deux mains derriÃre la tÃte et se recula sur le bord opposà du sofa comme pour lui faire une place. Mais aussitÃt elle sentit quÃelle semblait ainsi lui imposer une attitude qui lui Ãtait peut-Ãtre importune. Elle pensa que son amie aimerait peut-Ãtre mieux Ãtre loin dÃelle sur une chaise, elle se trouva indiscrÃte, la dÃlicatesse de son cúur sÃen alarma; reprenant toute la place sur le sofa elle ferma les yeux et se mit â¡ bâiller pour indiquer que lÃenvie de dormir Ãtait la seule raison pour laquelle elle sÃÃtait ainsi Ãtendue. Malgrà la familiarità rude et dominatrice quÃelle avait avec sa camarade, je reconnaissais les gestes obsÃquieux et rÃticents, les brusques scrupules de son pÃre. BientÃt elle se leva, feignit de vouloir fermer les volets et de nÃy pas rÃussir.
ó´Laisse donc tout ouvert, jÃai chaud,ª dit son amie.
ó´Mais cÃest assommant, on nous verraª, rÃpondit Mlle Vinteuil.
Mais elle devina sans doute que son amie penserait quÃelle nÃavait dit ces mots que pour la provoquer â¡ lui rÃpondre par certains autres quÃelle avait en effet le dÃsir dÃentendre, mais que par discrÃtion elle voulait lui laisser lÃinitiative de prononcer. Aussi son regard que je ne pouvais distinguer, dut-il prendre lÃexpression qui plaisait tant â¡ ma grandÃmÃre, quand elle ajouta vivement:
ó´Quand je dis nous voir, je veux dire nous voir lire, cÃest assommant, quelque chose insignifiante quÃon fasse, de penser que des yeux vous voient.ª
Par une gÃnÃrosità instinctive et une politesse involontaire elle taisait les mots prÃmÃditÃs quÃelle avait jugÃs indispensables â¡ la pleine rÃalisation de son dÃsir. Et â¡ tous moments au fond dÃelle-mÃme une vierge timide et suppliante implorait et faisait reculer un soudard fruste et vainqueur.
ó´Oui, cÃest probable quÃon nous regarde â¡ cette heure-ci, dans cette campagne frÃquentÃe, dit ironiquement son amie. Et puis quoi? Ajouta-t-elle (en croyant devoir accompagner dÃun clignement dÃyeux malicieux et tendre, ces mots quÃelle rÃcita par bontÃ, comme un texte, quÃelle savait Ãtre agrÃable â¡ Mlle Vinteuil, dÃun ton quÃelle sÃefforÃait de rendre cynique), quand mÃme on nous verrait ce nÃen est que meilleur.ª
Mlle Vinteuil frÃmit et se leva. Son cúur scrupuleux et sensible ignorait quelles paroles devaient spontanÃment venir sÃadapter â¡ la scÃne que ses sens rÃclamaient. Elle cherchait le plus loin quÃelle pouvait de sa vraie nature morale, â¡ trouver le langage propre â¡ la fille vicieuse quÃelle dÃsirait dÃÃtre, mais les mots quÃelle pensait que celle-ci eËt prononcÃs sincÃrement lui paraissaient faux dans sa bouche. Et le peu quÃelle sÃen permettait Ãtait dit sur un ton guindà oË ses habitudes de timidità paralysaient ses vellÃitÃs dÃaudace, et sÃentremÃlait de: ´tu nÃas pas froid, tu nÃas pas trop chaud, tu nÃas pas envie dÃÃtre seule et de lire?ª
ó´Mademoiselle me semble avoir des pensÃes bien lubriques, ce soirª, finit-elle par dire, rÃpÃtant sans doute une phrase quÃelle avait entendue autrefois dans la bouche de son amie.
Dans lÃÃchancrure de son corsage de crÃpe Mlle Vinteuil sentit que son amie piquait un baiser, elle poussa un petit cri, sÃÃchappa, et elles se poursuivirent en sautant, faisant voleter leurs larges manches comme des ailes et gloussant et piaillant comme des oiseaux amoureux. Puis Mlle Vinteuil finit par tomber sur le canapÃ, recouverte par le corps de son amie. Mais celle-ci tournait le dos â¡ la petite table sur laquelle Ãtait placà le portrait de lÃancien professeur de piano. Mlle Vinteuil comprit que son amie ne le verrait pas si elle nÃattirait pas sur lui son attention, et elle lui dit, comme si elle venait seulement de le remarquer:
ó´Oh! ce portrait de mon pÃre qui nous regarde, je ne sais pas qui a pu le mettre lâ¡, jÃai pourtant dit vingt fois que ce nÃÃtait pas sa place.ª
Je me souvins que cÃÃtaient les mots que M. Vinteuil avait dits â¡ mon pÃre â¡ propos du morceau de musique. Ce portrait leur servait sans doute habituellement pour des profanations rituelles, car son amie lui rÃpondit par ces paroles qui devaient faire partie de ses rÃponses liturgiques:
ó´Mais laisse-le donc oË il est, il nÃest plus lâ¡ pour nous embÃter. Crois-tu quÃil pleurnicherait, quÃil voudrait te mettre ton manteau, sÃil te voyait lâ¡, la fenÃtre ouverte, le vilain singe.ª
Mlle Vinteuil rÃpondit par des paroles de doux reproche: ´Voyons, voyonsª, qui prouvaient la bontà de sa nature, non quÃelles fussent dictÃes par lÃindignation que cette faÃon de parler de son pÃre eËt pu lui causer (Ãvidemment cÃÃtait lâ¡ un sentiment quÃelle sÃÃtait habituÃe, â¡ lÃaide de quels sophismes? â¡ faire taire en elle dans ces minutes-lâ¡), mais parce quÃelles Ãtaient comme un frein que pour ne pas se montrer ÃgoÃste elle mettait elle-mÃme au plaisir que son amie cherchait â¡ lui procurer. Et puis cette modÃration souriante en rÃpondant â¡ ces blasphÃmes, ce reproche hypocrite et tendre, paraissaient peut-Ãtre â¡ sa nature franche et bonne, une forme particuliÃrement infâme, une forme doucereuse de cette scÃlÃratesse quÃelle cherchait â¡ sÃassimiler. Mais elle ne put rÃsister â¡ lÃattrait du plaisir quÃelle Ãprouverait â¡ Ãtre traitÃe avec douceur par une personne si implacable envers un mort sans dÃfense; elle sauta sur les genoux de son amie, et lui tendit chastement son front â¡ baiser comme elle aurait pu faire si elle avait Ãtà sa fille, sentant avec dÃlices quÃelles allaient ainsi toutes deux au bout de la cruautà en ravissant â¡ M. Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa paternitÃ. Son amie lui prit la tÃte entre ses mains et lui dÃposa un baiser sur le front avec cette docilità que lui rendait facile la grande affection quÃelle avait pour Mlle Vinteuil et le dÃsir de mettre quelque distraction dans la vie si triste maintenant de lÃorpheline.
ó´Sais-tu ce que jÃai envie de lui faire â¡ cette vieille horreur?ª dit-elle en prenant le portrait.
Et elle murmura â¡ lÃoreille de Mlle Vinteuil quelque chose que je ne pus entendre.
ó´Oh! tu nÃoserais pas.ª
ó´Je nÃoserais pas cracher dessus? sur Ãa?ª dit lÃamie avec une brutalità voulue.
Je nÃen entendis pas davantage, car Mlle Vinteuil, dÃun air las, gauche, affairÃ, honnÃte et triste, vint fermer les volets et la fenÃtre, mais je savais maintenant, pour toutes les souffrances que pendant sa vie M. Vinteuil avait supportÃes â¡ cause de sa fille, ce quÃaprÃs la mort il avait reÃu dÃelle en salaire.
Et pourtant jÃai pensà depuis que si M. Vinteuil avait pu assister â¡ cette scÃne, il nÃeËt peut-Ãtre pas encore perdu sa foi dans le bon cúur de sa fille, et peut-Ãtre mÃme nÃeËt-il pas eu en cela tout â¡ fait tort. Certes, dans les habitudes de Mlle Vinteuil lÃapparence du mal Ãtait si entiÃre quÃon aurait eu de la peine â¡ la rencontrer rÃalisÃe â¡ ce degrà de perfection ailleurs que chez une sadique; cÃest â¡ la lumiÃre de la rampe des thÃâtres du boulevard plutÃt que sous la lampe dÃune maison de campagne vÃritable quÃon peut voir une fille faire cracher une amie sur le portrait dÃun pÃre qui nÃa vÃcu que pour elle; et il nÃy a guÃre que le sadisme qui donne un fondement dans la vie â¡ lÃesthÃtique du mÃlodrame. Dans la rÃalitÃ, en dehors des cas de sadisme, une fille aurait peut-Ãtre des manquements aussi cruels que ceux de Mlle Vinteuil envers la mÃmoire et les volontÃs de son pÃre mort, mais elle ne les rÃsumerait pas expressÃment en un acte dÃun symbolisme aussi rudimentaire et aussi naÃf; ce que sa conduite aurait de criminel serait plus voilà aux yeux des autres et mÃme â¡ ses yeux â¡ elle qui ferait le mal sans se lÃavouer. Mais, au-delâ¡ de lÃapparence, dans le cúur de Mlle Vinteuil, le mal, au dÃbut du moins, ne fut sans doute pas sans mÃlange. Une sadique comme elle est lÃartiste du mal, ce quÃune crÃature entiÃrement mauvaise ne pourrait Ãtre car le mal ne lui serait pas extÃrieur, il lui semblerait tout naturel, ne se distinguerait mÃme pas dÃelle; et la vertu, la mÃmoire des morts, la tendresse filiale, comme elle nÃen aurait pas le culte, elle ne trouverait pas un plaisir sacrilÃge â¡ les profaner. Les sadiques de lÃespÃce de Mlle Vinteuil sont des Ãtre si purement sentimentaux, si naturellement vertueux que mÃme le plaisir sensuel leur paraÃt quelque chose de mauvais, le privilÃge des mÃchants. Et quand ils se concÃdent â¡ eux-mÃmes de sÃy livrer un moment, cÃest dans la peau des mÃchants quÃils tâchent dÃentrer et de faire entrer leur complice, de faÃon â¡ avoir eu un moment lÃillusion de sÃÃtre ÃvadÃs de leur âme scrupuleuse et tendre, dans le monde inhumain du plaisir. Et je comprenais combien elle lÃeËt dÃsirà en voyant combien il lui Ãtait impossible dÃy rÃussir. Au moment oË elle se voulait si diffÃrente de son pÃre, ce quÃelle me rappelait cÃÃtait les faÃons de penser, de dire, du vieux professeur de piano. Bien plus que sa photographie, ce quÃelle profanait, ce quÃelle faisait servir â¡ ses plaisirs mais qui restait entre eux et elle et lÃempÃchait de les goËter directement, cÃÃtait la ressemblance de son visage, les yeux bleus de sa mÃre â¡ lui quÃil lui avait transmis comme un bijou de famille, ces gestes dÃamabilità qui interposaient entre le vice de Mlle Vinteuil et elle une phrasÃologie, une mentalità qui nÃÃtait pas faite pour lui et lÃempÃchait de le connaÃtre comme quelque chose de trÃs diffÃrent des nombreux devoirs de politesse auxquels elle se consacrait dÃhabitude. Ce nÃest pas le mal qui lui donnait lÃidÃe du plaisir, qui lui semblait agrÃable; cÃest le plaisir qui lui semblait malin. Et comme chaque fois quÃelle sÃy adonnait il sÃaccompagnait pour elle de ces pensÃes mauvaises qui le reste du temps Ãtaient absentes de son âme vertueuse, elle finissait par trouver au plaisir quelque chose de diabolique, par lÃidentifier au Mal. Peut-Ãtre Mlle Vinteuil sentait-elle que son amie nÃÃtait pas fonciÃrement mauvaise, et quÃelle nÃÃtait pas sincÃre au moment oË elle lui tenait ces propos blasphÃmatoires. Du moins avait-elle le plaisir dÃembrasser sur son visage, des sourires, des regards, feints peut-Ãtre, mais analogues dans leur expression vicieuse et basse â¡ ceux quÃaurait eus non un Ãtre de bontà et de souffrance, mais un Ãtre de cruautà et de plaisir. Elle pouvait sÃimaginer un instant quÃelle jouait vraiment les jeux quÃeËt jouÃs avec une complice aussi dÃnaturÃe, une fille qui aurait ressenti en effet ces sentiments barbares â¡ lÃÃgard de la mÃmoire de son pÃre. Peut-Ãtre nÃeËt-elle pas pensà que le mal fËt un Ãtat si rare, si extraordinaire, si dÃpaysant, oË il Ãtait si reposant dÃÃmigrer, si elle avait su discerner en elle comme en tout le monde, cette indiffÃrence aux souffrances quÃon cause et qui, quelques autres noms quÃon lui donne, est la forme terrible et permanente de la cruautÃ.
SÃil Ãtait assez simple dÃaller du cÃtà de MÃsÃglise, cÃÃtait une autre affaire dÃaller du cÃtà de Guermantes, car la promenade Ãtait longue et lÃon voulait Ãtre sËr du temps quÃil ferait. Quand on semblait entrer dans une sÃrie de beaux jours; quand FranÃoise dÃsespÃrÃe quÃil ne tombât pas une goutte dÃeau pour les ´pauvres rÃcoltesª, et ne voyant que de rares nuages blancs nageant â¡ la surface calme et bleue du ciel sÃÃcriait en gÃmissant: ´Ne dirait-on pas quÃon voit ni plus ni moins des chiens de mer qui jouent en montrant lâ¡-haut leurs museaux? Ah! ils pensent bien â¡ faire pleuvoir pour les pauvres laboureurs! Et puis quand les blÃs seront poussÃs, alors la pluie se mettra â¡ tomber tout â¡ petit patapon, sans discontinuer, sans plus savoir sur quoi elle tombe que si cÃÃtait sur la merª; quand mon pÃre avait reÃu invariablement les mÃmes rÃponses favorables du jardinier et du baromÃtre, alors on disait au dÃner: ´Demain sÃil fait le mÃme temps, nous irons du cÃtà de Guermantes.ª On partait tout de suite aprÃs dÃjeuner par la petite porte du jardin et on tombait dans la rue des Perchamps, Ãtroite et formant un angle aigu, remplie de graminÃes au milieu desquelles deux ou trois guÃpes passaient la journÃe â¡ herboriser, aussi bizarre que son nom dÃoË me semblaient dÃriver ses particularitÃs curieuses et sa personnalità revÃche, et quÃon chercherait en vain dans le Combray dÃaujourdÃhui oË sur son tracà ancien sÃÃlÃve lÃÃcole. Mais ma rÃverie (semblable â¡ ces architectes ÃlÃves de Viollet-le-Duc, qui, croyant retrouver sous un jubà Renaissance et un autel du XVIIe siÃcle les traces dÃun chúur roman, remettent tout lÃÃdifice dans lÃÃtat oË il devait Ãtre au XIIe siÃcle) ne laisse pas une pierre du bâtiment nouveau, reperce et ´restitueª la rue des Perchamps. Elle a dÃailleurs pour ces reconstitutions, des donnÃes plus prÃcises que nÃen ont gÃnÃralement les restaurateurs: quelques images conservÃes par ma mÃmoire, les derniÃres peut-Ãtre qui existent encore actuellement, et destinÃes â¡ Ãtre bientÃt anÃanties, de ce quÃÃtait le Combray du temps de mon enfance; et parce que cÃest lui-mÃme qui les a tracÃes en moi avant de disparaÃtre, Ãmouvantes,ósi on peut comparer un obscur portrait â¡ ces effigies glorieuses dont ma grandÃmÃre aimait â¡ me donner des reproductionsócomme ces gravures anciennes de la CÃne ou ce tableau de Gentile Bellini dans lesquels lÃon voit en un Ãtat qui nÃexiste plus aujourdÃhui le chef-dÃúuvre de Vinci et le portail de Saint-Marc.
On passait, rue de lÃOiseau, devant la vieille hÃtellerie de lÃOiseau fleschà dans la grande cour de laquelle entrÃrent quelquefois au XVIIe siÃcle les carrosses des duchesses de Montpensier, de Guermantes et de Montmorency quand elles avaient â¡ venir â¡ Combray pour quelque contestation avec leurs fermiers, pour une question dÃhommage. On gagnait le mail entre les arbres duquel apparaissait le clocher de Saint-Hilaire. Et jÃaurais voulu pouvoir mÃasseoir lâ¡ et rester toute la journÃe â¡ lire en Ãcoutant les cloches; car il faisait si beau et si tranquille que, quand sonnait lÃheure, on aurait dit non quÃelle rompait le calme du jour mais quÃelle le dÃbarrassait de ce quÃil contenait et que le clocher avec lÃexactitude indolente et soigneuse dÃune personne qui nÃa rien dÃautre â¡ faire, venait seulementópour exprimer et laisser tomber les quelques gouttes dÃor que la chaleur y avait lentement et naturellement amassÃesóde presser, au moment voulu, la plÃnitude du silence.
Le plus grand charme du cÃtà de Guermantes, cÃest quÃon y avait presque tout le temps â¡ cÃtà de soi le cours de la Vivonne. On la traversait une premiÃre fois, dix minutes aprÃs avoir quittà la maison, sur une passerelle dite le Pont-Vieux. DÃs le lendemain de notre arrivÃe, le jour de Pâques, aprÃs le sermon sÃil faisait beau temps, je courais jusque-lâ¡, voir dans ce dÃsordre dÃun matin de grande fÃte oË quelques prÃparatifs somptueux font paraÃtre plus sordides les ustensiles de mÃnage qui traÃnent encore, la riviÃre qui se promenait dÃjâ¡ en bleu-ciel entre les terres encore noires et nues, accompagnÃe seulement dÃune bande de coucous arrivÃs trop tÃt et de primevÃres en avance, cependant que Ãâ¡ et lâ¡ une violette au bec bleu laissait flÃchir sa tige sous le poids de la goutte dÃodeur quÃelle tenait dans son cornet. Le Pont-Vieux dÃbouchait dans un sentier de halage qui â¡ cet endroit se tapissait lÃÃtà du feuillage bleu dÃun noisetier sous lequel un pÃcheur en chapeau de paille avait pris racine. A Combray oË je savais quelle individualità de marÃchal ferrant ou de garÃon Ãpicier Ãtait dissimulÃe sous lÃuniforme du suisse ou le surplis de lÃenfant de chúur, ce pÃcheur est la seule personne dont je nÃaie jamais dÃcouvert lÃidentitÃ. Il devait connaÃtre mes parents, car il soulevait son chapeau quand nous passions; je voulais alors demander son nom, mais on me faisait signe de me taire pour ne pas effrayer le poisson. Nous nous engagions dans le sentier de halage qui dominait le courant dÃun talus de plusieurs pieds; de lÃautre cÃtà la rive Ãtait basse, Ãtendue en vastes prÃs jusquÃau village et jusquÃâ¡ la gare qui en Ãtait distante. Ils Ãtaient semÃs des restes, â¡ demi enfouis dans lÃherbe, du château des anciens comtes de Combray qui au Moyen âge avait de ce cÃtà le cours de la Vivonne comme dÃfense contre les attaques des sires de Guermantes et des abbÃs de Martinville. Ce nÃÃtaient plus que quelques fragments de tours bossuant la prairie, â¡ peine apparents, quelques crÃneaux dÃoË jadis lÃarbalÃtrier lanÃait des pierres, dÃoË le guetteur surveillait Novepont, Clairefontaine, Martinville-le-Sec, Bailleau-lÃExempt, toutes terres vassales de Guermantes entre lesquelles Combray Ãtait enclavÃ, aujourdÃhui au ras de lÃherbe, dominÃs par les enfants de lÃÃcole des frÃres qui venaient lâ¡ apprendre leurs leÃons ou jouer aux rÃcrÃations;ópassà presque descendu dans la terre, couchà au bord de lÃeau comme un promeneur qui prend le frais, mais me donnant fort â¡ songer, me faisant ajouter dans le nom de Combray â¡ la petite ville dÃaujourdÃhui une cità trÃs diffÃrente, retenant mes pensÃes par son visage incomprÃhensible et dÃautrefois quÃil cachait â¡ demi sous les boutons dÃor. Ils Ãtaient fort nombreux â¡ cet endroit quÃils avaient choisi pour leurs jeux sur lÃherbe, isolÃs, par couples, par troupes, jaunes comme un jaune dÃoeuf, brillants dÃautant plus, me semblait-il, que ne pouvant dÃriver vers aucune vellÃità de dÃgustation le plaisir que leur vue me causait, je lÃaccumulais dans leur surface dorÃe, jusquÃâ¡ ce quÃil devÃnt assez puissant pour produire de lÃinutile beautÃ; et cela dÃs ma plus petite enfance, quand du sentier de halage je tendais les bras vers eux sans pouvoir Ãpeler complÃtement leur joli nom de Princes de contes de fÃes franÃais, venus peut-Ãtre il y a bien des siÃcles dÃAsie mais apatriÃs pour toujours au village, contents du modeste horizon, aimant le soleil et le bord de lÃeau, fidÃles â¡ la petite vue de la gare, gardant encore pourtant comme certaines de nos vieilles toiles peintes, dans leur simplicità populaire, un poÃtique Ãclat dÃorient.
Je mÃamusais â¡ regarder les carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la riviÃre, oË elles sont â¡ leur tour encloses, â¡ la fois ´contenantª aux flancs transparents comme une eau durcie, et ´contenuª plongà dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant, Ãvoquaient lÃimage de la fraÃcheur dÃune faÃon plus dÃlicieuse et plus irritante quÃelles nÃeussent fait sur une table servie, en ne la montrant quÃen fuite dans cette allitÃration perpÃtuelle entre lÃeau sans consistance oË les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidità oË le palais ne pourrait en jouir. Je me promettais de venir lâ¡ plus tard avec des lignes; jÃobtenais quÃon tirât un peu de pain des provisions du goËter; jÃen jetais dans la Vivonne des boulettes qui semblaient suffire pour y provoquer un phÃnomÃne de sursaturation, car lÃeau se solidifiait aussitÃt autour dÃelles en grappes ovoÃdes de tÃtards inanitiÃs quÃelle tenait sans doute jusque-lâ¡ en dissolution, invisibles, tout prÃs dÃÃtre en voie de cristallisation.
BientÃt le cours de la Vivonne sÃobstrue de plantes dÃeau. Il y en a dÃabord dÃisolÃes comme tel nÃnufar â¡ qui le courant au travers duquel il Ãtait placà dÃune faÃon malheureuse laissait si peu de repos que comme un bac actionnà mÃcaniquement il nÃabordait une rive que pour retourner â¡ celle dÃoË il Ãtait venu, refaisant Ãternellement la double traversÃe. Poussà vers la rive, son pÃdoncule se dÃpliait, sÃallongeait, filait, atteignait lÃextrÃme limite de sa tension jusquÃau bord oË le courant le reprenait, le vert cordage se repliait sur lui-mÃme et ramenait la pauvre plante â¡ ce quÃon peut dÃautant mieux appeler son point de dÃpart quÃelle nÃy restait pas une seconde sans en repartir par une rÃpÃtition de la mÃme manúuvre. Je la retrouvais de promenade en promenade, toujours dans la mÃme situation, faisant penser â¡ certains neurasthÃniques au nombre desquels mon grand-pÃre comptait ma tante LÃonie, qui nous offrent sans changement au cours des annÃes le spectacle des habitudes bizarres quÃils se croient chaque fois â¡ la veille de secouer et quÃils gardent toujours; pris dans lÃengrenage de leurs malaises et de leurs manies, les efforts dans lesquels ils se dÃbattent inutilement pour en sortir ne font quÃassurer le fonctionnement et faire jouer le dÃclic de leur diÃtÃtique Ãtrange, inÃluctable et funeste. Tel Ãtait ce nÃnufar, pareil aussi â¡ quelquÃun de ces malheureux dont le tourment singulier, qui se rÃpÃte indÃfiniment durant lÃÃternitÃ, excitait la curiosità de Dante et dont il se serait fait raconter plus longuement les particularitÃs et la cause par le supplicià lui-mÃme, si Virgile, sÃÃloignant â¡ grands pas, ne lÃavait forcà ⡠le rattraper au plus vite, comme moi mes parents.
Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une propriÃtà dont lÃaccÃs Ãtait ouvert au public par celui â¡ qui elle appartenait et qui sÃy Ãtait complu â¡ des travaux dÃhorticulture aquatique, faisant fleurir, dans les petits Ãtangs que forme la Vivonne, de vÃritables jardins de nymphÃas. Comme les rives Ãtaient â¡ cet endroit trÃs boisÃes, les grandes ombres des arbres donnaient â¡ lÃeau un fond qui Ãtait habituellement dÃun vert sombre mais que parfois, quand nous rentrions par certains soirs rassÃrÃnÃs dÃaprÃs-midi orageux, jÃai vu dÃun bleu clair et cru, tirant sur le violet, dÃapparence cloisonnÃe et de goËt japonais. «⡠et lâ¡, â¡ la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphÃa au cúur Ãcarlate, blanc sur les bords. Plus loin, les fleurs plus nombreuses Ãtaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissÃes, et disposÃes par le hasard en enroulements si gracieux quÃon croyait voir flotter â¡ la dÃrive, comme aprÃs lÃeffeuillement mÃlancolique dÃune fÃte galante, des roses mousseuses en guirlandes dÃnouÃes. Ailleurs un coin semblait rÃservà aux espÃces communes qui montraient le blanc et rose proprets de la julienne, lavÃs comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis quÃun peu plus loin, pressÃes les unes contre les autres en une vÃritable plate-bande flottante, on eËt dit des pensÃes des jardins qui Ãtaient venues poser comme des papillons leur ailes bleuâtres et glacÃes, sur lÃobliquità transparente de ce parterre dÃeau; de ce parterre cÃleste aussi: car il donnait aux fleurs un sol dÃune couleur plus prÃcieuse, plus Ãmouvante que la couleur des fleurs elles-mÃmes; et, soit que pendant lÃaprÃs-midi il fÃt Ãtinceler sous les nymphÃas le kalÃidoscope dÃun bonheur attentif, silencieux et mobile, ou quÃil sÃemplÃt vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la rÃverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce quÃil y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystÃrieux,óavec ce quÃil y a dÃinfini,ódans lÃheure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel.
Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de fois jÃai vu, jÃai dÃsirà imiter quand je serais libre de vivre â¡ ma guise, un rameur, qui, ayant lâchà lÃaviron, sÃÃtait couchà ⡠plat sur le dos, la tÃte en bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter â¡ la dÃrive, ne pouvant voir que le ciel qui filait lentement au-dessus de lui, portait sur son visage lÃavant-goËt du bonheur et de la paix.
Nous nous asseyions entre les iris au bord de lÃeau. Dans le ciel fÃriÃ, flânait longuement un nuage oisif. Par moments oppressÃe par lÃennui, une carpe se dressait hors de lÃeau dans une aspiration anxieuse. CÃÃtait lÃheure du goËter. Avant de repartir nous restions longtemps â¡ manger des fruits, du pain et du chocolat, sur lÃherbe oË parvenaient jusquÃâ¡ nous, horizontaux, affaiblis, mais denses et mÃtalliques encore, des sons de la cloche de Saint-Hilaire qui ne sÃÃtaient pas mÃlangÃs â¡ lÃair quÃils traversaient depuis si longtemps, et cÃtelÃs par la palpitation successive de toutes leurs lignes sonores, vibraient en rasant les fleurs, â¡ nos pieds.
Parfois, au bord de lÃeau entourÃe de bois, nous rencontrions une maison dite de plaisance, isolÃe, perdue, qui ne voyait rien, du monde, que la riviÃre qui baignait ses pieds. Une jeune femme dont le visage pensif et les voiles ÃlÃgants nÃÃtaient pas de ce pays et qui sans doute Ãtait venue, selon lÃexpression populaire ´sÃenterrerª lâ¡, goËter le plaisir amer de sentir que son nom, le nom surtout de celui dont elle nÃavait pu garder le cúur, y Ãtait inconnu, sÃencadrait dans la fenÃtre qui ne lui laissait pas regarder plus loin que la barque amarrÃe prÃs de la porte. Elle levait distraitement les yeux en entendant derriÃre les arbres de la rive la voix des passants dont avant quÃelle eËt aperÃu leur visage, elle pouvait Ãtre certaine que jamais ils nÃavaient connu, ni ne connaÃtraient lÃinfidÃle, que rien dans leur passà ne gardait sa marque, que rien dans leur avenir nÃaurait lÃoccasion de la recevoir. On sentait que, dans son renoncement, elle avait volontairement quittà des lieux oË elle aurait pu du moins apercevoir celui quÃelle aimait, pour ceux-ci qui ne lÃavaient jamais vu. Et je la regardais, revenant de quelque promenade sur un chemin oË elle savait quÃil ne passerait pas, Ãter de ses mains rÃsignÃes de longs gants dÃune grâce inutile.
Jamais dans la promenade du cÃtà de Guermantes nous ne pËmes remonter jusquÃaux sources de la Vivonne, auxquelles jÃavais souvent pensà et qui avaient pour moi une existence si abstraite, si idÃale, que jÃavais Ãtà aussi surpris quand on mÃavait dit quÃelles se trouvaient dans le dÃpartement, â¡ une certaine distance kilomÃtrique de Combray, que le jour oË jÃavais appris quÃil y avait un autre point prÃcis de la terre oË sÃouvrait, dans lÃantiquitÃ, lÃentrÃe des Enfers. Jamais non plus nous ne pËmes pousser jusquÃau terme que jÃeusse tant souhaità dÃatteindre, jusquÃâ¡ Guermantes. Je savais que lâ¡ rÃsidaient des châtelains, le duc et la duchesse de Guermantes, je savais quÃils Ãtaient des personnages rÃels et actuellement existants, mais chaque fois que je pensais â¡ eux, je me les reprÃsentais tantÃt en tapisserie, comme Ãtait la comtesse de Guermantes, dans le ´Couronnement dÃEstherª de notre Ãglise, tantÃt de nuances changeantes comme Ãtait Gilbert le Mauvais dans le vitrail oË il passait du vert chou au bleu prune selon que jÃÃtais encore â¡ prendre de lÃeau bÃnite ou que jÃarrivais â¡ nos chaises, tantÃt tout â¡ fait impalpables comme lÃimage de GeneviÃve de Brabant, ancÃtre de la famille de Guermantes, que la lanterne magique promenait sur les rideaux de ma chambre ou faisait monter au plafond,óenfin toujours enveloppÃs du mystÃre des temps mÃrovingiens et baignant comme dans un coucher de soleil dans la lumiÃre orangÃe qui Ãmane de cette syllabe: ´antesª. Mais si malgrà cela ils Ãtaient pour moi, en tant que duc et duchesse, des Ãtres rÃels, bien quÃÃtranges, en revanche leur personne ducale se distendait dÃmesurÃment, sÃimmatÃrialisait, pour pouvoir contenir en elle ce Guermantes dont ils Ãtaient duc et duchesse, tout ce ´cÃtà de Guermantesª ensoleillÃ, le cours de la Vivonne, ses nymphÃas et ses grands arbres, et tant de beaux aprÃs-midi. Et je savais quÃils ne portaient pas seulement le titre de duc et de duchesse de Guermantes, mais que depuis le XIVe siÃcle oË, aprÃs avoir inutilement essayà de vaincre leurs anciens seigneurs ils sÃÃtaient alliÃs â¡ eux par des mariages, ils Ãtaient comtes de Combray, les premiers des citoyens de Combray par consÃquent et pourtant les seuls qui nÃy habitassent pas. Comtes de Combray, possÃdant Combray au milieu de leur nom, de leur personne, et sans doute ayant effectivement en eux cette Ãtrange et pieuse tristesse qui Ãtait spÃciale â¡ Combray; propriÃtaires de la ville, mais non dÃune maison particuliÃre, demeurant sans doute dehors, dans la rue, entre ciel et terre, comme ce Gilbert de Guermantes, dont je ne voyais aux vitraux de lÃabside de Saint-Hilaire que lÃenvers de laque noire, si je levais la tÃte quand jÃallais chercher du sel chez Camus.
Puis il arriva que sur le cÃtà de Guermantes je passai parfois devant de petits enclos humides oË montaient des grappes de fleurs sombres. Je mÃarrÃtais, croyant acquÃrir une notion prÃcieuse, car il me semblait avoir sous les yeux un fragment de cette rÃgion fluviatile, que je dÃsirais tant connaÃtre depuis que je lÃavais vue dÃcrite par un de mes Ãcrivains prÃfÃrÃs. Et ce fut avec elle, avec son sol imaginaire traversà de cours dÃeau bouillonnants, que Guermantes, changeant dÃaspect dans ma pensÃe, sÃidentifia, quand jÃeus entendu le docteur Percepied nous parler des fleurs et des belles eaux vives quÃil y avait dans le parc du château. Je rÃvais que Mme de Guermantes mÃy faisait venir, Ãprise pour moi dÃun soudain caprice; tout le jour elle y pÃchait la truite avec moi. Et le soir me tenant par la main, en passant devant les petits jardins de ses vassaux, elle me montrait le long des murs bas, les fleurs qui y appuient leurs quenouilles violettes et rouges et mÃapprenait leurs noms. Elle me faisait lui dire le sujet des poÃmes que jÃavais lÃintention de composer. Et ces rÃves mÃavertissaient que puisque je voulais un jour Ãtre un Ãcrivain, il Ãtait temps de savoir ce que je comptais Ãcrire. Mais dÃs que je me le demandais, tâchant de trouver un sujet oË je pusse faire tenir une signification philosophique infinie, mon esprit sÃarrÃtait de fonctionner, je ne voyais plus que le vide en face de mon attention, je sentais que je nÃavais pas de gÃnie ou peut-Ãtre une maladie cÃrÃbrale lÃempÃchait de naÃtre. Parfois je comptais sur mon pÃre pour arranger cela. Il Ãtait si puissant, si en faveur auprÃs des gens en place quÃil arrivait â¡ nous faire transgresser les lois que FranÃoise mÃavait appris â¡ considÃrer comme plus inÃluctables que celles de la vie et de la mort, â¡ faire retarder dÃun an pour notre maison, seule de tout le quartier, les travaux de ´ravalementª, â¡ obtenir du ministre pour le fils de Mme Sazerat qui voulait aller aux eaux, lÃautorisation quÃil passât le baccalaurÃat deux mois dÃavance, dans la sÃrie des candidats dont le nom commenÃait par un A au lieu dÃattendre le tour des S. Si jÃÃtais tombà gravement malade, si jÃavais Ãtà capturà par des brigands, persuadà que mon pÃre avait trop dÃintelligences avec les puissances suprÃmes, de trop irrÃsistibles lettres de recommandation auprÃs du bon Dieu, pour que ma maladie ou ma captività pussent Ãtre autre chose que de vains simulacres sans danger pour moi, jÃaurais attendu avec calme lÃheure inÃvitable du retour â¡ la bonne rÃalitÃ, lÃheure de la dÃlivrance ou de la guÃrison; peut-Ãtre cette absence de gÃnie, ce trou noir qui se creusait dans mon esprit quand je cherchais le sujet de mes Ãcrits futurs, nÃÃtait-il aussi quÃune illusion sans consistance, et cesserait-elle par lÃintervention de mon pÃre qui avait dË convenir avec le Gouvernement et avec la Providence que je serais le premier Ãcrivain de lÃÃpoque. Mais dÃautres fois tandis que mes parents sÃimpatientaient de me voir rester en arriÃre et ne pas les suivre, ma vie actuelle au lieu de me sembler une crÃation artificielle de mon pÃre et quÃil pouvait modifier â¡ son grÃ, mÃapparaissait au contraire comme comprise dans une rÃalità qui nÃÃtait pas faite pour moi, contre laquelle il nÃy avait pas de recours, au cúur de laquelle je nÃavais pas dÃalliÃ, qui ne cachait rien au delâ¡ dÃelle-mÃme. Il me semblait alors que jÃexistais de la mÃme faÃon que les autres hommes, que je vieillirais, que je mourrais comme eux, et que parmi eux jÃÃtais seulement du nombre de ceux qui nÃont pas de dispositions pour Ãcrire. Aussi, dÃcouragÃ, je renonÃais â¡ jamais â¡ la littÃrature, malgrà les encouragements que mÃavait donnÃs Bloch. Ce sentiment intime, immÃdiat, que jÃavais du nÃant de ma pensÃe, prÃvalait contre toutes les paroles flatteuses quÃon pouvait me prodiguer, comme chez un mÃchant dont chacun vante les bonnes actions, les remords de sa conscience.
Un jour ma mÃre me dit: ´Puisque tu parles toujours de Mme de Guermantes, comme le docteur Percepied lÃa trÃs bien soignÃe il y a quatre ans, elle doit venir â¡ Combray pour assister au mariage de sa fille. Tu pourras lÃapercevoir â¡ la cÃrÃmonie.ª CÃÃtait du reste par le docteur Percepied que jÃavais le plus entendu parler de Mme de Guermantes, et il nous avait mÃme montrà le numÃro dÃune revue illustrÃe oË elle Ãtait reprÃsentÃe dans le costume quÃelle portait â¡ un bal travesti chez la princesse de LÃon.
Tout dÃun coup pendant la messe de mariage, un mouvement que fit le suisse en se dÃplaÃant me permit de voir assise dans une chapelle une dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perÃants, une cravate bouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton au coin du nez. Et parce que dans la surface de son visage rouge, comme si elle eËt eu trÃs chaud, je distinguais, diluÃes et â¡ peine perceptibles, des parcelles dÃanalogie avec le portrait quÃon mÃavait montrÃ, parce que surtout les traits particuliers que je relevais en elle, si jÃessayais de les Ãnoncer, se formulaient prÃcisÃment dans les mÃmes termes: un grand nez, des yeux bleus, dont sÃÃtait servi le docteur Percepied quand il avait dÃcrit devant moi la duchesse de Guermantes, je me dis: cette dame ressemble â¡ Mme de Guermantes; or la chapelle oË elle suivait la messe Ãtait celle de Gilbert le Mauvais, sous les plates tombes de laquelle, dorÃes et distendues comme des alvÃoles de miel, reposaient les anciens comtes de Brabant, et que je me rappelais Ãtre â¡ ce quÃon mÃavait dit rÃservÃe â¡ la famille de Guermantes quand quelquÃun de ses membres venait pour une cÃrÃmonie â¡ Combray; il ne pouvait vraisemblablement y avoir quÃune seule femme ressemblant au portrait de Mme de Guermantes, qui fËt ce jour-lâ¡, jour oË elle devait justement venir, dans cette chapelle: cÃÃtait elle! Ma dÃception Ãtait grande. Elle provenait de ce que je nÃavais jamais pris garde quand je pensais â¡ Mme de Guermantes, que je me la reprÃsentais avec les couleurs dÃune tapisserie ou dÃun vitrail, dans un autre siÃcle, dÃune autre matiÃre que le reste des personnes vivantes. Jamais je ne mÃÃtais avisà quÃelle pouvait avoir une figure rouge, une cravate mauve comme Mme Sazerat, et lÃovale de ses joues me fit tellement souvenir de personnes que jÃavais vues â¡ la maison que le soupÃon mÃeffleura, pour se dissiper dÃailleurs aussitÃt aprÃs, que cette dame en son principe gÃnÃrateur, en toutes ses molÃcules, nÃÃtait peut-Ãtre pas substantiellement la duchesse de Guermantes, mais que son corps, ignorant du nom quÃon lui appliquait, appartenait â¡ un certain type fÃminin, qui comprenait aussi des femmes de mÃdecins et de commerÃants. ´CÃest cela, ce nÃest que cela, Mme de Guermantes!ª disait la mine attentive et ÃtonnÃe avec laquelle je contemplais cette image qui naturellement nÃavait aucun rapport avec celles qui sous le mÃme nom de Mme de Guermantes Ãtaient apparues tant de fois dans mes songes, puisque, elle, elle nÃavait pas Ãtà comme les autres arbitrairement formÃe par moi, mais quÃelle mÃavait sautà aux yeux pour la premiÃre fois il y a un moment seulement, dans lÃÃglise; qui nÃÃtait pas de la mÃme nature, nÃÃtait pas colorable â¡ volontà comme elles qui se laissaient imbiber de la teinte orangÃe dÃune syllabe, mais Ãtait si rÃelle que tout, jusquÃâ¡ ce petit bouton qui sÃenflammait au coin du nez, certifiait son assujettissement aux lois de la vie, comme dans une apothÃose de thÃâtre, un plissement de la robe de la fÃe, un tremblement de son petit doigt, dÃnoncent la prÃsence matÃrielle dÃune actrice vivante, lâ¡ oË nous Ãtions incertains si nous nÃavions pas devant les yeux une simple projection lumineuse.
Mais en mÃme temps, sur cette image que le nez proÃminent, les yeux perÃants, Ãpinglaient dans ma vision (peut-Ãtre parce que cÃÃtait eux qui lÃavaient dÃabord atteinte, qui y avaient fait la premiÃre encoche, au moment oË je nÃavais pas encore le temps de songer que la femme qui apparaissait devant moi pouvait Ãtre Mme de Guermantes), sur cette image toute rÃcente, inchangeable, jÃessayais dÃappliquer lÃidÃe: ´CÃest Mme de Guermantesª sans parvenir quÃâ¡ la faire manúuvrer en face de lÃimage, comme deux disques sÃparÃs par un intervalle. Mais cette Mme de Guermantes â¡ laquelle jÃavais si souvent rÃvÃ, maintenant que je voyais quÃelle existait effectivement en dehors de moi, en prit plus de puissance encore sur mon imagination qui, un moment paralysÃe au contact dÃune rÃalità si diffÃrente de ce quÃelle attendait, se mit â¡ rÃagir et â¡ me dire: ´Glorieux dÃs avant Charlemagne, les Guermantes avaient le droit de vie et de mort sur leurs vassaux; la duchesse de Guermantes descend de GeneviÃve de Brabant. Elle ne connaÃt, ni ne consentirait â¡ connaÃtre aucune des personnes qui sont ici.ª
Etóà merveilleuse indÃpendance des regards humains, retenus au visage par une corde si lâche, si longue, si extensible quÃils peuvent se promener seuls loin de luiópendant que Mme de Guermantes Ãtait assise dans la chapelle au-dessus des tombes de ses morts, ses regards flânaient Ãâ¡ et lâ¡, montaient je long des piliers, sÃarrÃtaient mÃme sur moi comme un rayon de soleil errant dans la nef, mais un rayon de soleil qui, au moment oË je reÃus sa caresse, me sembla conscient. Quant â¡ Mme de Guermantes elle-mÃme, comme elle restait immobile, assise comme une mÃre qui semble ne pas voir les audaces espiÃgles et les entreprises indiscrÃtes de ses enfants qui jouent et interpellent des personnes quÃelle ne connaÃt pas, il me fËt impossible de savoir si elle approuvait ou blâmait dans le dÃsúuvrement de son âme, le vagabondage de ses regards.
Je trouvais important quÃelle ne partÃt pas avant que jÃeusse pu la regarder suffisamment, car je me rappelais que depuis des annÃes je considÃrais sa vue comme Ãminemment dÃsirable, et je ne dÃtachais pas mes yeux dÃelle, comme si chacun de mes regards eËt pu matÃriellement emporter et mettre en rÃserve en moi le souvenir du nez proÃminent, des joues rouges, de toutes ces particularitÃs qui me semblaient autant de renseignements prÃcieux, authentiques et singuliers sur son visage. Maintenant que me le faisaient trouver beau toutes les pensÃes que jÃy rapportaisóet peut-Ãtre surtout, forme de lÃinstinct de conservation des meilleures parties de nous-mÃmes, ce dÃsir quÃon a toujours de ne pas avoir Ãtà dÃÃu,óla replaÃant (puisque cÃÃtait une seule personne quÃelle et cette duchesse de Guermantes que jÃavais ÃvoquÃe jusque-lâ¡) hors du reste de lÃhumanità dans laquelle la vue pure et simple de son corps me lÃavait fait un instant confondre, je mÃirritais en entendant dire autour de moi: ´Elle est mieux que Mme Sazerat, que Mlle Vinteuilª, comme si elle leur eËt Ãtà comparable. Et mes regards sÃarrÃtant â¡ ses cheveux blonds, â¡ ses yeux bleus, â¡ lÃattache de son cou et omettant les traits qui eussent pu me rappeler dÃautres visages, je mÃÃcriais devant ce croquis volontairement incomplet: ´QuÃelle est belle! Quelle noblesse! Comme cÃest bien une fiÃre Guermantes, la descendante de GeneviÃve de Brabant, que jÃai devant moi!ª Et lÃattention avec laquelle jÃÃclairais son visage lÃisolait tellement, quÃaujourdÃhui si je repense â¡ cette cÃrÃmonie, il mÃest impossible de revoir une seule des personnes qui y assistaient sauf elle et le suisse qui rÃpondit affirmativement quand je lui demandai si cette dame Ãtait bien Mme de Guermantes. Mais elle, je la revois, surtout au moment du dÃfilà dans la sacristie quÃÃclairait le soleil intermittent et chaud dÃun jour de vent et dÃorage, et dans laquelle Mme de Guermantes se trouvait au milieu de tous ces gens de Combray dont elle ne savait mÃme pas les noms, mais dont lÃinfÃriorità proclamait trop sa suprÃmatie pour quÃelle ne ressentÃt pas pour eux une sincÃre bienveillance et auxquels du reste elle espÃrait imposer davantage encore â¡ force de bonne grâce et de simplicitÃ. Aussi, ne pouvant Ãmettre ces regards volontaires, chargÃs dÃune signification prÃcise, quÃon adresse â¡ quelquÃun quÃon connaÃt, mais seulement laisser ses pensÃes distraites sÃÃchapper incessamment devant elle en un flot de lumiÃre bleue quÃelle ne pouvait contenir, elle ne voulait pas quÃil pËt gÃner, paraÃtre dÃdaigner ces petites gens quÃil rencontrait au passage, quÃil atteignait â¡ tous moments. Je revois encore, au-dessus de sa cravate mauve, soyeuse et gonflÃe, le doux Ãtonnement de ses yeux auxquels elle avait ajoutà sans oser le destiner â¡ personne mais pour que tous pussent en prendre leur part un sourire un peu timide de suzeraine qui a lÃair de sÃexcuser auprÃs de ses vassaux et de les aimer. Ce sourire tomba sur moi qui ne la quittais pas des yeux. Alors me rappelant ce regard quÃelle avait laissà sÃarrÃter sur moi, pendant la messe, bleu comme un rayon de soleil qui aurait traversà le vitrail de Gilbert le Mauvais, je me dis: ´Mais sans doute elle fait attention â¡ moi.ª Je crus que je lui plaisais, quÃelle penserait encore â¡ moi quand elle aurait quittà lÃÃglise, quÃâ¡ cause de moi elle serait peut-Ãtre triste le soir â¡ Guermantes. Et aussitÃt je lÃaimai, car sÃil peut quelquefois suffire pour que nous aimions une femme quÃelle nous regarde avec mÃpris comme jÃavais cru quÃavait fait Mlle Swann et que nous pensions quÃelle ne pourra jamais nous appartenir, quelquefois aussi il peut suffire quÃelle nous regarde avec bontà comme faisait Mme de Guermantes et que nous pensions quÃelle pourra nous appartenir. Ses yeux bleuissaient comme une pervenche impossible â¡ cueillir et que pourtant elle mÃeËt dÃdiÃe; et le soleil menacà par un nuage, mais dardant encore de toute sa force sur la place et dans la sacristie, donnait une carnation de gÃranium aux tapis rouges quÃon y avait Ãtendus par terre pour la solennità et sur lesquels sÃavanÃait en souriant Mme de Guermantes, et ajoutait â¡ leur lainage un veloutà rose, un Ãpiderme de lumiÃre, cette sorte de tendresse, de sÃrieuse douceur dans la pompe et dans la joie qui caractÃrisent certaines pages de Lohengrin, certaines peintures de Carpaccio, et qui font comprendre que Baudelaire ait pu appliquer au son de la trompette lÃÃpithÃte de dÃlicieux.
Combien depuis ce jour, dans mes promenades du cÃtà de Guermantes, il me parut plus affligeant encore quÃauparavant de nÃavoir pas de dispositions pour les lettres, et de devoir renoncer â¡ Ãtre jamais un Ãcrivain cÃlÃbre. Les regrets que jÃen Ãprouvais, tandis que je restais seul â¡ rÃver un peu â¡ lÃÃcart, me faisaient tant souffrir, que pour ne plus les ressentir, de lui-mÃme par une sorte dÃinhibition devant la douleur, mon esprit sÃarrÃtait entiÃrement de penser aux vers, aux romans, â¡ un avenir poÃtique sur lequel mon manque de talent mÃinterdisait de compter. Alors, bien en dehors de toutes ces prÃoccupations littÃraires et ne sÃy rattachant en rien, tout dÃun coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, lÃodeur dÃun chemin me faisaient arrÃter par un plaisir particulier quÃils me donnaient, et aussi parce quÃils avaient lÃair de cacher au delâ¡ de ce que je voyais, quelque chose quÃils invitaient â¡ venir prendre et que malgrà mes efforts je nÃarrivais pas â¡ dÃcouvrir. Comme je sentais que cela se trouvait en eux, je restais lâ¡, immobile, â¡ regarder, â¡ respirer, â¡ tâcher dÃaller avec ma pensÃe au delâ¡ de lÃimage ou de lÃodeur. Et sÃil me fallait rattraper mon grand-pÃre, poursuivre ma route, je cherchais â¡ les retrouver, en fermant les yeux; je mÃattachais â¡ me rappeler exactement la ligne du toit, la nuance de la pierre qui, sans que je pusse comprendre pourquoi, mÃavaient semblà pleines, prÃtes â¡ sÃentrÃouvrir, â¡ me livrer ce dont elles nÃÃtaient quÃun couvercle. Certes ce nÃÃtait pas des impressions de ce genre qui pouvaient me rendre lÃespÃrance que jÃavais perdue de pouvoir Ãtre un jour Ãcrivain et poÃte, car elles Ãtaient toujours liÃes â¡ un objet particulier dÃpourvu de valeur intellectuelle et ne se rapportant â¡ aucune vÃrità abstraite. Mais du moins elles me donnaient un plaisir irraisonnÃ, lÃillusion dÃune sorte de fÃcondità et par lâ¡ me distrayaient de lÃennui, du sentiment de mon impuissance que jÃavais ÃprouvÃs chaque fois que jÃavais cherchà un sujet philosophique pour une grande úuvre littÃraire. Mais le devoir de conscience Ãtait si ardu que mÃimposaient ces impressions de forme, de parfum ou de couleuróde tâcher dÃapercevoir ce qui se cachait derriÃre elles, que je ne tardais pas â¡ me chercher â¡ moi-mÃme des excuses qui me permissent de me dÃrober â¡ ces efforts et de mÃÃpargner cette fatigue. Par bonheur mes parents mÃappelaient, je sentais que je nÃavais pas prÃsentement la tranquillità nÃcessaire pour poursuivre utilement ma recherche, et quÃil valait mieux nÃy plus penser jusquÃâ¡ ce que je fusse rentrÃ, et ne pas me fatiguer dÃavance sans rÃsultat. Alors je ne mÃoccupais plus de cette chose inconnue qui sÃenveloppait dÃune forme ou dÃun parfum, bien tranquille puisque je la ramenais â¡ la maison, protÃgÃe par le revÃtement dÃimages sous lesquelles je la trouverais vivante, comme les poissons que les jours oË on mÃavait laissà aller â¡ la pÃche, je rapportais dans mon panier couverts par une couche dÃherbe qui prÃservait leur fraÃcheur. Une fois â¡ la maison je songeais â¡ autre chose et ainsi sÃentassaient dans mon esprit (comme dans ma chambre les fleurs que jÃavais cueillies dans mes promenades ou les objets quÃon mÃavait donnÃs), une pierre oË jouait un reflet, un toit, un son de cloche, une odeur de feuilles, bien des images diffÃrentes sous lesquelles il y a longtemps quÃest morte la rÃalità pressentie que je nÃai pas eu assez de volontà pour arriver â¡ dÃcouvrir. Une fois pourtant,óoË notre promenade sÃÃtant prolongÃe fort au delâ¡ de sa durÃe habituelle, nous avions Ãtà bien heureux de rencontrer â¡ mi-chemin du retour, comme lÃaprÃs-midi finissait, le docteur Percepied qui passait en voiture â¡ bride abattue, nous avait reconnus et fait monter avec lui,ójÃeus une impression de ce genre et ne lÃabandonnai pas sans un peu lÃapprofondir. On mÃavait fait monter prÃs du cocher, nous allions comme le vent parce que le docteur avait encore avant de rentrer â¡ Combray â¡ sÃarrÃter â¡ Martinville-le-Sec chez un malade â¡ la porte duquel il avait Ãtà convenu que nous lÃattendrions. Au tournant dÃun chemin jÃÃprouvai tout â¡ coup ce plaisir spÃcial qui ne ressemblait â¡ aucun autre, â¡ apercevoir les deux clochers de Martinville, sur lesquels donnait le soleil couchant et que le mouvement de notre voiture et les lacets du chemin avaient lÃair de faire changer de place, puis celui de Vieuxvicq qui, sÃparà dÃeux par une colline et une vallÃe, et situà sur un plateau plus Ãlevà dans le lointain, semblait pourtant tout voisin dÃeux.
En constatant, en notant la forme de leur flÃche, le dÃplacement de leurs lignes, lÃensoleillement de leur surface, je sentais que je nÃallais pas au bout de mon impression, que quelque chose Ãtait derriÃre ce mouvement, derriÃre cette clartÃ, quelque chose quÃils semblaient contenir et dÃrober â¡ la fois.
Les clochers paraissaient si ÃloignÃs et nous avions lÃair de si peu nous rapprocher dÃeux, que je fus Ãtonnà quand, quelques instants aprÃs, nous nous arrÃtâmes devant lÃÃglise de Martinville. Je ne savais pas la raison du plaisir que jÃavais eu â¡ les apercevoir â¡ lÃhorizon et lÃobligation de chercher â¡ dÃcouvrir cette raison me semblait bien pÃnible; jÃavais envie de garder en rÃserve dans ma tÃte ces lignes remuantes au soleil et de nÃy plus penser maintenant. Et il est probable que si je lÃavais fait, les deux clochers seraient allÃs â¡ jamais rejoindre tant dÃarbres, de toits, de parfums, de sons, que jÃavais distinguÃs des autres â¡ cause de ce plaisir obscur quÃils mÃavaient procurà et que je nÃai jamais approfondi. Je descendis causer avec mes parents en attendant le docteur. Puis nous repartÃmes, je repris ma place sur le siÃge, je tournai la tÃte pour voir encore les clochers quÃun peu plus tard, jÃaperÃus une derniÃre fois au tournant dÃun chemin. Le cocher, qui ne semblait pas disposà ⡠causer, ayant â¡ peine rÃpondu â¡ mes propos, force me fut, faute dÃautre compagnie, de me rabattre sur celle de moi-mÃme et dÃessayer de me rappeler mes clochers. BientÃt leurs lignes et leurs surfaces ensoleillÃes, comme si elles avaient Ãtà une sorte dÃÃcorce, se dÃchirÃrent, un peu de ce qui mÃÃtait cachà en elles mÃapparut, jÃeus une pensÃe qui nÃexistait pas pour moi lÃinstant avant, qui se formula en mots dans ma tÃte, et le plaisir que mÃavait fait tout â¡ lÃheure Ãprouver leur vue sÃen trouva tellement accru que, pris dÃune sorte dÃivresse, je ne pus plus penser â¡ autre chose. A ce moment et comme nous Ãtions dÃjâ¡ loin de Martinville en tournant la tÃte je les aperÃus de nouveau, tout noirs cette fois, car le soleil Ãtait dÃjâ¡ couchÃ. Par moments les tournants du chemin me les dÃrobaient, puis ils se montrÃrent une derniÃre fois et enfin je ne les vis plus.
Sans me dire que ce qui Ãtait cachà derriÃre les clochers de Martinville devait Ãtre quelque chose dÃanalogue â¡ une jolie phrase, puisque cÃÃtait sous la forme de mots qui me faisaient plaisir, que cela mÃÃtait apparu, demandant un crayon et du papier au docteur, je composai malgrà les cahots de la voiture, pour soulager ma conscience et obÃir â¡ mon enthousiasme, le petit morceau suivant que jÃai retrouvà depuis et auquel je nÃai eu â¡ faire subir que peu de changements:
´Seuls, sÃÃlevant du niveau de la plaine et comme perdus en rase campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de Martinville. BientÃt nous en vÃmes trois: venant se placer en face dÃeux par une volte hardie, un clocher retardataire, celui de Vieuxvicq, les avait rejoints. Les minutes passaient, nous allions vite et pourtant les trois clochers Ãtaient toujours au loin devant nous, comme trois oiseaux posÃs sur la plaine, immobiles et quÃon distingue au soleil. Puis le clocher de Vieuxvicq sÃÃcarta, prit ses distances, et les clochers de Martinville restÃrent seuls, ÃclairÃs par la lumiÃre du couchant que mÃme â¡ cette distance, sur leurs pentes, je voyais jouer et sourire. Nous avions Ãtà si longs â¡ nous rapprocher dÃeux, que je pensais au temps quÃil faudrait encore pour les atteindre quand, tout dÃun coup, la voiture ayant tournÃ, elle nous dÃposa â¡ leurs pieds; et ils sÃÃtaient jetÃs si rudement au-devant dÃelle, quÃon nÃeut que le temps dÃarrÃter pour ne pas se heurter au porche. Nous poursuivÃmes notre route; nous avions dÃjâ¡ quittà Martinville depuis un peu de temps et le village aprÃs nous avoir accompagnÃs quelques secondes avait disparu, que restÃs seuls â¡ lÃhorizon â¡ nous regarder fuir, ses clochers et celui de Vieuxvicq agitaient encore en signe dÃadieu leurs cimes ensoleillÃes. Parfois lÃun sÃeffaÃait pour que les deux autres pussent nous apercevoir un instant encore; mais la route changea de direction, ils virÃrent dans la lumiÃre comme trois pivots dÃor et disparurent â¡ mes yeux. Mais, un peu plus tard, comme nous Ãtions dÃjâ¡ prÃs de Combray, le soleil Ãtant maintenant couchÃ, je les aperÃus une derniÃre fois de trÃs loin qui nÃÃtaient plus que comme trois fleurs peintes sur le ciel au-dessus de la ligne basse des champs. Ils me faisaient penser aussi aux trois jeunes filles dÃune lÃgende, abandonnÃes dans une solitude oË tombait dÃjâ¡ lÃobscuritÃ; et tandis que nous nous Ãloignions au galop, je les vis timidement chercher leur chemin et aprÃs quelques gauches trÃbuchements de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser lÃun derriÃre lÃautre, ne plus faire sur le ciel encore rose quÃune seule forme noire, charmante et rÃsignÃe, et sÃeffacer dans la nuit.ª Je ne repensai jamais â¡ cette page, mais â¡ ce moment-lâ¡, quand, au coin du siÃge oË le cocher du docteur plaÃait habituellement dans un panier les volailles quÃil avait achetÃes au marchà de Martinville, jÃeus fini de lÃÃcrire, je me trouvai si heureux, je sentais quÃelle mÃavait si parfaitement dÃbarrassà de ces clochers et de ce quÃils cachaient derriÃre eux, que, comme si jÃavais Ãtà moi-mÃme une poule et si je venais de pondre un oeuf, je me mis â¡ chanter â¡ tue-tÃte.
Pendant toute la journÃe, dans ces promenades, jÃavais pu rÃver au plaisir que ce serait dÃÃtre lÃami de la duchesse de Guermantes, de pÃcher la truite, de me promener en barque sur la Vivonne, et, avide de bonheur, ne demander en ces moments-lâ¡ rien dÃautre â¡ la vie que de se composer toujours dÃune suite dÃheureux aprÃs-midi. Mais quand sur le chemin du retour jÃavais aperÃu sur la gauche une ferme, assez distante de deux autres qui Ãtaient au contraire trÃs rapprochÃes, et â¡ partir de laquelle pour entrer dans Combray il nÃy avait plus quÃâ¡ prendre une allÃe de chÃnes bordÃe dÃun cÃtà de prÃs appartenant chacun â¡ un petit clos et plantÃs â¡ intervalles Ãgaux de pommiers qui y portaient, quand ils Ãtaient ÃclairÃs par le soleil couchant, le dessin japonais de leurs ombres, brusquement mon cúur se mettait â¡ battre, je savais quÃavant une demi-heure nous serions rentrÃs, et que, comme cÃÃtait de rÃgle les jours oË nous Ãtions allÃs du cÃtà de Guermantes et oË le dÃner Ãtait servi plus tard, on mÃenverrait me coucher sitÃt ma soupe prise, de sorte que ma mÃre, retenue â¡ table comme sÃil y avait du monde â¡ dÃner, ne monterait pas me dire bonsoir dans mon lit. La zone de tristesse oË je venais dÃentrer Ãtait aussi distincte de la zone, oË je mÃÃlanÃais avec joie il y avait un moment encore que dans certains ciels une bande rose est sÃparÃe comme par une ligne dÃune bande verte ou dÃune bande noire. On voit un oiseau voler dans le rose, il va en atteindre la fin, il touche presque au noir, puis il y est entrÃ. Les dÃsirs qui tout â¡ lÃheure mÃentouraient, dÃaller â¡ Guermantes, de voyager, dÃÃtre heureux, jÃÃtais maintenant tellement en dehors dÃeux que leur accomplissement ne mÃeËt fait aucun plaisir. Comme jÃaurais donnà tout cela pour pouvoir pleurer toute la nuit dans les bras de maman! Je frissonnais, je ne dÃtachais pas mes yeux angoissÃs du visage de ma mÃre, qui nÃapparaÃtrait pas ce soir dans la chambre oË je me voyais dÃjâ¡ par la pensÃe, jÃaurais voulu mourir. Et cet Ãtat durerait jusquÃau lendemain, quand les rayons du matin, appuyant, comme le jardinier, leurs barreaux au mur revÃtu de capucines qui grimpaient jusquÃâ¡ ma fenÃtre, je sauterais â¡ bas du lit pour descendre vite au jardin, sans plus me rappeler que le soir ramÃnerait jamais lÃheure de quitter ma mÃre. Et de la sorte cÃest du cÃtà de Guermantes que jÃai appris â¡ distinguer ces Ãtats qui se succÃdent en moi, pendant certaines pÃriodes, et vont jusquÃâ¡ se partager chaque journÃe, lÃun revenant chasser lÃautre, avec la ponctualità de la fiÃvre; contigus, mais si extÃrieurs lÃun â¡ lÃautre, si dÃpourvus de moyens de communication entre eux, que je ne puis plus comprendre, plus mÃme me reprÃsenter dans lÃun, ce que jÃai dÃsirÃ, ou redoutÃ, ou accompli dans lÃautre.
Aussi le cÃtà de MÃsÃglise et le cÃtà de Guermantes restent-ils pour moi liÃs â¡ bien des petits ÃvÃnements de celle de toutes les diverses vies que nous menons parallÃlement, qui est la plus pleine de pÃripÃties, la plus riche en Ãpisodes, je veux dire la vie intellectuelle. Sans doute elle progresse en nous insensiblement et les vÃritÃs qui en ont changà pour nous le sens et lÃaspect, qui nous ont ouvert de nouveaux chemins, nous en prÃparions depuis longtemps la dÃcouverte; mais cÃÃtait sans le savoir; et elles ne datent pour nous que du jour, de la minute oË elles nous sont devenues visibles. Les fleurs qui jouaient alors sur lÃherbe, lÃeau qui passait au soleil, tout le paysage qui environna leur apparition continue â¡ accompagner leur souvenir de son visage inconscient ou distrait; et certes quand ils Ãtaient longuement contemplÃs par cet humble passant, par cet enfant qui rÃvait,ócomme lÃest un roi, par un mÃmorialiste perdu dans la foule,óce coin de nature, ce bout de jardin nÃeussent pu penser que ce serait grâce â¡ lui quÃils seraient appelÃs â¡ survivre en leurs particularitÃs les plus ÃphÃmÃres; et pourtant ce parfum dÃaubÃpine qui butine le long de la haie oË les Ãglantiers le remplaceront bientÃt, un bruit de pas sans Ãcho sur le gravier dÃune allÃe, une bulle formÃe contre une plante aquatique par lÃeau de la riviÃre et qui crÃve aussitÃt, mon exaltation les a portÃs et a rÃussi â¡ leur faire traverser tant dÃannÃes successives, tandis quÃalentour les chemins se sont effacÃs et que sont morts ceux qui les foulÃrent et le souvenir de ceux qui les foulÃrent. Parfois ce morceau de paysage amenà ainsi jusquÃâ¡ aujourdÃhui se dÃtache si isolà de tout, quÃil flotte incertain dans ma pensÃe comme une DÃlos fleurie, sans que je puisse dire de quel pays, de quel tempsópeut-Ãtre tout simplement de quel rÃveóil vient. Mais cÃest surtout comme â¡ des gisements profonds de mon sol mental, comme aux terrains rÃsistants sur lesquels je mÃappuie encore, que je dois penser au cÃtà de MÃsÃglise et au cÃtà de Guermantes. CÃest parce que je croyais aux choses, aux Ãtres, tandis que je les parcourais, que les choses, les Ãtres quÃils mÃont fait connaÃtre, sont les seuls que je prenne encore au sÃrieux et qui me donnent encore de la joie. Soit que la foi qui crÃe soit tarie en moi, soit que la rÃalità ne se forme que dans la mÃmoire, les fleurs quÃon me montre aujourdÃhui pour la premiÃre fois ne me semblent pas de vraies fleurs. Le cÃtà de MÃsÃglise avec ses lilas, ses aubÃpines, ses bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le cÃtà de Guermantes avec sa riviÃre â¡ tÃtards, ses nymphÃas et ses boutons dÃor, ont constituà ⡠tout jamais pour moi la figure des pays oË jÃaimerais vivre, oË jÃexige avant tout quÃon puisse aller â¡ la pÃche, se promener en canot, voir des ruines de fortifications gothiques et trouver au milieu des blÃs, ainsi quÃÃtait Saint-AndrÃ-des-Champs, une Ãglise monumentale, rustique et dorÃe comme une meule; et les bluets, les aubÃpines, les pommiers quÃil mÃarrive quand je voyage de rencontrer encore dans les champs, parce quÃils sont situÃs â¡ la mÃme profondeur, au niveau de mon passÃ, sont immÃdiatement en communication avec mon cúur. Et pourtant, parce quÃil y a quelque chose dÃindividuel dans les lieux, quand me saisit le dÃsir de revoir le cÃtà de Guermantes, on ne le satisferait pas en me menant au bord dÃune riviÃre oË il y aurait dÃaussi beaux, de plus beaux nymphÃas que dans la Vivonne, pas plus que le soir en rentrant,ó⡠lÃheure oË sÃÃveillait en moi cette angoisse qui plus tard Ãmigre dans lÃamour, et peut devenir â¡ jamais insÃparable de luió, je nÃaurais souhaità que vÃnt me dire bonsoir une mÃre plus belle et plus intelligente que la mienne. Non; de mÃme que ce quÃil me fallait pour que je pusse mÃendormir heureux, avec cette paix sans trouble quÃaucune maÃtresse nÃa pu me donner depuis puisquÃon doute dÃelles encore au moment oË on croit en elles, et quÃon ne possÃde jamais leur cúur comme je recevais dans un baiser celui de ma mÃre, tout entier, sans la rÃserve dÃune arrÃre-pensÃe, sans le reliquat dÃune intention qui ne fut pas pour moi,ócÃest que ce fËt elle, cÃest quÃelle inclinât vers moi ce visage oË il y avait au-dessous de lÃúil quelque chose qui Ãtait, paraÃt-il, un dÃfaut, et que jÃaimais â¡ lÃÃgal du reste, de mÃme ce que je veux revoir, cÃest le cÃtà de Guermantes que jÃai connu, avec la ferme qui est peu ÃloignÃe des deux suivantes serrÃes lÃune contre lÃautre, â¡ lÃentrÃe de lÃallÃe des chÃnes; ce sont ces prairies oË, quand le soleil les rend rÃflÃchissantes comme une mare, se dessinent les feuilles des pommiers, cÃest ce paysage dont parfois, la nuit dans mes rÃves, lÃindividualità mÃÃtreint avec une puissance presque fantastique et que je ne peux plus retrouver au rÃveil. Sans doute pour avoir â¡ jamais indissolublement uni en moi des impressions diffÃrentes rien que parce quÃils me les avaient fait Ãprouver en mÃme temps, le cÃtà de MÃsÃglise ou le cÃtà de Guermantes mÃont exposÃ, pour lÃavenir, â¡ bien des dÃceptions et mÃme â¡ bien des fautes. Car souvent jÃai voulu revoir une personne sans discerner que cÃÃtait simplement parce quÃelle me rappelait une haie dÃaubÃpines, et jÃai Ãtà induit â¡ croire, â¡ faire croire â¡ un regain dÃaffection, par un simple dÃsir de voyage. Mais par lâ¡ mÃme aussi, et en restant prÃsents en celles de mes impressions dÃaujourdÃhui auxquelles ils peuvent se relier, ils leur donnent des assises, de la profondeur, une dimension de plus quÃaux autres. Ils leur ajoutent aussi un charme, une signification qui nÃest que pour moi. Quand par les soirs dÃÃtà le ciel harmonieux gronde comme une bÃte fauve et que chacun boude lÃorage, cÃest au cÃtà de MÃsÃglise que je dois de rester seul en extase â¡ respirer, â¡ travers le bruit de la pluie qui tombe, lÃodeur dÃinvisibles et persistants lilas.
…
CÃest ainsi que je restais souvent jusquÃau matin â¡ songer au temps de Combray, â¡ mes tristes soirÃes sans sommeil, â¡ tant de jours aussi dont lÃimage mÃavait Ãtà plus rÃcemment rendue par la saveuróce quÃon aurait appelà ⡠Combray le ´parfumªódÃune tasse de thÃ, et par association de souvenirs â¡ ce que, bien des annÃes aprÃs avoir quittà cette petite ville, jÃavais appris, au sujet dÃun amour que Swann avait eu avant ma naissance, avec cette prÃcision dans les dÃtails plus facile â¡ obtenir quelquefois pour la vie de personnes mortes il y a des siÃcles que pour celle de nos meilleurs amis, et qui semble impossible comme semblait impossible de causer dÃune ville â¡ une autreótant quÃon ignore le biais par lequel cette impossibilità a Ãtà tournÃe. Tous ces souvenirs ajoutÃs les uns aux autres ne formaient plus quÃune masse, mais non sans quÃon ne pËt distinguer entre eux,óentre les plus anciens, et ceux plus rÃcents, nÃs dÃun parfum, puis ceux qui nÃÃtaient que les souvenirs dÃune autre personne de qui je les avais apprisó sinon des fissures, des failles vÃritables, du moins ces veinures, ces bigarrures de coloration, qui dans certaines roches, dans certains marbres, rÃvÃlent des diffÃrences dÃorigine, dÃâge, de ´formationª.
Certes quand approchait le matin, il y avait bien longtemps quÃÃtait dissipÃe la brÃve incertitude de mon rÃveil. Je savais dans quelle chambre je me trouvais effectivement, je lÃavais reconstruite autour de moi dans lÃobscuritÃ, et,ósoit en mÃorientant par la seule mÃmoire, soit en mÃaidant, comme indication, dÃune faible lueur aperÃue, au pied de laquelle je plaÃais les rideaux de la croisÃeó, je lÃavais reconstruite tout entiÃre et meublÃe comme un architecte et un tapissier qui gardent leur ouverture primitive aux fenÃtres et aux portes, jÃavais reposà les glaces et remis la commode â¡ sa place habituelle. Mais â¡ peine le jouróet non plus le reflet dÃune derniÃre braise sur une tringle de cuivre que jÃavais pris pour luiótraÃait-il dans lÃobscuritÃ, et comme â¡ la craie, sa premiÃre raie blanche et rectificative, que la fenÃtre avec ses rideaux, quittait le cadre de la porte oË je lÃavais situÃe par erreur, tandis que pour lui faire place, le bureau que ma mÃmoire avait maladroitement installà lâ¡ se sauvait â¡ toute vitesse, poussant devant lui la cheminÃe et Ãcartant le mur mitoyen du couloir; une courette rÃgnait â¡ lÃendroit oË il y a un instant encore sÃÃtendait le cabinet de toilette, et la demeure que jÃavais rebâtie dans les tÃnÃbres Ãtait allÃe rejoindre les demeures entrevues dans le tourbillon du rÃveil, mise en fuite par ce pâle signe quÃavait tracà au-dessus des rideaux le doigt levà du jour.
DEUXI»ME PARTIE
UN AMOUR DE SWANN
Pour faire partie du ´petit noyauª, du ´petit groupeª, du ´petit clanª des Verdurin, une condition Ãtait suffisante mais elle Ãtait nÃcessaire: il fallait adhÃrer tacitement â¡ un Credo dont un des articles Ãtait que le jeune pianiste, protÃgà par Mme Verdurin cette annÃe-lâ¡ et dont elle disait: ´«a ne devrait pas Ãtre permis de savoir jouer Wagner comme Ãa!ª, ´enfonÃaitª â¡ la fois Plantà et Rubinstein et que le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain. Toute ´nouvelle recrueª â¡ qui les Verdurin ne pouvaient pas persuader que les soirÃes des gens qui nÃallaient pas chez eux Ãtaient ennuyeuses comme la pluie, se voyait immÃdiatement exclue. Les femmes Ãtant â¡ cet Ãgard plus rebelles que les hommes â¡ dÃposer toute curiosità mondaine et lÃenvie de se renseigner par soi-mÃme sur lÃagrÃment des autres salons, et les Verdurin sentant dÃautre part que cet esprit dÃexamen et ce dÃmon de frivolità pouvaient par contagion devenir fatal â¡ lÃorthodoxie de la petite Ãglise, ils avaient Ãtà amenÃs â¡ rejeter successivement tous les ´fidÃlesª du sexe fÃminin.
En dehors de la jeune femme du docteur, ils Ãtaient rÃduits presque uniquement cette annÃe-lâ¡ (bien que Mme Verdurin fËt elle-mÃme vertueuse et dÃune respectable famille bourgeoise excessivement riche et entiÃrement obscure avec laquelle elle avait peu â¡ peu cessà volontairement toute relation) â¡ une personne presque du demi-monde, Mme de CrÃcy, que Mme Verdurin appelait par son petit nom, Odette, et dÃclarait Ãtre ´un amourª et â¡ la tante du pianiste, laquelle devait avoir tirà le cordon; personnes ignorantes du monde et â¡ la naÃvetà de qui il avait Ãtà si facile de faire accroire que la princesse de Sagan et la duchesse de Guermantes Ãtaient obligÃes de payer des malheureux pour avoir du monde â¡ leurs dÃners, que si on leur avait offert de les faire inviter chez ces deux grandes dames, lÃancienne concierge et la cocotte eussent dÃdaigneusement refusÃ.
Les Verdurin nÃinvitaient pas â¡ dÃner: on avait chez eux ´son couvert misª. Pour la soirÃe, il nÃy avait pas de programme. Le jeune pianiste jouait, mais seulement si ´Ãa lui chantaitª, car on ne forÃait personne et comme disait M. Verdurin: ´Tout pour les amis, vivent les camarades!ª Si le pianiste voulait jouer la chevauchÃe de la Walkyrie ou le prÃlude de Tristan, Mme Verdurin protestait, non que cette musique lui dÃplËt, mais au contraire parce quÃelle lui causait trop dÃimpression. ´Alors vous tenez â¡ ce que jÃaie ma migraine? Vous savez bien que cÃest la mÃme chose chaque fois quÃil joue Ãa. Je sais ce qui mÃattend! Demain quand je voudrai me lever, bonsoir, plus personne!ª SÃil ne jouait pas, on causait, et lÃun des amis, le plus souvent leur peintre favori dÃalors, ´lâchaitª, comme disait M. Verdurin, ´une grosse faribole qui faisait sÃesclaffer tout le mondeª, Mme Verdurin surtout, â¡ qui,ótant elle avait lÃhabitude de prendre au propre les expressions figurÃes des Ãmotions quÃelle Ãprouvait,óle docteur Cottard (un jeune dÃbutant â¡ cette Ãpoque) dut un jour remettre sa mâchoire quÃelle avait dÃcrochÃe pour avoir trop ri.
LÃhabit noir Ãtait dÃfendu parce quÃon Ãtait entre ´copainsª et pour ne pas ressembler aux ´ennuyeuxª dont on se garait comme de la peste et quÃon nÃinvitait quÃaux grandes soirÃes, donnÃes le plus rarement possible et seulement si cela pouvait amuser le peintre ou faire connaÃtre le musicien. Le reste du temps on se contentait de jouer des charades, de souper en costumes, mais entre soi, en ne mÃlant aucun Ãtranger au petit ´noyauª.
Mais au fur et â¡ mesure que les ´camaradesª avaient pris plus de place dans la vie de Mme Verdurin, les ennuyeux, les rÃprouvÃs, ce fut tout ce qui retenait les amis loin dÃelle, ce qui les empÃchait quelquefois dÃÃtre libres, ce fut la mÃre de lÃun, la profession de lÃautre, la maison de campagne ou la mauvaise santà dÃun troisiÃme. Si le docteur Cottard croyait devoir partir en sortant de table pour retourner auprÃs dÃun malade en danger: ´Qui sait, lui disait Mme Verdurin, cela lui fera peut-Ãtre beaucoup plus de bien que vous nÃalliez pas le dÃranger ce soir; il passera une bonne nuit sans vous; demain matin vous irez de bonne heure et vous le trouverez guÃri.ª DÃs le commencement de dÃcembre elle Ãtait malade â¡ la pensÃe que les fidÃles ´lâcheraientª pour le jour de NoÃl et le 1er janvier. La tante du pianiste exigeait quÃil vÃnt dÃner ce jour-lâ¡ en famille chez sa mÃre â¡ elle:
ó´Vous croyez quÃelle en mourrait, votre mÃre, sÃÃcria durement Mme Verdurin, si vous ne dÃniez pas avec elle le jour de lÃan, comme en province!ª
Ses inquiÃtudes renaissaient â¡ la semaine sainte:
ó´Vous, Docteur, un savant, un esprit fort, vous venez naturellement le vendredi saint comme un autre jour?ª dit-elle â¡ Cottard la premiÃre annÃe, dÃun ton assurà comme si elle ne pouvait douter de la rÃponse. Mais elle tremblait en attendant quÃil lÃeËt prononcÃe, car sÃil nÃÃtait pas venu, elle risquait de se trouver seule.
ó´Je viendrai le vendredi saint… vous faire mes adieux car nous allons passer les fÃtes de Pâques en Auvergne.ª
ó´En Auvergne? pour vous faire manger par les puces et la vermine, grand bien vous fasse!ª
Et aprÃs un silence:
ó´Si vous nous lÃaviez dit au moins, nous aurions tâchà dÃorganiser cela et de faire le voyage ensemble dans des conditions confortables.ª
De mÃme si un ´fidÃleª avait un ami, ou une ´habituÃeª un flirt qui serait capable de faire ´lâcherª quelquefois, les Verdurin qui ne sÃeffrayaient pas quÃune femme eËt un amant pourvu quÃelle lÃeËt chez eux, lÃaimât en eux, et ne le leur prÃfÃrât pas, disaient: ´Eh bien! amenez-le votre ami.ª Et on lÃengageait â¡ lÃessai, pour voir sÃil Ãtait capable de ne pas avoir de secrets pour Mme Verdurin, sÃil Ãtait susceptible dÃÃtre agrÃgà au ´petit clanª. SÃil ne lÃÃtait pas on prenait â¡ part le fidÃle qui lÃavait prÃsentà et on lui rendait le service de le brouiller avec son ami ou avec sa maÃtresse. Dans le cas contraire, le ´nouveauª devenait â¡ son tour un fidÃle. Aussi quand cette annÃe-lâ¡, la demi-mondaine raconta â¡ M. Verdurin quÃelle avait fait la connaissance dÃun homme charmant, M. Swann, et insinua quÃil serait trÃs heureux dÃÃtre reÃu chez eux, M. Verdurin transmit-il sÃance tenante la requÃte â¡ sa femme. (Il nÃavait jamais dÃavis quÃaprÃs sa femme, dont son rÃle particulier Ãtait de mettre â¡ exÃcution les dÃsirs, ainsi que les dÃsirs des fidÃles, avec de grandes ressources dÃingÃniositÃ.)
óVoici Mme de CrÃcy qui a quelque chose â¡ te demander. Elle dÃsirerait te prÃsenter un de ses amis, M. Swann. QuÃen dis-tu?
ó´Mais voyons, est-ce quÃon peut refuser quelque chose â¡ une petite perfection comme Ãa. Taisez-vous, on ne vous demande pas votre avis, je vous dis que vous Ãtes une perfection.ª
ó´Puisque vous le voulez, rÃpondit Odette sur un ton de marivaudage, et elle ajouta: vous savez que je ne suis pas ´fishing for complimentsª.
ó´Eh bien! amenez-le votre ami, sÃil est agrÃable.ª
Certes le ´petit noyauª nÃavait aucun rapport avec la sociÃtà oË frÃquentait Swann, et de purs mondains auraient trouvà que ce nÃÃtait pas la peine dÃy occuper comme lui une situation exceptionnelle pour se faire prÃsenter chez les Verdurin. Mais Swann aimait tellement les femmes, quÃâ¡ partir du jour oË il avait connu â¡ peu prÃs toutes celles de lÃaristocratie et oË elles nÃavaient plus rien eu â¡ lui apprendre, il nÃavait plus tenu â¡ ces lettres de naturalisation, presque des titres de noblesse, que lui avait octroyÃes le faubourg Saint-Germain, que comme â¡ une sorte de valeur dÃÃchange, de lettre de crÃdit dÃnuÃe de prix en elle-mÃme, mais lui permettant de sÃimproviser une situation dans tel petit trou de province ou tel milieu obscur de Paris, oË la fille du hobereau ou du greffier lui avait semblà jolie. Car le dÃsir ou lÃamour lui rendait alors un sentiment de vanità dont il Ãtait maintenant exempt dans lÃhabitude de la vie (bien que ce fËt lui sans doute qui autrefois lÃavait dirigà vers cette carriÃre mondaine oË il avait gaspillà dans les plaisirs frivoles les dons de son esprit et fait servir son Ãrudition en matiÃre dÃart â¡ conseiller les dames de la sociÃtà dans leurs achats de tableaux et pour lÃameublement de leurs hÃtels), et qui lui faisait dÃsirer de briller, aux yeux dÃune inconnue dont il sÃÃtait Ãpris, dÃune ÃlÃgance que le nom de Swann â¡ lui tout seul nÃimpliquait pas. Il le dÃsirait surtout si lÃinconnue Ãtait dÃhumble condition. De mÃme que ce nÃest pas â¡ un autre homme intelligent quÃun homme intelligent aura peur de paraÃtre bÃte, ce nÃest pas par un grand seigneur, cÃest par un rustre quÃun homme ÃlÃgant craindra de voir son ÃlÃgance mÃconnue. Les trois quarts des frais dÃesprit et des mensonges de vanità qui ont Ãtà prodiguÃs depuis que le monde existe par des gens quÃils ne faisaient que diminuer, lÃont Ãtà pour des infÃrieurs. Et Swann qui Ãtait simple et nÃgligent avec une duchesse, tremblait dÃÃtre mÃprisÃ, posait, quand il Ãtait devant une femme de chambre.
Il nÃÃtait pas comme tant de gens qui par paresse, ou sentiment rÃsignà de lÃobligation que crÃe la grandeur sociale de rester attachà ⡠un certain rivage, sÃabstiennent des plaisirs que la rÃalità leur prÃsente en dehors de la position mondaine oË ils vivent cantonnÃs jusquÃâ¡ leur mort, se contentant de finir par appeler plaisirs, faute de mieux, une fois quÃils sont parvenus â¡ sÃy habituer, les divertissements mÃdiocres ou les supportables ennuis quÃelle renferme. Swann, lui, ne cherchait pas â¡ trouver jolies les femmes avec qui il passait son temps, mais â¡ passer son temps avec les femmes quÃil avait dÃabord trouvÃes jolies. Et cÃÃtait souvent des femmes de beautà assez vulgaire, car les qualitÃs physiques quÃil recherchait sans sÃen rendre compte Ãtaient en complÃte opposition avec celles qui lui rendaient admirables les femmes sculptÃes ou peintes par les maÃtres quÃil prÃfÃrait. La profondeur, la mÃlancolie de lÃexpression, glaÃaient ses sens que suffisait au contraire â¡ Ãveiller une chair saine, plantureuse et rose.
Si en voyage il rencontrait une famille quÃil eËt Ãtà plus ÃlÃgant de ne pas chercher â¡ connaÃtre, mais dans laquelle une femme se prÃsentait â¡ ses yeux parÃe dÃun charme quÃil nÃavait pas encore connu, rester dans son ´quant â¡ soiª et tromper le dÃsir quÃelle avait fait naÃtre, substituer un plaisir diffÃrent au plaisir quÃil eËt pu connaÃtre avec elle, en Ãcrivant â¡ une ancienne maÃtresse de venir le rejoindre, lui eËt semblà une aussi lâche abdication devant la vie, un aussi stupide renoncement â¡ un bonheur nouveau, que si au lieu de visiter le pays, il sÃÃtait confinà dans sa chambre en regardant des vues de Paris. Il ne sÃenfermait pas dans lÃÃdifice de ses relations, mais en avait fait, pour pouvoir le reconstruire â¡ pied dÃúuvre sur de nouveaux frais partout oË une femme lui avait plu, une de ces tentes dÃmontables comme les explorateurs en emportent avec eux. Pour ce qui nÃen Ãtait pas transportable ou Ãchangeable contre un plaisir nouveau, il lÃeËt donnà pour rien, si enviable que cela parËt â¡ dÃautres. Que de fois son crÃdit auprÃs dÃune duchesse, fait du dÃsir accumulà depuis des annÃes que celle-ci avait eu de lui Ãtre agrÃable sans en avoir trouvà lÃoccasion, il sÃen Ãtait dÃfait dÃun seul coup en rÃclamant dÃelle par une indiscrÃte dÃpÃche une recommandation tÃlÃgraphique qui le mÃt en relation sur lÃheure avec un de ses intendants dont il avait remarquà la fille â¡ la campagne, comme ferait un affamà qui troquerait un diamant contre un morceau de pain. MÃme, aprÃs coup, il sÃen amusait, car il y avait en lui, rachetÃe par de rares dÃlicatesses, une certaine muflerie. Puis, il appartenait â¡ cette catÃgorie dÃhommes intelligents qui ont vÃcu dans lÃoisivetà et qui cherchent une consolation et peut-Ãtre une excuse dans lÃidÃe que cette oisivetà offre â¡ leur intelligence des objets aussi dignes dÃintÃrÃt que pourrait faire lÃart ou lÃÃtude, que la ´Vieª contient des situations plus intÃressantes, plus romanesques que tous les romans. Il lÃassurait du moins et le persuadait aisÃment aux plus affinÃs de ses amis du monde notamment au baron de Charlus, quÃil sÃamusait â¡ Ãgayer par le rÃcit des aventures piquantes qui lui arrivaient, soit quÃayant rencontrà en chemin de fer une femme quÃil avait ensuite ramenÃe chez lui il eËt dÃcouvert quÃelle Ãtait la súur dÃun souverain entre les mains de qui se mÃlaient en ce moment tous les fils de la politique europÃenne, au courant de laquelle il se trouvait ainsi tenu dÃune faÃon trÃs agrÃable, soit que par le jeu complexe des circonstances, il dÃpendÃt du choix quÃallait faire le conclave, sÃil pourrait ou non devenir lÃamant dÃune cuisiniÃre.
Ce nÃÃtait pas seulement dÃailleurs la brillante phalange de vertueuses douairiÃres, de gÃnÃraux, dÃacadÃmiciens, avec lesquels il Ãtait particuliÃrement liÃ, que Swann forÃait avec tant de cynisme â¡ lui servir dÃentremetteurs. Tous ses amis avaient lÃhabitude de recevoir de temps en temps des lettres de lui oË un mot de recommandation ou dÃintroduction leur Ãtait demandà avec une habiletà diplomatique qui, persistant â¡ travers les amours successives et les prÃtextes diffÃrents, accusait, plus que nÃeussent fait les maladresses, un caractÃre permanent et des buts identiques. Je me suis souvent fait raconter bien des annÃes plus tard, quand je commenÃai â¡ mÃintÃresser â¡ son caractÃre â¡ cause des ressemblances quÃen de tout autres parties il offrait avec le mien, que quand il Ãcrivait â¡ mon grand-pÃre (qui ne lÃÃtait pas encore, car cÃest vers lÃÃpoque de ma naissance que commenÃa la grande liaison de Swann et elle interrompit longtemps ces pratiques) celui-ci, en reconnaissant sur lÃenveloppe lÃÃcriture de son ami, sÃÃcriait: ´Voilâ¡ Swann qui va demander quelque chose: â¡ la garde!ª Et soit mÃfiance, soit par le sentiment inconsciemment diabolique qui nous pousse â¡ nÃoffrir une chose quÃaux gens qui nÃen ont pas envie, mes grands-parents opposaient une fin de non-recevoir absolue aux priÃres les plus faciles â¡ satisfaire quÃil leur adressait, comme de le prÃsenter â¡ une jeune fille qui dÃnait tous les dimanches â¡ la maison, et quÃils Ãtaient obligÃs, chaque fois que Swann leur en reparlait, de faire semblant de ne plus voir, alors que pendant toute la semaine on se demandait qui on pourrait bien inviter avec elle, finissant souvent par ne trouver personne, faute de faire signe â¡ celui qui en eËt Ãtà si heureux.
Quelquefois tel couple ami de mes grands-parents et qui jusque-lâ¡ sÃÃtait plaint de ne jamais voir Swann, leur annonÃait avec satisfaction et peut-Ãtre un peu le dÃsir dÃexciter lÃenvie, quÃil Ãtait devenu tout ce quÃil y a de plus charmant pour eux, quÃil ne les quittait plus. Mon grand-pÃre ne voulait pas troubler leur plaisir mais regardait ma grandÃmÃre en fredonnant:
´Quel est donc ce mystÃre
Je ne puis rien comprendre.ª
ou:
´Vision fugitive…ª
ou:
´Dans ces affaires
Le mieux est de ne rien voir.ª
Quelques mois aprÃs, si mon grand-pÃre demandait au nouvel ami de Swann: ´Et Swann, le voyez-vous toujours beaucoup?ª la figure de lÃinterlocuteur sÃallongeait: ´Ne prononcez jamais son nom devant moi!ªó´Mais je croyais que vous Ãtiez si liÃs…ª Il avait Ãtà ainsi pendant quelques mois le familier de cousins de ma grandÃmÃre, dÃnant presque chaque jour chez eux. Brusquement il cessa de venir, sans avoir prÃvenu. On le crut malade, et la cousine de ma grandÃmÃre allait envoyer demander de ses nouvelles quand â¡ lÃoffice elle trouva une lettre de lui qui traÃnait par mÃgarde dans le livre de comptes de la cuisiniÃre. Il y annonÃait â¡ cette femme quÃil allait quitter Paris, quÃil ne pourrait plus venir. Elle Ãtait sa maÃtresse, et au moment de rompre, cÃÃtait elle seule quÃil avait jugà utile dÃavertir.
Quand sa maÃtresse du moment Ãtait au contraire une personne mondaine ou du moins une personne quÃune extraction trop humble ou une situation trop irrÃguliÃre nÃempÃchait pas quÃil fÃt recevoir dans le monde, alors pour elle il y retournait, mais seulement dans lÃorbite particulier oË elle se mouvait ou bien oË il lÃavait entraÃnÃe. ´Inutile de compter sur Swann ce soir, disait-on, vous savez bien que cÃest le jour dÃOpÃra de son AmÃricaine.ª Il la faisait inviter dans les salons particuliÃrement fermÃs oË il avait ses habitudes, ses dÃners hebdomadaires, son poker; chaque soir, aprÃs quÃun lÃger crÃpelage ajoutà ⡠la brosse de ses cheveux roux avait tempÃrà de quelque douceur la vivacità de ses yeux verts, il choisissait une fleur pour sa boutonniÃre et partait pour retrouver sa maÃtresse â¡ dÃner chez lÃune ou lÃautre des femmes de sa coterie; et alors, pensant â¡ lÃadmiration et â¡ lÃamitià que les gens â¡ la mode pour qui il faisait la pluie et le beau temps et quÃil allait retrouver lâ¡, lui prodigueraient devant la femme quÃil aimait, il retrouvait du charme â¡ cette vie mondaine sur laquelle il sÃÃtait blasÃ, mais dont la matiÃre, pÃnÃtrÃe et colorÃe chaudement dÃune flamme insinuÃe qui sÃy jouait, lui semblait prÃcieuse et belle depuis quÃil y avait incorporà un nouvel amour.
Mais tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces flirts, avait Ãtà la rÃalisation plus ou moins complÃte dÃun rÃve nà de la vue dÃun visage ou dÃun corps que Swann avait, spontanÃment, sans sÃy efforcer, trouvÃs charmants, en revanche quand un jour au thÃâtre il fut prÃsentà ⡠Odette de CrÃcy par un de ses amis dÃautrefois, qui lui avait parlà dÃelle comme dÃune femme ravissante avec qui il pourrait peut-Ãtre arriver â¡ quelque chose, mais en la lui donnant pour plus difficile quÃelle nÃÃtait en rÃalità afin de paraÃtre lui-mÃme avoir fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant connaÃtre, elle Ãtait apparue â¡ Swann non pas certes sans beautÃ, mais dÃun genre de beautà qui lui Ãtait indiffÃrent, qui ne lui inspirait aucun dÃsir, lui causait mÃme une sorte de rÃpulsion physique, de ces femmes comme tout le monde a les siennes, diffÃrentes pour chacun, et qui sont lÃopposà du type que nos sens rÃclament. Pour lui plaire elle avait un profil trop accusÃ, la peau trop fragile, les pommettes trop saillantes, les traits trop tirÃs. Ses yeux Ãtaient beaux mais si grands quÃils flÃchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le reste de son visage et lui donnaient toujours lÃair dÃavoir mauvaise mine ou dÃÃtre de mauvaise humeur. Quelque temps aprÃs cette prÃsentation au thÃâtre, elle lui avait Ãcrit pour lui demander â¡ voir ses collections qui lÃintÃressaient tant, ´elle, ignorante qui avait le goËt des jolies chosesª, disant quÃil lui semblait quÃelle le connaÃtrait mieux, quand elle lÃaurait vu dans ´son homeª oË elle lÃimaginait ´si confortable avec son thà et ses livresª, quoiquÃelle ne lui eËt pas cachà sa surprise quÃil habitât ce quartier qui devait Ãtre si triste et ´qui Ãtait si peu smart pour lui qui lÃÃtait tantª. Et aprÃs quÃil lÃeut laissÃe venir, en le quittant elle lui avait dit son regret dÃÃtre restÃe si peu dans cette demeure oË elle avait Ãtà heureuse de pÃnÃtrer, parlant de lui comme sÃil avait Ãtà pour elle quelque chose de plus que les autres Ãtres quÃelle connaissait et semblant Ãtablir entre leurs deux personnes une sorte de trait dÃunion romanesque qui lÃavait fait sourire. Mais â¡ lÃâge dÃjâ¡ un peu dÃsabusà dont approchait Swann et oË lÃon sait se contenter dÃÃtre amoureux pour le plaisir de lÃÃtre sans trop exiger de rÃciprocitÃ, ce rapprochement des cúurs, sÃil nÃest plus comme dans la premiÃre jeunesse le but vers lequel tend nÃcessairement lÃamour, lui reste uni en revanche par une association dÃidÃes si forte, quÃil peut en devenir la cause, sÃil se prÃsente avant lui. Autrefois on rÃvait de possÃder le cúur de la femme dont on Ãtait amoureux; plus tard sentir quÃon possÃde le cúur dÃune femme peut suffire â¡ vous en rendre amoureux. Ainsi, â¡ lÃâge oË il semblerait, comme on cherche surtout dans lÃamour un plaisir subjectif, que la part du goËt pour la beautà dÃune femme devait y Ãtre la plus grande, lÃamour peut naÃtreólÃamour le plus physiqueósans quÃil y ait eu, â¡ sa base, un dÃsir prÃalable. A cette Ãpoque de la vie, on a dÃjâ¡ Ãtà atteint plusieurs fois par lÃamour; il nÃÃvolue plus seul suivant ses propres lois inconnues et fatales, devant notre cúur Ãtonnà et passif. Nous venons â¡ son aide, nous le faussons par la mÃmoire, par la suggestion. En reconnaissant un de ses symptÃmes, nous nous rappelons, nous faisons renaÃtre les autres. Comme nous possÃdons sa chanson, gravÃe en nous tout entiÃre, nous nÃavons pas besoin quÃune femme nous en dise le dÃbutórempli par lÃadmiration quÃinspire la beautÃó, pour en trouver la suite. Et si elle commence au milieu,ólâ¡ oË les cúurs se rapprochent, oË lÃon parle de nÃexister plus que lÃun pour lÃautreó, nous avons assez lÃhabitude de cette musique pour rejoindre tout de suite notre partenaire au passage oË elle nous attend.
Odette de CrÃcy retourna voir Swann, puis rapprocha ses visites; et sans doute chacune dÃelles renouvelait pour lui la dÃception quÃil Ãprouvait â¡ se retrouver devant ce visage dont il avait un peu oublià les particularitÃs dans lÃintervalle, et quÃil ne sÃÃtait rappelà ni si expressif ni, malgrà sa jeunesse, si fanÃ; il regrettait, pendant quÃelle causait avec lui, que la grande beautà quÃelle avait ne fËt pas du genre de celles quÃil aurait spontanÃment prÃfÃrÃes. Il faut dÃailleurs dire que le visage dÃOdette paraissait plus maigre et plus proÃminent parce que le front et le haut des joues, cette surface unie et plus plane Ãtait recouverte par la masse de cheveux quÃon portait, alors, prolongÃs en ´devantsª, soulevÃs en ´crÃpÃsª, rÃpandus en mÃches folles le long des oreilles; et quant â¡ son corps qui Ãtait admirablement fait, il Ãtait difficile dÃen apercevoir la continuità (â¡ cause des modes de lÃÃpoque et quoiquÃelle fËt une des femmes de Paris qui sÃhabillaient le mieux), tant le corsage, sÃavanÃant en saillie comme sur un ventre imaginaire et finissant brusquement en pointe pendant que par en dessous commenÃait â¡ sÃenfler le ballon des doubles jupes, donnait â¡ la femme lÃair dÃÃtre composÃe de piÃces diffÃrentes mal emmanchÃes les unes dans les autres; tant les ruchÃs, les volants, le gilet suivaient en toute indÃpendance, selon la fantaisie de leur dessin ou la consistance de leur Ãtoffe, la ligne qui les conduisait aux núuds, aux bouillons de dentelle, aux effilÃs de jais perpendiculaires, ou qui les dirigeait le long du busc, mais ne sÃattachaient nullement â¡ lÃÃtre vivant, qui selon que lÃarchitecture de ces fanfreluches se rapprochait ou sÃÃcartait trop de la sienne, sÃy trouvait engoncà ou perdu.
Mais, quand Odette Ãtait partie, Swann souriait en pensant quÃelle lui avait dit combien le temps lui durerait jusquÃâ¡ ce quÃil lui permÃt de revenir; il se rappelait lÃair inquiet, timide avec lequel elle lÃavait une fois prià que ce ne fËt pas dans trop longtemps, et les regards quÃelle avait eus â¡ ce moment-lâ¡, fixÃs sur lui en une imploration craintive, et qui la faisaient touchante sous le bouquet de fleurs de pensÃes artificielles fixà devant son chapeau rond de paille blanche, â¡ brides de velours noir. ´Et vous, avait-elle dit, vous ne viendriez pas une fois chez moi prendre le thÃ?ª Il avait allÃguà des travaux en train, une Ãtudeóen rÃalità abandonnÃe depuis des annÃesósur Ver Meer de Delft. ´Je comprends que je ne peux rien faire, moi chÃtive, â¡ cÃtà de grands savants comme vous autres, lui avait-elle rÃpondu. Je serais comme la grenouille devant lÃarÃopage. Et pourtant jÃaimerais tant mÃinstruire, savoir, Ãtre initiÃe. Comme cela doit Ãtre amusant de bouquiner, de fourrer son nez dans de vieux papiers, avait-elle ajoutà avec lÃair de contentement de soi-mÃme que prend une femme ÃlÃgante pour affirmer que sa joie est de se livrer sans crainte de se salir â¡ une besogne malpropre, comme de faire la cuisine en ´mettant elle-mÃme les mains â¡ la pâteª. ´Vous allez vous moquer de moi, ce peintre qui vous empÃche de me voir (elle voulait parler de Ver Meer), je nÃavais jamais entendu parler de lui; vit-il encore? Est-ce quÃon peut voir de ses úuvres â¡ Paris, pour que je puisse me reprÃsenter ce que vous aimez, deviner un peu ce quÃil y a sous ce grand front qui travaille tant, dans cette tÃte quÃon sent toujours en train de rÃflÃchir, me dire: voilâ¡, cÃest â¡ cela quÃil est en train de penser. Quel rÃve ce serait dÃÃtre mÃlÃe â¡ vos travaux!ª Il sÃÃtait excusà sur sa peur des amitiÃs nouvelles, ce quÃil avait appelÃ, par galanterie, sa peur dÃÃtre malheureux. ´Vous avez peur dÃune affection? comme cÃest drÃle, moi qui ne cherche que cela, qui donnerais ma vie pour en trouver une, avait-elle dit dÃune voix si naturelle, si convaincue, quÃil en avait Ãtà remuÃ. Vous avez dË souffrir par une femme. Et vous croyez que les autres sont comme elle. Elle nÃa pas su vous comprendre; vous Ãtes un Ãtre si â¡ part. CÃest cela que jÃai aimà dÃabord en vous, jÃai bien senti que vous nÃÃtiez pas comme tout le monde.ªó´Et puis dÃailleurs vous aussi, lui avait-il dit, je sais bien ce que cÃest que les femmes, vous devez avoir des tas dÃoccupations, Ãtre peu libre.ªó´Moi, je nÃai jamais rien â¡ faire! Je suis toujours libre, je le serai toujours pour vous. A nÃimporte quelle heure du jour ou de la nuit oË il pourrait vous Ãtre commode de me voir, faites-moi chercher, et je serai trop heureuse dÃaccourir. Le ferez-vous? Savez-vous ce qui serait gentil, ce serait de vous faire prÃsenter â¡ Mme Verdurin chez qui je vais tous les soirs. Croyez-vous! si on sÃy retrouvait et si je pensais que cÃest un peu pour moi que vous y Ãtes!ª
Et sans doute, en se rappelant ainsi leurs entretiens, en pensant ainsi â¡ elle quand il Ãtait seul, il faisait seulement jouer son image entre beaucoup dÃautres images de femmes dans des rÃveries romanesques; mais si, grâce â¡ une circonstance quelconque (ou mÃme peut-Ãtre sans que ce fËt grâce â¡ elle, la circonstance qui se prÃsente au moment oË un Ãtat, latent jusque-lâ¡, se dÃclare, pouvant nÃavoir influà en rien sur lui) lÃimage dÃOdette de CrÃcy venait â¡ absorber toutes ces rÃveries, si celles-ci nÃÃtaient plus sÃparables de son souvenir, alors lÃimperfection de son corps ne garderait plus aucune importance, ni quÃil eËt ÃtÃ, plus ou moins quÃun autre corps, selon le goËt de Swann, puisque devenu le corps de celle quÃil aimait, il serait dÃsormais le seul qui fËt capable de lui causer des joies et des tourments.
Mon grand-pÃre avait prÃcisÃment connu, ce quÃon nÃaurait pu dire dÃaucun de leurs amis actuels, la famille de ces Verdurin. Mais il avait perdu toute relation avec celui quÃil appelait le ´jeune Verdurinª et quÃil considÃrait, un peu en gros, comme tombÃótout en gardant de nombreux millionsódans la bohÃme et la racaille. Un jour il reÃut une lettre de Swann lui demandant sÃil ne pourrait pas le mettre en rapport avec les Verdurin: ´A la garde! â¡ la garde! sÃÃtait Ãcrià mon grand-pÃre, Ãa ne mÃÃtonne pas du tout, cÃest bien par lâ¡ que devait finir Swann. Joli milieu! DÃabord je ne peux pas faire ce quÃil me demande parce que je ne connais plus ce monsieur. Et puis Ãa doit cacher une histoire de femme, je ne me mÃle pas de ces affaires-lâ¡. Ah bien! nous allons avoir de lÃagrÃment si Swann sÃaffuble des petits Verdurin.ª
Et sur la rÃponse nÃgative de mon grand-pÃre, cÃest Odette qui avait amenà elle-mÃme Swann chez les Verdurin.
Les Verdurin avaient eu â¡ dÃner, le jour oË Swann y fit ses dÃbuts, le docteur et Mme Cottard, le jeune pianiste et sa tante, et le peintre qui avait alors leur faveur, auxquels sÃÃtaient joints dans la soirÃe quelques autres fidÃles.
Le docteur Cottard ne savait jamais dÃune faÃon certaine de quel ton il devait rÃpondre â¡ quelquÃun, si son interlocuteur voulait rire ou Ãtait sÃrieux. Et â¡ tout hasard il ajoutait â¡ toutes ses expressions de physionomie lÃoffre dÃun sourire conditionnel et provisoire dont la finesse expectante le disculperait du reproche de naÃvetÃ, si le propos quÃon lui avait tenu se trouvait avoir Ãtà facÃtieux. Mais comme pour faire face â¡ lÃhypothÃse opposÃe il nÃosait pas laisser ce sourire sÃaffirmer nettement sur son visage, on y voyait flotter perpÃtuellement une incertitude oË se lisait la question quÃil nÃosait pas poser: ´Dites-vous cela pour de bon?ª Il nÃÃtait pas plus assurà de la faÃon dont il devait se comporter dans la rue, et mÃme en gÃnÃral dans la vie, que dans un salon, et on le voyait opposer aux passants, aux voitures, aux ÃvÃnements un malicieux sourire qui Ãtait dÃavance â¡ son attitude toute impropriÃtà puisquÃil prouvait, si elle nÃÃtait pas de mise, quÃil le savait bien et que sÃil avait adoptà celle-lâ¡, cÃÃtait par plaisanterie.
Sur tous les points cependant oË une franche question lui semblait permise, le docteur ne se faisait pas faute de sÃefforcer de restreindre le champ de ses doutes et de complÃter son instruction.
CÃest ainsi que, sur les conseils quÃune mÃre prÃvoyante lui avait donnÃs quand il avait quittà sa province, il ne laissait jamais passer soit une locution ou un nom propre qui lui Ãtaient inconnus, sans tâcher de se faire documenter sur eux.
Pour les locutions, il Ãtait insatiable de renseignements, car, leur supposant parfois un sens plus prÃcis quÃelles nÃont, il eËt dÃsirà savoir ce quÃon voulait dire exactement par celles quÃil entendait le plus souvent employer: la beautà du diable, du sang bleu, une vie de bâtons de chaise, le quart dÃheure de Rabelais, Ãtre le prince des ÃlÃgances, donner carte blanche, Ãtre rÃduit â¡ quia, etc., et dans quels cas dÃterminÃs il pouvait â¡ son tour les faire figurer dans ses propos. A leur dÃfaut il plaÃait des jeux de mots quÃil avait appris. Quant aux noms de personnes nouveaux quÃon prononÃait devant lui il se contentait seulement de les rÃpÃter sur un ton interrogatif quÃil pensait suffisant pour lui valoir des explications quÃil nÃaurait pas lÃair de demander.
Comme le sens critique quÃil croyait exercer sur tout lui faisait complÃtement dÃfaut, le raffinement de politesse qui consiste â¡ affirmer, â¡ quelquÃun quÃon oblige, sans souhaiter dÃen Ãtre cru, que cÃest â¡ lui quÃon a obligation, Ãtait peine perdue avec lui, il prenait tout au pied de la lettre. Quel que fËt lÃaveuglement de Mme Verdurin â¡ son Ãgard, elle avait fini, tout en continuant â¡ le trouver trÃs fin, par Ãtre agacÃe de voir que quand elle lÃinvitait dans une avant-scÃne â¡ entendre Sarah Bernhardt, lui disant, pour plus de grâce: ´Vous Ãtes trop aimable dÃÃtre venu, docteur, dÃautant plus que je suis sËre que vous avez dÃjâ¡ souvent entendu Sarah Bernhardt, et puis nous sommes peut-Ãtre trop prÃs de la scÃneª, le docteur Cottard qui Ãtait entrà dans la loge avec un sourire qui attendait pour se prÃciser ou pour disparaÃtre que quelquÃun dÃautorisà le renseignât sur la valeur du spectacle, lui rÃpondait: ´En effet on est beaucoup trop prÃs et on commence â¡ Ãtre fatiguà de Sarah Bernhardt. Mais vous mÃavez exprimà le dÃsir que je vienne. Pour moi vos dÃsirs sont des ordres. Je suis trop heureux de vous rendre ce petit service. Que ne ferait-on pas pour vous Ãtre agrÃable, vous Ãtes si bonne!ª Et il ajoutait: ´Sarah Bernhardt cÃest bien la Voix dÃOr, nÃest-ce pas? On Ãcrit souvent aussi quÃelle brËle les planches. CÃest une expression bizarre, nÃest-ce pas?ª dans lÃespoir de commentaires qui ne venaient point.
´Tu sais, avait dit Mme Verdurin â¡ son mari, je crois que nous faisons fausse route quand par modestie nous dÃprÃcions ce que nous offrons au docteur. CÃest un savant qui vit en dehors de lÃexistence pratique, il ne connaÃt pas par lui-mÃme la valeur des choses et il sÃen rapporte â¡ ce que nous lui en disons.ªó´Je nÃavais pas osà te le dire, mais je lÃavais remarquê, rÃpondit M. Verdurin. Et au jour de lÃan suivant, au lieu dÃenvoyer au docteur Cottard un rubis de trois mille francs en lui disant que cÃÃtait bien peu de chose, M. Verdurin acheta pour trois cents francs une pierre reconstituÃe en laissant entendre quÃon pouvait difficilement en voir dÃaussi belle.
Quand Mme Verdurin avait annoncà quÃon aurait, dans la soirÃe, M. Swann: ´Swann?ª sÃÃtait Ãcrià le docteur dÃun accent rendu brutal par la surprise, car la moindre nouvelle prenait toujours plus au dÃpourvu que quiconque cet homme qui se croyait perpÃtuellement prÃparà ⡠tout. Et voyant quÃon ne lui rÃpondait pas: ´Swann? Qui Ãa, Swann!ª hurla-t-il au comble dÃune anxiÃtà qui se dÃtendit soudain quand Mme Verdurin eut dit: ´Mais lÃami dont Odette nous avait parlÃ.ªó´Ah! bon, bon, Ãa va bienª, rÃpondit le docteur apaisÃ. Quant au peintre il se rÃjouissait de lÃintroduction de Swann chez Mme Verdurin, parce quÃil le supposait amoureux dÃOdette et quÃil aimait â¡ favoriser les liaisons. ´Rien ne mÃamuse comme de faire des mariages, confia-t-il, dans lÃoreille, au docteur Cottard, jÃen ai dÃjâ¡ rÃussi beaucoup, mÃme entre femmes!ª
En disant aux Verdurin que Swann Ãtait trÃs ´smartª, Odette leur avait fait craindre un ´ennuyeuxª. Il leur fit au contraire une excellente impression dont â¡ leur insu sa frÃquentation dans la sociÃtà ÃlÃgante Ãtait une des causes indirectes. Il avait en effet sur les hommes mÃme intelligents qui ne sont jamais allÃs dans le monde, une des supÃrioritÃs de ceux qui y ont un peu vÃcu, qui est de ne plus le transfigurer par le dÃsir ou par lÃhorreur quÃil inspire â¡ lÃimagination, de le considÃrer comme sans aucune importance. Leur amabilitÃ, sÃparÃe de tout snobisme et de la peur de paraÃtre trop aimable, devenue indÃpendante, a cette aisance, cette grâce des mouvements de ceux dont les membres assouplis exÃcutent exactement ce quÃils veulent, sans participation indiscrÃte et maladroite du reste du corps. La simple gymnastique ÃlÃmentaire de lÃhomme du monde tendant la main avec bonne grâce au jeune homme inconnu quÃon lui prÃsente et sÃinclinant avec rÃserve devant lÃambassadeur â¡ qui on le prÃsente, avait fini par passer sans quÃil en fËt conscient dans toute lÃattitude sociale de Swann, qui vis-â¡-vis de gens dÃun milieu infÃrieur au sien comme Ãtaient les Verdurin et leurs amis, fit instinctivement montre dÃun empressement, se livra â¡ des avances, dont, selon eux, un ennuyeux se fËt abstenu. Il nÃeut un moment de froideur quÃavec le docteur Cottard: en le voyant lui cligner de lÃúil et lui sourire dÃun air ambigu avant quÃils se fussent encore parlà (mimique que Cottard appelait ´laisser venirª), Swann crut que le docteur le connaissait sans doute pour sÃÃtre trouvà avec lui en quelque lieu de plaisir, bien que lui-mÃme y allât pourtant fort peu, nÃayant jamais vÃcu dans le monde de la noce. Trouvant lÃallusion de mauvais goËt, surtout en prÃsence dÃOdette qui pourrait en prendre une mauvaise idÃe de lui, il affecta un air glacial. Mais quand il apprit quÃune dame qui se trouvait prÃs de lui Ãtait Mme Cottard, il pensa quÃun mari aussi jeune nÃaurait pas cherchà ⡠faire allusion devant sa femme â¡ des divertissements de ce genre; et il cessa de donner â¡ lÃair entendu du docteur la signification quÃil redoutait. Le peintre invita tout de suite Swann â¡ venir avec Odette â¡ son atelier, Swann le trouva gentil. ´Peut-Ãtre quÃon vous favorisera plus que moi, dit Mme Verdurin, sur un ton qui feignait dÃÃtre piquÃ, et quÃon vous montrera le portrait de Cottard (elle lÃavait commandà au peintre). Pensez bien, ´monsieurª Biche, rappela-t-elle au peintre, â¡ qui cÃÃtait une plaisanterie consacrÃe de dire monsieur, â¡ rendre le joli regard, le petit cÃtà fin, amusant, de lÃúil. Vous savez que ce que je veux surtout avoir, cÃest son sourire, ce que je vous ai demandà cÃest le portrait de son sourire. Et comme cette expression lui sembla remarquable elle la rÃpÃta trÃs haut pour Ãtre sËre que plusieurs invitÃs lÃeussent entendue, et mÃme, sous un prÃtexte vague, en fit dÃabord rapprocher quelques-uns. Swann demanda â¡ faire la connaissance de tout le monde, mÃme dÃun vieil ami des Verdurin, Saniette, â¡ qui sa timiditÃ, sa simplicità et son bon cúur avaient fait perdre partout la considÃration que lui avaient value sa science dÃarchiviste, sa grosse fortune, et la famille distinguÃe dont il sortait. Il avait dans la bouche, en parlant, une bouillie qui Ãtait adorable parce quÃon sentait quÃelle trahissait moins un dÃfaut de la langue quÃune qualità de lÃâme, comme un reste de lÃinnocence du premier âge quÃil nÃavait jamais perdue. Toutes les consonnes quÃil ne pouvait prononcer figuraient comme autant de duretÃs dont il Ãtait incapable. En demandant â¡ Ãtre prÃsentà ⡠M. Saniette, Swann fit â¡ Mme Verdurin lÃeffet de renverser les rÃles (au point quÃen rÃponse, elle dit en insistant sur la diffÃrence: ´Monsieur Swann, voudriez-vous avoir la bontà de me permettre de vous prÃsenter notre ami Sanietteª), mais excita chez Saniette une sympathie ardente que dÃailleurs les Verdurin ne rÃvÃlÃrent jamais â¡ Swann, car Saniette les agaÃait un peu et ils ne tenaient pas â¡ lui faire des amis. Mais en revanche Swann les toucha infiniment en croyant devoir demander tout de suite â¡ faire la connaissance de la tante du pianiste. En robe noire comme toujours, parce quÃelle croyait quÃen noir on est toujours bien et que cÃest ce quÃil y a de plus distinguÃ, elle avait le visage excessivement rouge comme chaque fois quÃelle venait de manger. Elle sÃinclina devant Swann avec respect, mais se redressa avec majestÃ. Comme elle nÃavait aucune instruction et avait peur de faire des fautes de franÃais, elle prononÃait exprÃs dÃune maniÃre confuse, pensant que si elle lâchait un cuir il serait estompà dÃun tel vague quÃon ne pourrait le distinguer avec certitude, de sorte que sa conversation nÃÃtait quÃun graillonnement indistinct duquel Ãmergeaient de temps â¡ autre les rares vocables dont elle se sentait sËre. Swann crut pouvoir se moquer lÃgÃrement dÃelle en parlant â¡ M. Verdurin lequel au contraire fut piquÃ.
ó´CÃest une si excellente femme, rÃpondit-il. Je vous accorde quÃelle nÃest pas Ãtourdissante; mais je vous assure quÃelle est agrÃable quand on cause seul avec elle. ´Je nÃen doute pas, sÃempressa de concÃder Swann. Je voulais dire quÃelle ne me semblait pas ´Ãminenteª ajouta-t-il en dÃtachant cet adjectif, et en somme cÃest plutÃt un compliment!ª ´Tenez, dit M. Verdurin, je vais vous Ãtonner, elle Ãcrit dÃune maniÃre charmante. Vous nÃavez jamais entendu son neveu? cÃest admirable, nÃest-ce pas, docteur? Voulez-vous que je lui demande de jouer quelque chose, Monsieur Swann?ª
ó´Mais ce sera un bonheur…, commenÃait â¡ rÃpondre Swann, quand le docteur lÃinterrompit dÃun air moqueur. En effet ayant retenu que dans la conversation lÃemphase, lÃemploi de formes solennelles, Ãtait surannÃ, dÃs quÃil entendait un mot grave dit sÃrieusement comme venait de lÃÃtre le mot ´bonheurª, il croyait que celui qui lÃavait prononcà venait de se montrer prudhommesque. Et si, de plus, ce mot se trouvait figurer par hasard dans ce quÃil appelait un vieux clichÃ, si courant que ce mot fËt dÃailleurs, le docteur supposait que la phrase commencÃe Ãtait ridicule et la terminait ironiquement par le lieu commun quÃil semblait accuser son interlocuteur dÃavoir voulu placer, alors que celui-ci nÃy avait jamais pensÃ.
ó´Un bonheur pour la France!ª sÃÃcria-t-il malicieusement en levant les bras avec emphase.
M. Verdurin ne put sÃempÃcher de rire.
ó´QuÃest-ce quÃils ont â¡ rire toutes ces bonnes gens-lâ¡, on a lÃair de ne pas engendrer la mÃlancolie dans votre petit coin lâ¡-bas, sÃÃcria Mme Verdurin. Si vous croyez que je mÃamuse, moi, â¡ rester toute seule en pÃnitenceª, ajouta-t-elle sur un ton dÃpitÃ, en faisant lÃenfant.
Mme Verdurin Ãtait assise sur un haut siÃge suÃdois en sapin cirÃ, quÃun violoniste de ce pays lui avait donnà et quÃelle conservait quoiquÃil rappelât la forme dÃun escabeau et jurât avec les beaux meubles anciens quÃelle avait, mais elle tenait â¡ garder en Ãvidence les cadeaux que les fidÃles avaient lÃhabitude de lui faire de temps en temps, afin que les donateurs eussent le plaisir de les reconnaÃtre quand ils venaient. Aussi tâchait-elle de persuader quÃon sÃen tÃnt aux fleurs et aux bonbons, qui du moins se dÃtruisent; mais elle nÃy rÃussissait pas et cÃÃtait chez elle une collection de chauffe-pieds, de coussins, de pendules, de paravents, de baromÃtres, de potiches, dans une accumulation de redites et un disparate dÃÃtrennes.
De ce poste Ãlevà elle participait avec entrain â¡ la conversation des fidÃles et sÃÃgayait de leurs ´fumisteriesª, mais depuis lÃaccident qui Ãtait arrivà ⡠sa mâchoire, elle avait renoncà ⡠prendre la peine de pouffer effectivement et se livrait â¡ la place â¡ une mimique conventionnelle qui signifiait sans fatigue ni risques pour elle, quÃelle riait aux larmes. Au moindre mot que lâchait un habituà contre un ennuyeux ou contre un ancien habituà rejetà au camp des ennuyeux,óet pour le plus grand dÃsespoir de M. Verdurin qui avait eu longtemps la prÃtention dÃÃtre aussi aimable que sa femme, mais qui riant pour de bon sÃessoufflait vite et avait Ãtà distancà et vaincu par cette ruse dÃune incessante et fictive hilaritÃó, elle poussait un petit cri, fermait entiÃrement ses yeux dÃoiseau quÃune taie commenÃait â¡ voiler, et brusquement, comme si elle nÃeËt eu que le temps de cacher un spectacle indÃcent ou de parer â¡ un accÃs mortel, plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et nÃen laissaient plus rien voir, elle avait lÃair de sÃefforcer de rÃprimer, dÃanÃantir un rire qui, si elle sÃy fËt abandonnÃe, lÃeËt conduite â¡ lÃÃvanouissement. Telle, Ãtourdie par la gaietà des fidÃles, ivre de camaraderie, de mÃdisance et dÃassentiment, Mme Verdurin, juchÃe sur son perchoir, pareille â¡ un oiseau dont on eËt trempà le colifichet dans du vin chaud, sanglotait dÃamabilitÃ.
Cependant, M. Verdurin, aprÃs avoir demandà ⡠Swann la permission dÃallumer sa pipe (´ici on ne se gÃne pas, on est entre camaradesª), priait le jeune artiste de se mettre au piano.
ó´Allons, voyons, ne lÃennuie pas, il nÃest pas ici pour Ãtre tourmentÃ, sÃÃcria Mme Verdurin, je ne veux pas quÃon le tourmente moi!ª
ó´Mais pourquoi veux-tu que Ãa lÃennuie, dit M. Verdurin, M. Swann ne connaÃt peut-Ãtre pas la sonate en fa diÃse que nous avons dÃcouverte, il va nous jouer lÃarrangement pour piano.ª
ó´Ah! non, non, pas ma sonate! cria Mme Verdurin, je nÃai pas envie â¡ force de pleurer de me fiche un rhume de cerveau avec nÃvralgies faciales, comme la derniÃre fois; merci du cadeau, je ne tiens pas â¡ recommencer; vous Ãtes bons vous autres, on voit bien que ce nÃest pas vous qui garderez le lit huit jours!ª
Cette petite scÃne qui se renouvelait chaque fois que le pianiste allait jouer enchantait les amis aussi bien que si elle avait Ãtà nouvelle, comme une preuve de la sÃduisante originalità de la ´Patronneª et de sa sensibilità musicale. Ceux qui Ãtaient prÃs dÃelle faisaient signe â¡ ceux qui plus loin fumaient ou jouaient aux cartes, de se rapprocher, quÃil se passait quelque chose, leur disant, comme on fait au Reichstag dans les moments intÃressants: ´â¦coutez, Ãcoutez.ª Et le lendemain on donnait des regrets â¡ ceux qui nÃavaient pas pu venir en leur disant que la scÃne avait Ãtà encore plus amusante que dÃhabitude.
óEh bien! voyons, cÃest entendu, dit M. Verdurin, il ne jouera que lÃandante.
ó´Que lÃandante, comme tu y vasª sÃÃcria Mme Verdurin. ´CÃest justement lÃandante qui me casse bras et jambes. Il est vraiment superbe le Patron! CÃest comme si dans la ´NeuviÃmeª il disait: nous nÃentendrons que le finale, ou dans ´les MaÃtresª que lÃouverture.ª
Le docteur cependant, poussait Mme Verdurin â¡ laisser jouer le pianiste, non pas quÃil crËt feints les troubles que la musique lui donnaitóil y reconnaissait certains Ãtats neurasthÃniquesómais par cette habitude quÃont beaucoup de mÃdecins, de faire flÃchir immÃdiatement la sÃvÃrità de leurs prescriptions dÃs quÃest en jeu, chose qui leur semble beaucoup plus importante, quelque rÃunion mondaine dont ils font partie et dont la personne â¡ qui ils conseillent dÃoublier pour une fois sa dyspepsie, ou sa grippe, est un des facteurs essentiels.
óVous ne serez pas malade cette fois-ci, vous verrez, lui dit-il en cherchant â¡ la suggestionner du regard. Et si vous Ãtes malade nous vous soignerons.
óBien vrai? rÃpondit Mme Verdurin, comme si devant lÃespÃrance dÃune telle faveur il nÃy avait plus quÃâ¡ capituler. Peut-Ãtre aussi â¡ force de dire quÃelle serait malade, y avait-il des moments oË elle ne se rappelait plus que cÃÃtait un mensonge et prenait une âme de malade. Or ceux-ci, fatiguÃs dÃÃtre toujours obligÃs de faire dÃpendre de leur sagesse la raretà de leurs accÃs, aiment se laisser aller â¡ croire quÃils pourront faire impunÃment tout ce qui leur plaÃt et leur fait mal dÃhabitude, â¡ condition de se remettre en les mains dÃun Ãtre puissant, qui, sans quÃils aient aucune peine â¡ prendre, dÃun mot ou dÃune pilule, les remettra sur pied.
Odette Ãtait allÃe sÃasseoir sur un canapà de tapisserie qui Ãtait prÃs du piano:
óVous savez, jÃai ma petite place, dit-elle â¡ Mme Verdurin.
Celle-ci, voyant Swann sur une chaise, le fit lever:
ó´Vous nÃÃtes pas bien lâ¡, allez donc vous mettre â¡ cÃtà dÃOdette, nÃest-ce pas Odette, vous ferez bien une place â¡ M. Swann?ª
ó´Quel joli beauvais, dit avant de sÃasseoir Swann qui cherchait â¡ Ãtre aimable.ª
ó´Ah! je suis contente que vous apprÃciiez mon canapÃ, rÃpondit Mme Verdurin. Et je vous prÃviens que si vous voulez en voir dÃaussi beau, vous pouvez y renoncer tout de suite. Jamais ils nÃont rien fait de pareil. Les petites chaises aussi sont des merveilles. Tout â¡ lÃheure vous regarderez cela. Chaque bronze correspond comme attribut au petit sujet du siÃge; vous savez, vous avez de quoi vous amuser si vous voulez regarder cela, je vous promets un bon moment. Rien que les petites frises des bordures, tenez lâ¡, la petite vigne sur fond rouge de lÃOurs et les Raisins. Est-ce dessinÃ? QuÃest-ce que vous en dites, je crois quÃils le savaient plutÃt, dessiner! Est-elle assez appÃtissante cette vigne? Mon mari prÃtend que je nÃaime pas les fruits parce que jÃen mange moins que lui. Mais non, je suis plus gourmande que vous tous, mais je nÃai pas besoin de me les mettre dans la bouche puisque je jouis par les yeux. QuÃest ce que vous avez tous â¡ rire? demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-lâ¡ me purgent. DÃautres font des cures de Fontainebleau, moi je fais ma petite cure de Beauvais. Mais, monsieur Swann, vous ne partirez pas sans avoir touchà les petits bronzes des dossiers. Est-ce assez doux comme patine? Mais non, â¡ pleines mains, touchez-les bien.
óAh! si madame Verdurin commence â¡ peloter les bronzes, nous nÃentendrons pas de musique ce soir, dit le peintre.
ó´Taisez-vous, vous Ãtes un vilain. Au fond, dit-elle en se tournant vers Swann, on nous dÃfend â¡ nous autres femmes des choses moins voluptueuses que cela. Mais il nÃy a pas une chair comparable â¡ cela! Quand M. Verdurin me faisait lÃhonneur dÃÃtre jaloux de moióallons, sois poli au moins, ne dis pas que tu ne lÃas jamais ÃtÅóª
ó´Mais je ne dis absolument rien. Voyons docteur je vous prends â¡ tÃmoin: est-ce que jÃai dit quelque chose?ª
Swann palpait les bronzes par politesse et nÃosait pas cesser tout de suite.
óAllons, vous les caresserez plus tard; maintenant cÃest vous quÃon va caresser, quÃon va caresser dans lÃoreille; vous aimez cela, je pense; voilâ¡ un petit jeune homme qui va sÃen charger.
Or quand le pianiste eut jouÃ, Swann fut plus aimable encore avec lui quÃavec les autres personnes qui se trouvaient lâ¡. Voici pourquoi:
LÃannÃe prÃcÃdente, dans une soirÃe, il avait entendu une úuvre musicale exÃcutÃe au piano et au violon. DÃabord, il nÃavait goËtà que la qualità matÃrielle des sons sÃcrÃtÃs par les instruments. Et ÃÃavait dÃjâ¡ Ãtà un grand plaisir quand au-dessous de la petite ligne du violon mince, rÃsistante, dense et directrice, il avait vu tout dÃun coup chercher â¡ sÃÃlever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquÃe comme la mauve agitation des flots que charme et bÃmolise le clair de lune. Mais â¡ un moment donnÃ, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom â¡ ce qui lui plaisait, charmà tout dÃun coup, il avait cherchà ⡠recueillir la phrase ou lÃharmonieóil ne savait lui-mÃmeóqui passait et qui lui avait ouvert plus largement lÃâme, comme certaines odeurs de roses circulant dans lÃair humide du soir ont la propriÃtà de dilater nos narines. Peut-Ãtre est-ce parce quÃil ne savait pas la musique quÃil avait pu Ãprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-Ãtre pourtant les seules purement musicales, inattendues, entiÃrement originales, irrÃductibles â¡ tout autre ordre dÃimpressions. Une impression de ce genre pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les notes que nous entendons alors, tendent dÃjâ¡, selon leur hauteur et leur quantitÃ, â¡ couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions variÃes, â¡ tracer des arabesques, â¡ nous donner des sensations de largeur, de tÃnuitÃ, de stabilitÃ, de caprice. Mais les notes sont Ãvanouies avant que ces sensations soient assez formÃes en nous pour ne pas Ãtre submergÃes par celles quÃÃveillent dÃjâ¡ les notes suivantes ou mÃme simultanÃes. Et cette impression continuerait â¡ envelopper de sa liquidità et de son ´fonduª les motifs qui par instants en Ãmergent, â¡ peine discernables, pour plonger aussitÃt et disparaÃtre, connus seulement par le plaisir particulier quÃils donnent, impossibles â¡ dÃcrire, â¡ se rappeler, â¡ nommer, ineffables,ósi la mÃmoire, comme un ouvrier qui travaille â¡ Ãtablir des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-similÃs de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les comparer â¡ celles qui leur succÃdent et de les diffÃrencier. Ainsi â¡ peine la sensation dÃlicieuse que Swann avait ressentie Ãtait-elle expirÃe, que sa mÃmoire lui en avait fourni sÃance tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jetà les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que quand la mÃme impression Ãtait tout dÃun coup revenue, elle nÃÃtait dÃjâ¡ plus insaisissable. Il sÃen reprÃsentait lÃÃtendue, les groupements symÃtriques, la graphie, la valeur expressive; il avait devant lui cette chose qui nÃest plus de la musique pure, qui est du dessin, de lÃarchitecture, de la pensÃe, et qui permet de se rappeler la musique. Cette fois il avait distinguà nettement une phrase sÃÃlevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposà aussitÃt des voluptÃs particuliÃres, dont il nÃavait jamais eu lÃidÃe avant de lÃentendre, dont il sentait que rien autre quÃelle ne pourrait les lui faire connaÃtre, et il avait Ãprouvà pour elle comme un amour inconnu.
DÃun rythme lent elle le dirigeait ici dÃabord, puis lâ¡, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et prÃcis. Et tout dÃun coup au point oË elle Ãtait arrivÃe et dÃoË il se prÃparait â¡ la suivre, aprÃs une pause dÃun instant, brusquement elle changeait de direction et dÃun mouvement nouveau, plus rapide, menu, mÃlancolique, incessant et doux, elle lÃentraÃnait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnÃment la revoir une troisiÃme fois. Et elle reparut en effet mais sans lui parler plus clairement, en lui causant mÃme une voluptà moins profonde. Mais rentrà chez lui il eut besoin dÃelle, il Ãtait comme un homme dans la vie de qui une passante quÃil a aperÃue un moment vient de faire entrer lÃimage dÃune beautà nouvelle qui donne â¡ sa propre sensibilità une valeur plus grande, sans quÃil sache seulement sÃil pourra revoir jamais celle quÃil aime dÃjâ¡ et dont il ignore jusquÃau nom.
MÃme cet amour pour une phrase musicale sembla un instant devoir amorcer chez Swann la possibilità dÃune sorte de rajeunissement. Depuis si longtemps il avait renoncà ⡠appliquer sa vie â¡ un but idÃal et la bornait â¡ la poursuite de satisfactions quotidiennes, quÃil croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne changerait plus jusquÃâ¡ sa mort; bien plus, ne se sentant plus dÃidÃes ÃlevÃes dans lÃesprit, il avait cessà de croire â¡ leur rÃalitÃ, sans pouvoir non plus la nier tout â¡ fait. Aussi avait-il pris lÃhabitude de se rÃfugier dans des pensÃes sans importance qui lui permettaient de laisser de cÃtà le fond des choses. De mÃme quÃil ne se demandait pas sÃil nÃeËt pas mieux fait de ne pas aller dans le monde, mais en revanche savait avec certitude que sÃil avait acceptà une invitation il devait sÃy rendre et que sÃil ne faisait pas de visite aprÃs il lui fallait laisser des cartes, de mÃme dans sa conversation il sÃefforÃait de ne jamais exprimer avec cúur une opinion intime sur les choses, mais de fournir des dÃtails matÃriels qui valaient en quelque sorte par eux-mÃmes et lui permettaient de ne pas donner sa mesure. Il Ãtait extrÃmement prÃcis pour une recette de cuisine, pour la date de la naissance ou de la mort dÃun peintre, pour la nomenclature de ses úuvres. Parfois, malgrà tout, il se laissait aller â¡ Ãmettre un jugement sur une úuvre, sur une maniÃre de comprendre la vie, mais il donnait alors â¡ ses paroles un ton ironique comme sÃil nÃadhÃrait pas tout entier â¡ ce quÃil disait. Or, comme certains valÃtudinaires chez qui tout dÃun coup, un pays oË ils sont arrivÃs, un rÃgime diffÃrent, quelquefois une Ãvolution organique, spontanÃe et mystÃrieuse, semblent amener une telle rÃgression de leur mal quÃils commencent â¡ envisager la possibilità inespÃrÃe de commencer sur le tard une vie toute diffÃrente, Swann trouvait en lui, dans le souvenir de la phrase quÃil avait entendue, dans certaines sonates quÃil sÃÃtait fait jouer, pour voir sÃil ne lÃy dÃcouvrirait pas, la prÃsence dÃune de ces rÃalitÃs invisibles auxquelles il avait cessà de croire et auxquelles, comme si la musique avait eu sur la sÃcheresse morale dont il souffrait une sorte dÃinfluence Ãlective, il se sentait de nouveau le dÃsir et presque la force de consacrer sa vie. Mais nÃÃtant pas arrivà ⡠savoir de qui Ãtait lÃúuvre quÃil avait entendue, il nÃavait pu se la procurer et avait fini par lÃoublier. Il avait bien rencontrà dans la semaine quelques personnes qui se trouvaient comme lui â¡ cette soirÃe et les avait interrogÃes; mais plusieurs Ãtaient arrivÃes aprÃs la musique ou parties avant; certaines pourtant Ãtaient lâ¡ pendant quÃon lÃexÃcutait mais Ãtaient allÃes causer dans un autre salon, et dÃautres restÃes â¡ Ãcouter nÃavaient pas entendu plus que les premiÃres. Quant aux maÃtres de maison ils savaient que cÃÃtait une úuvre nouvelle que les artistes quÃils avaient engagÃs avaient demandà ⡠jouer; ceux-ci Ãtant partis en tournÃe, Swann ne put pas en savoir davantage. Il avait bien des amis musiciens, mais tout en se rappelant le plaisir spÃcial et intraduisible que lui avait fait la phrase, en voyant devant ses yeux les formes quÃelle dessinait, il Ãtait pourtant incapable de la leur chanter. Puis il cessa dÃy penser.
Or, quelques minutes â¡ peine aprÃs que le petit pianiste avait commencà de jouer chez Mme Verdurin, tout dÃun coup aprÃs une note haute longuement tenue pendant deux mesures, il vit approcher, sÃÃchappant de sous cette sonorità prolongÃe et tendue comme un rideau sonore pour cacher le mystÃre de son incubation, il reconnut, secrÃte, bruissante et divisÃe, la phrase aÃrienne et odorante quÃil aimait. Et elle Ãtait si particuliÃre, elle avait un charme si individuel et quÃaucun autre nÃaurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme sÃil eËt rencontrà dans un salon ami une personne quÃil avait admirÃe dans la rue et dÃsespÃrait de jamais retrouver. A la fin, elle sÃÃloigna, indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum, laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Mais maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que cÃÃtait lÃandante de la sonate pour piano et violon de Vinteuil), il la tenait, il pourrait lÃavoir chez lui aussi souvent quÃil voudrait, essayer dÃapprendre son langage et son secret.
Aussi quand le pianiste eut fini, Swann sÃapprocha-t-il de lui pour lui exprimer une reconnaissance dont la vivacità plut beaucoup â¡ Mme Verdurin.
óQuel charmeur, nÃest-ce pas, dit-elle â¡ Swann; la comprend-il assez, sa sonate, le petit misÃrable? Vous ne saviez pas que le piano pouvait atteindre â¡ Ãa. CÃest tout exceptà du piano, ma parole! Chaque fois jÃy suis reprise, je crois entendre un orchestre. CÃest mÃme plus beau que lÃorchestre, plus complet.
Le jeune pianiste sÃinclina, et, souriant, soulignant les mots comme sÃil avait fait un trait dÃesprit:
ó´Vous Ãtes trÃs indulgente pour moiª, dit-il.
Et tandis que Mme Verdurin disait â¡ son mari: ´Allons, donne-lui de lÃorangeade, il lÃa bien mÃritÃeª, Swann racontait â¡ Odette comment il avait Ãtà amoureux de cette petite phrase. Quand Mme Verdurin, ayant dit dÃun peu loin: ´Eh bien! il me semble quÃon est en train de vous dire de belles choses, Odetteª, elle rÃpondit: ´Oui, de trÃs bellesª et Swann trouva dÃlicieuse sa simplicitÃ. Cependant il demandait des renseignements sur Vinteuil, sur son úuvre, sur lÃÃpoque de sa vie oË il avait composà cette sonate, sur ce quÃavait pu signifier pour lui la petite phrase, cÃest cela surtout quÃil aurait voulu savoir.
Mais tous ces gens qui faisaient profession dÃadmirer ce musicien (quand Swann avait dit que sa sonate Ãtait vraiment belle, Mme Verdurin sÃÃtait ÃcriÃe: ´Je vous crois un peu quÃelle est belle! Mais on nÃavoue pas quÃon ne connaÃt pas la sonate de Vinteuil, on nÃa pas le droit de ne pas la connaÃtreª, et le peintre avait ajoutÃ: ´Ah! cÃest tout â¡ fait une trÃs grande machine, nÃest-ce pas. Ce nÃest pas si vous voulez la chose ´cherª et ´publicª, nÃest-ce pas, mais cÃest la trÃs grosse impression pour les artistesª), ces gens semblaient ne sÃÃtre jamais posà ces questions car ils furent incapables dÃy rÃpondre.
MÃme â¡ une ou deux remarques particuliÃres que fit Swann sur sa phrase prÃfÃrÃe:
ó´Tiens, cÃest amusant, je nÃavais jamais fait attention; je vous dirai que je nÃaime pas beaucoup chercher la petite bÃte et mÃÃgarer dans des pointes dÃaiguille; on ne perd pas son temps â¡ couper les cheveux en quatre ici, ce nÃest pas le genre de la maisonª, rÃpondit Mme Verdurin, que le docteur Cottard regardait avec une admiration bÃate et un zÃle studieux se jouer au milieu de ce flot dÃexpressions toutes faites. DÃailleurs lui et Mme Cottard avec une sorte de bon sens comme en ont aussi certaines gens du peuple se gardaient bien de donner une opinion ou de feindre lÃadmiration pour une musique quÃils sÃavouaient lÃun â¡ lÃautre, une fois rentrÃs chez eux, ne pas plus comprendre que la peinture de ´M. Bicheª. Comme le public ne connaÃt du charme, de la grâce, des formes de la nature que ce quÃil en a puisà dans les poncifs dÃun art lentement assimilÃ, et quÃun artiste original commence par rejeter ces poncifs, M. et Mme Cottard, image en cela du public, ne trouvaient ni dans la sonate de Vinteuil, ni dans les portraits du peintre, ce qui faisait pour eux lÃharmonie de la musique et la beautà de la peinture. Il leur semblait quand le pianiste jouait la sonate quÃil accrochait au hasard sur le piano des notes que ne reliaient pas en effet les formes auxquelles ils Ãtaient habituÃs, et que le peintre jetait au hasard des couleurs sur ses