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  • 1913
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deux mains derriËre la tÍte et se recula sur le bord opposÈ du sofa comme pour lui faire une place. Mais aussitÙt elle sentit quíelle semblait ainsi lui imposer une attitude qui lui Ètait peut-Ítre importune. Elle pensa que son amie aimerait peut-Ítre mieux Ítre loin díelle sur une chaise, elle se trouva indiscrËte, la dÈlicatesse de son cúur síen alarma; reprenant toute la place sur le sofa elle ferma les yeux et se mit ‡ b‚iller pour indiquer que líenvie de dormir Ètait la seule raison pour laquelle elle síÈtait ainsi Ètendue. MalgrÈ la familiaritÈ rude et dominatrice quíelle avait avec sa camarade, je reconnaissais les gestes obsÈquieux et rÈticents, les brusques scrupules de son pËre. BientÙt elle se leva, feignit de vouloir fermer les volets et de níy pas rÈussir.

ó´Laisse donc tout ouvert, jíai chaud,ª dit son amie.

ó´Mais cíest assommant, on nous verraª, rÈpondit Mlle Vinteuil.

Mais elle devina sans doute que son amie penserait quíelle níavait dit ces mots que pour la provoquer ‡ lui rÈpondre par certains autres quíelle avait en effet le dÈsir díentendre, mais que par discrÈtion elle voulait lui laisser líinitiative de prononcer. Aussi son regard que je ne pouvais distinguer, dut-il prendre líexpression qui plaisait tant ‡ ma grandímËre, quand elle ajouta vivement:

ó´Quand je dis nous voir, je veux dire nous voir lire, cíest assommant, quelque chose insignifiante quíon fasse, de penser que des yeux vous voient.ª

Par une gÈnÈrositÈ instinctive et une politesse involontaire elle taisait les mots prÈmÈditÈs quíelle avait jugÈs indispensables ‡ la pleine rÈalisation de son dÈsir. Et ‡ tous moments au fond díelle-mÍme une vierge timide et suppliante implorait et faisait reculer un soudard fruste et vainqueur.

ó´Oui, cíest probable quíon nous regarde ‡ cette heure-ci, dans cette campagne frÈquentÈe, dit ironiquement son amie. Et puis quoi? Ajouta-t-elle (en croyant devoir accompagner díun clignement díyeux malicieux et tendre, ces mots quíelle rÈcita par bontÈ, comme un texte, quíelle savait Ítre agrÈable ‡ Mlle Vinteuil, díun ton quíelle síefforÁait de rendre cynique), quand mÍme on nous verrait ce níen est que meilleur.ª

Mlle Vinteuil frÈmit et se leva. Son cúur scrupuleux et sensible ignorait quelles paroles devaient spontanÈment venir síadapter ‡ la scËne que ses sens rÈclamaient. Elle cherchait le plus loin quíelle pouvait de sa vraie nature morale, ‡ trouver le langage propre ‡ la fille vicieuse quíelle dÈsirait díÍtre, mais les mots quíelle pensait que celle-ci e˚t prononcÈs sincËrement lui paraissaient faux dans sa bouche. Et le peu quíelle síen permettait Ètait dit sur un ton guindÈ o˘ ses habitudes de timiditÈ paralysaient ses vellÈitÈs díaudace, et síentremÍlait de: ´tu nías pas froid, tu nías pas trop chaud, tu nías pas envie díÍtre seule et de lire?ª

ó´Mademoiselle me semble avoir des pensÈes bien lubriques, ce soirª, finit-elle par dire, rÈpÈtant sans doute une phrase quíelle avait entendue autrefois dans la bouche de son amie.

Dans líÈchancrure de son corsage de crÍpe Mlle Vinteuil sentit que son amie piquait un baiser, elle poussa un petit cri, síÈchappa, et elles se poursuivirent en sautant, faisant voleter leurs larges manches comme des ailes et gloussant et piaillant comme des oiseaux amoureux. Puis Mlle Vinteuil finit par tomber sur le canapÈ, recouverte par le corps de son amie. Mais celle-ci tournait le dos ‡ la petite table sur laquelle Ètait placÈ le portrait de líancien professeur de piano. Mlle Vinteuil comprit que son amie ne le verrait pas si elle níattirait pas sur lui son attention, et elle lui dit, comme si elle venait seulement de le remarquer:

ó´Oh! ce portrait de mon pËre qui nous regarde, je ne sais pas qui a pu le mettre l‡, jíai pourtant dit vingt fois que ce níÈtait pas sa place.ª

Je me souvins que cíÈtaient les mots que M. Vinteuil avait dits ‡ mon pËre ‡ propos du morceau de musique. Ce portrait leur servait sans doute habituellement pour des profanations rituelles, car son amie lui rÈpondit par ces paroles qui devaient faire partie de ses rÈponses liturgiques:

ó´Mais laisse-le donc o˘ il est, il níest plus l‡ pour nous embÍter. Crois-tu quíil pleurnicherait, quíil voudrait te mettre ton manteau, síil te voyait l‡, la fenÍtre ouverte, le vilain singe.ª

Mlle Vinteuil rÈpondit par des paroles de doux reproche: ´Voyons, voyonsª, qui prouvaient la bontÈ de sa nature, non quíelles fussent dictÈes par líindignation que cette faÁon de parler de son pËre e˚t pu lui causer (Èvidemment cíÈtait l‡ un sentiment quíelle síÈtait habituÈe, ‡ líaide de quels sophismes? ‡ faire taire en elle dans ces minutes-l‡), mais parce quíelles Ètaient comme un frein que pour ne pas se montrer ÈgoÔste elle mettait elle-mÍme au plaisir que son amie cherchait ‡ lui procurer. Et puis cette modÈration souriante en rÈpondant ‡ ces blasphËmes, ce reproche hypocrite et tendre, paraissaient peut-Ítre ‡ sa nature franche et bonne, une forme particuliËrement inf‚me, une forme doucereuse de cette scÈlÈratesse quíelle cherchait ‡ síassimiler. Mais elle ne put rÈsister ‡ líattrait du plaisir quíelle Èprouverait ‡ Ítre traitÈe avec douceur par une personne si implacable envers un mort sans dÈfense; elle sauta sur les genoux de son amie, et lui tendit chastement son front ‡ baiser comme elle aurait pu faire si elle avait ÈtÈ sa fille, sentant avec dÈlices quíelles allaient ainsi toutes deux au bout de la cruautÈ en ravissant ‡ M. Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa paternitÈ. Son amie lui prit la tÍte entre ses mains et lui dÈposa un baiser sur le front avec cette docilitÈ que lui rendait facile la grande affection quíelle avait pour Mlle Vinteuil et le dÈsir de mettre quelque distraction dans la vie si triste maintenant de líorpheline.

ó´Sais-tu ce que jíai envie de lui faire ‡ cette vieille horreur?ª dit-elle en prenant le portrait.

Et elle murmura ‡ líoreille de Mlle Vinteuil quelque chose que je ne pus entendre.

ó´Oh! tu níoserais pas.ª

ó´Je níoserais pas cracher dessus? sur Áa?ª dit líamie avec une brutalitÈ voulue.

Je níen entendis pas davantage, car Mlle Vinteuil, díun air las, gauche, affairÈ, honnÍte et triste, vint fermer les volets et la fenÍtre, mais je savais maintenant, pour toutes les souffrances que pendant sa vie M. Vinteuil avait supportÈes ‡ cause de sa fille, ce quíaprËs la mort il avait reÁu díelle en salaire.

Et pourtant jíai pensÈ depuis que si M. Vinteuil avait pu assister ‡ cette scËne, il níe˚t peut-Ítre pas encore perdu sa foi dans le bon cúur de sa fille, et peut-Ítre mÍme níe˚t-il pas eu en cela tout ‡ fait tort. Certes, dans les habitudes de Mlle Vinteuil líapparence du mal Ètait si entiËre quíon aurait eu de la peine ‡ la rencontrer rÈalisÈe ‡ ce degrÈ de perfection ailleurs que chez une sadique; cíest ‡ la lumiËre de la rampe des thÈ‚tres du boulevard plutÙt que sous la lampe díune maison de campagne vÈritable quíon peut voir une fille faire cracher une amie sur le portrait díun pËre qui nía vÈcu que pour elle; et il níy a guËre que le sadisme qui donne un fondement dans la vie ‡ líesthÈtique du mÈlodrame. Dans la rÈalitÈ, en dehors des cas de sadisme, une fille aurait peut-Ítre des manquements aussi cruels que ceux de Mlle Vinteuil envers la mÈmoire et les volontÈs de son pËre mort, mais elle ne les rÈsumerait pas expressÈment en un acte díun symbolisme aussi rudimentaire et aussi naÔf; ce que sa conduite aurait de criminel serait plus voilÈ aux yeux des autres et mÍme ‡ ses yeux ‡ elle qui ferait le mal sans se líavouer. Mais, au-del‡ de líapparence, dans le cúur de Mlle Vinteuil, le mal, au dÈbut du moins, ne fut sans doute pas sans mÈlange. Une sadique comme elle est líartiste du mal, ce quíune crÈature entiËrement mauvaise ne pourrait Ítre car le mal ne lui serait pas extÈrieur, il lui semblerait tout naturel, ne se distinguerait mÍme pas díelle; et la vertu, la mÈmoire des morts, la tendresse filiale, comme elle níen aurait pas le culte, elle ne trouverait pas un plaisir sacrilËge ‡ les profaner. Les sadiques de líespËce de Mlle Vinteuil sont des Ítre si purement sentimentaux, si naturellement vertueux que mÍme le plaisir sensuel leur paraÓt quelque chose de mauvais, le privilËge des mÈchants. Et quand ils se concËdent ‡ eux-mÍmes de síy livrer un moment, cíest dans la peau des mÈchants quíils t‚chent díentrer et de faire entrer leur complice, de faÁon ‡ avoir eu un moment líillusion de síÍtre ÈvadÈs de leur ‚me scrupuleuse et tendre, dans le monde inhumain du plaisir. Et je comprenais combien elle líe˚t dÈsirÈ en voyant combien il lui Ètait impossible díy rÈussir. Au moment o˘ elle se voulait si diffÈrente de son pËre, ce quíelle me rappelait cíÈtait les faÁons de penser, de dire, du vieux professeur de piano. Bien plus que sa photographie, ce quíelle profanait, ce quíelle faisait servir ‡ ses plaisirs mais qui restait entre eux et elle et líempÍchait de les go˚ter directement, cíÈtait la ressemblance de son visage, les yeux bleus de sa mËre ‡ lui quíil lui avait transmis comme un bijou de famille, ces gestes díamabilitÈ qui interposaient entre le vice de Mlle Vinteuil et elle une phrasÈologie, une mentalitÈ qui níÈtait pas faite pour lui et líempÍchait de le connaÓtre comme quelque chose de trËs diffÈrent des nombreux devoirs de politesse auxquels elle se consacrait díhabitude. Ce níest pas le mal qui lui donnait líidÈe du plaisir, qui lui semblait agrÈable; cíest le plaisir qui lui semblait malin. Et comme chaque fois quíelle síy adonnait il síaccompagnait pour elle de ces pensÈes mauvaises qui le reste du temps Ètaient absentes de son ‚me vertueuse, elle finissait par trouver au plaisir quelque chose de diabolique, par líidentifier au Mal. Peut-Ítre Mlle Vinteuil sentait-elle que son amie níÈtait pas fonciËrement mauvaise, et quíelle níÈtait pas sincËre au moment o˘ elle lui tenait ces propos blasphÈmatoires. Du moins avait-elle le plaisir díembrasser sur son visage, des sourires, des regards, feints peut-Ítre, mais analogues dans leur expression vicieuse et basse ‡ ceux quíaurait eus non un Ítre de bontÈ et de souffrance, mais un Ítre de cruautÈ et de plaisir. Elle pouvait síimaginer un instant quíelle jouait vraiment les jeux quíe˚t jouÈs avec une complice aussi dÈnaturÈe, une fille qui aurait ressenti en effet ces sentiments barbares ‡ líÈgard de la mÈmoire de son pËre. Peut-Ítre níe˚t-elle pas pensÈ que le mal f˚t un Ètat si rare, si extraordinaire, si dÈpaysant, o˘ il Ètait si reposant díÈmigrer, si elle avait su discerner en elle comme en tout le monde, cette indiffÈrence aux souffrances quíon cause et qui, quelques autres noms quíon lui donne, est la forme terrible et permanente de la cruautÈ.

Síil Ètait assez simple díaller du cÙtÈ de MÈsÈglise, cíÈtait une autre affaire díaller du cÙtÈ de Guermantes, car la promenade Ètait longue et líon voulait Ítre s˚r du temps quíil ferait. Quand on semblait entrer dans une sÈrie de beaux jours; quand FranÁoise dÈsespÈrÈe quíil ne tomb‚t pas une goutte díeau pour les ´pauvres rÈcoltesª, et ne voyant que de rares nuages blancs nageant ‡ la surface calme et bleue du ciel síÈcriait en gÈmissant: ´Ne dirait-on pas quíon voit ni plus ni moins des chiens de mer qui jouent en montrant l‡-haut leurs museaux? Ah! ils pensent bien ‡ faire pleuvoir pour les pauvres laboureurs! Et puis quand les blÈs seront poussÈs, alors la pluie se mettra ‡ tomber tout ‡ petit patapon, sans discontinuer, sans plus savoir sur quoi elle tombe que si cíÈtait sur la merª; quand mon pËre avait reÁu invariablement les mÍmes rÈponses favorables du jardinier et du baromËtre, alors on disait au dÓner: ´Demain síil fait le mÍme temps, nous irons du cÙtÈ de Guermantes.ª On partait tout de suite aprËs dÈjeuner par la petite porte du jardin et on tombait dans la rue des Perchamps, Ètroite et formant un angle aigu, remplie de graminÈes au milieu desquelles deux ou trois guÍpes passaient la journÈe ‡ herboriser, aussi bizarre que son nom dío˘ me semblaient dÈriver ses particularitÈs curieuses et sa personnalitÈ revÍche, et quíon chercherait en vain dans le Combray díaujourdíhui o˘ sur son tracÈ ancien síÈlËve líÈcole. Mais ma rÍverie (semblable ‡ ces architectes ÈlËves de Viollet-le-Duc, qui, croyant retrouver sous un jubÈ Renaissance et un autel du XVIIe siËcle les traces díun chúur roman, remettent tout líÈdifice dans líÈtat o˘ il devait Ítre au XIIe siËcle) ne laisse pas une pierre du b‚timent nouveau, reperce et ´restitueª la rue des Perchamps. Elle a díailleurs pour ces reconstitutions, des donnÈes plus prÈcises que níen ont gÈnÈralement les restaurateurs: quelques images conservÈes par ma mÈmoire, les derniËres peut-Ítre qui existent encore actuellement, et destinÈes ‡ Ítre bientÙt anÈanties, de ce quíÈtait le Combray du temps de mon enfance; et parce que cíest lui-mÍme qui les a tracÈes en moi avant de disparaÓtre, Èmouvantes,ósi on peut comparer un obscur portrait ‡ ces effigies glorieuses dont ma grandímËre aimait ‡ me donner des reproductionsócomme ces gravures anciennes de la CËne ou ce tableau de Gentile Bellini dans lesquels líon voit en un Ètat qui níexiste plus aujourdíhui le chef-díúuvre de Vinci et le portail de Saint-Marc.

On passait, rue de líOiseau, devant la vieille hÙtellerie de líOiseau fleschÈ dans la grande cour de laquelle entrËrent quelquefois au XVIIe siËcle les carrosses des duchesses de Montpensier, de Guermantes et de Montmorency quand elles avaient ‡ venir ‡ Combray pour quelque contestation avec leurs fermiers, pour une question díhommage. On gagnait le mail entre les arbres duquel apparaissait le clocher de Saint-Hilaire. Et jíaurais voulu pouvoir míasseoir l‡ et rester toute la journÈe ‡ lire en Ècoutant les cloches; car il faisait si beau et si tranquille que, quand sonnait líheure, on aurait dit non quíelle rompait le calme du jour mais quíelle le dÈbarrassait de ce quíil contenait et que le clocher avec líexactitude indolente et soigneuse díune personne qui nía rien díautre ‡ faire, venait seulementópour exprimer et laisser tomber les quelques gouttes díor que la chaleur y avait lentement et naturellement amassÈesóde presser, au moment voulu, la plÈnitude du silence.

Le plus grand charme du cÙtÈ de Guermantes, cíest quíon y avait presque tout le temps ‡ cÙtÈ de soi le cours de la Vivonne. On la traversait une premiËre fois, dix minutes aprËs avoir quittÈ la maison, sur une passerelle dite le Pont-Vieux. DËs le lendemain de notre arrivÈe, le jour de P‚ques, aprËs le sermon síil faisait beau temps, je courais jusque-l‡, voir dans ce dÈsordre díun matin de grande fÍte o˘ quelques prÈparatifs somptueux font paraÓtre plus sordides les ustensiles de mÈnage qui traÓnent encore, la riviËre qui se promenait dÈj‡ en bleu-ciel entre les terres encore noires et nues, accompagnÈe seulement díune bande de coucous arrivÈs trop tÙt et de primevËres en avance, cependant que Á‡ et l‡ une violette au bec bleu laissait flÈchir sa tige sous le poids de la goutte díodeur quíelle tenait dans son cornet. Le Pont-Vieux dÈbouchait dans un sentier de halage qui ‡ cet endroit se tapissait líÈtÈ du feuillage bleu díun noisetier sous lequel un pÍcheur en chapeau de paille avait pris racine. A Combray o˘ je savais quelle individualitÈ de marÈchal ferrant ou de garÁon Èpicier Ètait dissimulÈe sous líuniforme du suisse ou le surplis de líenfant de chúur, ce pÍcheur est la seule personne dont je níaie jamais dÈcouvert líidentitÈ. Il devait connaÓtre mes parents, car il soulevait son chapeau quand nous passions; je voulais alors demander son nom, mais on me faisait signe de me taire pour ne pas effrayer le poisson. Nous nous engagions dans le sentier de halage qui dominait le courant díun talus de plusieurs pieds; de líautre cÙtÈ la rive Ètait basse, Ètendue en vastes prÈs jusquíau village et jusquí‡ la gare qui en Ètait distante. Ils Ètaient semÈs des restes, ‡ demi enfouis dans líherbe, du ch‚teau des anciens comtes de Combray qui au Moyen ‚ge avait de ce cÙtÈ le cours de la Vivonne comme dÈfense contre les attaques des sires de Guermantes et des abbÈs de Martinville. Ce níÈtaient plus que quelques fragments de tours bossuant la prairie, ‡ peine apparents, quelques crÈneaux dío˘ jadis líarbalÈtrier lanÁait des pierres, dío˘ le guetteur surveillait Novepont, Clairefontaine, Martinville-le-Sec, Bailleau-líExempt, toutes terres vassales de Guermantes entre lesquelles Combray Ètait enclavÈ, aujourdíhui au ras de líherbe, dominÈs par les enfants de líÈcole des frËres qui venaient l‡ apprendre leurs leÁons ou jouer aux rÈcrÈations;ópassÈ presque descendu dans la terre, couchÈ au bord de líeau comme un promeneur qui prend le frais, mais me donnant fort ‡ songer, me faisant ajouter dans le nom de Combray ‡ la petite ville díaujourdíhui une citÈ trËs diffÈrente, retenant mes pensÈes par son visage incomprÈhensible et díautrefois quíil cachait ‡ demi sous les boutons díor. Ils Ètaient fort nombreux ‡ cet endroit quíils avaient choisi pour leurs jeux sur líherbe, isolÈs, par couples, par troupes, jaunes comme un jaune díoeuf, brillants díautant plus, me semblait-il, que ne pouvant dÈriver vers aucune vellÈitÈ de dÈgustation le plaisir que leur vue me causait, je líaccumulais dans leur surface dorÈe, jusquí‡ ce quíil devÓnt assez puissant pour produire de líinutile beautÈ; et cela dËs ma plus petite enfance, quand du sentier de halage je tendais les bras vers eux sans pouvoir Èpeler complËtement leur joli nom de Princes de contes de fÈes franÁais, venus peut-Ítre il y a bien des siËcles díAsie mais apatriÈs pour toujours au village, contents du modeste horizon, aimant le soleil et le bord de líeau, fidËles ‡ la petite vue de la gare, gardant encore pourtant comme certaines de nos vieilles toiles peintes, dans leur simplicitÈ populaire, un poÈtique Èclat díorient.

Je míamusais ‡ regarder les carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la riviËre, o˘ elles sont ‡ leur tour encloses, ‡ la fois ´contenantª aux flancs transparents comme une eau durcie, et ´contenuª plongÈ dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant, Èvoquaient líimage de la fraÓcheur díune faÁon plus dÈlicieuse et plus irritante quíelles níeussent fait sur une table servie, en ne la montrant quíen fuite dans cette allitÈration perpÈtuelle entre líeau sans consistance o˘ les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluiditÈ o˘ le palais ne pourrait en jouir. Je me promettais de venir l‡ plus tard avec des lignes; jíobtenais quíon tir‚t un peu de pain des provisions du go˚ter; jíen jetais dans la Vivonne des boulettes qui semblaient suffire pour y provoquer un phÈnomËne de sursaturation, car líeau se solidifiait aussitÙt autour díelles en grappes ovoÔdes de tÍtards inanitiÈs quíelle tenait sans doute jusque-l‡ en dissolution, invisibles, tout prËs díÍtre en voie de cristallisation.

BientÙt le cours de la Vivonne síobstrue de plantes díeau. Il y en a díabord díisolÈes comme tel nÈnufar ‡ qui le courant au travers duquel il Ètait placÈ díune faÁon malheureuse laissait si peu de repos que comme un bac actionnÈ mÈcaniquement il níabordait une rive que pour retourner ‡ celle dío˘ il Ètait venu, refaisant Èternellement la double traversÈe. PoussÈ vers la rive, son pÈdoncule se dÈpliait, síallongeait, filait, atteignait líextrÍme limite de sa tension jusquíau bord o˘ le courant le reprenait, le vert cordage se repliait sur lui-mÍme et ramenait la pauvre plante ‡ ce quíon peut díautant mieux appeler son point de dÈpart quíelle níy restait pas une seconde sans en repartir par une rÈpÈtition de la mÍme manúuvre. Je la retrouvais de promenade en promenade, toujours dans la mÍme situation, faisant penser ‡ certains neurasthÈniques au nombre desquels mon grand-pËre comptait ma tante LÈonie, qui nous offrent sans changement au cours des annÈes le spectacle des habitudes bizarres quíils se croient chaque fois ‡ la veille de secouer et quíils gardent toujours; pris dans líengrenage de leurs malaises et de leurs manies, les efforts dans lesquels ils se dÈbattent inutilement pour en sortir ne font quíassurer le fonctionnement et faire jouer le dÈclic de leur diÈtÈtique Ètrange, inÈluctable et funeste. Tel Ètait ce nÈnufar, pareil aussi ‡ quelquíun de ces malheureux dont le tourment singulier, qui se rÈpËte indÈfiniment durant líÈternitÈ, excitait la curiositÈ de Dante et dont il se serait fait raconter plus longuement les particularitÈs et la cause par le suppliciÈ lui-mÍme, si Virgile, síÈloignant ‡ grands pas, ne líavait forcÈ ‡ le rattraper au plus vite, comme moi mes parents.

Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une propriÈtÈ dont líaccËs Ètait ouvert au public par celui ‡ qui elle appartenait et qui síy Ètait complu ‡ des travaux díhorticulture aquatique, faisant fleurir, dans les petits Ètangs que forme la Vivonne, de vÈritables jardins de nymphÈas. Comme les rives Ètaient ‡ cet endroit trËs boisÈes, les grandes ombres des arbres donnaient ‡ líeau un fond qui Ètait habituellement díun vert sombre mais que parfois, quand nous rentrions par certains soirs rassÈrÈnÈs díaprËs-midi orageux, jíai vu díun bleu clair et cru, tirant sur le violet, díapparence cloisonnÈe et de go˚t japonais. «‡ et l‡, ‡ la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphÈa au cúur Ècarlate, blanc sur les bords. Plus loin, les fleurs plus nombreuses Ètaient plus p‚les, moins lisses, plus grenues, plus plissÈes, et disposÈes par le hasard en enroulements si gracieux quíon croyait voir flotter ‡ la dÈrive, comme aprËs líeffeuillement mÈlancolique díune fÍte galante, des roses mousseuses en guirlandes dÈnouÈes. Ailleurs un coin semblait rÈservÈ aux espËces communes qui montraient le blanc et rose proprets de la julienne, lavÈs comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis quíun peu plus loin, pressÈes les unes contre les autres en une vÈritable plate-bande flottante, on e˚t dit des pensÈes des jardins qui Ètaient venues poser comme des papillons leur ailes bleu‚tres et glacÈes, sur líobliquitÈ transparente de ce parterre díeau; de ce parterre cÈleste aussi: car il donnait aux fleurs un sol díune couleur plus prÈcieuse, plus Èmouvante que la couleur des fleurs elles-mÍmes; et, soit que pendant líaprËs-midi il fÓt Ètinceler sous les nymphÈas le kalÈidoscope díun bonheur attentif, silencieux et mobile, ou quíil síemplÓt vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la rÍverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce quíil y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystÈrieux,óavec ce quíil y a díinfini,ódans líheure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel.

Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de fois jíai vu, jíai dÈsirÈ imiter quand je serais libre de vivre ‡ ma guise, un rameur, qui, ayant l‚chÈ líaviron, síÈtait couchÈ ‡ plat sur le dos, la tÍte en bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter ‡ la dÈrive, ne pouvant voir que le ciel qui filait lentement au-dessus de lui, portait sur son visage líavant-go˚t du bonheur et de la paix.

Nous nous asseyions entre les iris au bord de líeau. Dans le ciel fÈriÈ, fl‚nait longuement un nuage oisif. Par moments oppressÈe par líennui, une carpe se dressait hors de líeau dans une aspiration anxieuse. CíÈtait líheure du go˚ter. Avant de repartir nous restions longtemps ‡ manger des fruits, du pain et du chocolat, sur líherbe o˘ parvenaient jusquí‡ nous, horizontaux, affaiblis, mais denses et mÈtalliques encore, des sons de la cloche de Saint-Hilaire qui ne síÈtaient pas mÈlangÈs ‡ líair quíils traversaient depuis si longtemps, et cÙtelÈs par la palpitation successive de toutes leurs lignes sonores, vibraient en rasant les fleurs, ‡ nos pieds.

Parfois, au bord de líeau entourÈe de bois, nous rencontrions une maison dite de plaisance, isolÈe, perdue, qui ne voyait rien, du monde, que la riviËre qui baignait ses pieds. Une jeune femme dont le visage pensif et les voiles ÈlÈgants níÈtaient pas de ce pays et qui sans doute Ètait venue, selon líexpression populaire ´síenterrerª l‡, go˚ter le plaisir amer de sentir que son nom, le nom surtout de celui dont elle níavait pu garder le cúur, y Ètait inconnu, síencadrait dans la fenÍtre qui ne lui laissait pas regarder plus loin que la barque amarrÈe prËs de la porte. Elle levait distraitement les yeux en entendant derriËre les arbres de la rive la voix des passants dont avant quíelle e˚t aperÁu leur visage, elle pouvait Ítre certaine que jamais ils níavaient connu, ni ne connaÓtraient líinfidËle, que rien dans leur passÈ ne gardait sa marque, que rien dans leur avenir níaurait líoccasion de la recevoir. On sentait que, dans son renoncement, elle avait volontairement quittÈ des lieux o˘ elle aurait pu du moins apercevoir celui quíelle aimait, pour ceux-ci qui ne líavaient jamais vu. Et je la regardais, revenant de quelque promenade sur un chemin o˘ elle savait quíil ne passerait pas, Ùter de ses mains rÈsignÈes de longs gants díune gr‚ce inutile.

Jamais dans la promenade du cÙtÈ de Guermantes nous ne p˚mes remonter jusquíaux sources de la Vivonne, auxquelles jíavais souvent pensÈ et qui avaient pour moi une existence si abstraite, si idÈale, que jíavais ÈtÈ aussi surpris quand on míavait dit quíelles se trouvaient dans le dÈpartement, ‡ une certaine distance kilomÈtrique de Combray, que le jour o˘ jíavais appris quíil y avait un autre point prÈcis de la terre o˘ síouvrait, dans líantiquitÈ, líentrÈe des Enfers. Jamais non plus nous ne p˚mes pousser jusquíau terme que jíeusse tant souhaitÈ díatteindre, jusquí‡ Guermantes. Je savais que l‡ rÈsidaient des ch‚telains, le duc et la duchesse de Guermantes, je savais quíils Ètaient des personnages rÈels et actuellement existants, mais chaque fois que je pensais ‡ eux, je me les reprÈsentais tantÙt en tapisserie, comme Ètait la comtesse de Guermantes, dans le ´Couronnement díEstherª de notre Èglise, tantÙt de nuances changeantes comme Ètait Gilbert le Mauvais dans le vitrail o˘ il passait du vert chou au bleu prune selon que jíÈtais encore ‡ prendre de líeau bÈnite ou que jíarrivais ‡ nos chaises, tantÙt tout ‡ fait impalpables comme líimage de GeneviËve de Brabant, ancÍtre de la famille de Guermantes, que la lanterne magique promenait sur les rideaux de ma chambre ou faisait monter au plafond,óenfin toujours enveloppÈs du mystËre des temps mÈrovingiens et baignant comme dans un coucher de soleil dans la lumiËre orangÈe qui Èmane de cette syllabe: ´antesª. Mais si malgrÈ cela ils Ètaient pour moi, en tant que duc et duchesse, des Ítres rÈels, bien quíÈtranges, en revanche leur personne ducale se distendait dÈmesurÈment, síimmatÈrialisait, pour pouvoir contenir en elle ce Guermantes dont ils Ètaient duc et duchesse, tout ce ´cÙtÈ de Guermantesª ensoleillÈ, le cours de la Vivonne, ses nymphÈas et ses grands arbres, et tant de beaux aprËs-midi. Et je savais quíils ne portaient pas seulement le titre de duc et de duchesse de Guermantes, mais que depuis le XIVe siËcle o˘, aprËs avoir inutilement essayÈ de vaincre leurs anciens seigneurs ils síÈtaient alliÈs ‡ eux par des mariages, ils Ètaient comtes de Combray, les premiers des citoyens de Combray par consÈquent et pourtant les seuls qui níy habitassent pas. Comtes de Combray, possÈdant Combray au milieu de leur nom, de leur personne, et sans doute ayant effectivement en eux cette Ètrange et pieuse tristesse qui Ètait spÈciale ‡ Combray; propriÈtaires de la ville, mais non díune maison particuliËre, demeurant sans doute dehors, dans la rue, entre ciel et terre, comme ce Gilbert de Guermantes, dont je ne voyais aux vitraux de líabside de Saint-Hilaire que líenvers de laque noire, si je levais la tÍte quand jíallais chercher du sel chez Camus.

Puis il arriva que sur le cÙtÈ de Guermantes je passai parfois devant de petits enclos humides o˘ montaient des grappes de fleurs sombres. Je míarrÍtais, croyant acquÈrir une notion prÈcieuse, car il me semblait avoir sous les yeux un fragment de cette rÈgion fluviatile, que je dÈsirais tant connaÓtre depuis que je líavais vue dÈcrite par un de mes Ècrivains prÈfÈrÈs. Et ce fut avec elle, avec son sol imaginaire traversÈ de cours díeau bouillonnants, que Guermantes, changeant díaspect dans ma pensÈe, síidentifia, quand jíeus entendu le docteur Percepied nous parler des fleurs et des belles eaux vives quíil y avait dans le parc du ch‚teau. Je rÍvais que Mme de Guermantes míy faisait venir, Èprise pour moi díun soudain caprice; tout le jour elle y pÍchait la truite avec moi. Et le soir me tenant par la main, en passant devant les petits jardins de ses vassaux, elle me montrait le long des murs bas, les fleurs qui y appuient leurs quenouilles violettes et rouges et míapprenait leurs noms. Elle me faisait lui dire le sujet des poËmes que jíavais líintention de composer. Et ces rÍves míavertissaient que puisque je voulais un jour Ítre un Ècrivain, il Ètait temps de savoir ce que je comptais Ècrire. Mais dËs que je me le demandais, t‚chant de trouver un sujet o˘ je pusse faire tenir une signification philosophique infinie, mon esprit síarrÍtait de fonctionner, je ne voyais plus que le vide en face de mon attention, je sentais que je níavais pas de gÈnie ou peut-Ítre une maladie cÈrÈbrale líempÍchait de naÓtre. Parfois je comptais sur mon pËre pour arranger cela. Il Ètait si puissant, si en faveur auprËs des gens en place quíil arrivait ‡ nous faire transgresser les lois que FranÁoise míavait appris ‡ considÈrer comme plus inÈluctables que celles de la vie et de la mort, ‡ faire retarder díun an pour notre maison, seule de tout le quartier, les travaux de ´ravalementª, ‡ obtenir du ministre pour le fils de Mme Sazerat qui voulait aller aux eaux, líautorisation quíil pass‚t le baccalaurÈat deux mois díavance, dans la sÈrie des candidats dont le nom commenÁait par un A au lieu díattendre le tour des S. Si jíÈtais tombÈ gravement malade, si jíavais ÈtÈ capturÈ par des brigands, persuadÈ que mon pËre avait trop díintelligences avec les puissances suprÍmes, de trop irrÈsistibles lettres de recommandation auprËs du bon Dieu, pour que ma maladie ou ma captivitÈ pussent Ítre autre chose que de vains simulacres sans danger pour moi, jíaurais attendu avec calme líheure inÈvitable du retour ‡ la bonne rÈalitÈ, líheure de la dÈlivrance ou de la guÈrison; peut-Ítre cette absence de gÈnie, ce trou noir qui se creusait dans mon esprit quand je cherchais le sujet de mes Ècrits futurs, níÈtait-il aussi quíune illusion sans consistance, et cesserait-elle par líintervention de mon pËre qui avait d˚ convenir avec le Gouvernement et avec la Providence que je serais le premier Ècrivain de líÈpoque. Mais díautres fois tandis que mes parents síimpatientaient de me voir rester en arriËre et ne pas les suivre, ma vie actuelle au lieu de me sembler une crÈation artificielle de mon pËre et quíil pouvait modifier ‡ son grÈ, míapparaissait au contraire comme comprise dans une rÈalitÈ qui níÈtait pas faite pour moi, contre laquelle il níy avait pas de recours, au cúur de laquelle je níavais pas díalliÈ, qui ne cachait rien au del‡ díelle-mÍme. Il me semblait alors que jíexistais de la mÍme faÁon que les autres hommes, que je vieillirais, que je mourrais comme eux, et que parmi eux jíÈtais seulement du nombre de ceux qui níont pas de dispositions pour Ècrire. Aussi, dÈcouragÈ, je renonÁais ‡ jamais ‡ la littÈrature, malgrÈ les encouragements que míavait donnÈs Bloch. Ce sentiment intime, immÈdiat, que jíavais du nÈant de ma pensÈe, prÈvalait contre toutes les paroles flatteuses quíon pouvait me prodiguer, comme chez un mÈchant dont chacun vante les bonnes actions, les remords de sa conscience.

Un jour ma mËre me dit: ´Puisque tu parles toujours de Mme de Guermantes, comme le docteur Percepied lía trËs bien soignÈe il y a quatre ans, elle doit venir ‡ Combray pour assister au mariage de sa fille. Tu pourras líapercevoir ‡ la cÈrÈmonie.ª CíÈtait du reste par le docteur Percepied que jíavais le plus entendu parler de Mme de Guermantes, et il nous avait mÍme montrÈ le numÈro díune revue illustrÈe o˘ elle Ètait reprÈsentÈe dans le costume quíelle portait ‡ un bal travesti chez la princesse de LÈon.

Tout díun coup pendant la messe de mariage, un mouvement que fit le suisse en se dÈplaÁant me permit de voir assise dans une chapelle une dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perÁants, une cravate bouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton au coin du nez. Et parce que dans la surface de son visage rouge, comme si elle e˚t eu trËs chaud, je distinguais, diluÈes et ‡ peine perceptibles, des parcelles díanalogie avec le portrait quíon míavait montrÈ, parce que surtout les traits particuliers que je relevais en elle, si jíessayais de les Ènoncer, se formulaient prÈcisÈment dans les mÍmes termes: un grand nez, des yeux bleus, dont síÈtait servi le docteur Percepied quand il avait dÈcrit devant moi la duchesse de Guermantes, je me dis: cette dame ressemble ‡ Mme de Guermantes; or la chapelle o˘ elle suivait la messe Ètait celle de Gilbert le Mauvais, sous les plates tombes de laquelle, dorÈes et distendues comme des alvÈoles de miel, reposaient les anciens comtes de Brabant, et que je me rappelais Ítre ‡ ce quíon míavait dit rÈservÈe ‡ la famille de Guermantes quand quelquíun de ses membres venait pour une cÈrÈmonie ‡ Combray; il ne pouvait vraisemblablement y avoir quíune seule femme ressemblant au portrait de Mme de Guermantes, qui f˚t ce jour-l‡, jour o˘ elle devait justement venir, dans cette chapelle: cíÈtait elle! Ma dÈception Ètait grande. Elle provenait de ce que je níavais jamais pris garde quand je pensais ‡ Mme de Guermantes, que je me la reprÈsentais avec les couleurs díune tapisserie ou díun vitrail, dans un autre siËcle, díune autre matiËre que le reste des personnes vivantes. Jamais je ne míÈtais avisÈ quíelle pouvait avoir une figure rouge, une cravate mauve comme Mme Sazerat, et líovale de ses joues me fit tellement souvenir de personnes que jíavais vues ‡ la maison que le soupÁon míeffleura, pour se dissiper díailleurs aussitÙt aprËs, que cette dame en son principe gÈnÈrateur, en toutes ses molÈcules, níÈtait peut-Ítre pas substantiellement la duchesse de Guermantes, mais que son corps, ignorant du nom quíon lui appliquait, appartenait ‡ un certain type fÈminin, qui comprenait aussi des femmes de mÈdecins et de commerÁants. ´Cíest cela, ce níest que cela, Mme de Guermantes!ª disait la mine attentive et ÈtonnÈe avec laquelle je contemplais cette image qui naturellement níavait aucun rapport avec celles qui sous le mÍme nom de Mme de Guermantes Ètaient apparues tant de fois dans mes songes, puisque, elle, elle níavait pas ÈtÈ comme les autres arbitrairement formÈe par moi, mais quíelle míavait sautÈ aux yeux pour la premiËre fois il y a un moment seulement, dans líÈglise; qui níÈtait pas de la mÍme nature, níÈtait pas colorable ‡ volontÈ comme elles qui se laissaient imbiber de la teinte orangÈe díune syllabe, mais Ètait si rÈelle que tout, jusquí‡ ce petit bouton qui síenflammait au coin du nez, certifiait son assujettissement aux lois de la vie, comme dans une apothÈose de thÈ‚tre, un plissement de la robe de la fÈe, un tremblement de son petit doigt, dÈnoncent la prÈsence matÈrielle díune actrice vivante, l‡ o˘ nous Ètions incertains si nous níavions pas devant les yeux une simple projection lumineuse.

Mais en mÍme temps, sur cette image que le nez proÈminent, les yeux perÁants, Èpinglaient dans ma vision (peut-Ítre parce que cíÈtait eux qui líavaient díabord atteinte, qui y avaient fait la premiËre encoche, au moment o˘ je níavais pas encore le temps de songer que la femme qui apparaissait devant moi pouvait Ítre Mme de Guermantes), sur cette image toute rÈcente, inchangeable, jíessayais díappliquer líidÈe: ´Cíest Mme de Guermantesª sans parvenir quí‡ la faire manúuvrer en face de líimage, comme deux disques sÈparÈs par un intervalle. Mais cette Mme de Guermantes ‡ laquelle jíavais si souvent rÍvÈ, maintenant que je voyais quíelle existait effectivement en dehors de moi, en prit plus de puissance encore sur mon imagination qui, un moment paralysÈe au contact díune rÈalitÈ si diffÈrente de ce quíelle attendait, se mit ‡ rÈagir et ‡ me dire: ´Glorieux dËs avant Charlemagne, les Guermantes avaient le droit de vie et de mort sur leurs vassaux; la duchesse de Guermantes descend de GeneviËve de Brabant. Elle ne connaÓt, ni ne consentirait ‡ connaÓtre aucune des personnes qui sont ici.ª

EtóÙ merveilleuse indÈpendance des regards humains, retenus au visage par une corde si l‚che, si longue, si extensible quíils peuvent se promener seuls loin de luiópendant que Mme de Guermantes Ètait assise dans la chapelle au-dessus des tombes de ses morts, ses regards fl‚naient Á‡ et l‡, montaient je long des piliers, síarrÍtaient mÍme sur moi comme un rayon de soleil errant dans la nef, mais un rayon de soleil qui, au moment o˘ je reÁus sa caresse, me sembla conscient. Quant ‡ Mme de Guermantes elle-mÍme, comme elle restait immobile, assise comme une mËre qui semble ne pas voir les audaces espiËgles et les entreprises indiscrËtes de ses enfants qui jouent et interpellent des personnes quíelle ne connaÓt pas, il me f˚t impossible de savoir si elle approuvait ou bl‚mait dans le dÈsúuvrement de son ‚me, le vagabondage de ses regards.

Je trouvais important quíelle ne partÓt pas avant que jíeusse pu la regarder suffisamment, car je me rappelais que depuis des annÈes je considÈrais sa vue comme Èminemment dÈsirable, et je ne dÈtachais pas mes yeux díelle, comme si chacun de mes regards e˚t pu matÈriellement emporter et mettre en rÈserve en moi le souvenir du nez proÈminent, des joues rouges, de toutes ces particularitÈs qui me semblaient autant de renseignements prÈcieux, authentiques et singuliers sur son visage. Maintenant que me le faisaient trouver beau toutes les pensÈes que jíy rapportaisóet peut-Ítre surtout, forme de líinstinct de conservation des meilleures parties de nous-mÍmes, ce dÈsir quíon a toujours de ne pas avoir ÈtÈ dÈÁu,óla replaÁant (puisque cíÈtait une seule personne quíelle et cette duchesse de Guermantes que jíavais ÈvoquÈe jusque-l‡) hors du reste de líhumanitÈ dans laquelle la vue pure et simple de son corps me líavait fait un instant confondre, je míirritais en entendant dire autour de moi: ´Elle est mieux que Mme Sazerat, que Mlle Vinteuilª, comme si elle leur e˚t ÈtÈ comparable. Et mes regards síarrÍtant ‡ ses cheveux blonds, ‡ ses yeux bleus, ‡ líattache de son cou et omettant les traits qui eussent pu me rappeler díautres visages, je míÈcriais devant ce croquis volontairement incomplet: ´Quíelle est belle! Quelle noblesse! Comme cíest bien une fiËre Guermantes, la descendante de GeneviËve de Brabant, que jíai devant moi!ª Et líattention avec laquelle jíÈclairais son visage líisolait tellement, quíaujourdíhui si je repense ‡ cette cÈrÈmonie, il míest impossible de revoir une seule des personnes qui y assistaient sauf elle et le suisse qui rÈpondit affirmativement quand je lui demandai si cette dame Ètait bien Mme de Guermantes. Mais elle, je la revois, surtout au moment du dÈfilÈ dans la sacristie quíÈclairait le soleil intermittent et chaud díun jour de vent et díorage, et dans laquelle Mme de Guermantes se trouvait au milieu de tous ces gens de Combray dont elle ne savait mÍme pas les noms, mais dont líinfÈrioritÈ proclamait trop sa suprÈmatie pour quíelle ne ressentÓt pas pour eux une sincËre bienveillance et auxquels du reste elle espÈrait imposer davantage encore ‡ force de bonne gr‚ce et de simplicitÈ. Aussi, ne pouvant Èmettre ces regards volontaires, chargÈs díune signification prÈcise, quíon adresse ‡ quelquíun quíon connaÓt, mais seulement laisser ses pensÈes distraites síÈchapper incessamment devant elle en un flot de lumiËre bleue quíelle ne pouvait contenir, elle ne voulait pas quíil p˚t gÍner, paraÓtre dÈdaigner ces petites gens quíil rencontrait au passage, quíil atteignait ‡ tous moments. Je revois encore, au-dessus de sa cravate mauve, soyeuse et gonflÈe, le doux Ètonnement de ses yeux auxquels elle avait ajoutÈ sans oser le destiner ‡ personne mais pour que tous pussent en prendre leur part un sourire un peu timide de suzeraine qui a líair de síexcuser auprËs de ses vassaux et de les aimer. Ce sourire tomba sur moi qui ne la quittais pas des yeux. Alors me rappelant ce regard quíelle avait laissÈ síarrÍter sur moi, pendant la messe, bleu comme un rayon de soleil qui aurait traversÈ le vitrail de Gilbert le Mauvais, je me dis: ´Mais sans doute elle fait attention ‡ moi.ª Je crus que je lui plaisais, quíelle penserait encore ‡ moi quand elle aurait quittÈ líÈglise, quí‡ cause de moi elle serait peut-Ítre triste le soir ‡ Guermantes. Et aussitÙt je líaimai, car síil peut quelquefois suffire pour que nous aimions une femme quíelle nous regarde avec mÈpris comme jíavais cru quíavait fait Mlle Swann et que nous pensions quíelle ne pourra jamais nous appartenir, quelquefois aussi il peut suffire quíelle nous regarde avec bontÈ comme faisait Mme de Guermantes et que nous pensions quíelle pourra nous appartenir. Ses yeux bleuissaient comme une pervenche impossible ‡ cueillir et que pourtant elle míe˚t dÈdiÈe; et le soleil menacÈ par un nuage, mais dardant encore de toute sa force sur la place et dans la sacristie, donnait une carnation de gÈranium aux tapis rouges quíon y avait Ètendus par terre pour la solennitÈ et sur lesquels síavanÁait en souriant Mme de Guermantes, et ajoutait ‡ leur lainage un veloutÈ rose, un Èpiderme de lumiËre, cette sorte de tendresse, de sÈrieuse douceur dans la pompe et dans la joie qui caractÈrisent certaines pages de Lohengrin, certaines peintures de Carpaccio, et qui font comprendre que Baudelaire ait pu appliquer au son de la trompette líÈpithËte de dÈlicieux.

Combien depuis ce jour, dans mes promenades du cÙtÈ de Guermantes, il me parut plus affligeant encore quíauparavant de níavoir pas de dispositions pour les lettres, et de devoir renoncer ‡ Ítre jamais un Ècrivain cÈlËbre. Les regrets que jíen Èprouvais, tandis que je restais seul ‡ rÍver un peu ‡ líÈcart, me faisaient tant souffrir, que pour ne plus les ressentir, de lui-mÍme par une sorte díinhibition devant la douleur, mon esprit síarrÍtait entiËrement de penser aux vers, aux romans, ‡ un avenir poÈtique sur lequel mon manque de talent míinterdisait de compter. Alors, bien en dehors de toutes ces prÈoccupations littÈraires et ne síy rattachant en rien, tout díun coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, líodeur díun chemin me faisaient arrÍter par un plaisir particulier quíils me donnaient, et aussi parce quíils avaient líair de cacher au del‡ de ce que je voyais, quelque chose quíils invitaient ‡ venir prendre et que malgrÈ mes efforts je níarrivais pas ‡ dÈcouvrir. Comme je sentais que cela se trouvait en eux, je restais l‡, immobile, ‡ regarder, ‡ respirer, ‡ t‚cher díaller avec ma pensÈe au del‡ de líimage ou de líodeur. Et síil me fallait rattraper mon grand-pËre, poursuivre ma route, je cherchais ‡ les retrouver, en fermant les yeux; je míattachais ‡ me rappeler exactement la ligne du toit, la nuance de la pierre qui, sans que je pusse comprendre pourquoi, míavaient semblÈ pleines, prÍtes ‡ síentríouvrir, ‡ me livrer ce dont elles níÈtaient quíun couvercle. Certes ce níÈtait pas des impressions de ce genre qui pouvaient me rendre líespÈrance que jíavais perdue de pouvoir Ítre un jour Ècrivain et poËte, car elles Ètaient toujours liÈes ‡ un objet particulier dÈpourvu de valeur intellectuelle et ne se rapportant ‡ aucune vÈritÈ abstraite. Mais du moins elles me donnaient un plaisir irraisonnÈ, líillusion díune sorte de fÈconditÈ et par l‡ me distrayaient de líennui, du sentiment de mon impuissance que jíavais ÈprouvÈs chaque fois que jíavais cherchÈ un sujet philosophique pour une grande úuvre littÈraire. Mais le devoir de conscience Ètait si ardu que míimposaient ces impressions de forme, de parfum ou de couleuróde t‚cher díapercevoir ce qui se cachait derriËre elles, que je ne tardais pas ‡ me chercher ‡ moi-mÍme des excuses qui me permissent de me dÈrober ‡ ces efforts et de míÈpargner cette fatigue. Par bonheur mes parents míappelaient, je sentais que je níavais pas prÈsentement la tranquillitÈ nÈcessaire pour poursuivre utilement ma recherche, et quíil valait mieux níy plus penser jusquí‡ ce que je fusse rentrÈ, et ne pas me fatiguer díavance sans rÈsultat. Alors je ne míoccupais plus de cette chose inconnue qui síenveloppait díune forme ou díun parfum, bien tranquille puisque je la ramenais ‡ la maison, protÈgÈe par le revÍtement díimages sous lesquelles je la trouverais vivante, comme les poissons que les jours o˘ on míavait laissÈ aller ‡ la pÍche, je rapportais dans mon panier couverts par une couche díherbe qui prÈservait leur fraÓcheur. Une fois ‡ la maison je songeais ‡ autre chose et ainsi síentassaient dans mon esprit (comme dans ma chambre les fleurs que jíavais cueillies dans mes promenades ou les objets quíon míavait donnÈs), une pierre o˘ jouait un reflet, un toit, un son de cloche, une odeur de feuilles, bien des images diffÈrentes sous lesquelles il y a longtemps quíest morte la rÈalitÈ pressentie que je níai pas eu assez de volontÈ pour arriver ‡ dÈcouvrir. Une fois pourtant,óo˘ notre promenade síÈtant prolongÈe fort au del‡ de sa durÈe habituelle, nous avions ÈtÈ bien heureux de rencontrer ‡ mi-chemin du retour, comme líaprËs-midi finissait, le docteur Percepied qui passait en voiture ‡ bride abattue, nous avait reconnus et fait monter avec lui,ójíeus une impression de ce genre et ne líabandonnai pas sans un peu líapprofondir. On míavait fait monter prËs du cocher, nous allions comme le vent parce que le docteur avait encore avant de rentrer ‡ Combray ‡ síarrÍter ‡ Martinville-le-Sec chez un malade ‡ la porte duquel il avait ÈtÈ convenu que nous líattendrions. Au tournant díun chemin jíÈprouvai tout ‡ coup ce plaisir spÈcial qui ne ressemblait ‡ aucun autre, ‡ apercevoir les deux clochers de Martinville, sur lesquels donnait le soleil couchant et que le mouvement de notre voiture et les lacets du chemin avaient líair de faire changer de place, puis celui de Vieuxvicq qui, sÈparÈ díeux par une colline et une vallÈe, et situÈ sur un plateau plus ÈlevÈ dans le lointain, semblait pourtant tout voisin díeux.

En constatant, en notant la forme de leur flËche, le dÈplacement de leurs lignes, líensoleillement de leur surface, je sentais que je níallais pas au bout de mon impression, que quelque chose Ètait derriËre ce mouvement, derriËre cette clartÈ, quelque chose quíils semblaient contenir et dÈrober ‡ la fois.

Les clochers paraissaient si ÈloignÈs et nous avions líair de si peu nous rapprocher díeux, que je fus ÈtonnÈ quand, quelques instants aprËs, nous nous arrÍt‚mes devant líÈglise de Martinville. Je ne savais pas la raison du plaisir que jíavais eu ‡ les apercevoir ‡ líhorizon et líobligation de chercher ‡ dÈcouvrir cette raison me semblait bien pÈnible; jíavais envie de garder en rÈserve dans ma tÍte ces lignes remuantes au soleil et de níy plus penser maintenant. Et il est probable que si je líavais fait, les deux clochers seraient allÈs ‡ jamais rejoindre tant díarbres, de toits, de parfums, de sons, que jíavais distinguÈs des autres ‡ cause de ce plaisir obscur quíils míavaient procurÈ et que je níai jamais approfondi. Je descendis causer avec mes parents en attendant le docteur. Puis nous repartÓmes, je repris ma place sur le siËge, je tournai la tÍte pour voir encore les clochers quíun peu plus tard, jíaperÁus une derniËre fois au tournant díun chemin. Le cocher, qui ne semblait pas disposÈ ‡ causer, ayant ‡ peine rÈpondu ‡ mes propos, force me fut, faute díautre compagnie, de me rabattre sur celle de moi-mÍme et díessayer de me rappeler mes clochers. BientÙt leurs lignes et leurs surfaces ensoleillÈes, comme si elles avaient ÈtÈ une sorte díÈcorce, se dÈchirËrent, un peu de ce qui míÈtait cachÈ en elles míapparut, jíeus une pensÈe qui níexistait pas pour moi líinstant avant, qui se formula en mots dans ma tÍte, et le plaisir que míavait fait tout ‡ líheure Èprouver leur vue síen trouva tellement accru que, pris díune sorte díivresse, je ne pus plus penser ‡ autre chose. A ce moment et comme nous Ètions dÈj‡ loin de Martinville en tournant la tÍte je les aperÁus de nouveau, tout noirs cette fois, car le soleil Ètait dÈj‡ couchÈ. Par moments les tournants du chemin me les dÈrobaient, puis ils se montrËrent une derniËre fois et enfin je ne les vis plus.

Sans me dire que ce qui Ètait cachÈ derriËre les clochers de Martinville devait Ítre quelque chose díanalogue ‡ une jolie phrase, puisque cíÈtait sous la forme de mots qui me faisaient plaisir, que cela míÈtait apparu, demandant un crayon et du papier au docteur, je composai malgrÈ les cahots de la voiture, pour soulager ma conscience et obÈir ‡ mon enthousiasme, le petit morceau suivant que jíai retrouvÈ depuis et auquel je níai eu ‡ faire subir que peu de changements:

´Seuls, síÈlevant du niveau de la plaine et comme perdus en rase campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de Martinville. BientÙt nous en vÓmes trois: venant se placer en face díeux par une volte hardie, un clocher retardataire, celui de Vieuxvicq, les avait rejoints. Les minutes passaient, nous allions vite et pourtant les trois clochers Ètaient toujours au loin devant nous, comme trois oiseaux posÈs sur la plaine, immobiles et quíon distingue au soleil. Puis le clocher de Vieuxvicq síÈcarta, prit ses distances, et les clochers de Martinville restËrent seuls, ÈclairÈs par la lumiËre du couchant que mÍme ‡ cette distance, sur leurs pentes, je voyais jouer et sourire. Nous avions ÈtÈ si longs ‡ nous rapprocher díeux, que je pensais au temps quíil faudrait encore pour les atteindre quand, tout díun coup, la voiture ayant tournÈ, elle nous dÈposa ‡ leurs pieds; et ils síÈtaient jetÈs si rudement au-devant díelle, quíon níeut que le temps díarrÍter pour ne pas se heurter au porche. Nous poursuivÓmes notre route; nous avions dÈj‡ quittÈ Martinville depuis un peu de temps et le village aprËs nous avoir accompagnÈs quelques secondes avait disparu, que restÈs seuls ‡ líhorizon ‡ nous regarder fuir, ses clochers et celui de Vieuxvicq agitaient encore en signe díadieu leurs cimes ensoleillÈes. Parfois líun síeffaÁait pour que les deux autres pussent nous apercevoir un instant encore; mais la route changea de direction, ils virËrent dans la lumiËre comme trois pivots díor et disparurent ‡ mes yeux. Mais, un peu plus tard, comme nous Ètions dÈj‡ prËs de Combray, le soleil Ètant maintenant couchÈ, je les aperÁus une derniËre fois de trËs loin qui níÈtaient plus que comme trois fleurs peintes sur le ciel au-dessus de la ligne basse des champs. Ils me faisaient penser aussi aux trois jeunes filles díune lÈgende, abandonnÈes dans une solitude o˘ tombait dÈj‡ líobscuritÈ; et tandis que nous nous Èloignions au galop, je les vis timidement chercher leur chemin et aprËs quelques gauches trÈbuchements de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser líun derriËre líautre, ne plus faire sur le ciel encore rose quíune seule forme noire, charmante et rÈsignÈe, et síeffacer dans la nuit.ª Je ne repensai jamais ‡ cette page, mais ‡ ce moment-l‡, quand, au coin du siËge o˘ le cocher du docteur plaÁait habituellement dans un panier les volailles quíil avait achetÈes au marchÈ de Martinville, jíeus fini de líÈcrire, je me trouvai si heureux, je sentais quíelle míavait si parfaitement dÈbarrassÈ de ces clochers et de ce quíils cachaient derriËre eux, que, comme si jíavais ÈtÈ moi-mÍme une poule et si je venais de pondre un oeuf, je me mis ‡ chanter ‡ tue-tÍte.

Pendant toute la journÈe, dans ces promenades, jíavais pu rÍver au plaisir que ce serait díÍtre líami de la duchesse de Guermantes, de pÍcher la truite, de me promener en barque sur la Vivonne, et, avide de bonheur, ne demander en ces moments-l‡ rien díautre ‡ la vie que de se composer toujours díune suite díheureux aprËs-midi. Mais quand sur le chemin du retour jíavais aperÁu sur la gauche une ferme, assez distante de deux autres qui Ètaient au contraire trËs rapprochÈes, et ‡ partir de laquelle pour entrer dans Combray il níy avait plus quí‡ prendre une allÈe de chÍnes bordÈe díun cÙtÈ de prÈs appartenant chacun ‡ un petit clos et plantÈs ‡ intervalles Ègaux de pommiers qui y portaient, quand ils Ètaient ÈclairÈs par le soleil couchant, le dessin japonais de leurs ombres, brusquement mon cúur se mettait ‡ battre, je savais quíavant une demi-heure nous serions rentrÈs, et que, comme cíÈtait de rËgle les jours o˘ nous Ètions allÈs du cÙtÈ de Guermantes et o˘ le dÓner Ètait servi plus tard, on míenverrait me coucher sitÙt ma soupe prise, de sorte que ma mËre, retenue ‡ table comme síil y avait du monde ‡ dÓner, ne monterait pas me dire bonsoir dans mon lit. La zone de tristesse o˘ je venais díentrer Ètait aussi distincte de la zone, o˘ je míÈlanÁais avec joie il y avait un moment encore que dans certains ciels une bande rose est sÈparÈe comme par une ligne díune bande verte ou díune bande noire. On voit un oiseau voler dans le rose, il va en atteindre la fin, il touche presque au noir, puis il y est entrÈ. Les dÈsirs qui tout ‡ líheure míentouraient, díaller ‡ Guermantes, de voyager, díÍtre heureux, jíÈtais maintenant tellement en dehors díeux que leur accomplissement ne míe˚t fait aucun plaisir. Comme jíaurais donnÈ tout cela pour pouvoir pleurer toute la nuit dans les bras de maman! Je frissonnais, je ne dÈtachais pas mes yeux angoissÈs du visage de ma mËre, qui níapparaÓtrait pas ce soir dans la chambre o˘ je me voyais dÈj‡ par la pensÈe, jíaurais voulu mourir. Et cet Ètat durerait jusquíau lendemain, quand les rayons du matin, appuyant, comme le jardinier, leurs barreaux au mur revÍtu de capucines qui grimpaient jusquí‡ ma fenÍtre, je sauterais ‡ bas du lit pour descendre vite au jardin, sans plus me rappeler que le soir ramËnerait jamais líheure de quitter ma mËre. Et de la sorte cíest du cÙtÈ de Guermantes que jíai appris ‡ distinguer ces Ètats qui se succËdent en moi, pendant certaines pÈriodes, et vont jusquí‡ se partager chaque journÈe, líun revenant chasser líautre, avec la ponctualitÈ de la fiËvre; contigus, mais si extÈrieurs líun ‡ líautre, si dÈpourvus de moyens de communication entre eux, que je ne puis plus comprendre, plus mÍme me reprÈsenter dans líun, ce que jíai dÈsirÈ, ou redoutÈ, ou accompli dans líautre.

Aussi le cÙtÈ de MÈsÈglise et le cÙtÈ de Guermantes restent-ils pour moi liÈs ‡ bien des petits ÈvÈnements de celle de toutes les diverses vies que nous menons parallËlement, qui est la plus pleine de pÈripÈties, la plus riche en Èpisodes, je veux dire la vie intellectuelle. Sans doute elle progresse en nous insensiblement et les vÈritÈs qui en ont changÈ pour nous le sens et líaspect, qui nous ont ouvert de nouveaux chemins, nous en prÈparions depuis longtemps la dÈcouverte; mais cíÈtait sans le savoir; et elles ne datent pour nous que du jour, de la minute o˘ elles nous sont devenues visibles. Les fleurs qui jouaient alors sur líherbe, líeau qui passait au soleil, tout le paysage qui environna leur apparition continue ‡ accompagner leur souvenir de son visage inconscient ou distrait; et certes quand ils Ètaient longuement contemplÈs par cet humble passant, par cet enfant qui rÍvait,ócomme líest un roi, par un mÈmorialiste perdu dans la foule,óce coin de nature, ce bout de jardin níeussent pu penser que ce serait gr‚ce ‡ lui quíils seraient appelÈs ‡ survivre en leurs particularitÈs les plus ÈphÈmËres; et pourtant ce parfum díaubÈpine qui butine le long de la haie o˘ les Èglantiers le remplaceront bientÙt, un bruit de pas sans Ècho sur le gravier díune allÈe, une bulle formÈe contre une plante aquatique par líeau de la riviËre et qui crËve aussitÙt, mon exaltation les a portÈs et a rÈussi ‡ leur faire traverser tant díannÈes successives, tandis quíalentour les chemins se sont effacÈs et que sont morts ceux qui les foulËrent et le souvenir de ceux qui les foulËrent. Parfois ce morceau de paysage amenÈ ainsi jusquí‡ aujourdíhui se dÈtache si isolÈ de tout, quíil flotte incertain dans ma pensÈe comme une DÈlos fleurie, sans que je puisse dire de quel pays, de quel tempsópeut-Ítre tout simplement de quel rÍveóil vient. Mais cíest surtout comme ‡ des gisements profonds de mon sol mental, comme aux terrains rÈsistants sur lesquels je míappuie encore, que je dois penser au cÙtÈ de MÈsÈglise et au cÙtÈ de Guermantes. Cíest parce que je croyais aux choses, aux Ítres, tandis que je les parcourais, que les choses, les Ítres quíils míont fait connaÓtre, sont les seuls que je prenne encore au sÈrieux et qui me donnent encore de la joie. Soit que la foi qui crÈe soit tarie en moi, soit que la rÈalitÈ ne se forme que dans la mÈmoire, les fleurs quíon me montre aujourdíhui pour la premiËre fois ne me semblent pas de vraies fleurs. Le cÙtÈ de MÈsÈglise avec ses lilas, ses aubÈpines, ses bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le cÙtÈ de Guermantes avec sa riviËre ‡ tÍtards, ses nymphÈas et ses boutons díor, ont constituÈ ‡ tout jamais pour moi la figure des pays o˘ jíaimerais vivre, o˘ jíexige avant tout quíon puisse aller ‡ la pÍche, se promener en canot, voir des ruines de fortifications gothiques et trouver au milieu des blÈs, ainsi quíÈtait Saint-AndrÈ-des-Champs, une Èglise monumentale, rustique et dorÈe comme une meule; et les bluets, les aubÈpines, les pommiers quíil míarrive quand je voyage de rencontrer encore dans les champs, parce quíils sont situÈs ‡ la mÍme profondeur, au niveau de mon passÈ, sont immÈdiatement en communication avec mon cúur. Et pourtant, parce quíil y a quelque chose díindividuel dans les lieux, quand me saisit le dÈsir de revoir le cÙtÈ de Guermantes, on ne le satisferait pas en me menant au bord díune riviËre o˘ il y aurait díaussi beaux, de plus beaux nymphÈas que dans la Vivonne, pas plus que le soir en rentrant,ó‡ líheure o˘ síÈveillait en moi cette angoisse qui plus tard Èmigre dans líamour, et peut devenir ‡ jamais insÈparable de luió, je níaurais souhaitÈ que vÓnt me dire bonsoir une mËre plus belle et plus intelligente que la mienne. Non; de mÍme que ce quíil me fallait pour que je pusse míendormir heureux, avec cette paix sans trouble quíaucune maÓtresse nía pu me donner depuis puisquíon doute díelles encore au moment o˘ on croit en elles, et quíon ne possËde jamais leur cúur comme je recevais dans un baiser celui de ma mËre, tout entier, sans la rÈserve díune arrËre-pensÈe, sans le reliquat díune intention qui ne fut pas pour moi,ócíest que ce f˚t elle, cíest quíelle inclin‚t vers moi ce visage o˘ il y avait au-dessous de líúil quelque chose qui Ètait, paraÓt-il, un dÈfaut, et que jíaimais ‡ líÈgal du reste, de mÍme ce que je veux revoir, cíest le cÙtÈ de Guermantes que jíai connu, avec la ferme qui est peu ÈloignÈe des deux suivantes serrÈes líune contre líautre, ‡ líentrÈe de líallÈe des chÍnes; ce sont ces prairies o˘, quand le soleil les rend rÈflÈchissantes comme une mare, se dessinent les feuilles des pommiers, cíest ce paysage dont parfois, la nuit dans mes rÍves, líindividualitÈ míÈtreint avec une puissance presque fantastique et que je ne peux plus retrouver au rÈveil. Sans doute pour avoir ‡ jamais indissolublement uni en moi des impressions diffÈrentes rien que parce quíils me les avaient fait Èprouver en mÍme temps, le cÙtÈ de MÈsÈglise ou le cÙtÈ de Guermantes míont exposÈ, pour líavenir, ‡ bien des dÈceptions et mÍme ‡ bien des fautes. Car souvent jíai voulu revoir une personne sans discerner que cíÈtait simplement parce quíelle me rappelait une haie díaubÈpines, et jíai ÈtÈ induit ‡ croire, ‡ faire croire ‡ un regain díaffection, par un simple dÈsir de voyage. Mais par l‡ mÍme aussi, et en restant prÈsents en celles de mes impressions díaujourdíhui auxquelles ils peuvent se relier, ils leur donnent des assises, de la profondeur, une dimension de plus quíaux autres. Ils leur ajoutent aussi un charme, une signification qui níest que pour moi. Quand par les soirs díÈtÈ le ciel harmonieux gronde comme une bÍte fauve et que chacun boude líorage, cíest au cÙtÈ de MÈsÈglise que je dois de rester seul en extase ‡ respirer, ‡ travers le bruit de la pluie qui tombe, líodeur díinvisibles et persistants lilas.

Cíest ainsi que je restais souvent jusquíau matin ‡ songer au temps de Combray, ‡ mes tristes soirÈes sans sommeil, ‡ tant de jours aussi dont líimage míavait ÈtÈ plus rÈcemment rendue par la saveuróce quíon aurait appelÈ ‡ Combray le ´parfumªódíune tasse de thÈ, et par association de souvenirs ‡ ce que, bien des annÈes aprËs avoir quittÈ cette petite ville, jíavais appris, au sujet díun amour que Swann avait eu avant ma naissance, avec cette prÈcision dans les dÈtails plus facile ‡ obtenir quelquefois pour la vie de personnes mortes il y a des siËcles que pour celle de nos meilleurs amis, et qui semble impossible comme semblait impossible de causer díune ville ‡ une autreótant quíon ignore le biais par lequel cette impossibilitÈ a ÈtÈ tournÈe. Tous ces souvenirs ajoutÈs les uns aux autres ne formaient plus quíune masse, mais non sans quíon ne p˚t distinguer entre eux,óentre les plus anciens, et ceux plus rÈcents, nÈs díun parfum, puis ceux qui níÈtaient que les souvenirs díune autre personne de qui je les avais apprisó sinon des fissures, des failles vÈritables, du moins ces veinures, ces bigarrures de coloration, qui dans certaines roches, dans certains marbres, rÈvËlent des diffÈrences díorigine, dí‚ge, de ´formationª.

Certes quand approchait le matin, il y avait bien longtemps quíÈtait dissipÈe la brËve incertitude de mon rÈveil. Je savais dans quelle chambre je me trouvais effectivement, je líavais reconstruite autour de moi dans líobscuritÈ, et,ósoit en míorientant par la seule mÈmoire, soit en míaidant, comme indication, díune faible lueur aperÁue, au pied de laquelle je plaÁais les rideaux de la croisÈeó, je líavais reconstruite tout entiËre et meublÈe comme un architecte et un tapissier qui gardent leur ouverture primitive aux fenÍtres et aux portes, jíavais reposÈ les glaces et remis la commode ‡ sa place habituelle. Mais ‡ peine le jouróet non plus le reflet díune derniËre braise sur une tringle de cuivre que jíavais pris pour luiótraÁait-il dans líobscuritÈ, et comme ‡ la craie, sa premiËre raie blanche et rectificative, que la fenÍtre avec ses rideaux, quittait le cadre de la porte o˘ je líavais situÈe par erreur, tandis que pour lui faire place, le bureau que ma mÈmoire avait maladroitement installÈ l‡ se sauvait ‡ toute vitesse, poussant devant lui la cheminÈe et Ècartant le mur mitoyen du couloir; une courette rÈgnait ‡ líendroit o˘ il y a un instant encore síÈtendait le cabinet de toilette, et la demeure que jíavais reb‚tie dans les tÈnËbres Ètait allÈe rejoindre les demeures entrevues dans le tourbillon du rÈveil, mise en fuite par ce p‚le signe quíavait tracÈ au-dessus des rideaux le doigt levÈ du jour.

DEUXI»ME PARTIE

UN AMOUR DE SWANN

Pour faire partie du ´petit noyauª, du ´petit groupeª, du ´petit clanª des Verdurin, une condition Ètait suffisante mais elle Ètait nÈcessaire: il fallait adhÈrer tacitement ‡ un Credo dont un des articles Ètait que le jeune pianiste, protÈgÈ par Mme Verdurin cette annÈe-l‡ et dont elle disait: ´«a ne devrait pas Ítre permis de savoir jouer Wagner comme Áa!ª, ´enfonÁaitª ‡ la fois PlantÈ et Rubinstein et que le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain. Toute ´nouvelle recrueª ‡ qui les Verdurin ne pouvaient pas persuader que les soirÈes des gens qui níallaient pas chez eux Ètaient ennuyeuses comme la pluie, se voyait immÈdiatement exclue. Les femmes Ètant ‡ cet Ègard plus rebelles que les hommes ‡ dÈposer toute curiositÈ mondaine et líenvie de se renseigner par soi-mÍme sur líagrÈment des autres salons, et les Verdurin sentant díautre part que cet esprit díexamen et ce dÈmon de frivolitÈ pouvaient par contagion devenir fatal ‡ líorthodoxie de la petite Èglise, ils avaient ÈtÈ amenÈs ‡ rejeter successivement tous les ´fidËlesª du sexe fÈminin.

En dehors de la jeune femme du docteur, ils Ètaient rÈduits presque uniquement cette annÈe-l‡ (bien que Mme Verdurin f˚t elle-mÍme vertueuse et díune respectable famille bourgeoise excessivement riche et entiËrement obscure avec laquelle elle avait peu ‡ peu cessÈ volontairement toute relation) ‡ une personne presque du demi-monde, Mme de CrÈcy, que Mme Verdurin appelait par son petit nom, Odette, et dÈclarait Ítre ´un amourª et ‡ la tante du pianiste, laquelle devait avoir tirÈ le cordon; personnes ignorantes du monde et ‡ la naÔvetÈ de qui il avait ÈtÈ si facile de faire accroire que la princesse de Sagan et la duchesse de Guermantes Ètaient obligÈes de payer des malheureux pour avoir du monde ‡ leurs dÓners, que si on leur avait offert de les faire inviter chez ces deux grandes dames, líancienne concierge et la cocotte eussent dÈdaigneusement refusÈ.

Les Verdurin níinvitaient pas ‡ dÓner: on avait chez eux ´son couvert misª. Pour la soirÈe, il níy avait pas de programme. Le jeune pianiste jouait, mais seulement si ´Áa lui chantaitª, car on ne forÁait personne et comme disait M. Verdurin: ´Tout pour les amis, vivent les camarades!ª Si le pianiste voulait jouer la chevauchÈe de la Walkyrie ou le prÈlude de Tristan, Mme Verdurin protestait, non que cette musique lui dÈpl˚t, mais au contraire parce quíelle lui causait trop díimpression. ´Alors vous tenez ‡ ce que jíaie ma migraine? Vous savez bien que cíest la mÍme chose chaque fois quíil joue Áa. Je sais ce qui míattend! Demain quand je voudrai me lever, bonsoir, plus personne!ª Síil ne jouait pas, on causait, et líun des amis, le plus souvent leur peintre favori díalors, ´l‚chaitª, comme disait M. Verdurin, ´une grosse faribole qui faisait síesclaffer tout le mondeª, Mme Verdurin surtout, ‡ qui,ótant elle avait líhabitude de prendre au propre les expressions figurÈes des Èmotions quíelle Èprouvait,óle docteur Cottard (un jeune dÈbutant ‡ cette Èpoque) dut un jour remettre sa m‚choire quíelle avait dÈcrochÈe pour avoir trop ri.

Líhabit noir Ètait dÈfendu parce quíon Ètait entre ´copainsª et pour ne pas ressembler aux ´ennuyeuxª dont on se garait comme de la peste et quíon níinvitait quíaux grandes soirÈes, donnÈes le plus rarement possible et seulement si cela pouvait amuser le peintre ou faire connaÓtre le musicien. Le reste du temps on se contentait de jouer des charades, de souper en costumes, mais entre soi, en ne mÍlant aucun Ètranger au petit ´noyauª.

Mais au fur et ‡ mesure que les ´camaradesª avaient pris plus de place dans la vie de Mme Verdurin, les ennuyeux, les rÈprouvÈs, ce fut tout ce qui retenait les amis loin díelle, ce qui les empÍchait quelquefois díÍtre libres, ce fut la mËre de líun, la profession de líautre, la maison de campagne ou la mauvaise santÈ díun troisiËme. Si le docteur Cottard croyait devoir partir en sortant de table pour retourner auprËs díun malade en danger: ´Qui sait, lui disait Mme Verdurin, cela lui fera peut-Ítre beaucoup plus de bien que vous níalliez pas le dÈranger ce soir; il passera une bonne nuit sans vous; demain matin vous irez de bonne heure et vous le trouverez guÈri.ª DËs le commencement de dÈcembre elle Ètait malade ‡ la pensÈe que les fidËles ´l‚cheraientª pour le jour de NoÎl et le 1er janvier. La tante du pianiste exigeait quíil vÓnt dÓner ce jour-l‡ en famille chez sa mËre ‡ elle:

ó´Vous croyez quíelle en mourrait, votre mËre, síÈcria durement Mme Verdurin, si vous ne dÓniez pas avec elle le jour de lían, comme en province!ª

Ses inquiÈtudes renaissaient ‡ la semaine sainte:

ó´Vous, Docteur, un savant, un esprit fort, vous venez naturellement le vendredi saint comme un autre jour?ª dit-elle ‡ Cottard la premiËre annÈe, díun ton assurÈ comme si elle ne pouvait douter de la rÈponse. Mais elle tremblait en attendant quíil líe˚t prononcÈe, car síil níÈtait pas venu, elle risquait de se trouver seule.

ó´Je viendrai le vendredi saint… vous faire mes adieux car nous allons passer les fÍtes de P‚ques en Auvergne.ª

ó´En Auvergne? pour vous faire manger par les puces et la vermine, grand bien vous fasse!ª

Et aprËs un silence:

ó´Si vous nous líaviez dit au moins, nous aurions t‚chÈ díorganiser cela et de faire le voyage ensemble dans des conditions confortables.ª

De mÍme si un ´fidËleª avait un ami, ou une ´habituÈeª un flirt qui serait capable de faire ´l‚cherª quelquefois, les Verdurin qui ne síeffrayaient pas quíune femme e˚t un amant pourvu quíelle líe˚t chez eux, líaim‚t en eux, et ne le leur prÈfÈr‚t pas, disaient: ´Eh bien! amenez-le votre ami.ª Et on líengageait ‡ líessai, pour voir síil Ètait capable de ne pas avoir de secrets pour Mme Verdurin, síil Ètait susceptible díÍtre agrÈgÈ au ´petit clanª. Síil ne líÈtait pas on prenait ‡ part le fidËle qui líavait prÈsentÈ et on lui rendait le service de le brouiller avec son ami ou avec sa maÓtresse. Dans le cas contraire, le ´nouveauª devenait ‡ son tour un fidËle. Aussi quand cette annÈe-l‡, la demi-mondaine raconta ‡ M. Verdurin quíelle avait fait la connaissance díun homme charmant, M. Swann, et insinua quíil serait trËs heureux díÍtre reÁu chez eux, M. Verdurin transmit-il sÈance tenante la requÍte ‡ sa femme. (Il níavait jamais díavis quíaprËs sa femme, dont son rÙle particulier Ètait de mettre ‡ exÈcution les dÈsirs, ainsi que les dÈsirs des fidËles, avec de grandes ressources díingÈniositÈ.)

óVoici Mme de CrÈcy qui a quelque chose ‡ te demander. Elle dÈsirerait te prÈsenter un de ses amis, M. Swann. Quíen dis-tu?

ó´Mais voyons, est-ce quíon peut refuser quelque chose ‡ une petite perfection comme Áa. Taisez-vous, on ne vous demande pas votre avis, je vous dis que vous Ítes une perfection.ª

ó´Puisque vous le voulez, rÈpondit Odette sur un ton de marivaudage, et elle ajouta: vous savez que je ne suis pas ´fishing for complimentsª.

ó´Eh bien! amenez-le votre ami, síil est agrÈable.ª

Certes le ´petit noyauª níavait aucun rapport avec la sociÈtÈ o˘ frÈquentait Swann, et de purs mondains auraient trouvÈ que ce níÈtait pas la peine díy occuper comme lui une situation exceptionnelle pour se faire prÈsenter chez les Verdurin. Mais Swann aimait tellement les femmes, quí‡ partir du jour o˘ il avait connu ‡ peu prËs toutes celles de líaristocratie et o˘ elles níavaient plus rien eu ‡ lui apprendre, il níavait plus tenu ‡ ces lettres de naturalisation, presque des titres de noblesse, que lui avait octroyÈes le faubourg Saint-Germain, que comme ‡ une sorte de valeur díÈchange, de lettre de crÈdit dÈnuÈe de prix en elle-mÍme, mais lui permettant de síimproviser une situation dans tel petit trou de province ou tel milieu obscur de Paris, o˘ la fille du hobereau ou du greffier lui avait semblÈ jolie. Car le dÈsir ou líamour lui rendait alors un sentiment de vanitÈ dont il Ètait maintenant exempt dans líhabitude de la vie (bien que ce f˚t lui sans doute qui autrefois líavait dirigÈ vers cette carriËre mondaine o˘ il avait gaspillÈ dans les plaisirs frivoles les dons de son esprit et fait servir son Èrudition en matiËre díart ‡ conseiller les dames de la sociÈtÈ dans leurs achats de tableaux et pour líameublement de leurs hÙtels), et qui lui faisait dÈsirer de briller, aux yeux díune inconnue dont il síÈtait Èpris, díune ÈlÈgance que le nom de Swann ‡ lui tout seul níimpliquait pas. Il le dÈsirait surtout si líinconnue Ètait díhumble condition. De mÍme que ce níest pas ‡ un autre homme intelligent quíun homme intelligent aura peur de paraÓtre bÍte, ce níest pas par un grand seigneur, cíest par un rustre quíun homme ÈlÈgant craindra de voir son ÈlÈgance mÈconnue. Les trois quarts des frais díesprit et des mensonges de vanitÈ qui ont ÈtÈ prodiguÈs depuis que le monde existe par des gens quíils ne faisaient que diminuer, líont ÈtÈ pour des infÈrieurs. Et Swann qui Ètait simple et nÈgligent avec une duchesse, tremblait díÍtre mÈprisÈ, posait, quand il Ètait devant une femme de chambre.

Il níÈtait pas comme tant de gens qui par paresse, ou sentiment rÈsignÈ de líobligation que crÈe la grandeur sociale de rester attachÈ ‡ un certain rivage, síabstiennent des plaisirs que la rÈalitÈ leur prÈsente en dehors de la position mondaine o˘ ils vivent cantonnÈs jusquí‡ leur mort, se contentant de finir par appeler plaisirs, faute de mieux, une fois quíils sont parvenus ‡ síy habituer, les divertissements mÈdiocres ou les supportables ennuis quíelle renferme. Swann, lui, ne cherchait pas ‡ trouver jolies les femmes avec qui il passait son temps, mais ‡ passer son temps avec les femmes quíil avait díabord trouvÈes jolies. Et cíÈtait souvent des femmes de beautÈ assez vulgaire, car les qualitÈs physiques quíil recherchait sans síen rendre compte Ètaient en complËte opposition avec celles qui lui rendaient admirables les femmes sculptÈes ou peintes par les maÓtres quíil prÈfÈrait. La profondeur, la mÈlancolie de líexpression, glaÁaient ses sens que suffisait au contraire ‡ Èveiller une chair saine, plantureuse et rose.

Si en voyage il rencontrait une famille quíil e˚t ÈtÈ plus ÈlÈgant de ne pas chercher ‡ connaÓtre, mais dans laquelle une femme se prÈsentait ‡ ses yeux parÈe díun charme quíil níavait pas encore connu, rester dans son ´quant ‡ soiª et tromper le dÈsir quíelle avait fait naÓtre, substituer un plaisir diffÈrent au plaisir quíil e˚t pu connaÓtre avec elle, en Ècrivant ‡ une ancienne maÓtresse de venir le rejoindre, lui e˚t semblÈ une aussi l‚che abdication devant la vie, un aussi stupide renoncement ‡ un bonheur nouveau, que si au lieu de visiter le pays, il síÈtait confinÈ dans sa chambre en regardant des vues de Paris. Il ne síenfermait pas dans líÈdifice de ses relations, mais en avait fait, pour pouvoir le reconstruire ‡ pied díúuvre sur de nouveaux frais partout o˘ une femme lui avait plu, une de ces tentes dÈmontables comme les explorateurs en emportent avec eux. Pour ce qui níen Ètait pas transportable ou Èchangeable contre un plaisir nouveau, il líe˚t donnÈ pour rien, si enviable que cela par˚t ‡ díautres. Que de fois son crÈdit auprËs díune duchesse, fait du dÈsir accumulÈ depuis des annÈes que celle-ci avait eu de lui Ítre agrÈable sans en avoir trouvÈ líoccasion, il síen Ètait dÈfait díun seul coup en rÈclamant díelle par une indiscrËte dÈpÍche une recommandation tÈlÈgraphique qui le mÓt en relation sur líheure avec un de ses intendants dont il avait remarquÈ la fille ‡ la campagne, comme ferait un affamÈ qui troquerait un diamant contre un morceau de pain. MÍme, aprËs coup, il síen amusait, car il y avait en lui, rachetÈe par de rares dÈlicatesses, une certaine muflerie. Puis, il appartenait ‡ cette catÈgorie díhommes intelligents qui ont vÈcu dans líoisivetÈ et qui cherchent une consolation et peut-Ítre une excuse dans líidÈe que cette oisivetÈ offre ‡ leur intelligence des objets aussi dignes díintÈrÍt que pourrait faire líart ou líÈtude, que la ´Vieª contient des situations plus intÈressantes, plus romanesques que tous les romans. Il líassurait du moins et le persuadait aisÈment aux plus affinÈs de ses amis du monde notamment au baron de Charlus, quíil síamusait ‡ Ègayer par le rÈcit des aventures piquantes qui lui arrivaient, soit quíayant rencontrÈ en chemin de fer une femme quíil avait ensuite ramenÈe chez lui il e˚t dÈcouvert quíelle Ètait la súur díun souverain entre les mains de qui se mÍlaient en ce moment tous les fils de la politique europÈenne, au courant de laquelle il se trouvait ainsi tenu díune faÁon trËs agrÈable, soit que par le jeu complexe des circonstances, il dÈpendÓt du choix quíallait faire le conclave, síil pourrait ou non devenir líamant díune cuisiniËre.

Ce níÈtait pas seulement díailleurs la brillante phalange de vertueuses douairiËres, de gÈnÈraux, díacadÈmiciens, avec lesquels il Ètait particuliËrement liÈ, que Swann forÁait avec tant de cynisme ‡ lui servir díentremetteurs. Tous ses amis avaient líhabitude de recevoir de temps en temps des lettres de lui o˘ un mot de recommandation ou díintroduction leur Ètait demandÈ avec une habiletÈ diplomatique qui, persistant ‡ travers les amours successives et les prÈtextes diffÈrents, accusait, plus que níeussent fait les maladresses, un caractËre permanent et des buts identiques. Je me suis souvent fait raconter bien des annÈes plus tard, quand je commenÁai ‡ míintÈresser ‡ son caractËre ‡ cause des ressemblances quíen de tout autres parties il offrait avec le mien, que quand il Ècrivait ‡ mon grand-pËre (qui ne líÈtait pas encore, car cíest vers líÈpoque de ma naissance que commenÁa la grande liaison de Swann et elle interrompit longtemps ces pratiques) celui-ci, en reconnaissant sur líenveloppe líÈcriture de son ami, síÈcriait: ´Voil‡ Swann qui va demander quelque chose: ‡ la garde!ª Et soit mÈfiance, soit par le sentiment inconsciemment diabolique qui nous pousse ‡ níoffrir une chose quíaux gens qui níen ont pas envie, mes grands-parents opposaient une fin de non-recevoir absolue aux priËres les plus faciles ‡ satisfaire quíil leur adressait, comme de le prÈsenter ‡ une jeune fille qui dÓnait tous les dimanches ‡ la maison, et quíils Ètaient obligÈs, chaque fois que Swann leur en reparlait, de faire semblant de ne plus voir, alors que pendant toute la semaine on se demandait qui on pourrait bien inviter avec elle, finissant souvent par ne trouver personne, faute de faire signe ‡ celui qui en e˚t ÈtÈ si heureux.

Quelquefois tel couple ami de mes grands-parents et qui jusque-l‡ síÈtait plaint de ne jamais voir Swann, leur annonÁait avec satisfaction et peut-Ítre un peu le dÈsir díexciter líenvie, quíil Ètait devenu tout ce quíil y a de plus charmant pour eux, quíil ne les quittait plus. Mon grand-pËre ne voulait pas troubler leur plaisir mais regardait ma grandímËre en fredonnant:

´Quel est donc ce mystËre

Je ne puis rien comprendre.ª

ou:

´Vision fugitive…ª

ou:

´Dans ces affaires

Le mieux est de ne rien voir.ª

Quelques mois aprËs, si mon grand-pËre demandait au nouvel ami de Swann: ´Et Swann, le voyez-vous toujours beaucoup?ª la figure de líinterlocuteur síallongeait: ´Ne prononcez jamais son nom devant moi!ªó´Mais je croyais que vous Ètiez si liÈs…ª Il avait ÈtÈ ainsi pendant quelques mois le familier de cousins de ma grandímËre, dÓnant presque chaque jour chez eux. Brusquement il cessa de venir, sans avoir prÈvenu. On le crut malade, et la cousine de ma grandímËre allait envoyer demander de ses nouvelles quand ‡ líoffice elle trouva une lettre de lui qui traÓnait par mÈgarde dans le livre de comptes de la cuisiniËre. Il y annonÁait ‡ cette femme quíil allait quitter Paris, quíil ne pourrait plus venir. Elle Ètait sa maÓtresse, et au moment de rompre, cíÈtait elle seule quíil avait jugÈ utile díavertir.

Quand sa maÓtresse du moment Ètait au contraire une personne mondaine ou du moins une personne quíune extraction trop humble ou une situation trop irrÈguliËre níempÍchait pas quíil fÓt recevoir dans le monde, alors pour elle il y retournait, mais seulement dans líorbite particulier o˘ elle se mouvait ou bien o˘ il líavait entraÓnÈe. ´Inutile de compter sur Swann ce soir, disait-on, vous savez bien que cíest le jour díOpÈra de son AmÈricaine.ª Il la faisait inviter dans les salons particuliËrement fermÈs o˘ il avait ses habitudes, ses dÓners hebdomadaires, son poker; chaque soir, aprËs quíun lÈger crÈpelage ajoutÈ ‡ la brosse de ses cheveux roux avait tempÈrÈ de quelque douceur la vivacitÈ de ses yeux verts, il choisissait une fleur pour sa boutonniËre et partait pour retrouver sa maÓtresse ‡ dÓner chez líune ou líautre des femmes de sa coterie; et alors, pensant ‡ líadmiration et ‡ líamitiÈ que les gens ‡ la mode pour qui il faisait la pluie et le beau temps et quíil allait retrouver l‡, lui prodigueraient devant la femme quíil aimait, il retrouvait du charme ‡ cette vie mondaine sur laquelle il síÈtait blasÈ, mais dont la matiËre, pÈnÈtrÈe et colorÈe chaudement díune flamme insinuÈe qui síy jouait, lui semblait prÈcieuse et belle depuis quíil y avait incorporÈ un nouvel amour.

Mais tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces flirts, avait ÈtÈ la rÈalisation plus ou moins complËte díun rÍve nÈ de la vue díun visage ou díun corps que Swann avait, spontanÈment, sans síy efforcer, trouvÈs charmants, en revanche quand un jour au thÈ‚tre il fut prÈsentÈ ‡ Odette de CrÈcy par un de ses amis díautrefois, qui lui avait parlÈ díelle comme díune femme ravissante avec qui il pourrait peut-Ítre arriver ‡ quelque chose, mais en la lui donnant pour plus difficile quíelle níÈtait en rÈalitÈ afin de paraÓtre lui-mÍme avoir fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant connaÓtre, elle Ètait apparue ‡ Swann non pas certes sans beautÈ, mais díun genre de beautÈ qui lui Ètait indiffÈrent, qui ne lui inspirait aucun dÈsir, lui causait mÍme une sorte de rÈpulsion physique, de ces femmes comme tout le monde a les siennes, diffÈrentes pour chacun, et qui sont líopposÈ du type que nos sens rÈclament. Pour lui plaire elle avait un profil trop accusÈ, la peau trop fragile, les pommettes trop saillantes, les traits trop tirÈs. Ses yeux Ètaient beaux mais si grands quíils flÈchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le reste de son visage et lui donnaient toujours líair díavoir mauvaise mine ou díÍtre de mauvaise humeur. Quelque temps aprËs cette prÈsentation au thÈ‚tre, elle lui avait Ècrit pour lui demander ‡ voir ses collections qui líintÈressaient tant, ´elle, ignorante qui avait le go˚t des jolies chosesª, disant quíil lui semblait quíelle le connaÓtrait mieux, quand elle líaurait vu dans ´son homeª o˘ elle líimaginait ´si confortable avec son thÈ et ses livresª, quoiquíelle ne lui e˚t pas cachÈ sa surprise quíil habit‚t ce quartier qui devait Ítre si triste et ´qui Ètait si peu smart pour lui qui líÈtait tantª. Et aprËs quíil líeut laissÈe venir, en le quittant elle lui avait dit son regret díÍtre restÈe si peu dans cette demeure o˘ elle avait ÈtÈ heureuse de pÈnÈtrer, parlant de lui comme síil avait ÈtÈ pour elle quelque chose de plus que les autres Ítres quíelle connaissait et semblant Ètablir entre leurs deux personnes une sorte de trait díunion romanesque qui líavait fait sourire. Mais ‡ lí‚ge dÈj‡ un peu dÈsabusÈ dont approchait Swann et o˘ líon sait se contenter díÍtre amoureux pour le plaisir de líÍtre sans trop exiger de rÈciprocitÈ, ce rapprochement des cúurs, síil níest plus comme dans la premiËre jeunesse le but vers lequel tend nÈcessairement líamour, lui reste uni en revanche par une association díidÈes si forte, quíil peut en devenir la cause, síil se prÈsente avant lui. Autrefois on rÍvait de possÈder le cúur de la femme dont on Ètait amoureux; plus tard sentir quíon possËde le cúur díune femme peut suffire ‡ vous en rendre amoureux. Ainsi, ‡ lí‚ge o˘ il semblerait, comme on cherche surtout dans líamour un plaisir subjectif, que la part du go˚t pour la beautÈ díune femme devait y Ítre la plus grande, líamour peut naÓtreólíamour le plus physiqueósans quíil y ait eu, ‡ sa base, un dÈsir prÈalable. A cette Èpoque de la vie, on a dÈj‡ ÈtÈ atteint plusieurs fois par líamour; il níÈvolue plus seul suivant ses propres lois inconnues et fatales, devant notre cúur ÈtonnÈ et passif. Nous venons ‡ son aide, nous le faussons par la mÈmoire, par la suggestion. En reconnaissant un de ses symptÙmes, nous nous rappelons, nous faisons renaÓtre les autres. Comme nous possÈdons sa chanson, gravÈe en nous tout entiËre, nous níavons pas besoin quíune femme nous en dise le dÈbutórempli par líadmiration quíinspire la beautÈó, pour en trouver la suite. Et si elle commence au milieu,ól‡ o˘ les cúurs se rapprochent, o˘ líon parle de níexister plus que líun pour líautreó, nous avons assez líhabitude de cette musique pour rejoindre tout de suite notre partenaire au passage o˘ elle nous attend.

Odette de CrÈcy retourna voir Swann, puis rapprocha ses visites; et sans doute chacune díelles renouvelait pour lui la dÈception quíil Èprouvait ‡ se retrouver devant ce visage dont il avait un peu oubliÈ les particularitÈs dans líintervalle, et quíil ne síÈtait rappelÈ ni si expressif ni, malgrÈ sa jeunesse, si fanÈ; il regrettait, pendant quíelle causait avec lui, que la grande beautÈ quíelle avait ne f˚t pas du genre de celles quíil aurait spontanÈment prÈfÈrÈes. Il faut díailleurs dire que le visage díOdette paraissait plus maigre et plus proÈminent parce que le front et le haut des joues, cette surface unie et plus plane Ètait recouverte par la masse de cheveux quíon portait, alors, prolongÈs en ´devantsª, soulevÈs en ´crÍpÈsª, rÈpandus en mËches folles le long des oreilles; et quant ‡ son corps qui Ètait admirablement fait, il Ètait difficile díen apercevoir la continuitÈ (‡ cause des modes de líÈpoque et quoiquíelle f˚t une des femmes de Paris qui síhabillaient le mieux), tant le corsage, síavanÁant en saillie comme sur un ventre imaginaire et finissant brusquement en pointe pendant que par en dessous commenÁait ‡ síenfler le ballon des doubles jupes, donnait ‡ la femme líair díÍtre composÈe de piËces diffÈrentes mal emmanchÈes les unes dans les autres; tant les ruchÈs, les volants, le gilet suivaient en toute indÈpendance, selon la fantaisie de leur dessin ou la consistance de leur Ètoffe, la ligne qui les conduisait aux núuds, aux bouillons de dentelle, aux effilÈs de jais perpendiculaires, ou qui les dirigeait le long du busc, mais ne síattachaient nullement ‡ líÍtre vivant, qui selon que líarchitecture de ces fanfreluches se rapprochait ou síÈcartait trop de la sienne, síy trouvait engoncÈ ou perdu.

Mais, quand Odette Ètait partie, Swann souriait en pensant quíelle lui avait dit combien le temps lui durerait jusquí‡ ce quíil lui permÓt de revenir; il se rappelait líair inquiet, timide avec lequel elle líavait une fois priÈ que ce ne f˚t pas dans trop longtemps, et les regards quíelle avait eus ‡ ce moment-l‡, fixÈs sur lui en une imploration craintive, et qui la faisaient touchante sous le bouquet de fleurs de pensÈes artificielles fixÈ devant son chapeau rond de paille blanche, ‡ brides de velours noir. ´Et vous, avait-elle dit, vous ne viendriez pas une fois chez moi prendre le thÈ?ª Il avait allÈguÈ des travaux en train, une Ètudeóen rÈalitÈ abandonnÈe depuis des annÈesósur Ver Meer de Delft. ´Je comprends que je ne peux rien faire, moi chÈtive, ‡ cÙtÈ de grands savants comme vous autres, lui avait-elle rÈpondu. Je serais comme la grenouille devant líarÈopage. Et pourtant jíaimerais tant míinstruire, savoir, Ítre initiÈe. Comme cela doit Ítre amusant de bouquiner, de fourrer son nez dans de vieux papiers, avait-elle ajoutÈ avec líair de contentement de soi-mÍme que prend une femme ÈlÈgante pour affirmer que sa joie est de se livrer sans crainte de se salir ‡ une besogne malpropre, comme de faire la cuisine en ´mettant elle-mÍme les mains ‡ la p‚teª. ´Vous allez vous moquer de moi, ce peintre qui vous empÍche de me voir (elle voulait parler de Ver Meer), je níavais jamais entendu parler de lui; vit-il encore? Est-ce quíon peut voir de ses úuvres ‡ Paris, pour que je puisse me reprÈsenter ce que vous aimez, deviner un peu ce quíil y a sous ce grand front qui travaille tant, dans cette tÍte quíon sent toujours en train de rÈflÈchir, me dire: voil‡, cíest ‡ cela quíil est en train de penser. Quel rÍve ce serait díÍtre mÍlÈe ‡ vos travaux!ª Il síÈtait excusÈ sur sa peur des amitiÈs nouvelles, ce quíil avait appelÈ, par galanterie, sa peur díÍtre malheureux. ´Vous avez peur díune affection? comme cíest drÙle, moi qui ne cherche que cela, qui donnerais ma vie pour en trouver une, avait-elle dit díune voix si naturelle, si convaincue, quíil en avait ÈtÈ remuÈ. Vous avez d˚ souffrir par une femme. Et vous croyez que les autres sont comme elle. Elle nía pas su vous comprendre; vous Ítes un Ítre si ‡ part. Cíest cela que jíai aimÈ díabord en vous, jíai bien senti que vous níÈtiez pas comme tout le monde.ªó´Et puis díailleurs vous aussi, lui avait-il dit, je sais bien ce que cíest que les femmes, vous devez avoir des tas díoccupations, Ítre peu libre.ªó´Moi, je níai jamais rien ‡ faire! Je suis toujours libre, je le serai toujours pour vous. A níimporte quelle heure du jour ou de la nuit o˘ il pourrait vous Ítre commode de me voir, faites-moi chercher, et je serai trop heureuse díaccourir. Le ferez-vous? Savez-vous ce qui serait gentil, ce serait de vous faire prÈsenter ‡ Mme Verdurin chez qui je vais tous les soirs. Croyez-vous! si on síy retrouvait et si je pensais que cíest un peu pour moi que vous y Ítes!ª

Et sans doute, en se rappelant ainsi leurs entretiens, en pensant ainsi ‡ elle quand il Ètait seul, il faisait seulement jouer son image entre beaucoup díautres images de femmes dans des rÍveries romanesques; mais si, gr‚ce ‡ une circonstance quelconque (ou mÍme peut-Ítre sans que ce f˚t gr‚ce ‡ elle, la circonstance qui se prÈsente au moment o˘ un Ètat, latent jusque-l‡, se dÈclare, pouvant níavoir influÈ en rien sur lui) líimage díOdette de CrÈcy venait ‡ absorber toutes ces rÍveries, si celles-ci níÈtaient plus sÈparables de son souvenir, alors líimperfection de son corps ne garderait plus aucune importance, ni quíil e˚t ÈtÈ, plus ou moins quíun autre corps, selon le go˚t de Swann, puisque devenu le corps de celle quíil aimait, il serait dÈsormais le seul qui f˚t capable de lui causer des joies et des tourments.

Mon grand-pËre avait prÈcisÈment connu, ce quíon níaurait pu dire díaucun de leurs amis actuels, la famille de ces Verdurin. Mais il avait perdu toute relation avec celui quíil appelait le ´jeune Verdurinª et quíil considÈrait, un peu en gros, comme tombÈótout en gardant de nombreux millionsódans la bohËme et la racaille. Un jour il reÁut une lettre de Swann lui demandant síil ne pourrait pas le mettre en rapport avec les Verdurin: ´A la garde! ‡ la garde! síÈtait ÈcriÈ mon grand-pËre, Áa ne míÈtonne pas du tout, cíest bien par l‡ que devait finir Swann. Joli milieu! Díabord je ne peux pas faire ce quíil me demande parce que je ne connais plus ce monsieur. Et puis Áa doit cacher une histoire de femme, je ne me mÍle pas de ces affaires-l‡. Ah bien! nous allons avoir de líagrÈment si Swann síaffuble des petits Verdurin.ª

Et sur la rÈponse nÈgative de mon grand-pËre, cíest Odette qui avait amenÈ elle-mÍme Swann chez les Verdurin.

Les Verdurin avaient eu ‡ dÓner, le jour o˘ Swann y fit ses dÈbuts, le docteur et Mme Cottard, le jeune pianiste et sa tante, et le peintre qui avait alors leur faveur, auxquels síÈtaient joints dans la soirÈe quelques autres fidËles.

Le docteur Cottard ne savait jamais díune faÁon certaine de quel ton il devait rÈpondre ‡ quelquíun, si son interlocuteur voulait rire ou Ètait sÈrieux. Et ‡ tout hasard il ajoutait ‡ toutes ses expressions de physionomie líoffre díun sourire conditionnel et provisoire dont la finesse expectante le disculperait du reproche de naÔvetÈ, si le propos quíon lui avait tenu se trouvait avoir ÈtÈ facÈtieux. Mais comme pour faire face ‡ líhypothËse opposÈe il níosait pas laisser ce sourire síaffirmer nettement sur son visage, on y voyait flotter perpÈtuellement une incertitude o˘ se lisait la question quíil níosait pas poser: ´Dites-vous cela pour de bon?ª Il níÈtait pas plus assurÈ de la faÁon dont il devait se comporter dans la rue, et mÍme en gÈnÈral dans la vie, que dans un salon, et on le voyait opposer aux passants, aux voitures, aux ÈvÈnements un malicieux sourire qui Ùtait díavance ‡ son attitude toute impropriÈtÈ puisquíil prouvait, si elle níÈtait pas de mise, quíil le savait bien et que síil avait adoptÈ celle-l‡, cíÈtait par plaisanterie.

Sur tous les points cependant o˘ une franche question lui semblait permise, le docteur ne se faisait pas faute de síefforcer de restreindre le champ de ses doutes et de complÈter son instruction.

Cíest ainsi que, sur les conseils quíune mËre prÈvoyante lui avait donnÈs quand il avait quittÈ sa province, il ne laissait jamais passer soit une locution ou un nom propre qui lui Ètaient inconnus, sans t‚cher de se faire documenter sur eux.

Pour les locutions, il Ètait insatiable de renseignements, car, leur supposant parfois un sens plus prÈcis quíelles níont, il e˚t dÈsirÈ savoir ce quíon voulait dire exactement par celles quíil entendait le plus souvent employer: la beautÈ du diable, du sang bleu, une vie de b‚tons de chaise, le quart díheure de Rabelais, Ítre le prince des ÈlÈgances, donner carte blanche, Ítre rÈduit ‡ quia, etc., et dans quels cas dÈterminÈs il pouvait ‡ son tour les faire figurer dans ses propos. A leur dÈfaut il plaÁait des jeux de mots quíil avait appris. Quant aux noms de personnes nouveaux quíon prononÁait devant lui il se contentait seulement de les rÈpÈter sur un ton interrogatif quíil pensait suffisant pour lui valoir des explications quíil níaurait pas líair de demander.

Comme le sens critique quíil croyait exercer sur tout lui faisait complËtement dÈfaut, le raffinement de politesse qui consiste ‡ affirmer, ‡ quelquíun quíon oblige, sans souhaiter díen Ítre cru, que cíest ‡ lui quíon a obligation, Ètait peine perdue avec lui, il prenait tout au pied de la lettre. Quel que f˚t líaveuglement de Mme Verdurin ‡ son Ègard, elle avait fini, tout en continuant ‡ le trouver trËs fin, par Ítre agacÈe de voir que quand elle líinvitait dans une avant-scËne ‡ entendre Sarah Bernhardt, lui disant, pour plus de gr‚ce: ´Vous Ítes trop aimable díÍtre venu, docteur, díautant plus que je suis s˚re que vous avez dÈj‡ souvent entendu Sarah Bernhardt, et puis nous sommes peut-Ítre trop prËs de la scËneª, le docteur Cottard qui Ètait entrÈ dans la loge avec un sourire qui attendait pour se prÈciser ou pour disparaÓtre que quelquíun díautorisÈ le renseign‚t sur la valeur du spectacle, lui rÈpondait: ´En effet on est beaucoup trop prËs et on commence ‡ Ítre fatiguÈ de Sarah Bernhardt. Mais vous míavez exprimÈ le dÈsir que je vienne. Pour moi vos dÈsirs sont des ordres. Je suis trop heureux de vous rendre ce petit service. Que ne ferait-on pas pour vous Ítre agrÈable, vous Ítes si bonne!ª Et il ajoutait: ´Sarah Bernhardt cíest bien la Voix díOr, níest-ce pas? On Ècrit souvent aussi quíelle br˚le les planches. Cíest une expression bizarre, níest-ce pas?ª dans líespoir de commentaires qui ne venaient point.

´Tu sais, avait dit Mme Verdurin ‡ son mari, je crois que nous faisons fausse route quand par modestie nous dÈprÈcions ce que nous offrons au docteur. Cíest un savant qui vit en dehors de líexistence pratique, il ne connaÓt pas par lui-mÍme la valeur des choses et il síen rapporte ‡ ce que nous lui en disons.ªó´Je níavais pas osÈ te le dire, mais je líavais remarquȪ, rÈpondit M. Verdurin. Et au jour de lían suivant, au lieu díenvoyer au docteur Cottard un rubis de trois mille francs en lui disant que cíÈtait bien peu de chose, M. Verdurin acheta pour trois cents francs une pierre reconstituÈe en laissant entendre quíon pouvait difficilement en voir díaussi belle.

Quand Mme Verdurin avait annoncÈ quíon aurait, dans la soirÈe, M. Swann: ´Swann?ª síÈtait ÈcriÈ le docteur díun accent rendu brutal par la surprise, car la moindre nouvelle prenait toujours plus au dÈpourvu que quiconque cet homme qui se croyait perpÈtuellement prÈparÈ ‡ tout. Et voyant quíon ne lui rÈpondait pas: ´Swann? Qui Áa, Swann!ª hurla-t-il au comble díune anxiÈtÈ qui se dÈtendit soudain quand Mme Verdurin eut dit: ´Mais líami dont Odette nous avait parlÈ.ªó´Ah! bon, bon, Áa va bienª, rÈpondit le docteur apaisÈ. Quant au peintre il se rÈjouissait de líintroduction de Swann chez Mme Verdurin, parce quíil le supposait amoureux díOdette et quíil aimait ‡ favoriser les liaisons. ´Rien ne míamuse comme de faire des mariages, confia-t-il, dans líoreille, au docteur Cottard, jíen ai dÈj‡ rÈussi beaucoup, mÍme entre femmes!ª

En disant aux Verdurin que Swann Ètait trËs ´smartª, Odette leur avait fait craindre un ´ennuyeuxª. Il leur fit au contraire une excellente impression dont ‡ leur insu sa frÈquentation dans la sociÈtÈ ÈlÈgante Ètait une des causes indirectes. Il avait en effet sur les hommes mÍme intelligents qui ne sont jamais allÈs dans le monde, une des supÈrioritÈs de ceux qui y ont un peu vÈcu, qui est de ne plus le transfigurer par le dÈsir ou par líhorreur quíil inspire ‡ líimagination, de le considÈrer comme sans aucune importance. Leur amabilitÈ, sÈparÈe de tout snobisme et de la peur de paraÓtre trop aimable, devenue indÈpendante, a cette aisance, cette gr‚ce des mouvements de ceux dont les membres assouplis exÈcutent exactement ce quíils veulent, sans participation indiscrËte et maladroite du reste du corps. La simple gymnastique ÈlÈmentaire de líhomme du monde tendant la main avec bonne gr‚ce au jeune homme inconnu quíon lui prÈsente et síinclinant avec rÈserve devant líambassadeur ‡ qui on le prÈsente, avait fini par passer sans quíil en f˚t conscient dans toute líattitude sociale de Swann, qui vis-‡-vis de gens díun milieu infÈrieur au sien comme Ètaient les Verdurin et leurs amis, fit instinctivement montre díun empressement, se livra ‡ des avances, dont, selon eux, un ennuyeux se f˚t abstenu. Il níeut un moment de froideur quíavec le docteur Cottard: en le voyant lui cligner de líúil et lui sourire díun air ambigu avant quíils se fussent encore parlÈ (mimique que Cottard appelait ´laisser venirª), Swann crut que le docteur le connaissait sans doute pour síÍtre trouvÈ avec lui en quelque lieu de plaisir, bien que lui-mÍme y all‚t pourtant fort peu, níayant jamais vÈcu dans le monde de la noce. Trouvant líallusion de mauvais go˚t, surtout en prÈsence díOdette qui pourrait en prendre une mauvaise idÈe de lui, il affecta un air glacial. Mais quand il apprit quíune dame qui se trouvait prËs de lui Ètait Mme Cottard, il pensa quíun mari aussi jeune níaurait pas cherchÈ ‡ faire allusion devant sa femme ‡ des divertissements de ce genre; et il cessa de donner ‡ líair entendu du docteur la signification quíil redoutait. Le peintre invita tout de suite Swann ‡ venir avec Odette ‡ son atelier, Swann le trouva gentil. ´Peut-Ítre quíon vous favorisera plus que moi, dit Mme Verdurin, sur un ton qui feignait díÍtre piquÈ, et quíon vous montrera le portrait de Cottard (elle líavait commandÈ au peintre). Pensez bien, ´monsieurª Biche, rappela-t-elle au peintre, ‡ qui cíÈtait une plaisanterie consacrÈe de dire monsieur, ‡ rendre le joli regard, le petit cÙtÈ fin, amusant, de líúil. Vous savez que ce que je veux surtout avoir, cíest son sourire, ce que je vous ai demandÈ cíest le portrait de son sourire. Et comme cette expression lui sembla remarquable elle la rÈpÈta trËs haut pour Ítre s˚re que plusieurs invitÈs líeussent entendue, et mÍme, sous un prÈtexte vague, en fit díabord rapprocher quelques-uns. Swann demanda ‡ faire la connaissance de tout le monde, mÍme díun vieil ami des Verdurin, Saniette, ‡ qui sa timiditÈ, sa simplicitÈ et son bon cúur avaient fait perdre partout la considÈration que lui avaient value sa science díarchiviste, sa grosse fortune, et la famille distinguÈe dont il sortait. Il avait dans la bouche, en parlant, une bouillie qui Ètait adorable parce quíon sentait quíelle trahissait moins un dÈfaut de la langue quíune qualitÈ de lí‚me, comme un reste de líinnocence du premier ‚ge quíil níavait jamais perdue. Toutes les consonnes quíil ne pouvait prononcer figuraient comme autant de duretÈs dont il Ètait incapable. En demandant ‡ Ítre prÈsentÈ ‡ M. Saniette, Swann fit ‡ Mme Verdurin líeffet de renverser les rÙles (au point quíen rÈponse, elle dit en insistant sur la diffÈrence: ´Monsieur Swann, voudriez-vous avoir la bontÈ de me permettre de vous prÈsenter notre ami Sanietteª), mais excita chez Saniette une sympathie ardente que díailleurs les Verdurin ne rÈvÈlËrent jamais ‡ Swann, car Saniette les agaÁait un peu et ils ne tenaient pas ‡ lui faire des amis. Mais en revanche Swann les toucha infiniment en croyant devoir demander tout de suite ‡ faire la connaissance de la tante du pianiste. En robe noire comme toujours, parce quíelle croyait quíen noir on est toujours bien et que cíest ce quíil y a de plus distinguÈ, elle avait le visage excessivement rouge comme chaque fois quíelle venait de manger. Elle síinclina devant Swann avec respect, mais se redressa avec majestÈ. Comme elle níavait aucune instruction et avait peur de faire des fautes de franÁais, elle prononÁait exprËs díune maniËre confuse, pensant que si elle l‚chait un cuir il serait estompÈ díun tel vague quíon ne pourrait le distinguer avec certitude, de sorte que sa conversation níÈtait quíun graillonnement indistinct duquel Èmergeaient de temps ‡ autre les rares vocables dont elle se sentait s˚re. Swann crut pouvoir se moquer lÈgËrement díelle en parlant ‡ M. Verdurin lequel au contraire fut piquÈ.

ó´Cíest une si excellente femme, rÈpondit-il. Je vous accorde quíelle níest pas Ètourdissante; mais je vous assure quíelle est agrÈable quand on cause seul avec elle. ´Je níen doute pas, síempressa de concÈder Swann. Je voulais dire quíelle ne me semblait pas ´Èminenteª ajouta-t-il en dÈtachant cet adjectif, et en somme cíest plutÙt un compliment!ª ´Tenez, dit M. Verdurin, je vais vous Ètonner, elle Ècrit díune maniËre charmante. Vous níavez jamais entendu son neveu? cíest admirable, níest-ce pas, docteur? Voulez-vous que je lui demande de jouer quelque chose, Monsieur Swann?ª

ó´Mais ce sera un bonheur…, commenÁait ‡ rÈpondre Swann, quand le docteur líinterrompit díun air moqueur. En effet ayant retenu que dans la conversation líemphase, líemploi de formes solennelles, Ètait surannÈ, dËs quíil entendait un mot grave dit sÈrieusement comme venait de líÍtre le mot ´bonheurª, il croyait que celui qui líavait prononcÈ venait de se montrer prudhommesque. Et si, de plus, ce mot se trouvait figurer par hasard dans ce quíil appelait un vieux clichÈ, si courant que ce mot f˚t díailleurs, le docteur supposait que la phrase commencÈe Ètait ridicule et la terminait ironiquement par le lieu commun quíil semblait accuser son interlocuteur díavoir voulu placer, alors que celui-ci níy avait jamais pensÈ.

ó´Un bonheur pour la France!ª síÈcria-t-il malicieusement en levant les bras avec emphase.

M. Verdurin ne put síempÍcher de rire.

ó´Quíest-ce quíils ont ‡ rire toutes ces bonnes gens-l‡, on a líair de ne pas engendrer la mÈlancolie dans votre petit coin l‡-bas, síÈcria Mme Verdurin. Si vous croyez que je míamuse, moi, ‡ rester toute seule en pÈnitenceª, ajouta-t-elle sur un ton dÈpitÈ, en faisant líenfant.

Mme Verdurin Ètait assise sur un haut siËge suÈdois en sapin cirÈ, quíun violoniste de ce pays lui avait donnÈ et quíelle conservait quoiquíil rappel‚t la forme díun escabeau et jur‚t avec les beaux meubles anciens quíelle avait, mais elle tenait ‡ garder en Èvidence les cadeaux que les fidËles avaient líhabitude de lui faire de temps en temps, afin que les donateurs eussent le plaisir de les reconnaÓtre quand ils venaient. Aussi t‚chait-elle de persuader quíon síen tÓnt aux fleurs et aux bonbons, qui du moins se dÈtruisent; mais elle níy rÈussissait pas et cíÈtait chez elle une collection de chauffe-pieds, de coussins, de pendules, de paravents, de baromËtres, de potiches, dans une accumulation de redites et un disparate díÈtrennes.

De ce poste ÈlevÈ elle participait avec entrain ‡ la conversation des fidËles et síÈgayait de leurs ´fumisteriesª, mais depuis líaccident qui Ètait arrivÈ ‡ sa m‚choire, elle avait renoncÈ ‡ prendre la peine de pouffer effectivement et se livrait ‡ la place ‡ une mimique conventionnelle qui signifiait sans fatigue ni risques pour elle, quíelle riait aux larmes. Au moindre mot que l‚chait un habituÈ contre un ennuyeux ou contre un ancien habituÈ rejetÈ au camp des ennuyeux,óet pour le plus grand dÈsespoir de M. Verdurin qui avait eu longtemps la prÈtention díÍtre aussi aimable que sa femme, mais qui riant pour de bon síessoufflait vite et avait ÈtÈ distancÈ et vaincu par cette ruse díune incessante et fictive hilaritÈó, elle poussait un petit cri, fermait entiËrement ses yeux díoiseau quíune taie commenÁait ‡ voiler, et brusquement, comme si elle níe˚t eu que le temps de cacher un spectacle indÈcent ou de parer ‡ un accËs mortel, plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et níen laissaient plus rien voir, elle avait líair de síefforcer de rÈprimer, díanÈantir un rire qui, si elle síy f˚t abandonnÈe, líe˚t conduite ‡ líÈvanouissement. Telle, Ètourdie par la gaietÈ des fidËles, ivre de camaraderie, de mÈdisance et díassentiment, Mme Verdurin, juchÈe sur son perchoir, pareille ‡ un oiseau dont on e˚t trempÈ le colifichet dans du vin chaud, sanglotait díamabilitÈ.

Cependant, M. Verdurin, aprËs avoir demandÈ ‡ Swann la permission díallumer sa pipe (´ici on ne se gÍne pas, on est entre camaradesª), priait le jeune artiste de se mettre au piano.

ó´Allons, voyons, ne líennuie pas, il níest pas ici pour Ítre tourmentÈ, síÈcria Mme Verdurin, je ne veux pas quíon le tourmente moi!ª

ó´Mais pourquoi veux-tu que Áa líennuie, dit M. Verdurin, M. Swann ne connaÓt peut-Ítre pas la sonate en fa diËse que nous avons dÈcouverte, il va nous jouer líarrangement pour piano.ª

ó´Ah! non, non, pas ma sonate! cria Mme Verdurin, je níai pas envie ‡ force de pleurer de me fiche un rhume de cerveau avec nÈvralgies faciales, comme la derniËre fois; merci du cadeau, je ne tiens pas ‡ recommencer; vous Ítes bons vous autres, on voit bien que ce níest pas vous qui garderez le lit huit jours!ª

Cette petite scËne qui se renouvelait chaque fois que le pianiste allait jouer enchantait les amis aussi bien que si elle avait ÈtÈ nouvelle, comme une preuve de la sÈduisante originalitÈ de la ´Patronneª et de sa sensibilitÈ musicale. Ceux qui Ètaient prËs díelle faisaient signe ‡ ceux qui plus loin fumaient ou jouaient aux cartes, de se rapprocher, quíil se passait quelque chose, leur disant, comme on fait au Reichstag dans les moments intÈressants: ´…coutez, Ècoutez.ª Et le lendemain on donnait des regrets ‡ ceux qui níavaient pas pu venir en leur disant que la scËne avait ÈtÈ encore plus amusante que díhabitude.

óEh bien! voyons, cíest entendu, dit M. Verdurin, il ne jouera que líandante.

ó´Que líandante, comme tu y vasª síÈcria Mme Verdurin. ´Cíest justement líandante qui me casse bras et jambes. Il est vraiment superbe le Patron! Cíest comme si dans la ´NeuviËmeª il disait: nous níentendrons que le finale, ou dans ´les MaÓtresª que líouverture.ª

Le docteur cependant, poussait Mme Verdurin ‡ laisser jouer le pianiste, non pas quíil cr˚t feints les troubles que la musique lui donnaitóil y reconnaissait certains Ètats neurasthÈniquesómais par cette habitude quíont beaucoup de mÈdecins, de faire flÈchir immÈdiatement la sÈvÈritÈ de leurs prescriptions dËs quíest en jeu, chose qui leur semble beaucoup plus importante, quelque rÈunion mondaine dont ils font partie et dont la personne ‡ qui ils conseillent díoublier pour une fois sa dyspepsie, ou sa grippe, est un des facteurs essentiels.

óVous ne serez pas malade cette fois-ci, vous verrez, lui dit-il en cherchant ‡ la suggestionner du regard. Et si vous Ítes malade nous vous soignerons.

óBien vrai? rÈpondit Mme Verdurin, comme si devant líespÈrance díune telle faveur il níy avait plus quí‡ capituler. Peut-Ítre aussi ‡ force de dire quíelle serait malade, y avait-il des moments o˘ elle ne se rappelait plus que cíÈtait un mensonge et prenait une ‚me de malade. Or ceux-ci, fatiguÈs díÍtre toujours obligÈs de faire dÈpendre de leur sagesse la raretÈ de leurs accËs, aiment se laisser aller ‡ croire quíils pourront faire impunÈment tout ce qui leur plaÓt et leur fait mal díhabitude, ‡ condition de se remettre en les mains díun Ítre puissant, qui, sans quíils aient aucune peine ‡ prendre, díun mot ou díune pilule, les remettra sur pied.

Odette Ètait allÈe síasseoir sur un canapÈ de tapisserie qui Ètait prËs du piano:

óVous savez, jíai ma petite place, dit-elle ‡ Mme Verdurin.

Celle-ci, voyant Swann sur une chaise, le fit lever:

ó´Vous níÍtes pas bien l‡, allez donc vous mettre ‡ cÙtÈ díOdette, níest-ce pas Odette, vous ferez bien une place ‡ M. Swann?ª

ó´Quel joli beauvais, dit avant de síasseoir Swann qui cherchait ‡ Ítre aimable.ª

ó´Ah! je suis contente que vous apprÈciiez mon canapÈ, rÈpondit Mme Verdurin. Et je vous prÈviens que si vous voulez en voir díaussi beau, vous pouvez y renoncer tout de suite. Jamais ils níont rien fait de pareil. Les petites chaises aussi sont des merveilles. Tout ‡ líheure vous regarderez cela. Chaque bronze correspond comme attribut au petit sujet du siËge; vous savez, vous avez de quoi vous amuser si vous voulez regarder cela, je vous promets un bon moment. Rien que les petites frises des bordures, tenez l‡, la petite vigne sur fond rouge de líOurs et les Raisins. Est-ce dessinÈ? Quíest-ce que vous en dites, je crois quíils le savaient plutÙt, dessiner! Est-elle assez appÈtissante cette vigne? Mon mari prÈtend que je níaime pas les fruits parce que jíen mange moins que lui. Mais non, je suis plus gourmande que vous tous, mais je níai pas besoin de me les mettre dans la bouche puisque je jouis par les yeux. Quíest ce que vous avez tous ‡ rire? demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-l‡ me purgent. Díautres font des cures de Fontainebleau, moi je fais ma petite cure de Beauvais. Mais, monsieur Swann, vous ne partirez pas sans avoir touchÈ les petits bronzes des dossiers. Est-ce assez doux comme patine? Mais non, ‡ pleines mains, touchez-les bien.

óAh! si madame Verdurin commence ‡ peloter les bronzes, nous níentendrons pas de musique ce soir, dit le peintre.

ó´Taisez-vous, vous Ítes un vilain. Au fond, dit-elle en se tournant vers Swann, on nous dÈfend ‡ nous autres femmes des choses moins voluptueuses que cela. Mais il níy a pas une chair comparable ‡ cela! Quand M. Verdurin me faisait líhonneur díÍtre jaloux de moióallons, sois poli au moins, ne dis pas que tu ne lías jamais ÈtÈ…óª

ó´Mais je ne dis absolument rien. Voyons docteur je vous prends ‡ tÈmoin: est-ce que jíai dit quelque chose?ª

Swann palpait les bronzes par politesse et níosait pas cesser tout de suite.

óAllons, vous les caresserez plus tard; maintenant cíest vous quíon va caresser, quíon va caresser dans líoreille; vous aimez cela, je pense; voil‡ un petit jeune homme qui va síen charger.

Or quand le pianiste eut jouÈ, Swann fut plus aimable encore avec lui quíavec les autres personnes qui se trouvaient l‡. Voici pourquoi:

LíannÈe prÈcÈdente, dans une soirÈe, il avait entendu une úuvre musicale exÈcutÈe au piano et au violon. Díabord, il níavait go˚tÈ que la qualitÈ matÈrielle des sons sÈcrÈtÈs par les instruments. Et Áíavait dÈj‡ ÈtÈ un grand plaisir quand au-dessous de la petite ligne du violon mince, rÈsistante, dense et directrice, il avait vu tout díun coup chercher ‡ síÈlever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquÈe comme la mauve agitation des flots que charme et bÈmolise le clair de lune. Mais ‡ un moment donnÈ, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom ‡ ce qui lui plaisait, charmÈ tout díun coup, il avait cherchÈ ‡ recueillir la phrase ou líharmonieóil ne savait lui-mÍmeóqui passait et qui lui avait ouvert plus largement lí‚me, comme certaines odeurs de roses circulant dans líair humide du soir ont la propriÈtÈ de dilater nos narines. Peut-Ítre est-ce parce quíil ne savait pas la musique quíil avait pu Èprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-Ítre pourtant les seules purement musicales, inattendues, entiËrement originales, irrÈductibles ‡ tout autre ordre díimpressions. Une impression de ce genre pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les notes que nous entendons alors, tendent dÈj‡, selon leur hauteur et leur quantitÈ, ‡ couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions variÈes, ‡ tracer des arabesques, ‡ nous donner des sensations de largeur, de tÈnuitÈ, de stabilitÈ, de caprice. Mais les notes sont Èvanouies avant que ces sensations soient assez formÈes en nous pour ne pas Ítre submergÈes par celles quíÈveillent dÈj‡ les notes suivantes ou mÍme simultanÈes. Et cette impression continuerait ‡ envelopper de sa liquiditÈ et de son ´fonduª les motifs qui par instants en Èmergent, ‡ peine discernables, pour plonger aussitÙt et disparaÓtre, connus seulement par le plaisir particulier quíils donnent, impossibles ‡ dÈcrire, ‡ se rappeler, ‡ nommer, ineffables,ósi la mÈmoire, comme un ouvrier qui travaille ‡ Ètablir des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-similÈs de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les comparer ‡ celles qui leur succËdent et de les diffÈrencier. Ainsi ‡ peine la sensation dÈlicieuse que Swann avait ressentie Ètait-elle expirÈe, que sa mÈmoire lui en avait fourni sÈance tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jetÈ les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que quand la mÍme impression Ètait tout díun coup revenue, elle níÈtait dÈj‡ plus insaisissable. Il síen reprÈsentait líÈtendue, les groupements symÈtriques, la graphie, la valeur expressive; il avait devant lui cette chose qui níest plus de la musique pure, qui est du dessin, de líarchitecture, de la pensÈe, et qui permet de se rappeler la musique. Cette fois il avait distinguÈ nettement une phrase síÈlevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposÈ aussitÙt des voluptÈs particuliËres, dont il níavait jamais eu líidÈe avant de líentendre, dont il sentait que rien autre quíelle ne pourrait les lui faire connaÓtre, et il avait ÈprouvÈ pour elle comme un amour inconnu.

Díun rythme lent elle le dirigeait ici díabord, puis l‡, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et prÈcis. Et tout díun coup au point o˘ elle Ètait arrivÈe et dío˘ il se prÈparait ‡ la suivre, aprËs une pause díun instant, brusquement elle changeait de direction et díun mouvement nouveau, plus rapide, menu, mÈlancolique, incessant et doux, elle líentraÓnait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnÈment la revoir une troisiËme fois. Et elle reparut en effet mais sans lui parler plus clairement, en lui causant mÍme une voluptÈ moins profonde. Mais rentrÈ chez lui il eut besoin díelle, il Ètait comme un homme dans la vie de qui une passante quíil a aperÁue un moment vient de faire entrer líimage díune beautÈ nouvelle qui donne ‡ sa propre sensibilitÈ une valeur plus grande, sans quíil sache seulement síil pourra revoir jamais celle quíil aime dÈj‡ et dont il ignore jusquíau nom.

MÍme cet amour pour une phrase musicale sembla un instant devoir amorcer chez Swann la possibilitÈ díune sorte de rajeunissement. Depuis si longtemps il avait renoncÈ ‡ appliquer sa vie ‡ un but idÈal et la bornait ‡ la poursuite de satisfactions quotidiennes, quíil croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne changerait plus jusquí‡ sa mort; bien plus, ne se sentant plus díidÈes ÈlevÈes dans líesprit, il avait cessÈ de croire ‡ leur rÈalitÈ, sans pouvoir non plus la nier tout ‡ fait. Aussi avait-il pris líhabitude de se rÈfugier dans des pensÈes sans importance qui lui permettaient de laisser de cÙtÈ le fond des choses. De mÍme quíil ne se demandait pas síil níe˚t pas mieux fait de ne pas aller dans le monde, mais en revanche savait avec certitude que síil avait acceptÈ une invitation il devait síy rendre et que síil ne faisait pas de visite aprËs il lui fallait laisser des cartes, de mÍme dans sa conversation il síefforÁait de ne jamais exprimer avec cúur une opinion intime sur les choses, mais de fournir des dÈtails matÈriels qui valaient en quelque sorte par eux-mÍmes et lui permettaient de ne pas donner sa mesure. Il Ètait extrÍmement prÈcis pour une recette de cuisine, pour la date de la naissance ou de la mort díun peintre, pour la nomenclature de ses úuvres. Parfois, malgrÈ tout, il se laissait aller ‡ Èmettre un jugement sur une úuvre, sur une maniËre de comprendre la vie, mais il donnait alors ‡ ses paroles un ton ironique comme síil níadhÈrait pas tout entier ‡ ce quíil disait. Or, comme certains valÈtudinaires chez qui tout díun coup, un pays o˘ ils sont arrivÈs, un rÈgime diffÈrent, quelquefois une Èvolution organique, spontanÈe et mystÈrieuse, semblent amener une telle rÈgression de leur mal quíils commencent ‡ envisager la possibilitÈ inespÈrÈe de commencer sur le tard une vie toute diffÈrente, Swann trouvait en lui, dans le souvenir de la phrase quíil avait entendue, dans certaines sonates quíil síÈtait fait jouer, pour voir síil ne líy dÈcouvrirait pas, la prÈsence díune de ces rÈalitÈs invisibles auxquelles il avait cessÈ de croire et auxquelles, comme si la musique avait eu sur la sÈcheresse morale dont il souffrait une sorte díinfluence Èlective, il se sentait de nouveau le dÈsir et presque la force de consacrer sa vie. Mais níÈtant pas arrivÈ ‡ savoir de qui Ètait líúuvre quíil avait entendue, il níavait pu se la procurer et avait fini par líoublier. Il avait bien rencontrÈ dans la semaine quelques personnes qui se trouvaient comme lui ‡ cette soirÈe et les avait interrogÈes; mais plusieurs Ètaient arrivÈes aprËs la musique ou parties avant; certaines pourtant Ètaient l‡ pendant quíon líexÈcutait mais Ètaient allÈes causer dans un autre salon, et díautres restÈes ‡ Ècouter níavaient pas entendu plus que les premiËres. Quant aux maÓtres de maison ils savaient que cíÈtait une úuvre nouvelle que les artistes quíils avaient engagÈs avaient demandÈ ‡ jouer; ceux-ci Ètant partis en tournÈe, Swann ne put pas en savoir davantage. Il avait bien des amis musiciens, mais tout en se rappelant le plaisir spÈcial et intraduisible que lui avait fait la phrase, en voyant devant ses yeux les formes quíelle dessinait, il Ètait pourtant incapable de la leur chanter. Puis il cessa díy penser.

Or, quelques minutes ‡ peine aprËs que le petit pianiste avait commencÈ de jouer chez Mme Verdurin, tout díun coup aprËs une note haute longuement tenue pendant deux mesures, il vit approcher, síÈchappant de sous cette sonoritÈ prolongÈe et tendue comme un rideau sonore pour cacher le mystËre de son incubation, il reconnut, secrËte, bruissante et divisÈe, la phrase aÈrienne et odorante quíil aimait. Et elle Ètait si particuliËre, elle avait un charme si individuel et quíaucun autre níaurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme síil e˚t rencontrÈ dans un salon ami une personne quíil avait admirÈe dans la rue et dÈsespÈrait de jamais retrouver. A la fin, elle síÈloigna, indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum, laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Mais maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que cíÈtait líandante de la sonate pour piano et violon de Vinteuil), il la tenait, il pourrait líavoir chez lui aussi souvent quíil voudrait, essayer díapprendre son langage et son secret.

Aussi quand le pianiste eut fini, Swann síapprocha-t-il de lui pour lui exprimer une reconnaissance dont la vivacitÈ plut beaucoup ‡ Mme Verdurin.

óQuel charmeur, níest-ce pas, dit-elle ‡ Swann; la comprend-il assez, sa sonate, le petit misÈrable? Vous ne saviez pas que le piano pouvait atteindre ‡ Áa. Cíest tout exceptÈ du piano, ma parole! Chaque fois jíy suis reprise, je crois entendre un orchestre. Cíest mÍme plus beau que líorchestre, plus complet.

Le jeune pianiste síinclina, et, souriant, soulignant les mots comme síil avait fait un trait díesprit:

ó´Vous Ítes trËs indulgente pour moiª, dit-il.

Et tandis que Mme Verdurin disait ‡ son mari: ´Allons, donne-lui de líorangeade, il lía bien mÈritÈeª, Swann racontait ‡ Odette comment il avait ÈtÈ amoureux de cette petite phrase. Quand Mme Verdurin, ayant dit díun peu loin: ´Eh bien! il me semble quíon est en train de vous dire de belles choses, Odetteª, elle rÈpondit: ´Oui, de trËs bellesª et Swann trouva dÈlicieuse sa simplicitÈ. Cependant il demandait des renseignements sur Vinteuil, sur son úuvre, sur líÈpoque de sa vie o˘ il avait composÈ cette sonate, sur ce quíavait pu signifier pour lui la petite phrase, cíest cela surtout quíil aurait voulu savoir.

Mais tous ces gens qui faisaient profession díadmirer ce musicien (quand Swann avait dit que sa sonate Ètait vraiment belle, Mme Verdurin síÈtait ÈcriÈe: ´Je vous crois un peu quíelle est belle! Mais on níavoue pas quíon ne connaÓt pas la sonate de Vinteuil, on nía pas le droit de ne pas la connaÓtreª, et le peintre avait ajoutÈ: ´Ah! cíest tout ‡ fait une trËs grande machine, níest-ce pas. Ce níest pas si vous voulez la chose ´cherª et ´publicª, níest-ce pas, mais cíest la trËs grosse impression pour les artistesª), ces gens semblaient ne síÍtre jamais posÈ ces questions car ils furent incapables díy rÈpondre.

MÍme ‡ une ou deux remarques particuliËres que fit Swann sur sa phrase prÈfÈrÈe:

ó´Tiens, cíest amusant, je níavais jamais fait attention; je vous dirai que je níaime pas beaucoup chercher la petite bÍte et míÈgarer dans des pointes díaiguille; on ne perd pas son temps ‡ couper les cheveux en quatre ici, ce níest pas le genre de la maisonª, rÈpondit Mme Verdurin, que le docteur Cottard regardait avec une admiration bÈate et un zËle studieux se jouer au milieu de ce flot díexpressions toutes faites. Díailleurs lui et Mme Cottard avec une sorte de bon sens comme en ont aussi certaines gens du peuple se gardaient bien de donner une opinion ou de feindre líadmiration pour une musique quíils síavouaient líun ‡ líautre, une fois rentrÈs chez eux, ne pas plus comprendre que la peinture de ´M. Bicheª. Comme le public ne connaÓt du charme, de la gr‚ce, des formes de la nature que ce quíil en a puisÈ dans les poncifs díun art lentement assimilÈ, et quíun artiste original commence par rejeter ces poncifs, M. et Mme Cottard, image en cela du public, ne trouvaient ni dans la sonate de Vinteuil, ni dans les portraits du peintre, ce qui faisait pour eux líharmonie de la musique et la beautÈ de la peinture. Il leur semblait quand le pianiste jouait la sonate quíil accrochait au hasard sur le piano des notes que ne reliaient pas en effet les formes auxquelles ils Ètaient habituÈs, et que le peintre jetait au hasard des couleurs sur ses