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  • 1913
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óAh! bigre! ce níest pas au moins le ´Serpent ‡ Sonatesª? demanda M. de Forcheville pour faire de líeffet.

Mais le docteur Cottard, qui níavait jamais entendu ce calembour, ne le comprit pas et crut ‡ une erreur de M. de Forcheville. Il síapprocha vivement pour la rectifier:

ó´Mais non, ce níest pas serpent ‡ sonates quíon dit, cíest serpent ‡ sonnettesª, dit-il díun ton zÈlÈ, impatient et triomphal.

Forcheville lui expliqua le calembour. Le docteur rougit.

óAvouez quíil est drÙle, docteur?

óOh! je le connais depuis si longtemps, rÈpondit Cottard.

Mais ils se turent; sous líagitation des trÈmolos de violon qui la protÈgeaient de leur tenue frÈmissante ‡ deux octaves de l‡óet comme dans un pays de montagne, derriËre líimmobilitÈ apparente et vertigineuse díune cascade, on aperÁoit, deux cents pieds plus bas, la forme minuscule díune promeneuseóla petite phrase venait díapparaÓtre, lointaine, gracieuse, protÈgÈe par le long dÈferlement du rideau transparent, incessant et sonore. Et Swann, en son cúur, síadressa ‡ elle comme ‡ une confidente de son amour, comme ‡ une amie díOdette qui devrait bien lui dire de ne pas faire attention ‡ ce Forcheville.

óAh! vous arrivez tard, dit Mme Verdurin ‡ un fidËle quíelle níavait invitÈ quíen ´cure-dentsª, ´nous avons eu ´unª Brichot incomparable, díune Èloquence! Mais il est parti. Níest-ce pas, monsieur Swann? Je crois que cíest la premiËre fois que vous vous rencontriez avec lui, dit-elle pour lui faire remarquer que cíÈtait ‡ elle quíil devait de le connaÓtre. ´Níest-ce pas, il a ÈtÈ dÈlicieux, notre Brichot?ª

Swann síinclina poliment.

óNon? il ne vous a pas intÈressÈ? lui demanda sËchement Mme Verdurin.

ó´Mais si, madame, beaucoup, jíai ÈtÈ ravi. Il est peut-Ítre un peu pÈremptoire et un peu jovial pour mon go˚t. Je lui voudrais parfois un peu díhÈsitations et de douceur, mais on sent quíil sait tant de choses et il a líair díun bien brave homme.

Tour le monde se retira fort tard. Les premiers mots de Cottard ‡ sa femme furent:

óJíai rarement vu Mme Verdurin aussi en verve que ce soir.

óQuíest-ce que cíest exactement que cette Mme Verdurin, un demi-castor? dit Forcheville au peintre ‡ qui il proposa de revenir avec lui.

Odette le vit síÈloigner avec regret, elle níosa pas ne pas revenir avec Swann, mais fut de mauvaise humeur en voiture, et quand il lui demanda síil devait entrer chez elle, elle lui dit: ´Bien entenduª en haussant les Èpaules avec impatience. Quand tous les invitÈs furent partis, Mme Verdurin dit ‡ son mari:

óAs-tu remarquÈ comme Swann a ri díun rire niais quand nous avons parlÈ de Mme La TrÈmoÔlle?ª

Elle avait remarquÈ que devant ce nom Swann et Forcheville avaient plusieurs fois supprimÈ la particule. Ne doutant pas que ce f˚t pour montrer quíils níÈtaient pas intimidÈs par les titres, elle souhaitait díimiter leur fiertÈ, mais níavait pas bien saisi par quelle forme grammaticale elle se traduisait. Aussi sa vicieuse faÁon de parler líemportant sur son intransigeance rÈpublicaine, elle disait encore les de La TrÈmoÔlle ou plutÙt par une abrÈviation en usage dans les paroles des chansons de cafÈ-concert et les lÈgendes des caricaturistes et qui dissimulait le de, les díLa TrÈmoÔlle, mais elle se rattrapait en disant: ´Madame La TrÈmoÔlle.ª ´La Duchesse, comme dit Swannª, ajouta-t-elle ironiquement avec un sourire qui prouvait quíelle ne faisait que citer et ne prenait pas ‡ son compte une dÈnomination aussi naÔve et ridicule.

óJe te dirai que je líai trouvÈ extrÍmement bÍte.

Et M. Verdurin lui rÈpondit:

óIl níest pas franc, cíest un monsieur cauteleux, toujours entre le zist et le zest. Il veut toujours mÈnager la chËvre et le chou. Quelle diffÈrence avec Forcheville. Voil‡ au moins un homme qui vous dit carrÈment sa faÁon de penser. «a vous plaÓt ou Áa ne vous plaÓt pas. Ce níest pas comme líautre qui níest jamais ni figue ni raisin. Du reste Odette a líair de prÈfÈrer joliment le Forcheville, et je lui donne raison. Et puis enfin puisque Swann veut nous la faire ‡ líhomme du monde, au champion des duchesses, au moins líautre a son titre; il est toujours comte de Forcheville, ajouta-t-il díun air dÈlicat, comme si, au courant de líhistoire de ce comtÈ, il en soupesait minutieusement la valeur particuliËre.

óJe te dirai, dit Mme Verdurin, quíil a cru devoir lancer contre Brichot quelques insinuations venimeuses et assez ridicules. Naturellement, comme il a vu que Brichot Ètait aimÈ dans la maison, cíÈtait une maniËre de nous atteindre, de bÍcher notre dÓner. On sent le bon petit camarade qui vous dÈbinera en sortant.

óMais je te líai dit, rÈpondit M. Verdurin, cíest le ratÈ, le petit individu envieux de tout ce qui est un peu grand.

En rÈalitÈ il níy avait pas un fidËle qui ne f˚t plus malveillant que Swann; mais tous ils avaient la prÈcaution díassaisonner leurs mÈdisances de plaisanteries connues, díune petite pointe díÈmotion et de cordialitÈ; tandis que la moindre rÈserve que se permettait Swann, dÈpouillÈe des formules de convention telles que: ´Ce níest pas du mal que nous disonsª et auxquelles il dÈdaignait de síabaisser, paraissait une perfidie. Il y a des auteurs originaux dont la moindre hardiesse rÈvolte parce quíils níont pas díabord flattÈ les go˚ts du public et ne lui ont pas servi les lieux communs auxquels il est habituÈ; cíest de la mÍme maniËre que Swann indignait M. Verdurin. Pour Swann comme pour eux, cíÈtait la nouveautÈ de son langage qui faisait croire ‡ l‡ noirceur de ses intentions.

Swann ignorait encore la disgr‚ce dont il Ètait menacÈ chez les Verdurin et continuait ‡ voir leurs ridicules en beau, au travers de son amour.

Il níavait de rendez-vous avec Odette, au moins le plus souvent, que le soir; mais le jour, ayant peur de la fatiguer de lui en allant chez elle, il aurait aimÈ du moins ne pas cesser díoccuper sa pensÈe, et ‡ tous moments il cherchait ‡ trouver une occasion díy intervenir, mais díune faÁon agrÈable pour elle. Si, ‡ la devanture díun fleuriste ou díun joaillier, la vue díun arbuste ou díun bijou le charmait, aussitÙt il pensait ‡ les envoyer ‡ Odette, imaginant le plaisir quíils lui avaient procurÈ, ressenti par elle, venant accroÓtre la tendresse quíelle avait pour lui, et les faisait porter immÈdiatement rue La PÈrouse, pour ne pas retarder líinstant o˘, comme elle recevrait quelque chose de lui, il se sentirait en quelque sorte prËs díelle. Il voulait surtout quíelle les reÁ˚t avant de sortir pour que la reconnaissance quíelle Èprouverait lui val˚t un accueil plus tendre quand elle le verrait chez les Verdurin, ou mÍme, qui sait, si le fournisseur faisait assez diligence, peut-Ítre une lettre quíelle lui enverrait avant le dÓner, ou sa venue ‡ elle en personne chez lui, en une visite supplÈmentaire, pour le remercier. Comme jadis quand il expÈrimentait sur la nature díOdette les rÈactions du dÈpit, il cherchait par celles de la gratitude ‡ tirer díelle des parcelles intimes de sentiment quíelle ne lui avait pas rÈvÈlÈes encore.

Souvent elle avait des embarras díargent et, pressÈe par une dette, le priait de lui venir en aide. Il en Ètait heureux comme de tout ce qui pouvait donner ‡ Odette une grande idÈe de líamour quíil avait pour elle, ou simplement une grande idÈe de son influence, de líutilitÈ dont il pouvait lui Ítre. Sans doute si on lui avait dit au dÈbut: ´cíest ta situation qui lui plaÓtª, et maintenant: ´cíest pour ta fortune quíelle tíaimeª, il ne líaurait pas cru, et níaurait pas ÈtÈ díailleurs trËs mÈcontent quíon se la figur‚t tenant ‡ lui,óquíon les sentÓt unis líun ‡ líautreópar quelque chose díaussi fort que le snobisme ou líargent. Mais, mÍme síil avait pensÈ que cíÈtait vrai, peut-Ítre níe˚t-il pas souffert de dÈcouvrir ‡ líamour díOdette pour lui cet Ètat plus durable que líagrÈment ou les qualitÈs quíelle pouvait lui trouver: líintÈrÍt, líintÈrÍt qui empÍcherait de venir jamais le jour o˘ elle aurait pu Ítre tentÈe de cesser de le voir. Pour líinstant, en la comblant de prÈsents, en lui rendant des services, il pouvait se reposer sur des avantages extÈrieurs ‡ sa personne, ‡ son intelligence, du soin Èpuisant de lui plaire par lui-mÍme. Et cette voluptÈ díÍtre amoureux, de ne vivre que díamour, de la rÈalitÈ de laquelle il doutait parfois, le prix dont en somme il la payait, en dilettante de sensations immatÈrielles, lui en augmentait la valeur,ócomme on voit des gens incertains si le spectacle de la mer et le bruit de ses vagues sont dÈlicieux, síen convaincre ainsi que de la rare qualitÈ de leurs go˚ts dÈsintÈressÈs, en louant cent francs par jour la chambre díhÙtel qui leur permet de les go˚ter.

Un jour que des rÈflexions de ce genre le ramenaient encore au souvenir du temps o˘ on lui avait parlÈ díOdette comme díune femme entretenue, et o˘ une fois de plus il síamusait ‡ opposer cette personnification Ètrange: la femme entretenue,óchatoyant amalgame díÈlÈments inconnus et diaboliques, serti, comme une apparition de Gustave Moreau, de fleurs vÈnÈneuses entrelacÈes ‡ des joyaux prÈcieux,óet cette Odette sur le visage de qui il avait vu passer les mÍmes sentiments de pitiÈ pour un malheureux, de rÈvolte contre une injustice, de gratitude pour un bienfait, quíil avait vu Èprouver autrefois par sa propre mËre, par ses amis, cette Odette dont les propos avaient si souvent trait aux choses quíil connaissait le mieux lui-mÍme, ‡ ses collections, ‡ sa chambre, ‡ son vieux domestique, au banquier chez qui il avait ses titres, il se trouva que cette derniËre image du banquier lui rappela quíil aurait ‡ y prendre de líargent. En effet, si ce mois-ci il venait moins largement ‡ líaide díOdette dans ses difficultÈs matÈrielles quíil níavait fait le mois dernier o˘ il lui avait donnÈ cinq mille francs, et síil ne lui offrait pas une riviËre de diamants quíelle dÈsirait, il ne renouvellerait pas en elle cette admiration quíelle avait pour sa gÈnÈrositÈ, cette reconnaissance, qui le rendaient si heureux, et mÍme il risquerait de lui faire croire que son amour pour elle, comme elle en verrait les manifestations devenir moins grandes, avait diminuÈ. Alors, tout díun coup, il se demanda si cela, ce níÈtait pas prÈcisÈment lí´entretenirª (comme si, en effet, cette notion díentretenir pouvait Ítre extraite díÈlÈments non pas mystÈrieux ni pervers, mais appartenant au fond quotidien et privÈ de sa vie, tels que ce billet de mille francs, domestique et familier, dÈchirÈ et recollÈ, que son valet de chambre, aprËs lui avoir payÈ les comptes du mois et le terme, avait serrÈ dans le tiroir du vieux bureau o˘ Swann líavait repris pour líenvoyer avec quatre autres ‡ Odette) et si on ne pouvait pas appliquer ‡ Odette, depuis quíil la connaissait (car il ne soupÁonna pas un instant quíelle e˚t jamais pu recevoir díargent de personne avant lui), ce mot quíil avait cru si inconciliable avec elle, de ´femme entretenueª. Il ne put approfondir cette idÈe, car un accËs díune paresse díesprit, qui Ètait chez lui congÈnitale, intermittente et providentielle, vint ‡ ce moment Èteindre toute lumiËre dans son intelligence, aussi brusquement que, plus tard, quand on eut installÈ partout líÈclairage Èlectrique, on put couper líÈlectricitÈ dans une maison. Sa pensÈe t‚tonna un instant dans líobscuritÈ, il retira ses lunettes, en essuya les verres, se passa la main sur les yeux, et ne revit la lumiËre que quand il se retrouva en prÈsence díune idÈe toute diffÈrente, ‡ savoir quíil faudrait t‚cher díenvoyer le mois prochain six ou sept mille francs ‡ Odette au lieu de cinq, ‡ cause de la surprise et de la joie que cela lui causerait.

Le soir, quand il ne restait pas chez lui ‡ attendre líheure de retrouver Odette chez les Verdurin ou plutÙt dans un des restaurants díÈtÈ quíils affectionnaient au Bois et surtout ‡ Saint-Cloud, il allait dÓner dans quelquíune de ces maisons ÈlÈgantes dont il Ètait jadis le convive habituel. Il ne voulait pas perdre contact avec des gens quiósavait-on? pourraient peut-Ítre un jour Ítre utiles ‡ Odette, et gr‚ce auxquels en attendant il rÈussissait souvent ‡ lui Ítre agrÈable. Puis líhabitude quíil avait eue longtemps du monde, du luxe, lui en avait donnÈ, en mÍme temps que le dÈdain, le besoin, de sorte quí‡ partir du moment o˘ les rÈduits les plus modestes lui Ètaient apparus exactement sur le mÍme pied que les plus princiËres demeures, ses sens Ètaient tellement accoutumÈs aux secondes quíil e˚t ÈprouvÈ quelque malaise ‡ se trouver dans les premiers. Il avait la mÍme considÈrationó‡ un degrÈ díidentitÈ quíils níauraient pu croireópour des petits bourgeois qui faisaient danser au cinquiËme Ètage díun escalier D, palier ‡ gauche, que pour la princesse de Parme qui donnait les plus belles fÍtes de Paris; mais il níavait pas la sensation díÍtre au bal en se tenant avec les pËres dans la chambre ‡ coucher de la maÓtresse de la maison et la vue des lavabos recouverts de serviettes, des lits transformÈs en vestiaires, sur le couvre-pied desquels síentassaient les pardessus et les chapeaux lui donnait la mÍme sensation díÈtouffement que peut causer aujourdíhui ‡ des gens habituÈs ‡ vingt ans díÈlectricitÈ líodeur díune lampe qui charbonne ou díune veilleuse qui file.

Le jour o˘ il dÓnait en ville, il faisait atteler pour sept heures et demie; il síhabillait tout en songeant ‡ Odette et ainsi il ne se trouvait pas seul, car la pensÈe constante díOdette donnait aux moments o˘ il Ètait loin díelle le mÍme charme particulier quí‡ ceux o˘ elle Ètait l‡. Il montait en voiture, mais il sentait que cette pensÈe y avait sautÈ en mÍme temps et síinstallait sur ses genoux comme une bÍte aimÈe quíon emmËne partout et quíil garderait avec lui ‡ table, ‡ líinsu des convives. Il la caressait, se rÈchauffait ‡ elle, et Èprouvant une sorte de langueur, se laissait aller ‡ un lÈger frÈmissement qui crispait son cou et son nez, et Ètait nouveau chez lui, tout en fixant ‡ sa boutonniËre le bouquet díancolies. Se sentant souffrant et triste depuis quelque temps, surtout depuis quíOdette avait prÈsentÈ Forcheville aux Verdurin, Swann aurait aimÈ aller se reposer un peu ‡ la campagne. Mais il níaurait pas eu le courage de quitter Paris un seul jour pendant quíOdette y Ètait. Líair Ètait chaud; cíÈtaient les plus beaux jours du printemps. Et il avait beau traverser une ville de pierre pour se rendre en quelque hÙtel clos, ce qui Ètait sans cesse devant ses yeux, cíÈtait un parc quíil possÈdait prËs de Combray, o˘, dËs quatre heures, avant díarriver au plant díasperges, gr‚ce au vent qui vient des champs de MÈsÈglise, on pouvait go˚ter sous une charmille autant de fraÓcheur quíau bord de líÈtang cernÈ de myosotis et de glaÔeuls, et o˘, quand il dÓnait, enlacÈes par son jardinier, couraient autour de la table les groseilles et les roses.

AprËs dÓner, si le rendez-vous au bois ou ‡ Saint-Cloud Ètait de bonne heure, il partait si vite en sortant de table,ósurtout si la pluie menaÁait de tomber et de faire rentrer plus tÙt les ´fidËlesª,óquíune fois la princesse des Laumes (chez qui on avait dÓnÈ tard et que Swann avait quittÈe avant quíon servÓt le cafÈ pour rejoindre les Verdurin dans líÓle du Bois) dit:

ó´Vraiment, si Swann avait trente ans de plus et une maladie de la vessie, on líexcuserait de filer ainsi. Mais tout de mÍme il se moque du monde.ª

Il se disait que le charme du printemps quíil ne pouvait pas aller go˚ter ‡ Combray, il le trouverait du moins dans líÓle des Cygnes ou ‡ Saint-Cloud. Mais comme il ne pouvait penser quí‡ Odette, il ne savait mÍme pas, síil avait senti líodeur des feuilles, síil y avait eu du clair de lune. Il Ètait accueilli par la petite phrase de la Sonate jouÈe dans le jardin sur le piano du restaurant. Síil níy en avait pas l‡, les Verdurin prenaient une grande peine pour en faire descendre un díune chambre ou díune salle ‡ manger: ce níest pas que Swann f˚t rentrÈ en faveur auprËs díeux, au contraire. Mais líidÈe díorganiser un plaisir ingÈnieux pour quelquíun, mÍme pour quelquíun quíils níaimaient pas, dÈveloppait chez eux, pendant les moments nÈcessaires ‡ ces prÈparatifs, des sentiments ÈphÈmËres et occasionnels de sympathie et de cordialitÈ. Parfois il se disait que cíÈtait un nouveau soir de printemps de plus qui passait, il se contraignait ‡ faire attention aux arbres, au ciel. Mais líagitation o˘ le mettait la prÈsence díOdette, et aussi un lÈger malaise fÈbrile qui ne le quittait guËre depuis quelque temps, le privait du calme et du bien-Ítre qui sont le fond indispensable aux impressions que peut donner la nature.

Un soir o˘ Swann avait acceptÈ de dÓner avec les Verdurin, comme pendant le dÓner il venait de dire que le lendemain il avait un banquet díanciens camarades, Odette lui avait rÈpondu en pleine table, devant Forcheville, qui Ètait maintenant un des fidËles, devant le peintre, devant Cottard:

ó´Oui, je sais que vous avez votre banquet, je ne vous verrai donc que chez moi, mais ne venez pas trop tard.ª

Bien que Swann níe˚t encore jamais pris bien sÈrieusement ombrage de líamitiÈ díOdette pour tel ou tel fidËle, il Èprouvait une douceur profonde ‡ líentendre avouer ainsi devant tous, avec cette tranquille impudeur, leurs rendez-vous quotidiens du soir, la situation privilÈgiÈe quíil avait chez elle et la prÈfÈrence pour lui qui y Ètait impliquÈe. Certes Swann avait souvent pensÈ quíOdette níÈtait ‡ aucun degrÈ une femme remarquable; et la suprÈmatie quíil exerÁait sur un Ítre qui lui Ètait si infÈrieur níavait rien qui d˚t lui paraÓtre si flatteur ‡ voir proclamer ‡ la face des ´fidËlesª, mais depuis quíil síÈtait aperÁu quí‡ beaucoup díhommes Odette semblait une femme ravissante et dÈsirable, le charme quíavait pour eux son corps avait ÈveillÈ en lui un besoin douloureux de la maÓtriser entiËrement dans les moindres parties de son cúur. Et il avait commencÈ díattacher un prix inestimable ‡ ces moments passÈs chez elle le soir, o˘ il líasseyait sur ses genoux, lui faisait dire ce quíelle pensait díune chose, díune autre, o˘ il recensait les seuls biens ‡ la possession desquels il tÓnt maintenant sur terre. Aussi, aprËs ce dÓner, la prenant ‡ part, il ne manqua pas de la remercier avec effusion, cherchant ‡ lui enseigner selon les degrÈs de la reconnaissance quíil lui tÈmoignait, líÈchelle des plaisirs quíelle pouvait lui causer, et dont le suprÍme Ètait de le garantir, pendant le temps que son amour durerait et líy rendrait vulnÈrable, des atteintes de la jalousie.

Quand il sortit le lendemain du banquet, il pleuvait ‡ verse, il níavait ‡ sa disposition que sa victoria; un ami lui proposa de le reconduire chez lui en coupÈ, et comme Odette, par le fait quíelle lui avait demandÈ de venir, lui avait donnÈ la certitude quíelle níattendait personne, cíest líesprit tranquille et le cúur content que, plutÙt que de partir ainsi dans la pluie, il serait rentrÈ chez lui se coucher. Mais peut-Ítre, si elle voyait quíil níavait pas líair de tenir ‡ passer toujours avec elle, sans aucune exception, la fin de la soirÈe, nÈgligerait-elle de la lui rÈserver, justement une fois o˘ il líaurait particuliËrement dÈsirÈ.

Il arriva chez elle aprËs onze heures, et, comme il síexcusait de níavoir pu venir plus tÙt, elle se plaignit que ce f˚t en effet bien tard, líorage líavait rendue souffrante, elle se sentait mal ‡ la tÍte et le prÈvint quíelle ne le garderait pas plus díune demi-heure, quí‡ minuit, elle le renverrait; et, peu aprËs, elle se sentit fatiguÈe et dÈsira síendormir.

óAlors, pas de catleyas ce soir? lui dit-il, moi qui espÈrais un bon petit catleya.

Et díun air un peu boudeur et nerveux, elle lui rÈpondit:

ó´Mais non, mon petit, pas de catleyas ce soir, tu vois bien que je suis souffrante!ª

ó´Cela tíaurait peut-Ítre fait du bien, mais enfin je níinsiste pas.ª

Elle le pria díÈteindre la lumiËre avant de síen aller, il referma lui-mÍme les rideaux du lit et partit. Mais quand il fut rentrÈ chez lui, líidÈe lui vint brusquement que peut-Ítre Odette attendait quelquíun ce soir, quíelle avait seulement simulÈ la fatigue et quíelle ne lui avait demandÈ díÈteindre que pour quíil cr˚t quíelle allait síendormir, quíaussitÙt quíil avait ÈtÈ parti, elle líavait rallumÈe, et fait rentrer celui qui devait passer la nuit auprËs díelle. Il regarda líheure. Il y avait ‡ peu prËs une heure et demie quíil líavait quittÈe, il ressortit, prit un fiacre et se fit arrÍter tout prËs de chez elle, dans une petite rue perpendiculaire ‡ celle sur laquelle donnait derriËre son hÙtel et o˘ il allait quelquefois frapper ‡ la fenÍtre de sa chambre ‡ coucher pour quíelle vÓnt lui ouvrir; il descendit de voiture, tout Ètait dÈsert et noir dans ce quartier, il níeut que quelques pas ‡ faire ‡ pied et dÈboucha presque devant chez elle. Parmi líobscuritÈ de toutes les fenÍtres Èteintes depuis longtemps dans la rue, il en vit une seule dío˘ dÈbordait,óentre les volets qui en pressaient la pulpe mystÈrieuse et dorÈe,óla lumiËre qui remplissait la chambre et qui, tant díautres soirs, du plus loin quíil líapercevait, en arrivant dans la rue le rÈjouissait et lui annonÁait: ´elle est l‡ qui tíattendª et qui maintenant, le torturait en lui disant: ´elle est l‡ avec celui quíelle attendaitª. Il voulait savoir qui; il se glissa le long du mur jusquí‡ la fenÍtre, mais entre les lames obliques des volets il ne pouvait rien voir; il entendait seulement dans le silence de la nuit le murmure díune conversation. Certes, il souffrait de voir cette lumiËre dans líatmosphËre díor de laquelle se mouvait derriËre le ch‚ssis le couple invisible et dÈtestÈ, díentendre ce murmure qui rÈvÈlait la prÈsence de celui qui Ètait venu aprËs son dÈpart, la faussetÈ díOdette, le bonheur quíelle Ètait en train de go˚ter avec lui.

Et pourtant il Ètait content díÍtre venu: le tourment qui líavait forcÈ de sortir de chez lui avait perdu de son acuitÈ en perdant de son vague, maintenant que líautre vie díOdette, dont il avait eu, ‡ ce moment-l‡, le brusque et impuissant soupÁon, il la tenait l‡, ÈclairÈe en plein par la lampe, prisonniËre sans le savoir dans cette chambre o˘, quand il le voudrait, il entrerait la surprendre et la capturer; ou plutÙt il allait frapper aux volets comme il faisait souvent quand il venait trËs tard; ainsi du moins, Odette apprendrait quíil avait su, quíil avait vu la lumiËre et entendu la causerie, et lui, qui, tout ‡ líheure, se la reprÈsentait comme se riant avec líautre de ses illusions, maintenant, cíÈtait eux quíil voyait, confiants dans leur erreur, trompÈs en somme par lui quíils croyaient bien loin díici et qui, lui, savait dÈj‡ quíil allait frapper aux volets. Et peut-Ítre, ce quíil ressentait en ce moment de presque agrÈable, cíÈtait autre chose aussi que líapaisement díun doute et díune douleur: un plaisir de líintelligence. Si, depuis quíil Ètait amoureux, les choses avaient repris pour lui un peu de líintÈrÍt dÈlicieux quíil leur trouvait autrefois, mais seulement l‡ o˘ elles Ètaient ÈclairÈes par le souvenir díOdette, maintenant, cíÈtait une autre facultÈ de sa studieuse jeunesse que sa jalousie ranimait, la passion de la vÈritÈ, mais díune vÈritÈ, elle aussi, interposÈe entre lui et sa maÓtresse, ne recevant sa lumiËre que díelle, vÈritÈ tout individuelle qui avait pour objet unique, díun prix infini et presque díune beautÈ dÈsintÈressÈe, les actions díOdette, ses relations, ses projets, son passÈ. A toute autre Èpoque de sa vie, les petits faits et gestes quotidiens díune personne avaient toujours paru sans valeur ‡ Swann: si on lui en faisait le commÈrage, il le trouvait insignifiant, et, tandis quíil líÈcoutait, ce níÈtait que sa plus vulgaire attention qui y Ètait intÈressÈe; cíÈtait pour lui un des moments o˘ il se sentait le plus mÈdiocre. Mais dans cette Ètrange pÈriode de líamour, líindividuel prend quelque chose de si profond, que cette curiositÈ quíil sentait síÈveiller en lui ‡ líÈgard des moindres occupations díune femme, cíÈtait celle quíil avait eue autrefois pour líHistoire. Et tout ce dont il aurait eu honte jusquíici, espionner devant une fenÍtre, qui sait, demain, peut-Ítre faire parler habilement les indiffÈrents, soudoyer les domestiques, Ècouter aux portes, ne lui semblait plus, aussi bien que le dÈchiffrement des textes, la comparaison des tÈmoignages et líinterprÈtation des monuments, que des mÈthodes díinvestigation scientifique díune vÈritable valeur intellectuelle et appropriÈes ‡ la recherche de la vÈritÈ.

Sur le point de frapper contre les volets, il eut un moment de honte en pensant quíOdette allait savoir quíil avait eu des soupÁons, quíil Ètait revenu, quíil síÈtait postÈ dans la rue. Elle lui avait dit souvent líhorreur quíelle avait des jaloux, des amants qui espionnent. Ce quíil allait faire Ètait bien maladroit, et elle allait le dÈtester dÈsormais, tandis quíen ce moment encore, tant quíil níavait pas frappÈ, peut-Ítre, mÍme en le trompant, líaimait-elle. Que de bonheurs possibles dont on sacrifie ainsi la rÈalisation ‡ líimpatience díun plaisir immÈdiat. Mais le dÈsir de connaÓtre la vÈritÈ Ètait plus fort et lui sembla plus noble. Il savait que la rÈalitÈ de circonstances quíil e˚t donnÈ sa vie pour restituer exactement, Ètait lisible derriËre cette fenÍtre striÈe de lumiËre, comme sous la couverture enluminÈe díor díun de ces manuscrits prÈcieux ‡ la richesse artistique elle-mÍme desquels le savant qui les consulte ne peut rester indiffÈrent. Il Èprouvait une voluptÈ ‡ connaÓtre la vÈritÈ qui le passionnait dans cet exemplaire unique, ÈphÈmËre et prÈcieux, díune matiËre translucide, si chaude et si belle. Et puis líavantage quíil se sentait,óquíil avait tant besoin de se sentir,ósur eux, Ètait peut-Ítre moins de savoir, que de pouvoir leur montrer quíil savait. Il se haussa sur la pointe des pieds. Il frappa. On níavait pas entendu, il refrappa plus fort, la conversation síarrÍta. Une voix díhomme dont il chercha ‡ distinguer auquel de ceux des amis díOdette quíil connaissait elle pouvait appartenir, demanda:

ó´Qui est l‡?ª

Il níÈtait pas s˚r de la reconnaÓtre. Il frappa encore une fois. On ouvrit la fenÍtre, puis les volets. Maintenant, il níy avait plus moyen de reculer, et, puisquíelle allait tout savoir, pour ne pas avoir líair trop malheureux, trop jaloux et curieux, il se contenta de crier díun air nÈgligent et gai:

ó´Ne vous dÈrangez pas, je passais par l‡, jíai vu de la lumiËre, jíai voulu savoir si vous níÈtiez plus souffrante.ª

Il regarda. Devant lui, deux vieux messieurs Ètaient ‡ la fenÍtre, líun tenant une lampe, et alors, il vit la chambre, une chambre inconnue. Ayant líhabitude, quand il venait chez Odette trËs tard, de reconnaÓtre sa fenÍtre ‡ ce que cíÈtait la seule ÈclairÈe entre les fenÍtres toutes pareilles, il síÈtait trompÈ et avait frappÈ ‡ la fenÍtre suivante qui appartenait ‡ la maison voisine. Il síÈloigna en síexcusant et rentra chez lui, heureux que la satisfaction de sa curiositÈ e˚t laissÈ leur amour intact et quíaprËs avoir simulÈ depuis si longtemps vis-‡-vis díOdette une sorte díindiffÈrence, il ne lui e˚t pas donnÈ, par sa jalousie, cette preuve quíil líaimait trop, qui, entre deux amants, dispense, ‡ tout jamais, díaimer assez, celui qui la reÁoit. Il ne lui parla pas de cette mÈsaventure, lui-mÍme níy songeait plus. Mais, par moments, un mouvement de sa pensÈe venait en rencontrer le souvenir quíelle níavait pas aperÁu, le heurtait, líenfonÁait plus avant et Swann avait ressenti une douleur brusque et profonde. Comme si Áíavait ÈtÈ une douleur physique, les pensÈes de Swann ne pouvaient pas líamoindrir; mais du moins la douleur physique, parce quíelle est indÈpendante de la pensÈe, la pensÈe peut síarrÍter sur elle, constater quíelle a diminuÈ, quíelle a momentanÈment cessÈ! Mais cette douleur-l‡, la pensÈe, rien quíen se la rappelant, la recrÈait. Vouloir níy pas penser, cíÈtait y penser encore, en souffrir encore. Et quand, causant avec des amis, il oubliait son mal, tout díun coup un mot quíon lui disait le faisait changer de visage, comme un blessÈ dont un maladroit vient de toucher sans prÈcaution le membre douloureux. Quand il quittait Odette, il Ètait heureux, il se sentait calme, il se rappelait les sourires quíelle avait eus, railleurs, en parlant de tel ou tel autre, et tendres pour lui, la lourdeur de sa tÍte quíelle avait dÈtachÈe de son axe pour líincliner, la laisser tomber, presque malgrÈ elle, sur ses lËvres, comme elle avait fait la premiËre fois en voiture, les regards mourants quíelle lui avait jetÈs pendant quíelle Ètait dans ses bras, tout en contractant frileusement contre líÈpaule sa tÍte inclinÈe.

Mais aussitÙt sa jalousie, comme si elle Ètait líombre de son amour, se complÈtait du double de ce nouveau sourire quíelle lui avait adressÈ le soir mÍmeóet qui, inverse maintenant, raillait Swann et se chargeait díamour pour un autreó, de cette inclinaison de sa tÍte mais renversÈe vers díautres lËvres, et, donnÈes ‡ un autre, de toutes les marques de tendresse quíelle avait eues pour lui. Et tous les souvenirs voluptueux quíil emportait de chez elle, Ètaient comme autant díesquisses, de ´projetsª pareils ‡ ceux que vous soumet un dÈcorateur, et qui permettaient ‡ Swann de se faire une idÈe des attitudes ardentes ou p‚mÈes quíelle pouvait avoir avec díautres. De sorte quíil en arrivait ‡ regretter chaque plaisir quíil go˚tait prËs díelle, chaque caresse inventÈe et dont il avait eu líimprudence de lui signaler la douceur, chaque gr‚ce quíil lui dÈcouvrait, car il savait quíun instant aprËs, elles allaient enrichir díinstruments nouveaux son supplice.

Celui-ci Ètait rendu plus cruel encore quand revenait ‡ Swann le souvenir díun bref regard quíil avait surpris, il y avait quelques jours, et pour la premiËre fois, dans les yeux díOdette. CíÈtait aprËs dÓner, chez les Verdurin. Soit que Forcheville sentant que Saniette, son beau-frËre, níÈtait pas en faveur chez eux, e˚t voulu le prendre comme tÍte de Turc et briller devant eux ‡ ses dÈpens, soit quíil e˚t ÈtÈ irritÈ par un mot maladroit que celui-ci venait de lui dire et qui, díailleurs, passa inaperÁu pour les assistants qui ne savaient pas quelle allusion dÈsobligeante il pouvait renfermer, bien contre le grÈ de celui qui le prononÁait sans malice aucune, soit enfin quíil cherch‚t depuis quelque temps une occasion de faire sortir de la maison quelquíun qui le connaissait trop bien et quíil savait trop dÈlicat pour quíil ne se sentÓt pas gÍnÈ ‡ certains moments rien que de sa prÈsence, Forcheville rÈpondit ‡ ce propos maladroit de Saniette avec une telle grossiËretÈ, se mettant ‡ líinsulter, síenhardissant, au fur et ‡ mesure quíil vocifÈrait, de líeffroi, de la douleur, des supplications de líautre, que le malheureux, aprËs avoir demandÈ ‡ Mme Verdurin síil devait rester, et níayant pas reÁu de rÈponse, síÈtait retirÈ en balbutiant, les larmes aux yeux. Odette avait assistÈ impassible ‡ cette scËne, mais quand la porte se fut refermÈe sur Saniette, faisant descendre en quelque sorte de plusieurs crans líexpression habituelle de son visage, pour pouvoir se trouver dans la bassesse, de plain-pied avec Forcheville, elle avait brillantÈ ses prunelles díun sourire sournois de fÈlicitations pour líaudace quíil avait eue, díironie pour celui qui en avait ÈtÈ victime; elle lui avait jetÈ un regard de complicitÈ dans le mal, qui voulait si bien dire: ´voil‡ une exÈcution, ou je ne míy connais pas. Avez-vous vu son air penaud, il en pleuraitª, que Forcheville, quand ses yeux rencontrËrent ce regard, dÈgrisÈ soudain de la colËre ou de la simulation de colËre dont il Ètait encore chaud, sourit et rÈpondit:

ó´Il níavait quí‡ Ítre aimable, il serait encore ici, une bonne correction peut Ítre utile ‡ tout ‚ge.ª

Un jour que Swann Ètait sorti au milieu de líaprËs-midi pour faire une visite, níayant pas trouvÈ la personne quíil voulait rencontrer, il eut líidÈe díentrer chez Odette ‡ cette heure o˘ il níallait jamais chez elle, mais o˘ il savait quíelle Ètait toujours ‡ la maison ‡ faire sa sieste ou ‡ Ècrire des lettres avant líheure du thÈ, et o˘ il aurait plaisir ‡ la voir un peu sans la dÈranger. Le concierge lui dit quíil croyait quíelle Ètait l‡; il sonna, crut entendre du bruit, entendre marcher, mais on níouvrit pas. Anxieux, irritÈ, il alla dans la petite rue o˘ donnait líautre face de líhÙtel, se mit devant la fenÍtre de la chambre díOdette; les rideaux líempÍchaient de rien voir, il frappa avec force aux carreaux, appela; personne níouvrit. Il vit que des voisins le regardaient. Il partit, pensant quíaprËs tout, il síÈtait peut-Ítre trompÈ en croyant entendre des pas; mais il en resta si prÈoccupÈ quíil ne pouvait penser ‡ autre chose. Une heure aprËs, il revint. Il la trouva; elle lui dit quíelle Ètait chez elle tantÙt quand il avait sonnÈ, mais dormait; la sonnette líavait ÈveillÈe, elle avait devinÈ que cíÈtait Swann, elle avait couru aprËs lui, mais il Ètait dÈj‡ parti. Elle avait bien entendu frapper aux carreaux. Swann reconnut tout de suite dans ce dire un de ces fragments díun fait exact que les menteurs pris de court se consolent de faire entrer dans la composition du fait faux quíils inventent, croyant y faire sa part et y dÈrober sa ressemblance ‡ la VÈritÈ. Certes quand Odette venait de faire quelque chose quíelle ne voulait pas rÈvÈler, elle le cachait bien au fond díelle-mÍme. Mais dËs quíelle se trouvait en prÈsence de celui ‡ qui elle voulait mentir, un trouble la prenait, toutes ses idÈes síeffondraient, ses facultÈs díinvention et de raisonnement Ètaient paralysÈes, elle ne trouvait plus dans sa tÍte que le vide, il fallait pourtant dire quelque chose et elle rencontrait ‡ sa portÈe prÈcisÈment la chose quíelle avait voulu dissimuler et qui Ètant vraie, Ètait restÈe l‡. Elle en dÈtachait un petit morceau, sans importance par lui-mÍme, se disant quíaprËs tout cíÈtait mieux ainsi puisque cíÈtait un dÈtail vÈritable qui níoffrait pas les mÍmes dangers quíun dÈtail faux. ´«a du moins, cíest vrai, se disait-elle, cíest toujours autant de gagnÈ, il peut síinformer, il reconnaÓtra que cíest vrai, ce níest toujours pas Áa qui me trahira.ª Elle se trompait, cíÈtait cela qui la trahissait, elle ne se rendait pas compte que ce dÈtail vrai avait des angles qui ne pouvaient síemboÓter que dans les dÈtails contigus du fait vrai dont elle líavait arbitrairement dÈtachÈ et qui, quels que fussent les dÈtails inventÈs entre lesquels elle le placerait, rÈvÈleraient toujours par la matiËre excÈdante et les vides non remplis, que ce níÈtait pas díentre ceux-l‡ quíil venait. ´Elle avoue quíelle míavait entendu sonner, puis frapper, et quíelle avait cru que cíÈtait moi, quíelle avait envie de me voir, se disait Swann. Mais cela ne síarrange pas avec le fait quíelle níait pas fait ouvrir.ª

Mais il ne lui fit pas remarquer cette contradiction, car il pensait que, livrÈe ‡ elle-mÍme, Odette produirait peut-Ítre quelque mensonge qui serait un faible indice de la vÈritÈ; elle parlait; il ne líinterrompait pas, il recueillait avec une piÈtÈ avide et douloureuse ces mots quíelle lui disait et quíil sentait (justement, parce quíelle la cachait derriËre eux tout en lui parlant) garder vaguement, comme le voile sacrÈ, líempreinte, dessiner líincertain modelÈ, de cette rÈalitÈ infiniment prÈcieuse et hÈlas introuvable:óce quíelle faisait tantÙt ‡ trois heures, quand il Ètait venu,óde laquelle il ne possÈderait jamais que ces mensonges, illisibles et divins vestiges, et qui níexistait plus que dans le souvenir receleur de cet Ítre qui la contemplait sans savoir líapprÈcier, mais ne la lui livrerait pas. Certes il se doutait bien par moments quíen elles-mÍmes les actions quotidiennes díOdette níÈtaient pas passionnÈment intÈressantes, et que les relations quíelle pouvait avoir avec díautres hommes níexhalaient pas naturellement díune faÁon universelle et pour tout Ítre pensant, une tristesse morbide, capable de donner la fiËvre du suicide. Il se rendait compte alors que cet intÈrÍt, cette tristesse níexistaient quíen lui comme une maladie, et que quand celle-ci serait guÈrie, les actes díOdette, les baisers quíelle aurait pu donner redeviendraient inoffensifs comme ceux de tant díautres femmes. Mais que la curiositÈ douloureuse que Swann y portait maintenant níe˚t sa cause quíen lui, níÈtait pas pour lui faire trouver dÈraisonnable de considÈrer cette curiositÈ comme importante et de mettre tout en úuvre pour lui donner satisfaction. Cíest que Swann arrivait ‡ un ‚ge dont la philosophieófavorisÈe par celle de líÈpoque, par celle aussi du milieu o˘ Swann avait beaucoup vÈcu, de cette coterie de la princesse des Laumes o˘ il Ètait convenu quíon est intelligent dans la mesure o˘ on doute de tout et o˘ on ne trouvait de rÈel et díincontestable que les go˚ts de chacunóníest dÈj‡ plus celle de la jeunesse, mais une philosophie positive, presque mÈdicale, díhommes qui au lieu díextÈrioriser les objets de leurs aspirations, essayent de dÈgager de leurs annÈes dÈj‡ ÈcoulÈes un rÈsidu fixe díhabitudes, de passions quíils puissent considÈrer en eux comme caractÈristiques et permanentes et auxquelles, dÈlibÈrÈment, ils veilleront díabord que le genre díexistence quíils adoptent puisse donner satisfaction. Swann trouvait sage de faire dans sa vie la part de la souffrance quíil Èprouvait ‡ ignorer ce quíavait fait Odette, aussi bien que la part de la recrudescence quíun climat humide causait ‡ son eczÈma; de prÈvoir dans son budget une disponibilitÈ importante pour obtenir sur líemploi des journÈes díOdette des renseignements sans lesquels il se sentirait malheureux, aussi bien quíil en rÈservait pour díautres go˚ts dont il savait quíil pouvait attendre du plaisir, au moins avant quíil f˚t amoureux, comme celui des collections et de la bonne cuisine.

Quand il voulut dire adieu ‡ Odette pour rentrer, elle lui demanda de rester encore et le retint mÍme vivement, en lui prenant le bras, au moment o˘ il allait ouvrir l‡ porte pour sortir. Mais il níy prit pas garde, car, dans la multitude des gestes, des propos, des petits incidents qui remplissent une conversation, il est inÈvitable que nous passions, sans y rien remarquer qui Èveille notre attention, prËs de ceux qui cachent une vÈritÈ que nos soupÁons cherchent au hasard, et que nous nous arrÍtions au contraire ‡ ceux sous lesquels il níy a rien. Elle lui redisait tout le temps: ´Quel malheur que toi, qui ne viens jamais líaprËs-midi, pour une fois que cela tíarrive, je ne tíaie pas vu.ª Il savait bien quíelle níÈtait pas assez amoureuse de lui pour avoir un regret si vif díavoir manquÈ sa visite, mais comme elle Ètait bonne, dÈsireuse de lui faire plaisir, et souvent triste quand elle líavait contrariÈ, il trouva tout naturel quíelle le f˚t cette fois de líavoir privÈ de ce plaisir de passer une heure ensemble qui Ètait trËs grand, non pour elle, mais pour lui. CíÈtait pourtant une chose assez peu importante pour que líair douloureux quíelle continuait díavoir finÓt par líÈtonner. Elle rappelait ainsi plus encore quíil ne le trouvait díhabitude, les figures de femmes du peintre de la Primavera. Elle avait en ce moment leur visage abattu et navrÈ qui semble succomber sous le poids díune douleur trop lourde pour elles, simplement quand elles laissent líenfant JÈsus jouer avec une grenade ou regardent MoÔse verser de líeau dans une auge. Il lui avait dÈj‡ vu une fois une telle tristesse, mais ne savait plus quand. Et tout díun coup, il se rappela: cíÈtait quand Odette avait menti en parlant ‡ Mme Verdurin le lendemain de ce dÓner o˘ elle níÈtait pas venue sous prÈtexte quíelle Ètait malade et en rÈalitÈ pour rester avec Swann. Certes, e˚t-elle ÈtÈ la plus scrupuleuse des femmes quíelle níaurait pu avoir de remords díun mensonge aussi innocent. Mais ceux que faisait couramment Odette líÈtaient moins et servaient ‡ empÍcher des dÈcouvertes qui auraient pu lui crÈer avec les uns ou avec les autres, de terribles difficultÈs. Aussi quand elle mentait, prise de peur, se sentant peu armÈe pour se dÈfendre, incertaine du succËs, elle avait envie de pleurer, par fatigue, comme certains enfants qui níont pas dormi. Puis elle savait que son mensonge lÈsait díordinaire gravement líhomme ‡ qui elle le faisait, et ‡ la merci duquel elle allait peut-Ítre tomber si elle mentait mal. Alors elle se sentait ‡ la fois humble et coupable devant lui. Et quand elle avait ‡ faire un mensonge insignifiant et mondain, par association de sensations et de souvenirs, elle Èprouvait le malaise díun surmenage et le regret díune mÈchancetÈ.

Quel mensonge dÈprimant Ètait-elle en train de faire ‡ Swann pour quíelle e˚t ce regard douloureux, cette voix plaintive qui semblaient flÈchir sous líeffort quíelle síimposait, et demander gr‚ce? Il eut líidÈe que ce níÈtait pas seulement la vÈritÈ sur líincident de líaprËs-midi quíelle síefforÁait de lui cacher, mais quelque chose de plus actuel, peut-Ítre de non encore survenu et de tout prochain, et qui pourrait líÈclairer sur cette vÈritÈ. A ce moment, il entendit un coup de sonnette. Odette ne cessa plus de parler, mais ses paroles níÈtaient quíun gÈmissement: son regret de ne pas avoir vu Swann dans líaprËs-midi, de ne pas lui avoir ouvert, Ètait devenu un vÈritable dÈsespoir.

On entendit la porte díentrÈe se refermer et le bruit díune voiture, comme si repartait une personneócelle probablement que Swann ne devait pas rencontreró‡ qui on avait dit quíOdette Ètait sortie. Alors en songeant que rien quíen venant ‡ une heure o˘ il níen avait pas líhabitude, il síÈtait trouvÈ dÈranger tant de choses quíelle ne voulait pas quíil s˚t, il Èprouva un sentiment de dÈcouragement, presque de dÈtresse. Mais comme il aimait Odette, comme il avait líhabitude de tourner vers elle toutes ses pensÈes, la pitiÈ quíil e˚t pu síinspirer ‡ lui-mÍme ce fut pour elle quíil la ressentit, et il murmura: ´Pauvre chÈrie!ª Quand il la quitta, elle prit plusieurs lettres quíelle avait sur sa table et lui demanda síil ne pourrait pas les mettre ‡ la poste. Il les emporta et, une fois rentrÈ, síaperÁut quíil avait gardÈ les lettres sur lui. Il retourna jusquí‡ la poste, les tira de sa poche et avant de les jeter dans la boÓte regarda les adresses. Elles Ètaient toutes pour des fournisseurs, sauf une pour Forcheville. Il la tenait dans sa main. Il se disait: ´Si je voyais ce quíil y a dedans, je saurais comment elle líappelle, comment elle lui parle, síil y a quelque chose entre eux. Peut-Ítre mÍme quíen ne la regardant pas, je commets une indÈlicatesse ‡ líÈgard díOdette, car cíest la seule maniËre de me dÈlivrer díun soupÁon peut-Ítre calomnieux pour elle, destinÈ en tous cas ‡ la faire souffrir et que rien ne pourrait plus dÈtruire, une fois la lettre partie.ª

Il rentra chez lui en quittant la poste, mais il avait gardÈ sur lui cette derniËre lettre. Il alluma une bougie et en approcha líenveloppe quíil níavait pas osÈ ouvrir. Díabord il ne put rien lire, mais líenveloppe Ètait mince, et en la faisant adhÈrer ‡ la carte dure qui y Ètait incluse, il put ‡ travers sa transparence, lire les derniers mots. CíÈtait une formule finale trËs froide. Si, au lieu que ce f˚t lui qui regard‚t une lettre adressÈe ‡ Forcheville, cíe˚t ÈtÈ Forcheville qui e˚t lu une lettre adressÈe ‡ Swann, il aurait pu voir des mots autrement tendres! Il maintint immobile la carte qui dansait dans líenveloppe plus grande quíelle, puis, la faisant glisser avec le pouce, en amena successivement les diffÈrentes lignes sous la partie de líenveloppe qui níÈtait pas doublÈe, la seule ‡ travers laquelle on pouvait lire.

MalgrÈ cela il ne distinguait pas bien. Díailleurs cela ne faisait rien car il en avait assez vu pour se rendre compte quíil síagissait díun petit ÈvÈnement sans importance et qui ne touchait nullement ‡ des relations amoureuses, cíÈtait quelque chose qui se rapportait ‡ un oncle díOdette. Swann avait bien lu au commencement de la ligne: ´Jíai eu raisonª, mais ne comprenait pas ce quíOdette avait eu raison de faire, quand soudain, un mot quíil níavait pas pu dÈchiffrer díabord, apparut et Èclaira le sens de la phrase tout entiËre: ´Jíai eu raison díouvrir, cíÈtait mon oncle.ª Díouvrir! alors Forcheville Ètait l‡ tantÙt quand Swann avait sonnÈ et elle líavait fait partir, dío˘ le bruit quíil avait entendu.

Alors il lut toute la lettre; ‡ la fin elle síexcusait díavoir agi aussi sans faÁon avec lui et lui disait quíil avait oubliÈ ses cigarettes chez elle, la mÍme phrase quíelle avait Ècrite ‡ Swann une des premiËres fois quíil Ètait venu. Mais pour Swann elle avait ajoutÈ: puissiez-vous y avoir laissÈ votre cúur, je ne vous aurais pas laissÈ le reprendre. Pour Forcheville rien de tel: aucune allusion qui p˚t faire supposer une intrigue entre eux. A vrai dire díailleurs, Forcheville Ètait en tout ceci plus trompÈ que lui puisque Odette lui Ècrivait pour lui faire croire que le visiteur Ètait son oncle. En somme, cíÈtait lui, Swann, líhomme ‡ qui elle attachait de líimportance et pour qui elle avait congÈdiÈ líautre. Et pourtant, síil níy avait rien entre Odette et Forcheville, pourquoi níavoir pas ouvert tout de suite, pourquoi avoir dit: ´Jíai bien fait díouvrir, cíÈtait mon oncleª; si elle ne faisait rien de mal ‡ ce moment-l‡, comment Forcheville pourrait-il mÍme síexpliquer quíelle e˚t pu ne pas ouvrir? Swann restait l‡, dÈsolÈ, confus et pourtant heureux, devant cette enveloppe quíOdette lui avait remise sans crainte, tant Ètait absolue la confiance quíelle avait en sa dÈlicatesse, mais ‡ travers le vitrage transparent de laquelle se dÈvoilait ‡ lui, avec le secret díun incident quíil níaurait jamais cru possible de connaÓtre, un peu de la vie díOdette, comme dans une Ètroite section lumineuse pratiquÈe ‡ mÍme líinconnu. Puis sa jalousie síen rÈjouissait, comme si cette jalousie e˚t eu une vitalitÈ indÈpendante, ÈgoÔste, vorace de tout ce qui la nourrirait, f˚t-ce aux dÈpens de lui-mÍme. Maintenant elle avait un aliment et Swann allait pouvoir commencer ‡ síinquiÈter chaque jour des visites quíOdette avait reÁues vers cinq heures, ‡ chercher ‡ apprendre o˘ se trouvait Forcheville ‡ cette heure-l‡. Car la tendresse de Swann continuait ‡ garder le mÍme caractËre que lui avait imprimÈ dËs le dÈbut ‡ la fois líignorance o˘ il Ètait de líemploi des journÈes díOdette et la paresse cÈrÈbrale qui líempÍchait de supplÈer ‡ líignorance par líimagination. Il ne fut pas jaloux díabord de toute la vie díOdette, mais des seuls moments o˘ une circonstance, peut-Ítre mal interprÈtÈe, líavait amenÈ ‡ supposer quíOdette avait pu le tromper. Sa jalousie, comme une pieuvre qui jette une premiËre, puis une seconde, puis une troisiËme amarre, síattacha solidement ‡ ce moment de cinq heures du soir, puis ‡ un autre, puis ‡ un autre encore. Mais Swann ne savait pas inventer ses souffrances. Elles níÈtaient que le souvenir, la perpÈtuation díune souffrance qui lui Ètait venue du dehors.

Mais l‡ tout lui en apportait. Il voulut Èloigner Odette de Forcheville, líemmener quelques jours dans le Midi. Mais il croyait quíelle Ètait dÈsirÈe par tous les hommes qui se trouvaient dans líhÙtel et quíelle-mÍme les dÈsirait. Aussi lui qui jadis en voyage recherchait les gens nouveaux, les assemblÈes nombreuses, on le voyait sauvage, fuyant la sociÈtÈ des hommes comme si elle líe˚t cruellement blessÈ. Et comment níaurait-il pas ÈtÈ misanthrope quand dans tout homme il voyait un amant possible pour Odette? Et ainsi sa jalousie plus encore que níavait fait le go˚t voluptueux et riant quíil avait díabord pour Odette, altÈrait le caractËre de Swann et changeait du tout au tout, aux yeux des autres, líaspect mÍme des signes extÈrieurs par lesquels ce caractËre se manifestait.

Un mois aprËs le jour o˘ il avait lu la lettre adressÈe par Odette ‡ Forcheville, Swann alla ‡ un dÓner que les Verdurin donnaient au Bois. Au moment o˘ on se prÈparait ‡ partir, il remarqua des conciliabules entre Mme Verdurin et plusieurs des invitÈs et crut comprendre quíon rappelait au pianiste de venir le lendemain ‡ une partie ‡ Chatou; or, lui, Swann, níy Ètait pas invitÈ.

Les Verdurin níavaient parlÈ quí‡ demi-voix et en termes vagues, mais le peintre, distrait sans doute, síÈcria:

ó´Il ne faudra aucune lumiËre et quíil joue la sonate Clair de lune dans líobscuritÈ pour mieux voir síÈclairer les choses.ª

Mme Verdurin, voyant que Swann Ètait ‡ deux pas, prit cette expression o˘ le dÈsir de faire taire celui qui parle et de garder un air innocent aux yeux de celui qui entend, se neutralise en une nullitÈ intense du regard, o˘ líimmobile signe díintelligence du complice se dissimule sous les sourires de líingÈnu et qui enfin, commune ‡ tous ceux qui síaperÁoivent díune gaffe, la rÈvËle instantanÈment sinon ‡ ceux qui la font, du moins ‡ celui qui en est líobjet. Odette eut soudain líair díune dÈsespÈrÈe qui renonce ‡ lutter contre les difficultÈs Ècrasantes de la vie, et Swann comptait anxieusement les minutes qui le sÈparaient du moment o˘, aprËs avoir quittÈ ce restaurant, pendant le retour avec elle, il allait pouvoir lui demander des explications, obtenir quíelle níall‚t pas le lendemain ‡ Chatou ou quíelle líy fit inviter et apaiser dans ses bras líangoisse quíil ressentait. Enfin on demanda leurs voitures. Mme Verdurin dit ‡ Swann:

óAlors, adieu, ‡ bientÙt, níest-ce pas? t‚chant par líamabilitÈ du regard et la contrainte du sourire de líempÍcher de penser quíelle ne lui disait pas, comme elle e˚t toujours fait jusquíici:

´A demain ‡ Chatou, ‡ aprËs-demain chez moi.ª

M. et Mme Verdurin firent monter avec eux Forcheville, la voiture de Swann síÈtait rangÈe derriËre la leur dont il attendait le dÈpart pour faire monter Odette dans la sienne.

ó´Odette, nous vous ramenons, dit Mme Verdurin, nous avons une petite place pour vous ‡ cÙtÈ de M. de Forcheville.

ó´Oui, Madameª, rÈpondit Odette.

ó´Comment, mais je croyais que je vous reconduisaisª, síÈcria Swann, disant sans dissimulation, les mots nÈcessaires, car la portiËre Ètait ouverte, les secondes Ètaient comptÈes, et il ne pouvait rentrer sans elle dans líÈtat o˘ il Ètait.

ó´Mais Mme Verdurin mía demandÈ…ª

ó´Voyons, vous pouvez bien revenir seul, nous vous líavons laissÈe assez de fois, dit Mme Verdurin.ª

óMais cíest que jíavais une chose importante ‡ dire ‡ Madame.

óEh bien! vous la lui Ècrirez…

óAdieu, lui dit Odette en lui tendant la main.

Il essaya de sourire mais il avait líair atterrÈ.

óAs-tu vu les faÁons que Swann se permet maintenant avec nous? dit Mme Verdurin ‡ son mari quand ils furent rentrÈs. Jíai cru quíil allait me manger, parce que nous ramenions Odette. Cíest díune inconvenance, vraiment! Alors, quíil dise tout de suite que nous tenons une maison de rendez-vous! Je ne comprends pas quíOdette supporte des maniËres pareilles. Il a absolument líair de dire: vous míappartenez. Je dirai ma maniËre de penser ‡ Odette, jíespËre quíelle comprendra.ª

Et elle ajouta encore un instant aprËs, avec colËre:

óNon, mais voyez-vous, cette sale bÍte! employant sans síen rendre compte, et peut-Ítre en obÈissant au mÍme besoin obscur de se justifierócomme FranÁoise ‡ Combray quand le poulet ne voulait pas mouriróles mots quíarrachent les derniers sursauts díun animal inoffensif qui agonise, au paysan qui est en train de líÈcraser.

Et quand la voiture de Mme Verdurin fut partie et que celle de Swann síavanÁa, son cocher le regardant lui demanda síil níÈtait pas malade ou síil níÈtait pas arrivÈ de malheur.

Swann le renvoya, il voulait marcher et ce fut ‡ pied, par le Bois, quíil rentra. Il parlait seul, ‡ haute voix, et sur le mÍme ton un peu factice quíil avait pris jusquíici quand il dÈtaillait les charmes du petit noyau et exaltait la magnanimitÈ des Verdurin. Mais de mÍme que les propos, les sourires, les baisers díOdette lui devenaient aussi odieux quíil les avait trouvÈs doux, síils Ètaient adressÈs ‡ díautres que lui, de mÍme, le salon des Verdurin, qui tout ‡ líheure encore lui semblait amusant, respirant un go˚t vrai pour líart et mÍme une sorte de noblesse morale, maintenant que cíÈtait un autre que lui quíOdette allait y rencontrer, y aimer librement, lui exhibait ses ridicules, sa sottise, son ignominie.

Il se reprÈsentait avec dÈgo˚t la soirÈe du lendemain ‡ Chatou. ´Díabord cette idÈe díaller ‡ Chatou! Comme des merciers qui viennent de fermer leur boutique! vraiment ces gens sont sublimes de bourgeoisisme, ils ne doivent pas exister rÈellement, ils doivent sortir du thÈ‚tre de Labiche!ª

Il y aurait l‡ les Cottard, peut-Ítre Brichot. ´Est-ce assez grotesque cette vie de petites gens qui vivent les uns sur les autres, qui se croiraient perdus, ma parole, síils ne se retrouvaient pas tous demain ‡ Chatou!ª HÈlas! il y aurait aussi le peintre, le peintre qui aimait ‡ ´faire des mariagesª, qui inviterait Forcheville ‡ venir avec Odette ‡ son atelier. Il voyait Odette avec une toilette trop habillÈe pour cette partie de campagne, ´car elle est si vulgaire et surtout, la pauvre petite, elle est tellement bÍte!!!ª

Il entendit les plaisanteries que ferait Mme Verdurin aprËs dÓner, les plaisanteries qui, quel que f˚t líennuyeux quíelles eussent pour cible, líavaient toujours amusÈ parce quíil voyait Odette en rire, en rire avec lui, presque en lui. Maintenant il sentait que cíÈtait peut-Ítre de lui quíon allait faire rire Odette. ´Quelle gaietÈ fÈtide! disait-il en donnant ‡ sa bouche une expression de dÈgo˚t si forte quíil avait lui-mÍme la sensation musculaire de sa grimace jusque dans son cou rÈvulsÈ contre le col de sa chemise. Et comment une crÈature dont le visage est fait ‡ líimage de Dieu peut-elle trouver matiËre ‡ rire dans ces plaisanteries nausÈabondes? Toute narine un peu dÈlicate se dÈtournerait avec horreur pour ne pas se laisser offusquer par de tels relents. Cíest vraiment incroyable de penser quíun Ítre humain peut ne pas comprendre quíen se permettant un sourire ‡ líÈgard díun semblable qui lui a tendu loyalement la main, il se dÈgrade jusquí‡ une fange dío˘ il ne sera plus possible ‡ la meilleure volontÈ du monde de jamais le relever. Jíhabite ‡ trop de milliers de mËtres díaltitude au-dessus des bas-fonds o˘ clapotent et clabaudent de tels sales papotages, pour que je puisse Ítre ÈclaboussÈ par les plaisanteries díune Verdurin, síÈcria-t-il, en relevant la tÍte, en redressant fiËrement son corps en arriËre. Dieu míest tÈmoin que jíai sincËrement voulu tirer Odette de l‡, et líÈlever dans une atmosphËre plus noble et plus pure. Mais la patience humaine a des bornes, et la mienne est ‡ bout, se dit-il, comme si cette mission díarracher Odette ‡ une atmosphËre de sarcasmes datait de plus longtemps que de quelques minutes, et comme síil ne se líÈtait pas donnÈe seulement depuis quíil pensait que ces sarcasmes líavaient peut-Ítre lui-mÍme pour objet et tentaient de dÈtacher Odette de lui.

Il voyait le pianiste prÍt ‡ jouer la sonate Clair de lune et les mines de Mme Verdurin síeffrayant du mal que la musique de Beethoven allait faire ‡ ses nerfs: ´Idiote, menteuse! síÈcria-t-il, et Áa croit aimer líArt!ª. Elle dirait ‡ Odette, aprËs lui avoir insinuÈ adroitement quelques mots louangeurs pour Forcheville, comme elle avait fait si souvent pour lui: ´Vous allez faire une petite place ‡ cÙtÈ de vous ‡ M. de Forcheville.ª ´Dans líobscuritÈ! maquerelle, entremetteuse!ª. ´Entremetteuseª, cíÈtait le nom quíil donnait aussi ‡ la musique qui les convierait ‡ se taire, ‡ rÍver ensemble, ‡ se regarder, ‡ se prendre la main. Il trouvait du bon ‡ la sÈvÈritÈ contre les arts, de Platon, de Bossuet, et de la vieille Èducation franÁaise.

En somme la vie quíon menait chez les Verdurin et quíil avait appelÈe si souvent ´la vraie vieª, lui semblait la pire de toutes, et leur petit noyau le dernier des milieux. ´Cíest vraiment, disait-il, ce quíil y a de plus bas dans líÈchelle sociale, le dernier cercle de Dante. Nul doute que le texte auguste ne se rÈfËre aux Verdurin! Au fond, comme les gens du monde dont on peut mÈdire, mais qui tout de mÍme sont autre chose que ces bandes de voyous, montrent leur profonde sagesse en refusant de les connaÓtre, díy salir mÍme le bout de leurs doigts. Quelle divination dans ce ´Noli me tangereª du faubourg Saint-Germain.ª Il avait quittÈ depuis bien longtemps les allÈes du Bois, il Ètait presque arrivÈ chez lui, que, pas encore dÈgrisÈ de sa douleur et de la verve díinsincÈritÈ dont les intonations menteuses, la sonoritÈ artificielle de sa propre voix lui versaient díinstant en instant plus abondamment líivresse, il continuait encore ‡ pÈrorer tout haut dans le silence de la nuit: ´Les gens du monde ont leurs dÈfauts que personne ne reconnaÓt mieux que moi, mais enfin ce sont tout de mÍme des gens avec qui certaines choses sont impossibles. Telle femme ÈlÈgante que jíai connue Ètait loin díÍtre parfaite, mais enfin il y avait tout de mÍme chez elle un fond de dÈlicatesse, une loyautÈ dans les procÈdÈs qui líauraient rendue, quoi quíil arriv‚t, incapable díune fÈlonie et qui suffisent ‡ mettre des abÓmes entre elle et une mÈgËre comme la Verdurin. Verdurin! quel nom! Ah! on peut dire quíils sont complets, quíils sont beaux dans leur genre! Dieu merci, il níÈtait que temps de ne plus condescendre ‡ la promiscuitÈ avec cette infamie, avec ces ordures.ª

Mais, comme les vertus quíil attribuait tantÙt encore aux Verdurin, níauraient pas suffi, mÍme síils les avaient vraiment possÈdÈes, mais síils níavaient pas favorisÈ et protÈgÈ son amour, ‡ provoquer chez Swann cette ivresse o˘ il síattendrissait sur leur magnanimitÈ et qui, mÍme propagÈe ‡ travers díautres personnes, ne pouvait lui venir que díOdette,óde mÍme, líimmoralitÈ, e˚t-elle ÈtÈ rÈelle, quíil trouvait aujourdíhui aux Verdurin aurait ÈtÈ impuissante, síils níavaient pas invitÈ Odette avec Forcheville et sans lui, ‡ dÈchaÓner son indignation et ‡ lui faire flÈtrir ´leur infamieª. Et sans doute la voix de Swann Ètait plus clairvoyante que lui-mÍme, quand elle se refusait ‡ prononcer ces mots pleins de dÈgo˚t pour le milieu Verdurin et de la joie díen avoir fini avec lui, autrement que sur un ton factice et comme síils Ètaient choisis plutÙt pour assouvir sa colËre que pour exprimer sa pensÈe. Celle-ci, en effet, pendant quíil se livrait ‡ ces invectives, Ètait probablement, sans quíil síen aperÁ˚t, occupÈe díun objet tout ‡ fait diffÈrent, car une fois arrivÈ chez lui, ‡ peine eut-il refermÈ la porte cochËre, que brusquement il se frappa le front, et, la faisant rouvrir, ressortit en síÈcriant díune voix naturelle cette fois: ´Je crois que jíai trouvÈ le moyen de me faire inviter demain au dÓner de Chatou!ª Mais le moyen devait Ítre mauvais, car Swann ne fut pas invitÈ: le docteur Cottard qui, appelÈ en province pour un cas grave, níavait pas vu les Verdurin depuis plusieurs jours et níavait pu aller ‡ Chatou, dit, le lendemain de ce dÓner, en se mettant ‡ table chez eux:

ó´Mais, est-ce que nous ne venons pas M. Swann, ce soir? Il est bien ce quíon appelle un ami personnel du…ª

ó´Mais jíespËre bien que non! síÈcria Mme Verdurin, Dieu nous en prÈserve, il est assommant, bÍte et mal ÈlevÈ.ª

Cottard ‡ ces mots manifesta en mÍme temps son Ètonnement et sa soumission, comme devant une vÈritÈ contraire ‡ tout ce quíil avait cru jusque-l‡, mais díune Èvidence irrÈsistible; et, baissant díun air Èmu et peureux son nez dans son assiette, il se contenta de rÈpondre: ´Ah!-ah!-ah!-ah!-ah!ª en traversant ‡ reculons, dans sa retraite repliÈe en bon ordre jusquíau fond de lui-mÍme, le long díune gamme descendante, tout le registre de sa voix. Et il ne fut plus question de Swann chez les Verdurin.

Alors ce salon qui avait rÈuni Swann et Odette devint un obstacle ‡ leurs rendez-vous. Elle ne lui disait plus comme au premier temps de leur amour: ´Nous nous venons en tous cas demain soir, il y a un souper chez les Verdurin.ª Mais: ´Nous ne pourrons pas nous voir demain soir, il y a un souper chez les Verdurin.ª Ou bien les Verdurin devaient líemmener ‡ líOpÈra-Comique voir ´Une nuit de ClÈop‚treª et Swann lisait dans les yeux díOdette cet effroi quíil lui demand‚t de níy pas aller, que naguËre il níaurait pu se retenir de baiser au passage sur le visage de sa maÓtresse, et qui maintenant líexaspÈrait. ´Ce níest pas de la colËre, pourtant, se disait-il ‡ lui-mÍme, que jíÈprouve en voyant líenvie quíelle a díaller picorer dans cette musique stercoraire. Cíest du chagrin, non pas certes pour moi, mais pour elle; du chagrin de voir quíaprËs avoir vÈcu plus de six mois en contact quotidien avec moi, elle nía pas su devenir assez une autre pour Èliminer spontanÈment Victor MassÈ! Surtout pour ne pas Ítre arrivÈe ‡ comprendre quíil y a des soirs o˘ un Ítre díune essence un peu dÈlicate doit savoir renoncer ‡ un plaisir, quand on le lui demande. Elle devrait savoir dire ´je níirai pasª, ne f˚t-ce que par intelligence, puisque cíest sur sa rÈponse quíon classera une fois pour toutes sa qualitÈ dí‚me. ´Et síÈtant persuadÈ ‡ lui-mÍme que cíÈtait seulement en effet pour pouvoir porter un jugement plus favorable sur la valeur spirituelle díOdette quíil dÈsirait que ce soir-l‡ elle rest‚t avec lui au lieu díaller ‡ líOpÈra-Comique, il lui tenait le mÍme raisonnement, au mÍme degrÈ díinsincÈritÈ quí‡ soi-mÍme, et mÍme, ‡ un degrÈ de plus, car alors il obÈissait aussi au dÈsir de la prendre par líamour-propre.

óJe te jure, lui disait-il, quelques instants avant quíelle partÓt pour le thÈ‚tre, quíen te demandant de ne pas sortir, tous mes souhaits, si jíÈtais ÈgoÔste, seraient pour que tu me refuses, car jíai mille choses ‡ faire ce soir et je me trouverai moi-mÍme pris au piËge et bien ennuyÈ si contre toute attente tu me rÈponds que tu níiras pas. Mais mes occupations, mes plaisirs, ne sont pas tout, je dois penser ‡ toi. Il peut venir un jour o˘ me voyant ‡ jamais dÈtachÈ de toi tu auras le droit de me reprocher de ne pas tíavoir avertie dans les minutes dÈcisives o˘ je sentais que jíallais porter sur toi un de ces jugements sÈvËres auxquels líamour ne rÈsiste pas longtemps. Vois-tu, ´Une nuit de ClÈop‚treª (quel titre!) níest rien dans la circonstance. Ce quíil faut savoir cíest si vraiment tu es cet Ítre qui est au dernier rang de líesprit, et mÍme du charme, líÍtre mÈprisable qui níest pas capable de renoncer ‡ un plaisir. Alors, si tu es cela, comment pourrait-on tíaimer, car tu níes mÍme pas une personne, une crÈature dÈfinie, imparfaite, mais du moins perfectible? Tu es une eau informe qui coule selon la pente quíon lui offre, un poisson sans mÈmoire et sans rÈflexion qui tant quíil vivra dans son aquarium se heurtera cent fois par jour contre le vitrage quíil continuera ‡ prendre pour de líeau. Comprends-tu que ta rÈponse, je ne dis pas aura pour effet que je cesserai de tíaimer immÈdiatement, bien entendu, mais te rendra moins sÈduisante ‡ mes yeux quand je comprendrai que tu níes pas une personne, que tu es au-dessous de toutes les choses et ne sais te placer au-dessus díaucune? …videmment jíaurais mieux aimÈ te demander comme une chose sans importance, de renoncer ‡ ´Une nuit de ClÈop‚treª (puisque tu míobliges ‡ me souiller les lËvres de ce nom abject) dans líespoir que tu irais cependant. Mais, dÈcidÈ ‡ tenir un tel compte, ‡ tirer de telles consÈquences de ta rÈponse, jíai trouvÈ plus loyal de tíen prÈvenir.ª

Odette depuis un moment donnait des signes díÈmotion et díincertitude. A dÈfaut du sens de ce discours, elle comprenait quíil pouvait rentrer dans le genre commun des ´laÔusª, et scËnes de reproches ou de supplications dont líhabitude quíelle avait des hommes lui permettait sans síattacher aux dÈtails des mots, de conclure quíils ne les prononceraient pas síils níÈtaient pas amoureux, que du moment quíils Ètaient amoureux, il Ètait inutile de leur obÈir, quíils ne le seraient que plus aprËs. Aussi aurait-elle ÈcoutÈ Swann avec le plus grand calme si elle níavait vu que líheure passait et que pour peu quíil parl‚t encore quelque temps, elle allait, comme elle le lui dit avec un sourire tendre, obstinÈ et confus, ´finir par manquer líOuverture!ª

Díautres fois il lui disait que ce qui plus que tout ferait quíil cesserait de líaimer, cíest quíelle ne voul˚t pas renoncer ‡ mentir. ´MÍme au simple point de vue de la coquetterie, lui disait-il, ne comprends-tu donc pas combien tu perds de ta sÈduction en tíabaissant ‡ mentir? Par un aveu! combien de fautes tu pourrais racheter! Vraiment tu es bien moins intelligente que je ne croyais!ª Mais cíest en vain que Swann lui exposait ainsi toutes les raisons quíelle avait de ne pas mentir; elles auraient pu ruiner chez Odette un systËme gÈnÈral du mensonge; mais Odette níen possÈdait pas; elle se contentait seulement, dans chaque cas o˘ elle voulait que Swann ignor‚t quelque chose quíelle avait fait, de ne pas le lui dire. Ainsi le mensonge Ètait pour elle un expÈdient díordre particulier; et ce qui seul pouvait dÈcider si elle devait síen servir ou avouer la vÈritÈ, cíÈtait une raison díordre particulier aussi, la chance plus ou moins grande quíil y avait pour que Swann p˚t dÈcouvrir quíelle níavait pas dit la vÈritÈ.

Physiquement, elle traversait une mauvaise phase: elle Èpaississait; et le charme expressif et dolent, les regards ÈtonnÈs et rÍveurs quíelle avait autrefois semblaient avoir disparu avec sa premiËre jeunesse. De sorte quíelle Ètait devenue si chËre ‡ Swann au moment pour ainsi dire o˘ il la trouvait prÈcisÈment bien moins jolie. Il la regardait longuement pour t‚cher de ressaisir le charme quíil lui avait connu, et ne le retrouvait pas. Mais savoir que sous cette chrysalide nouvelle, cíÈtait toujours Odette qui vivait, toujours la mÍme volontÈ fugace, insaisissable et sournoise, suffisait ‡ Swann pour quíil continu‚t de mettre la mÍme passion ‡ chercher ‡ la capter. Puis il regardait des photographies díil y avait deux ans, il se rappelait comme elle avait ÈtÈ dÈlicieuse. Et cela le consolait un peu de se donner tant de mal pour elle.

Quand les Verdurin líemmenaient ‡ Saint-Germain, ‡ Chatou, ‡ Meulan, souvent, si cíÈtait dans la belle saison, ils proposaient, sur place, de rester ‡ coucher et de ne revenir que le lendemain. Mme Verdurin cherchait ‡ apaiser les scrupules du pianiste dont la tante Ètait restÈe ‡ Paris.

óElle sera enchantÈe díÍtre dÈbarrassÈe de vous pour un jour. Et comment síinquiÈterait-elle, elle vous sait avec nous? díailleurs je prends tout sous mon bonnet.

Mais si elle níy rÈussissait pas, M. Verdurin partait en campagne, trouvait un bureau de tÈlÈgraphe ou un messager et síinformait de ceux des fidËles qui avaient quelquíun ‡ faire prÈvenir. Mais Odette le remerciait et disait quíelle níavait de dÈpÍche ‡ faire pour personne, car elle avait dit ‡ Swann une fois pour toutes quíen lui en envoyant une aux yeux de tous, elle se compromettrait. Parfois cíÈtait pour plusieurs jours quíelle síabsentait, les Verdurin líemmenaient voir les tombeaux de Dreux, ou ‡ CompiËgne admirer, sur le conseil du peintre, des couchers de soleil en forÍt et on poussait jusquíau ch‚teau de Pierrefonds.

ó´Penser quíelle pourrait visiter de vrais monuments avec moi qui ai ÈtudiÈ líarchitecture pendant dix ans et qui suis tout le temps suppliÈ de mener ‡ Beauvais ou ‡ Saint-Loup-de-Naud des gens de la plus haute valeur et ne le ferais que pour elle, et quí‡ la place elle va avec les derniËres des brutes síextasier successivement devant les dÈjections de Louis-Philippe et devant celles de Viollet-le-Duc! Il me semble quíil níy a pas besoin díÍtre artiste pour cela et que, mÍme sans flair particuliËrement fin, on ne choisit pas díaller villÈgiaturer dans des latrines pour Ítre plus ‡ portÈe de respirer des excrÈments.ª

Mais quand elle Ètait partie pour Dreux ou pour Pierrefonds,óhÈlas, sans lui permettre díy aller, comme par hasard, de son cÙtÈ, car ´cela ferait un effet dÈplorableª, disait-elle,óil se plongeait dans le plus enivrant des romans díamour, líindicateur des chemins de fer, qui lui apprenait les moyens de la rejoindre, líaprËs-midi, le soir, ce matin mÍme! Le moyen? presque davantage: líautorisation. Car enfin líindicateur et les trains eux-mÍmes níÈtaient pas faits pour des chiens. Si on faisait savoir au public, par voie díimprimÈs, quí‡ huit heures du matin partait un train qui arrivait ‡ Pierrefonds ‡ dix heures, cíest donc quíaller ‡ Pierrefonds Ètait un acte licite, pour lequel la permission díOdette Ètait superflue; et cíÈtait aussi un acte qui pouvait avoir un tout autre motif que le dÈsir de rencontrer Odette, puisque des gens qui ne la connaissaient pas líaccomplissaient chaque jour, en assez grand nombre pour que cela val˚t la peine de faire chauffer des locomotives.

En somme elle ne pouvait tout de mÍme pas líempÍcher díaller ‡ Pierrefonds síil en avait envie! Or, justement, il sentait quíil en avait envie, et que síil níavait pas connu Odette, certainement il y serait allÈ. Il y avait longtemps quíil voulait se faire une idÈe plus prÈcise des travaux de restauration de Viollet-le-Duc. Et par le temps quíil faisait, il Èprouvait líimpÈrieux dÈsir díune promenade dans la forÍt de CompiËgne.

Ce níÈtait vraiment pas de chance quíelle lui dÈfendÓt le seul endroit qui le tentait aujourdíhui. Aujourdíhui! Síil y allait, malgrÈ son interdiction, il pourrait la voir aujourdíhui mÍme! Mais, alors que, si elle e˚t retrouvÈ ‡ Pierrefonds quelque indiffÈrent, elle lui e˚t dit joyeusement: ´Tiens, vous ici!ª, et lui aurait demandÈ díaller la voir ‡ líhÙtel o˘ elle Ètait descendue avec les Verdurin, au contraire si elle líy rencontrait, lui, Swann, elle serait froissÈe, elle se dirait quíelle Ètait suivie, elle líaimerait moins, peut-Ítre se dÈtournerait-elle avec colËre en líapercevant. ´Alors, je níai plus le droit de voyager!ª, lui dirait-elle au retour, tandis quíen somme cíÈtait lui quiníavait plus le droit de voyager!

Il avait eu un moment líidÈe, pour pouvoir aller ‡ CompiËgne et ‡ Pierrefonds sans avoir líair que ce f˚t pour rencontrer Odette, de síy faire emmener par un de ses amis, le marquis de Forestelle, qui avait un ch‚teau dans le voisinage. Celui-ci, ‡ qui il avait fait part de son projet sans lui en dire le motif, ne se sentait pas de joie et síÈmerveillait que Swann, pour la premiËre fois depuis quinze ans, consentÓt enfin ‡ venir voir sa propriÈtÈ et, quoiquíil ne voulait pas síy arrÍter, lui avait-il dit, lui promÓt du moins de faire ensemble des promenades et des excursions pendant plusieurs jours. Swann síimaginait dÈj‡ l‡-bas avec M. de Forestelle. MÍme avant díy voir Odette, mÍme síil ne rÈussissait pas ‡ líy voir, quel bonheur il aurait ‡ mettre le pied sur cette terre o˘ ne sachant pas líendroit exact, ‡ tel moment, de sa prÈsence, il sentirait palpiter partout la possibilitÈ de sa brusque apparition: dans la cour du ch‚teau, devenu beau pour lui parce que cíÈtait ‡ cause díelle quíil Ètait allÈ le voir; dans toutes les rues de la ville, qui lui semblait romanesque; sur chaque route de la forÍt, rosÈe par un couchant profond et tendre;óasiles innombrables et alternatifs, o˘ venait simultanÈment se rÈfugier, dans líincertaine ubiquitÈ de ses espÈrances, son cúur heureux, vagabond et multipliÈ. ´Surtout, dirait-il ‡ M. de Forestelle, prenons garde de ne pas tomber sur Odette et les Verdurin; je viens díapprendre quíils sont justement aujourdíhui ‡ Pierrefonds. On a assez le temps de se voir ‡ Paris, ce ne serait pas la peine de le quitter pour ne pas pouvoir faire un pas les uns sans les autres.ª Et son ami ne comprendrait pas pourquoi une fois l‡-bas il changerait vingt fois de projets, inspecterait les salles ‡ manger de tous les hÙtels de CompiËgne sans se dÈcider ‡ síasseoir dans aucune de celles o˘ pourtant on níavait pas vu trace de Verdurin, ayant líair de rechercher ce quíil disait vouloir fuir et du reste le fuyant dËs quíil líaurait trouvÈ, car síil avait rencontrÈ le petit groupe, il síen serait ÈcartÈ avec affectation, content díavoir vu Odette et quíelle líe˚t vu, surtout quíelle líe˚t vu ne se souciant pas díelle. Mais non, elle devinerait bien que cíÈtait pour elle quíil Ètait l‡. Et quand M. de Forestelle venait le chercher pour partir, il lui disait: ´HÈlas! non, je ne peux pas aller aujourdíhui ‡ Pierrefonds, Odette y est justement.ª Et Swann Ètait heureux malgrÈ tout de sentir que, si seul de tous les mortels il níavait pas le droit en ce jour díaller ‡ Pierrefonds, cíÈtait parce quíil Ètait en effet pour Odette quelquíun de diffÈrent des autres, son amant, et que cette restriction apportÈe pour lui au droit universel de libre circulation, níÈtait quíune des formes de cet esclavage, de cet amour qui lui Ètait si cher. DÈcidÈment il valait mieux ne pas risquer de se brouiller avec elle, patienter, attendre son retour. Il passait ses journÈes penchÈ sur une carte de la forÍt de CompiËgne comme si Áíavait ÈtÈ la carte du Tendre, síentourait de photographies du ch‚teau de Pierrefonds. DÈs que venait le jour o˘ il Ètait possible quíelle revÓnt, il rouvrait líindicateur, calculait quel train elle avait d˚ prendre, et si elle síÈtait attardÈe, ceux qui lui restaient encore. Il ne sortait pas de peur de manquer une dÈpÍche, ne se couchait pas, pour le cas o˘, revenue par le dernier train, elle aurait voulu lui faire la surprise de venir le voir au milieu de la nuit. Justement il entendait sonner ‡ la porte cochËre, il lui semblait quíon tardait ‡ ouvrir, il voulait Èveiller le concierge, se mettait ‡ la fenÍtre pour appeler Odette si cíÈtait elle, car malgrÈ les recommandations quíil Ètait descendu faire plus de dix fois lui-mÍme, on Ètait capable de lui dire quíil níÈtait pas l‡. CíÈtait un domestique qui rentrait. Il remarquait le vol incessant des voitures qui passaient, auquel il níavait jamais fait attention autrefois. Il Ècoutait chacune venir au loin, síapprocher, dÈpasser sa porte sans síÍtre arrÍtÈe et porter plus loin un message qui níÈtait pas pour lui. Il attendait toute la nuit, bien inutilement, car les Verdurin ayant avancÈ leur retour, Odette Ètait ‡ Paris depuis midi; elle níavait pas eu líidÈe de líen prÈvenir; ne sachant que faire elle avait ÈtÈ passer sa soirÈe seule au thÈ‚tre et il y avait longtemps quíelle Ètait rentrÈe se coucher et dormait.

Cíest quíelle níavait mÍme pas pensÈ ‡ lui. Et de tels moments o˘ elle oubliait jusquí‡ líexistence de Swann Ètaient plus utiles ‡ Odette, servaient mieux ‡ lui attacher Swann, que toute sa coquetterie. Car ainsi Swann vivait dans cette agitation douloureuse qui avait dÈj‡ ÈtÈ assez puissante pour faire Èclore son amour le soir o˘ il níavait pas trouvÈ Odette chez les Verdurin et líavait cherchÈe toute la soirÈe. Et il níavait pas, comme jíeus ‡ Combray dans mon enfance, des journÈes heureuses pendant lesquelles síoublient les souffrances qui renaÓtront le soir. Les journÈes, Swann les passait sans Odette; et par moments il se disait que laisser une aussi jolie femme sortir ainsi seule dans Paris Ètait aussi imprudent que de poser un Ècrin plein de bijoux au milieu de la rue. Alors il síindignait contre tous les passants comme contre autant de voleurs. Mais leur visage collectif et informe Èchappant ‡ son imagination ne nourrissait pas sa jalousie. Il fatiguait la pensÈe de Swann, lequel, se passant la main sur les yeux, síÈcriait: ´A la gr‚ce de Dieuª, comme ceux qui aprËs síÍtre acharnÈs ‡ Ètreindre le problËme de la rÈalitÈ du monde extÈrieur ou de líimmortalitÈ de lí‚me accordent la dÈtente díun acte de foi ‡ leur cerveau lassÈ. Mais toujours la pensÈe de líabsente Ètait indissolublement mÍlÈe aux actes les plus simples de la vie de Swann,ódÈjeuner, recevoir son courrier, sortir, se coucher,ópar la tristesse mÍme quíil avait ‡ les accomplir sans elle, comme ces initiales de Philibert le Beau que dans líÈglise de Brou, ‡ cause du regret quíelle avait de lui, Marguerite díAutriche entrelaÁa partout aux siennes. Certains jours, au lieu de rester chez lui, il allait prendre son dÈjeuner dans un restaurant assez voisin dont il avait apprÈciÈ autrefois la bonne cuisine et o˘ maintenant il níallait plus que pour une de ces raisons, ‡ la fois mystiques et saugrenues, quíon appelle romanesques; cíest que ce restaurant (lequel existe encore) portait le mÍme nom que la rue habitÈe par Odette: LapÈrouse. Quelquefois, quand elle avait fait un court dÈplacement ce níest quíaprËs plusieurs jours quíelle songeait ‡ lui faire savoir quíelle Ètait revenue ‡ Paris. Et elle lui disait tout simplement, sans plus prendre comme autrefois la prÈcaution de se couvrir ‡ tout hasard díun petit morceau empruntÈ ‡ la vÈritÈ, quíelle venait díy rentrer ‡ líinstant mÍme par le train du matin. Ces paroles Ètaient mensongËres; du moins pour Odette elles Ètaient mensongËres, inconsistantes, níayant pas, comme si elles avaient ÈtÈ vraies, un point díappui dans le souvenir de son arrivÈe ‡ la gare; mÍme elle Ètait empÍchÈe de se les reprÈsenter au moment o˘ elle les prononÁait, par líimage contradictoire de ce quíelle avait fait de tout diffÈrent au moment o˘ elle prÈtendait Ítre descendue du train. Mais dans líesprit de Swann au contraire ces paroles qui ne rencontraient aucun obstacle venaient síincruster et prendre líinamovibilitÈ díune vÈritÈ si indubitable que si un ami lui disait Ítre venu par ce train et ne pas avoir vu Odette il Ètait persuadÈ que cíÈtait líami qui se trompait de jour ou díheure puisque son dire ne se conciliait pas avec les paroles díOdette. Celles-ci ne lui eussent paru mensongËres que síil síÈtait díabord dÈfiÈ quíelles le fussent. Pour quíil cr˚t quíelle mentait, un soupÁon prÈalable Ètait une condition nÈcessaire. CíÈtait díailleurs aussi une condition suffisante. Alors tout ce que disait Odette lui paraissait suspect. Líentendait-il citer un nom, cíÈtait certainement celui díun de ses amants; une fois cette supposition forgÈe, il passait des semaines ‡ se dÈsoler; il síaboucha mÍme une fois avec une agence de renseignements pour savoir líadresse, líemploi du temps de líinconnu qui ne le laisserait respirer que quand il serait parti en voyage, et dont il finit par apprendre que cíÈtait un oncle díOdette mort depuis vingt ans.

Bien quíelle ne lui permÓt pas en gÈnÈral de la rejoindre dans des lieux publics disant que cela ferait jaser, il arrivait que dans une soirÈe o˘ il Ètait invitÈ comme elle,óchez Forcheville, chez le peintre, ou ‡ un bal de charitÈ dans un ministËre,óil se trouv‚t en mÍme temps quíelle. Il la voyait mais níosait pas rester de peur de líirriter en ayant líair díÈpier les plaisirs quíelle prenait avec díautres et quiótandis quíil rentrait solitaire, quíil allait se coucher anxieux comme je devais líÍtre moi-mÍme quelques annÈes plus tard les soirs o˘ il viendrait dÓner ‡ la maison, ‡ Combrayólui semblaient illimitÈs parce quíil níen avait pas vu la fin. Et une fois ou deux il connut par de tels soirs de ces joies quíon serait tentÈ, si elles ne subissaient avec tant de violence le choc en retour de líinquiÈtude brusquement arrÍtÈe, díappeler des joies calmes, parce quíelles consistent en un apaisement: il Ètait allÈ passer un instant ‡ un raout chez le peintre et síapprÍtait ‡ le quitter; il y laissait Odette muÈe en une brillante ÈtrangËre, au milieu díhommes ‡ qui ses regards et sa gaietÈ qui níÈtaient pas pour lui, semblaient parler de quelque voluptÈ, qui serait go˚tÈe l‡ ou ailleurs (peut-Ítre au ´Bal des IncohÈrentsª o˘ il tremblait quíelle níall‚t ensuite) et qui causait ‡ Swann plus de jalousie que líunion charnelle mÍme parce quíil líimaginait plus difficilement; il Ètait dÈj‡ prÍt ‡ passer la porte de líatelier quand il síentendait rappeler par ces mots (qui en retranchant de la fÍte cette fin qui líÈpouvantait, la lui rendaient rÈtrospectivement innocente, faisaient du retour díOdette une chose non plus inconcevable et terrible, mais douce et connue et qui tiendrait ‡ cÙtÈ de lui, pareille ‡ un peu de sa vie de tous les jours, dans sa voiture, et dÈpouillait Odette elle-mÍme de son apparence trop brillante et gaie, montraient que ce níÈtait quíun dÈguisement quíelle avait revÍtu un moment, pour lui-mÍme, non en vue de mystÈrieux plaisirs, et duquel elle Ètait dÈj‡ lasse), par ces mots quíOdette lui jetait, comme il Ètait dÈj‡ sur le seuil: ´Vous ne voudriez pas míattendre cinq minutes, je vais partir, nous reviendrions ensemble, vous me ramËneriez chez moi.ª

Il est vrai quíun jour Forcheville avait demandÈ ‡ Ítre ramenÈ en mÍme temps, mais comme, arrivÈ devant la porte díOdette il avait sollicitÈ la permission díentrer aussi, Odette lui avait rÈpondu en montrant Swann: ´Ah! cela dÈpend de ce monsieur-l‡, demandez-lui. Enfin, entrez un moment si vous voulez, mais pas longtemps parce que je vous prÈviens quíil aime causer tranquillement avec moi, et quíil níaime pas beaucoup quíil y ait des visites quand il vient. Ah! si vous connaissiez cet Ítre-l‡ autant que je le connais; níest-ce pas, my love, il níy a que moi qui vous connaisse bien?ª

Et Swann Ètait peut-Ítre encore plus touchÈ de la voir ainsi lui adresser en prÈsence de Forcheville, non seulement ces paroles de tendresse, de prÈdilection, mais encore certaines critiques comme: ´Je suis s˚re que vous níavez pas encore rÈpondu ‡ vos amis pour votre dÓner de dimanche. Níy allez pas si vous ne voulez pas, mais soyez au moins poliª, ou: ´Avez-vous laissÈ seulement ici votre essai sur Ver Meer pour pouvoir líavancer un peu demain? Quel paresseux! Je vous ferai travailler, moi!ª qui prouvaient quíOdette se tenait au courant de ses invitations dans le monde et de ses Ètudes díart, quíils avaient bien une vie ‡ eux deux. Et en disant cela elle lui adressait un sourire au fond duquel il la sentait toute ‡ lui.

Alors ‡ ces moments-l‡, pendant quíelle leur faisait de líorangeade, tout díun coup, comme quand un rÈflecteur mal rÈglÈ díabord promËne autour díun objet, sur la muraille, de grandes ombres fantastiques qui viennent ensuite se replier et síanÈantir en lui, toutes les idÈes terribles et mouvantes quíil se faisait díOdette síÈvanouissaient, rejoignaient le corps charmant que Swann avait devant lui. Il avait le brusque soupÁon que cette heure passÈe chez Odette, sous la lampe, níÈtait peut-Ítre pas une heure factice, ‡ son usage ‡ lui (destinÈe ‡ masquer cette chose effrayante et dÈlicieuse ‡ laquelle il pensait sans cesse sans pouvoir bien se la reprÈsenter, une heure de la vraie vie díOdette, de la vie díOdette quand lui níÈtait pas l‡), avec des accessoires de thÈ‚tre et des fruits de carton, mais Ètait peut-Ítre une heure pour de bon de la vie díOdette, que síil níavait pas ÈtÈ l‡ elle e˚t avancÈ ‡ Forcheville le mÍme fauteuil et lui e˚t versÈ non un breuvage inconnu, mais prÈcisÈment cette orangeade; que le monde habitÈ par Odette níÈtait pas cet autre monde effroyable et surnaturel o˘ il passait son temps ‡ la situer et qui níexistait peut-Ítre que dans son imagination, mais líunivers rÈel, ne dÈgageant aucune tristesse spÈciale, comprenant cette table o˘ il allait pouvoir Ècrire et cette boisson ‡ laquelle il lui serait permis de go˚ter, tous ces objets quíil contemplait avec autant de curiositÈ et díadmiration que de gratitude, car si en absorbant ses rÍves ils líen avaient dÈlivrÈ, eux en revanche, síen Ètaient enrichis, ils lui en montraient la rÈalisation palpable, et ils intÈressaient son esprit, ils prenaient du relief devant ses regards, en mÍme temps quíils tranquillisaient son cúur. Ah! si le destin avait permis quíil p˚t níavoir quíune seule demeure avec Odette et que chez elle il f˚t chez lui, si en demandant au domestique ce quíil y avait ‡ dÈjeuner cíe˚t ÈtÈ le menu díOdette quíil avait appris en rÈponse, si quand Odette voulait aller le matin se promener avenue du Bois-de-Boulogne, son devoir de bon mari líavait obligÈ, níe˚t-il pas envie de sortir, ‡ líaccompagner, portant son manteau quand elle avait trop chaud, et le soir aprËs le dÓner si elle avait envie de rester chez elle en dÈshabillÈ, síil avait ÈtÈ forcÈ de rester l‡ prËs díelle, ‡ faire ce quíelle voudrait; alors combien tous les riens de la vie de Swann qui lui semblaient si tristes, au contraire parce quíils auraient en mÍme temps fait partie de la vie díOdette auraient pris, mÍme les plus familiers,óet comme cette lampe, cette orangeade, ce fauteuil qui contenaient tant de rÍve, qui matÈrialisaient tant de dÈsiróune sorte de douceur surabondante et de densitÈ mystÈrieuse.

Pourtant il se doutait bien que ce quíil regrettait ainsi cíÈtait un calme, une paix qui níauraient pas ÈtÈ pour son amour une atmosphËre favorable. Quand Odette cesserait díÍtre pour lui une crÈature toujours absente, regrettÈe, imaginaire, quand le sentiment quíil aurait pour elle ne serait plus ce mÍme trouble mystÈrieux que lui causait la phrase de la sonate, mais de líaffection, de la reconnaissance quand síÈtabliraient entre eux des rapports normaux qui mettraient fin ‡ sa folie et ‡ sa tristesse, alors sans doute les actes de la vie díOdette lui paraÓtraient peu intÈressants en eux-mÍmesócomme il avait dÈj‡ eu plusieurs fois le soupÁon quíils Ètaient, par exemple le jour o˘ il avait lu ‡ travers líenveloppe la lettre adressÈe ‡ Forcheville. ConsidÈrant son mal avec autant de sagacitÈ que síil se líÈtait inoculÈ pour en faire líÈtude, il se disait que, quand il serait guÈri, ce que pourrait faire Odette lui serait indiffÈrent. Mais du sein de son Ètat morbide, ‡ vrai dire, il redoutait ‡ líÈgal de la mort une telle guÈrison, qui e˚t ÈtÈ en effet la mort de tout ce quíil Ètait actuellement.

AprËs ces tranquilles soirÈes, les soupÁons de Swann Ètaient calmÈs; il bÈnissait Odette et le lendemain, dËs le matin, il faisait envoyer chez elle les plus beaux bijoux, parce que ces bontÈs de la veille avaient excitÈ ou sa gratitude, ou le dÈsir de les voir se renouveler, ou un paroxysme díamour qui avait besoin de se dÈpenser.

Mais, ‡ díautres moments, sa douleur le reprenait, il síimaginait quíOdette Ètait la maÓtresse de Forcheville et que quand tous deux líavaient vu, du fond du landau des Verdurin, au Bois, la veille de la fÍte de Chatou o˘ il níavait pas ÈtÈ invitÈ, la prier vainement, avec cet air de dÈsespoir quíavait remarquÈ jusquí‡ son cocher, de revenir avec lui, puis síen retourner de son cÙtÈ, seul et vaincu, elle avait d˚ avoir pour le dÈsigner ‡ Forcheville et lui dire: ´Hein! ce quíil rage!ª les mÍmes regards, brillants, malicieux, abaissÈs et sournois, que le jour o˘ celui-ci avait chassÈ Saniette de chez les Verdurin.

Alors Swann la dÈtestait. ´Mais aussi, je suis trop bÍte, se disait-il, je paie avec mon argent le plaisir des autres. Elle fera tout de mÍme bien de faire attention et de ne pas trop tirer sur la corde, car je pourrais bien ne plus rien donner du tout. En tous cas, renonÁons provisoirement aux gentillesses supplÈmentaires! Penser que pas plus tard quíhier, comme elle disait avoir envie díassister ‡ la saison de Bayreuth, jíai eu la bÍtise de lui proposer de louer un des jolis ch‚teaux du roi de BaviËre pour nous deux dans les environs. Et díailleurs elle nía pas paru plus ravie que cela, elle nía encore dit ni oui ni non; espÈrons quíelle refusera, grand Dieu! Entendre du Wagner pendant quinze jours avec elle qui síen soucie comme un poisson díune pomme, ce serait gai!ª Et sa haine, tout comme son amour, ayant besoin de se manifester et díagir, il se plaisait ‡ pousser de plus en plus loin ses imaginations mauvaises, parce que, gr‚ce aux perfidies quíil prÍtait ‡ Odette, il la dÈtestait davantage et pourrait sióce quíil cherchait ‡ se figureróelles se trouvaient Ítre vraies, avoir une occasion de la punir et díassouvir sur elle sa rage grandissante. Il alla ainsi jusquí‡ supposer quíil allait recevoir une lettre díelle o˘ elle lui demanderait de líargent pour louer ce ch‚teau prËs de Bayreuth, mais en le prÈvenant quíil níy pourrait pas venir, parce quíelle avait promis ‡ Forcheville et aux Verdurin de les inviter. Ah! comme il e˚t aimÈ quíelle p˚t avoir cette audace. Quelle joie il aurait ‡ refuser, ‡ rÈdiger la rÈponse vengeresse dont il se complaisait ‡ choisir, ‡ Ènoncer tout haut les termes, comme síil avait reÁu la lettre en rÈalitÈ.

Or, cíest ce qui arriva le lendemain mÍme. Elle lui Ècrivit que les Verdurin et leurs amis avaient manifestÈ le dÈsir díassister ‡ ces reprÈsentations de Wagner et que, síil voulait bien lui envoyer cet argent, elle aurait enfin, aprËs avoir ÈtÈ si souvent reÁue chez eux, le plaisir de les inviter ‡ son tour. De lui, elle ne disait pas un mot, il Ètait sous-entendu que leur prÈsence excluait la sienne.

Alors cette terrible rÈponse dont il avait arrÍtÈ chaque mot la veille sans oser espÈrer quíelle pourrait servir jamais il avait la joie de la lui faire porter. HÈlas! il sentait bien quíavec líargent quíelle avait, ou quíelle trouverait facilement, elle pourrait tout de mÍme louer ‡ Bayreuth puisquíelle en avait envie, elle qui níÈtait pas capable de faire de diffÈrence entre Bach et Clapisson. Mais elle y vivrait malgrÈ tout plus chichement. Pas moyen comme síil lui e˚t envoyÈ cette fois quelques billets de mille francs, díorganiser chaque soir, dans un ch‚teau, de ces soupers fins aprËs lesquels elle se serait peut-Ítre passÈ la fantaisie,óquíil Ètait possible quíelle níe˚t jamais eue encoreó, de tomber dans les bras de Forcheville. Et puis du moins, ce voyage dÈtestÈ, ce níÈtait pas lui, Swann, qui le paierait!óAh! síil avait pu líempÍcher, si elle avait pu se fouler le pied avant de partir, si le cocher de la voiture qui líemmËnerait ‡ la gare avait consenti, ‡ níimporte quel prix, ‡ la conduire dans un lieu o˘ elle f˚t restÈe quelque temps sÈquestrÈe, cette femme perfide, aux yeux ÈmaillÈs par un sourire de complicitÈ adressÈ ‡ Forcheville, quíOdette Ètait pour Swann depuis quarante-huit heures.

Mais elle ne líÈtait jamais pour trËs longtemps; au bout de quelques jours le regard luisant et fourbe perdait de son Èclat et de sa duplicitÈ, cette image díune Odette exÈcrÈe disant ‡ Forcheville: ´Ce quíil rage!ª commenÁait ‡ p‚lir, ‡ síeffacer. Alors, progressivement reparaissait et síÈlevait en brillant doucement, le visage de líautre Odette, de celle qui adressait aussi un sourire ‡ Forcheville, mais un sourire o˘ il níy avait pour Swann que de la tendresse, quand elle disait: ´Ne restez pas longtemps, car ce monsieur-l‡ níaime pas beaucoup que jíaie des visites quand il a envie díÍtre auprËs de moi. Ah! si vous connaissiez cet Ítre-l‡ autant que je le connais!ª, ce mÍme sourire quíelle avait pour remercier Swann de quelque trait de sa dÈlicatesse quíelle prisait si fort, de quelque conseil quíelle lui avait demandÈ dans une de ces circonstances graves o˘ elle níavait confiance quíen lui.

Alors, ‡ cette Odette-l‡, il se demandait comment il avait pu Ècrire cette lettre outrageante dont sans doute jusquíici elle ne líe˚t pas cru capable, et qui avait d˚ le faire descendre du rang ÈlevÈ, unique, que par sa bontÈ, sa loyautÈ, il avait conquis dans son estime. Il allait lui devenir moins cher, car cíÈtait pour ces qualitÈs-l‡, quíelle ne trouvait ni ‡ Forcheville ni ‡ aucun autre, quíelle líaimait. CíÈtait ‡ cause díelles quíOdette lui tÈmoignait si souvent une gentillesse quíil comptait pour rien au moment o˘ il Ètait jaloux, parce quíelle níÈtait pas une marque de dÈsir, et prouvait mÍme plutÙt de líaffection que de líamour, mais dont il recommenÁait ‡ sentir líimportance au fur et ‡ mesure que la dÈtente spontanÈe de ses soupÁons, souvent accentuÈe par la distraction que lui apportait une lecture díart ou la conversation díun ami, rendait sa passion moins exigeante de rÈciprocitÈs.

Maintenant quíaprËs cette oscillation, Odette Ètait naturellement revenue ‡ la place dío˘ la jalousie de Swann líavait un moment ÈcartÈe, dans líangle o˘ il la trouvait charmante, il se la figurait pleine de tendresse, avec un regard de consentement, si jolie ainsi, quíil ne pouvait síempÍcher díavancer les lËvres vers elle comme si elle avait ÈtÈ l‡ et quíil e˚t pu líembrasser; et il lui gardait de ce regard enchanteur et bon autant de reconnaissance que si elle venait de líavoir rÈellement et si cela níe˚t pas ÈtÈ seulement son imagination qui venait de le peindre pour donner satisfaction ‡ son dÈsir.

Comme il avait d˚ lui faire de la peine! Certes il trouvait des raisons valables ‡ son ressentiment contre elle, mais elles níauraient pas suffi ‡ le lui faire Èprouver síil ne líavait pas autant aimÈe. Níavait-il pas eu des griefs aussi graves contre díautres femmes, auxquelles il e˚t nÈanmoins volontiers rendu service aujourdíhui, Ètant contre elles sans colËre parce quíil ne les aimait plus. Síil devait jamais un jour se trouver dans le mÍme Ètat díindiffÈrence vis-‡-vis díOdette, il comprendrait que cíÈtait sa jalousie seule qui lui avait fait trouver quelque chose díatroce, díimpardonnable, ‡ ce dÈsir, au fond si naturel, provenant díun peu díenfantillage et aussi díune certaine dÈlicatesse dí‚me, de pouvoir ‡ son tour, puisquíune occasion síen prÈsentait, rendre des politesses aux Verdurin, jouer ‡ la maÓtresse de maison.

Il revenait ‡ ce point de vueóopposÈ ‡ celui de son amour et de sa jalousie et auquel il se plaÁait quelquefois par une sorte díÈquitÈ intellectuelle et pour faire la part des diverses probabilitÈsódío˘ il essayait de juger Odette comme síil ne líavait pas aimÈe, comme si elle Ètait pour lui une femme comme les autres, comme si la vie díOdette níavait pas ÈtÈ, dËs quíil níÈtait plus l‡, diffÈrente, tramÈe en cachette de lui, ourdie contre lui.

Pourquoi croire quíelle go˚terait l‡-bas avec Forcheville ou avec díautres des plaisirs enivrants quíelle níavait pas connus auprËs de lui et que seule sa jalousie forgeait de toutes piËces? A Bayreuth comme ‡ Paris, síil arrivait que Forcheville pens‚t ‡ lui ce níe˚t pu Ítre que comme ‡ quelquíun qui comptait beaucoup dans la vie díOdette, ‡ qui il Ètait obligÈ de cÈder la place, quand ils se rencontraient chez elle. Si Forcheville et elle triomphaient díÍtre l‡-bas malgrÈ lui, cíest lui qui líaurait voulu en cherchant inutilement ‡ líempÍcher díy aller, tandis que síil avait approuvÈ son projet, díailleurs dÈfendable, elle aurait eu líair díÍtre l‡-bas díaprËs son avis, elle síy serait sentie envoyÈe, logÈe par lui, et le plaisir quíelle aurait ÈprouvÈ ‡ recevoir ces gens qui líavaient tant reÁue, cíest ‡ Swann quíelle en aurait su grÈ.

Et,óau lieu quíelle allait partir brouillÈe avec lui, sans líavoir revuó, síil lui envoyait cet argent, síil líencourageait ‡ ce voyage et síoccupait de le lui rendre agrÈable, elle allait accourir, heureuse, reconnaissante, et il aurait cette joie de la voir quíil níavait pas go˚tÈe depuis prËs díune semaine et que rien ne pouvait lui remplacer. Car sitÙt que Swann pouvait se la reprÈsenter sans horreur, quíil revoyait de la bontÈ dans son sourire, et que le dÈsir de líenlever ‡ tout autre, níÈtait plus ajoutÈ par la jalousie ‡ son amour, cet amour redevenait surtout un go˚t pour les sensations que lui donnait la personne díOdette, pour le plaisir quíil avait ‡ admirer comme un spectacle ou ‡ interroger comme un phÈnomËne, le lever díun de ses regards, la formation díun de ses sourires, líÈmission díune intonation de sa voix. Et ce plaisir diffÈrent de tous les autres, avait fini par crÈer en lui un besoin díelle et quíelle seule pouvait assouvir par sa prÈsence ou ses lettres, presque aussi dÈsintÈressÈ, presque aussi artistique, aussi pervers, quíun autre besoin qui caractÈrisait cette pÈriode nouvelle de la vie de Swann o˘ ‡ la sÈcheresse, ‡ la dÈpression des annÈes antÈrieures avait succÈdÈ une sorte de trop-plein spirituel, sans quíil s˚t davantage ‡ quoi il devait cet enrichissement inespÈrÈ de sa vie intÈrieure quíune personne de santÈ dÈlicate qui ‡ partir díun certain moment se fortifie, engraisse, et semble pendant quelque temps síacheminer vers une complËte guÈrisonócet autre besoin qui se dÈveloppait aussi en dehors du monde rÈel, cíÈtait celui díentendre, de connaÓtre de la musique.

Ainsi, par le chimisme mÍme de son mal, aprËs quíil avait fait de la jalousie avec son amour, il recommenÁait ‡ fabriquer de la tendresse, de la pitiÈ pour Odette. Elle Ètait redevenue líOdette charmante et bonne. Il avait des remords díavoir ÈtÈ dur pour elle. Il voulait quíelle vÓnt prËs de lui et, auparavant, il voulait lui avoir procurÈ quelque plaisir, pour voir la reconnaissance pÈtrir son visage et modeler son sourire.

Aussi Odette, s˚re de le voir venir aprËs quelques jours, aussi tendre et soumis quíavant, lui demander une rÈconciliation, prenait-elle líhabitude de ne plus craindre de lui dÈplaire et mÍme de líirriter et lui refusait-elle, quand cela lui Ètait commode, les faveurs auxquelles il tenait le plus.

Peut-Ítre ne savait-elle pas combien il avait ÈtÈ sincËre vis-‡-vis díelle pendant la brouille, quand il lui avait dit quíil ne lui enverrait pas díargent et chercherait ‡ lui faire du mal. Peut-Ítre ne savait-elle pas davantage combien il líÈtait, vis-‡-vis sinon díelle, du moins de lui-mÍme, en díautres cas o˘ dans líintÈrÍt de líavenir de leur liaison, pour montrer ‡ Odette quíil Ètait capable de se passer díelle, quíune rupture restait toujours possible, il dÈcidait de rester quelque temps sans aller chez elle.

Parfois cíÈtait aprËs quelques jours o˘ elle ne lui avait pas causÈ de souci nouveau; et comme, des visites prochaines quíil lui ferait, il savait quíil ne pouvait tirer nulle bien grande joie mais plus probablement quelque chagrin qui mettrait fin au calme o˘ il se trouvait, il lui Ècrivait quíÈtant trËs occupÈ il ne pourrait la voir aucun des jours quíil lui avait dit. Or une lettre díelle, se croisant avec la sienne, le priait prÈcisÈment de dÈplacer un rendez-vous. Il se demandait pourquoi; ses soupÁons, sa douleur le reprenaient. Il ne pouvait plus tenir, dans líÈtat nouveau díagitation o˘ il se trouvait, líengagement quíil avait pris dans líÈtat antÈrieur de calme relatif, il courait chez elle et exigeait de la voir tous les jours suivants. Et mÍme si elle ne lui avait pas Ècrit la premiËre, si elle rÈpondait seulement, cela suffisait pour quíil ne p˚t plus rester sans la voir. Car, contrairement au calcul de Swann, le consentement díOdette avait tout changÈ en lui. Comme tous ceux qui possËdent une chose, pour savoir ce qui arriverait síil cessait un moment de la possÈder, il avait ÙtÈ cette chose de son esprit, en y laissant tout le reste dans le mÍme Ètat que quand elle Ètait l‡. Or líabsence díune chose, ce níest pas que cela, ce níest pas un simple manque partiel, cíest un bouleversement de tout le reste, cíest un Ètat nouveau quíon ne peut prÈvoir dans líancien.

Mais díautres fois au contraire,óOdette Ètait sur le point de partir en voyage,ócíÈtait aprËs quelque petite querelle dont il choisissait le prÈtexte, quíil se rÈsolvait ‡ ne pas lui Ècrire et ‡ ne pas la revoir avant son retour, donnant ainsi les apparences, et demandant le bÈnÈfice díune grande brouille, quíelle croirait peut-Ítre dÈfinitive, ‡ une sÈparation dont la plus longue part Ètait inÈvitable du fait du voyage et quíil faisait commencer seulement un peu plus tÙt. DÈj‡ il se figurait Odette inquiËte, affligÈe, de níavoir reÁu ni visite ni lettre et cette image, en calmant sa jalousie, lui rendait facile de se dÈshabituer de la voir. Sans doute, par moments, tout au bout de son esprit o˘ sa rÈsolution la refoulait gr‚ce ‡ toute la longueur interposÈe des trois semaines de sÈparation acceptÈe, cíÈtait avec plaisir quíil considÈrait líidÈe quíil reverrait Odette ‡ son retour: mais cíÈtait aussi avec si peu díimpatience quíil commenÁait ‡ se demander síil ne doublerait pas volontierement la durÈe díune abstinence si facile. Elle ne datait encore que de trois jours, temps beaucoup moins long que celui quíil avait souvent passÈ en ne voyant pas Odette, et sans líavoir comme maintenant prÈmÈditÈ. Et pourtant voici quíune lÈgËre contrariÈtÈ ou un malaise physique,óen líincitant ‡ considÈrer le moment prÈsent comme un moment exceptionnel, en dehors de la rËgle, o˘ la sagesse mÍme admettrait díaccueillir líapaisement quíapporte un plaisir et de donner congÈ, jusquí‡ la reprise utile de líeffort, ‡ la volontÈósuspendait líaction de celle-ci qui cessait díexercer sa compression; ou, moins que cela, le souvenir díun renseignement quíil avait oubliÈ de demander ‡ Odette, si elle avait dÈcidÈ la couleur dont elle voulait faire repeindre sa voiture, ou pour une certaine valeur de bourse, si cíÈtait des actions ordinaires ou privilÈgiÈes quíelle dÈsirait acquÈrir (cíÈtait trËs joli de lui montrer quíil pouvait rester sans la voir, mais si aprËs Áa la peinture Ètait ‡ refaire ou si les actions ne donnaient pas de dividende, il serait bien avancÈ), voici que comme un caoutchouc tendu quíon l‚che ou comme líair dans une machine pneumatique quíon entríouvre, líidÈe de la revoir, des lointains o˘ elle Ètait maintenue, revenait díun bond dans le champ du prÈsent et des possibilitÈs immÈdiates.

Elle y revenait sans plus trouver de rÈsistance, et díailleurs si irrÈsistible que Swann avait eu bien moins de peine ‡ sentir síapprocher un ‡ un les quinze jours quíil devait rester sÈparÈ díOdette, quíil níen avait ‡ attendre les dix minutes que son cocher mettait pour atteler la voiture qui allait líemmener chez elle et quíil passait dans des transports díimpatience et de joie o˘ il ressaisissait mille fois pour lui prodiguer sa tendresse cette idÈe de la retrouver qui, par un retour si brusque, au moment o˘ il la croyait si loin, Ètait de nouveau prËs de lui dans sa plus proche conscience. Cíest quíelle ne trouvait plus pour lui faire obstacle le dÈsir de chercher sans plus tarder ‡ lui rÈsister qui níexistait plus chez Swann depuis que síÈtant prouvÈ ‡ lui-mÍme,óil le croyait du moins,óquíil en Ètait si aisÈment capable, il ne voyait plus aucun inconvÈnient ‡ ajourner un essai de sÈparation quíil Ètait certain maintenant de mettre ‡ exÈcution dËs quíil le voudrait. Cíest aussi que cette idÈe de la revoir revenait parÈe pour lui díune nouveautÈ, díune sÈduction, douÈe díune virulence que líhabitude avait ÈmoussÈes, mais qui síÈtaient retrempÈes dans cette privation non de trois jours mais de quinze (car la durÈe díun renoncement doit se calculer, par anticipation, sur le terme assignÈ), et de ce qui jusque-l‡ e˚t ÈtÈ un plaisir attendu quíon sacrifie aisÈment, avait fait un bonheur inespÈrÈ contre lequel on est sans force. Cíest enfin quíelle y revenait embellie par líignorance o˘ Ètait Swann de ce quíOdette avait pu penser, faire peut-Ítre en voyant quíil ne lui avait pas donnÈ signe de vie, si bien que ce quíil allait trouver cíÈtait la rÈvÈlation passionnante díune Odette presque inconnue.

Mais elle, de mÍme quíelle avait cru que son refus díargent níÈtait quíune feinte, ne voyait quíun prÈtexte dans le renseignement que Swann venait lui demander, sur la voiture ‡ repeindre, ou la valeur ‡ acheter. Car elle ne reconstituait pas les diverses phases de ces crises quíil traversait et dans líidÈe quíelle síen faisait, elle omettait díen comprendre le mÈcanisme, ne croyant quí‡ ce quíelle connaissait díavance, ‡ la nÈcessaire, ‡ líinfaillible et toujours identique terminaison. IdÈe incomplËte,ódíautant plus profonde peut-Ítreósi on la jugeait du point de vue de Swann qui e˚t sans doute trouvÈ quíil Ètait incompris díOdette, comme un morphinomane ou un tuberculeux, persuadÈs quíils ont ÈtÈ arrÍtÈs, líun par un ÈvÈnement extÈrieur au moment o˘ il allait se dÈlivrer de son habitude invÈtÈrÈe, líautre par une indisposition accidentelle au moment o˘ il allait Ítre enfin rÈtabli, se sentent incompris du mÈdecin qui níattache pas la mÍme importance quíeux ‡ ces prÈtendues contingences, simples dÈguisements, selon lui, revÍtus, pour redevenir sensibles ‡ ses malades, par le vice et líÈtat morbide qui, en rÈalitÈ, níont pas cessÈ de peser incurablement sur eux tandis quíils berÁaient des rÍves de sagesse ou de guÈrison. Et de fait, líamour de Swann en Ètait arrivÈ ‡ ce degrÈ o˘ le mÈdecin et, dans certaines affections, le chirurgien le plus audacieux, se demandent si priver un malade de son vice ou lui Ùter son mal, est encore raisonnable ou mÍme possible.

Certes líÈtendue de cet amour, Swann níen avait pas une conscience directe. Quand il cherchait ‡ le mesurer, il lui arrivait parfois quíil sembl‚t diminuÈ, presque rÈduit ‡ rien; par exemple, le peu de go˚t, presque le dÈgo˚t que lui avaient inspirÈ, avant quíil aim‚t Odette, ses traits expressifs, son teint sans fraÓcheur, lui revenait ‡ certains jours. ´Vraiment il y a progrËs sensible, se disait-il le lendemain; ‡ voir exactement les choses, je níavais presque aucun plaisir hier ‡ Ítre dans son lit, cíest curieux je la trouvais mÍme laide.ª Et certes, il Ètait sincËre, mais son amour síÈtendait bien au-del‡ des rÈgions du dÈsir physique. La personne mÍme díOdette níy tenait plus une grande place. Quand du regard il rencontrait sur sa table la photographie díOdette, ou quand elle venait le voir, il avait peine ‡ identifier la figure de chair ou de bristol avec le trouble douloureux et constant qui habitait en lui. Il se disait presque avec Ètonnement: ´Cíest elleª comme si tout díun coup on nous montrait extÈriorisÈe devant nous une de nos maladies et que nous ne la trouvions pas ressemblante ‡ ce que nous souffrons. ´Elleª, il essayait de se demander ce que cíÈtait; car cíest une ressemblance de líamour et de la mort, plutÙt que celles si vagues, que líon redit toujours, de nous faire interroger plus avant, dans la peur que sa rÈalitÈ se dÈrobe, le mystËre de la personnalitÈ. Et cette maladie quíÈtait líamour de Swann avait tellement multipliÈ, il Ètait si Ètroitement mÍlÈ ‡ toutes les habitudes de Swann, ‡ tous ses actes, ‡ sa pensÈe, ‡ sa santÈ, ‡ son sommeil, ‡ sa vie, mÍme ‡ ce quíil dÈsirait pour aprËs sa mort, il ne faisait tellement plus quíun avec lui, quíon níaurait pas pu líarracher de lui sans le dÈtruire lui-mÍme ‡ peu prËs tout entier: comme on dit en chirurgie, son amour níÈtait plus opÈrable.

Par cet amour Swann avait ÈtÈ tellement dÈtachÈ de tous les intÈrÍts, que quand par hasard il retournait dans le monde en se disant que ses relations comme une monture ÈlÈgante quíelle níaurait pas díailleurs su estimer trËs exactement, pouvaient lui rendre ‡ lui-mÍme un peu de prix aux yeux díOdette (et Áíaurait peut-Ítre ÈtÈ vrai en effet si elles níavaient ÈtÈ avilies par cet amour mÍme, qui pour Odette dÈprÈciait toutes les choses quíil touchait par le fait quíil semblait les proclamer moins prÈcieuses), il y Èprouvait, ‡ cÙtÈ de la dÈtresse díÍtre dans des lieux, au milieu de gens quíelle ne connaissait pas, le plaisir dÈsintÈressÈ quíil aurait pris ‡ un roman ou ‡ un tableau o˘ sont peints les divertissements díune classe oisive, comme, chez lui, il se complaisait ‡ considÈrer le fonctionnement de sa vie domestique, líÈlÈgance de sa garde-robe et de sa livrÈe, le bon placement de ses valeurs, de la mÍme faÁon quí‡ lire dans Saint-Simon, qui Ètait un de ses auteurs favoris, la mÈcanique des journÈes, le menu des repas de Mme de Maintenon, ou líavarice avisÈe et le grand train de Lulli. Et dans la faible mesure o˘ ce dÈtachement níÈtait pas absolu, la raison de ce plaisir nouveau que go˚tait Swann, cíÈtait de pouvoir Èmigrer un moment dans les rares parties de lui-mÍme restÈes presque ÈtrangËres ‡ son amour, ‡ son chagrin. A cet Ègard cette personnalitÈ, que lui attribuait ma grandítante, de ´fils Swannª, distincte de sa personnalitÈ plus individuelle de Charles Swann, Ètait celle o˘ il se plaisait maintenant le mieux. Un jour que, pour líanniversaire de la princesse de Parme (et parce quíelle pouvait souvent Ítre indirectement agrÈable ‡ Odette en lui faisant avoir des places pour des galas, des jubilÈs), il avait voulu lui envoyer des fruits, ne sachant pas trop comment les commander, il en avait chargÈ une cousine de sa mËre qui, ravie de faire une commission pour lui, lui avait Ècrit, en lui rendant compte quíelle níavait pas pris tous les fruits au mÍme endroit, mais les raisins chez Crapote dont cíest la spÈcialitÈ, les fraises chez Jauret, les poires chez Chevet o˘ elles Ètaient plus belles, etc., ´chaque fruit visitÈ et examinÈ un par un par moiª. Et en effet, par les remerciements de la princesse, il avait pu juger du parfum des fraises et du moelleux des poires. Mais surtout le ´chaque fruit visitÈ et examinÈ un par un par moiª avait ÈtÈ un apaisement ‡ sa souffrance, en emmenant sa conscience dans une rÈgion o˘ il se rendait rarement, bien quíelle lui appartÓnt comme hÈritier díune famille de riche et bonne bourgeoisie o˘ síÈtaient conservÈs hÈrÈditairement, tout prÍts ‡ Ítre mis ‡ son service dËs quíil le souhaitait, la connaissance des ´bonnes adressesª et líart de savoir bien faire une commande.

Certes, il avait trop longtemps oubliÈ quíil Ètait le ´fils Swannª pour ne pas ressentir quand il le redevenait un moment, un plaisir plus vif que ceux quíil e˚t pu Èprouver le reste du temps et sur lesquels il Ètait blasÈ; et si líamabilitÈ des bourgeois, pour lesquels il restait surtout cela, Ètait moins vive que celle de líaristocratie (mais plus flatteuse díailleurs, car chez eux du moins elle ne se sÈpare jamais de la considÈration), une lettre díaltesse, quelques divertissements princiers quíelle lui propos‚t, ne pouvait lui Ítre aussi agrÈable que celle qui lui demandait díÍtre tÈmoin, ou seulement díassister ‡ un mariage dans la famille de vieux amis de ses parents dont les uns avaient continuÈ ‡ le voirócomme mon grand-pËre qui, líannÈe prÈcÈdente, líavait invitÈ au mariage de ma mËreóet dont certains autres le connaissaient personnellement ‡ peine mais se croyaient des devoirs de politesse envers le fils, envers le digne successeur de feu M. Swann.

Mais, par les intimitÈs dÈj‡ anciennes quíil avait parmi eux, les gens du monde, dans une certaine mesure, faisaient aussi partie de sa maison, de son domestique et de sa famille. Il se sentait, ‡ considÈrer ses brillantes amitiÈs, le mÍme appui hors de lui-mÍme, le mÍme confort, quí‡ regarder les belles terres, la belle argenterie, le beau linge de table, qui lui venaient des siens. Et la pensÈe que síil tombait chez lui frappÈ díune attaque ce serait tout naturellement le duc de Chartres, le prince de Reuss, le duc de Luxembourg et le baron de Charlus, que son valet de chambre courrait chercher, lui apportait la mÍme consolation quí‡ notre vieille FranÁoise de savoir quíelle serait ensevelie dans des draps fins ‡ elle, marquÈs, non reprisÈs (ou si finement que cela ne donnait quíune plus haute idÈe du soin de líouvriËre), linceul de líimage frÈquente duquel elle tirait une certaine satisfaction, sinon de bien-Ítre, au moins díamour-propre. Mais surtout, comme dans toutes celles de ses actions, et de ses pensÈes qui se rapportaient ‡ Odette, Swann Ètait constamment dominÈ et dirigÈ par le sentiment inavouÈ quíil lui Ètait peut-Ítre pas moins cher, mais moins agrÈable ‡ voir que quiconque, que le plus ennuyeux fidËle des Verdurin, quand il se reportait ‡ un monde pour qui il Ètait líhomme exquis par excellence, quíon faisait tout pour attirer, quíon se dÈsolait de ne pas voir, il recommenÁait ‡ croire ‡ líexistence díune vie plus heureuse, presque ‡ en Èprouver líappÈtit, comme il arrive ‡ un malade alitÈ depuis des mois, ‡ la diËte, et qui aperÁoit dans un journal le menu díun dÈjeuner officiel ou líannonce díune croisiËre en Sicile.

Síil Ètait obligÈ de donner des excuses aux gens du monde pour ne pas leur faire de visites, cíÈtait de lui en faire quíil cherchait ‡ síexcuser auprËs díOdette. Encore les payait-il (se demandant ‡ la fin du mois, pour peu quíil e˚t un peu abusÈ de sa patience et f˚t allÈ souvent la voir, si cíÈtait assez de lui envoyer quatre mille francs), et pour chacune trouvait un prÈtexte, un prÈsent ‡ lui apporter, un renseignement dont elle avait besoin, M. de Charlus quíelle avait rencontrÈ allant chez elle, et qui avait exigÈ quíil líaccompagn‚t. Et ‡ dÈfaut díaucun, il priait M. de Charlus de courir chez elle, de lui dire comme spontanÈment, au cours de la conversation, quíil se rappelait avoir ‡ parler ‡ Swann, quíelle voul˚t bien lui faire demander de passer tout de suite chez elle; mais le plus souvent Swann attendait en vain et M. de Charlus lui disait le soir que son moyen níavait pas rÈussi. De sorte que si elle faisait maintenant de frÈquentes absences, mÍme ‡ Paris, quand elle y restait, elle le voyait peu, et elle qui, quand elle líaimait, lui disait: ´Je suis toujours libreª et ´Quíest-ce que líopinion des autres peut me faire?ª, maintenant, chaque fois quíil voulait la voir, elle invoquait les convenances ou prÈtextait des occupations. Quand il parlait díaller ‡ une fÍte de charitÈ, ‡ un vernissage, ‡ une premiËre, o˘ elle serait, elle lui disait quíil voulait afficher leur liaison, quíil la traitait comme une fille. Cíest au point que pour t‚cher de níÍtre pas partout privÈ de la rencontrer, Swann qui savait quíelle connaissait et affectionnait beaucoup mon grand-oncle Adolphe dont il avait ÈtÈ lui-mÍme líami, alla le voir un jour dans son petit appartement de la rue de Bellechasse afin de lui demander díuser de son influence sur Odette. Comme elle prenait toujours, quand elle parlait ‡ Swann, de mon oncle, des airs poÈtiques, disant: ´Ah! lui, ce níest pas comme toi, cíest une si belle chose, si grande, si jolie, que son amitiÈ pour moi. Ce níest pas lui qui me considÈrerait assez peu pour vouloir se montrer avec moi dans tous les lieux publicsª, Swann fut embarrassÈ et ne savait pas ‡ quel ton il devait se hausser pour parler díelle ‡ mon oncle. Il posa díabord líexcellence a priori díOdette, líaxiome de sa supra-humanitÈ sÈraphique, la rÈvÈlation de ses vertus indÈmontrables et dont la notion ne pouvait dÈriver de líexpÈrience. ´Je veux parler avec vous. Vous, vous savez quelle femme au-dessus de toutes les femmes, quel Ítre adorable, quel ange est Odette. Mais vous savez ce que cíest que la vie de Paris. Tout le monde ne connaÓt pas Odette sous le jour o˘ nous la connaissons vous et moi. Alors il y a des gens qui trouvent que je joue un rÙle un peu ridicule; elle ne peut mÍme pas admettre que je la rencontre dehors, au thÈ‚tre. Vous, en qui elle a tant de confiance, ne pourriez-vous lui dire quelques mots pour moi, lui assurer quíelle síexagËre le tort quíun salut de moi lui cause?ª

Mon oncle conseilla ‡ Swann de rester un peu sans voir Odette qui ne líen aimerait que plus, et ‡ Odette de laisser Swann la retrouver partout o˘ cela lui plairait. Quelques jours aprËs, Odette disait ‡ Swann quíelle venait díavoir une dÈception en voyant que mon oncle Ètait pareil ‡ tous les hommes: il venait díessayer de la prendre de force. Elle calma Swann qui au premier moment voulait aller provoquer mon oncle, mais il refusa de lui serrer la main quand il le rencontra. Il regretta díautant plus cette brouille avec mon oncle Adolphe quíil avait espÈrÈ, síil líavait revu quelquefois et avait pu causer en toute confiance avec lui, t‚cher de tirer au clair certains bruits relatifs ‡ la vie quíOdette avait menÈe autrefois ‡ Nice. Or mon oncle Adolphe y passait líhiver. Et Swann pensait que cíÈtait mÍme peut-Ítre l‡ quíil avait connu Odette. Le peu qui avait ÈchappÈ ‡ quelquíun devant lui, relativement ‡ un homme qui aurait ÈtÈ líamant díOdette avait bouleversÈ Swann. Mais les choses quíil aurait avant de les connaÓtre, trouvÈ le plus affreux díapprendre et le plus impossible de croire, une fois quíil les savait, elles Ètaient incorporÈes ‡ tout jamais ‡ sa tristesse, il les admettait, il níaurait plus pu comprendre quíelles níeussent pas ÈtÈ. Seulement chacune opÈrait sur líidÈe quíil se faisait de sa maÓtresse une retouche ineffaÁable. Il crut mÍme comprendre, une fois, que cette lÈgËretÈ des múurs díOdette quíil níe˚t pas soupÁonnÈe, Ètait assez connue, et quí‡ Bade et ‡ Nice, quand elle y passait jadis plusieurs mois, elle avait eu une sorte de notoriÈtÈ galante. Il chercha, pour les interroger, ‡ se rapprocher de certains viveurs; mais ceux-ci savaient quíil connaissait Odette; et puis il avait peur de les faire penser de nouveau ‡ elle, de les mettre sur ses traces. Mais lui ‡ qui jusque-l‡ rien níaurait pu paraÓtre aussi fastidieux que tout ce qui se rapportait ‡ la vie cosmopolite de Bade ou de Nice, apprenant quíOdette avait peut-Ítre fait autrefois la fÍte dans ces villes de plaisir, sans quíil d˚t jamais arriver ‡ savoir si cíÈtait seulement pour satisfaire ‡ des besoins díargent que gr‚ce ‡ lui elle níavait plus, ou ‡ des caprices qui pouvaient renaÓtre, maintenant il se penchait avec une angoisse impuissante, aveugle et vertigineuse vers líabÓme sans fond o˘ Ètaient allÈes síengloutir ces annÈes du dÈbut du Septennat pendant lesquelles on passait líhiver sur la promenade des Anglais, líÈtÈ sous les tilleuls de Bade, et il leur trouvait une profondeur douloureuse mais magnifique comme celle que leur e˚t prÍtÈe un poËte; et il e˚t mis ‡ reconstituer les petits faits de la chronique de la CÙte díAzur díalors, si elle avait pu líaider ‡ comprendre quelque chose du sourire ou des regardsópourtant si honnÍtes et si simplesódíOdette, plus de passion que líesthÈticien qui interroge les documents subsistant de la Florence du XVe siËcle pour t‚cher díentrer plus avant dans lí‚me de la Primavera, de la bella Vanna, ou de la VÈnus, de Botticelli. Souvent sans lui rien dire il la regardait, il songeait; elle lui disait: ´Comme tu as líair triste!ª Il níy avait pas bien longtemps encore, de líidÈe quíelle Ètait une crÈature bonne, analogue aux meilleures quíil e˚t connues, il avait passÈ ‡ líidÈe quíelle Ètait une femme entretenue; inversement il lui Ètait arrivÈ depuis de revenir de líOdette de CrÈcy, peut-Ítre trop connue des fÍtards, des hommes ‡ femmes, ‡ ce visage díune expression parfois si douce, ‡ cette nature si humaine. Il se disait: ´Quíest-ce que cela veut dire quí‡ Nice tout le monde sache qui est Odette de CrÈcy? Ces rÈputations-l‡, mÍme vraies, sont faites avec les idÈes des autresª; il pensait que cette lÈgendeóf˚t-elle authentiqueóÈtait extÈrieure ‡ Odette, níÈtait pas en elle comme une personnalitÈ irrÈductible et malfaisante; que la crÈature qui avait pu Ítre amenÈe ‡ mal faire, cíÈtait une femme aux bons yeux, au cúur plein de pitiÈ pour la souffrance, au corps docile quíil avait tenu, quíil avait serrÈ dans ses bras et maniÈ, une femme quíil pourrait arriver un jour ‡ possÈder toute, síil rÈussissait ‡ se rendre indispensable ‡ elle. Elle Ètait l‡, souvent fatiguÈe, le visage vidÈ pour un instant de la prÈoccupation fÈbrile et joyeuse des choses inconnues qui faisaient souffrir Swann; elle Ècartait ses cheveux avec ses mains; son front, sa figure paraissaient plus larges; alors, tout díun coup, quelque pensÈe simplement humaine, quelque bon sentiment comme il en existe dans toutes les crÈatures, quand dans un moment de repos ou de repliement elles sont livrÈes ‡ elles-mÍmes, jaillissait dans ses yeux comme un rayon jaune. Et aussitÙt tout son visage síÈclairait comme une campagne grise, couverte de nuages qui soudain síÈcartent, pour sa transfiguration, au moment du soleil couchant. La vie qui Ètait en Odette ‡ ce moment-l‡, líavenir mÍme quíelle semblait rÍveusement regarder, Swann aurait pu les partager avec elle; aucune agitation mauvaise ne semblait y avoir laissÈ de rÈsidu. Si rares quíils devinssent, ces moments-l‡ ne furent pas inutiles. Par le souvenir Swann reliait ces parcelles, abolissait les intervalles, coulait comme en or une Odette de bontÈ et de calme pour laquelle il fit plus tard (comme on le verra dans la deuxiËme partie de cet ouvrage) des sacrifices que líautre Odette níe˚t pas obtenus. Mais que ces moments Ètaient rares, et que maintenant il la voyait peu! MÍme pour leur rendez-vous du soir, elle ne lui disait quí‡ la derniËre minute si elle pourrait le lui accorder car, comptant quíelle le trouverait toujours libre, elle voulait díabord Ítre certaine que personne díautre ne lui proposerait de venir. Elle allÈguait quíelle Ètait obligÈe díattendre une rÈponse de la plus haute importance pour elle, et mÍme si aprËs quíelle avait fait venir Swann des amis demandaient ‡ Odette, quand la soirÈe Ètait dÈj‡ commencÈe, de les rejoindre au thÈ‚tre ou ‡ souper, elle faisait un bond joyeux et síhabillait ‡ la h‚te. Au fur et ‡ mesure quíelle avanÁait dans sa toilette, chaque mouvement quíelle faisait rapprochait Swann du moment o˘ il faudrait la quitter, o˘ elle síenfuirait díun Èlan irrÈsistible; et quand, enfin prÍte, plongeant une derniËre fois dans son miroir ses regards tendus et ÈclairÈs par líattention, elle remettait un peu de rouge ‡ ses lËvres, fixait une mËche sur son front et demandait son manteau de soirÈe bleu ciel avec des glands díor, Swann avait líair si triste quíelle ne pouvait rÈprimer un geste díimpatience et disait: ´Voil‡ comme tu me remercies de tíavoir gardÈ jusquí‡ la derniËre minute. Moi qui croyais avoir fait quelque chose de gentil. Cíest bon ‡ savoir pour une autre fois!ª Parfois, au risque de la f‚cher, il se promettait de chercher ‡ savoir o˘ elle Ètait allÈe, il rÍvait díune alliance avec Forcheville qui peut-Ítre aurait pu le renseigner. Díailleurs quand il savait avec qui elle passait la soirÈe, il Ètait bien rare quíil ne p˚t pas dÈcouvrir dans toutes ses relations ‡ lui quelquíun qui connaissait f˚t-ce indirectement líhomme avec qui elle Ètait sortie et pouvait facilement en obtenir tel ou tel renseignement. Et tandis quíil Ècrivait ‡ un de ses amis pour lui demander de chercher ‡ Èclaircir tel ou tel point, il Èprouvait le repos de cesser de se poser ses questions sans rÈponses et de transfÈrer ‡ un autre la fatigue díinterroger. Il est vrai que Swann níÈtait guËre plus avancÈ quand il avait certains renseignements. Savoir ne permet pas toujours díempÍcher, mais du moins les choses que nous savons, nous les tenons, sinon entre nos mains, du moins dans notre pensÈe o˘ nous les disposons ‡ notre grÈ, ce qui nous donne líillusion díune sorte de pouvoir sur elles. Il Ètait heureux toutes les fois o˘ M. de Charlus Ètait avec Odette. Entre M. de Charlus et elle, Swann savait quíil ne pouvait rien se passer, que quand M. de Charlus sortait avec elle cíÈtait par amitiÈ pour lui et quíil ne ferait pas difficultÈ ‡ lui raconter ce quíelle avait fait. Quelquefois elle avait dÈclarÈ si catÈgoriquement ‡ Swann quíil lui Ètait impossible de le voir un certain soir, elle avait líair de tenir tant ‡ une sortie, que Swann attachait une vÈritable importance ‡ ce que M. de Charlus f˚t libre de líaccompagner. Le lendemain, sans oser poser beaucoup de questions ‡ M. de Charlus, il le contraignait, en ayant líair de ne pas bien comprendre ses premiËres rÈponses, ‡ lui en donner de nouvelles, aprËs chacune desquelles il se sentait plus soulagÈ, car il apprenait bien vite quíOdette avait occupÈ sa soirÈe aux plaisirs les plus innocents. ´Mais comment, mon petit MÈmÈ, je ne comprends pas bien…, ce níest pas en sortant de chez elle que vous Ítes allÈs au musÈe GrÈvin? Vous Ètiez allÈs ailleurs díabord. Non?