous tant que Ãa â¡ ce quÃelle soit vertueuse? Elle serait peut-Ãtre beaucoup moins charmante, qui sait?ª
Sur le palier, Swann avait Ãtà rejoint par le maÃtre dÃhÃtel qui ne se trouvait pas lâ¡ au moment oË il Ãtait arrivà et avait Ãtà chargà par Odette de lui dire,ómais il y avait bien une heure dÃjâ¡,óau cas oË il viendrait encore, quÃelle irait probablement prendre du chocolat chez PrÃvost avant de rentrer. Swann partit chez PrÃvost, mais â¡ chaque pas sa voiture Ãtait arrÃtÃe par dÃautres ou par des gens qui traversaient, odieux obstacles quÃil eËt Ãtà heureux de renverser si le procÃs-verbal de lÃagent ne lÃeËt retardà plus encore que le passage du piÃton. Il comptait le temps quÃil mettait, ajoutait quelques secondes â¡ toutes les minutes pour Ãtre sËr de ne pas les avoir faites trop courtes, ce qui lui eËt laissà croire plus grande quÃelle nÃÃtait en rÃalità sa chance dÃarriver assez tÃt et de trouver encore Odette. Et â¡ un moment, comme un fiÃvreux qui vient de dormir et qui prend conscience de lÃabsurdità des rÃvasseries quÃil ruminait sans se distinguer nettement dÃelles, Swann tout dÃun coup aperÃut en lui lÃÃtrangetà des pensÃes quÃil roulait depuis le moment oË on lui avait dit chez les Verdurin quÃOdette Ãtait dÃjâ¡ partie, la nouveautà de la douleur au cúur dont il souffrait, mais quÃil constata seulement comme sÃil venait de sÃÃveiller. Quoi? toute cette agitation parce quÃil ne verrait Odette que demain, ce que prÃcisÃment il avait souhaitÃ, il y a une heure, en se rendant chez Mme Verdurin. Il fut bien obligà de constater que dans cette mÃme voiture qui lÃemmenait chez PrÃvost, il nÃÃtait plus le mÃme, et quÃil nÃÃtait plus seul, quÃun Ãtre nouveau Ãtait lâ¡ avec lui, adhÃrent, amalgamà ⡠lui, duquel il ne pourrait peut-Ãtre pas se dÃbarrasser, avec qui il allait Ãtre obligà dÃuser de mÃnagements comme avec un maÃtre ou avec une maladie. Et pourtant depuis un moment quÃil sentait quÃune nouvelle personne sÃÃtait ainsi ajoutÃe â¡ lui, sa vie lui paraissait plus intÃressante. CÃest â¡ peine sÃil se disait que cette rencontre possible chez PrÃvost (de laquelle lÃattente saccageait, dÃnudait â¡ ce point les moments qui la prÃcÃdaient quÃil ne trouvait plus une seule idÃe, un seul souvenir derriÃre lequel il pËt faire reposer son esprit), il Ãtait probable pourtant, si elle avait lieu, quÃelle serait comme les autres, fort peu de chose. Comme chaque soir, dÃs quÃil serait avec Odette, jetant furtivement sur son changeant visage un regard aussitÃt dÃtournà de peur quÃelle nÃy vÃt lÃavance dÃun dÃsir et ne crËt plus â¡ son dÃsintÃressement, il cesserait de pouvoir penser â¡ elle, trop occupà ⡠trouver des prÃtextes qui lui permissent de ne pas la quitter tout de suite et de sÃassurer, sans avoir lÃair dÃy tenir, quÃil la retrouverait le lendemain chez les Verdurin: cÃest-â¡-dire de prolonger pour lÃinstant et de renouveler un jour de plus la dÃception et la torture que lui apportait la vaine prÃsence de cette femme quÃil approchait sans oser lÃÃtreindre.
Elle nÃÃtait pas chez PrÃvost; il voulut chercher dans tous les restaurants des boulevards. Pour gagner du temps, pendant quÃil visitait les uns, il envoya dans les autres son cocher RÃmi (le doge Loredan de Rizzo) quÃil alla attendre ensuiteónÃayant rien trouvà lui-mÃmeó⡠lÃendroit quÃil lui avait dÃsignÃ. La voiture ne revenait pas et Swann se reprÃsentait le moment qui approchait, â¡ la fois comme celui oË RÃmi lui dirait: ´Cette dame est lâ¡Âª, et comme celui oË RÃmi lui dirait, ´cette dame nÃÃtait dans aucun des cafÃs.ª Et ainsi il voyait la fin de la soirÃe devant lui, une et pourtant alternative, prÃcÃdÃe soit par la rencontre dÃOdette qui abolirait son angoisse, soit, par le renoncement forcà ⡠la trouver ce soir, par lÃacceptation de rentrer chez lui sans lÃavoir vue.
Le cocher revint, mais, au moment oË il sÃarrÃta devant Swann, celui-ci ne lui dit pas: ´Avez-vous trouvà cette dame?ª mais: ´Faites-moi donc penser demain â¡ commander du bois, je crois que la provision doit commencer â¡ sÃÃpuiser.ª Peut-Ãtre se disait-il que si RÃmi avait trouvà Odette dans un cafà oË elle lÃattendait, la fin de la soirÃe nÃfaste Ãtait dÃjâ¡ anÃantie par la rÃalisation commencÃe de la fin de soirÃe bienheureuse et quÃil nÃavait pas besoin de se presser dÃatteindre un bonheur capturà et en lieu sËr, qui ne sÃÃchapperait plus. Mais aussi cÃÃtait par force dÃinertie; il avait dans lÃâme le manque de souplesse que certains Ãtres ont dans le corps, ceux-lâ¡ qui au moment dÃÃviter un choc, dÃÃloigner une flamme de leur habit, dÃaccomplir un mouvement urgent, prennent leur temps, commencent par rester une seconde dans la situation oË ils Ãtaient auparavant comme pour y trouver leur point dÃappui, leur Ãlan. Et sans doute si le cocher lÃavait interrompu en lui disant: ´Cette dame est lâ¡Âª, il eut rÃpondu: ´Ah! oui, cÃest vrai, la course que je vous avais donnÃe, tiens je nÃaurais pas cruª, et aurait continuà ⡠lui parler provision de bois pour lui cacher lÃÃmotion quÃil avait eue et se laisser â¡ lui-mÃme le temps de rompre avec lÃinquiÃtude et de se donner au bonheur.
Mais le cocher revint lui dire quÃil ne lÃavait trouvÃe nulle part, et ajouta son avis, en vieux serviteur:
óJe crois que Monsieur nÃa plus quÃâ¡ rentrer.
Mais lÃindiffÃrence que Swann jouait facilement quand RÃmi ne pouvait plus rien changer â¡ la rÃponse quÃil apportait tomba, quand il le vit essayer de le faire renoncer â¡ son espoir et â¡ sa recherche:
ó´Mais pas du tout, sÃÃcria-t-il, il faut que nous trouvions cette dame; cÃest de la plus haute importance. Elle serait extrÃmement ennuyÃe, pour une affaire, et froissÃe, si elle ne mÃavait pas vu.ª
ó´Je ne vois pas comment cette dame pourrait Ãtre froissÃe, rÃpondit RÃmi, puisque cÃest elle qui est partie sans attendre Monsieur, quÃelle a dit quÃelle allait chez PrÃvost et quÃelle nÃy Ãtait pas,ª
DÃailleurs on commenÃait â¡ Ãteindre partout. Sous les arbres des boulevards, dans une obscurità mystÃrieuse, les passants plus rares erraient, â¡ peine reconnaissables. Parfois lÃombre dÃune femme qui sÃapprochait de lui, lui murmurant un mot â¡ lÃoreille, lui demandant de la ramener, fit tressaillir Swann. Il frÃlait anxieusement tous ces corps obscurs comme si parmi les fantÃmes des morts, dans le royaume sombre, il eËt cherchà Eurydice.
De tous les modes de production de lÃamour, de tous les agents de dissÃmination du mal sacrÃ, il est bien lÃun des plus efficaces, ce grand souffle dÃagitation qui parfois passe sur nous. Alors lÃÃtre avec qui nous nous plaisons â¡ ce moment-lâ¡, le sort en est jetÃ, cÃest lui que nous aimerons. Il nÃest mÃme pas besoin quÃil nous plËt jusque-lâ¡ plus ou mÃme autant que dÃautres. Ce quÃil fallait, cÃest que notre goËt pour lui devint exclusif. Et cette condition-lâ¡ est rÃalisÃe quandó⡠ce moment oË il nous fait dÃfautó⡠la recherche des plaisirs que son agrÃment nous donnait, sÃest brusquement substituà en nous un besoin anxieux, qui a pour objet cet Ãtre mÃme, un besoin absurde, que les lois de ce monde rendent impossible â¡ satisfaire et difficile â¡ guÃriróle besoin insensà et douloureux de le possÃder.
Swann se fit conduire dans les derniers restaurants; cÃest la seule hypothÃse du bonheur quÃil avait envisagÃe avec calme; il ne cachait plus maintenant son agitation, le prix quÃil attachait â¡ cette rencontre et il promit en cas de succÃs une rÃcompense â¡ son cocher, comme si en lui inspirant le dÃsir de rÃussir qui viendrait sÃajouter â¡ celui quÃil en avait lui-mÃme, il pouvait faire quÃOdette, au cas oË elle fËt dÃjâ¡ rentrÃe se coucher, se trouvât pourtant dans un restaurant du boulevard. Il poussa jusquÃâ¡ la Maison DorÃe, entra deux fois chez Tortoni et, sans lÃavoir vue davantage, venait de ressortir du Cafà Anglais, marchant â¡ grands pas, lÃair hagard, pour rejoindre sa voiture qui lÃattendait au coin du boulevard des Italiens, quand il heurta une personne qui venait en sens contraire: cÃÃtait Odette; elle lui expliqua plus tard que nÃayant pas trouvà de place chez PrÃvost, elle Ãtait allÃe souper â¡ la Maison DorÃe dans un enfoncement oË il ne lÃavait pas dÃcouverte, et elle regagnait sa voiture.
Elle sÃattendait si peu â¡ le voir quÃelle eut un mouvement dÃeffroi. Quant â¡ lui, il avait couru Paris non parce quÃil croyait possible de la rejoindre, mais parce quÃil lui Ãtait trop cruel dÃy renoncer. Mais cette joie que sa raison nÃavait cessà dÃestimer, pour ce soir, irrÃalisable, ne lui en paraissait maintenant que plus rÃelle; car, il nÃy avait pas collaborà par la prÃvision des vraisemblances, elle lui restait extÃrieure; il nÃavait pas besoin de tirer de son esprit pour la lui fournir,ócÃest dÃelle-mÃme quÃÃmanait, cÃest elle-mÃme qui projetait vers luiócette vÃrità qui rayonnait au point de dissiper comme un songe lÃisolement quÃil avait redoutÃ, et sur laquelle il appuyait, il reposait, sans penser, sa rÃverie heureuse. Ainsi un voyageur arrivà par un beau temps au bord de la MÃditerranÃe, incertain de lÃexistence des pays quÃil vient de quitter, laisse Ãblouir sa vue, plutÃt quÃil ne leur jette des regards, par les rayons quÃÃmet vers lui lÃazur lumineux et rÃsistant des eaux.
Il monta avec elle dans la voiture quÃelle avait et dit â¡ la sienne de suivre.
Elle tenait â¡ la main un bouquet de catleyas et Swann vit, sous sa fanchon de dentelle, quÃelle avait dans les cheveux des fleurs de cette mÃme orchidÃe attachÃes â¡ une aigrette en plumes de cygnes. Elle Ãtait habillÃe sous sa mantille, dÃun flot de velours noir qui, par un rattrapà oblique, dÃcouvrait en un large triangle le bas dÃune jupe de faille blanche et laissait voir un empiÃcement, Ãgalement de faille blanche, â¡ lÃouverture du corsage dÃcolletÃ, oË Ãtaient enfoncÃes dÃautres fleurs de catleyas. Elle Ãtait â¡ peine remise de la frayeur que Swann lui avait causÃe quand un obstacle fit faire un Ãcart au cheval. Ils furent vivement dÃplacÃs, elle avait jetà un cri et restait toute palpitante, sans respiration.
ó´Ce nÃest rien, lui dit-il, nÃayez pas peur.ª
Et il la tenait par lÃÃpaule, lÃappuyant contre lui pour la maintenir; puis il lui dit:
óSurtout, ne me parlez pas, ne me rÃpondez que par signes pour ne pas vous essouffler encore davantage. Cela ne vous gÃne pas que je remette droites les fleurs de votre corsage qui ont Ãtà dÃplacÃes par le choc. JÃai peur que vous ne les perdiez, je voudrais les enfoncer un peu.
Elle, qui nÃavait pas Ãtà habituÃe â¡ voir les hommes faire tant de faÃons avec elle, dit en souriant:
ó´Non, pas du tout, Ãa ne me gÃne pas.ª
Mais lui, intimidà par sa rÃponse, peut-Ãtre aussi pour avoir lÃair dÃavoir Ãtà sincÃre quand il avait pris ce prÃtexte, ou mÃme, commenÃant dÃjâ¡ â¡ croire quÃil lÃavait ÃtÃ, sÃÃcria:
ó´Oh! non, surtout, ne parlez pas, vous allez encore vous essouffler, vous pouvez bien me rÃpondre par gestes, je vous comprendrai bien. SincÃrement je ne vous gÃne pas? Voyez, il y a un peu… je pense que cÃest du pollen qui sÃest rÃpandu sur vous, vous permettez que je lÃessuie avec ma main? Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop brutal? Je vous chatouille peut-Ãtre un peu? mais cÃest que je ne voudrais pas toucher le velours de la robe pour ne pas le friper. Mais, voyez-vous, il Ãtait vraiment nÃcessaire de les fixer ils seraient tombÃs; et comme cela, en les enfonÃant un peu moi-mÃme… SÃrieusement, je ne vous suis pas dÃsagrÃable? Et en les respirant pour voir sÃils nÃont vraiment pas dÃodeur non plus? Je nÃen ai jamais senti, je peux? dites la vÃritÃ.ª?
Souriant, elle haussa lÃgÃrement les Ãpaules, comme pour dire ´vous Ãtes fou, vous voyez bien que Ãa me plaÃtª.
Il Ãlevait son autre main le long de la joue dÃOdette; elle le regarda fixement, de lÃair languissant et grave quÃont les femmes du maÃtre florentin avec lesquelles il lui avait trouvà de la ressemblance; amenÃs au bord des paupiÃres, ses yeux brillants, larges et minces, comme les leurs, semblaient prÃts â¡ se dÃtacher ainsi que deux larmes. Elle flÃchissait le cou comme on leur voit faire â¡ toutes, dans les scÃnes paÃennes comme dans les tableaux religieux. Et, en une attitude qui sans doute lui Ãtait habituelle, quÃelle savait convenable â¡ ces moments-lâ¡ et quÃelle faisait attention â¡ ne pas oublier de prendre, elle semblait avoir besoin de toute sa force pour retenir son visage, comme si une force invisible lÃeËt attirà vers Swann. Et ce fut Swann, qui, avant quÃelle le laissât tomber, comme malgrà elle, sur ses lÃvres, le retint un instant, â¡ quelque distance, entre ses deux mains. Il avait voulu laisser â¡ sa pensÃe le temps dÃaccourir, de reconnaÃtre le rÃve quÃelle avait si longtemps caressà et dÃassister â¡ sa rÃalisation, comme une parente quÃon appelle pour prendre sa part du succÃs dÃun enfant quÃelle a beaucoup aimÃ. Peut-Ãtre aussi Swann attachait-il sur ce visage dÃOdette non encore possÃdÃe, ni mÃme encore embrassÃe par lui, quÃil voyait pour la derniÃre fois, ce regard avec lequel, un jour de dÃpart, on voudrait emporter un paysage quÃon va quitter pour toujours.
Mais il Ãtait si timide avec elle, quÃayant fini par la possÃder ce soir-lâ¡, en commenÃant par arranger ses catleyas, soit crainte de la froisser, soit peur de paraÃtre rÃtrospectivement avoir menti, soit manque dÃaudace pour formuler une exigence plus grande que celle-lâ¡ (quÃil pouvait renouveler puisquÃelle nÃavait pas fichà Odette la premiÃre fois), les jours suivants il usa du mÃme prÃtexte. Si elle avait des catleyas â¡ son corsage, il disait: ´CÃest malheureux, ce soir, les catleyas nÃont pas besoin dÃÃtre arrangÃs, ils nÃont pas Ãtà dÃplacÃs comme lÃautre soir; il me semble pourtant que celui-ci nÃest pas trÃs droit. Je peux voir sÃils ne sentent pas plus que les autres?ª Ou bien, si elle nÃen avait pas: ´Oh! pas de catleyas ce soir, pas moyen de me livrer â¡ mes petits arrangements.ª De sorte que, pendant quelque temps, ne fut pas changà lÃordre quÃil avait suivi le premier soir, en dÃbutant par des attouchements de doigts et de lÃvres sur la gorge dÃOdette et que ce fut par eux encore que commenÃaient chaque fois ses caresses; et, bien plus tard quand lÃarrangement (ou le simulacre dÃarrangement) des catleyas, fut depuis longtemps tombà en dÃsuÃtude, la mÃtaphore ´faire catleyaª, devenue un simple vocable quÃils employaient sans y penser quand ils voulaient signifier lÃacte de la possession physiqueóoË dÃailleurs lÃon ne possÃde rien,ósurvÃcut dans leur langage, oË elle le commÃmorait, â¡ cet usage oubliÃ. Et peut-Ãtre cette maniÃre particuliÃre de dire ´faire lÃamourª ne signifiait-elle pas exactement la mÃme chose que ses synonymes. On a beau Ãtre blasà sur les femmes, considÃrer la possession des plus diffÃrentes comme toujours la mÃme et connue dÃavance, elle devient au contraire un plaisir nouveau sÃil sÃagit de femmes assez difficilesóou crues telles par nousópour que nous soyons obligÃs de la faire naÃtre de quelque Ãpisode imprÃvu de nos relations avec elles, comme avait Ãtà la premiÃre fois pour Swann lÃarrangement des catleyas. Il espÃrait en tremblant, ce soir-lâ¡ (mais Odette, se disait-il, si elle Ãtait dupe de sa ruse, ne pouvait le deviner), que cÃÃtait la possession de cette femme qui allait sortir dÃentre leurs larges pÃtales mauves; et le plaisir quÃil Ãprouvait dÃjâ¡ et quÃOdette ne tolÃrait peut-Ãtre, pensait-il, que parce quÃelle ne lÃavait pas reconnu, lui semblait, â¡ cause de celaócomme il put paraÃtre au premier homme qui le goËta parmi les fleurs du paradis terrestreóun plaisir qui nÃavait pas existà jusque-lâ¡, quÃil cherchait â¡ crÃer, un plaisiróainsi que le nom spÃcial quÃil lui donna en garda la traceóentiÃrement particulier et nouveau.
Maintenant, tous les soirs, quand il lÃavait ramenÃe chez elle, il fallait quÃil entrât et souvent elle ressortait en robe de chambre et le conduisait jusquÃâ¡ sa voiture, lÃembrassait aux yeux du cocher, disant: ´QuÃest-ce que cela peut me faire, que me font les autres?ª Les soirs oË il nÃallait pas chez les Verdurin (ce qui arrivait parfois depuis quÃil pouvait la voir autrement), les soirs de plus en plus rares oË il allait dans le monde, elle lui demandait de venir chez elle avant de rentrer, quelque heure quÃil fËt. CÃÃtait le printemps, un printemps pur et glacÃ. En sortant de soirÃe, il montait dans sa victoria, Ãtendait une couverture sur ses jambes, rÃpondait aux amis qui sÃen allaient en mÃme temps que lui et lui demandaient de revenir avec eux quÃil ne pouvait pas, quÃil nÃallait pas du mÃme cÃtÃ, et le cocher partait au grand trot sachant oË on allait. Eux sÃÃtonnaient, et de fait, Swann nÃÃtait plus le mÃme. On ne recevait plus jamais de lettre de lui oË il demandât â¡ connaÃtre une femme. Il ne faisait plus attention â¡ aucune, sÃabstenait dÃaller dans les endroits oË on en rencontre. Dans un restaurant, â¡ la campagne, il avait lÃattitude inversÃe de celle â¡ quoi, hier encore, on lÃeËt reconnu et qui avait semblà devoir toujours Ãtre la sienne. Tant une passion est en nous comme un caractÃre momentanà et diffÃrent qui se substitue â¡ lÃautre et abolit les signes jusque-lâ¡ invariables par lesquels il sÃexprimait! En revanche ce qui Ãtait invariable maintenant, cÃÃtait que oË que Swann se trouvât, il ne manquât pas dÃaller rejoindre Odette. Le trajet qui le sÃparait dÃelle Ãtait celui quÃil parcourait inÃvitablement et comme la pente mÃme irrÃsistible et rapide de sa vie. A vrai dire, souvent restà tard dans le monde, il aurait mieux aimà rentrer directement chez lui sans faire cette longue course et ne la voir que le lendemain; mais le fait mÃme de se dÃranger â¡ une heure anormale pour aller chez elle, de deviner que les amis qui le quittaient se disaient: ´Il est trÃs tenu, il y a certainement une femme qui le force â¡ aller chez elle â¡ nÃimporte quelle heureª, lui faisait sentir quÃil menait la vie des hommes qui ont une affaire amoureuse dans leur existence, et en qui le sacrifice quÃils font de leur repos et de leurs intÃrÃts â¡ une rÃverie voluptueuse fait naÃtre un charme intÃrieur. Puis sans quÃil sÃen rendÃt compte, cette certitude quÃelle lÃattendait, quÃelle nÃÃtait pas ailleurs avec dÃautres, quÃil ne reviendrait pas sans lÃavoir vue, neutralisait cette angoisse oubliÃe mais toujours prÃte â¡ renaÃtre quÃil avait ÃprouvÃe le soir oË Odette nÃÃtait plus chez les Verdurin et dont lÃapaisement actuel Ãtait si doux que cela pouvait sÃappeler du bonheur. Peut-Ãtre Ãtait-ce â¡ cette angoisse quÃil Ãtait redevable de lÃimportance quÃOdette avait prise pour lui. Les Ãtres nous sont dÃhabitude si indiffÃrents, que quand nous avons mis dans lÃun dÃeux de telles possibilitÃs de souffrance et de joie, pour nous il nous semble appartenir â¡ un autre univers, il sÃentoure de poÃsie, il fait de notre vie comme une Ãtendue Ãmouvante oË il sera plus ou moins rapprochà de nous. Swann ne pouvait se demander sans trouble ce quÃOdette deviendrait pour lui dans les annÃes qui allaient venir. Parfois, en voyant, de sa victoria, dans ces belles nuits froides, la lune brillante qui rÃpandait sa clartà entre ses yeux et les rues dÃsertes, il pensait â¡ cette autre figure claire et lÃgÃrement rosÃe comme celle de la lune, qui, un jour, avait surgi dans sa pensÃe et, depuis projetait sur le monde la lumiÃre mystÃrieuse dans laquelle il le voyait. SÃil arrivait aprÃs lÃheure oË Odette envoyait ses domestiques se coucher, avant de sonner â¡ la porte du petit jardin, il allait dÃabord dans la rue, oË donnait au rez-de-chaussÃe, entre les fenÃtres toutes pareilles, mais obscures, des hÃtels contigus, la fenÃtre, seule ÃclairÃe, de sa chambre. Il frappait au carreau, et elle, avertie, rÃpondait et allait lÃattendre de lÃautre cÃtÃ, â¡ la porte dÃentrÃe. Il trouvait ouverts sur son piano quelques-uns des morceaux quÃelle prÃfÃrait: la Valse des Roses ou Pauvre fou de Tagliafico (quÃon devait, selon sa volontà Ãcrite, faire exÃcuter â¡ son enterrement), il lui demandait de jouer â¡ la place la petite phrase de la sonate de Vinteuil, bien quÃOdette jouât fort mal, mais la vision la plus belle qui nous reste dÃune úuvre est souvent celle qui sÃÃleva au-dessus des sons faux tirÃs par des doigts malhabiles, dÃun piano dÃsaccordÃ. La petite phrase continuait â¡ sÃassocier pour Swann â¡ lÃamour quÃil avait pour Odette. Il sentait bien que cet amour, cÃÃtait quelque chose qui ne correspondait â¡ rien dÃextÃrieur, de constatable par dÃautres que lui; il se rendait compte que les qualitÃs dÃOdette ne justifiaient pas quÃil attachât tant de prix aux moments passÃs auprÃs dÃelle. Et souvent, quand cÃÃtait lÃintelligence positive qui rÃgnait seule en Swann, il voulait cesser de sacrifier tant dÃintÃrÃts intellectuels et sociaux â¡ ce plaisir imaginaire. Mais la petite phrase, dÃs quÃil lÃentendait, savait rendre libre en lui lÃespace qui pour elle Ãtait nÃcessaire, les proportions de lÃâme de Swann sÃen trouvaient changÃes; une marge y Ãtait rÃservÃe â¡ une jouissance qui elle non plus ne correspondait â¡ aucun objet extÃrieur et qui pourtant au lieu dÃÃtre purement individuelle comme celle de lÃamour, sÃimposait â¡ Swann comme une rÃalità supÃrieure aux choses concrÃtes. Cette soif dÃun charme inconnu, la petite phrase lÃÃveillait en lui, mais ne lui apportait rien de prÃcis pour lÃassouvir. De sorte que ces parties de lÃâme de Swann oË la petite phrase avait effacà le souci des intÃrÃts matÃriels, les considÃrations humaines et valables pour tous, elle les avait laissÃes vacantes et en blanc, et il Ãtait libre dÃy inscrire le nom dÃOdette. Puis â¡ ce que lÃaffection dÃOdette pouvait avoir dÃun peu court et dÃcevant, la petite phrase venait ajouter, amalgamer son essence mystÃrieuse. A voir le visage de Swann pendant quÃil Ãcoutait la phrase, on aurait dit quÃil Ãtait en train dÃabsorber un anesthÃsique qui donnait plus dÃamplitude â¡ sa respiration. Et le plaisir que lui donnait la musique et qui allait bientÃt crÃer chez lui un vÃritable besoin, ressemblait en effet, â¡ ces moments-lâ¡, au plaisir quÃil aurait eu â¡ expÃrimenter des parfums, â¡ entrer en contact avec un monde pour lequel nous ne sommes pas faits, qui nous semble sans forme parce que nos yeux ne le perÃoivent pas, sans signification parce quÃil Ãchappe â¡ notre intelligence, que nous nÃatteignons que par un seul sens. Grand repos, mystÃrieuse rÃnovation pour Swann,ópour lui dont les yeux quoique dÃlicats amateurs de peinture, dont lÃesprit quoique fin observateur de múurs, portaient â¡ jamais la trace indÃlÃbile de la sÃcheresse de sa vieóde se sentir transformà en une crÃature ÃtrangÃre â¡ lÃhumanitÃ, aveugle, dÃpourvue de facultÃs logiques, presque une fantastique licorne, une crÃature chimÃrique ne percevant le monde que par lÃouÃe. Et comme dans la petite phrase il cherchait cependant un sens oË son intelligence ne pouvait descendre, quelle Ãtrange ivresse il avait â¡ dÃpouiller son âme la plus intÃrieure de tous les secours du raisonnement et â¡ la faire passer seule dans le couloir, dans le filtre obscur du son. Il commenÃait â¡ se rendre compte de tout ce quÃil y avait de douloureux, peut-Ãtre mÃme de secrÃtement inapaisà au fond de la douceur de cette phrase, mais il ne pouvait pas en souffrir. QuÃimportait quÃelle lui dÃt que lÃamour est fragile, le sien Ãtait si fort! Il jouait avec la tristesse quÃelle rÃpandait, il la sentait passer sur lui, mais comme une caresse qui rendait plus profond et plus doux le sentiment quÃil avait de son bonheur. Il la faisait rejouer dix fois, vingt fois â¡ Odette, exigeant quÃen mÃme temps elle ne cessât pas de lÃembrasser. Chaque baiser appelle un autre baiser. Ah! dans ces premiers temps oË lÃon aime, les baisers naissent si naturellement! Ils foisonnent si pressÃs les uns contre les autres; et lÃon aurait autant de peine â¡ compter les baisers quÃon sÃest donnÃs pendant une heure que les fleurs dÃun champ au mois de mai. Alors elle faisait mine de sÃarrÃter, disant: ´Comment veux-tu que je joue comme cela si tu me tiens, je ne peux tout faire â¡ la fois, sache au moins ce que tu veux, est-ce que je dois jouer la phrase ou faire des petites caressesª, lui se fâchait et elle Ãclatait dÃun rire qui se changeait et retombait sur lui, en une pluie de baisers. Ou bien elle le regardait dÃun air maussade, il revoyait un visage digne de figurer dans la Vie de MoÃse de Botticelli, il lÃy situait, il donnait au cou dÃOdette lÃinclinaison nÃcessaire; et quand il lÃavait bien peinte â¡ la dÃtrempe, au XVe siÃcle, sur la muraille de la Sixtine, lÃidÃe quÃelle Ãtait cependant restÃe lâ¡, prÃs du piano, dans le moment actuel, prÃte â¡ Ãtre embrassÃe et possÃdÃe, lÃidÃe de sa matÃrialità et de sa vie venait lÃenivrer avec une telle force que, lÃúil ÃgarÃ, les mâchoires tendues comme pour dÃvorer, il se prÃcipitait sur cette vierge de Botticelli et se mettait â¡ lui pincer les joues. Puis, une fois quÃil lÃavait quittÃe, non sans Ãtre rentrà pour lÃembrasser encore parce quÃil avait oublià dÃemporter dans son souvenir quelque particularità de son odeur ou de ses traits, tandis quÃil revenait dans sa victoria, bÃnissant Odette de lui permettre ces visites quotidiennes, dont il sentait quÃelles ne devaient pas lui causer â¡ elle une bien grande joie, mais qui en le preservant de devenir jaloux,óen lui Ãtant lÃoccasion de souffrir de nouveau du mal qui sÃÃtait dÃclarà en lui le soir oË il ne lÃavait pas trouvÃe chez les VerdurinólÃaideraient â¡ arriver, sans avoir plus dÃautres de ces crises dont la premiÃre avait Ãtà si douloureuse et resterait la seule, au bout de ces heures singuliÃres de sa vie, heures presque enchantÃes, â¡ la faÃon de celles oË il traversait Paris au clair de lune. Et, remarquant, pendant ce retour, que lÃastre Ãtait maintenant dÃplacà par rapport â¡ lui, et presque au bout de lÃhorizon, sentant que son amour obÃissait, lui aussi, â¡ des lois immuables et naturelles, il se demandait si cette pÃriode oË il Ãtait entrà durerait encore longtemps, si bientÃt sa pensÃe ne verrait plus le cher visage quÃoccupant une position lointaine et diminuÃe, et prÃs de cesser de rÃpandre du charme. Car Swann en trouvait aux choses, depuis quÃil Ãtait amoureux, comme au temps oË, adolescent, il se croyait artiste; mais ce nÃÃtait plus le mÃme charme, celui-ci cÃest Odette seule qui le leur confÃrait. Il sentait renaÃtre en lui les inspirations de sa jeunesse quÃune vie frivole avait dissipÃes, mais elles portaient toutes le reflet, la marque dÃun Ãtre particulier; et, dans les longues heures quÃil prenait maintenant un plaisir dÃlicat â¡ passer chez lui, seul avec son âme en convalescence, il redevenait peu â¡ peu lui-mÃme, mais â¡ une autre.
Il nÃallait chez elle que le soir, et il ne savait rien de lÃemploi de son temps pendant le jour, pas plus que de son passÃ, au point quÃil lui manquait mÃme ce petit renseignement initial qui, en nous permettant de nous imaginer ce que nous ne savons pas, nous donne envie de le connaÃtre. Aussi ne se demandait-il pas ce quÃelle pouvait faire, ni quelle avait Ãtà sa vie. Il souriait seulement quelquefois en pensant quÃil y a quelques annÃes, quand il ne la connaissait pas, on lui avait parlà dÃune femme, qui, sÃil se rappelait bien, devait certainement Ãtre elle, comme dÃune fille, dÃune femme entretenue, une de ces femmes auxquelles il attribuait encore, comme il avait peu vÃcu dans leur sociÃtÃ, le caractÃre entier, fonciÃrement pervers, dont les dota longtemps lÃimagination de certains romanciers. Il se disait quÃil nÃy a souvent quÃâ¡ prendre le contre-pied des rÃputations que fait le monde pour juger exactement une personne, quand, â¡ un tel caractÃre, il opposait celui dÃOdette, bonne, naÃve, Ãprise dÃidÃal, presque si incapable de ne pas dire la vÃritÃ, que, lÃayant un jour priÃe, pour pouvoir dÃner seul avec elle, dÃÃcrire aux Verdurin quÃelle Ãtait souffrante, le lendemain, il lÃavait vue, devant Mme Verdurin qui lui demandait si elle allait mieux, rougir, balbutier et reflÃter malgrà elle, sur son visage, le chagrin, le supplice que cela lui Ãtait de mentir, et, tandis quÃelle multipliait dans sa rÃponse les dÃtails inventÃs sur sa prÃtendue indisposition de la veille, avoir lÃair de faire demander pardon par ses regards suppliants et sa voix dÃsolÃe de la faussetà de ses paroles.
Certains jours pourtant, mais rares, elle venait chez lui dans lÃaprÃs-midi, interrompre sa rÃverie ou cette Ãtude sur Ver Meer â¡ laquelle il sÃÃtait remis derniÃrement. On venait lui dire que Mme de CrÃcy Ãtait dans son petit salon. Il allait lÃy retrouver, et quand il ouvrait la porte, au visage rosà dÃOdette, dÃs quÃelle avait aperÃu Swann, venaitó, changeant la forme de sa bouche, le regard de ses yeux, le modelà de ses jouesóse mÃlanger un sourire. Une fois seul, il revoyait ce sourire, celui quÃelle avait eu la veille, un autre dont elle lÃavait accueilli telle ou telle fois, celui qui avait Ãtà sa rÃponse, en voiture, quand il lui avait demandà sÃil lui Ãtait dÃsagrÃable en redressant les catleyas; et la vie dÃOdette pendant le reste du temps, comme il nÃen connaissait rien, lui apparaissait avec son fond neutre et sans couleur, semblable â¡ ces feuilles dÃÃtudes de Watteau, oË on voit Ãâ¡ et lâ¡, â¡ toutes les places, dans tous les sens, dessinÃs aux trois crayons sur le papier chamois, dÃinnombrables sourires. Mais, parfois, dans un coin de cette vie que Swann voyait toute vide, si mÃme son esprit lui disait quÃelle ne lÃÃtait pas, parce quÃil ne pouvait pas lÃimaginer, quelque ami, qui, se doutant quÃils sÃaimaient, ne se fËt pas risquà ⡠lui rien dire dÃelle que dÃinsignifiant, lui dÃcrivait la silhouette dÃOdette, quÃil avait aperÃue, le matin mÃme, montant â¡ pied la rue Abbatucci dans une ´visiteª garnie de skunks, sous un chapeau ´⡠la Rembrandtª et un bouquet de violettes â¡ son corsage. Ce simple croquis bouleversait Swann parce quÃil lui faisait tout dÃun coup apercevoir quÃOdette avait une vie qui nÃÃtait pas tout entiÃre â¡ lui; il voulait savoir â¡ qui elle avait cherchà ⡠plaire par cette toilette quÃil ne lui connaissait pas; il se promettait de lui demander oË elle allait, â¡ ce moment-lâ¡, comme si dans toute la vie incolore,ópresque inexistante, parce quÃelle lui Ãtait invisibleó, de sa maÃtresse, il nÃy avait quÃune seule chose en dehors de tous ces sourires adressÃs â¡ lui: sa dÃmarche sous un chapeau â¡ la Rembrandt, avec un bouquet de violettes au corsage.
Sauf en lui demandant la petite phrase de Vinteuil au lieu de la Valse des Roses, Swann ne cherchait pas â¡ lui faire jouer plutÃt des choses quÃil aimât, et pas plus en musique quÃen littÃrature, â¡ corriger son mauvais goËt. Il se rendait bien compte quÃelle nÃÃtait pas intelligente. En lui disant quÃelle aimerait tant quÃil lui parlât des grands poÃtes, elle sÃÃtait imaginà quÃelle allait connaÃtre tout de suite des couplets hÃroÃques et romanesques dans le genre de ceux du vicomte de Borelli, en plus Ãmouvant encore. Pour Ver Meer de Delft, elle lui demanda sÃil avait souffert par une femme, si cÃÃtait une femme qui lÃavait inspirÃ, et Swann lui ayant avouà quÃon nÃen savait rien, elle sÃÃtait dÃsintÃressÃe de ce peintre. Elle disait souvent: ´Je crois bien, la poÃsie, naturellement, il nÃy aurait rien de plus beau si cÃÃtait vrai, si les poÃtes pensaient tout ce quÃils disent. Mais bien souvent, il nÃy a pas plus intÃressà que ces gens-lâ¡. JÃen sais quelque chose, jÃavais une amie qui a aimà une espÃce de poÃte. Dans ses vers il ne parlait que de lÃamour, du ciel, des Ãtoiles. Ah! ce quÃelle a Ãtà refaite! Il lui a croquà plus de trois cent mille francs.ª Si alors Swann cherchait â¡ lui apprendre en quoi consistait la beautà artistique, comment il fallait admirer les vers ou les tableaux, au bout dÃun instant, elle cessait dÃÃcouter, disant: ´Oui… je ne me figurais pas que cÃÃtait comme cela.ª Et il sentait quÃelle Ãprouvait une telle dÃception quÃil prÃfÃrait mentir en lui disant que tout cela nÃÃtait rien, que ce nÃÃtait encore que des bagatelles, quÃil nÃavait pas le temps dÃaborder le fond, quÃil y avait autre chose. Mais elle lui disait vivement: ´Autre chose? quoi?… Dis-le alorsª, mais il ne le disait pas, sachant combien cela lui paraÃtrait mince et diffÃrent de ce quÃelle espÃrait, moins sensationnel et moins touchant, et craignant que, dÃsillusionnÃe de lÃart, elle ne le fËt en mÃme temps de lÃamour.
Et en effet elle trouvait Swann, intellectuellement, infÃrieur â¡ ce quÃelle aurait cru. ´Tu gardes toujours ton sang-froid, je ne peux te dÃfinir.ª Elle sÃÃmerveillait davantage de son indiffÃrence â¡ lÃargent, de sa gentillesse pour chacun, de sa dÃlicatesse. Et il arrive en effet souvent pour de plus grands que nÃÃtait Swann, pour un savant, pour un artiste, quand il nÃest pas mÃconnu par ceux qui lÃentourent, que celui de leurs sentiments qui prouve que la supÃriorità de son intelligence sÃest imposÃe â¡ eux, ce nÃest pas leur admiration pour ses idÃes, car elles leur Ãchappent, mais leur respect pour sa bontÃ. CÃest aussi du respect quÃinspirait â¡ Odette la situation quÃavait Swann dans le monde, mais elle ne dÃsirait pas quÃil cherchât â¡ lÃy faire recevoir. Peut-Ãtre sentait-elle quÃil ne pourrait pas y rÃussir, et mÃme craignait-elle, que rien quÃen parlant dÃelle, il ne provoquât des rÃvÃlations quÃelle redoutait. Toujours est-il quÃelle lui avait fait promettre de ne jamais prononcer son nom. La raison pour laquelle elle ne voulait pas aller dans le monde, lui avait-elle dit, Ãtait une brouille quÃelle avait eue autrefois avec une amie qui, pour se venger, avait ensuite dit du mal dÃelle. Swann objectait: ´Mais tout le monde nÃa pas connu ton amie.ªó´Mais si, Ãa fait la tache dÃhuile, le monde est si mÃchant.ª DÃune part Swann ne comprit pas cette histoire, mais dÃautre part il savait que ces propositions: ´Le monde est si mÃchantª, ´un propos calomnieux fait la tache dÃhuileª, sont gÃnÃralement tenues pour vraies; il devait y avoir des cas auxquels elles sÃappliquaient. Celui dÃOdette Ãtait-il lÃun de ceux-lâ¡? Il se le demandait, mais pas longtemps, car il Ãtait sujet, lui aussi, â¡ cette lourdeur dÃesprit qui sÃappesantissait sur son pÃre, quand il se posait un problÃme difficile. DÃailleurs, ce monde qui faisait si peur â¡ Odette, ne lui inspirait peut-Ãtre pas de grands dÃsirs, car pour quÃelle se le reprÃsentât bien nettement, il Ãtait trop Ãloignà de celui quÃelle connaissait. Pourtant, tout en Ãtant restÃe â¡ certains Ãgards vraiment simple (elle avait par exemple gardà pour amie une petite couturiÃre retirÃe dont elle grimpait presque chaque jour lÃescalier raide, obscur et fÃtide), elle avait soif de chic, mais ne sÃen faisait pas la mÃme idÃe que les gens du monde. Pour eux, le chic est une Ãmanation de quelques personnes peu nombreuses qui le projettent jusquÃâ¡ un degrà assez ÃloignÃ
óet plus ou moins affaibli dans la mesure oË lÃon est distant du centre de leur intimitÃó, dans le cercle de leurs amis ou des amis de leurs amis dont les noms forment une sorte de rÃpertoire. Les gens du monde le possÃdent dans leur mÃmoire, ils ont sur ces matiÃres une Ãrudition dÃoË ils ont extrait une sorte de goËt, de tact, si bien que Swann par exemple, sans avoir besoin de faire appel â¡ son savoir mondain, sÃil lisait dans un journal les noms des personnes qui se trouvaient â¡ un dÃner pouvait dire immÃdiatement la nuance du chic de ce dÃner, comme un lettrÃ, â¡ la simple lecture dÃune phrase, apprÃcie exactement la qualità littÃraire de son auteur. Mais Odette faisait partie des personnes (extrÃmement nombreuses quoi quÃen pensent les gens du monde, et comme il y en a dans toutes les classes de la sociÃtÃ), qui ne possÃdent pas ces notions, imaginent un chic tout autre, qui revÃt divers aspects selon le milieu auquel elles appartiennent, mais a pour caractÃre particulier,óque ce soit celui dont rÃvait Odette, ou celui devant lequel sÃinclinait Mme Cottard,ódÃÃtre directement accessible â¡ tous. LÃautre, celui des gens du monde, lÃest â¡ vrai dire aussi, mais il y faut quelque dÃlai. Odette disait de quelquÃun:
ó´Il ne va jamais que dans les endroits chics.ª
Et si Swann lui demandait ce quÃelle entendait par lâ¡, elle lui rÃpondait avec un peu de mÃpris:
ó´Mais les endroits chics, parbleu! Si, â¡ ton âge, il faut tÃapprendre ce que cÃest que les endroits chics, que veux-tu que je te dise, moi, par exemple, le dimanche matin, lÃavenue de lÃImpÃratrice, â¡ cinq heures le tour du Lac, le jeudi lÃâ¦den ThÃâtre, le vendredi lÃHippodrome, les bals…ª
óMais quels bals?
ó´Mais les bals quÃon donne â¡ Paris, les bals chics, je veux dire. Tiens, Herbinger, tu sais, celui qui est chez un coulissier? mais si, tu dois savoir, cÃest un des hommes les plus lancÃs de Paris, ce grand jeune homme blond qui est tellement snob, il a toujours une fleur â¡ la boutonniÃre, une raie dans le dos, des paletots clairs; il est avec ce vieux tableau quÃil promÃne â¡ toutes les premiÃres. Eh bien! il a donnà un bal, lÃautre soir, il y avait tout ce quÃil y a de chic â¡ Paris. Ce que jÃaurais aimà y aller! mais il fallait prÃsenter sa carte dÃinvitation â¡ la porte et je nÃavais pas pu en avoir. Au fond jÃaime autant ne pas y Ãtre allÃe, cÃÃtait une tuerie, je nÃaurais rien vu. CÃest plutÃt pour pouvoir dire quÃon Ãtait chez Herbinger. Et tu sais, moi, la gloriole! Du reste, tu peux bien te dire que sur cent qui racontent quÃelles y Ãtaient, il y a bien la moitià dont Ãa nÃest pas vrai… Mais Ãa mÃÃtonne que toi, un homme si ´pschuttª, tu nÃy Ãtais pas.ª
Mais Swann ne cherchait nullement â¡ lui faire modifier cette conception du chic; pensant que la sienne nÃÃtait pas plus vraie, Ãtait aussi sotte, dÃnuÃe dÃimportance, il ne trouvait aucun intÃrÃt â¡ en instruire sa maÃtresse, si bien quÃaprÃs des mois elle ne sÃintÃressait aux personnes chez qui il allait que pour les cartes de pesage, de concours hippique, les billets de premiÃre quÃil pouvait avoir par elles. Elle souhaitait quÃil cultivât des relations si utiles mais elle Ãtait par ailleurs, portÃe â¡ les croire peu chic, depuis quÃelle avait vu passer dans la rue la marquise de Villeparisis en robe de laine noire, avec un bonnet â¡ brides.
óMais elle a lÃair dÃune ouvreuse, dÃune vieille concierge, darling! «a, une marquise! Je ne suis pas marquise, mais il faudrait me payer bien cher pour me faire sortir nippÃe comme Ãa!
Elle ne comprenait pas que Swann habitât lÃhÃtel du quai dÃOrlÃans que, sans oser le lui avouer, elle trouvait indigne de lui.
Certes, elle avait la prÃtention dÃaimer les ´antiquitÃsª et prenait un air ravi et fin pour dire quÃelle adorait passer toute une journÃe ⡠´bibeloterª, â¡ chercher ´du bric-â¡-bracª, des choses ´du tempsª. Bien quÃelle sÃentÃtât dans une sorte de point dÃhonneur (et semblât pratiquer quelque prÃcepte familial) en ne rÃpondant jamais aux questions et en ne ´rendant pas de comptesª sur lÃemploi de ses journÃes, elle parla une fois â¡ Swann dÃune amie qui lÃavait invitÃe et chez qui tout Ãtait ´de lÃÃpoqueª. Mais Swann ne put arriver â¡ lui faire dire quelle Ãtait cette Ãpoque. Pourtant, aprÃs avoir rÃflÃchi, elle rÃpondit que cÃÃtait ´moyenâgeuxª. Elle entendait par lâ¡ quÃil y avait des boiseries. Quelque temps aprÃs, elle lui reparla de son amie et ajouta, sur le ton hÃsitant et de lÃair entendu dont on cite quelquÃun avec qui on a dÃnà la veille et dont on nÃavait jamais entendu le nom, mais que vos amphitryons avaient lÃair de considÃrer comme quelquÃun de si cÃlÃbre quÃon espÃre que lÃinterlocuteur saura bien de qui vous voulez parler: ´Elle a une salle â¡ manger… du… dix-huitiÃme!ª Elle trouvait du reste cela affreux, nu, comme si la maison nÃÃtait pas finie, les femmes y paraissaient affreuses et la mode nÃen prendrait jamais. Enfin, une troisiÃme fois, elle en reparla et montra â¡ Swann lÃadresse de lÃhomme qui avait fait cette salle â¡ manger et quÃelle avait envie de faire venir, quand elle aurait de lÃargent pour voir sÃil ne pourrait pas lui en faire, non pas certes une pareille, mais celle quÃelle rÃvait et que, malheureusement, les dimensions de son petit hÃtel ne comportaient pas, avec de hauts dressoirs, des meubles Renaissance et des cheminÃes comme au château de Blois. Ce jour-lâ¡, elle laissa Ãchapper devant Swann ce quÃelle pensait de son habitation du quai dÃOrlÃans; comme il avait critiquà que lÃamie dÃOdette donnât non pas dans le Louis XVI, car, disait-il, bien que cela ne se fasse pas, cela peut Ãtre charmant, mais dans le faux ancien: ´Tu ne voudrais pas quÃelle vÃcËt comme toi au milieu de meubles cassÃs et de tapis usÃsª, lui dit-elle, le respect humain de la bourgeoise lÃemportant encore chez elle sur le dilettantisme de la cocotte.
De ceux qui aimaient â¡ bibeloter, qui aimaient les vers, mÃprisaient les bas calculs, rÃvaient dÃhonneur et dÃamour, elle faisait une Ãlite supÃrieure au reste de lÃhumanitÃ. Il nÃy avait pas besoin quÃon eËt rÃellement ces goËts pourvu quÃon les proclamât; dÃun homme qui lui avait avouà ⡠dÃner quÃil aimait â¡ flâner, â¡ se salir les doigts dans les vieilles boutiques, quÃil ne serait jamais apprÃcià par ce siÃcle commercial, car il ne se souciait pas de ses intÃrÃts et quÃil Ãtait pour cela dÃun autre temps, elle revenait en disant: ´Mais cÃest une âme adorable, un sensible, je ne mÃen Ãtais jamais doutÃe!ª et elle se sentait pour lui une immense et soudaine amitiÃ. Mais, en revanche ceux, qui comme Swann, avaient ces goËts, mais nÃen parlaient pas, la laissaient froide. Sans doute elle Ãtait obligÃe dÃavouer que Swann ne tenait pas â¡ lÃargent, mais elle ajoutait dÃun air boudeur: ´Mais lui, Ãa nÃest pas la mÃme choseª; et en effet, ce qui parlait â¡ son imagination, ce nÃÃtait pas la pratique du dÃsintÃressement, cÃen Ãtait le vocabulaire.
Sentant que souvent il ne pouvait pas rÃaliser ce quÃelle rÃvait, il cherchait du moins â¡ ce quÃelle se plËt avec lui, â¡ ne pas contrecarrer ces idÃes vulgaires, ce mauvais goËt quÃelle avait en toutes choses, et quÃil aimait dÃailleurs comme tout ce qui venait dÃelle, qui lÃenchantaient mÃme, car cÃÃtait autant de traits particuliers grâce auxquels lÃessence de cette femme lui apparaissait, devenait visible. Aussi, quand elle avait lÃair heureux parce quÃelle devait aller â¡ la Reine Topaze, ou que son regard devenait sÃrieux, inquiet et volontaire, si elle avait peur de manquer la rite des fleurs ou simplement lÃheure du thÃ, avec muffins et toasts, au ´Thà de la Rue Royaleª oË elle croyait que lÃassiduità Ãtait indispensable pour consacrer la rÃputation dÃÃlÃgance dÃune femme, Swann, transportà comme nous le sommes par le naturel dÃun enfant ou par la vÃrità dÃun portrait qui semble sur le point de parler, sentait si bien lÃâme de sa maÃtresse affleurer â¡ son visage quÃil ne pouvait rÃsister â¡ venir lÃy toucher avec ses lÃvres. ´Ah! elle veut quÃon la mÃne â¡ la fÃte des fleurs, la petite Odette, elle veut se faire admirer, eh bien, on lÃy mÃnera, nous nÃavons quÃâ¡ nous incliner.ª Comme la vue de Swann Ãtait un peu basse, il dut se rÃsigner â¡ se servir de lunettes pour travailler chez lui, et â¡ adopter, pour aller dans le monde, le monocle qui le dÃfigurait moins. La premiÃre fois quÃelle lui en vit un dans lÃúil, elle ne put contenir sa joie: ´Je trouve que pour un homme, il nÃy a pas â¡ dire, Ãa a beaucoup de chic! Comme tu es bien ainsi! tu as lÃair dÃun vrai gentleman. Il ne te manque quÃun titre!ª ajouta-t-elle, avec une nuance de regret. Il aimait quÃOdette fËt ainsi, de mÃme que, sÃil avait Ãtà Ãpris dÃune Bretonne, il aurait Ãtà heureux de la voir en coiffe et de lui entendre dire quÃelle croyait aux revenants. Jusque-lâ¡, comme beaucoup dÃhommes chez qui leur goËt pour les arts se dÃveloppe indÃpendamment de la sensualitÃ, une disparate bizarre avait existà entre les satisfactions quÃil accordait â¡ lÃun et â¡ lÃautre, jouissant, dans la compagnie de femmes de plus en plus grossiÃres, des sÃductions dÃúuvres de plus en plus raffinÃes, emmenant une petite bonne dans une baignoire grillÃe â¡ la reprÃsentation dÃune piÃce dÃcadente quÃil avait envie dÃentendre ou â¡ une exposition de peinture impressionniste, et persuadà dÃailleurs quÃune femme du monde cultivÃe nÃy eut pas compris davantage, mais nÃaurait pas su se taire aussi gentiment. Mais, au contraire, depuis quÃil aimait Odette, sympathiser avec elle, tâcher de nÃavoir quÃune âme â¡ eux deux lui Ãtait si doux, quÃil cherchait â¡ se plaire aux choses quÃelle aimait, et il trouvait un plaisir dÃautant plus profond non seulement â¡ imiter ses habitudes, mais â¡ adopter ses opinions, que, comme elles nÃavaient aucune racine dans sa propre intelligence, elles lui rappelaient seulement son amour, â¡ cause duquel il les avait prÃfÃrÃes. SÃil retournait â¡ Serge Panine, sÃil recherchait les occasions dÃaller voir conduire Olivier MÃtra, cÃÃtait pour la douceur dÃÃtre initià dans toutes les conceptions dÃOdette, de se sentir de moitià dans tous ses goËts. Ce charme de le rapprocher dÃelle, quÃavaient les ouvrages ou les lieux quÃelle aimait, lui semblait plus mystÃrieux que celui qui est intrinsÃque â¡ de plus beaux, mais qui ne la lui rappelaient pas. DÃailleurs, ayant laissà sÃaffaiblir les croyances intellectuelles de sa jeunesse, et son scepticisme dÃhomme du monde ayant â¡ son insu pÃnÃtrà jusquÃâ¡ elles, il pensait (ou du moins il avait si longtemps pensà cela quÃil le disait encore) que les objets de nos goËts nÃont pas en eux une valeur absolue, mais que tout est affaire dÃÃpoque, de classe, consiste en modes, dont les plus vulgaires valent celles qui passent pour les plus distinguÃes. Et comme il jugeait que lÃimportance attachÃe par Odette â¡ avoir des cartes pour le vernissage nÃÃtait pas en soi quelque chose de plus ridicule que le plaisir quÃil avait autrefois â¡ dÃjeuner chez le prince de Galles, de mÃme, il ne pensait pas que lÃadmiration quÃelle professait pour Monte-Carlo ou pour le Righi fËt plus dÃraisonnable que le goËt quÃil avait, lui, pour la Hollande quÃelle se figurait laide et pour Versailles quÃelle trouvait triste. Aussi, se privait-il dÃy aller, ayant plaisir â¡ se dire que cÃÃtait pour elle, quÃil voulait ne sentir, nÃaimer quÃavec elle.
Comme tout ce qui environnait Odette et nÃÃtait en quelque sorte que le mode selon lequel il pouvait la voir, causer avec elle, il aimait la sociÃtà des Verdurin. Lâ¡, comme au fond de tous les divertissements, repas, musique, jeux, soupers costumÃs, parties de campagne, parties de thÃâtre, mÃme les rares ´grandes soirÃesª donnÃes pour les ´ennuyeuxª, il y avait la prÃsence dÃOdette, la vue dÃOdette, la conversation avec Odette, dont les Verdurin faisaient â¡ Swann, en lÃinvitant, le don inestimable, il se plaisait mieux que partout ailleurs dans le ´petit noyauª, et cherchait â¡ lui attribuer des mÃrites rÃels, car il sÃimaginait ainsi que par goËt il le frÃquenterait toute sa vie. Or, nÃosant pas se dire, par peur de ne pas le croire, quÃil aimerait toujours Odette, du moins en cherchant · supposer quÃil frÃquenterait toujours les Verdurin (proposition qui, a priori, soulevait moins dÃobjections de principe de la part de son intelligence), il se voyait dans lÃavenir continuant â¡ rencontrer chaque soir Odette; cela ne revenait peut-Ãtre pas tout â¡ fait au mÃme que lÃaimer toujours, mais, pour le moment, pendant quÃil lÃaimait, croire quÃil ne cesserait pas un jour de la voir, cÃest tout ce quÃil demandait. ´Quel charmant milieu, se disait-il. Comme cÃest au fond la vraie vie quÃon mÃne lâ¡! Comme on y est plus intelligent, plus artiste que dans le monde. Comme Mme Verdurin, malgrà de petites exagÃrations un peu risibles, a un amour sincÃre de la peinture, de la musique! quelle passion pour les úuvres, quel dÃsir de faire plaisir aux artistes! Elle se fait une idÃe inexacte des gens du monde; mais avec cela que le monde nÃen a pas une plus fausse encore des milieux artistes! Peut-Ãtre nÃai-je pas de grands besoins intellectuels â¡ assouvir dans la conversation, mais je me plais parfaitement bien avec Cottard, quoiquÃil fasse des calembours ineptes. Et quant au peintre, si sa prÃtention est dÃplaisante quand il cherche â¡ Ãtonner, en revanche cÃest une des plus belles intelligences que jÃaie connues. Et puis surtout, lâ¡, on se sent libre, on fait ce quÃon veut sans contrainte, sans cÃrÃmonie. Quelle dÃpense de bonne humeur il se fait par jour dans ce salon-lâ¡! DÃcidÃment, sauf quelques rares exceptions, je nÃirai plus jamais que dans ce milieu. CÃest lâ¡ que jÃaurai de plus en plus mes habitudes et ma vie.ª
Et comme les qualitÃs quÃil croyait intrinsÃques aux Verdurin nÃÃtaient que le reflet sur eux de plaisirs quÃavait goËtÃs chez eux son amour pour Odette, ces qualitÃs devenaient plus sÃrieuses, plus profondes, plus vitales, quand ces plaisirs lÃÃtaient aussi. Comme Mme Verdurin donnait parfois â¡ Swann ce qui seul pouvait constituer pour lui le bonheur; comme, tel soir oË il se sentait anxieux parce quÃOdette avait causà avec un invità plus quÃavec un autre, et oË, irrità contre elle, il ne voulait pas prendre lÃinitiative de lui demander si elle reviendrait avec lui, Mme Verdurin lui apportait la paix et la joie en disant spontanÃment: ´Odette, vous allez ramener M. Swann, nÃest-ce pasª? comme cet Ãtà qui venait et oË il sÃÃtait dÃabord demandà avec inquiÃtude si Odette ne sÃabsenterait pas sans lui, sÃil pourrait continuer â¡ la voir tous les jours, Mme Verdurin allait les inviter â¡ le passer tous deux chez elle â¡ la campagne,óSwann laissant â¡ son insu la reconnaissance et lÃintÃrÃt sÃinfiltrer dans son intelligence et influer sur ses idÃes, allait jusquÃâ¡ proclamer que Mme Verdurin Ãtait une grande âme. De quelques gens exquis ou Ãminents que tel de ses anciens camarades de lÃÃcole du Louvre lui parlât: ´Je prÃfÃre cent fois les Verdurin, lui rÃpondait-il.ª Et, avec une solennità qui Ãtait nouvelle chez lui: ´Ce sont des Ãtres magnanimes, et la magnanimità est, au fond, la seule chose qui importe et qui distingue ici-bas. Vois-tu, il nÃy a que deux classes dÃÃtres: les magnanimes et les autres; et je suis arrivà ⡠un âge oË il faut prendre parti, dÃcider une fois pour toutes qui on veut aimer et qui on veut dÃdaigner, se tenir â¡ ceux quÃon aime et, pour rÃparer le temps quÃon a gâchà avec les autres, ne plus les quitter jusquÃâ¡ sa mort. Eh bien! ajoutait-il avec cette lÃgÃre Ãmotion quÃon Ãprouve quand mÃme sans bien sÃen rendre compte, on dit une chose non parce quÃelle est vraie, mais parce quÃon a plaisir â¡ la dire et quÃon lÃÃcoute dans sa propre voix comme si elle venait dÃailleurs que de nous-mÃmes, le sort en est jetÃ, jÃai choisi dÃaimer les seuls cúurs magnanimes et de ne plus vivre que dans la magnanimitÃ. Tu me demandes si Mme Verdurin est vÃritablement intelligente. Je tÃassure quÃelle mÃa donnà les preuves dÃune noblesse de cúur, dÃune hauteur dÃâme oË, que veux-tu, on nÃatteint pas sans une hauteur Ãgale de pensÃe. Certes elle a la profonde intelligence des arts. Mais ce nÃest peut-Ãtre pas lâ¡ quÃelle est le plus admirable; et telle petite action ingÃnieusement, exquisement bonne, quÃelle a accomplie pour moi, telle gÃniale attention, tel geste familiÃrement sublime, rÃvÃlent une comprÃhension plus profonde de lÃexistence que tous les traitÃs de philosophie.ª
Il aurait pourtant pu se dire quÃil y avait des anciens amis de ses parents aussi simples que les Verdurin, des camarades de sa jeunesse aussi Ãpris dÃart, quÃil connaissait dÃautres Ãtres dÃun grand cúur, et que, pourtant, depuis quÃil avait optà pour la simplicitÃ, les arts et la magnanimitÃ, il ne les voyait plus jamais. Mais ceux-lâ¡ ne connaissaient pas Odette, et, sÃils lÃavaient connue, ne se seraient pas souciÃs de la rapprocher de lui.
Ainsi il nÃy avait sans doute pas, dans tout le milieu Verdurin, un seul fidÃle qui les aimât ou crËt les aimer autant que Swann. Et pourtant, quand M. Verdurin avait dit que Swann ne lui revenait pas, non seulement il avait exprimà sa propre pensÃe, mais il avait devinà celle de sa femme. Sans doute Swann avait pour Odette une affection trop particuliÃre et dont il avait nÃgligà de faire de Mme Verdurin la confidente quotidienne: sans doute la discrÃtion mÃme avec laquelle il usait de lÃhospitalità des Verdurin, sÃabstenant souvent de venir dÃner pour une raison quÃils ne soupÃonnaient pas et â¡ la place de laquelle ils voyaient le dÃsir de ne pas manquer une invitation chez des ´ennuyeuxª, sans doute aussi, et malgrà toutes les prÃcautions quÃil avait prises pour la leur cacher, la dÃcouverte progressive quÃils faisaient de sa brillante situation mondaine, tout cela contribuait â¡ leur irritation contre lui. Mais la raison profonde en Ãtait autre. CÃest quÃils avaient trÃs vite senti en lui un espace rÃservÃ, impÃnÃtrable, oË il continuait â¡ professer silencieusement pour lui-mÃme que la princesse de Sagan nÃÃtait pas grotesque et que les plaisanteries de Cottard nÃÃtaient pas drÃles, enfin et bien que jamais il ne se dÃpartÃt de son amabilità et ne se rÃvoltât contre leurs dogmes, une impossibilità de les lui imposer, de lÃy convertir entiÃrement, comme ils nÃen avaient jamais rencontrà une pareille chez personne. Ils lui auraient pardonnà de frÃquenter des ennuyeux (auxquels dÃailleurs, dans le fond de son cúur, il prÃfÃrait mille fois les Verdurin et tout le petit noyau) sÃil avait consenti, pour le bon exemple, â¡ les renier en prÃsence des fidÃles. Mais cÃest une abjuration quÃils comprirent quÃon ne pourrait pas lui arracher.
Quelle diffÃrence avec un ´nouveauª quÃOdette leur avait demandà dÃinviter, quoiquÃelle ne lÃeËt rencontrà que peu de fois, et sur lequel ils fondaient beaucoup dÃespoir, le comte de Forcheville! (Il se trouva quÃil Ãtait justement le beau-frÃre de Saniette, ce qui remplit dÃÃtonnement les fidÃles: le vieil archiviste avait des maniÃres si humbles quÃils lÃavaient toujours cru dÃun rang social infÃrieur au leur et ne sÃattendaient pas â¡ apprendre quÃil appartenait â¡ un monde riche et relativement aristocratique.) Sans doute Forcheville Ãtait grossiÃrement snob, alors que Swann ne lÃÃtait pas; sans doute il Ãtait bien loin de placer, comme lui, le milieu des Verdurin au-dessus de tous les autres. Mais il nÃavait pas cette dÃlicatesse de nature qui empÃchait Swann de sÃassocier aux critiques trop manifestement fausses que dirigeait Mme Verdurin contre des gens quÃil connaissait. Quant aux tirades prÃtentieuses et vulgaires que le peintre lanÃait â¡ certains jours, aux plaisanteries de commis voyageur que risquait Cottard et auxquelles Swann, qui les aimait lÃun et lÃautre, trouvait facilement des excuses mais nÃavait pas le courage et lÃhypocrisie dÃapplaudir, Forcheville Ãtait au contraire dÃun niveau intellectuel qui lui permettait dÃÃtre abasourdi, Ãmerveillà par les unes, sans dÃailleurs les comprendre, et de se dÃlecter aux autres. Et justement le premier dÃner chez les Verdurin auquel assista Forcheville, mit en lumiÃre toutes ces diffÃrences, fit ressortir ses qualitÃs et prÃcipita la disgrâce de Swann.
Il y avait, â¡ ce dÃner, en dehors des habituÃs, un professeur de la Sorbonne, Brichot, qui avait rencontrà M. et Mme Verdurin aux eaux et si ses fonctions universitaires et ses travaux dÃÃrudition nÃavaient pas rendu trÃs rares ses moments de libertÃ, serait volontiers venu souvent chez eux. Car il avait cette curiositÃ, cette superstition de la vie, qui unie â¡ un certain scepticisme relatif â¡ lÃobjet de leurs Ãtudes, donne dans nÃimporte quelle profession, â¡ certains hommes intelligents, mÃdecins qui ne croient pas â¡ la mÃdecine, professeurs de lycÃe qui ne croient pas au thÃme latin, la rÃputation dÃesprits larges, brillants, et mÃme supÃrieurs. Il affectait, chez Mme Verdurin, de chercher ses comparaisons dans ce quÃil y avait de plus actuel quand il parlait de philosophie et dÃhistoire, dÃabord parce quÃil croyait quÃelles ne sont quÃune prÃparation â¡ la vie et quÃil sÃimaginait trouver en action dans le petit clan ce quÃil nÃavait connu jusquÃici que dans les livres, puis peut-Ãtre aussi parce que, sÃÃtant vu inculquer autrefois, et ayant gardà ⡠son insu, le respect de certains sujets, il croyait dÃpouiller lÃuniversitaire en prenant avec eux des hardiesses qui, au contraire, ne lui paraissaient telles, que parce quÃil lÃÃtait restÃ.
DÃs le commencement du repas, comme M. de Forcheville, placà ⡠la droite de Mme Verdurin qui avait fait pour le ´nouveauª de grands frais de toilette, lui disait: ´CÃest original, cette robe blancheª, le docteur qui nÃavait cessà de lÃobserver, tant il Ãtait curieux de savoir comment Ãtait fait ce quÃil appelait un ´deª, et qui cherchait une occasion dÃattirer son attention et dÃentrer plus en contact avec lui, saisit au vol le mot ´blancheª et, sans lever le nez de son assiette, dit: ´blanche? Blanche de Castille?ª, puis sans bouger la tÃte lanÃa furtivement de droite et de gauche des regards incertains et souriants. Tandis que Swann, par lÃeffort douloureux et vain quÃil fit pour sourire, tÃmoigna quÃil jugeait ce calembour stupide, Forcheville avait montrà ⡠la fois quÃil en goËtait la finesse et quÃil savait vivre, en contenant dans de justes limites une gaietà dont la franchise avait charmà Mme Verdurin.
óQuÃest-ce que vous dites dÃun savant comme cela? avait-elle demandà ⡠Forcheville. Il nÃy a pas moyen de causer sÃrieusement deux minutes avec lui. Est-ce que vous leur en dites comme cela, â¡ votre hÃpital? avait-elle ajoutà en se tournant vers le docteur, Ãa ne doit pas Ãtre ennuyeux tous les jours, alors. Je vois quÃil va falloir que je demande â¡ mÃy faire admettre.
óJe crois avoir entendu que le docteur parlait de cette vieille chipie de Blanche de Castille, si jÃose mÃexprimer ainsi. NÃest-il pas vrai, madame? demanda Brichot â¡ Mme Verdurin qui, pâmant, les yeux fermÃs, prÃcipita sa figure dans ses mains dÃoË sÃÃchappÃrent des cris ÃtouffÃs.
´Mon Dieu, Madame, je ne voudrais pas alarmer les âmes respectueuses sÃil y en a autour de cette table, sub rosa… Je reconnais dÃailleurs que notre ineffable rÃpublique athÃnienneóà combien!ópourrait honorer en cette capÃtienne obscurantiste le premier des prÃfets de police â¡ poigne. Si fait, mon cher hÃte, si fait, reprit-il de sa voix bien timbrÃe qui dÃtachait chaque syllabe, en rÃponse â¡ une objection de M. Verdurin. La chronique de Saint-Denis dont nous ne pouvons contester la sËretà dÃinformation ne laisse aucun doute â¡ cet Ãgard. Nulle ne pourrait Ãtre mieux choisie comme patronne par un prolÃtariat laÃcisateur que cette mÃre dÃun saint â¡ qui elle en fit dÃailleurs voir de saumâtres, comme dit Suger et autres saint Bernard; car avec elle chacun en prenait pour son grade.
óQuel est ce monsieur? demanda Forcheville â¡ Mme Verdurin, il a lÃair dÃÃtre de premiÃre force.
óComment, vous ne connaissez pas le fameux Brichot? il est cÃlÃbre dans toute lÃEurope.
óAh! cÃest BrÃchot, sÃÃcria Forcheville qui nÃavait pas bien entendu, vous mÃen direz tant, ajouta-t-il tout en attachant sur lÃhomme cÃlÃbre des yeux ÃcarquillÃs. CÃest toujours intÃressant de dÃner avec un homme en vue. Mais, dites-moi, vous nous invitez-lâ¡ avec des convives de choix. On ne sÃennuie pas chez vous.
óOh! vous savez ce quÃil y a surtout, dit modestement Mme Verdurin, cÃest quÃils se sentent en confiance. Ils parlent de ce quÃils veulent, et la conversation rejaillit en fusÃes. Ainsi Brichot, ce soir, ce nÃest rien: je lÃai vu, vous savez, chez moi, Ãblouissant, â¡ se mettre â¡ genoux devant; eh bien! chez les autres, ce nÃest plus le mÃme homme, il nÃa plus dÃesprit, il faut lui arracher les mots, il est mÃme ennuyeux.
óCÃest curieux! dit Forcheville ÃtonnÃ.
Un genre dÃesprit comme celui de Brichot aurait Ãtà tenu pour stupidità pure dans la coterie oË Swann avait passà sa jeunesse, bien quÃil soit compatible avec une intelligence rÃelle. Et celle du professeur, vigoureuse et bien nourrie, aurait probablement pu Ãtre enviÃe par bien des gens du monde que Swann trouvait spirituels. Mais ceux-ci avaient fini par lui inculquer si bien leurs goËts et leurs rÃpugnances, au moins en tout ce qui touche â¡ la vie mondaine et mÃme en celle de ses parties annexes qui devrait plutÃt relever du domaine de lÃintelligence: la conversation, que Swann ne put trouver les plaisanteries de Brichot que pÃdantesques, vulgaires et grasses â¡ Ãcúurer. Puis il Ãtait choquÃ, dans lÃhabitude quÃil avait des bonnes maniÃres, par le ton rude et militaire quÃaffectait, en sÃadressant â¡ chacun, lÃuniversitaire cocardier. Enfin, peut-Ãtre avait-il surtout perdu, ce soir-lâ¡, de son indulgence en voyant lÃamabilità que Mme Verdurin dÃployait pour ce Forcheville quÃOdette avait eu la singuliÃre idÃe dÃamener. Un peu gÃnÃe vis-â¡-vis de Swann, elle lui avait demandà en arrivant:
óComment trouvez-vous mon invit�
Et lui, sÃapercevant pour la premiÃre fois que Forcheville quÃil connaissait depuis longtemps pouvait plaire â¡ une femme et Ãtait assez bel homme, avait rÃpondu: ´Immonde!ª Certes, il nÃavait pas lÃidÃe dÃÃtre jaloux dÃOdette, mais il ne se sentait pas aussi heureux que dÃhabitude et quand Brichot, ayant commencà ⡠raconter lÃhistoire de la mÃre de Blanche de Castille qui ´avait Ãtà avec Henri Plantagenet des annÃes avant de lÃÃpouserª, voulut sÃen faire demander la suite par Swann en lui disant: ´nÃest-ce pas, monsieur Swann?ª sur le ton martial quÃon prend pour se mettre â¡ la portÃe dÃun paysan ou pour donner du cúur â¡ un troupier, Swann coupa lÃeffet de Brichot â¡ la grande fureur de la maÃtresse de la maison, en rÃpondant quÃon voulËt bien lÃexcuser de sÃintÃresser si peu â¡ Blanche de Castille, mais quÃil avait quelque chose â¡ demander au peintre. Celui-ci, en effet, Ãtait allà dans lÃaprÃs-midi visiter lÃexposition dÃun artiste, ami de Mme Verdurin qui Ãtait mort rÃcemment, et Swann aurait voulu savoir par lui (car il apprÃciait son goËt) si vraiment il y avait dans ces derniÃres úuvres plus que la virtuosità qui stupÃfiait dÃjâ¡ dans les prÃcÃdentes.
óA ce point de vue-lâ¡, cÃÃtait extraordinaire, mais cela ne semblait pas dÃun art, comme on dit, trÃs ´Ãlevê, dit Swann en souriant.
óâ¦levÃ… â¡ la hauteur dÃune institution, interrompit Cottard en levant les bras avec une gravità simulÃe.
Toute la table Ãclata de rire.
óQuand je vous disais quÃon ne peut pas garder son sÃrieux avec lui, dit Mme Verdurin â¡ Forcheville. Au moment oË on sÃy attend le moins, il vous sort une calembredaine.
Mais elle remarqua que seul Swann ne sÃÃtait pas dÃridÃ. Du reste il nÃÃtait pas trÃs content que Cottard fÃt rire de lui devant Forcheville. Mais le peintre, au lieu de rÃpondre dÃune faÃon intÃressante â¡ Swann, ce quÃil eËt probablement fait sÃil eËt Ãtà seul avec lui, prÃfÃra se faire admirer des convives en plaÃant un morceau sur lÃhabiletà du maÃtre disparu.
óJe me suis approchÃ, dit-il, pour voir comment cÃÃtait fait, jÃai mis le nez dessus. Ah! bien ouiche! on ne pourrait pas dire si cÃest fait avec de la colle, avec du rubis, avec du savon, avec du bronze, avec du soleil, avec du caca!
óEt un font douze, sÃÃcria trop tard le docteur dont personne ne comprit lÃinterruption.
ó´«a a lÃair fait avec rien, reprit le peintre, pas plus moyen de dÃcouvrir le truc que dans la Ronde ou les RÃgentes et cÃest encore plus fort comme patte que Rembrandt et que Hals. Tout y est, mais non, je vous jure.ª
Et comme les chanteurs parvenus â¡ la note la plus haute quÃils puissent donner continuent en voix de tÃte, piano, il se contenta de murmurer, et en riant, comme si en effet cette peinture eËt Ãtà dÃrisoire â¡ force de beautÃ:
ó´«a sent bon, Ãa vous prend â¡ la tÃte, Ãa vous coupe la respiration, Ãa vous fait des chatouilles, et pas mÃche de savoir avec quoi cÃest fait, cÃen est sorcier, cÃest de la rouerie, cÃest du miracle (Ãclatant tout â¡ fait de rire): cÃen est malhonnÃte!ª En sÃarrÃtant, redressant gravement la tÃte, prenant une note de basse profonde quÃil tâcha de rendre harmonieuse, il ajouta: ´et cÃest si loyal!ª
Sauf au moment oË il avait dit: ´plus fort que la Rondeª, blasphÃme qui avait provoquà une protestation de Mme Verdurin qui tenait ´la Rondeª pour le plus grand chef-dÃúuvre de lÃunivers avec ´la NeuviÃmeª et ´la Samothraceª, et â¡: ´fait avec du cacaª qui avait fait jeter â¡ Forcheville un coup dÃúil circulaire sur la table pour voir si le mot passait et avait ensuite amenà sur sa bouche un sourire prude et conciliant, tous les convives, exceptà Swann, avaient attachà sur le peintre des regards fascinÃs par lÃadmiration.
ó´Ce quÃil mÃamuse quand il sÃemballe comme Ãa, sÃÃcria, quand il eut terminÃ, Mme Verdurin, ravie que la table fËt justement si intÃressante le jour oË M. de Forcheville venait pour la premiÃre fois. Et toi, quÃest-ce que tu as â¡ rester comme cela, bouche bÃe comme une grande bÃte? dit-elle â¡ son mari. Tu sais pourtant quÃil parle bien; on dirait que cÃest la premiÃre fois quÃil vous entend. Si vous lÃaviez vu pendant que vous parliez, il vous buvait. Et demain il nous rÃcitera tout ce que vous avez dit sans manger un mot.ª
óMais non, cÃest pas de la blague, dit le peintre, enchantà de son succÃs, vous avez lÃair de croire que je fais le boniment, que cÃest du chiquÃ; je vous y mÃnerai voir, vous direz si jÃai exagÃrÃ, je vous fiche mon billet que vous revenez plus emballÃe que moi!
óMais nous ne croyons pas que vous exagÃrez, nous voulons seulement que vous mangiez, et que mon mari mange aussi; redonnez de la sole normande â¡ Monsieur, vous voyez bien que la sienne est froide. Nous ne sommes pas si pressÃs, vous servez comme sÃil y avait le feu, attendez donc un peu pour donner la salade.
Mme Cottard qui Ãtait modeste et parlait peu, savait pourtant ne pas manquer dÃassurance quand une heureuse inspiration lui avait fait trouver un mot juste. Elle sentait quÃil aurait du succÃs, cela la mettait en confiance, et ce quÃelle en faisait Ãtait moins pour briller que pour Ãtre utile â¡ la carriÃre de son mari. Aussi ne laissa-t-elle pas Ãchapper le mot de salade que venait de prononcer Mme Verdurin.
óCe nÃest pas de la salade japonaise? dit-elle â¡ mi-voix en se tournant vers Odette.
Et ravie et confuse de lÃâ¡-propos et de la hardiesse quÃil y avait â¡ faire ainsi une allusion discrÃte, mais claire, â¡ la nouvelle et retentissante piÃce de Dumas, elle Ãclata dÃun rire charmant dÃingÃnue, peu bruyant, mais si irrÃsistible quÃelle resta quelques instants sans pouvoir le maÃtriser. ´Qui est cette dame? elle a de lÃespritª, dit Forcheville.
ó´Non, mais nous vous en ferons si vous venez tous dÃner vendredi.ª
óJe vais vous paraÃtre bien provinciale, monsieur, dit Mme Cottard â¡ Swann, mais je nÃai pas encore vu cette fameuse Francillon dont tout le monde parle. Le docteur y est allà (je me rappelle mÃme quÃil mÃa dit avoir eu le trÃs grand plaisir de passer la soirÃe avec vous) et jÃavoue que je nÃai pas trouvà raisonnable quÃil louât des places pour y retourner avec moi. â¦videmment, au ThÃâtre-FranÃais, on ne regrette jamais sa soirÃe, cÃest toujours si bien jouÃ, mais comme nous avons des amis trÃs aimables (Mme Cottard prononÃait rarement un nom propre et se contentait de dire ´des amis â¡ nousª, ´une de mes amiesª, par ´distinctionª, sur un ton factice, et avec lÃair dÃimportance dÃune personne qui ne nomme que qui elle veut) qui ont souvent des loges et ont la bonne idÃe de nous emmener â¡ toutes les nouveautÃs qui en valent la peine, je suis toujours sËre de voir Francillon un peu plus tÃt ou un peu plus tard, et de pouvoir me former une opinion. Je dois pourtant confesser que je me trouve assez sotte, car, dans tous les salons oË je vais en visite, on ne parle naturellement que de cette malheureuse salade japonaise. On commence mÃme â¡ en Ãtre un peu fatiguÃ, ajouta-t-elle en voyant que Swann nÃavait pas lÃair aussi intÃressà quÃelle aurait cru par une si brËlante actualitÃ. Il faut avouer pourtant que cela donne quelquefois prÃtexte â¡ des idÃes assez amusantes. Ainsi jÃai une de mes amies qui est trÃs originale, quoique trÃs jolie femme, trÃs entourÃe, trÃs lancÃe, et qui prÃtend quÃelle a fait faire chez elle cette salade japonaise, mais en faisant mettre tout ce quÃAlexandre Dumas fils dit dans la piÃce. Elle avait invità quelques amies â¡ venir en manger. Malheureusement je nÃÃtais pas des Ãlues. Mais elle nous lÃa racontà tantÃt, â¡ son jour; il paraÃt que cÃÃtait dÃtestable, elle nous a fait rire aux larmes. Mais vous savez, tout est dans la maniÃre de raconter, dit-elle en voyant que Swann gardait un air grave.
Et supposant que cÃÃtait peut-Ãtre parce quÃil nÃaimait pas Francillon:
óDu reste, je crois que jÃaurai une dÃception. Je ne crois pas que cela vaille Serge Panine, lÃidole de Mme de CrÃcy. Voilâ¡ au moins des sujets qui ont du fond, qui font rÃflÃchir; mais donner une recette de salade sur la scÃne du ThÃâtre-FranÃais! Tandis que Serge Panine! Du reste, comme tout ce qui vient de la plume de Georges Ohnet, cÃest toujours si bien Ãcrit. Je ne sais pas si vous connaissez Le MaÃtre de Forges que je prÃfÃrerais encore â¡ Serge Panine.
ó´Pardonnez-moi, lui dit Swann dÃun air ironique, mais jÃavoue que mon manque dÃadmiration est â¡ peu prÃs Ãgal pour ces deux chefs-dÃúuvre.ª
ó´Vraiment, quÃest-ce que vous leur reprochez? Est-ce un parti pris? Trouvez-vous peut-Ãtre que cÃest un peu triste? DÃailleurs, comme je dis toujours, il ne faut jamais discuter sur les romans ni sur les piÃces de thÃâtre. Chacun a sa maniÃre de voir et vous pouvez trouver dÃtestable ce que jÃaime le mieux.ª
Elle fut interrompue par Forcheville qui interpellait Swann. En effet, tandis que Mme Cottard parlait de Francillon, Forcheville avait exprimà ⡠Mme Verdurin son admiration pour ce quÃil avait appelà le petit ´speechª du peintre.
óMonsieur a une facilità de parole, une mÃmoire! avait-il dit â¡ Mme Verdurin quand le peintre eut terminÃ, comme jÃen ai rarement rencontrÃ. Bigre! je voudrais bien en avoir autant. Il ferait un excellent prÃdicateur. On peut dire quÃavec M. BrÃchot, vous avez lâ¡ deux numÃros qui se valent, je ne sais mÃme pas si comme platine, celui-ci ne damerait pas encore le pion au professeur. «a vient plus naturellement, cÃest moins recherchÃ. QuoiquÃil ait chemin faisant quelques mots un peu rÃalistes, mais cÃest le goËt du jour, je nÃai pas souvent vu tenir le crachoir avec une pareille dextÃritÃ, comme nous disions au rÃgiment, oË pourtant jÃavais un camarade que justement monsieur me rappelait un peu. A propos de nÃimporte quoi, je ne sais que vous dire, sur ce verre, par exemple, il pouvait dÃgoiser pendant des heures, non, pas â¡ propos de ce verre, ce que je dis est stupide; mais â¡ propos de la bataille de Waterloo, de tout ce que vous voudrez et il nous envoyait chemin faisant des choses auxquelles vous nÃauriez jamais pensÃ. Du reste Swann Ãtait dans le mÃme rÃgiment; il a dË le connaÃtre.ª
óVous voyez souvent M. Swann? demanda Mme Verdurin.
óMais non, rÃpondit M. de Forcheville et comme pour se rapprocher plus aisÃment dÃOdette, il dÃsirait Ãtre agrÃable â¡ Swann, voulant saisir cette occasion, pour le flatter, de parler de ses belles relations, mais dÃen parler en homme du monde sur un ton de critique cordiale et nÃavoir pas lÃair de lÃen fÃliciter comme dÃun succÃs inespÃrÃ: ´NÃest-ce pas, Swann? je ne vous vois jamais. DÃailleurs, comment faire pour le voir? Cet animal-lâ¡ est tout le temps fourrà chez les La TrÃmoÃlle, chez les Laumes, chez tout Ãa!…ª Imputation dÃautant plus fausse dÃailleurs que depuis un an Swann nÃallait plus guÃre que chez les Verdurin. Mais le seul nom de personnes quÃils ne connaissaient pas Ãtait accueilli chez eux par un silence rÃprobateur. M. Verdurin, craignant la pÃnible impression que ces noms dôennuyeuxª, surtout lancÃs ainsi sans tact â¡ la face de tous les fidÃles, avaient dË produire sur sa femme, jeta sur elle â¡ la dÃrobÃe un regard plein dÃinquiÃte sollicitude. Il vit alors que dans sa rÃsolution de ne pas prendre acte, de ne pas avoir Ãtà touchÃe par la nouvelle qui venait de lui Ãtre notifiÃe, de ne pas seulement rester muette, mais dÃavoir Ãtà sourde comme nous lÃaffectons, quand un ami fautif essaye de glisser dans la conversation une excuse que ce serait avoir lÃair dÃadmettre que de lÃavoir ÃcoutÃe sans protester, ou quand on prononce devant nous le nom dÃfendu dÃun ingrat, Mme Verdurin, pour que son silence nÃeËt pas lÃair dÃun consentement, mais du silence ignorant des choses inanimÃes, avait soudain dÃpouillà son visage de toute vie, de toute motilitÃ; son front bombà nÃÃtait plus quÃune belle Ãtude de ronde bosse oË le nom de ces La TrÃmoÃlle chez qui Ãtait toujours fourrà Swann, nÃavait pu pÃnÃtrer; son nez lÃgÃrement froncà laissait voir une Ãchancrure qui semblait calquÃe sur la vie. On eËt dit que sa bouche entrÃouverte allait parler. Ce nÃÃtait plus quÃune cire perdue, quÃun masque de plâtre, quÃune maquette pour un monument, quÃun buste pour le Palais de lÃIndustrie devant lequel le public sÃarrÃterait certainement pour admirer comment le sculpteur, en exprimant lÃimprescriptible dignità des Verdurin opposÃe â¡ celle des La TrÃmoÃlle et des Laumes quÃils valent certes ainsi que tous les ennuyeux de la terre, Ãtait arrivà ⡠donner une majestà presque papale â¡ la blancheur et â¡ la rigidità de la pierre. Mais le marbre finit par sÃanimer et fit entendre quÃil fallait ne pas Ãtre dÃgoËtà pour aller chez ces gens-lâ¡, car la femme Ãtait toujours ivre et le mari si ignorant quÃil disait collidor pour corridor.
ó´On me paierait bien cher que je ne laisserais pas entrer Ãa chez moiª, conclut Mme Verdurin, en regardant Swann dÃun air impÃrieux.
Sans doute elle nÃespÃrait pas quÃil se soumettrait jusquÃâ¡ imiter la sainte simplicità de la tante du pianiste qui venait de sÃÃcrier:
óVoyez-vous Ãa? Ce qui mÃÃtonne, cÃest quÃils trouvent encore des personnes qui consentent â¡ leur causer; il me semble que jÃaurais peur: un mauvais coup est si vite reÃu! Comment y a-t-il encore du peuple assez brute pour leur courir aprÃs.
Que ne rÃpondait-il du moins comme Forcheville: ´Dame, cÃest une duchesse; il y a des gens que Ãa impressionne encoreª, ce qui avait permis au moins â¡ Mme Verdurin de rÃpliquer: ´Grand bien leur fasse!ª Au lieu de cela, Swann se contenta de rire dÃun air qui signifiait quÃil ne pouvait mÃme pas prendre au sÃrieux une pareille extravagance. M. Verdurin, continuant â¡ jeter sur sa femme des regards furtifs, voyait avec tristesse et comprenait trop bien quÃelle Ãprouvait la colÃre dÃun grand inquisiteur qui ne parvient pas â¡ extirper lÃhÃrÃsie, et pour tâcher dÃamener Swann â¡ une rÃtractation, comme le courage de ses opinions paraÃt toujours un calcul et une lâchetà aux yeux de ceux â¡ lÃencontre de qui il sÃexerce, M. Verdurin lÃinterpella:
óDites donc franchement votre pensÃe, nous nÃirons pas le leur rÃpÃter.
A quoi Swann rÃpondit:
óMais ce nÃest pas du tout par peur de la duchesse (si cÃest des La TrÃmoÃlle que vous parlez). Je vous assure que tout le monde aime aller chez elle. Je ne vous dis pas quÃelle soit ´profondeª (il prononÃa profonde, comme si ÃÃavait Ãtà un mot ridicule, car son langage gardait la trace dÃhabitudes dÃesprit quÃune certaine rÃnovation, marquÃe par lÃamour de la musique, lui avait momentanÃment fait perdreóil exprimait parfois ses opinions avec chaleuró) mais, trÃs sincÃrement, elle est intelligente et son mari est un vÃritable lettrÃ. Ce sont des gens charmants.
Si bien que Mme Verdurin, sentant que, par ce seul infidÃle, elle serait empÃchÃe de rÃaliser lÃunità morale du petit noyau, ne put pas sÃempÃcher dans sa rage contre cet obstinà qui ne voyait pas combien ses paroles la faisaient souffrir, de lui crier du fond du cúur:
óTrouvez-le si vous voulez, mais du moins ne nous le dites pas.
óTout dÃpend de ce que vous appelez intelligence, dit Forcheville qui voulait briller â¡ son tour. Voyons, Swann, quÃentendez-vous par intelligence?
óVoilâ¡! sÃÃcria Odette, voilâ¡ les grandes choses dont je lui demande de me parler, mais il ne veut jamais.
óMais si… protesta Swann.
óCette blague! dit Odette.
óBlague ⡠tabac? demanda le docteur.
óPour vous, reprit Forcheville, lÃintelligence, est-ce le bagout du monde, les personnes qui savent sÃinsinuer?
óFinissez votre entremets quÃon puisse enlever votre assiette, dit Mme Verdurin dÃun ton aigre en sÃadressant â¡ Saniette, lequel absorbà dans des rÃflexions, avait cessà de manger. Et peut-Ãtre un peu honteuse du ton quÃelle avait pris: ´Cela ne fait rien, vous avez votre temps, mais, si je vous le dis, cÃest pour les autres, parce que cela empÃche de servir.ª
óIl y a, dit Brichot en martelant les syllabes, une dÃfinition bien curieuse de lÃintelligence dans ce doux anarchiste de FÃnelon…
óEcoutez! dit â¡ Forcheville et au docteur Mme Verdurin, il va nous dire la dÃfinition de lÃintelligence par FÃnelon, cÃest intÃressant, on nÃa pas toujours lÃoccasion dÃapprendre cela.
Mais Brichot attendait que Swann eËt donnà la sienne. Celui-ci ne rÃpondit pas et en se dÃrobant fit manquer la brillante joute que Mme Verdurin se rÃjouissait dÃoffrir â¡ Forcheville.
óNaturellement, cÃest comme avec moi, dit Odette dÃun ton boudeur, je ne suis pas fâchÃe de voir que je ne suis pas la seule quÃil ne trouve pas â¡ la hauteur.
óCes de La TrÃmouaille que Mme Verdurin nous a montrÃs comme si peu recommandables, demanda Brichot, en articulant avec force, descendent-ils de ceux que cette bonne snob de Mme de SÃvignà avouait Ãtre heureuse de connaÃtre parce que cela faisait bien pour ses paysans? Il est vrai que la marquise avait une autre raison, et qui pour elle devait primer celle-lâ¡, car gendelettre dans lÃâme, elle faisait passer la copie avant tout. Or dans le journal quÃelle envoyait rÃguliÃrement â¡ sa fille, cÃest Mme de la TrÃmouaille, bien documentÃe par ses grandes alliances, qui faisait la politique ÃtrangÃre.
óMais non, je ne crois pas que ce soit la mÃme famille, dit â¡ tout hasard Mme Verdurin.
Saniette qui, depuis quÃil avait rendu prÃcipitamment au maÃtre dÃhÃtel son assiette encore pleine, sÃÃtait replongà dans un silence mÃditatif, en sortit enfin pour raconter en riant lÃhistoire dÃun dÃner quÃil avait fait avec le duc de La TrÃmoÃlle et dÃoË il rÃsultait que celui-ci ne savait pas que George Sand Ãtait le pseudonyme dÃune femme. Swann qui avait de la sympathie pour Saniette crut devoir lui donner sur la culture du duc des dÃtails montrant quÃune telle ignorance de la part de celui-ci Ãtait matÃriellement impossible; mais tout dÃun coup il sÃarrÃta, il venait de comprendre que Saniette nÃavait pas besoin de ces preuves et savait que lÃhistoire Ãtait fausse pour la raison quÃil venait de lÃinventer il y avait un moment. Cet excellent homme souffrait dÃÃtre trouvà si ennuyeux par les Verdurin; et ayant conscience dÃavoir Ãtà plus terne encore â¡ ce dÃner que dÃhabitude, il nÃavait voulu le laisser finir sans avoir rÃussi â¡ amuser. Il capitula si vite, eut lÃair si malheureux de voir manquà lÃeffet sur lequel il avait comptà et rÃpondit dÃun ton si lâche â¡ Swann pour que celui-ci ne sÃacharnât pas â¡ une rÃfutation dÃsormais inutile: ´CÃest bon, cÃest bon; en tous cas, mÃme si je me trompe, ce nÃest pas un crime, je penseª que Swann aurait voulu pouvoir dire que lÃhistoire Ãtait vraie et dÃlicieuse. Le docteur qui les avait ÃcoutÃs eut lÃidÃe que cÃÃtait le cas de dire: ´Se non e veroª, mais il nÃÃtait pas assez sËr des mots et craignit de sÃembrouiller.
AprÃs le dÃner Forcheville alla de lui-mÃme vers le docteur.
ó´Elle nÃa pas dË Ãtre mal, Mme Verdurin, et puis cÃest une femme avec qui on peut causer, pour moi tout est lâ¡. â¦videmment elle commence â¡ avoir un peu de bouteille. Mais Mme de CrÃcy voilâ¡ une petite femme qui a lÃair intelligente, ah! saperlipopette, on voit tout de suite quÃelle a lÃúil amÃricain, celle-lâ¡! Nous parlons de Mme de CrÃcy, dit-il â¡ M. Verdurin qui sÃapprochait, la pipe â¡ la bouche. Je me figure que comme corps de femme…ª
ó´JÃaimerais mieux lÃavoir dans mon lit que le tonnerreª, dit prÃcipitamment Cottard qui depuis quelques instants attendait en vain que Forcheville reprÃt haleine pour placer cette vieille plaisanterie dont il craignait que ne revÃnt pas lÃâ¡-propos si la conversation changeait de cours, et quÃil dÃbita avec cet excÃs de spontanÃità et dÃassurance qui cherche â¡ masquer la froideur et lÃÃmoi insÃparables dÃune rÃcitation. Forcheville la connaissait, il la comprit et sÃen amusa. Quant â¡ M. Verdurin, il ne marchanda pas sa gaietÃ, car il avait trouvà depuis peu pour la signifier un symbole autre que celui dont usait sa femme, mais aussi simple et aussi clair. A peine avait-il commencà ⡠faire le mouvement de tÃte et dÃÃpaules de quelquÃun qui sÃesclaffle quÃaussitÃt il se mettait â¡ tousser comme si, en riant trop fort, il avait avalà la fumÃe de sa pipe. Et la gardant toujours au coin de sa bouche, il prolongeait indÃfiniment le simulacre de suffocation et dÃhilaritÃ. Ainsi lui et Mme Verdurin, qui en face, Ãcoutant le peintre qui lui racontait une histoire, fermait les yeux avant de prÃcipiter son visage dans ses mains, avaient lÃair de deux masques de thÃâtre qui figuraient diffÃremment la gaietÃ.
M. Verdurin avait dÃailleurs fait sagement en ne retirant pas sa pipe de sa bouche, car Cottard qui avait besoin de sÃÃloigner un instant fit â¡ mi-voix une plaisanterie quÃil avait apprise depuis peu et quÃil renouvelait chaque fois quÃil avait â¡ aller au mÃme endroit: ´Il faut que jÃaille entretenir un instant le duc dÃAumaleª, de sorte que la quinte de M. Verdurin recommenÃa.
óVoyons, enlÃve donc ta pipe de ta bouche, tu vois bien que tu vas tÃÃtouffer â¡ te retenir de rire comme Ãa, lui dit Mme Verdurin qui venait offrir des liqueurs.
ó´Quel homme charmant que votre mari, il a de lÃesprit comme quatre, dÃclara Forcheville â¡ Mme Cottard. Merci madame. Un vieux troupier comme moi, Ãa ne refuse jamais la goutte.ª
ó´M. de Forcheville trouve Odette charmanteª, dit M. Verdurin ⡠sa femme.
óMais justement elle voudrait dÃjeuner une fois avec vous. Nous allons combiner Ãa, mais il ne faut pas que Swann le sache. Vous savez, il met un peu de froid. «a ne vous empÃchera pas de venir dÃner, naturellement, nous espÃrons vous avoir trÃs souvent. Avec la belle saison qui vient, nous allons souvent dÃner en plein air. Cela ne vous ennuie pas les petits dÃners au Bois? bien, bien, ce sera trÃs gentil. Est-ce que vous nÃallez pas travailler de votre mÃtier, vous! cria-t-elle au petit pianiste, afin de faire montre, devant un nouveau de lÃimportance de Forcheville, â¡ la fois de son esprit et de son pouvoir tyrannique sur les fidÃles.
óM. de Forcheville Ãtait en train de me dire du mal de toi, dit Mme Cottard â¡ son mari quand il rentra au salon.
Et lui, poursuivant lÃidÃe de la noblesse de Forcheville qui lÃoccupait depuis le commencement du dÃner, lui dit:
ó´Je soigne en ce moment une baronne, la baronne Putbus, les Putbus Ãtaient aux Croisades, nÃest-ce pas? Ils ont, en PomÃranie, un lac qui est grand comme dix fois la place de la Concorde. Je la soigne pour de lÃarthrite sÃche, cÃest une femme charmante. Elle connaÃt du reste Mme Verdurin, je crois.
Ce qui permit â¡ Forcheville, quand il se retrouva, un moment aprÃs, seul avec Mme Cottard, de complÃter le jugement favorable quÃil avait portà sur son mari:
óEt puis il est intÃressant, on voit quÃil connaÃt du monde. Dame, Ãa sait tant de choses, les mÃdecins.
óJe vais jouer la phrase de la Sonate pour M. Swann? dit le pianiste.