óAh! bigre! ce nÃest pas au moins le ´Serpent â¡ Sonatesª? demanda M. de Forcheville pour faire de lÃeffet.
Mais le docteur Cottard, qui nÃavait jamais entendu ce calembour, ne le comprit pas et crut â¡ une erreur de M. de Forcheville. Il sÃapprocha vivement pour la rectifier:
ó´Mais non, ce nÃest pas serpent â¡ sonates quÃon dit, cÃest serpent â¡ sonnettesª, dit-il dÃun ton zÃlÃ, impatient et triomphal.
Forcheville lui expliqua le calembour. Le docteur rougit.
óAvouez quÃil est drÃle, docteur?
óOh! je le connais depuis si longtemps, rÃpondit Cottard.
Mais ils se turent; sous lÃagitation des trÃmolos de violon qui la protÃgeaient de leur tenue frÃmissante â¡ deux octaves de lâ¡Ã³et comme dans un pays de montagne, derriÃre lÃimmobilità apparente et vertigineuse dÃune cascade, on aperÃoit, deux cents pieds plus bas, la forme minuscule dÃune promeneuseóla petite phrase venait dÃapparaÃtre, lointaine, gracieuse, protÃgÃe par le long dÃferlement du rideau transparent, incessant et sonore. Et Swann, en son cúur, sÃadressa â¡ elle comme â¡ une confidente de son amour, comme â¡ une amie dÃOdette qui devrait bien lui dire de ne pas faire attention â¡ ce Forcheville.
óAh! vous arrivez tard, dit Mme Verdurin â¡ un fidÃle quÃelle nÃavait invità quÃen ´cure-dentsª, ´nous avons eu ´unª Brichot incomparable, dÃune Ãloquence! Mais il est parti. NÃest-ce pas, monsieur Swann? Je crois que cÃest la premiÃre fois que vous vous rencontriez avec lui, dit-elle pour lui faire remarquer que cÃÃtait â¡ elle quÃil devait de le connaÃtre. ´NÃest-ce pas, il a Ãtà dÃlicieux, notre Brichot?ª
Swann sÃinclina poliment.
óNon? il ne vous a pas intÃressÃ? lui demanda sÃchement Mme Verdurin.
ó´Mais si, madame, beaucoup, jÃai Ãtà ravi. Il est peut-Ãtre un peu pÃremptoire et un peu jovial pour mon goËt. Je lui voudrais parfois un peu dÃhÃsitations et de douceur, mais on sent quÃil sait tant de choses et il a lÃair dÃun bien brave homme.
Tour le monde se retira fort tard. Les premiers mots de Cottard â¡ sa femme furent:
óJÃai rarement vu Mme Verdurin aussi en verve que ce soir.
óQuÃest-ce que cÃest exactement que cette Mme Verdurin, un demi-castor? dit Forcheville au peintre â¡ qui il proposa de revenir avec lui.
Odette le vit sÃÃloigner avec regret, elle nÃosa pas ne pas revenir avec Swann, mais fut de mauvaise humeur en voiture, et quand il lui demanda sÃil devait entrer chez elle, elle lui dit: ´Bien entenduª en haussant les Ãpaules avec impatience. Quand tous les invitÃs furent partis, Mme Verdurin dit â¡ son mari:
óAs-tu remarquà comme Swann a ri dÃun rire niais quand nous avons parlà de Mme La TrÃmoÃlle?ª
Elle avait remarquà que devant ce nom Swann et Forcheville avaient plusieurs fois supprimà la particule. Ne doutant pas que ce fËt pour montrer quÃils nÃÃtaient pas intimidÃs par les titres, elle souhaitait dÃimiter leur fiertÃ, mais nÃavait pas bien saisi par quelle forme grammaticale elle se traduisait. Aussi sa vicieuse faÃon de parler lÃemportant sur son intransigeance rÃpublicaine, elle disait encore les de La TrÃmoÃlle ou plutÃt par une abrÃviation en usage dans les paroles des chansons de cafÃ-concert et les lÃgendes des caricaturistes et qui dissimulait le de, les dÃLa TrÃmoÃlle, mais elle se rattrapait en disant: ´Madame La TrÃmoÃlle.ª ´La Duchesse, comme dit Swannª, ajouta-t-elle ironiquement avec un sourire qui prouvait quÃelle ne faisait que citer et ne prenait pas â¡ son compte une dÃnomination aussi naÃve et ridicule.
óJe te dirai que je lÃai trouvà extrÃmement bÃte.
Et M. Verdurin lui rÃpondit:
óIl nÃest pas franc, cÃest un monsieur cauteleux, toujours entre le zist et le zest. Il veut toujours mÃnager la chÃvre et le chou. Quelle diffÃrence avec Forcheville. Voilâ¡ au moins un homme qui vous dit carrÃment sa faÃon de penser. «a vous plaÃt ou Ãa ne vous plaÃt pas. Ce nÃest pas comme lÃautre qui nÃest jamais ni figue ni raisin. Du reste Odette a lÃair de prÃfÃrer joliment le Forcheville, et je lui donne raison. Et puis enfin puisque Swann veut nous la faire â¡ lÃhomme du monde, au champion des duchesses, au moins lÃautre a son titre; il est toujours comte de Forcheville, ajouta-t-il dÃun air dÃlicat, comme si, au courant de lÃhistoire de ce comtÃ, il en soupesait minutieusement la valeur particuliÃre.
óJe te dirai, dit Mme Verdurin, quÃil a cru devoir lancer contre Brichot quelques insinuations venimeuses et assez ridicules. Naturellement, comme il a vu que Brichot Ãtait aimà dans la maison, cÃÃtait une maniÃre de nous atteindre, de bÃcher notre dÃner. On sent le bon petit camarade qui vous dÃbinera en sortant.
óMais je te lÃai dit, rÃpondit M. Verdurin, cÃest le ratÃ, le petit individu envieux de tout ce qui est un peu grand.
En rÃalità il nÃy avait pas un fidÃle qui ne fËt plus malveillant que Swann; mais tous ils avaient la prÃcaution dÃassaisonner leurs mÃdisances de plaisanteries connues, dÃune petite pointe dÃÃmotion et de cordialitÃ; tandis que la moindre rÃserve que se permettait Swann, dÃpouillÃe des formules de convention telles que: ´Ce nÃest pas du mal que nous disonsª et auxquelles il dÃdaignait de sÃabaisser, paraissait une perfidie. Il y a des auteurs originaux dont la moindre hardiesse rÃvolte parce quÃils nÃont pas dÃabord flattà les goËts du public et ne lui ont pas servi les lieux communs auxquels il est habituÃ; cÃest de la mÃme maniÃre que Swann indignait M. Verdurin. Pour Swann comme pour eux, cÃÃtait la nouveautà de son langage qui faisait croire â¡ lâ¡ noirceur de ses intentions.
Swann ignorait encore la disgrâce dont il Ãtait menacà chez les Verdurin et continuait â¡ voir leurs ridicules en beau, au travers de son amour.
Il nÃavait de rendez-vous avec Odette, au moins le plus souvent, que le soir; mais le jour, ayant peur de la fatiguer de lui en allant chez elle, il aurait aimà du moins ne pas cesser dÃoccuper sa pensÃe, et â¡ tous moments il cherchait â¡ trouver une occasion dÃy intervenir, mais dÃune faÃon agrÃable pour elle. Si, â¡ la devanture dÃun fleuriste ou dÃun joaillier, la vue dÃun arbuste ou dÃun bijou le charmait, aussitÃt il pensait â¡ les envoyer â¡ Odette, imaginant le plaisir quÃils lui avaient procurÃ, ressenti par elle, venant accroÃtre la tendresse quÃelle avait pour lui, et les faisait porter immÃdiatement rue La PÃrouse, pour ne pas retarder lÃinstant oË, comme elle recevrait quelque chose de lui, il se sentirait en quelque sorte prÃs dÃelle. Il voulait surtout quÃelle les reÃËt avant de sortir pour que la reconnaissance quÃelle Ãprouverait lui valËt un accueil plus tendre quand elle le verrait chez les Verdurin, ou mÃme, qui sait, si le fournisseur faisait assez diligence, peut-Ãtre une lettre quÃelle lui enverrait avant le dÃner, ou sa venue â¡ elle en personne chez lui, en une visite supplÃmentaire, pour le remercier. Comme jadis quand il expÃrimentait sur la nature dÃOdette les rÃactions du dÃpit, il cherchait par celles de la gratitude â¡ tirer dÃelle des parcelles intimes de sentiment quÃelle ne lui avait pas rÃvÃlÃes encore.
Souvent elle avait des embarras dÃargent et, pressÃe par une dette, le priait de lui venir en aide. Il en Ãtait heureux comme de tout ce qui pouvait donner â¡ Odette une grande idÃe de lÃamour quÃil avait pour elle, ou simplement une grande idÃe de son influence, de lÃutilità dont il pouvait lui Ãtre. Sans doute si on lui avait dit au dÃbut: ´cÃest ta situation qui lui plaÃtª, et maintenant: ´cÃest pour ta fortune quÃelle tÃaimeª, il ne lÃaurait pas cru, et nÃaurait pas Ãtà dÃailleurs trÃs mÃcontent quÃon se la figurât tenant â¡ lui,óquÃon les sentÃt unis lÃun â¡ lÃautreópar quelque chose dÃaussi fort que le snobisme ou lÃargent. Mais, mÃme sÃil avait pensà que cÃÃtait vrai, peut-Ãtre nÃeËt-il pas souffert de dÃcouvrir â¡ lÃamour dÃOdette pour lui cet Ãtat plus durable que lÃagrÃment ou les qualitÃs quÃelle pouvait lui trouver: lÃintÃrÃt, lÃintÃrÃt qui empÃcherait de venir jamais le jour oË elle aurait pu Ãtre tentÃe de cesser de le voir. Pour lÃinstant, en la comblant de prÃsents, en lui rendant des services, il pouvait se reposer sur des avantages extÃrieurs â¡ sa personne, â¡ son intelligence, du soin Ãpuisant de lui plaire par lui-mÃme. Et cette voluptà dÃÃtre amoureux, de ne vivre que dÃamour, de la rÃalità de laquelle il doutait parfois, le prix dont en somme il la payait, en dilettante de sensations immatÃrielles, lui en augmentait la valeur,ócomme on voit des gens incertains si le spectacle de la mer et le bruit de ses vagues sont dÃlicieux, sÃen convaincre ainsi que de la rare qualità de leurs goËts dÃsintÃressÃs, en louant cent francs par jour la chambre dÃhÃtel qui leur permet de les goËter.
Un jour que des rÃflexions de ce genre le ramenaient encore au souvenir du temps oË on lui avait parlà dÃOdette comme dÃune femme entretenue, et oË une fois de plus il sÃamusait â¡ opposer cette personnification Ãtrange: la femme entretenue,óchatoyant amalgame dÃÃlÃments inconnus et diaboliques, serti, comme une apparition de Gustave Moreau, de fleurs vÃnÃneuses entrelacÃes â¡ des joyaux prÃcieux,óet cette Odette sur le visage de qui il avait vu passer les mÃmes sentiments de pitià pour un malheureux, de rÃvolte contre une injustice, de gratitude pour un bienfait, quÃil avait vu Ãprouver autrefois par sa propre mÃre, par ses amis, cette Odette dont les propos avaient si souvent trait aux choses quÃil connaissait le mieux lui-mÃme, â¡ ses collections, â¡ sa chambre, â¡ son vieux domestique, au banquier chez qui il avait ses titres, il se trouva que cette derniÃre image du banquier lui rappela quÃil aurait â¡ y prendre de lÃargent. En effet, si ce mois-ci il venait moins largement â¡ lÃaide dÃOdette dans ses difficultÃs matÃrielles quÃil nÃavait fait le mois dernier oË il lui avait donnà cinq mille francs, et sÃil ne lui offrait pas une riviÃre de diamants quÃelle dÃsirait, il ne renouvellerait pas en elle cette admiration quÃelle avait pour sa gÃnÃrositÃ, cette reconnaissance, qui le rendaient si heureux, et mÃme il risquerait de lui faire croire que son amour pour elle, comme elle en verrait les manifestations devenir moins grandes, avait diminuÃ. Alors, tout dÃun coup, il se demanda si cela, ce nÃÃtait pas prÃcisÃment lôentretenirª (comme si, en effet, cette notion dÃentretenir pouvait Ãtre extraite dÃÃlÃments non pas mystÃrieux ni pervers, mais appartenant au fond quotidien et privà de sa vie, tels que ce billet de mille francs, domestique et familier, dÃchirà et recollÃ, que son valet de chambre, aprÃs lui avoir payà les comptes du mois et le terme, avait serrà dans le tiroir du vieux bureau oË Swann lÃavait repris pour lÃenvoyer avec quatre autres â¡ Odette) et si on ne pouvait pas appliquer â¡ Odette, depuis quÃil la connaissait (car il ne soupÃonna pas un instant quÃelle eËt jamais pu recevoir dÃargent de personne avant lui), ce mot quÃil avait cru si inconciliable avec elle, de ´femme entretenueª. Il ne put approfondir cette idÃe, car un accÃs dÃune paresse dÃesprit, qui Ãtait chez lui congÃnitale, intermittente et providentielle, vint â¡ ce moment Ãteindre toute lumiÃre dans son intelligence, aussi brusquement que, plus tard, quand on eut installà partout lÃÃclairage Ãlectrique, on put couper lÃÃlectricità dans une maison. Sa pensÃe tâtonna un instant dans lÃobscuritÃ, il retira ses lunettes, en essuya les verres, se passa la main sur les yeux, et ne revit la lumiÃre que quand il se retrouva en prÃsence dÃune idÃe toute diffÃrente, â¡ savoir quÃil faudrait tâcher dÃenvoyer le mois prochain six ou sept mille francs â¡ Odette au lieu de cinq, â¡ cause de la surprise et de la joie que cela lui causerait.
Le soir, quand il ne restait pas chez lui â¡ attendre lÃheure de retrouver Odette chez les Verdurin ou plutÃt dans un des restaurants dÃÃtà quÃils affectionnaient au Bois et surtout â¡ Saint-Cloud, il allait dÃner dans quelquÃune de ces maisons ÃlÃgantes dont il Ãtait jadis le convive habituel. Il ne voulait pas perdre contact avec des gens quiósavait-on? pourraient peut-Ãtre un jour Ãtre utiles â¡ Odette, et grâce auxquels en attendant il rÃussissait souvent â¡ lui Ãtre agrÃable. Puis lÃhabitude quÃil avait eue longtemps du monde, du luxe, lui en avait donnÃ, en mÃme temps que le dÃdain, le besoin, de sorte quÃâ¡ partir du moment oË les rÃduits les plus modestes lui Ãtaient apparus exactement sur le mÃme pied que les plus princiÃres demeures, ses sens Ãtaient tellement accoutumÃs aux secondes quÃil eËt Ãprouvà quelque malaise â¡ se trouver dans les premiers. Il avait la mÃme considÃrationó⡠un degrà dÃidentità quÃils nÃauraient pu croireópour des petits bourgeois qui faisaient danser au cinquiÃme Ãtage dÃun escalier D, palier â¡ gauche, que pour la princesse de Parme qui donnait les plus belles fÃtes de Paris; mais il nÃavait pas la sensation dÃÃtre au bal en se tenant avec les pÃres dans la chambre â¡ coucher de la maÃtresse de la maison et la vue des lavabos recouverts de serviettes, des lits transformÃs en vestiaires, sur le couvre-pied desquels sÃentassaient les pardessus et les chapeaux lui donnait la mÃme sensation dÃÃtouffement que peut causer aujourdÃhui â¡ des gens habituÃs â¡ vingt ans dÃÃlectricità lÃodeur dÃune lampe qui charbonne ou dÃune veilleuse qui file.
Le jour oË il dÃnait en ville, il faisait atteler pour sept heures et demie; il sÃhabillait tout en songeant â¡ Odette et ainsi il ne se trouvait pas seul, car la pensÃe constante dÃOdette donnait aux moments oË il Ãtait loin dÃelle le mÃme charme particulier quÃâ¡ ceux oË elle Ãtait lâ¡. Il montait en voiture, mais il sentait que cette pensÃe y avait sautà en mÃme temps et sÃinstallait sur ses genoux comme une bÃte aimÃe quÃon emmÃne partout et quÃil garderait avec lui â¡ table, â¡ lÃinsu des convives. Il la caressait, se rÃchauffait â¡ elle, et Ãprouvant une sorte de langueur, se laissait aller â¡ un lÃger frÃmissement qui crispait son cou et son nez, et Ãtait nouveau chez lui, tout en fixant â¡ sa boutonniÃre le bouquet dÃancolies. Se sentant souffrant et triste depuis quelque temps, surtout depuis quÃOdette avait prÃsentà Forcheville aux Verdurin, Swann aurait aimà aller se reposer un peu â¡ la campagne. Mais il nÃaurait pas eu le courage de quitter Paris un seul jour pendant quÃOdette y Ãtait. LÃair Ãtait chaud; cÃÃtaient les plus beaux jours du printemps. Et il avait beau traverser une ville de pierre pour se rendre en quelque hÃtel clos, ce qui Ãtait sans cesse devant ses yeux, cÃÃtait un parc quÃil possÃdait prÃs de Combray, oË, dÃs quatre heures, avant dÃarriver au plant dÃasperges, grâce au vent qui vient des champs de MÃsÃglise, on pouvait goËter sous une charmille autant de fraÃcheur quÃau bord de lÃÃtang cernà de myosotis et de glaÃeuls, et oË, quand il dÃnait, enlacÃes par son jardinier, couraient autour de la table les groseilles et les roses.
AprÃs dÃner, si le rendez-vous au bois ou â¡ Saint-Cloud Ãtait de bonne heure, il partait si vite en sortant de table,ósurtout si la pluie menaÃait de tomber et de faire rentrer plus tÃt les ´fidÃlesª,óquÃune fois la princesse des Laumes (chez qui on avait dÃnà tard et que Swann avait quittÃe avant quÃon servÃt le cafà pour rejoindre les Verdurin dans lÃÃle du Bois) dit:
ó´Vraiment, si Swann avait trente ans de plus et une maladie de la vessie, on lÃexcuserait de filer ainsi. Mais tout de mÃme il se moque du monde.ª
Il se disait que le charme du printemps quÃil ne pouvait pas aller goËter â¡ Combray, il le trouverait du moins dans lÃÃle des Cygnes ou â¡ Saint-Cloud. Mais comme il ne pouvait penser quÃâ¡ Odette, il ne savait mÃme pas, sÃil avait senti lÃodeur des feuilles, sÃil y avait eu du clair de lune. Il Ãtait accueilli par la petite phrase de la Sonate jouÃe dans le jardin sur le piano du restaurant. SÃil nÃy en avait pas lâ¡, les Verdurin prenaient une grande peine pour en faire descendre un dÃune chambre ou dÃune salle â¡ manger: ce nÃest pas que Swann fËt rentrà en faveur auprÃs dÃeux, au contraire. Mais lÃidÃe dÃorganiser un plaisir ingÃnieux pour quelquÃun, mÃme pour quelquÃun quÃils nÃaimaient pas, dÃveloppait chez eux, pendant les moments nÃcessaires â¡ ces prÃparatifs, des sentiments ÃphÃmÃres et occasionnels de sympathie et de cordialitÃ. Parfois il se disait que cÃÃtait un nouveau soir de printemps de plus qui passait, il se contraignait â¡ faire attention aux arbres, au ciel. Mais lÃagitation oË le mettait la prÃsence dÃOdette, et aussi un lÃger malaise fÃbrile qui ne le quittait guÃre depuis quelque temps, le privait du calme et du bien-Ãtre qui sont le fond indispensable aux impressions que peut donner la nature.
Un soir oË Swann avait acceptà de dÃner avec les Verdurin, comme pendant le dÃner il venait de dire que le lendemain il avait un banquet dÃanciens camarades, Odette lui avait rÃpondu en pleine table, devant Forcheville, qui Ãtait maintenant un des fidÃles, devant le peintre, devant Cottard:
ó´Oui, je sais que vous avez votre banquet, je ne vous verrai donc que chez moi, mais ne venez pas trop tard.ª
Bien que Swann nÃeËt encore jamais pris bien sÃrieusement ombrage de lÃamitià dÃOdette pour tel ou tel fidÃle, il Ãprouvait une douceur profonde â¡ lÃentendre avouer ainsi devant tous, avec cette tranquille impudeur, leurs rendez-vous quotidiens du soir, la situation privilÃgiÃe quÃil avait chez elle et la prÃfÃrence pour lui qui y Ãtait impliquÃe. Certes Swann avait souvent pensà quÃOdette nÃÃtait â¡ aucun degrà une femme remarquable; et la suprÃmatie quÃil exerÃait sur un Ãtre qui lui Ãtait si infÃrieur nÃavait rien qui dËt lui paraÃtre si flatteur â¡ voir proclamer â¡ la face des ´fidÃlesª, mais depuis quÃil sÃÃtait aperÃu quÃâ¡ beaucoup dÃhommes Odette semblait une femme ravissante et dÃsirable, le charme quÃavait pour eux son corps avait Ãveillà en lui un besoin douloureux de la maÃtriser entiÃrement dans les moindres parties de son cúur. Et il avait commencà dÃattacher un prix inestimable â¡ ces moments passÃs chez elle le soir, oË il lÃasseyait sur ses genoux, lui faisait dire ce quÃelle pensait dÃune chose, dÃune autre, oË il recensait les seuls biens â¡ la possession desquels il tÃnt maintenant sur terre. Aussi, aprÃs ce dÃner, la prenant â¡ part, il ne manqua pas de la remercier avec effusion, cherchant â¡ lui enseigner selon les degrÃs de la reconnaissance quÃil lui tÃmoignait, lÃÃchelle des plaisirs quÃelle pouvait lui causer, et dont le suprÃme Ãtait de le garantir, pendant le temps que son amour durerait et lÃy rendrait vulnÃrable, des atteintes de la jalousie.
Quand il sortit le lendemain du banquet, il pleuvait â¡ verse, il nÃavait â¡ sa disposition que sa victoria; un ami lui proposa de le reconduire chez lui en coupÃ, et comme Odette, par le fait quÃelle lui avait demandà de venir, lui avait donnà la certitude quÃelle nÃattendait personne, cÃest lÃesprit tranquille et le cúur content que, plutÃt que de partir ainsi dans la pluie, il serait rentrà chez lui se coucher. Mais peut-Ãtre, si elle voyait quÃil nÃavait pas lÃair de tenir â¡ passer toujours avec elle, sans aucune exception, la fin de la soirÃe, nÃgligerait-elle de la lui rÃserver, justement une fois oË il lÃaurait particuliÃrement dÃsirÃ.
Il arriva chez elle aprÃs onze heures, et, comme il sÃexcusait de nÃavoir pu venir plus tÃt, elle se plaignit que ce fËt en effet bien tard, lÃorage lÃavait rendue souffrante, elle se sentait mal â¡ la tÃte et le prÃvint quÃelle ne le garderait pas plus dÃune demi-heure, quÃâ¡ minuit, elle le renverrait; et, peu aprÃs, elle se sentit fatiguÃe et dÃsira sÃendormir.
óAlors, pas de catleyas ce soir? lui dit-il, moi qui espÃrais un bon petit catleya.
Et dÃun air un peu boudeur et nerveux, elle lui rÃpondit:
ó´Mais non, mon petit, pas de catleyas ce soir, tu vois bien que je suis souffrante!ª
ó´Cela tÃaurait peut-Ãtre fait du bien, mais enfin je nÃinsiste pas.ª
Elle le pria dÃÃteindre la lumiÃre avant de sÃen aller, il referma lui-mÃme les rideaux du lit et partit. Mais quand il fut rentrà chez lui, lÃidÃe lui vint brusquement que peut-Ãtre Odette attendait quelquÃun ce soir, quÃelle avait seulement simulà la fatigue et quÃelle ne lui avait demandà dÃÃteindre que pour quÃil crËt quÃelle allait sÃendormir, quÃaussitÃt quÃil avait Ãtà parti, elle lÃavait rallumÃe, et fait rentrer celui qui devait passer la nuit auprÃs dÃelle. Il regarda lÃheure. Il y avait â¡ peu prÃs une heure et demie quÃil lÃavait quittÃe, il ressortit, prit un fiacre et se fit arrÃter tout prÃs de chez elle, dans une petite rue perpendiculaire â¡ celle sur laquelle donnait derriÃre son hÃtel et oË il allait quelquefois frapper â¡ la fenÃtre de sa chambre â¡ coucher pour quÃelle vÃnt lui ouvrir; il descendit de voiture, tout Ãtait dÃsert et noir dans ce quartier, il nÃeut que quelques pas â¡ faire â¡ pied et dÃboucha presque devant chez elle. Parmi lÃobscurità de toutes les fenÃtres Ãteintes depuis longtemps dans la rue, il en vit une seule dÃoË dÃbordait,óentre les volets qui en pressaient la pulpe mystÃrieuse et dorÃe,óla lumiÃre qui remplissait la chambre et qui, tant dÃautres soirs, du plus loin quÃil lÃapercevait, en arrivant dans la rue le rÃjouissait et lui annonÃait: ´elle est lâ¡ qui tÃattendª et qui maintenant, le torturait en lui disant: ´elle est lâ¡ avec celui quÃelle attendaitª. Il voulait savoir qui; il se glissa le long du mur jusquÃâ¡ la fenÃtre, mais entre les lames obliques des volets il ne pouvait rien voir; il entendait seulement dans le silence de la nuit le murmure dÃune conversation. Certes, il souffrait de voir cette lumiÃre dans lÃatmosphÃre dÃor de laquelle se mouvait derriÃre le châssis le couple invisible et dÃtestÃ, dÃentendre ce murmure qui rÃvÃlait la prÃsence de celui qui Ãtait venu aprÃs son dÃpart, la faussetà dÃOdette, le bonheur quÃelle Ãtait en train de goËter avec lui.
Et pourtant il Ãtait content dÃÃtre venu: le tourment qui lÃavait forcà de sortir de chez lui avait perdu de son acuità en perdant de son vague, maintenant que lÃautre vie dÃOdette, dont il avait eu, â¡ ce moment-lâ¡, le brusque et impuissant soupÃon, il la tenait lâ¡, ÃclairÃe en plein par la lampe, prisonniÃre sans le savoir dans cette chambre oË, quand il le voudrait, il entrerait la surprendre et la capturer; ou plutÃt il allait frapper aux volets comme il faisait souvent quand il venait trÃs tard; ainsi du moins, Odette apprendrait quÃil avait su, quÃil avait vu la lumiÃre et entendu la causerie, et lui, qui, tout â¡ lÃheure, se la reprÃsentait comme se riant avec lÃautre de ses illusions, maintenant, cÃÃtait eux quÃil voyait, confiants dans leur erreur, trompÃs en somme par lui quÃils croyaient bien loin dÃici et qui, lui, savait dÃjâ¡ quÃil allait frapper aux volets. Et peut-Ãtre, ce quÃil ressentait en ce moment de presque agrÃable, cÃÃtait autre chose aussi que lÃapaisement dÃun doute et dÃune douleur: un plaisir de lÃintelligence. Si, depuis quÃil Ãtait amoureux, les choses avaient repris pour lui un peu de lÃintÃrÃt dÃlicieux quÃil leur trouvait autrefois, mais seulement lâ¡ oË elles Ãtaient ÃclairÃes par le souvenir dÃOdette, maintenant, cÃÃtait une autre facultà de sa studieuse jeunesse que sa jalousie ranimait, la passion de la vÃritÃ, mais dÃune vÃritÃ, elle aussi, interposÃe entre lui et sa maÃtresse, ne recevant sa lumiÃre que dÃelle, vÃrità tout individuelle qui avait pour objet unique, dÃun prix infini et presque dÃune beautà dÃsintÃressÃe, les actions dÃOdette, ses relations, ses projets, son passÃ. A toute autre Ãpoque de sa vie, les petits faits et gestes quotidiens dÃune personne avaient toujours paru sans valeur â¡ Swann: si on lui en faisait le commÃrage, il le trouvait insignifiant, et, tandis quÃil lÃÃcoutait, ce nÃÃtait que sa plus vulgaire attention qui y Ãtait intÃressÃe; cÃÃtait pour lui un des moments oË il se sentait le plus mÃdiocre. Mais dans cette Ãtrange pÃriode de lÃamour, lÃindividuel prend quelque chose de si profond, que cette curiosità quÃil sentait sÃÃveiller en lui â¡ lÃÃgard des moindres occupations dÃune femme, cÃÃtait celle quÃil avait eue autrefois pour lÃHistoire. Et tout ce dont il aurait eu honte jusquÃici, espionner devant une fenÃtre, qui sait, demain, peut-Ãtre faire parler habilement les indiffÃrents, soudoyer les domestiques, Ãcouter aux portes, ne lui semblait plus, aussi bien que le dÃchiffrement des textes, la comparaison des tÃmoignages et lÃinterprÃtation des monuments, que des mÃthodes dÃinvestigation scientifique dÃune vÃritable valeur intellectuelle et appropriÃes â¡ la recherche de la vÃritÃ.
Sur le point de frapper contre les volets, il eut un moment de honte en pensant quÃOdette allait savoir quÃil avait eu des soupÃons, quÃil Ãtait revenu, quÃil sÃÃtait postà dans la rue. Elle lui avait dit souvent lÃhorreur quÃelle avait des jaloux, des amants qui espionnent. Ce quÃil allait faire Ãtait bien maladroit, et elle allait le dÃtester dÃsormais, tandis quÃen ce moment encore, tant quÃil nÃavait pas frappÃ, peut-Ãtre, mÃme en le trompant, lÃaimait-elle. Que de bonheurs possibles dont on sacrifie ainsi la rÃalisation â¡ lÃimpatience dÃun plaisir immÃdiat. Mais le dÃsir de connaÃtre la vÃrità Ãtait plus fort et lui sembla plus noble. Il savait que la rÃalità de circonstances quÃil eËt donnà sa vie pour restituer exactement, Ãtait lisible derriÃre cette fenÃtre striÃe de lumiÃre, comme sous la couverture enluminÃe dÃor dÃun de ces manuscrits prÃcieux â¡ la richesse artistique elle-mÃme desquels le savant qui les consulte ne peut rester indiffÃrent. Il Ãprouvait une voluptà ⡠connaÃtre la vÃrità qui le passionnait dans cet exemplaire unique, ÃphÃmÃre et prÃcieux, dÃune matiÃre translucide, si chaude et si belle. Et puis lÃavantage quÃil se sentait,óquÃil avait tant besoin de se sentir,ósur eux, Ãtait peut-Ãtre moins de savoir, que de pouvoir leur montrer quÃil savait. Il se haussa sur la pointe des pieds. Il frappa. On nÃavait pas entendu, il refrappa plus fort, la conversation sÃarrÃta. Une voix dÃhomme dont il chercha â¡ distinguer auquel de ceux des amis dÃOdette quÃil connaissait elle pouvait appartenir, demanda:
ó´Qui est l�ª
Il nÃÃtait pas sËr de la reconnaÃtre. Il frappa encore une fois. On ouvrit la fenÃtre, puis les volets. Maintenant, il nÃy avait plus moyen de reculer, et, puisquÃelle allait tout savoir, pour ne pas avoir lÃair trop malheureux, trop jaloux et curieux, il se contenta de crier dÃun air nÃgligent et gai:
ó´Ne vous dÃrangez pas, je passais par lâ¡, jÃai vu de la lumiÃre, jÃai voulu savoir si vous nÃÃtiez plus souffrante.ª
Il regarda. Devant lui, deux vieux messieurs Ãtaient â¡ la fenÃtre, lÃun tenant une lampe, et alors, il vit la chambre, une chambre inconnue. Ayant lÃhabitude, quand il venait chez Odette trÃs tard, de reconnaÃtre sa fenÃtre â¡ ce que cÃÃtait la seule ÃclairÃe entre les fenÃtres toutes pareilles, il sÃÃtait trompà et avait frappà ⡠la fenÃtre suivante qui appartenait â¡ la maison voisine. Il sÃÃloigna en sÃexcusant et rentra chez lui, heureux que la satisfaction de sa curiosità eËt laissà leur amour intact et quÃaprÃs avoir simulà depuis si longtemps vis-â¡-vis dÃOdette une sorte dÃindiffÃrence, il ne lui eËt pas donnÃ, par sa jalousie, cette preuve quÃil lÃaimait trop, qui, entre deux amants, dispense, â¡ tout jamais, dÃaimer assez, celui qui la reÃoit. Il ne lui parla pas de cette mÃsaventure, lui-mÃme nÃy songeait plus. Mais, par moments, un mouvement de sa pensÃe venait en rencontrer le souvenir quÃelle nÃavait pas aperÃu, le heurtait, lÃenfonÃait plus avant et Swann avait ressenti une douleur brusque et profonde. Comme si ÃÃavait Ãtà une douleur physique, les pensÃes de Swann ne pouvaient pas lÃamoindrir; mais du moins la douleur physique, parce quÃelle est indÃpendante de la pensÃe, la pensÃe peut sÃarrÃter sur elle, constater quÃelle a diminuÃ, quÃelle a momentanÃment cessÃ! Mais cette douleur-lâ¡, la pensÃe, rien quÃen se la rappelant, la recrÃait. Vouloir nÃy pas penser, cÃÃtait y penser encore, en souffrir encore. Et quand, causant avec des amis, il oubliait son mal, tout dÃun coup un mot quÃon lui disait le faisait changer de visage, comme un blessà dont un maladroit vient de toucher sans prÃcaution le membre douloureux. Quand il quittait Odette, il Ãtait heureux, il se sentait calme, il se rappelait les sourires quÃelle avait eus, railleurs, en parlant de tel ou tel autre, et tendres pour lui, la lourdeur de sa tÃte quÃelle avait dÃtachÃe de son axe pour lÃincliner, la laisser tomber, presque malgrà elle, sur ses lÃvres, comme elle avait fait la premiÃre fois en voiture, les regards mourants quÃelle lui avait jetÃs pendant quÃelle Ãtait dans ses bras, tout en contractant frileusement contre lÃÃpaule sa tÃte inclinÃe.
Mais aussitÃt sa jalousie, comme si elle Ãtait lÃombre de son amour, se complÃtait du double de ce nouveau sourire quÃelle lui avait adressà le soir mÃmeóet qui, inverse maintenant, raillait Swann et se chargeait dÃamour pour un autreó, de cette inclinaison de sa tÃte mais renversÃe vers dÃautres lÃvres, et, donnÃes â¡ un autre, de toutes les marques de tendresse quÃelle avait eues pour lui. Et tous les souvenirs voluptueux quÃil emportait de chez elle, Ãtaient comme autant dÃesquisses, de ´projetsª pareils â¡ ceux que vous soumet un dÃcorateur, et qui permettaient â¡ Swann de se faire une idÃe des attitudes ardentes ou pâmÃes quÃelle pouvait avoir avec dÃautres. De sorte quÃil en arrivait â¡ regretter chaque plaisir quÃil goËtait prÃs dÃelle, chaque caresse inventÃe et dont il avait eu lÃimprudence de lui signaler la douceur, chaque grâce quÃil lui dÃcouvrait, car il savait quÃun instant aprÃs, elles allaient enrichir dÃinstruments nouveaux son supplice.
Celui-ci Ãtait rendu plus cruel encore quand revenait â¡ Swann le souvenir dÃun bref regard quÃil avait surpris, il y avait quelques jours, et pour la premiÃre fois, dans les yeux dÃOdette. CÃÃtait aprÃs dÃner, chez les Verdurin. Soit que Forcheville sentant que Saniette, son beau-frÃre, nÃÃtait pas en faveur chez eux, eËt voulu le prendre comme tÃte de Turc et briller devant eux â¡ ses dÃpens, soit quÃil eËt Ãtà irrità par un mot maladroit que celui-ci venait de lui dire et qui, dÃailleurs, passa inaperÃu pour les assistants qui ne savaient pas quelle allusion dÃsobligeante il pouvait renfermer, bien contre le grà de celui qui le prononÃait sans malice aucune, soit enfin quÃil cherchât depuis quelque temps une occasion de faire sortir de la maison quelquÃun qui le connaissait trop bien et quÃil savait trop dÃlicat pour quÃil ne se sentÃt pas gÃnà ⡠certains moments rien que de sa prÃsence, Forcheville rÃpondit â¡ ce propos maladroit de Saniette avec une telle grossiÃretÃ, se mettant â¡ lÃinsulter, sÃenhardissant, au fur et â¡ mesure quÃil vocifÃrait, de lÃeffroi, de la douleur, des supplications de lÃautre, que le malheureux, aprÃs avoir demandà ⡠Mme Verdurin sÃil devait rester, et nÃayant pas reÃu de rÃponse, sÃÃtait retirà en balbutiant, les larmes aux yeux. Odette avait assistà impassible â¡ cette scÃne, mais quand la porte se fut refermÃe sur Saniette, faisant descendre en quelque sorte de plusieurs crans lÃexpression habituelle de son visage, pour pouvoir se trouver dans la bassesse, de plain-pied avec Forcheville, elle avait brillantà ses prunelles dÃun sourire sournois de fÃlicitations pour lÃaudace quÃil avait eue, dÃironie pour celui qui en avait Ãtà victime; elle lui avait jetà un regard de complicità dans le mal, qui voulait si bien dire: ´voilâ¡ une exÃcution, ou je ne mÃy connais pas. Avez-vous vu son air penaud, il en pleuraitª, que Forcheville, quand ses yeux rencontrÃrent ce regard, dÃgrisà soudain de la colÃre ou de la simulation de colÃre dont il Ãtait encore chaud, sourit et rÃpondit:
ó´Il nÃavait quÃâ¡ Ãtre aimable, il serait encore ici, une bonne correction peut Ãtre utile â¡ tout âge.ª
Un jour que Swann Ãtait sorti au milieu de lÃaprÃs-midi pour faire une visite, nÃayant pas trouvà la personne quÃil voulait rencontrer, il eut lÃidÃe dÃentrer chez Odette â¡ cette heure oË il nÃallait jamais chez elle, mais oË il savait quÃelle Ãtait toujours â¡ la maison â¡ faire sa sieste ou â¡ Ãcrire des lettres avant lÃheure du thÃ, et oË il aurait plaisir â¡ la voir un peu sans la dÃranger. Le concierge lui dit quÃil croyait quÃelle Ãtait lâ¡; il sonna, crut entendre du bruit, entendre marcher, mais on nÃouvrit pas. Anxieux, irritÃ, il alla dans la petite rue oË donnait lÃautre face de lÃhÃtel, se mit devant la fenÃtre de la chambre dÃOdette; les rideaux lÃempÃchaient de rien voir, il frappa avec force aux carreaux, appela; personne nÃouvrit. Il vit que des voisins le regardaient. Il partit, pensant quÃaprÃs tout, il sÃÃtait peut-Ãtre trompà en croyant entendre des pas; mais il en resta si prÃoccupà quÃil ne pouvait penser â¡ autre chose. Une heure aprÃs, il revint. Il la trouva; elle lui dit quÃelle Ãtait chez elle tantÃt quand il avait sonnÃ, mais dormait; la sonnette lÃavait ÃveillÃe, elle avait devinà que cÃÃtait Swann, elle avait couru aprÃs lui, mais il Ãtait dÃjâ¡ parti. Elle avait bien entendu frapper aux carreaux. Swann reconnut tout de suite dans ce dire un de ces fragments dÃun fait exact que les menteurs pris de court se consolent de faire entrer dans la composition du fait faux quÃils inventent, croyant y faire sa part et y dÃrober sa ressemblance â¡ la VÃritÃ. Certes quand Odette venait de faire quelque chose quÃelle ne voulait pas rÃvÃler, elle le cachait bien au fond dÃelle-mÃme. Mais dÃs quÃelle se trouvait en prÃsence de celui â¡ qui elle voulait mentir, un trouble la prenait, toutes ses idÃes sÃeffondraient, ses facultÃs dÃinvention et de raisonnement Ãtaient paralysÃes, elle ne trouvait plus dans sa tÃte que le vide, il fallait pourtant dire quelque chose et elle rencontrait â¡ sa portÃe prÃcisÃment la chose quÃelle avait voulu dissimuler et qui Ãtant vraie, Ãtait restÃe lâ¡. Elle en dÃtachait un petit morceau, sans importance par lui-mÃme, se disant quÃaprÃs tout cÃÃtait mieux ainsi puisque cÃÃtait un dÃtail vÃritable qui nÃoffrait pas les mÃmes dangers quÃun dÃtail faux. ´«a du moins, cÃest vrai, se disait-elle, cÃest toujours autant de gagnÃ, il peut sÃinformer, il reconnaÃtra que cÃest vrai, ce nÃest toujours pas Ãa qui me trahira.ª Elle se trompait, cÃÃtait cela qui la trahissait, elle ne se rendait pas compte que ce dÃtail vrai avait des angles qui ne pouvaient sÃemboÃter que dans les dÃtails contigus du fait vrai dont elle lÃavait arbitrairement dÃtachà et qui, quels que fussent les dÃtails inventÃs entre lesquels elle le placerait, rÃvÃleraient toujours par la matiÃre excÃdante et les vides non remplis, que ce nÃÃtait pas dÃentre ceux-lâ¡ quÃil venait. ´Elle avoue quÃelle mÃavait entendu sonner, puis frapper, et quÃelle avait cru que cÃÃtait moi, quÃelle avait envie de me voir, se disait Swann. Mais cela ne sÃarrange pas avec le fait quÃelle nÃait pas fait ouvrir.ª
Mais il ne lui fit pas remarquer cette contradiction, car il pensait que, livrÃe â¡ elle-mÃme, Odette produirait peut-Ãtre quelque mensonge qui serait un faible indice de la vÃritÃ; elle parlait; il ne lÃinterrompait pas, il recueillait avec une piÃtà avide et douloureuse ces mots quÃelle lui disait et quÃil sentait (justement, parce quÃelle la cachait derriÃre eux tout en lui parlant) garder vaguement, comme le voile sacrÃ, lÃempreinte, dessiner lÃincertain modelÃ, de cette rÃalità infiniment prÃcieuse et hÃlas introuvable:óce quÃelle faisait tantÃt â¡ trois heures, quand il Ãtait venu,óde laquelle il ne possÃderait jamais que ces mensonges, illisibles et divins vestiges, et qui nÃexistait plus que dans le souvenir receleur de cet Ãtre qui la contemplait sans savoir lÃapprÃcier, mais ne la lui livrerait pas. Certes il se doutait bien par moments quÃen elles-mÃmes les actions quotidiennes dÃOdette nÃÃtaient pas passionnÃment intÃressantes, et que les relations quÃelle pouvait avoir avec dÃautres hommes nÃexhalaient pas naturellement dÃune faÃon universelle et pour tout Ãtre pensant, une tristesse morbide, capable de donner la fiÃvre du suicide. Il se rendait compte alors que cet intÃrÃt, cette tristesse nÃexistaient quÃen lui comme une maladie, et que quand celle-ci serait guÃrie, les actes dÃOdette, les baisers quÃelle aurait pu donner redeviendraient inoffensifs comme ceux de tant dÃautres femmes. Mais que la curiosità douloureuse que Swann y portait maintenant nÃeËt sa cause quÃen lui, nÃÃtait pas pour lui faire trouver dÃraisonnable de considÃrer cette curiosità comme importante et de mettre tout en úuvre pour lui donner satisfaction. CÃest que Swann arrivait â¡ un âge dont la philosophieófavorisÃe par celle de lÃÃpoque, par celle aussi du milieu oË Swann avait beaucoup vÃcu, de cette coterie de la princesse des Laumes oË il Ãtait convenu quÃon est intelligent dans la mesure oË on doute de tout et oË on ne trouvait de rÃel et dÃincontestable que les goËts de chacunónÃest dÃjâ¡ plus celle de la jeunesse, mais une philosophie positive, presque mÃdicale, dÃhommes qui au lieu dÃextÃrioriser les objets de leurs aspirations, essayent de dÃgager de leurs annÃes dÃjâ¡ ÃcoulÃes un rÃsidu fixe dÃhabitudes, de passions quÃils puissent considÃrer en eux comme caractÃristiques et permanentes et auxquelles, dÃlibÃrÃment, ils veilleront dÃabord que le genre dÃexistence quÃils adoptent puisse donner satisfaction. Swann trouvait sage de faire dans sa vie la part de la souffrance quÃil Ãprouvait â¡ ignorer ce quÃavait fait Odette, aussi bien que la part de la recrudescence quÃun climat humide causait â¡ son eczÃma; de prÃvoir dans son budget une disponibilità importante pour obtenir sur lÃemploi des journÃes dÃOdette des renseignements sans lesquels il se sentirait malheureux, aussi bien quÃil en rÃservait pour dÃautres goËts dont il savait quÃil pouvait attendre du plaisir, au moins avant quÃil fËt amoureux, comme celui des collections et de la bonne cuisine.
Quand il voulut dire adieu â¡ Odette pour rentrer, elle lui demanda de rester encore et le retint mÃme vivement, en lui prenant le bras, au moment oË il allait ouvrir lâ¡ porte pour sortir. Mais il nÃy prit pas garde, car, dans la multitude des gestes, des propos, des petits incidents qui remplissent une conversation, il est inÃvitable que nous passions, sans y rien remarquer qui Ãveille notre attention, prÃs de ceux qui cachent une vÃrità que nos soupÃons cherchent au hasard, et que nous nous arrÃtions au contraire â¡ ceux sous lesquels il nÃy a rien. Elle lui redisait tout le temps: ´Quel malheur que toi, qui ne viens jamais lÃaprÃs-midi, pour une fois que cela tÃarrive, je ne tÃaie pas vu.ª Il savait bien quÃelle nÃÃtait pas assez amoureuse de lui pour avoir un regret si vif dÃavoir manquà sa visite, mais comme elle Ãtait bonne, dÃsireuse de lui faire plaisir, et souvent triste quand elle lÃavait contrariÃ, il trouva tout naturel quÃelle le fËt cette fois de lÃavoir privà de ce plaisir de passer une heure ensemble qui Ãtait trÃs grand, non pour elle, mais pour lui. CÃÃtait pourtant une chose assez peu importante pour que lÃair douloureux quÃelle continuait dÃavoir finÃt par lÃÃtonner. Elle rappelait ainsi plus encore quÃil ne le trouvait dÃhabitude, les figures de femmes du peintre de la Primavera. Elle avait en ce moment leur visage abattu et navrà qui semble succomber sous le poids dÃune douleur trop lourde pour elles, simplement quand elles laissent lÃenfant JÃsus jouer avec une grenade ou regardent MoÃse verser de lÃeau dans une auge. Il lui avait dÃjâ¡ vu une fois une telle tristesse, mais ne savait plus quand. Et tout dÃun coup, il se rappela: cÃÃtait quand Odette avait menti en parlant â¡ Mme Verdurin le lendemain de ce dÃner oË elle nÃÃtait pas venue sous prÃtexte quÃelle Ãtait malade et en rÃalità pour rester avec Swann. Certes, eËt-elle Ãtà la plus scrupuleuse des femmes quÃelle nÃaurait pu avoir de remords dÃun mensonge aussi innocent. Mais ceux que faisait couramment Odette lÃÃtaient moins et servaient â¡ empÃcher des dÃcouvertes qui auraient pu lui crÃer avec les uns ou avec les autres, de terribles difficultÃs. Aussi quand elle mentait, prise de peur, se sentant peu armÃe pour se dÃfendre, incertaine du succÃs, elle avait envie de pleurer, par fatigue, comme certains enfants qui nÃont pas dormi. Puis elle savait que son mensonge lÃsait dÃordinaire gravement lÃhomme â¡ qui elle le faisait, et â¡ la merci duquel elle allait peut-Ãtre tomber si elle mentait mal. Alors elle se sentait â¡ la fois humble et coupable devant lui. Et quand elle avait â¡ faire un mensonge insignifiant et mondain, par association de sensations et de souvenirs, elle Ãprouvait le malaise dÃun surmenage et le regret dÃune mÃchancetÃ.
Quel mensonge dÃprimant Ãtait-elle en train de faire â¡ Swann pour quÃelle eËt ce regard douloureux, cette voix plaintive qui semblaient flÃchir sous lÃeffort quÃelle sÃimposait, et demander grâce? Il eut lÃidÃe que ce nÃÃtait pas seulement la vÃrità sur lÃincident de lÃaprÃs-midi quÃelle sÃefforÃait de lui cacher, mais quelque chose de plus actuel, peut-Ãtre de non encore survenu et de tout prochain, et qui pourrait lÃÃclairer sur cette vÃritÃ. A ce moment, il entendit un coup de sonnette. Odette ne cessa plus de parler, mais ses paroles nÃÃtaient quÃun gÃmissement: son regret de ne pas avoir vu Swann dans lÃaprÃs-midi, de ne pas lui avoir ouvert, Ãtait devenu un vÃritable dÃsespoir.
On entendit la porte dÃentrÃe se refermer et le bruit dÃune voiture, comme si repartait une personneócelle probablement que Swann ne devait pas rencontreró⡠qui on avait dit quÃOdette Ãtait sortie. Alors en songeant que rien quÃen venant â¡ une heure oË il nÃen avait pas lÃhabitude, il sÃÃtait trouvà dÃranger tant de choses quÃelle ne voulait pas quÃil sËt, il Ãprouva un sentiment de dÃcouragement, presque de dÃtresse. Mais comme il aimait Odette, comme il avait lÃhabitude de tourner vers elle toutes ses pensÃes, la pitià quÃil eËt pu sÃinspirer â¡ lui-mÃme ce fut pour elle quÃil la ressentit, et il murmura: ´Pauvre chÃrie!ª Quand il la quitta, elle prit plusieurs lettres quÃelle avait sur sa table et lui demanda sÃil ne pourrait pas les mettre â¡ la poste. Il les emporta et, une fois rentrÃ, sÃaperÃut quÃil avait gardà les lettres sur lui. Il retourna jusquÃâ¡ la poste, les tira de sa poche et avant de les jeter dans la boÃte regarda les adresses. Elles Ãtaient toutes pour des fournisseurs, sauf une pour Forcheville. Il la tenait dans sa main. Il se disait: ´Si je voyais ce quÃil y a dedans, je saurais comment elle lÃappelle, comment elle lui parle, sÃil y a quelque chose entre eux. Peut-Ãtre mÃme quÃen ne la regardant pas, je commets une indÃlicatesse â¡ lÃÃgard dÃOdette, car cÃest la seule maniÃre de me dÃlivrer dÃun soupÃon peut-Ãtre calomnieux pour elle, destinà en tous cas â¡ la faire souffrir et que rien ne pourrait plus dÃtruire, une fois la lettre partie.ª
Il rentra chez lui en quittant la poste, mais il avait gardà sur lui cette derniÃre lettre. Il alluma une bougie et en approcha lÃenveloppe quÃil nÃavait pas osà ouvrir. DÃabord il ne put rien lire, mais lÃenveloppe Ãtait mince, et en la faisant adhÃrer â¡ la carte dure qui y Ãtait incluse, il put â¡ travers sa transparence, lire les derniers mots. CÃÃtait une formule finale trÃs froide. Si, au lieu que ce fËt lui qui regardât une lettre adressÃe â¡ Forcheville, cÃeËt Ãtà Forcheville qui eËt lu une lettre adressÃe â¡ Swann, il aurait pu voir des mots autrement tendres! Il maintint immobile la carte qui dansait dans lÃenveloppe plus grande quÃelle, puis, la faisant glisser avec le pouce, en amena successivement les diffÃrentes lignes sous la partie de lÃenveloppe qui nÃÃtait pas doublÃe, la seule â¡ travers laquelle on pouvait lire.
Malgrà cela il ne distinguait pas bien. DÃailleurs cela ne faisait rien car il en avait assez vu pour se rendre compte quÃil sÃagissait dÃun petit ÃvÃnement sans importance et qui ne touchait nullement â¡ des relations amoureuses, cÃÃtait quelque chose qui se rapportait â¡ un oncle dÃOdette. Swann avait bien lu au commencement de la ligne: ´JÃai eu raisonª, mais ne comprenait pas ce quÃOdette avait eu raison de faire, quand soudain, un mot quÃil nÃavait pas pu dÃchiffrer dÃabord, apparut et Ãclaira le sens de la phrase tout entiÃre: ´JÃai eu raison dÃouvrir, cÃÃtait mon oncle.ª DÃouvrir! alors Forcheville Ãtait lâ¡ tantÃt quand Swann avait sonnà et elle lÃavait fait partir, dÃoË le bruit quÃil avait entendu.
Alors il lut toute la lettre; â¡ la fin elle sÃexcusait dÃavoir agi aussi sans faÃon avec lui et lui disait quÃil avait oublià ses cigarettes chez elle, la mÃme phrase quÃelle avait Ãcrite â¡ Swann une des premiÃres fois quÃil Ãtait venu. Mais pour Swann elle avait ajoutÃ: puissiez-vous y avoir laissà votre cúur, je ne vous aurais pas laissà le reprendre. Pour Forcheville rien de tel: aucune allusion qui pËt faire supposer une intrigue entre eux. A vrai dire dÃailleurs, Forcheville Ãtait en tout ceci plus trompà que lui puisque Odette lui Ãcrivait pour lui faire croire que le visiteur Ãtait son oncle. En somme, cÃÃtait lui, Swann, lÃhomme â¡ qui elle attachait de lÃimportance et pour qui elle avait congÃdià lÃautre. Et pourtant, sÃil nÃy avait rien entre Odette et Forcheville, pourquoi nÃavoir pas ouvert tout de suite, pourquoi avoir dit: ´JÃai bien fait dÃouvrir, cÃÃtait mon oncleª; si elle ne faisait rien de mal â¡ ce moment-lâ¡, comment Forcheville pourrait-il mÃme sÃexpliquer quÃelle eËt pu ne pas ouvrir? Swann restait lâ¡, dÃsolÃ, confus et pourtant heureux, devant cette enveloppe quÃOdette lui avait remise sans crainte, tant Ãtait absolue la confiance quÃelle avait en sa dÃlicatesse, mais â¡ travers le vitrage transparent de laquelle se dÃvoilait â¡ lui, avec le secret dÃun incident quÃil nÃaurait jamais cru possible de connaÃtre, un peu de la vie dÃOdette, comme dans une Ãtroite section lumineuse pratiquÃe â¡ mÃme lÃinconnu. Puis sa jalousie sÃen rÃjouissait, comme si cette jalousie eËt eu une vitalità indÃpendante, ÃgoÃste, vorace de tout ce qui la nourrirait, fËt-ce aux dÃpens de lui-mÃme. Maintenant elle avait un aliment et Swann allait pouvoir commencer â¡ sÃinquiÃter chaque jour des visites quÃOdette avait reÃues vers cinq heures, â¡ chercher â¡ apprendre oË se trouvait Forcheville â¡ cette heure-lâ¡. Car la tendresse de Swann continuait â¡ garder le mÃme caractÃre que lui avait imprimà dÃs le dÃbut â¡ la fois lÃignorance oË il Ãtait de lÃemploi des journÃes dÃOdette et la paresse cÃrÃbrale qui lÃempÃchait de supplÃer â¡ lÃignorance par lÃimagination. Il ne fut pas jaloux dÃabord de toute la vie dÃOdette, mais des seuls moments oË une circonstance, peut-Ãtre mal interprÃtÃe, lÃavait amenà ⡠supposer quÃOdette avait pu le tromper. Sa jalousie, comme une pieuvre qui jette une premiÃre, puis une seconde, puis une troisiÃme amarre, sÃattacha solidement â¡ ce moment de cinq heures du soir, puis â¡ un autre, puis â¡ un autre encore. Mais Swann ne savait pas inventer ses souffrances. Elles nÃÃtaient que le souvenir, la perpÃtuation dÃune souffrance qui lui Ãtait venue du dehors.
Mais lâ¡ tout lui en apportait. Il voulut Ãloigner Odette de Forcheville, lÃemmener quelques jours dans le Midi. Mais il croyait quÃelle Ãtait dÃsirÃe par tous les hommes qui se trouvaient dans lÃhÃtel et quÃelle-mÃme les dÃsirait. Aussi lui qui jadis en voyage recherchait les gens nouveaux, les assemblÃes nombreuses, on le voyait sauvage, fuyant la sociÃtà des hommes comme si elle lÃeËt cruellement blessÃ. Et comment nÃaurait-il pas Ãtà misanthrope quand dans tout homme il voyait un amant possible pour Odette? Et ainsi sa jalousie plus encore que nÃavait fait le goËt voluptueux et riant quÃil avait dÃabord pour Odette, altÃrait le caractÃre de Swann et changeait du tout au tout, aux yeux des autres, lÃaspect mÃme des signes extÃrieurs par lesquels ce caractÃre se manifestait.
Un mois aprÃs le jour oË il avait lu la lettre adressÃe par Odette â¡ Forcheville, Swann alla â¡ un dÃner que les Verdurin donnaient au Bois. Au moment oË on se prÃparait â¡ partir, il remarqua des conciliabules entre Mme Verdurin et plusieurs des invitÃs et crut comprendre quÃon rappelait au pianiste de venir le lendemain â¡ une partie â¡ Chatou; or, lui, Swann, nÃy Ãtait pas invitÃ.
Les Verdurin nÃavaient parlà quÃâ¡ demi-voix et en termes vagues, mais le peintre, distrait sans doute, sÃÃcria:
ó´Il ne faudra aucune lumiÃre et quÃil joue la sonate Clair de lune dans lÃobscurità pour mieux voir sÃÃclairer les choses.ª
Mme Verdurin, voyant que Swann Ãtait â¡ deux pas, prit cette expression oË le dÃsir de faire taire celui qui parle et de garder un air innocent aux yeux de celui qui entend, se neutralise en une nullità intense du regard, oË lÃimmobile signe dÃintelligence du complice se dissimule sous les sourires de lÃingÃnu et qui enfin, commune â¡ tous ceux qui sÃaperÃoivent dÃune gaffe, la rÃvÃle instantanÃment sinon â¡ ceux qui la font, du moins â¡ celui qui en est lÃobjet. Odette eut soudain lÃair dÃune dÃsespÃrÃe qui renonce â¡ lutter contre les difficultÃs Ãcrasantes de la vie, et Swann comptait anxieusement les minutes qui le sÃparaient du moment oË, aprÃs avoir quittà ce restaurant, pendant le retour avec elle, il allait pouvoir lui demander des explications, obtenir quÃelle nÃallât pas le lendemain â¡ Chatou ou quÃelle lÃy fit inviter et apaiser dans ses bras lÃangoisse quÃil ressentait. Enfin on demanda leurs voitures. Mme Verdurin dit â¡ Swann:
óAlors, adieu, â¡ bientÃt, nÃest-ce pas? tâchant par lÃamabilità du regard et la contrainte du sourire de lÃempÃcher de penser quÃelle ne lui disait pas, comme elle eËt toujours fait jusquÃici:
´A demain â¡ Chatou, â¡ aprÃs-demain chez moi.ª
M. et Mme Verdurin firent monter avec eux Forcheville, la voiture de Swann sÃÃtait rangÃe derriÃre la leur dont il attendait le dÃpart pour faire monter Odette dans la sienne.
ó´Odette, nous vous ramenons, dit Mme Verdurin, nous avons une petite place pour vous â¡ cÃtà de M. de Forcheville.
ó´Oui, Madameª, rÃpondit Odette.
ó´Comment, mais je croyais que je vous reconduisaisª, sÃÃcria Swann, disant sans dissimulation, les mots nÃcessaires, car la portiÃre Ãtait ouverte, les secondes Ãtaient comptÃes, et il ne pouvait rentrer sans elle dans lÃÃtat oË il Ãtait.
ó´Mais Mme Verdurin mÃa demandŪ
ó´Voyons, vous pouvez bien revenir seul, nous vous lÃavons laissÃe assez de fois, dit Mme Verdurin.ª
óMais cÃest que jÃavais une chose importante â¡ dire â¡ Madame.
óEh bien! vous la lui Ãcrirez…
óAdieu, lui dit Odette en lui tendant la main.
Il essaya de sourire mais il avait lÃair atterrÃ.
óAs-tu vu les faÃons que Swann se permet maintenant avec nous? dit Mme Verdurin â¡ son mari quand ils furent rentrÃs. JÃai cru quÃil allait me manger, parce que nous ramenions Odette. CÃest dÃune inconvenance, vraiment! Alors, quÃil dise tout de suite que nous tenons une maison de rendez-vous! Je ne comprends pas quÃOdette supporte des maniÃres pareilles. Il a absolument lÃair de dire: vous mÃappartenez. Je dirai ma maniÃre de penser â¡ Odette, jÃespÃre quÃelle comprendra.ª
Et elle ajouta encore un instant aprÃs, avec colÃre:
óNon, mais voyez-vous, cette sale bÃte! employant sans sÃen rendre compte, et peut-Ãtre en obÃissant au mÃme besoin obscur de se justifierócomme FranÃoise â¡ Combray quand le poulet ne voulait pas mouriróles mots quÃarrachent les derniers sursauts dÃun animal inoffensif qui agonise, au paysan qui est en train de lÃÃcraser.
Et quand la voiture de Mme Verdurin fut partie et que celle de Swann sÃavanÃa, son cocher le regardant lui demanda sÃil nÃÃtait pas malade ou sÃil nÃÃtait pas arrivà de malheur.
Swann le renvoya, il voulait marcher et ce fut â¡ pied, par le Bois, quÃil rentra. Il parlait seul, â¡ haute voix, et sur le mÃme ton un peu factice quÃil avait pris jusquÃici quand il dÃtaillait les charmes du petit noyau et exaltait la magnanimità des Verdurin. Mais de mÃme que les propos, les sourires, les baisers dÃOdette lui devenaient aussi odieux quÃil les avait trouvÃs doux, sÃils Ãtaient adressÃs â¡ dÃautres que lui, de mÃme, le salon des Verdurin, qui tout â¡ lÃheure encore lui semblait amusant, respirant un goËt vrai pour lÃart et mÃme une sorte de noblesse morale, maintenant que cÃÃtait un autre que lui quÃOdette allait y rencontrer, y aimer librement, lui exhibait ses ridicules, sa sottise, son ignominie.
Il se reprÃsentait avec dÃgoËt la soirÃe du lendemain â¡ Chatou. ´DÃabord cette idÃe dÃaller â¡ Chatou! Comme des merciers qui viennent de fermer leur boutique! vraiment ces gens sont sublimes de bourgeoisisme, ils ne doivent pas exister rÃellement, ils doivent sortir du thÃâtre de Labiche!ª
Il y aurait lâ¡ les Cottard, peut-Ãtre Brichot. ´Est-ce assez grotesque cette vie de petites gens qui vivent les uns sur les autres, qui se croiraient perdus, ma parole, sÃils ne se retrouvaient pas tous demain â¡ Chatou!ª HÃlas! il y aurait aussi le peintre, le peintre qui aimait ⡠´faire des mariagesª, qui inviterait Forcheville â¡ venir avec Odette â¡ son atelier. Il voyait Odette avec une toilette trop habillÃe pour cette partie de campagne, ´car elle est si vulgaire et surtout, la pauvre petite, elle est tellement bÃte!!!ª
Il entendit les plaisanteries que ferait Mme Verdurin aprÃs dÃner, les plaisanteries qui, quel que fËt lÃennuyeux quÃelles eussent pour cible, lÃavaient toujours amusà parce quÃil voyait Odette en rire, en rire avec lui, presque en lui. Maintenant il sentait que cÃÃtait peut-Ãtre de lui quÃon allait faire rire Odette. ´Quelle gaietà fÃtide! disait-il en donnant â¡ sa bouche une expression de dÃgoËt si forte quÃil avait lui-mÃme la sensation musculaire de sa grimace jusque dans son cou rÃvulsà contre le col de sa chemise. Et comment une crÃature dont le visage est fait â¡ lÃimage de Dieu peut-elle trouver matiÃre â¡ rire dans ces plaisanteries nausÃabondes? Toute narine un peu dÃlicate se dÃtournerait avec horreur pour ne pas se laisser offusquer par de tels relents. CÃest vraiment incroyable de penser quÃun Ãtre humain peut ne pas comprendre quÃen se permettant un sourire â¡ lÃÃgard dÃun semblable qui lui a tendu loyalement la main, il se dÃgrade jusquÃâ¡ une fange dÃoË il ne sera plus possible â¡ la meilleure volontà du monde de jamais le relever. JÃhabite â¡ trop de milliers de mÃtres dÃaltitude au-dessus des bas-fonds oË clapotent et clabaudent de tels sales papotages, pour que je puisse Ãtre Ãclaboussà par les plaisanteries dÃune Verdurin, sÃÃcria-t-il, en relevant la tÃte, en redressant fiÃrement son corps en arriÃre. Dieu mÃest tÃmoin que jÃai sincÃrement voulu tirer Odette de lâ¡, et lÃÃlever dans une atmosphÃre plus noble et plus pure. Mais la patience humaine a des bornes, et la mienne est â¡ bout, se dit-il, comme si cette mission dÃarracher Odette â¡ une atmosphÃre de sarcasmes datait de plus longtemps que de quelques minutes, et comme sÃil ne se lÃÃtait pas donnÃe seulement depuis quÃil pensait que ces sarcasmes lÃavaient peut-Ãtre lui-mÃme pour objet et tentaient de dÃtacher Odette de lui.
Il voyait le pianiste prÃt â¡ jouer la sonate Clair de lune et les mines de Mme Verdurin sÃeffrayant du mal que la musique de Beethoven allait faire â¡ ses nerfs: ´Idiote, menteuse! sÃÃcria-t-il, et Ãa croit aimer lÃArt!ª. Elle dirait â¡ Odette, aprÃs lui avoir insinuà adroitement quelques mots louangeurs pour Forcheville, comme elle avait fait si souvent pour lui: ´Vous allez faire une petite place â¡ cÃtà de vous â¡ M. de Forcheville.ª ´Dans lÃobscuritÃ! maquerelle, entremetteuse!ª. ´Entremetteuseª, cÃÃtait le nom quÃil donnait aussi â¡ la musique qui les convierait â¡ se taire, â¡ rÃver ensemble, â¡ se regarder, â¡ se prendre la main. Il trouvait du bon â¡ la sÃvÃrità contre les arts, de Platon, de Bossuet, et de la vieille Ãducation franÃaise.
En somme la vie quÃon menait chez les Verdurin et quÃil avait appelÃe si souvent ´la vraie vieª, lui semblait la pire de toutes, et leur petit noyau le dernier des milieux. ´CÃest vraiment, disait-il, ce quÃil y a de plus bas dans lÃÃchelle sociale, le dernier cercle de Dante. Nul doute que le texte auguste ne se rÃfÃre aux Verdurin! Au fond, comme les gens du monde dont on peut mÃdire, mais qui tout de mÃme sont autre chose que ces bandes de voyous, montrent leur profonde sagesse en refusant de les connaÃtre, dÃy salir mÃme le bout de leurs doigts. Quelle divination dans ce ´Noli me tangereª du faubourg Saint-Germain.ª Il avait quittà depuis bien longtemps les allÃes du Bois, il Ãtait presque arrivà chez lui, que, pas encore dÃgrisà de sa douleur et de la verve dÃinsincÃrità dont les intonations menteuses, la sonorità artificielle de sa propre voix lui versaient dÃinstant en instant plus abondamment lÃivresse, il continuait encore â¡ pÃrorer tout haut dans le silence de la nuit: ´Les gens du monde ont leurs dÃfauts que personne ne reconnaÃt mieux que moi, mais enfin ce sont tout de mÃme des gens avec qui certaines choses sont impossibles. Telle femme ÃlÃgante que jÃai connue Ãtait loin dÃÃtre parfaite, mais enfin il y avait tout de mÃme chez elle un fond de dÃlicatesse, une loyautà dans les procÃdÃs qui lÃauraient rendue, quoi quÃil arrivât, incapable dÃune fÃlonie et qui suffisent â¡ mettre des abÃmes entre elle et une mÃgÃre comme la Verdurin. Verdurin! quel nom! Ah! on peut dire quÃils sont complets, quÃils sont beaux dans leur genre! Dieu merci, il nÃÃtait que temps de ne plus condescendre â¡ la promiscuità avec cette infamie, avec ces ordures.ª
Mais, comme les vertus quÃil attribuait tantÃt encore aux Verdurin, nÃauraient pas suffi, mÃme sÃils les avaient vraiment possÃdÃes, mais sÃils nÃavaient pas favorisà et protÃgà son amour, â¡ provoquer chez Swann cette ivresse oË il sÃattendrissait sur leur magnanimità et qui, mÃme propagÃe â¡ travers dÃautres personnes, ne pouvait lui venir que dÃOdette,óde mÃme, lÃimmoralitÃ, eËt-elle Ãtà rÃelle, quÃil trouvait aujourdÃhui aux Verdurin aurait Ãtà impuissante, sÃils nÃavaient pas invità Odette avec Forcheville et sans lui, â¡ dÃchaÃner son indignation et â¡ lui faire flÃtrir ´leur infamieª. Et sans doute la voix de Swann Ãtait plus clairvoyante que lui-mÃme, quand elle se refusait â¡ prononcer ces mots pleins de dÃgoËt pour le milieu Verdurin et de la joie dÃen avoir fini avec lui, autrement que sur un ton factice et comme sÃils Ãtaient choisis plutÃt pour assouvir sa colÃre que pour exprimer sa pensÃe. Celle-ci, en effet, pendant quÃil se livrait â¡ ces invectives, Ãtait probablement, sans quÃil sÃen aperÃËt, occupÃe dÃun objet tout â¡ fait diffÃrent, car une fois arrivà chez lui, â¡ peine eut-il refermà la porte cochÃre, que brusquement il se frappa le front, et, la faisant rouvrir, ressortit en sÃÃcriant dÃune voix naturelle cette fois: ´Je crois que jÃai trouvà le moyen de me faire inviter demain au dÃner de Chatou!ª Mais le moyen devait Ãtre mauvais, car Swann ne fut pas invitÃ: le docteur Cottard qui, appelà en province pour un cas grave, nÃavait pas vu les Verdurin depuis plusieurs jours et nÃavait pu aller â¡ Chatou, dit, le lendemain de ce dÃner, en se mettant â¡ table chez eux:
ó´Mais, est-ce que nous ne venons pas M. Swann, ce soir? Il est bien ce quÃon appelle un ami personnel du…ª
ó´Mais jÃespÃre bien que non! sÃÃcria Mme Verdurin, Dieu nous en prÃserve, il est assommant, bÃte et mal ÃlevÃ.ª
Cottard â¡ ces mots manifesta en mÃme temps son Ãtonnement et sa soumission, comme devant une vÃrità contraire â¡ tout ce quÃil avait cru jusque-lâ¡, mais dÃune Ãvidence irrÃsistible; et, baissant dÃun air Ãmu et peureux son nez dans son assiette, il se contenta de rÃpondre: ´Ah!-ah!-ah!-ah!-ah!ª en traversant â¡ reculons, dans sa retraite repliÃe en bon ordre jusquÃau fond de lui-mÃme, le long dÃune gamme descendante, tout le registre de sa voix. Et il ne fut plus question de Swann chez les Verdurin.
Alors ce salon qui avait rÃuni Swann et Odette devint un obstacle â¡ leurs rendez-vous. Elle ne lui disait plus comme au premier temps de leur amour: ´Nous nous venons en tous cas demain soir, il y a un souper chez les Verdurin.ª Mais: ´Nous ne pourrons pas nous voir demain soir, il y a un souper chez les Verdurin.ª Ou bien les Verdurin devaient lÃemmener â¡ lÃOpÃra-Comique voir ´Une nuit de ClÃopâtreª et Swann lisait dans les yeux dÃOdette cet effroi quÃil lui demandât de nÃy pas aller, que naguÃre il nÃaurait pu se retenir de baiser au passage sur le visage de sa maÃtresse, et qui maintenant lÃexaspÃrait. ´Ce nÃest pas de la colÃre, pourtant, se disait-il â¡ lui-mÃme, que jÃÃprouve en voyant lÃenvie quÃelle a dÃaller picorer dans cette musique stercoraire. CÃest du chagrin, non pas certes pour moi, mais pour elle; du chagrin de voir quÃaprÃs avoir vÃcu plus de six mois en contact quotidien avec moi, elle nÃa pas su devenir assez une autre pour Ãliminer spontanÃment Victor MassÃ! Surtout pour ne pas Ãtre arrivÃe â¡ comprendre quÃil y a des soirs oË un Ãtre dÃune essence un peu dÃlicate doit savoir renoncer â¡ un plaisir, quand on le lui demande. Elle devrait savoir dire ´je nÃirai pasª, ne fËt-ce que par intelligence, puisque cÃest sur sa rÃponse quÃon classera une fois pour toutes sa qualità dÃâme. ´Et sÃÃtant persuadà ⡠lui-mÃme que cÃÃtait seulement en effet pour pouvoir porter un jugement plus favorable sur la valeur spirituelle dÃOdette quÃil dÃsirait que ce soir-lâ¡ elle restât avec lui au lieu dÃaller â¡ lÃOpÃra-Comique, il lui tenait le mÃme raisonnement, au mÃme degrà dÃinsincÃrità quÃâ¡ soi-mÃme, et mÃme, â¡ un degrà de plus, car alors il obÃissait aussi au dÃsir de la prendre par lÃamour-propre.
óJe te jure, lui disait-il, quelques instants avant quÃelle partÃt pour le thÃâtre, quÃen te demandant de ne pas sortir, tous mes souhaits, si jÃÃtais ÃgoÃste, seraient pour que tu me refuses, car jÃai mille choses â¡ faire ce soir et je me trouverai moi-mÃme pris au piÃge et bien ennuyà si contre toute attente tu me rÃponds que tu nÃiras pas. Mais mes occupations, mes plaisirs, ne sont pas tout, je dois penser â¡ toi. Il peut venir un jour oË me voyant â¡ jamais dÃtachà de toi tu auras le droit de me reprocher de ne pas tÃavoir avertie dans les minutes dÃcisives oË je sentais que jÃallais porter sur toi un de ces jugements sÃvÃres auxquels lÃamour ne rÃsiste pas longtemps. Vois-tu, ´Une nuit de ClÃopâtreª (quel titre!) nÃest rien dans la circonstance. Ce quÃil faut savoir cÃest si vraiment tu es cet Ãtre qui est au dernier rang de lÃesprit, et mÃme du charme, lÃÃtre mÃprisable qui nÃest pas capable de renoncer â¡ un plaisir. Alors, si tu es cela, comment pourrait-on tÃaimer, car tu nÃes mÃme pas une personne, une crÃature dÃfinie, imparfaite, mais du moins perfectible? Tu es une eau informe qui coule selon la pente quÃon lui offre, un poisson sans mÃmoire et sans rÃflexion qui tant quÃil vivra dans son aquarium se heurtera cent fois par jour contre le vitrage quÃil continuera â¡ prendre pour de lÃeau. Comprends-tu que ta rÃponse, je ne dis pas aura pour effet que je cesserai de tÃaimer immÃdiatement, bien entendu, mais te rendra moins sÃduisante â¡ mes yeux quand je comprendrai que tu nÃes pas une personne, que tu es au-dessous de toutes les choses et ne sais te placer au-dessus dÃaucune? â¦videmment jÃaurais mieux aimà te demander comme une chose sans importance, de renoncer ⡠´Une nuit de ClÃopâtreª (puisque tu mÃobliges â¡ me souiller les lÃvres de ce nom abject) dans lÃespoir que tu irais cependant. Mais, dÃcidà ⡠tenir un tel compte, â¡ tirer de telles consÃquences de ta rÃponse, jÃai trouvà plus loyal de tÃen prÃvenir.ª
Odette depuis un moment donnait des signes dÃÃmotion et dÃincertitude. A dÃfaut du sens de ce discours, elle comprenait quÃil pouvait rentrer dans le genre commun des ´laÃusª, et scÃnes de reproches ou de supplications dont lÃhabitude quÃelle avait des hommes lui permettait sans sÃattacher aux dÃtails des mots, de conclure quÃils ne les prononceraient pas sÃils nÃÃtaient pas amoureux, que du moment quÃils Ãtaient amoureux, il Ãtait inutile de leur obÃir, quÃils ne le seraient que plus aprÃs. Aussi aurait-elle Ãcoutà Swann avec le plus grand calme si elle nÃavait vu que lÃheure passait et que pour peu quÃil parlât encore quelque temps, elle allait, comme elle le lui dit avec un sourire tendre, obstinà et confus, ´finir par manquer lÃOuverture!ª
DÃautres fois il lui disait que ce qui plus que tout ferait quÃil cesserait de lÃaimer, cÃest quÃelle ne voulËt pas renoncer â¡ mentir. ´MÃme au simple point de vue de la coquetterie, lui disait-il, ne comprends-tu donc pas combien tu perds de ta sÃduction en tÃabaissant â¡ mentir? Par un aveu! combien de fautes tu pourrais racheter! Vraiment tu es bien moins intelligente que je ne croyais!ª Mais cÃest en vain que Swann lui exposait ainsi toutes les raisons quÃelle avait de ne pas mentir; elles auraient pu ruiner chez Odette un systÃme gÃnÃral du mensonge; mais Odette nÃen possÃdait pas; elle se contentait seulement, dans chaque cas oË elle voulait que Swann ignorât quelque chose quÃelle avait fait, de ne pas le lui dire. Ainsi le mensonge Ãtait pour elle un expÃdient dÃordre particulier; et ce qui seul pouvait dÃcider si elle devait sÃen servir ou avouer la vÃritÃ, cÃÃtait une raison dÃordre particulier aussi, la chance plus ou moins grande quÃil y avait pour que Swann pËt dÃcouvrir quÃelle nÃavait pas dit la vÃritÃ.
Physiquement, elle traversait une mauvaise phase: elle Ãpaississait; et le charme expressif et dolent, les regards ÃtonnÃs et rÃveurs quÃelle avait autrefois semblaient avoir disparu avec sa premiÃre jeunesse. De sorte quÃelle Ãtait devenue si chÃre â¡ Swann au moment pour ainsi dire oË il la trouvait prÃcisÃment bien moins jolie. Il la regardait longuement pour tâcher de ressaisir le charme quÃil lui avait connu, et ne le retrouvait pas. Mais savoir que sous cette chrysalide nouvelle, cÃÃtait toujours Odette qui vivait, toujours la mÃme volontà fugace, insaisissable et sournoise, suffisait â¡ Swann pour quÃil continuât de mettre la mÃme passion â¡ chercher â¡ la capter. Puis il regardait des photographies dÃil y avait deux ans, il se rappelait comme elle avait Ãtà dÃlicieuse. Et cela le consolait un peu de se donner tant de mal pour elle.
Quand les Verdurin lÃemmenaient â¡ Saint-Germain, â¡ Chatou, â¡ Meulan, souvent, si cÃÃtait dans la belle saison, ils proposaient, sur place, de rester â¡ coucher et de ne revenir que le lendemain. Mme Verdurin cherchait â¡ apaiser les scrupules du pianiste dont la tante Ãtait restÃe â¡ Paris.
óElle sera enchantÃe dÃÃtre dÃbarrassÃe de vous pour un jour. Et comment sÃinquiÃterait-elle, elle vous sait avec nous? dÃailleurs je prends tout sous mon bonnet.
Mais si elle nÃy rÃussissait pas, M. Verdurin partait en campagne, trouvait un bureau de tÃlÃgraphe ou un messager et sÃinformait de ceux des fidÃles qui avaient quelquÃun â¡ faire prÃvenir. Mais Odette le remerciait et disait quÃelle nÃavait de dÃpÃche â¡ faire pour personne, car elle avait dit â¡ Swann une fois pour toutes quÃen lui en envoyant une aux yeux de tous, elle se compromettrait. Parfois cÃÃtait pour plusieurs jours quÃelle sÃabsentait, les Verdurin lÃemmenaient voir les tombeaux de Dreux, ou â¡ CompiÃgne admirer, sur le conseil du peintre, des couchers de soleil en forÃt et on poussait jusquÃau château de Pierrefonds.
ó´Penser quÃelle pourrait visiter de vrais monuments avec moi qui ai Ãtudià lÃarchitecture pendant dix ans et qui suis tout le temps supplià de mener â¡ Beauvais ou â¡ Saint-Loup-de-Naud des gens de la plus haute valeur et ne le ferais que pour elle, et quÃâ¡ la place elle va avec les derniÃres des brutes sÃextasier successivement devant les dÃjections de Louis-Philippe et devant celles de Viollet-le-Duc! Il me semble quÃil nÃy a pas besoin dÃÃtre artiste pour cela et que, mÃme sans flair particuliÃrement fin, on ne choisit pas dÃaller villÃgiaturer dans des latrines pour Ãtre plus â¡ portÃe de respirer des excrÃments.ª
Mais quand elle Ãtait partie pour Dreux ou pour Pierrefonds,óhÃlas, sans lui permettre dÃy aller, comme par hasard, de son cÃtÃ, car ´cela ferait un effet dÃplorableª, disait-elle,óil se plongeait dans le plus enivrant des romans dÃamour, lÃindicateur des chemins de fer, qui lui apprenait les moyens de la rejoindre, lÃaprÃs-midi, le soir, ce matin mÃme! Le moyen? presque davantage: lÃautorisation. Car enfin lÃindicateur et les trains eux-mÃmes nÃÃtaient pas faits pour des chiens. Si on faisait savoir au public, par voie dÃimprimÃs, quÃâ¡ huit heures du matin partait un train qui arrivait â¡ Pierrefonds â¡ dix heures, cÃest donc quÃaller â¡ Pierrefonds Ãtait un acte licite, pour lequel la permission dÃOdette Ãtait superflue; et cÃÃtait aussi un acte qui pouvait avoir un tout autre motif que le dÃsir de rencontrer Odette, puisque des gens qui ne la connaissaient pas lÃaccomplissaient chaque jour, en assez grand nombre pour que cela valËt la peine de faire chauffer des locomotives.
En somme elle ne pouvait tout de mÃme pas lÃempÃcher dÃaller â¡ Pierrefonds sÃil en avait envie! Or, justement, il sentait quÃil en avait envie, et que sÃil nÃavait pas connu Odette, certainement il y serait allÃ. Il y avait longtemps quÃil voulait se faire une idÃe plus prÃcise des travaux de restauration de Viollet-le-Duc. Et par le temps quÃil faisait, il Ãprouvait lÃimpÃrieux dÃsir dÃune promenade dans la forÃt de CompiÃgne.
Ce nÃÃtait vraiment pas de chance quÃelle lui dÃfendÃt le seul endroit qui le tentait aujourdÃhui. AujourdÃhui! SÃil y allait, malgrà son interdiction, il pourrait la voir aujourdÃhui mÃme! Mais, alors que, si elle eËt retrouvà ⡠Pierrefonds quelque indiffÃrent, elle lui eËt dit joyeusement: ´Tiens, vous ici!ª, et lui aurait demandà dÃaller la voir â¡ lÃhÃtel oË elle Ãtait descendue avec les Verdurin, au contraire si elle lÃy rencontrait, lui, Swann, elle serait froissÃe, elle se dirait quÃelle Ãtait suivie, elle lÃaimerait moins, peut-Ãtre se dÃtournerait-elle avec colÃre en lÃapercevant. ´Alors, je nÃai plus le droit de voyager!ª, lui dirait-elle au retour, tandis quÃen somme cÃÃtait lui quinÃavait plus le droit de voyager!
Il avait eu un moment lÃidÃe, pour pouvoir aller â¡ CompiÃgne et â¡ Pierrefonds sans avoir lÃair que ce fËt pour rencontrer Odette, de sÃy faire emmener par un de ses amis, le marquis de Forestelle, qui avait un château dans le voisinage. Celui-ci, â¡ qui il avait fait part de son projet sans lui en dire le motif, ne se sentait pas de joie et sÃÃmerveillait que Swann, pour la premiÃre fois depuis quinze ans, consentÃt enfin â¡ venir voir sa propriÃtà et, quoiquÃil ne voulait pas sÃy arrÃter, lui avait-il dit, lui promÃt du moins de faire ensemble des promenades et des excursions pendant plusieurs jours. Swann sÃimaginait dÃjâ¡ lâ¡-bas avec M. de Forestelle. MÃme avant dÃy voir Odette, mÃme sÃil ne rÃussissait pas â¡ lÃy voir, quel bonheur il aurait â¡ mettre le pied sur cette terre oË ne sachant pas lÃendroit exact, â¡ tel moment, de sa prÃsence, il sentirait palpiter partout la possibilità de sa brusque apparition: dans la cour du château, devenu beau pour lui parce que cÃÃtait â¡ cause dÃelle quÃil Ãtait allà le voir; dans toutes les rues de la ville, qui lui semblait romanesque; sur chaque route de la forÃt, rosÃe par un couchant profond et tendre;óasiles innombrables et alternatifs, oË venait simultanÃment se rÃfugier, dans lÃincertaine ubiquità de ses espÃrances, son cúur heureux, vagabond et multipliÃ. ´Surtout, dirait-il â¡ M. de Forestelle, prenons garde de ne pas tomber sur Odette et les Verdurin; je viens dÃapprendre quÃils sont justement aujourdÃhui â¡ Pierrefonds. On a assez le temps de se voir â¡ Paris, ce ne serait pas la peine de le quitter pour ne pas pouvoir faire un pas les uns sans les autres.ª Et son ami ne comprendrait pas pourquoi une fois lâ¡-bas il changerait vingt fois de projets, inspecterait les salles â¡ manger de tous les hÃtels de CompiÃgne sans se dÃcider â¡ sÃasseoir dans aucune de celles oË pourtant on nÃavait pas vu trace de Verdurin, ayant lÃair de rechercher ce quÃil disait vouloir fuir et du reste le fuyant dÃs quÃil lÃaurait trouvÃ, car sÃil avait rencontrà le petit groupe, il sÃen serait Ãcartà avec affectation, content dÃavoir vu Odette et quÃelle lÃeËt vu, surtout quÃelle lÃeËt vu ne se souciant pas dÃelle. Mais non, elle devinerait bien que cÃÃtait pour elle quÃil Ãtait lâ¡. Et quand M. de Forestelle venait le chercher pour partir, il lui disait: ´HÃlas! non, je ne peux pas aller aujourdÃhui â¡ Pierrefonds, Odette y est justement.ª Et Swann Ãtait heureux malgrà tout de sentir que, si seul de tous les mortels il nÃavait pas le droit en ce jour dÃaller â¡ Pierrefonds, cÃÃtait parce quÃil Ãtait en effet pour Odette quelquÃun de diffÃrent des autres, son amant, et que cette restriction apportÃe pour lui au droit universel de libre circulation, nÃÃtait quÃune des formes de cet esclavage, de cet amour qui lui Ãtait si cher. DÃcidÃment il valait mieux ne pas risquer de se brouiller avec elle, patienter, attendre son retour. Il passait ses journÃes penchà sur une carte de la forÃt de CompiÃgne comme si ÃÃavait Ãtà la carte du Tendre, sÃentourait de photographies du château de Pierrefonds. DÃs que venait le jour oË il Ãtait possible quÃelle revÃnt, il rouvrait lÃindicateur, calculait quel train elle avait dË prendre, et si elle sÃÃtait attardÃe, ceux qui lui restaient encore. Il ne sortait pas de peur de manquer une dÃpÃche, ne se couchait pas, pour le cas oË, revenue par le dernier train, elle aurait voulu lui faire la surprise de venir le voir au milieu de la nuit. Justement il entendait sonner â¡ la porte cochÃre, il lui semblait quÃon tardait â¡ ouvrir, il voulait Ãveiller le concierge, se mettait â¡ la fenÃtre pour appeler Odette si cÃÃtait elle, car malgrà les recommandations quÃil Ãtait descendu faire plus de dix fois lui-mÃme, on Ãtait capable de lui dire quÃil nÃÃtait pas lâ¡. CÃÃtait un domestique qui rentrait. Il remarquait le vol incessant des voitures qui passaient, auquel il nÃavait jamais fait attention autrefois. Il Ãcoutait chacune venir au loin, sÃapprocher, dÃpasser sa porte sans sÃÃtre arrÃtÃe et porter plus loin un message qui nÃÃtait pas pour lui. Il attendait toute la nuit, bien inutilement, car les Verdurin ayant avancà leur retour, Odette Ãtait â¡ Paris depuis midi; elle nÃavait pas eu lÃidÃe de lÃen prÃvenir; ne sachant que faire elle avait Ãtà passer sa soirÃe seule au thÃâtre et il y avait longtemps quÃelle Ãtait rentrÃe se coucher et dormait.
CÃest quÃelle nÃavait mÃme pas pensà ⡠lui. Et de tels moments oË elle oubliait jusquÃâ¡ lÃexistence de Swann Ãtaient plus utiles â¡ Odette, servaient mieux â¡ lui attacher Swann, que toute sa coquetterie. Car ainsi Swann vivait dans cette agitation douloureuse qui avait dÃjâ¡ Ãtà assez puissante pour faire Ãclore son amour le soir oË il nÃavait pas trouvà Odette chez les Verdurin et lÃavait cherchÃe toute la soirÃe. Et il nÃavait pas, comme jÃeus â¡ Combray dans mon enfance, des journÃes heureuses pendant lesquelles sÃoublient les souffrances qui renaÃtront le soir. Les journÃes, Swann les passait sans Odette; et par moments il se disait que laisser une aussi jolie femme sortir ainsi seule dans Paris Ãtait aussi imprudent que de poser un Ãcrin plein de bijoux au milieu de la rue. Alors il sÃindignait contre tous les passants comme contre autant de voleurs. Mais leur visage collectif et informe Ãchappant â¡ son imagination ne nourrissait pas sa jalousie. Il fatiguait la pensÃe de Swann, lequel, se passant la main sur les yeux, sÃÃcriait: ´A la grâce de Dieuª, comme ceux qui aprÃs sÃÃtre acharnÃs â¡ Ãtreindre le problÃme de la rÃalità du monde extÃrieur ou de lÃimmortalità de lÃâme accordent la dÃtente dÃun acte de foi â¡ leur cerveau lassÃ. Mais toujours la pensÃe de lÃabsente Ãtait indissolublement mÃlÃe aux actes les plus simples de la vie de Swann,ódÃjeuner, recevoir son courrier, sortir, se coucher,ópar la tristesse mÃme quÃil avait â¡ les accomplir sans elle, comme ces initiales de Philibert le Beau que dans lÃÃglise de Brou, â¡ cause du regret quÃelle avait de lui, Marguerite dÃAutriche entrelaÃa partout aux siennes. Certains jours, au lieu de rester chez lui, il allait prendre son dÃjeuner dans un restaurant assez voisin dont il avait apprÃcià autrefois la bonne cuisine et oË maintenant il nÃallait plus que pour une de ces raisons, â¡ la fois mystiques et saugrenues, quÃon appelle romanesques; cÃest que ce restaurant (lequel existe encore) portait le mÃme nom que la rue habitÃe par Odette: LapÃrouse. Quelquefois, quand elle avait fait un court dÃplacement ce nÃest quÃaprÃs plusieurs jours quÃelle songeait â¡ lui faire savoir quÃelle Ãtait revenue â¡ Paris. Et elle lui disait tout simplement, sans plus prendre comme autrefois la prÃcaution de se couvrir â¡ tout hasard dÃun petit morceau empruntà ⡠la vÃritÃ, quÃelle venait dÃy rentrer â¡ lÃinstant mÃme par le train du matin. Ces paroles Ãtaient mensongÃres; du moins pour Odette elles Ãtaient mensongÃres, inconsistantes, nÃayant pas, comme si elles avaient Ãtà vraies, un point dÃappui dans le souvenir de son arrivÃe â¡ la gare; mÃme elle Ãtait empÃchÃe de se les reprÃsenter au moment oË elle les prononÃait, par lÃimage contradictoire de ce quÃelle avait fait de tout diffÃrent au moment oË elle prÃtendait Ãtre descendue du train. Mais dans lÃesprit de Swann au contraire ces paroles qui ne rencontraient aucun obstacle venaient sÃincruster et prendre lÃinamovibilità dÃune vÃrità si indubitable que si un ami lui disait Ãtre venu par ce train et ne pas avoir vu Odette il Ãtait persuadà que cÃÃtait lÃami qui se trompait de jour ou dÃheure puisque son dire ne se conciliait pas avec les paroles dÃOdette. Celles-ci ne lui eussent paru mensongÃres que sÃil sÃÃtait dÃabord dÃfià quÃelles le fussent. Pour quÃil crËt quÃelle mentait, un soupÃon prÃalable Ãtait une condition nÃcessaire. CÃÃtait dÃailleurs aussi une condition suffisante. Alors tout ce que disait Odette lui paraissait suspect. LÃentendait-il citer un nom, cÃÃtait certainement celui dÃun de ses amants; une fois cette supposition forgÃe, il passait des semaines â¡ se dÃsoler; il sÃaboucha mÃme une fois avec une agence de renseignements pour savoir lÃadresse, lÃemploi du temps de lÃinconnu qui ne le laisserait respirer que quand il serait parti en voyage, et dont il finit par apprendre que cÃÃtait un oncle dÃOdette mort depuis vingt ans.
Bien quÃelle ne lui permÃt pas en gÃnÃral de la rejoindre dans des lieux publics disant que cela ferait jaser, il arrivait que dans une soirÃe oË il Ãtait invità comme elle,óchez Forcheville, chez le peintre, ou â¡ un bal de charità dans un ministÃre,óil se trouvât en mÃme temps quÃelle. Il la voyait mais nÃosait pas rester de peur de lÃirriter en ayant lÃair dÃÃpier les plaisirs quÃelle prenait avec dÃautres et quiótandis quÃil rentrait solitaire, quÃil allait se coucher anxieux comme je devais lÃÃtre moi-mÃme quelques annÃes plus tard les soirs oË il viendrait dÃner â¡ la maison, â¡ Combrayólui semblaient illimitÃs parce quÃil nÃen avait pas vu la fin. Et une fois ou deux il connut par de tels soirs de ces joies quÃon serait tentÃ, si elles ne subissaient avec tant de violence le choc en retour de lÃinquiÃtude brusquement arrÃtÃe, dÃappeler des joies calmes, parce quÃelles consistent en un apaisement: il Ãtait allà passer un instant â¡ un raout chez le peintre et sÃapprÃtait â¡ le quitter; il y laissait Odette muÃe en une brillante ÃtrangÃre, au milieu dÃhommes â¡ qui ses regards et sa gaietà qui nÃÃtaient pas pour lui, semblaient parler de quelque voluptÃ, qui serait goËtÃe lâ¡ ou ailleurs (peut-Ãtre au ´Bal des IncohÃrentsª oË il tremblait quÃelle nÃallât ensuite) et qui causait â¡ Swann plus de jalousie que lÃunion charnelle mÃme parce quÃil lÃimaginait plus difficilement; il Ãtait dÃjâ¡ prÃt â¡ passer la porte de lÃatelier quand il sÃentendait rappeler par ces mots (qui en retranchant de la fÃte cette fin qui lÃÃpouvantait, la lui rendaient rÃtrospectivement innocente, faisaient du retour dÃOdette une chose non plus inconcevable et terrible, mais douce et connue et qui tiendrait â¡ cÃtà de lui, pareille â¡ un peu de sa vie de tous les jours, dans sa voiture, et dÃpouillait Odette elle-mÃme de son apparence trop brillante et gaie, montraient que ce nÃÃtait quÃun dÃguisement quÃelle avait revÃtu un moment, pour lui-mÃme, non en vue de mystÃrieux plaisirs, et duquel elle Ãtait dÃjâ¡ lasse), par ces mots quÃOdette lui jetait, comme il Ãtait dÃjâ¡ sur le seuil: ´Vous ne voudriez pas mÃattendre cinq minutes, je vais partir, nous reviendrions ensemble, vous me ramÃneriez chez moi.ª
Il est vrai quÃun jour Forcheville avait demandà ⡠Ãtre ramenà en mÃme temps, mais comme, arrivà devant la porte dÃOdette il avait sollicità la permission dÃentrer aussi, Odette lui avait rÃpondu en montrant Swann: ´Ah! cela dÃpend de ce monsieur-lâ¡, demandez-lui. Enfin, entrez un moment si vous voulez, mais pas longtemps parce que je vous prÃviens quÃil aime causer tranquillement avec moi, et quÃil nÃaime pas beaucoup quÃil y ait des visites quand il vient. Ah! si vous connaissiez cet Ãtre-lâ¡ autant que je le connais; nÃest-ce pas, my love, il nÃy a que moi qui vous connaisse bien?ª
Et Swann Ãtait peut-Ãtre encore plus touchà de la voir ainsi lui adresser en prÃsence de Forcheville, non seulement ces paroles de tendresse, de prÃdilection, mais encore certaines critiques comme: ´Je suis sËre que vous nÃavez pas encore rÃpondu â¡ vos amis pour votre dÃner de dimanche. NÃy allez pas si vous ne voulez pas, mais soyez au moins poliª, ou: ´Avez-vous laissà seulement ici votre essai sur Ver Meer pour pouvoir lÃavancer un peu demain? Quel paresseux! Je vous ferai travailler, moi!ª qui prouvaient quÃOdette se tenait au courant de ses invitations dans le monde et de ses Ãtudes dÃart, quÃils avaient bien une vie â¡ eux deux. Et en disant cela elle lui adressait un sourire au fond duquel il la sentait toute â¡ lui.
Alors â¡ ces moments-lâ¡, pendant quÃelle leur faisait de lÃorangeade, tout dÃun coup, comme quand un rÃflecteur mal rÃglà dÃabord promÃne autour dÃun objet, sur la muraille, de grandes ombres fantastiques qui viennent ensuite se replier et sÃanÃantir en lui, toutes les idÃes terribles et mouvantes quÃil se faisait dÃOdette sÃÃvanouissaient, rejoignaient le corps charmant que Swann avait devant lui. Il avait le brusque soupÃon que cette heure passÃe chez Odette, sous la lampe, nÃÃtait peut-Ãtre pas une heure factice, â¡ son usage â¡ lui (destinÃe â¡ masquer cette chose effrayante et dÃlicieuse â¡ laquelle il pensait sans cesse sans pouvoir bien se la reprÃsenter, une heure de la vraie vie dÃOdette, de la vie dÃOdette quand lui nÃÃtait pas lâ¡), avec des accessoires de thÃâtre et des fruits de carton, mais Ãtait peut-Ãtre une heure pour de bon de la vie dÃOdette, que sÃil nÃavait pas Ãtà lâ¡ elle eËt avancà ⡠Forcheville le mÃme fauteuil et lui eËt versà non un breuvage inconnu, mais prÃcisÃment cette orangeade; que le monde habità par Odette nÃÃtait pas cet autre monde effroyable et surnaturel oË il passait son temps â¡ la situer et qui nÃexistait peut-Ãtre que dans son imagination, mais lÃunivers rÃel, ne dÃgageant aucune tristesse spÃciale, comprenant cette table oË il allait pouvoir Ãcrire et cette boisson â¡ laquelle il lui serait permis de goËter, tous ces objets quÃil contemplait avec autant de curiosità et dÃadmiration que de gratitude, car si en absorbant ses rÃves ils lÃen avaient dÃlivrÃ, eux en revanche, sÃen Ãtaient enrichis, ils lui en montraient la rÃalisation palpable, et ils intÃressaient son esprit, ils prenaient du relief devant ses regards, en mÃme temps quÃils tranquillisaient son cúur. Ah! si le destin avait permis quÃil pËt nÃavoir quÃune seule demeure avec Odette et que chez elle il fËt chez lui, si en demandant au domestique ce quÃil y avait â¡ dÃjeuner cÃeËt Ãtà le menu dÃOdette quÃil avait appris en rÃponse, si quand Odette voulait aller le matin se promener avenue du Bois-de-Boulogne, son devoir de bon mari lÃavait obligÃ, nÃeËt-il pas envie de sortir, â¡ lÃaccompagner, portant son manteau quand elle avait trop chaud, et le soir aprÃs le dÃner si elle avait envie de rester chez elle en dÃshabillÃ, sÃil avait Ãtà forcà de rester lâ¡ prÃs dÃelle, â¡ faire ce quÃelle voudrait; alors combien tous les riens de la vie de Swann qui lui semblaient si tristes, au contraire parce quÃils auraient en mÃme temps fait partie de la vie dÃOdette auraient pris, mÃme les plus familiers,óet comme cette lampe, cette orangeade, ce fauteuil qui contenaient tant de rÃve, qui matÃrialisaient tant de dÃsiróune sorte de douceur surabondante et de densità mystÃrieuse.
Pourtant il se doutait bien que ce quÃil regrettait ainsi cÃÃtait un calme, une paix qui nÃauraient pas Ãtà pour son amour une atmosphÃre favorable. Quand Odette cesserait dÃÃtre pour lui une crÃature toujours absente, regrettÃe, imaginaire, quand le sentiment quÃil aurait pour elle ne serait plus ce mÃme trouble mystÃrieux que lui causait la phrase de la sonate, mais de lÃaffection, de la reconnaissance quand sÃÃtabliraient entre eux des rapports normaux qui mettraient fin â¡ sa folie et â¡ sa tristesse, alors sans doute les actes de la vie dÃOdette lui paraÃtraient peu intÃressants en eux-mÃmesócomme il avait dÃjâ¡ eu plusieurs fois le soupÃon quÃils Ãtaient, par exemple le jour oË il avait lu â¡ travers lÃenveloppe la lettre adressÃe â¡ Forcheville. ConsidÃrant son mal avec autant de sagacità que sÃil se lÃÃtait inoculà pour en faire lÃÃtude, il se disait que, quand il serait guÃri, ce que pourrait faire Odette lui serait indiffÃrent. Mais du sein de son Ãtat morbide, â¡ vrai dire, il redoutait â¡ lÃÃgal de la mort une telle guÃrison, qui eËt Ãtà en effet la mort de tout ce quÃil Ãtait actuellement.
AprÃs ces tranquilles soirÃes, les soupÃons de Swann Ãtaient calmÃs; il bÃnissait Odette et le lendemain, dÃs le matin, il faisait envoyer chez elle les plus beaux bijoux, parce que ces bontÃs de la veille avaient excità ou sa gratitude, ou le dÃsir de les voir se renouveler, ou un paroxysme dÃamour qui avait besoin de se dÃpenser.
Mais, â¡ dÃautres moments, sa douleur le reprenait, il sÃimaginait quÃOdette Ãtait la maÃtresse de Forcheville et que quand tous deux lÃavaient vu, du fond du landau des Verdurin, au Bois, la veille de la fÃte de Chatou oË il nÃavait pas Ãtà invitÃ, la prier vainement, avec cet air de dÃsespoir quÃavait remarquà jusquÃâ¡ son cocher, de revenir avec lui, puis sÃen retourner de son cÃtÃ, seul et vaincu, elle avait dË avoir pour le dÃsigner â¡ Forcheville et lui dire: ´Hein! ce quÃil rage!ª les mÃmes regards, brillants, malicieux, abaissÃs et sournois, que le jour oË celui-ci avait chassà Saniette de chez les Verdurin.
Alors Swann la dÃtestait. ´Mais aussi, je suis trop bÃte, se disait-il, je paie avec mon argent le plaisir des autres. Elle fera tout de mÃme bien de faire attention et de ne pas trop tirer sur la corde, car je pourrais bien ne plus rien donner du tout. En tous cas, renonÃons provisoirement aux gentillesses supplÃmentaires! Penser que pas plus tard quÃhier, comme elle disait avoir envie dÃassister â¡ la saison de Bayreuth, jÃai eu la bÃtise de lui proposer de louer un des jolis châteaux du roi de BaviÃre pour nous deux dans les environs. Et dÃailleurs elle nÃa pas paru plus ravie que cela, elle nÃa encore dit ni oui ni non; espÃrons quÃelle refusera, grand Dieu! Entendre du Wagner pendant quinze jours avec elle qui sÃen soucie comme un poisson dÃune pomme, ce serait gai!ª Et sa haine, tout comme son amour, ayant besoin de se manifester et dÃagir, il se plaisait â¡ pousser de plus en plus loin ses imaginations mauvaises, parce que, grâce aux perfidies quÃil prÃtait â¡ Odette, il la dÃtestait davantage et pourrait sióce quÃil cherchait â¡ se figureróelles se trouvaient Ãtre vraies, avoir une occasion de la punir et dÃassouvir sur elle sa rage grandissante. Il alla ainsi jusquÃâ¡ supposer quÃil allait recevoir une lettre dÃelle oË elle lui demanderait de lÃargent pour louer ce château prÃs de Bayreuth, mais en le prÃvenant quÃil nÃy pourrait pas venir, parce quÃelle avait promis â¡ Forcheville et aux Verdurin de les inviter. Ah! comme il eËt aimà quÃelle pËt avoir cette audace. Quelle joie il aurait â¡ refuser, â¡ rÃdiger la rÃponse vengeresse dont il se complaisait â¡ choisir, â¡ Ãnoncer tout haut les termes, comme sÃil avait reÃu la lettre en rÃalitÃ.
Or, cÃest ce qui arriva le lendemain mÃme. Elle lui Ãcrivit que les Verdurin et leurs amis avaient manifestà le dÃsir dÃassister â¡ ces reprÃsentations de Wagner et que, sÃil voulait bien lui envoyer cet argent, elle aurait enfin, aprÃs avoir Ãtà si souvent reÃue chez eux, le plaisir de les inviter â¡ son tour. De lui, elle ne disait pas un mot, il Ãtait sous-entendu que leur prÃsence excluait la sienne.
Alors cette terrible rÃponse dont il avait arrÃtà chaque mot la veille sans oser espÃrer quÃelle pourrait servir jamais il avait la joie de la lui faire porter. HÃlas! il sentait bien quÃavec lÃargent quÃelle avait, ou quÃelle trouverait facilement, elle pourrait tout de mÃme louer â¡ Bayreuth puisquÃelle en avait envie, elle qui nÃÃtait pas capable de faire de diffÃrence entre Bach et Clapisson. Mais elle y vivrait malgrà tout plus chichement. Pas moyen comme sÃil lui eËt envoyà cette fois quelques billets de mille francs, dÃorganiser chaque soir, dans un château, de ces soupers fins aprÃs lesquels elle se serait peut-Ãtre passà la fantaisie,óquÃil Ãtait possible quÃelle nÃeËt jamais eue encoreó, de tomber dans les bras de Forcheville. Et puis du moins, ce voyage dÃtestÃ, ce nÃÃtait pas lui, Swann, qui le paierait!óAh! sÃil avait pu lÃempÃcher, si elle avait pu se fouler le pied avant de partir, si le cocher de la voiture qui lÃemmÃnerait â¡ la gare avait consenti, â¡ nÃimporte quel prix, â¡ la conduire dans un lieu oË elle fËt restÃe quelque temps sÃquestrÃe, cette femme perfide, aux yeux ÃmaillÃs par un sourire de complicità adressà ⡠Forcheville, quÃOdette Ãtait pour Swann depuis quarante-huit heures.
Mais elle ne lÃÃtait jamais pour trÃs longtemps; au bout de quelques jours le regard luisant et fourbe perdait de son Ãclat et de sa duplicitÃ, cette image dÃune Odette exÃcrÃe disant â¡ Forcheville: ´Ce quÃil rage!ª commenÃait â¡ pâlir, â¡ sÃeffacer. Alors, progressivement reparaissait et sÃÃlevait en brillant doucement, le visage de lÃautre Odette, de celle qui adressait aussi un sourire â¡ Forcheville, mais un sourire oË il nÃy avait pour Swann que de la tendresse, quand elle disait: ´Ne restez pas longtemps, car ce monsieur-lâ¡ nÃaime pas beaucoup que jÃaie des visites quand il a envie dÃÃtre auprÃs de moi. Ah! si vous connaissiez cet Ãtre-lâ¡ autant que je le connais!ª, ce mÃme sourire quÃelle avait pour remercier Swann de quelque trait de sa dÃlicatesse quÃelle prisait si fort, de quelque conseil quÃelle lui avait demandà dans une de ces circonstances graves oË elle nÃavait confiance quÃen lui.
Alors, â¡ cette Odette-lâ¡, il se demandait comment il avait pu Ãcrire cette lettre outrageante dont sans doute jusquÃici elle ne lÃeËt pas cru capable, et qui avait dË le faire descendre du rang ÃlevÃ, unique, que par sa bontÃ, sa loyautÃ, il avait conquis dans son estime. Il allait lui devenir moins cher, car cÃÃtait pour ces qualitÃs-lâ¡, quÃelle ne trouvait ni â¡ Forcheville ni â¡ aucun autre, quÃelle lÃaimait. CÃÃtait â¡ cause dÃelles quÃOdette lui tÃmoignait si souvent une gentillesse quÃil comptait pour rien au moment oË il Ãtait jaloux, parce quÃelle nÃÃtait pas une marque de dÃsir, et prouvait mÃme plutÃt de lÃaffection que de lÃamour, mais dont il recommenÃait â¡ sentir lÃimportance au fur et â¡ mesure que la dÃtente spontanÃe de ses soupÃons, souvent accentuÃe par la distraction que lui apportait une lecture dÃart ou la conversation dÃun ami, rendait sa passion moins exigeante de rÃciprocitÃs.
Maintenant quÃaprÃs cette oscillation, Odette Ãtait naturellement revenue â¡ la place dÃoË la jalousie de Swann lÃavait un moment ÃcartÃe, dans lÃangle oË il la trouvait charmante, il se la figurait pleine de tendresse, avec un regard de consentement, si jolie ainsi, quÃil ne pouvait sÃempÃcher dÃavancer les lÃvres vers elle comme si elle avait Ãtà lâ¡ et quÃil eËt pu lÃembrasser; et il lui gardait de ce regard enchanteur et bon autant de reconnaissance que si elle venait de lÃavoir rÃellement et si cela nÃeËt pas Ãtà seulement son imagination qui venait de le peindre pour donner satisfaction â¡ son dÃsir.
Comme il avait dË lui faire de la peine! Certes il trouvait des raisons valables â¡ son ressentiment contre elle, mais elles nÃauraient pas suffi â¡ le lui faire Ãprouver sÃil ne lÃavait pas autant aimÃe. NÃavait-il pas eu des griefs aussi graves contre dÃautres femmes, auxquelles il eËt nÃanmoins volontiers rendu service aujourdÃhui, Ãtant contre elles sans colÃre parce quÃil ne les aimait plus. SÃil devait jamais un jour se trouver dans le mÃme Ãtat dÃindiffÃrence vis-â¡-vis dÃOdette, il comprendrait que cÃÃtait sa jalousie seule qui lui avait fait trouver quelque chose dÃatroce, dÃimpardonnable, â¡ ce dÃsir, au fond si naturel, provenant dÃun peu dÃenfantillage et aussi dÃune certaine dÃlicatesse dÃâme, de pouvoir â¡ son tour, puisquÃune occasion sÃen prÃsentait, rendre des politesses aux Verdurin, jouer â¡ la maÃtresse de maison.
Il revenait â¡ ce point de vueóopposà ⡠celui de son amour et de sa jalousie et auquel il se plaÃait quelquefois par une sorte dÃÃquità intellectuelle et pour faire la part des diverses probabilitÃsódÃoË il essayait de juger Odette comme sÃil ne lÃavait pas aimÃe, comme si elle Ãtait pour lui une femme comme les autres, comme si la vie dÃOdette nÃavait pas ÃtÃ, dÃs quÃil nÃÃtait plus lâ¡, diffÃrente, tramÃe en cachette de lui, ourdie contre lui.
Pourquoi croire quÃelle goËterait lâ¡-bas avec Forcheville ou avec dÃautres des plaisirs enivrants quÃelle nÃavait pas connus auprÃs de lui et que seule sa jalousie forgeait de toutes piÃces? A Bayreuth comme â¡ Paris, sÃil arrivait que Forcheville pensât â¡ lui ce nÃeËt pu Ãtre que comme â¡ quelquÃun qui comptait beaucoup dans la vie dÃOdette, â¡ qui il Ãtait obligà de cÃder la place, quand ils se rencontraient chez elle. Si Forcheville et elle triomphaient dÃÃtre lâ¡-bas malgrà lui, cÃest lui qui lÃaurait voulu en cherchant inutilement â¡ lÃempÃcher dÃy aller, tandis que sÃil avait approuvà son projet, dÃailleurs dÃfendable, elle aurait eu lÃair dÃÃtre lâ¡-bas dÃaprÃs son avis, elle sÃy serait sentie envoyÃe, logÃe par lui, et le plaisir quÃelle aurait Ãprouvà ⡠recevoir ces gens qui lÃavaient tant reÃue, cÃest â¡ Swann quÃelle en aurait su grÃ.
Et,óau lieu quÃelle allait partir brouillÃe avec lui, sans lÃavoir revuó, sÃil lui envoyait cet argent, sÃil lÃencourageait â¡ ce voyage et sÃoccupait de le lui rendre agrÃable, elle allait accourir, heureuse, reconnaissante, et il aurait cette joie de la voir quÃil nÃavait pas goËtÃe depuis prÃs dÃune semaine et que rien ne pouvait lui remplacer. Car sitÃt que Swann pouvait se la reprÃsenter sans horreur, quÃil revoyait de la bontà dans son sourire, et que le dÃsir de lÃenlever â¡ tout autre, nÃÃtait plus ajoutà par la jalousie â¡ son amour, cet amour redevenait surtout un goËt pour les sensations que lui donnait la personne dÃOdette, pour le plaisir quÃil avait â¡ admirer comme un spectacle ou â¡ interroger comme un phÃnomÃne, le lever dÃun de ses regards, la formation dÃun de ses sourires, lÃÃmission dÃune intonation de sa voix. Et ce plaisir diffÃrent de tous les autres, avait fini par crÃer en lui un besoin dÃelle et quÃelle seule pouvait assouvir par sa prÃsence ou ses lettres, presque aussi dÃsintÃressÃ, presque aussi artistique, aussi pervers, quÃun autre besoin qui caractÃrisait cette pÃriode nouvelle de la vie de Swann oË â¡ la sÃcheresse, â¡ la dÃpression des annÃes antÃrieures avait succÃdà une sorte de trop-plein spirituel, sans quÃil sËt davantage â¡ quoi il devait cet enrichissement inespÃrà de sa vie intÃrieure quÃune personne de santà dÃlicate qui â¡ partir dÃun certain moment se fortifie, engraisse, et semble pendant quelque temps sÃacheminer vers une complÃte guÃrisonócet autre besoin qui se dÃveloppait aussi en dehors du monde rÃel, cÃÃtait celui dÃentendre, de connaÃtre de la musique.
Ainsi, par le chimisme mÃme de son mal, aprÃs quÃil avait fait de la jalousie avec son amour, il recommenÃait â¡ fabriquer de la tendresse, de la pitià pour Odette. Elle Ãtait redevenue lÃOdette charmante et bonne. Il avait des remords dÃavoir Ãtà dur pour elle. Il voulait quÃelle vÃnt prÃs de lui et, auparavant, il voulait lui avoir procurà quelque plaisir, pour voir la reconnaissance pÃtrir son visage et modeler son sourire.
Aussi Odette, sËre de le voir venir aprÃs quelques jours, aussi tendre et soumis quÃavant, lui demander une rÃconciliation, prenait-elle lÃhabitude de ne plus craindre de lui dÃplaire et mÃme de lÃirriter et lui refusait-elle, quand cela lui Ãtait commode, les faveurs auxquelles il tenait le plus.
Peut-Ãtre ne savait-elle pas combien il avait Ãtà sincÃre vis-â¡-vis dÃelle pendant la brouille, quand il lui avait dit quÃil ne lui enverrait pas dÃargent et chercherait â¡ lui faire du mal. Peut-Ãtre ne savait-elle pas davantage combien il lÃÃtait, vis-â¡-vis sinon dÃelle, du moins de lui-mÃme, en dÃautres cas oË dans lÃintÃrÃt de lÃavenir de leur liaison, pour montrer â¡ Odette quÃil Ãtait capable de se passer dÃelle, quÃune rupture restait toujours possible, il dÃcidait de rester quelque temps sans aller chez elle.
Parfois cÃÃtait aprÃs quelques jours oË elle ne lui avait pas causà de souci nouveau; et comme, des visites prochaines quÃil lui ferait, il savait quÃil ne pouvait tirer nulle bien grande joie mais plus probablement quelque chagrin qui mettrait fin au calme oË il se trouvait, il lui Ãcrivait quÃÃtant trÃs occupà il ne pourrait la voir aucun des jours quÃil lui avait dit. Or une lettre dÃelle, se croisant avec la sienne, le priait prÃcisÃment de dÃplacer un rendez-vous. Il se demandait pourquoi; ses soupÃons, sa douleur le reprenaient. Il ne pouvait plus tenir, dans lÃÃtat nouveau dÃagitation oË il se trouvait, lÃengagement quÃil avait pris dans lÃÃtat antÃrieur de calme relatif, il courait chez elle et exigeait de la voir tous les jours suivants. Et mÃme si elle ne lui avait pas Ãcrit la premiÃre, si elle rÃpondait seulement, cela suffisait pour quÃil ne pËt plus rester sans la voir. Car, contrairement au calcul de Swann, le consentement dÃOdette avait tout changà en lui. Comme tous ceux qui possÃdent une chose, pour savoir ce qui arriverait sÃil cessait un moment de la possÃder, il avait Ãtà cette chose de son esprit, en y laissant tout le reste dans le mÃme Ãtat que quand elle Ãtait lâ¡. Or lÃabsence dÃune chose, ce nÃest pas que cela, ce nÃest pas un simple manque partiel, cÃest un bouleversement de tout le reste, cÃest un Ãtat nouveau quÃon ne peut prÃvoir dans lÃancien.
Mais dÃautres fois au contraire,óOdette Ãtait sur le point de partir en voyage,ócÃÃtait aprÃs quelque petite querelle dont il choisissait le prÃtexte, quÃil se rÃsolvait â¡ ne pas lui Ãcrire et â¡ ne pas la revoir avant son retour, donnant ainsi les apparences, et demandant le bÃnÃfice dÃune grande brouille, quÃelle croirait peut-Ãtre dÃfinitive, â¡ une sÃparation dont la plus longue part Ãtait inÃvitable du fait du voyage et quÃil faisait commencer seulement un peu plus tÃt. DÃjâ¡ il se figurait Odette inquiÃte, affligÃe, de nÃavoir reÃu ni visite ni lettre et cette image, en calmant sa jalousie, lui rendait facile de se dÃshabituer de la voir. Sans doute, par moments, tout au bout de son esprit oË sa rÃsolution la refoulait grâce â¡ toute la longueur interposÃe des trois semaines de sÃparation acceptÃe, cÃÃtait avec plaisir quÃil considÃrait lÃidÃe quÃil reverrait Odette â¡ son retour: mais cÃÃtait aussi avec si peu dÃimpatience quÃil commenÃait â¡ se demander sÃil ne doublerait pas volontierement la durÃe dÃune abstinence si facile. Elle ne datait encore que de trois jours, temps beaucoup moins long que celui quÃil avait souvent passà en ne voyant pas Odette, et sans lÃavoir comme maintenant prÃmÃditÃ. Et pourtant voici quÃune lÃgÃre contrariÃtà ou un malaise physique,óen lÃincitant â¡ considÃrer le moment prÃsent comme un moment exceptionnel, en dehors de la rÃgle, oË la sagesse mÃme admettrait dÃaccueillir lÃapaisement quÃapporte un plaisir et de donner congÃ, jusquÃâ¡ la reprise utile de lÃeffort, â¡ la volontÃósuspendait lÃaction de celle-ci qui cessait dÃexercer sa compression; ou, moins que cela, le souvenir dÃun renseignement quÃil avait oublià de demander â¡ Odette, si elle avait dÃcidà la couleur dont elle voulait faire repeindre sa voiture, ou pour une certaine valeur de bourse, si cÃÃtait des actions ordinaires ou privilÃgiÃes quÃelle dÃsirait acquÃrir (cÃÃtait trÃs joli de lui montrer quÃil pouvait rester sans la voir, mais si aprÃs Ãa la peinture Ãtait â¡ refaire ou si les actions ne donnaient pas de dividende, il serait bien avancÃ), voici que comme un caoutchouc tendu quÃon lâche ou comme lÃair dans une machine pneumatique quÃon entrÃouvre, lÃidÃe de la revoir, des lointains oË elle Ãtait maintenue, revenait dÃun bond dans le champ du prÃsent et des possibilitÃs immÃdiates.
Elle y revenait sans plus trouver de rÃsistance, et dÃailleurs si irrÃsistible que Swann avait eu bien moins de peine â¡ sentir sÃapprocher un â¡ un les quinze jours quÃil devait rester sÃparà dÃOdette, quÃil nÃen avait â¡ attendre les dix minutes que son cocher mettait pour atteler la voiture qui allait lÃemmener chez elle et quÃil passait dans des transports dÃimpatience et de joie oË il ressaisissait mille fois pour lui prodiguer sa tendresse cette idÃe de la retrouver qui, par un retour si brusque, au moment oË il la croyait si loin, Ãtait de nouveau prÃs de lui dans sa plus proche conscience. CÃest quÃelle ne trouvait plus pour lui faire obstacle le dÃsir de chercher sans plus tarder â¡ lui rÃsister qui nÃexistait plus chez Swann depuis que sÃÃtant prouvà ⡠lui-mÃme,óil le croyait du moins,óquÃil en Ãtait si aisÃment capable, il ne voyait plus aucun inconvÃnient â¡ ajourner un essai de sÃparation quÃil Ãtait certain maintenant de mettre â¡ exÃcution dÃs quÃil le voudrait. CÃest aussi que cette idÃe de la revoir revenait parÃe pour lui dÃune nouveautÃ, dÃune sÃduction, douÃe dÃune virulence que lÃhabitude avait ÃmoussÃes, mais qui sÃÃtaient retrempÃes dans cette privation non de trois jours mais de quinze (car la durÃe dÃun renoncement doit se calculer, par anticipation, sur le terme assignÃ), et de ce qui jusque-lâ¡ eËt Ãtà un plaisir attendu quÃon sacrifie aisÃment, avait fait un bonheur inespÃrà contre lequel on est sans force. CÃest enfin quÃelle y revenait embellie par lÃignorance oË Ãtait Swann de ce quÃOdette avait pu penser, faire peut-Ãtre en voyant quÃil ne lui avait pas donnà signe de vie, si bien que ce quÃil allait trouver cÃÃtait la rÃvÃlation passionnante dÃune Odette presque inconnue.
Mais elle, de mÃme quÃelle avait cru que son refus dÃargent nÃÃtait quÃune feinte, ne voyait quÃun prÃtexte dans le renseignement que Swann venait lui demander, sur la voiture â¡ repeindre, ou la valeur â¡ acheter. Car elle ne reconstituait pas les diverses phases de ces crises quÃil traversait et dans lÃidÃe quÃelle sÃen faisait, elle omettait dÃen comprendre le mÃcanisme, ne croyant quÃâ¡ ce quÃelle connaissait dÃavance, â¡ la nÃcessaire, â¡ lÃinfaillible et toujours identique terminaison. IdÃe incomplÃte,ódÃautant plus profonde peut-Ãtreósi on la jugeait du point de vue de Swann qui eËt sans doute trouvà quÃil Ãtait incompris dÃOdette, comme un morphinomane ou un tuberculeux, persuadÃs quÃils ont Ãtà arrÃtÃs, lÃun par un ÃvÃnement extÃrieur au moment oË il allait se dÃlivrer de son habitude invÃtÃrÃe, lÃautre par une indisposition accidentelle au moment oË il allait Ãtre enfin rÃtabli, se sentent incompris du mÃdecin qui nÃattache pas la mÃme importance quÃeux â¡ ces prÃtendues contingences, simples dÃguisements, selon lui, revÃtus, pour redevenir sensibles â¡ ses malades, par le vice et lÃÃtat morbide qui, en rÃalitÃ, nÃont pas cessà de peser incurablement sur eux tandis quÃils berÃaient des rÃves de sagesse ou de guÃrison. Et de fait, lÃamour de Swann en Ãtait arrivà ⡠ce degrà oË le mÃdecin et, dans certaines affections, le chirurgien le plus audacieux, se demandent si priver un malade de son vice ou lui Ãter son mal, est encore raisonnable ou mÃme possible.
Certes lÃÃtendue de cet amour, Swann nÃen avait pas une conscience directe. Quand il cherchait â¡ le mesurer, il lui arrivait parfois quÃil semblât diminuÃ, presque rÃduit â¡ rien; par exemple, le peu de goËt, presque le dÃgoËt que lui avaient inspirÃ, avant quÃil aimât Odette, ses traits expressifs, son teint sans fraÃcheur, lui revenait â¡ certains jours. ´Vraiment il y a progrÃs sensible, se disait-il le lendemain; â¡ voir exactement les choses, je nÃavais presque aucun plaisir hier â¡ Ãtre dans son lit, cÃest curieux je la trouvais mÃme laide.ª Et certes, il Ãtait sincÃre, mais son amour sÃÃtendait bien au-delâ¡ des rÃgions du dÃsir physique. La personne mÃme dÃOdette nÃy tenait plus une grande place. Quand du regard il rencontrait sur sa table la photographie dÃOdette, ou quand elle venait le voir, il avait peine â¡ identifier la figure de chair ou de bristol avec le trouble douloureux et constant qui habitait en lui. Il se disait presque avec Ãtonnement: ´CÃest elleª comme si tout dÃun coup on nous montrait extÃriorisÃe devant nous une de nos maladies et que nous ne la trouvions pas ressemblante â¡ ce que nous souffrons. ´Elleª, il essayait de se demander ce que cÃÃtait; car cÃest une ressemblance de lÃamour et de la mort, plutÃt que celles si vagues, que lÃon redit toujours, de nous faire interroger plus avant, dans la peur que sa rÃalità se dÃrobe, le mystÃre de la personnalitÃ. Et cette maladie quÃÃtait lÃamour de Swann avait tellement multipliÃ, il Ãtait si Ãtroitement mÃlà ⡠toutes les habitudes de Swann, â¡ tous ses actes, â¡ sa pensÃe, â¡ sa santÃ, â¡ son sommeil, â¡ sa vie, mÃme â¡ ce quÃil dÃsirait pour aprÃs sa mort, il ne faisait tellement plus quÃun avec lui, quÃon nÃaurait pas pu lÃarracher de lui sans le dÃtruire lui-mÃme â¡ peu prÃs tout entier: comme on dit en chirurgie, son amour nÃÃtait plus opÃrable.
Par cet amour Swann avait Ãtà tellement dÃtachà de tous les intÃrÃts, que quand par hasard il retournait dans le monde en se disant que ses relations comme une monture ÃlÃgante quÃelle nÃaurait pas dÃailleurs su estimer trÃs exactement, pouvaient lui rendre â¡ lui-mÃme un peu de prix aux yeux dÃOdette (et ÃÃaurait peut-Ãtre Ãtà vrai en effet si elles nÃavaient Ãtà avilies par cet amour mÃme, qui pour Odette dÃprÃciait toutes les choses quÃil touchait par le fait quÃil semblait les proclamer moins prÃcieuses), il y Ãprouvait, â¡ cÃtà de la dÃtresse dÃÃtre dans des lieux, au milieu de gens quÃelle ne connaissait pas, le plaisir dÃsintÃressà quÃil aurait pris â¡ un roman ou â¡ un tableau oË sont peints les divertissements dÃune classe oisive, comme, chez lui, il se complaisait â¡ considÃrer le fonctionnement de sa vie domestique, lÃÃlÃgance de sa garde-robe et de sa livrÃe, le bon placement de ses valeurs, de la mÃme faÃon quÃâ¡ lire dans Saint-Simon, qui Ãtait un de ses auteurs favoris, la mÃcanique des journÃes, le menu des repas de Mme de Maintenon, ou lÃavarice avisÃe et le grand train de Lulli. Et dans la faible mesure oË ce dÃtachement nÃÃtait pas absolu, la raison de ce plaisir nouveau que goËtait Swann, cÃÃtait de pouvoir Ãmigrer un moment dans les rares parties de lui-mÃme restÃes presque ÃtrangÃres â¡ son amour, â¡ son chagrin. A cet Ãgard cette personnalitÃ, que lui attribuait ma grandÃtante, de ´fils Swannª, distincte de sa personnalità plus individuelle de Charles Swann, Ãtait celle oË il se plaisait maintenant le mieux. Un jour que, pour lÃanniversaire de la princesse de Parme (et parce quÃelle pouvait souvent Ãtre indirectement agrÃable â¡ Odette en lui faisant avoir des places pour des galas, des jubilÃs), il avait voulu lui envoyer des fruits, ne sachant pas trop comment les commander, il en avait chargà une cousine de sa mÃre qui, ravie de faire une commission pour lui, lui avait Ãcrit, en lui rendant compte quÃelle nÃavait pas pris tous les fruits au mÃme endroit, mais les raisins chez Crapote dont cÃest la spÃcialitÃ, les fraises chez Jauret, les poires chez Chevet oË elles Ãtaient plus belles, etc., ´chaque fruit visità et examinà un par un par moiª. Et en effet, par les remerciements de la princesse, il avait pu juger du parfum des fraises et du moelleux des poires. Mais surtout le ´chaque fruit visità et examinà un par un par moiª avait Ãtà un apaisement â¡ sa souffrance, en emmenant sa conscience dans une rÃgion oË il se rendait rarement, bien quÃelle lui appartÃnt comme hÃritier dÃune famille de riche et bonne bourgeoisie oË sÃÃtaient conservÃs hÃrÃditairement, tout prÃts â¡ Ãtre mis â¡ son service dÃs quÃil le souhaitait, la connaissance des ´bonnes adressesª et lÃart de savoir bien faire une commande.
Certes, il avait trop longtemps oublià quÃil Ãtait le ´fils Swannª pour ne pas ressentir quand il le redevenait un moment, un plaisir plus vif que ceux quÃil eËt pu Ãprouver le reste du temps et sur lesquels il Ãtait blasÃ; et si lÃamabilità des bourgeois, pour lesquels il restait surtout cela, Ãtait moins vive que celle de lÃaristocratie (mais plus flatteuse dÃailleurs, car chez eux du moins elle ne se sÃpare jamais de la considÃration), une lettre dÃaltesse, quelques divertissements princiers quÃelle lui proposât, ne pouvait lui Ãtre aussi agrÃable que celle qui lui demandait dÃÃtre tÃmoin, ou seulement dÃassister â¡ un mariage dans la famille de vieux amis de ses parents dont les uns avaient continuà ⡠le voirócomme mon grand-pÃre qui, lÃannÃe prÃcÃdente, lÃavait invità au mariage de ma mÃreóet dont certains autres le connaissaient personnellement â¡ peine mais se croyaient des devoirs de politesse envers le fils, envers le digne successeur de feu M. Swann.
Mais, par les intimitÃs dÃjâ¡ anciennes quÃil avait parmi eux, les gens du monde, dans une certaine mesure, faisaient aussi partie de sa maison, de son domestique et de sa famille. Il se sentait, â¡ considÃrer ses brillantes amitiÃs, le mÃme appui hors de lui-mÃme, le mÃme confort, quÃâ¡ regarder les belles terres, la belle argenterie, le beau linge de table, qui lui venaient des siens. Et la pensÃe que sÃil tombait chez lui frappà dÃune attaque ce serait tout naturellement le duc de Chartres, le prince de Reuss, le duc de Luxembourg et le baron de Charlus, que son valet de chambre courrait chercher, lui apportait la mÃme consolation quÃâ¡ notre vieille FranÃoise de savoir quÃelle serait ensevelie dans des draps fins â¡ elle, marquÃs, non reprisÃs (ou si finement que cela ne donnait quÃune plus haute idÃe du soin de lÃouvriÃre), linceul de lÃimage frÃquente duquel elle tirait une certaine satisfaction, sinon de bien-Ãtre, au moins dÃamour-propre. Mais surtout, comme dans toutes celles de ses actions, et de ses pensÃes qui se rapportaient â¡ Odette, Swann Ãtait constamment dominà et dirigà par le sentiment inavouà quÃil lui Ãtait peut-Ãtre pas moins cher, mais moins agrÃable â¡ voir que quiconque, que le plus ennuyeux fidÃle des Verdurin, quand il se reportait â¡ un monde pour qui il Ãtait lÃhomme exquis par excellence, quÃon faisait tout pour attirer, quÃon se dÃsolait de ne pas voir, il recommenÃait â¡ croire â¡ lÃexistence dÃune vie plus heureuse, presque â¡ en Ãprouver lÃappÃtit, comme il arrive â¡ un malade alità depuis des mois, â¡ la diÃte, et qui aperÃoit dans un journal le menu dÃun dÃjeuner officiel ou lÃannonce dÃune croisiÃre en Sicile.
SÃil Ãtait obligà de donner des excuses aux gens du monde pour ne pas leur faire de visites, cÃÃtait de lui en faire quÃil cherchait â¡ sÃexcuser auprÃs dÃOdette. Encore les payait-il (se demandant â¡ la fin du mois, pour peu quÃil eËt un peu abusà de sa patience et fËt allà souvent la voir, si cÃÃtait assez de lui envoyer quatre mille francs), et pour chacune trouvait un prÃtexte, un prÃsent â¡ lui apporter, un renseignement dont elle avait besoin, M. de Charlus quÃelle avait rencontrà allant chez elle, et qui avait exigà quÃil lÃaccompagnât. Et â¡ dÃfaut dÃaucun, il priait M. de Charlus de courir chez elle, de lui dire comme spontanÃment, au cours de la conversation, quÃil se rappelait avoir â¡ parler â¡ Swann, quÃelle voulËt bien lui faire demander de passer tout de suite chez elle; mais le plus souvent Swann attendait en vain et M. de Charlus lui disait le soir que son moyen nÃavait pas rÃussi. De sorte que si elle faisait maintenant de frÃquentes absences, mÃme â¡ Paris, quand elle y restait, elle le voyait peu, et elle qui, quand elle lÃaimait, lui disait: ´Je suis toujours libreª et ´QuÃest-ce que lÃopinion des autres peut me faire?ª, maintenant, chaque fois quÃil voulait la voir, elle invoquait les convenances ou prÃtextait des occupations. Quand il parlait dÃaller â¡ une fÃte de charitÃ, â¡ un vernissage, â¡ une premiÃre, oË elle serait, elle lui disait quÃil voulait afficher leur liaison, quÃil la traitait comme une fille. CÃest au point que pour tâcher de nÃÃtre pas partout privà de la rencontrer, Swann qui savait quÃelle connaissait et affectionnait beaucoup mon grand-oncle Adolphe dont il avait Ãtà lui-mÃme lÃami, alla le voir un jour dans son petit appartement de la rue de Bellechasse afin de lui demander dÃuser de son influence sur Odette. Comme elle prenait toujours, quand elle parlait â¡ Swann, de mon oncle, des airs poÃtiques, disant: ´Ah! lui, ce nÃest pas comme toi, cÃest une si belle chose, si grande, si jolie, que son amitià pour moi. Ce nÃest pas lui qui me considÃrerait assez peu pour vouloir se montrer avec moi dans tous les lieux publicsª, Swann fut embarrassà et ne savait pas â¡ quel ton il devait se hausser pour parler dÃelle â¡ mon oncle. Il posa dÃabord lÃexcellence a priori dÃOdette, lÃaxiome de sa supra-humanità sÃraphique, la rÃvÃlation de ses vertus indÃmontrables et dont la notion ne pouvait dÃriver de lÃexpÃrience. ´Je veux parler avec vous. Vous, vous savez quelle femme au-dessus de toutes les femmes, quel Ãtre adorable, quel ange est Odette. Mais vous savez ce que cÃest que la vie de Paris. Tout le monde ne connaÃt pas Odette sous le jour oË nous la connaissons vous et moi. Alors il y a des gens qui trouvent que je joue un rÃle un peu ridicule; elle ne peut mÃme pas admettre que je la rencontre dehors, au thÃâtre. Vous, en qui elle a tant de confiance, ne pourriez-vous lui dire quelques mots pour moi, lui assurer quÃelle sÃexagÃre le tort quÃun salut de moi lui cause?ª
Mon oncle conseilla â¡ Swann de rester un peu sans voir Odette qui ne lÃen aimerait que plus, et â¡ Odette de laisser Swann la retrouver partout oË cela lui plairait. Quelques jours aprÃs, Odette disait â¡ Swann quÃelle venait dÃavoir une dÃception en voyant que mon oncle Ãtait pareil â¡ tous les hommes: il venait dÃessayer de la prendre de force. Elle calma Swann qui au premier moment voulait aller provoquer mon oncle, mais il refusa de lui serrer la main quand il le rencontra. Il regretta dÃautant plus cette brouille avec mon oncle Adolphe quÃil avait espÃrÃ, sÃil lÃavait revu quelquefois et avait pu causer en toute confiance avec lui, tâcher de tirer au clair certains bruits relatifs â¡ la vie quÃOdette avait menÃe autrefois â¡ Nice. Or mon oncle Adolphe y passait lÃhiver. Et Swann pensait que cÃÃtait mÃme peut-Ãtre lâ¡ quÃil avait connu Odette. Le peu qui avait Ãchappà ⡠quelquÃun devant lui, relativement â¡ un homme qui aurait Ãtà lÃamant dÃOdette avait bouleversà Swann. Mais les choses quÃil aurait avant de les connaÃtre, trouvà le plus affreux dÃapprendre et le plus impossible de croire, une fois quÃil les savait, elles Ãtaient incorporÃes â¡ tout jamais â¡ sa tristesse, il les admettait, il nÃaurait plus pu comprendre quÃelles nÃeussent pas ÃtÃ. Seulement chacune opÃrait sur lÃidÃe quÃil se faisait de sa maÃtresse une retouche ineffaÃable. Il crut mÃme comprendre, une fois, que cette lÃgÃretà des múurs dÃOdette quÃil nÃeËt pas soupÃonnÃe, Ãtait assez connue, et quÃâ¡ Bade et â¡ Nice, quand elle y passait jadis plusieurs mois, elle avait eu une sorte de notoriÃtà galante. Il chercha, pour les interroger, â¡ se rapprocher de certains viveurs; mais ceux-ci savaient quÃil connaissait Odette; et puis il avait peur de les faire penser de nouveau â¡ elle, de les mettre sur ses traces. Mais lui â¡ qui jusque-lâ¡ rien nÃaurait pu paraÃtre aussi fastidieux que tout ce qui se rapportait â¡ la vie cosmopolite de Bade ou de Nice, apprenant quÃOdette avait peut-Ãtre fait autrefois la fÃte dans ces villes de plaisir, sans quÃil dËt jamais arriver â¡ savoir si cÃÃtait seulement pour satisfaire â¡ des besoins dÃargent que grâce â¡ lui elle nÃavait plus, ou â¡ des caprices qui pouvaient renaÃtre, maintenant il se penchait avec une angoisse impuissante, aveugle et vertigineuse vers lÃabÃme sans fond oË Ãtaient allÃes sÃengloutir ces annÃes du dÃbut du Septennat pendant lesquelles on passait lÃhiver sur la promenade des Anglais, lÃÃtà sous les tilleuls de Bade, et il leur trouvait une profondeur douloureuse mais magnifique comme celle que leur eËt prÃtÃe un poÃte; et il eËt mis â¡ reconstituer les petits faits de la chronique de la CÃte dÃAzur dÃalors, si elle avait pu lÃaider â¡ comprendre quelque chose du sourire ou des regardsópourtant si honnÃtes et si simplesódÃOdette, plus de passion que lÃesthÃticien qui interroge les documents subsistant de la Florence du XVe siÃcle pour tâcher dÃentrer plus avant dans lÃâme de la Primavera, de la bella Vanna, ou de la VÃnus, de Botticelli. Souvent sans lui rien dire il la regardait, il songeait; elle lui disait: ´Comme tu as lÃair triste!ª Il nÃy avait pas bien longtemps encore, de lÃidÃe quÃelle Ãtait une crÃature bonne, analogue aux meilleures quÃil eËt connues, il avait passà ⡠lÃidÃe quÃelle Ãtait une femme entretenue; inversement il lui Ãtait arrivà depuis de revenir de lÃOdette de CrÃcy, peut-Ãtre trop connue des fÃtards, des hommes â¡ femmes, â¡ ce visage dÃune expression parfois si douce, â¡ cette nature si humaine. Il se disait: ´QuÃest-ce que cela veut dire quÃâ¡ Nice tout le monde sache qui est Odette de CrÃcy? Ces rÃputations-lâ¡, mÃme vraies, sont faites avec les idÃes des autresª; il pensait que cette lÃgendeófËt-elle authentiqueóÃtait extÃrieure â¡ Odette, nÃÃtait pas en elle comme une personnalità irrÃductible et malfaisante; que la crÃature qui avait pu Ãtre amenÃe â¡ mal faire, cÃÃtait une femme aux bons yeux, au cúur plein de pitià pour la souffrance, au corps docile quÃil avait tenu, quÃil avait serrà dans ses bras et maniÃ, une femme quÃil pourrait arriver un jour â¡ possÃder toute, sÃil rÃussissait â¡ se rendre indispensable â¡ elle. Elle Ãtait lâ¡, souvent fatiguÃe, le visage vidà pour un instant de la prÃoccupation fÃbrile et joyeuse des choses inconnues qui faisaient souffrir Swann; elle Ãcartait ses cheveux avec ses mains; son front, sa figure paraissaient plus larges; alors, tout dÃun coup, quelque pensÃe simplement humaine, quelque bon sentiment comme il en existe dans toutes les crÃatures, quand dans un moment de repos ou de repliement elles sont livrÃes â¡ elles-mÃmes, jaillissait dans ses yeux comme un rayon jaune. Et aussitÃt tout son visage sÃÃclairait comme une campagne grise, couverte de nuages qui soudain sÃÃcartent, pour sa transfiguration, au moment du soleil couchant. La vie qui Ãtait en Odette â¡ ce moment-lâ¡, lÃavenir mÃme quÃelle semblait rÃveusement regarder, Swann aurait pu les partager avec elle; aucune agitation mauvaise ne semblait y avoir laissà de rÃsidu. Si rares quÃils devinssent, ces moments-lâ¡ ne furent pas inutiles. Par le souvenir Swann reliait ces parcelles, abolissait les intervalles, coulait comme en or une Odette de bontà et de calme pour laquelle il fit plus tard (comme on le verra dans la deuxiÃme partie de cet ouvrage) des sacrifices que lÃautre Odette nÃeËt pas obtenus. Mais que ces moments Ãtaient rares, et que maintenant il la voyait peu! MÃme pour leur rendez-vous du soir, elle ne lui disait quÃâ¡ la derniÃre minute si elle pourrait le lui accorder car, comptant quÃelle le trouverait toujours libre, elle voulait dÃabord Ãtre certaine que personne dÃautre ne lui proposerait de venir. Elle allÃguait quÃelle Ãtait obligÃe dÃattendre une rÃponse de la plus haute importance pour elle, et mÃme si aprÃs quÃelle avait fait venir Swann des amis demandaient â¡ Odette, quand la soirÃe Ãtait dÃjâ¡ commencÃe, de les rejoindre au thÃâtre ou â¡ souper, elle faisait un bond joyeux et sÃhabillait â¡ la hâte. Au fur et â¡ mesure quÃelle avanÃait dans sa toilette, chaque mouvement quÃelle faisait rapprochait Swann du moment oË il faudrait la quitter, oË elle sÃenfuirait dÃun Ãlan irrÃsistible; et quand, enfin prÃte, plongeant une derniÃre fois dans son miroir ses regards tendus et ÃclairÃs par lÃattention, elle remettait un peu de rouge â¡ ses lÃvres, fixait une mÃche sur son front et demandait son manteau de soirÃe bleu ciel avec des glands dÃor, Swann avait lÃair si triste quÃelle ne pouvait rÃprimer un geste dÃimpatience et disait: ´Voilâ¡ comme tu me remercies de tÃavoir gardà jusquÃâ¡ la derniÃre minute. Moi qui croyais avoir fait quelque chose de gentil. CÃest bon â¡ savoir pour une autre fois!ª Parfois, au risque de la fâcher, il se promettait de chercher â¡ savoir oË elle Ãtait allÃe, il rÃvait dÃune alliance avec Forcheville qui peut-Ãtre aurait pu le renseigner. DÃailleurs quand il savait avec qui elle passait la soirÃe, il Ãtait bien rare quÃil ne pËt pas dÃcouvrir dans toutes ses relations â¡ lui quelquÃun qui connaissait fËt-ce indirectement lÃhomme avec qui elle Ãtait sortie et pouvait facilement en obtenir tel ou tel renseignement. Et tandis quÃil Ãcrivait â¡ un de ses amis pour lui demander de chercher â¡ Ãclaircir tel ou tel point, il Ãprouvait le repos de cesser de se poser ses questions sans rÃponses et de transfÃrer â¡ un autre la fatigue dÃinterroger. Il est vrai que Swann nÃÃtait guÃre plus avancà quand il avait certains renseignements. Savoir ne permet pas toujours dÃempÃcher, mais du moins les choses que nous savons, nous les tenons, sinon entre nos mains, du moins dans notre pensÃe oË nous les disposons â¡ notre grÃ, ce qui nous donne lÃillusion dÃune sorte de pouvoir sur elles. Il Ãtait heureux toutes les fois oË M. de Charlus Ãtait avec Odette. Entre M. de Charlus et elle, Swann savait quÃil ne pouvait rien se passer, que quand M. de Charlus sortait avec elle cÃÃtait par amitià pour lui et quÃil ne ferait pas difficultà ⡠lui raconter ce quÃelle avait fait. Quelquefois elle avait dÃclarà si catÃgoriquement â¡ Swann quÃil lui Ãtait impossible de le voir un certain soir, elle avait lÃair de tenir tant â¡ une sortie, que Swann attachait une vÃritable importance â¡ ce que M. de Charlus fËt libre de lÃaccompagner. Le lendemain, sans oser poser beaucoup de questions â¡ M. de Charlus, il le contraignait, en ayant lÃair de ne pas bien comprendre ses premiÃres rÃponses, â¡ lui en donner de nouvelles, aprÃs chacune desquelles il se sentait plus soulagÃ, car il apprenait bien vite quÃOdette avait occupà sa soirÃe aux plaisirs les plus innocents. ´Mais comment, mon petit MÃmÃ, je ne comprends pas bien…, ce nÃest pas en sortant de chez elle que vous Ãtes allÃs au musÃe GrÃvin? Vous Ãtiez allÃs ailleurs dÃabord. Non?