Du côté de chez Swann by Marcel ProustÀ la recherche du temps perdu

MARCEL PROUST A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU TOME I DU COT… DE CHEZ SWANN A Monsieur Gaston Calmette Comme un tÈmoignage de profonde et affectueuse reconnaissance, Marcel Proust. PREMI»RE PARTIE COMBRAY 1. Longtemps, je me suis couchÈ de bonne heure. Parfois, ‡ peine ma bougie Èteinte, mes yeux se fermaient si vite que je
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  • 1913
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MARCEL PROUST

A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

TOME I

DU COT… DE CHEZ SWANN

A Monsieur Gaston Calmette

Comme un tÈmoignage de profonde et affectueuse reconnaissance,

Marcel Proust.

PREMI»RE PARTIE

COMBRAY

1.

Longtemps, je me suis couchÈ de bonne heure. Parfois, ‡ peine ma bougie Èteinte, mes yeux se fermaient si vite que je níavais pas le temps de me dire: ´Je míendors.ª Et, une demi-heure aprËs, la pensÈe quíil Ètait temps de chercher le sommeil míÈveillait; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumiËre; je níavais pas cessÈ en dormant de faire des rÈflexions sur ce que je venais de lire, mais ces rÈflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que jíÈtais moi-mÍme ce dont parlait líouvrage: une Èglise, un quatuor, la rivalitÈ de FranÁois Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes ‡ mon rÈveil; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des Ècailles sur mes yeux et les empÍchait de se rendre compte que le bougeoir níÈtait plus allumÈ. Puis elle commenÁait ‡ me devenir inintelligible, comme aprËs la mÈtempsycose les pensÈes díune existence antÈrieure; le sujet du livre se dÈtachait de moi, jíÈtais libre de míy appliquer ou non; aussitÙt je recouvrais la vue et jíÈtais bien ÈtonnÈ de trouver autour de moi une obscuritÈ, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-Ítre plus encore pour mon esprit, ‡ qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incomprÈhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait Ítre; jíentendais le sifflement des trains qui, plus ou moins ÈloignÈ, comme le chant díun oiseau dans une forÍt, relevant les distances, me dÈcrivait líÈtendue de la campagne dÈserte o˘ le voyageur se h‚te vers la station prochaine; et le petit chemin quíil suit va Ítre gravÈ dans son souvenir par líexcitation quíil doit ‡ des lieux nouveaux, ‡ des actes inaccoutumÈs, ‡ la causerie rÈcente et aux adieux sous la lampe ÈtrangËre qui le suivent encore dans le silence de la nuit, ‡ la douceur prochaine du retour.

Jíappuyais tendrement mes joues contre les belles joues de líoreiller qui, pleines et fraÓches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. BientÙt minuit. Cíest líinstant o˘ le malade, qui a ÈtÈ obligÈ de partir en voyage et a d˚ coucher dans un hÙtel inconnu, rÈveillÈ par une crise, se rÈjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur cíest dÈj‡ le matin! Dans un moment les domestiques seront levÈs, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. LíespÈrance díÍtre soulagÈ lui donne du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas; les pas se rapprochent, puis síÈloignent. Et la raie de jour qui Ètait sous sa porte a disparu. Cíest minuit; on vient díÈteindre le gaz; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit ‡ souffrir sans remËde.

Je me rendormais, et parfois je níavais plus que de courts rÈveils díun instant, le temps díentendre les craquements organiques des boiseries, díouvrir les yeux pour fixer le kalÈidoscope de líobscuritÈ, de go˚ter gr‚ce ‡ une lueur momentanÈe de conscience le sommeil o˘ Ètaient plongÈs les meubles, la chambre, le tout dont je níÈtais quíune petite partie et ‡ líinsensibilitÈ duquel je retournais vite míunir. Ou bien en dormant jíavais rejoint sans effort un ‚ge ‡ jamais rÈvolu de ma vie primitive, retrouvÈ telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tir‚t par mes boucles et quíavait dissipÈe le jour,ódate pour moi díune Ëre nouvelle,óo˘ on les avait coupÈes. Jíavais oubliÈ cet ÈvÈnement pendant mon sommeil, jíen retrouvais le souvenir aussitÙt que jíavais rÈussi ‡ míÈveiller pour Èchapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de prÈcaution jíentourais complËtement ma tÍte de mon oreiller avant de retourner dans le monde des rÍves.

Quelquefois, comme Eve naquit díune cÙte díAdam, une femme naissait pendant mon sommeil díune fausse position de ma cuisse. FormÈe du plaisir que jíÈtais sur le point de go˚ter, je míimaginais que cíÈtait elle qui me líoffrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait síy rejoindre, je míÈveillais. Le reste des humains míapparaissait comme bien lointain auprËs de cette femme que jíavais quittÈe il y avait quelques moments ‡ peine; ma joue Ètait chaude encore de son baiser, mon corps courbaturÈ par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits díune femme que jíavais connue dans la vie, jíallais me donner tout entier ‡ ce but: la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une citÈ dÈsirÈe et síimaginent quíon peut go˚ter dans une rÈalitÈ le charme du songe. Peu ‡ peu son souvenir síÈvanouissait, jíavais oubliÈ la fille de mon rÍve.

Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, líordre des annÈes et des mondes. Il les consulte díinstinct en síÈveillant et y lit en une seconde le point de la terre quíil occupe, le temps qui síest ÈcoulÈ jusquí‡ son rÈveil; mais leurs rangs peuvent se mÍler, se rompre. Que vers le matin aprËs quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop diffÈrente de celle o˘ il dort habituellement, il suffit de son bras soulevÈ pour arrÍter et faire reculer le soleil, et ‡ la premiËre minute de son rÈveil, il ne saura plus líheure, il estimera quíil vient ‡ peine de se coucher. Que síil síassoupit dans une position encore plus dÈplacÈe et divergente, par exemple aprËs dÓner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes dÈsorbitÈs, le fauteuil magique le fera voyager ‡ toute vitesse dans le temps et dans líespace, et au moment díouvrir les paupiËres, il se croira couchÈ quelques mois plus tÙt dans une autre contrÈe. Mais il suffisait que, dans mon lit mÍme, mon sommeil f˚t profond et dÈtendÓt entiËrement mon esprit; alors celui-ci l‚chait le plan du lieu o˘ je míÈtais endormi, et quand je míÈveillais au milieu de la nuit, comme jíignorais o˘ je me trouvais, je ne savais mÍme pas au premier instant qui jíÈtais; jíavais seulement dans sa simplicitÈ premiËre, le sentiment de líexistence comme il peut frÈmir au fond díun animal: jíÈtais plus dÈnuÈ que líhomme des cavernes; mais alors le souvenirónon encore du lieu o˘ jíÈtais, mais de quelques-uns de ceux que jíavais habitÈs et o˘ jíaurais pu Ítreóvenait ‡ moi comme un secours díen haut pour me tirer du nÈant dío˘ je níaurais pu sortir tout seul; je passais en une seconde par-dessus des siËcles de civilisation, et líimage confusÈment entrevue de lampes ‡ pÈtrole, puis de chemises ‡ col rabattu, recomposaient peu ‡ peu les traits originaux de mon moi.

Peut-Ítre líimmobilitÈ des choses autour de nous leur est-elle imposÈe par notre certitude que ce sont elles et non pas díautres, par líimmobilitÈ de notre pensÈe en face díelles. Toujours est-il que, quand je me rÈveillais ainsi, mon esprit síagitant pour chercher, sans y rÈussir, ‡ savoir o˘ jíÈtais, tout tournait autour de moi dans líobscuritÈ, les choses, les pays, les annÈes. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, díaprËs la forme de sa fatigue, ‡ repÈrer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure o˘ il se trouvait. Sa mÈmoire, la mÈmoire de ses cÙtes, de ses genoux, de ses Èpaules, lui prÈsentait successivement plusieurs des chambres o˘ il avait dormi, tandis quíautour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la piËce imaginÈe, tourbillonnaient dans les tÈnËbres. Et avant mÍme que ma pensÈe, qui hÈsitait au seuil des temps et des formes, e˚t identifiÈ le logis en rapprochant les circonstances, lui,ómon corps,óse rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenÍtres, líexistence díun couloir, avec la pensÈe que jíavais en míy endormant et que je retrouvais au rÈveil. Mon cÙtÈ ankylosÈ, cherchant ‡ deviner son orientation, síimaginait, par exemple, allongÈ face au mur dans un grand lit ‡ baldaquin et aussitÙt je me disais: ´Tiens, jíai fini par míendormir quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoirª, jíÈtais ‡ la campagne chez mon grand-pËre, mort depuis bien des annÈes; et mon corps, le cÙtÈ sur lequel je reposais, gardiens fidËles díun passÈ que mon esprit níaurait jamais d˚ oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de BohÍme, en forme díurne, suspendue au plafond par des chaÓnettes, al cheminÈe en marbre de Sienne, dans ma chambre ‡ coucher de Combray, chez mes grands-parents, en des jours lointains quíen ce moment je me figurais actuels sans me les reprÈsenter exactement et que je reverrais mieux tout ‡ líheure quand je serais tout ‡ fait ÈveillÈ.

Puis renaissait le souvenir díune nouvelle attitude; le mur filait dans une autre direction: jíÈtais dans ma chambre chez Mme de Saint-Loup, ‡ la campagne; mon Dieu! Il est au moins dix heures, on doit avoir fini de dÓner! Jíaurai trop prolongÈ la sieste que je fais tous les soirs en rentrant de ma promenade avec Mme de Saint-Loup, avant díendosser mon habit. Car bien des annÈes ont passÈ depuis Combray, o˘, dans nos retours les plus tardifs, cíÈtait les reflets rouges du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenÍtre. Cíest un autre genre de vie quíon mËne ‡ Tansonville, chez Mme de Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve ‡ ne sortir quí‡ la nuit, ‡ suivre au clair de lune ces chemins o˘ je jouais jadis au soleil; et la chambre o˘ je me serai endormi au lieu de míhabiller pour le dÓner, de loin je líaperÁois, quand nous rentrons, traversÈe par les feux de la lampe, seul phare dans la nuit.

Ces Èvocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelques secondes; souvent, ma brËve incertitude du lieu o˘ je me trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses suppositions dont elle Ètait faite, que nous níisolons, en voyant un cheval courir, les positions successives que nous montre le kinÈtoscope. Mais jíavais revu tantÙt líune, tantÙt líautre, des chambres que jíavais habitÈes dans ma vie, et je finissais par me les rappeler toutes dans les longues rÍveries qui suivaient mon rÈveil; chambres díhiver o˘ quand on est couchÈ, on se blottit la tÍte dans un nid quíon se tresse avec les choses les plus disparates: un coin de líoreiller, le haut des couvertures, un bout de ch‚le, le bord du lit, et un numÈro des DÈbats roses, quíon finit par cimenter ensemble selon la technique des oiseaux en síy appuyant indÈfiniment; o˘, par un temps glacial le plaisir quíon go˚te est de se sentir sÈparÈ du dehors (comme líhirondelle de mer qui a son nid au fond díun souterrain dans la chaleur de la terre), et o˘, le feu Ètant entretenu toute la nuit dans la cheminÈe, on dort dans un grand manteau díair chaud et fumeux, traversÈ des lueurs des tisons qui se rallument, sorte díimpalpable alcÙve, de chaude caverne creusÈe au sein de la chambre mÍme, zone ardente et mobile en ses contours thermiques, aÈrÈe de souffles qui nous rafraÓchissent la figure et viennent des angles, des parties voisines de la fenÍtre ou ÈloignÈes du foyer et qui se sont refroidies;óchambres díÈtÈ o˘ líon aime Ítre uni ‡ la nuit tiËde, o˘ le clair de lune appuyÈ aux volets entríouverts, jette jusquíau pied du lit son Èchelle enchantÈe, o˘ le clair de lune appuyÈ aux volets entríouverts, jette jusquíau pied du lit son Èchelle enchantÈe, o˘ on dort presque en plein air, comme la mÈsange balancÈe par la brise ‡ la pointe díun rayonó; parfois la chambre Louis XVI, si gaie que mÍme le premier soir je níy avais pas ÈtÈ trop malheureux et o˘ les colonnettes qui soutenaient lÈgËrement le plafond síÈcartaient avec tant de gr‚ce pour montrer et rÈserver la place du lit; parfois au contraire celle, petite et si ÈlevÈe de plafond, creusÈe en forme de pyramide dans la hauteur de deux Ètages et partiellement revÍtue díacajou, o˘ dËs la premiËre seconde jíavais ÈtÈ intoxiquÈ moralement par líodeur inconnue du vÈtiver, convaincu de líhostilitÈ des rideaux violets et de líinsolente indiffÈrence de la pendule que jacassait tout haut comme si je níeusse pas ÈtÈ l‡;óo˘ une Ètrange et impitoyable glace ‡ pieds quadrangulaires, barrant obliquement un des angles de la piËce, se creusait ‡ vif dans la douce plÈnitude de mon champ visuel accoutumÈ un emplacement qui níy Ètait pas prÈvu;óo˘ ma pensÈe, síefforÁant pendant des heures de se disloquer, de síÈtirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver ‡ remplir jusquíen haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que jíÈtais Ètendu dans mon lit, les yeux levÈs, líoreille anxieuse, la narine rÈtive, le cúur battant: jusquí‡ ce que líhabitude e˚t changÈ la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseignÈ la pitiÈ ‡ la glace oblique et cruelle, dissimulÈ, sinon chassÈ complËtement, líodeur du vÈtiver et notablement diminuÈ la hauteur apparente du plafond. Líhabitude! amÈnageuse habile mais bien lente et qui commence par laisser souffrir notre esprit pendant des semaines dans une installation provisoire; mais que malgrÈ tout il est bien heureux de trouver, car sans líhabitude et rÈduit ‡ ses seuls moyens il serait impuissant ‡ nous rendre un logis habitable.

Certes, jíÈtais bien ÈveillÈ maintenant, mon corps avait virÈ une derniËre fois et le bon ange de la certitude avait tout arrÍtÈ autour de moi, míavait couchÈ sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait mis approximativement ‡ leur place dans líobscuritÈ ma commode, mon bureau, ma cheminÈe, la fenÍtre sur la rue et les deux portes. Mais jíavais beau savoir que je níÈtais pas dans les demeures dont líignorance du rÈveil míavait en un instant sinon prÈsentÈ líimage distincte, du moins fait croire la prÈsence possible, le branle Ètait donnÈ ‡ ma mÈmoire; gÈnÈralement je ne cherchais pas ‡ me rendormir tout de suite; je passais la plus grande partie de la nuit ‡ me rappeler notre vie díautrefois, ‡ Combray chez ma grandítante, ‡ Balbec, ‡ Paris, ‡ DonciËres, ‡ Venise, ailleurs encore, ‡ me rappeler les lieux, les personnes que jíy avais connues, ce que jíavais vu díelles, ce quíon míen avait racontÈ.

A Combray, tous les jours dËs la fin de líaprËs-midi, longtemps avant le moment o˘ il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mËre et de ma grandímËre, ma chambre ‡ coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes prÈoccupations. On avait bien inventÈ, pour me distraire les soirs o˘ on me trouvait líair trop malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en attendant líheure du dÓner, on coiffait ma lampe; et, ‡ líinstar des premiers architectes et maÓtres verriers de lí‚ge gothique, elle substituait ‡ líopacitÈ des murs díimpalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, o˘ des lÈgendes Ètaient dÈpeintes comme dans un vitrail vacillant et momentanÈ. Mais ma tristesse níen Ètait quíaccrue, parce que rien que le changement díÈclairage dÈtruisait líhabitude que jíavais de ma chambre et gr‚ce ‡ quoi, sauf le supplice du coucher, elle míÈtait devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et jíy Ètais inquiet, comme dans une chambre díhÙtel ou de ´chaletª, o˘ je fusse arrivÈ pour la premiËre fois en descendant de chemin de fer.

Au pas saccadÈ de son cheval, Golo, plein díun affreux dessein, sortait de la petite forÍt triangulaire qui veloutait díun vert sombre la pente díune colline, et síavanÁait en tressautant vers le ch‚teau de la pauvre GeneviËve de Brabant. Ce ch‚teau Ètait coupÈ selon une ligne courbe qui níÈtait autre que la limite díun des ovales de verre mÈnagÈs dans le ch‚ssis quíon glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce níÈtait quíun pan de ch‚teau et il avait devant lui une lande o˘ rÍvait GeneviËve qui portait une ceinture bleue. Le ch‚teau et la lande Ètaient jaunes et je níavais pas attendu de les voir pour connaÓtre leur couleur car, avant les verres du ch‚ssis, la sonoritÈ mordorÈe du nom de Brabant me líavait montrÈe avec Èvidence. Golo síarrÍtait un instant pour Ècouter avec tristesse le boniment lu ‡ haute voix par ma grandítante et quíil avait líair de comprendre parfaitement, conformant son attitude avec une docilitÈ qui níexcluait pas une certaine majestÈ, aux indications du texte; puis il síÈloignant du mÍme pas saccadÈ. Et rien ne pouvait arrÍter sa lente chevauchÈe. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait ‡ síavancer sur les rideaux de la fenÍtre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-mÍme, díune essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, síarrangeait de tout obstacle matÈriel, de tout objet gÍnant quíil rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant intÈrieur, f˚t-ce le bouton de la porte sur lequel síadaptait aussitÙt et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure p‚le toujours aussi noble et aussi mÈlancolique, mais qui ne laissait paraÓtre aucun trouble de cette transvertÈbration.

Certes je leur trouvais du charme ‡ ces brillantes projections qui semblaient Èmaner díun passÈ mÈrovingien et promenaient autour de moi des reflets díhistoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystËre et de la beautÈ dans une chambre que jíavais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention ‡ elle quí‡ lui-mÍme. Líinfluence anesthÈsiante de líhabitude ayant cessÈ, je me mettais ‡ penser, ‡ sentir, choses si tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui diffÈrait pour moi de tous les autres boutons de porte du monde en ceci quíil semblait ouvrir tout seul, sans que jíeusse besoin de le tourner, tant le maniement míen Ètait devenu inconscient, le voil‡ qui servait maintenant de corps astral ‡ Golo. Et dËs quíon sonnait le dÓner, jíavais h‚te de courir ‡ la salle ‡ manger, o˘ la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le búuf ‡ la casserole, donnait sa lumiËre de tous les soirs; et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de GeneviËve de Brabant me rendaient plus chËre, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de scrupules.

AprËs le dÓner, hÈlas, jíÈtais bientÙt obligÈ de quitter maman qui restait ‡ causer avec les autres, au jardin síil faisait beau, dans le petit salon o˘ tout le monde se retirait síil faisait mauvais. Tout le monde, sauf ma grandímËre qui trouvait que ´cíest une pitiÈ de rester enfermÈ ‡ la campagneª et qui avait díincessantes discussions avec mon pËre, les jours de trop grande pluie, parce quíil míenvoyait lire dans ma chambre au lieu de rester dehors. ´Ce níest pas comme cela que vous le rendrez robuste et Ènergique, disait-elle tristement, surtout ce petit qui a tant besoin de prendre des forces et de la volontÈ.ª Mon pËre haussait les Èpaules et il examinait le baromËtre, car il aimait la mÈtÈorologie, pendant que ma mËre, Èvitant de faire du bruit pour ne pas le troubler, le regardait avec un respect attendri, mais pas trop fixement pour ne pas chercher ‡ percer le mystËre de ses supÈrioritÈs. Mais ma grandímËre, elle, par tous les temps, mÍme quand la pluie faisait rage et que FranÁoise avait prÈcipitamment rentrÈ les prÈcieux fauteuils díosier de peur quíils ne fussent mouillÈs, on la voyait dans le jardin vide et fouettÈ par líaverse, relevant ses mËches dÈsordonnÈes et grises pour que son front síimbib‚t mieux de la salubritÈ du vent et de la pluie. Elle disait: ´Enfin, on respire!ª et parcourait les allÈes dÈtrempÈes,ótrop symÈtriquement alignÈes ‡ son grÈ par le nouveau jardinier dÈpourvu du sentiment de la nature et auquel mon pËre avait demandÈ depuis le matin si le temps síarrangerait,óde son petit pas enthousiaste et saccadÈ, rÈglÈ sur les mouvements divers quíexcitaient dans son ‚me líivresse de líorage, la puissance de líhygiËne, la stupiditÈ de mon Èducation et la symÈtrie des jardins, plutÙt que sur le dÈsir inconnu díelle díÈviter ‡ sa jupe prune les taches de boue sous lesquelles elle disparaissait jusquí‡ une hauteur qui Ètait toujours pour sa femme de chambre un dÈsespoir et un problËme.

Quand ces tours de jardin de ma grandímËre avaient lieu aprËs dÓner, une chose avait le pouvoir de la faire rentrer: cíÈtait, ‡ un des moments o˘ la rÈvolution de sa promenade la ramenait pÈriodiquement, comme un insecte, en face des lumiËres du petit salon o˘ les liqueurs Ètaient servies sur la table ‡ jeu,ósi ma grandítante lui criait: ´Bathilde! viens donc empÍcher ton mari de boire du cognac!ª Pour la taquiner, en effet (elle avait apportÈ dans la famille de mon pËre un esprit si diffÈrent que tout le monde la plaisantait et la tourmentait), comme les liqueurs Ètaient dÈfendues ‡ mon grand-pËre, ma grandítante lui en faisait boire quelques gouttes. Ma pauvre grandímËre entrait, priait ardemment son mari de ne pas go˚ter au cognac; il se f‚chait, buvait tout de mÍme sa gorgÈe, et ma grandímËre repartait, triste, dÈcouragÈe, souriante pourtant, car elle Ètait si humble de cúur et si douce que sa tendresse pour les autres et le peu de cas quíelle faisait de sa propre personne et de ses souffrances, se conciliaient dans son regard en un sourire o˘, contrairement ‡ ce quíon voit dans le visage de beaucoup díhumains, il níy a avait díironie que pour elle-mÍme, et pour nous tous comme un baiser de ses yeux qui ne pouvaient voir ceux quíelle chÈrissait sans les caresser passionnÈment du regard. Ce supplice que lui infligeait ma grandítante, le spectacle des vaines priËres de ma grandímËre et de sa faiblesse, vaincue díavance, essayant inutilement díÙter ‡ mon grand-pËre le verre ‡ liqueur, cíÈtait de ces choses ‡ la vue desquelles on síhabitue plus tard jusquí‡ les considÈrer en riant et ‡ prendre le parti du persÈcuteur assez rÈsolument et gaiement pour se persuader ‡ soi-mÍme quíil ne síagit pas de persÈcution; elles me causaient alors une telle horreur, que jíaurais aimÈ battre ma grandítante. Mais dËs que jíentendais: ´Bathilde, viens donc empÍcher ton mari de boire du cognac!ª dÈj‡ homme par la l‚chetÈ, je faisais ce que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a devant nous des souffrances et des injustices: je ne voulais pas les voir; je montais sangloter tout en haut de la maison ‡ cÙtÈ de la salle díÈtudes, sous les toits, dans une petite piËce sentant líiris, et que parfumait aussi un cassis sauvage poussÈ au dehors entre les pierres de la muraille et qui passait une branche de fleurs par la fenÍtre entríouverte. DestinÈe ‡ un usage plus spÈcial et plus vulgaire, cette piËce, dío˘ líon voyait pendant le jour jusquíau donjon de Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge pour moi, sans doute parce quíelle Ètait la seule quíil me f˚t permis de fermer ‡ clef, ‡ toutes celles de mes occupations qui rÈclamaient une inviolable solitude: la lecture, la rÍverie, les larmes et la voluptÈ. HÈlas! je ne savais pas que, bien plus tristement que les petits Ècarts de rÈgime de son mari, mon manque de volontÈ, ma santÈ dÈlicate, líincertitude quíils projetaient sur mon avenir, prÈoccupaient ma grandímËre, au cours de ces dÈambulations incessantes, de líaprËs-midi et du soir, o˘ on voyait passer et repasser, obliquement levÈ vers le ciel, son beau visage aux joues brunes et sillonnÈes, devenues au retour de lí‚ge presque mauves comme les labours ‡ líautomne, barrÈes, si elle sortait, par une voilette ‡ demi relevÈe, et sur lesquelles, amenÈ l‡ par le froid ou quelque triste pensÈe, Ètait toujours en train de sÈcher un pleur involontaire.

Ma seule consolation, quand je montais me coucher, Ètait que maman viendrait míembrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce bonsoir durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment o˘ je líentendais monter, puis o˘ passait dans le couloir ‡ double porte le bruit lÈger de sa robe de jardin en mousseline bleue, ‡ laquelle pendaient de petits cordons de paille tressÈe, Ètait pour moi un moment douloureux. Il annonÁait celui qui allait le suivre, o˘ elle míaurait quittÈ, o˘ elle serait redescendue. De sorte que ce bonsoir que jíaimais tant, jíen arrivais ‡ souhaiter quíil vÓnt le plus tard possible, ‡ ce que se prolonge‚t le temps de rÈpit o˘ maman níÈtait pas encore venue. Quelquefois quand, aprËs míavoir embrassÈ, elle ouvrait la porte pour partir, je voulais la rappeler, lui dire ´embrasse-moi une fois encoreª, mais je savais quíaussitÙt elle aurait son visage f‚chÈ, car la concession quíelle faisait ‡ ma tristesse et ‡ mon agitation en montant míembrasser, en míapportant ce baiser de paix, agaÁait mon pËre qui trouvait ces rites absurdes, et elle e˚t voulu t‚cher de míen faire perdre le besoin, líhabitude, bien loin de me laisser prendre celle de lui demander, quand elle Ètait dÈj‡ sur le pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir f‚chÈe dÈtruisait tout le calme quíelle míavait apportÈ un instant avant, quand elle avait penchÈ vers mon lit sa figure aimante, et me líavait tendue comme une hostie pour une communion de paix o˘ mes lËvres puiseraient sa prÈsence rÈelle et le pouvoir de míendormir. Mais ces soirs-l‡, o˘ maman en somme restait si peu de temps dans ma chambre, Ètaient doux encore en comparaison de ceux o˘ il y avait du monde ‡ dÓner et o˘, ‡ cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir. Le monde se bornait habituellement ‡ M. Swann, qui, en dehors de quelques Ètrangers de passage, Ètait ‡ peu prËs la seule personne qui vÓnt chez nous ‡ Combray, quelquefois pour dÓner en voisin (plus rarement depuis quíil avait fait ce mauvais mariage, parce que mes parents ne voulaient pas recevoir sa femme), quelquefois aprËs le dÓner, ‡ líimproviste. Les soirs o˘, assis devant la maison sous le grand marronnier, autour de la table de fer, nous entendions au bout du jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui Ètourdissait au passage de son bruit ferrugineux, intarissable et glacÈ, toute personne de la maison qui le dÈclenchait en entrant ´sans sonnerª, mais le double tintement timide, ovale et dorÈ de la clochette pour les Ètrangers, tout le monde aussitÙt se demandait: ´Une visite, qui cela peut-il Ítre?ª mais on savait bien que cela ne pouvait Ítre que M. Swann; ma grandítante parlant ‡ haute voix, pour prÍcher díexemple, sur un ton quíelle síefforÁait de rendre naturel, disait de ne pas chuchoter ainsi; que rien níest plus dÈsobligeant pour une personne qui arrive et ‡ qui cela fait croire quíon est en train de dire des choses quíelle ne doit pas entendre; et on envoyait en Èclaireur ma grandímËre, toujours heureuse díavoir un prÈtexte pour faire un tour de jardin de plus, et qui en profitait pour arracher subrepticement au passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre aux roses un peu de naturel, comme une mËre qui, pour les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a trop aplatis.

Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grandímËre allait nous apporter de líennemi, comme si on e˚t pu hÈsiter entre un grand nombre possible díassaillants, et bientÙt aprËs mon grand-pËre disait: ´Je reconnais la voix de Swann.ª On ne le reconnaissait en effet quí‡ la voix, on distinguait mal son visage au nez busquÈ, aux yeux verts, sous un haut front entourÈ de cheveux blonds presque roux, coiffÈs ‡ la Bressant, parce que nous gardions le moins de lumiËre possible au jardin pour ne pas attirer les moustiques et jíallais, sans en avoir líair, dire quíon apport‚t les sirops; ma grandímËre attachait beaucoup díimportance, trouvant cela plus aimable, ‡ ce quíils níeussent pas líair de figurer díune faÁon exceptionnelle, et pour les visites seulement. M. Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui, Ètait trËs liÈ avec mon grand-pËre qui avait ÈtÈ un des meilleurs amis de son pËre, homme excellent mais singulier, chez qui, paraÓt-il, un rien suffisait parfois pour interrompre les Èlans du cúur, changer le cours de la pensÈe. Jíentendais plusieurs fois par an mon grand-pËre raconter ‡ table des anecdotes toujours les mÍmes sur líattitude quíavait eue M. Swann le pËre, ‡ la mort de sa femme quíil avait veillÈe jour et nuit. Mon grand-pËre qui ne líavait pas vu depuis longtemps Ètait accouru auprËs de lui dans la propriÈtÈ que les Swann possÈdaient aux environs de Combray, et avait rÈussi, pour quíil níassist‚t pas ‡ la mise en biËre, ‡ lui faire quitter un moment, tout en pleurs, la chambre mortuaire. Ils firent quelques pas dans le parc o˘ il y avait un peu de soleil. Tout díun coup, M. Swann prenant mon grand-pËre par le bras, síÈtait ÈcriÈ: ´Ah! mon vieil ami, quel bonheur de se promener ensemble par ce beau temps. Vous ne trouvez pas Áa joli tous ces arbres, ces aubÈpines et mon Ètang dont vous ne míavez jamais fÈlicitÈ? Vous avez líair comme un bonnet de nuit. Sentez-vous ce petit vent? Ah! on a beau dire, la vie a du bon tout de mÍme, mon cher AmÈdÈe!ª Brusquement le souvenir de sa femme morte lui revint, et trouvant sans doute trop compliquÈ de chercher comment il avait pu ‡ un pareil moment se laisser aller ‡ un mouvement de joie, il se contenta, par un geste qui lui Ètait familier chaque fois quíune question ardue se prÈsentait ‡ son esprit, de passer la main sur son front, díessuyer ses yeux et les verres de son lorgnon. Il ne put pourtant pas se consoler de la mort de sa femme, mais pendant les deux annÈes quíil lui survÈcut, il disait ‡ mon grand-pËre: ´Cíest drÙle, je pense trËs souvent ‡ ma pauvre femme, mais je ne peux y penser beaucoup ‡ la fois.ª ´Souvent, mais peu ‡ la fois, comme le pauvre pËre Swannª, Ètait devenu une des phrases favorites de mon grand-pËre qui la prononÁait ‡ propos des choses les plus diffÈrentes. Il míaurait paru que ce pËre de Swann Ètait un monstre, si mon grand-pËre que je considÈrais comme meilleur juge et dont la sentence faisant jurisprudence pour moi, mía souvent servi dans la suite ‡ absoudre des fautes que jíaurais ÈtÈ enclin ‡ condamner, ne síÈtait rÈcriÈ: ´Mais comment? cíÈtait un cúur díor!ª

Pendant bien des annÈes, o˘ pourtant, surtout avant mon mariage, M. Swann, le fils, vint souvent les voir ‡ Combray, ma grandítante et mes grands-parents ne soupÁonnËrent pas quíil ne vivait plus du tout dans la sociÈtÈ quíavait frÈquentÈe sa famille et que sous líespËce díincognito que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils hÈbergeaient,óavec la parfaite innocence díhonnÍtes hÙteliers qui ont chez eux, sans le savoir, un cÈlËbre brigand,óun des membres les plus ÈlÈgants du Jockey-Club, ami prÈfÈrÈ du comte de Paris et du prince de Galles, un des hommes les plus choyÈs de la haute sociÈtÈ du faubourg Saint-Germain.

Líignorance o˘ nous Ètions de cette brillante vie mondaine que menait Swann tenait Èvidemment en partie ‡ la rÈserve et ‡ la discrÈtion de son caractËre, mais aussi ‡ ce que les bourgeois díalors se faisaient de la sociÈtÈ une idÈe un peu hindoue et la considÈraient comme composÈe de castes fermÈes o˘ chacun, dËs sa naissance, se trouvait placÈ dans le rang quíoccupaient ses parents, et dío˘ rien, ‡ moins des hasards díune carriËre exceptionnelle ou díun mariage inespÈrÈ, ne pouvait vous tirer pour vous faire pÈnÈtrer dans une caste supÈrieure. M. Swann, le pËre, Ètait agent de change; le ´fils Swannª se trouvait faire partie pour toute sa vie díune caste o˘ les fortunes, comme dans une catÈgorie de contribuables, variaient entre tel et tel revenu. On savait quelles avaient ÈtÈ les frÈquentations de son pËre, on savait donc quelles Ètaient les siennes, avec quelles personnes il Ètait ´en situationª de frayer. Síil en connaissait díautres, cíÈtaient relations de jeune homme sur lesquelles des amis anciens de sa famille, comme Ètaient mes parents, fermaient díautant plus bienveillamment les yeux quíil continuait, depuis quíil Ètait orphelin, ‡ venir trËs fidËlement nous voir; mais il y avait fort ‡ parier que ces gens inconnus de nous quíil voyait, Ètaient de ceux quíil níaurait pas osÈ saluer si, Ètant avec nous, il les avait rencontrÈs. Si líon avait voulu ‡ toute force appliquer ‡ Swann un coefficient social qui lui f˚t personnel, entre les autres fils díagents de situation Ègale ‡ celle de ses parents, ce coefficient e˚t ÈtÈ pour lui un peu infÈrieur parce que, trËs simple de faÁon et ayant toujours eu une ´toquadeª díobjets anciens et de peinture, il demeurait maintenant dans un vieil hÙtel o˘ il entassait ses collections et que ma grandímËre rÍvait de visiter, mais qui Ètait situÈ quai díOrlÈans, quartier que ma grandítante trouvait infamant díhabiter. ´Etes-vous seulement connaisseur? je vous demande cela dans votre intÈrÍt, parce que vous devez vous faire repasser des cro˚tes par les marchandsª, lui disait ma grandítante; elle ne lui supposait en effet aucune compÈtence et níavait pas haute idÈe mÍme au point de vue intellectuel díun homme qui dans la conversation Èvitait les sujets sÈrieux et montrait une prÈcision fort prosaÔque non seulement quand il nous donnait, en entrant dans les moindres dÈtails, des recettes de cuisine, mais mÍme quand les súurs de ma grandímËre parlaient de sujets artistiques. ProvoquÈ par elles ‡ donner son avis, ‡ exprimer son admiration pour un tableau, il gardait un silence presque dÈsobligeant et se rattrapait en revanche síil pouvait fournir sur le musÈe o˘ il se trouvait, sur la date o˘ il avait ÈtÈ peint, un renseignement matÈriel. Mais díhabitude il se contentait de chercher ‡ nous amuser en racontant chaque fois une histoire nouvelle qui venait de lui arriver avec des gens choisis parmi ceux que nous connaissions, avec le pharmacien de Combray, avec notre cuisiniËre, avec notre cocher. Certes ces rÈcits faisaient rire ma grandítante, mais sans quíelle distingu‚t bien si cíÈtait ‡ cause du rÙle ridicule que síy donnait toujours Swann ou de líesprit quíil mettait ‡ les conter: ´On peut dire que vous Ítes un vrai type, monsieur Swann!ª Comme elle Ètait la seule personne un peu vulgaire de notre famille, elle avait soin de faire remarquer aux Ètrangers, quand on parlait de Swann, quíil aurait pu, síil avait voulu, habiter boulevard Haussmann ou avenue de líOpÈra, quíil Ètait le fils de M. Swann qui avait d˚ lui laisser quatre ou cinq millions, mais que cíÈtait sa fantaisie. Fantaisie quíelle jugeait du reste devoir Ítre si divertissante pour les autres, quí‡ Paris, quand M. Swann venait le 1er janvier lui apporter son sac de marrons glacÈs, elle ne manquait pas, síil y avait du monde, de lui dire: ´Eh bien! M. Swann, vous habitez toujours prËs de líEntrepÙt des vins, pour Ítre s˚r de ne pas manquer le train quand vous prenez le chemin de Lyon?ª Et elle regardait du coin de líúil, par-dessus son lorgnon, les autres visiteurs.

Mais si líon avait dit ‡ ma grandímËre que ce Swann qui, en tant que fils Swann Ètait parfaitement ´qualifiȪ pour Ítre reÁu par toute la ´belle bourgeoisieª, par les notaires ou les avouÈs les plus estimÈs de Paris (privilËge quíil semblait laisser tomber en peu en quenouille), avait, comme en cachette, une vie toute diffÈrente; quíen sortant de chez nous, ‡ Paris, aprËs nous avoir dit quíil rentrait se coucher, il rebroussait chemin ‡ peine la rue tournÈe et se rendait dans tel salon que jamais líúil díaucun agent ou associÈ díagent ne contempla, cela e˚t paru aussi extraordinaire ‡ ma tante quíaurait pu líÍtre pour une dame plus lettrÈe la pensÈe díÍtre personnellement liÈe avec AristÈe dont elle aurait compris quíil allait, aprËs avoir causÈ avec elle, plonger au sein des royaumes de ThÈtis, dans un empire soustrait aux yeux des mortels et o˘ Virgile nous le montre reÁu ‡ bras ouverts; ou, pour síen tenir ‡ une image qui avait plus de chance de lui venir ‡ líesprit, car elle líavait vue peinte sur nos assiettes ‡ petits fours de Combrayódíavoir eu ‡ dÓner Ali-Baba, lequel quand il se saura seul, pÈnÈtrera dans la caverne, Èblouissante de trÈsors insoupÁonnÈs.

Un jour quíil Ètait venu nous voir ‡ Paris aprËs dÓner en síexcusant díÍtre en habit, FranÁoise ayant, aprËs son dÈpart, dit tenir du cocher quíil avait dÓnÈ ´chez une princesseª,ó´Oui, chez une princesse du demi-monde!ª avait rÈpondu ma tante en haussant les Èpaules sans lever les yeux de sur son tricot, avec une ironie sereine.

Aussi, ma grandítante en usait-elle cavaliËrement avec lui. Comme elle croyait quíil devait Ítre flattÈ par nos invitations, elle trouvait tout naturel quíil ne vÓnt pas nous voir líÈtÈ sans avoir ‡ la main un panier de pÍches ou de framboises de son jardin et que de chacun de ses voyages díItalie il míe˚t rapportÈ des photographies de chefs-díúuvre.

On ne se gÍnait guËre pour líenvoyer quÈrir dËs quíon avait besoin díune recette de sauce gribiche ou de salade ‡ líananas pour des grands dÓners o˘ on ne líinvitait pas, ne lui trouvant pas un prestige suffisant pour quíon p˚t le servir ‡ des Ètrangers qui venaient pour la premiËre fois. Si la conversation tombait sur les princes de la Maison de France: ´des gens que nous ne connaÓtrons jamais ni vous ni moi et nous nous en passons, níest-ce pasª, disait ma grandítante ‡ Swann qui avait peut-Ítre dans sa poche une lettre de Twickenham; elle lui faisait pousser le piano et tourner les pages les soirs o˘ la súur de ma grandímËre chantait, ayant pour manier cet Ítre ailleurs si recherchÈ, la naÔve brusquerie díun enfant qui joue avec un bibelot de collection sans plus de prÈcautions quíavec un objet bon marchÈ. Sans doute le Swann que connurent ‡ la mÍme Èpoque tant de clubmen Ètait bien diffÈrent de celui que crÈait ma grandítante, quand le soir, dans le petit jardin de Combray, aprËs quíavaient retenti les deux coups hÈsitants de la clochette, elle injectait et vivifiait de tout ce quíelle savait sur la famille Swann, líobscur et incertain personnage qui se dÈtachait, suivi de ma grandímËre, sur un fond de tÈnËbres, et quíon reconnaissait ‡ la voix. Mais mÍme au point de vue des plus insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un tout matÈriellement constituÈ, identique pour tout le monde et dont chacun nía quí‡ aller prendre connaissance comme díun cahier des charges ou díun testament; notre personnalitÈ sociale est une crÈation de la pensÈe des autres. MÍme líacte si simple que nous appelons ´voir une personne que nous connaissonsª est en partie un acte intellectuel. Nous remplissons líapparence physique de líÍtre que nous voyons, de toutes les notions que nous avons sur lui et dans líaspect total que nous nous reprÈsentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adhÈrence si exacte la ligne du nez, elles se mÍlent si bien de nuancer la sonoritÈ de la voix comme si celle-ci níÈtait quíune transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous Ècoutons. Sans doute, dans le Swann quíils síÈtaient constituÈ, mes parents avaient omis par ignorance de faire entrer une foule de particularitÈs de sa vie mondaine que Ètaient cause que díautres personnes, quand elles Ètaient en sa prÈsence, voyaient les ÈlÈgances rÈgner dans son visage et síarrÍter ‡ son nez busquÈ comme ‡ leur frontiËre naturelle; mais aussi ils avaient pu entasser dans ce visage dÈsaffectÈ de son prestige, vacant et spacieux, au fond de ces yeux dÈprÈciÈs, le vague et doux rÈsidu,ómi-mÈmoire, mi-oubli,ódes heures oisives passÈes ensemble aprËs nos dÓners hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au jardin, durant notre vie de bon voisinage campagnard. Líenveloppe corporelle de notre ami en avait ÈtÈ si bien bourrÈe, ainsi que de quelques souvenirs relatifs ‡ ses parents, que ce Swann-l‡ Ètait devenu un Ítre complet et vivant, et que jíai líimpression de quitter une personne pour aller vers une autre qui en est distincte, quand, dans ma mÈmoire, du Swann que jíai connu plus tard avec exactitude je passe ‡ ce premier Swann,ó‡ ce premier Swann dans lequel je retrouve les erreurs charmantes de ma jeunesse, et qui díailleurs ressemble moins ‡ líautre quíaux personnes que jíai connues ‡ la mÍme Èpoque, comme síil en Ètait de notre vie ainsi que díun musÈe o˘ tous les portraits díun mÍme temps ont un air de famille, une mÍme tonalitÈó‡ ce premier Swann rempli de loisir, parfumÈ par líodeur du grand marronnier, des paniers de framboises et díun brin díestragon.

Pourtant un jour que ma grandímËre Ètait allÈe demander un service ‡ une dame quíelle avait connue au SacrÈ-Cúur (et avec laquelle, ‡ cause de notre conception des castes elle níavait pas voulu rester en relations malgrÈ une sympathie rÈciproque), la marquise de Villeparisis, de la cÈlËbre famille de Bouillon, celle-ci lui avait dit: ´Je crois que vous connaissez beaucoup M. Swann qui est un grand ami de mes neveux des Laumesª. Ma grandímËre Ètait revenue de sa visite enthousiasmÈe par la maison qui donnait sur des jardins et o˘ Mme de Villeparisis lui conseillait de louer, et aussi par un giletier et sa fille, qui avaient leur boutique dans la cour et chez qui elle Ètait entrÈe demander quíon fÓt un point ‡ sa jupe quíelle avait dÈchirÈe dans líescalier. Ma grandímËre avait trouvÈ ces gens parfaits, elle dÈclarait que la petite Ètait une perle et que le giletier Ètait líhomme le plus distinguÈ, le mieux quíelle e˚t jamais vu. Car pour elle, la distinction Ètait quelque chose díabsolument indÈpendant du rang social. Elle síextasiait sur une rÈponse que le giletier lui avait faite, disant ‡ maman: ´SÈvignÈ níaurait pas mieux dit!ª et en revanche, díun neveu de Mme de Villeparisis quíelle avait rencontrÈ chez elle: ´Ah! ma fille, comme il est commun!ª

Or le propos relatif ‡ Swann avait eu pour effet non pas de relever celui-ci dans líesprit de ma grandítante, mais díy abaisser Mme de Villeparisis. Il semblait que la considÈration que, sur la foi de ma grandímËre, nous accordions ‡ Mme de Villeparisis, lui crÈ‚t un devoir de ne rien faire qui líen rendÓt moins digne et auquel elle avait manquÈ en apprenant líexistence de Swann, en permettant ‡ des parents ‡ elle de le frÈquenter. ´Comment elle connaÓt Swann? Pour une personne que tu prÈtendais parente du marÈchal de Mac-Mahon!ª Cette opinion de mes parents sur les relations de Swann leur parut ensuite confirmÈe par son mariage avec une femme de la pire sociÈtÈ, presque une cocotte que, díailleurs, il ne chercha jamais ‡ prÈsenter, continuant ‡ venir seul chez nous, quoique de moins en moins, mais díaprËs laquelle ils crurent pouvoir jugerósupposant que cíÈtait l‡ quíil líavait priseóle milieu, inconnu díeux, quíil frÈquentait habituellement.

Mais une fois, mon grand-pËre lut dans un journal que M. Swann Ètait un des plus fidËles habituÈs des dÈjeuners du dimanche chez le duc de X…, dont le pËre et líoncle avaient ÈtÈ les hommes dí…tat les plus en vue du rËgne de Louis-Philippe. Or mon grand-pËre Ètait curieux de tous les petits faits qui pouvaient líaider ‡ entrer par la pensÈe dans la vie privÈe díhommes comme MolÈ, comme le duc Pasquier, comme le duc de Broglie. Il fut enchantÈ díapprendre que Swann frÈquentait des gens qui les avaient connus. Ma grandítante au contraire interprÈta cette nouvelle dans un sens dÈfavorable ‡ Swann: quelquíun qui choisissait ses frÈquentations en dehors de la caste o˘ il Ètait nÈ, en dehors de sa ´classeª sociale, subissait ‡ ses yeux un f‚cheux dÈclassement. Il lui semblait quíon renonÁ‚t díun coup au fruit de toutes les belles relations avec des gens bien posÈs, quíavaient honorablement entretenues et engrangÈes pour leurs enfants les familles prÈvoyantes; (ma grandítante avait mÍme cessÈ de voir le fils díun notaire de nos amis parce quíil avait ÈpousÈ une altesse et Ètait par l‡ descendu pour elle du rang respectÈ de fils de notaire ‡ celui díun de ces aventuriers, anciens valets de chambre ou garÁons díÈcurie, pour qui on raconte que les reines eurent parfois des bontÈs). Elle bl‚ma le projet quíavait mon grand-pËre díinterroger Swann, le soir prochain o˘ il devait venir dÓner, sur ces amis que nous lui dÈcouvrions. Díautre part les deux súurs de ma grandímËre, vieilles filles qui avaient sa noble nature mais non son esprit, dÈclarËrent ne pas comprendre le plaisir que leur beau-frËre pouvait trouver ‡ parler de niaiseries pareilles. CíÈtaient des personnes díaspirations ÈlevÈes et qui ‡ cause de cela mÍme Ètaient incapables de síintÈresser ‡ ce quíon appelle un potin, e˚t-il mÍme un intÈrÍt historique, et díune faÁon gÈnÈrale ‡ tout ce qui ne se rattachait pas directement ‡ un objet esthÈtique ou vertueux. Le dÈsintÈressement de leur pensÈe Ètait tel, ‡ líÈgard de tout ce qui, de prËs ou de loin semblait se rattacher ‡ la vie mondaine, que leur sens auditif,óayant fini par comprendre son inutilitÈ momentanÈe dËs quí‡ dÓner la conversation prenait un ton frivole ou seulement terre ‡ terre sans que ces deux vieilles demoiselles aient pu la ramener aux sujets qui leur Ètaient chers,ómettait alors au repos ses organes rÈcepteurs et leur laissait subir un vÈritable commencement díatrophie. Si alors mon grand-pËre avait besoin díattirer líattention des deux súurs, il fallait quíil e˚t recours ‡ ces avertissements physiques dont usent les mÈdecins aliÈnistes ‡ líÈgard de certains maniaques de la distraction: coups frappÈs ‡ plusieurs reprises sur un verre avec la lame díun couteau, coÔncidant avec une brusque interpellation de la voix et du regard, moyens violents que ces psychi‚tres transportent souvent dans les rapports courants avec des gens bien portants, soit par habitude professionnelle, soit quíils croient tout le monde un peu fou.

Elles furent plus intÈressÈes quand la veille du jour o˘ Swann devait venir dÓner, et leur avait personnellement envoyÈ une caisse de vin díAsti, ma tante, tenant un numÈro du Figaro o˘ ‡ cÙtÈ du nom díun tableau qui Ètait ‡ une Exposition de Corot, il y avait ces mots: ´de la collection de M. Charles Swannª, nous dit: ´Vous avez vu que Swann a ´les honneursª du Figaro?ªó´Mais je vous ai toujours dit quíil avait beaucoup de go˚tª, dit ma grandímËre. ´Naturellement toi, du moment quíil síagit díÍtre díun autre avis que nousª, rÈpondit ma grandítante qui, sachant que ma grandímËre níÈtait jamais du mÍme avis quíelle, et níÈtant bien s˚re que ce f˚t ‡ elle-mÍme que nous donnions toujours raison, voulait nous arracher une condamnation en bloc des opinions de ma grandímËre contre lesquelles elle t‚chait de nous solidariser de force avec les siennes. Mais nous rest‚mes silencieux. Les súurs de ma grandímËre ayant manifestÈ líintention de parler ‡ Swann de ce mot du Figaro, ma grandítante le leur dÈconseilla. Chaque fois quíelle voyait aux autres un avantage si petit f˚t-il quíelle níavait pas, elle se persuadait que cíÈtait non un avantage mais un mal et elle les plaignait pour ne pas avoir ‡ les envier. ´Je crois que vous ne lui feriez pas plaisir; moi je sais bien que cela me serait trËs dÈsagrÈable de voir mon nom imprimÈ tout vif comme cela dans le journal, et je ne serais pas flattÈe du tout quíon míen parl‚t.ª Elle ne síentÍta pas díailleurs ‡ persuader les súurs de ma grandímËre; car celles-ci par horreur de la vulgaritÈ poussaient si loin líart de dissimuler sous des pÈriphrases ingÈnieuses une allusion personnelle quíelle passait souvent inapperÁue de celui mÍme ‡ qui elle síadressait. Quant ‡ ma mËre elle ne pensait quí‡ t‚cher díobtenir de mon pËre quíil consentÓt ‡ parler ‡ Swann non de sa femme mais de sa fille quíil adorait et ‡ cause de laquelle disait-on il avait fini par faire ce mariage. ´Tu pourrais ne lui dire quíun mot, lui demander comment elle va. Cela doit Ítre si cruel pour lui.ª Mais mon pËre se f‚chait: ´Mais non! tu as des idÈes absurdes. Ce serait ridicule.ª

Mais le seul díentre nous pour qui la venue de Swann devint líobjet díune prÈoccupation douloureuse, ce fut moi. Cíest que les soirs o˘ des Ètrangers, ou seulement M. Swann, Ètaient l‡, maman ne montait pas dans ma chambre. Je ne dÓnais pas ‡ table, je venais aprËs dÓner au jardin, et ‡ neuf heures je disais bonsoir et allais me coucher. Je dÓnais avant tout le monde et je venais ensuite míasseoir ‡ table, jusquí‡ huit heures o˘ il Ètait convenu que je devais monter; ce baiser prÈcieux et fragile que maman me confiait díhabitude dans mon lit au moment de míendormir il me fallait le transporter de la salle ‡ manger dans ma chambre et le garder pendant tout le temps que je me dÈshabillais, sans que se bris‚t sa douceur, sans que se rÈpandÓt et síÈvapor‚t sa vertu volatile et, justement ces soirs-l‡ o˘ jíaurais eu besoin de le recevoir avec plus de prÈcaution, il fallait que je le prisse, que je le dÈrobasse brusquement, publiquement, sans mÍme avoir le temps et la libertÈ díesprit nÈcessaires pour porter ‡ ce que je faisais cette attention des maniaques qui síefforcent de ne pas penser ‡ autre chose pendant quíils ferment une porte, pour pouvoir, quand líincertitude maladive leur revient, lui opposer victorieusement le souvenir du moment o˘ ils líont fermÈe. Nous Ètions tous au jardin quand retentirent les deux coups hÈsitants de la clochette. On savait que cíÈtait Swann; nÈanmoins tout le monde se regarda díun air interrogateur et on envoya ma grandímËre en reconnaissance. ´Pensez ‡ le remercier intelligiblement de son vin, vous savez quíil est dÈlicieux et la caisse est Ènorme, recommanda mon grandí-pËre ‡ ses deux belles-súurs.ª ´Ne commencez pas ‡ chuchoter, dit ma grandítante. Comme cíest confortable díarriver dans une maison o˘ tout le monde parle bas.ª ´Ah! voil‡ M. Swann. Nous allons lui demander síil croit quíil fera beau demainª, dit mon pËre. Ma mËre pensait quíun mot díelle effacerait toute la peine que dans notre famille on avait pu faire ‡ Swann depuis son mariage. Elle trouva le moyen de líemmener un peu ‡ líÈcart. Mais je la suivis; je ne pouvais me dÈcider ‡ la quitter díun pas en pensant que tout ‡ líheure il faudrait que je la laisse dans la salle ‡ manger et que je remonte dans ma chambre sans avoir comme les autres soirs la consolation quíelle vÓnt míembrasser. ´Voyons, monsieur Swann, lui dit-elle, parlez-moi un peu de votre fille; je suis s˚re quíelle a dÈj‡ le go˚t des belles úuvres comme son papa.ª ´Mais venez donc vous asseoir avec nous tous sous la vÈrandaª, dit mon grand-pËre en síapprochant. Ma mËre fut obligÈe de síinterrompre, mais elle tira de cette contrainte mÍme une pensÈe dÈlicate de plus, comme les bons poËtes que la tyrannie de la rime force ‡ trouver leurs plus grandes beautÈs: ´Nous reparlerons díelle quand nous serons tous les deux, dit-elle ‡ mi-voix ‡ Swann. Il níy a quíune maman qui soit digne de vous comprendre. Je suis s˚re que la sienne serait de mon avis.ª Nous nous assÓmes tous autour de la table de fer. Jíaurais voulu ne pas penser aux heures díangoisse que je passerais ce soir seul dans ma chambre sans pouvoir míendormir; je t‚chais de me persuader quíelles níavaient aucune importance, puisque je les aurais oubliÈes demain matin, de míattacher ‡ des idÈes díavenir qui auraient d˚ me conduire comme sur un pont au del‡ de líabÓme prochain qui míeffrayait. Mais mon esprit tendu par ma prÈoccupation, rendu convexe comme le regard que je dardais sur ma mËre, ne se laissait pÈnÈtrer par aucune impression ÈtrangËre. Les pensÈes entraient bien en lui, mais ‡ condition de laisser dehors tout ÈlÈment de beautÈ ou simplement de drÙlerie qui míe˚t touchÈ ou distrait. Comme un malade, gr‚ce ‡ un anesthÈsique, assiste avec une pleine luciditÈ ‡ líopÈration quíon pratique sur lui, mais sans rien sentir, je pouvais me rÈciter des vers que jíaimais ou observer les efforts que mon grand-pËre faisait pour parler ‡ Swann du duc díAudiffret-Pasquier, sans que les premiers me fissent Èprouver aucune Èmotion, les seconds aucune gaÓtÈ. Ces efforts furent infructueux. A peine mon grand-pËre eut-il posÈ ‡ Swann une question relative ‡ cet orateur quíune des súurs de ma grandímËre aux oreilles de qui cette question rÈsonna comme un silence profond mais intempestif et quíil Ètait poli de rompre, interpella líautre: ´Imagine-toi, CÈline, que jíai fait la connaissance díune jeune institutrice suÈdoise qui mía donnÈ sur les coopÈratives dans les pays scandinaves des dÈtails tout ce quíil y a de plus intÈressants. Il faudra quíelle vienne dÓner ici un soir.ª ´Je crois bien! rÈpondit sa súur Flora, mais je níai pas perdu mon temps non plus. Jíai rencontrÈ chez M. Vinteuil un vieux savant qui connaÓt beaucoup Maubant, et ‡ qui Maubant a expliquÈ dans le plus grand dÈtail comment il síy prend pour composer un rÙle. Cíest tout ce quíil y a de plus intÈressant. Cíest un voisin de M. Vinteuil, je níen savais rien; et il est trËs aimable.ª ´Il níy a pas que M. Vinteuil qui ait des voisins aimablesª, síÈcria ma tante CÈline díune voix que la timiditÈ rendait forte et la prÈmÈditation, factice, tout en jetant sur Swann ce quíelle appelait un regard significatif. En mÍme temps ma tante Flora qui avait compris que cette phrase Ètait le remerciement de CÈline pour le vin díAsti, regardait Ègalement Swann avec un air mÍlÈ de congratulation et díironie, soit simplement pour souligner le trait díesprit da sa súur, soit quíelle envi‚t Swann de líavoir inspirÈ, soit quíelle ne p˚t síempÍcher de se moquer de lui parce quíelle le croyait sur la sellette. ´Je crois quíon pourra rÈussir ‡ avoir ce monsieur ‡ dÓner, continua Flora; quand on le met sur Maubant ou sur Mme Materna, il parle des heures sans síarrÍter.ª ´Ce doit Ítre dÈlicieuxª, soupira mon grand-pËre dans líesprit de qui la nature avait malheureusement aussi complËtement omis díinclure la possibilitÈ de síintÈresser passionnÈment aux coopÈratives suÈdoises ou ‡ la composition des rÙles de Maubant, quíelle avait oubliÈ de fournir celui des súurs de ma grandímËre du petit grain de sel quíil faut ajouter soi-mÍme pour y trouver quelque saveur, ‡ un rÈcit sur la vie intime de MolÈ ou du comte de Paris. ´Tenez, dit Swann ‡ mon grand-pËre, ce que je vais vous dire a plus de rapports que cela níen a líair avec ce que vous me demandiez, car sur certains points les choses níont pas ÈnormÈment changÈ. Je relisais ce matin dans Saint-Simon quelque chose qui vous aurait amusÈ. Cíest dans le volume sur son ambassade díEspagne; ce níest pas un des meilleurs, ce níest guËre quíun journal, mais du moins un journal merveilleusement Ècrit, ce qui fait dÈj‡ une premiËre diffÈrence avec les assommants journaux que nous nous croyons obligÈs de lire matin et soir.ª ´Je ne suis pas de votre avis, il y a des jours o˘ la lecture des journaux me semble fort agrÈable…ª, interrompit ma tante Flora, pour montrer quíelle avait lu la phrase sur le Corot de Swann dans le Figaro. ´Quand ils parlent de choses ou de gens qui nous intÈressent!ª enchÈrit ma tante CÈline. ´Je ne dis pas non, rÈpondit Swann ÈtonnÈ. Ce que je reproche aux journaux cíest de nous faire faire attention tous les jours ‡ des choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres o˘ il y a des choses essentielles. Du moment que nous dÈchirons fiÈvreusement chaque matin la bande du journal, alors on devrait changer les choses et mettre dans le journal, moi je ne sais pas, les…PensÈes de Pascal! (il dÈtacha ce mot díun ton díemphase ironique pour ne pas avoir líair pÈdant). Et cíest dans le volume dorÈ sur tranches que nous níouvrons quíune fois tous les dix ans, ajouta-t-il en tÈmoignant pour les choses mondaines ce dÈdain quíaffectent certains hommes du monde, que nous lirions que la reine de GrËce est allÈe ‡ Cannes ou que la princesse de LÈon a donnÈ un bal costumÈ. Comme cela la juste proportion serait rÈtablie.ª Mais regrettant de síÍtre laissÈ aller ‡ parler mÍme lÈgËrement de choses sÈrieuses: ´Nous avons une bien belle conversation, dit-il ironiquement, je ne sais pas pourquoi nous abordons ces ´sommetsª, et se tournant vers mon grand-pËre: ´Donc Saint-Simon raconte que Maulevrier avait eu líaudace de tendre la main ‡ ses fils. Vous savez, cíest ce Maulevrier dont il dit: ´Jamais je ne vis dans cette Èpaisse bouteille que de líhumeur, de la grossiËretÈ et des sottises.ª ´…paisses ou non, je connais des bouteilles o˘ il y a tout autre choseª, dit vivement Flora, qui tenait ‡ avoir remerciÈ Swann elle aussi, car le prÈsent de vin díAsti síadressait aux deux. CÈline se mit ‡ rire. Swann interloquÈ reprit: ´Je ne sais si ce fut ignorance ou panneau, Ècrit Saint-Simon, il voulut donner la main ‡ mes enfants. Je míen aperÁus assez tÙt pour líen empÍcher.ª Mon grand-pËre síextasiait dÈj‡ sur ´ignorance ou panneauª, mais Mlle CÈline, chez qui le nom de Saint-Simon,óun littÈrateur,óavait empÍchÈ líanesthÈsie complËte des facultÈs auditives, síindignait dÈj‡: ´Comment? vous admirez cela? Eh bien! cíest du joli! Mais quíest-ce que cela peut vouloir dire; est-ce quíun homme níest pas autant quíun autre? Quíest-ce que cela peut faire quíil soit duc ou cocher síil a de líintelligence et du cúur? Il avait une belle maniËre díÈlever ses enfants, votre Saint-Simon, síil ne leur disait pas de donner la main ‡ tous les honnÍtes gens. Mais cíest abominable, tout simplement. Et vous osez citer cela?ª Et mon grand-pËre navrÈ, sentant líimpossibilitÈ, devant cette obstruction, de chercher ‡ faire raconter ‡ Swann, les histoires qui líeussent amusÈ disait ‡ voix basse ‡ maman: ´Rappelle-moi donc le vers que tu mías appris et qui me soulage tant dans ces moments-l‡. Ah! oui: ´Seigneur, que de vertus vous nous faites haÔr!” Ah! comme cíest bien!ª

Je ne quittais pas ma mËre des yeux, je savais que quand on serait ‡ table, on ne me permettrait pas de rester pendant toute la durÈe du dÓner et que pour ne pas contrarier mon pËre, maman ne me laisserait pas líembrasser ‡ plusieurs reprises devant le monde, comme si Áíavait ÈtÈ dans ma chambre. Aussi je me promettais, dans la salle ‡ manger, pendant quíon commencerait ‡ dÓner et que je sentirais approcher líheure, de faire díavance de ce baiser qui serait si court et furtif, tout ce que jíen pouvais faire seul, de choisir avec mon regard la place de la joue que jíembrasserais, de prÈparer ma pensÈe pour pouvoir gr‚ce ‡ ce commencement mental de baiser consacrer toute la minute que míaccorderait maman ‡ sentir sa joue contre mes lËvres, comme un peintre qui ne peut obtenir que de courtes sÈances de pose, prÈpare sa palette, et a fait díavance de souvenir, díaprËs ses notes, tout ce pour quoi il pouvait ‡ la rigueur se passer de la prÈsence du modËle. Mais voici quíavant que le dÓner f˚t sonnÈ mon grand-pËre eut la fÈrocitÈ inconsciente de dire: ´Le petit a líair fatiguÈ, il devrait monter se coucher. On dÓne tard du reste ce soir.ª Et mon pËre, qui ne gardait pas aussi scrupuleusement que ma grandímËre et que ma mËre la foi des traitÈs, dit: ´Oui, allons, vas te coucher.ª Je voulus embrasser maman, ‡ cet instant on entendit la cloche du dÓner. ´Mais non, voyons, laisse ta mËre, vous vous Ítes assez dit bonsoir comme cela, ces manifestations sont ridicules. Allons, monte!ª Et il me fallut partir sans viatique; il me fallut monter chaque marche de líescalier, comme dit líexpression populaire, ‡ ´contre-cúurª, montant contre mon cúur qui voulait retourner prËs de ma mËre parce quíelle ne lui avait pas, en míembrassant, donnÈ licence de me suivre. Cet escalier dÈtestÈ o˘ je míengageais toujours si tristement, exhalait une odeur de vernis qui avait en quelque sorte absorbÈ, fixÈ, cette sorte particuliËre de chagrin que je ressentais chaque soir et la rendait peut-Ítre plus cruelle encore pour ma sensibilitÈ parce que sous cette forme olfactive mon intelligence níen pouvait plus prendre sa part. Quand nous dormons et quíune rage de dents níest encore perÁue par nous que comme une jeune fille que nous nous efforÁons deux cents fois de suite de tirer de líeau ou que comme un vers de MoliËre que nous nous rÈpÈtons sans arrÍter, cíest un grand soulagement de nous rÈveiller et que notre intelligence puisse dÈbarrasser líidÈe de rage de dents, de tout dÈguisement hÈroÔque ou cadencÈ. Cíest líinverse de ce soulagement que jíÈprouvais quand mon chagrin de monter dans ma chambre entrait en moi díune faÁon infiniment plus rapide, presque instantanÈe, ‡ la fois insidieuse et brusque, par líinhalation,óbeaucoup plus toxique que la pÈnÈtration morale,óde líodeur de vernis particuliËre ‡ cet escalier. Une fois dans ma chambre, il fallut boucher toutes les issues, fermer les volets, creuser mon propre tombeau, en dÈfaisant mes couvertures, revÍtir le suaire de ma chemise de nuit. Mais avant de míensevelir dans le lit de fer quíon avait ajoutÈ dans la chambre parce que jíavais trop chaud líÈtÈ sous les courtines de reps du grand lit, jíeus un mouvement de rÈvolte, je voulus essayer díune ruse de condamnÈ. JíÈcrivis ‡ ma mËre en la suppliant de monter pour une chose grave que je ne pouvais lui dire dans ma lettre. Mon effroi Ètait que FranÁoise, la cuisiniËre de ma tante qui Ètait chargÈe de síoccuper de moi quand jíÈtais ‡ Combray, refus‚t de porter mon mot. Je me doutais que pour elle, faire une commission ‡ ma mËre quand il y avait du monde lui paraÓtrait aussi impossible que pour le portier díun thÈ‚tre de remettre une lettre ‡ un acteur pendant quíil est en scËne. Elle possÈdait ‡ líÈgard des choses qui peuvent ou ne peuvent pas se faire un code impÈrieux, abondant, subtil et intransigeant sur des distinctions insaisissables ou oiseuses (ce qui lui donnait líapparence de ces lois antiques qui, ‡ cÙtÈ de prescriptions fÈroces comme de massacrer les enfants ‡ la mamelle, dÈfendent avec une dÈlicatesse exagÈrÈe de faire bouillir le chevreau dans le lait de sa mËre, ou de manger dans un animal le nerf de la cuisse). Ce code, si líon en jugeait par líentÍtement soudain quíelle mettait ‡ ne pas vouloir faire certaines commissions que nous lui donnions, semblait avoir prÈvu des complexitÈs sociales et des raffinements mondains tels que rien dans líentourage de FranÁoise et dans sa vie de domestique de village níavait pu les lui suggÈrer; et líon Ètait obligÈ de se dire quíil y avait en elle un passÈ franÁais trËs ancien, noble et mal compris, comme dans ces citÈs manufacturiËres o˘ de vieux hÙtels tÈmoignent quíil y eut jadis une vie de cour, et o˘ les ouvriers díune usine de produits chimiques travaillent au milieu de dÈlicates sculptures qui reprÈsentent le miracle de saint ThÈophile ou les quatre fils Aymon. Dans le cas particulier, líarticle du code ‡ cause duquel il Ètait peu probable que sauf le cas díincendie FranÁoise all‚t dÈranger maman en prÈsence de M. Swann pour un aussi petit personnage que moi, exprimait simplement le respect quíelle professait non seulement pour les parents,ócomme pour les morts, les prÍtres et les rois,ómais encore pour líÈtranger ‡ qui on donne líhospitalitÈ, respect qui míaurait peut-Ítre touchÈ dans un livre mais qui míirritait toujours dans sa bouche, ‡ cause du ton grave et attendri quíelle prenait pour en parler, et davantage ce soir o˘ le caractËre sacrÈ quíelle confÈrait au dÓner avait pour effet quíelle refuserait díen troubler la cÈrÈmonie. Mais pour mettre une chance de mon cÙtÈ, je níhÈsitai pas ‡ mentir et ‡ lui dire que ce níÈtait pas du tout moi qui avais voulu Ècrire ‡ maman, mais que cíÈtait maman qui, en me quittant, míavait recommandÈ de ne pas oublier de lui envoyer une rÈponse relativement ‡ un objet quíelle míavait priÈ de chercher; et elle serait certainement trËs f‚chÈe si on ne lui remettait pas ce mot. Je pense que FranÁoise ne me crut pas, car, comme les hommes primitifs dont les sens Ètaient plus puissants que les nÙtres, elle discernait immÈdiatement, ‡ des signes insaisissables pour nous, toute vÈritÈ que nous voulions lui cacher; elle regarda pendant cinq minutes líenveloppe comme si líexamen du papier et líaspect de líÈcriture allaient la renseigner sur la nature du contenu ou lui apprendre ‡ quel article de son code elle devait se rÈfÈrer. Puis elle sortit díun air rÈsignÈ qui semblait signifier: ´Cíest-il pas malheureux pour des parents díavoir un enfant pareil!ª Elle revint au bout díun moment me dire quíon níen Ètait encore quí‡ la glace, quíil Ètait impossible au maÓtre díhÙtel de remettre la lettre en ce moment devant tout le monde, mais que, quand on serait aux rince-bouche, on trouverait le moyen de la faire passer ‡ maman. AussitÙt mon anxiÈtÈ tomba; maintenant ce níÈtait plus comme tout ‡ líheure pour jusquí‡ demain que jíavais quittÈ ma mËre, puisque mon petit mot allait, la f‚chant sans doute (et doublement parce que ce manËge me rendrait ridicule aux yeux de Swann), me faire du moins entrer invisible et ravi dans la mÍme piËce quíelle, allait lui parler de moi ‡ líoreille; puisque cette salle ‡ manger interdite, hostile, o˘, il y avait un instant encore, la glace elle-mÍmeóle ´granitȪóet les rince-bouche me semblaient recÈler des plaisirs malfaisants et mortellement tristes parce que maman les go˚tait loin de moi, síouvrait ‡ moi et, comme un fruit devenu doux qui brise son enveloppe, allait faire jaillir, projeter jusquí‡ mon cúur enivrÈ líattention de maman tandis quíelle lirait mes lignes. Maintenant je níÈtais plus sÈparÈ díelle; les barriËres Ètaient tombÈes, un fil dÈlicieux nous rÈunissait. Et puis, ce níÈtait pas tout: maman allait sans doute venir!

Líangoisse que je venais díÈprouver, je pensais que Swann síen serait bien moquÈ síil avait lu ma lettre et en avait devinÈ le but; or, au contraire, comme je líai appris plus tard, une angoisse semblable fut le tourment de longues annÈes de sa vie et personne, aussi bien que lui peut-Ítre, níaurait pu me comprendre; lui, cette angoisse quíil y a ‡ sentir líÍtre quíon aime dans un lieu de plaisir o˘ líon níest pas, o˘ líon ne peut pas le rejoindre, cíest líamour qui la lui a fait connaÓtre, líamour auquel elle est en quelque sorte prÈdestinÈe, par lequel elle sera accaparÈe, spÈcialisÈe; mais quand, comme pour moi, elle est entrÈe en nous avant quíil ait encore fait son apparition dans notre vie, elle flotte en líattendant, vague et libre, sans affectation dÈterminÈe, au service un jour díun sentiment, le lendemain díun autre, tantÙt de la tendresse filiale ou de líamitiÈ pour un camarade. Et la joie avec laquelle je fis mon premier apprentissage quand FranÁoise revint me dire que ma lettre serait remise, Swann líavait bien connue aussi cette joie trompeuse que nous donne quelque ami, quelque parent de la femme que nous aimons, quand arrivant ‡ líhÙtel ou au thÈ‚tre o˘ elle se trouve, pour quelque bal, redoute, ou premiËre o˘ il va la retrouver, cet ami nous aperÁoit errant dehors, attendant dÈsespÈrÈment quelque occasion de communiquer avec elle. Il nous reconnaÓt, nous aborde familiËrement, nous demande ce que nous faisons l‡. Et comme nous inventons que nous avons quelque chose díurgent ‡ dire ‡ sa parente ou amie, il nous assure que rien níest plus simple, nous fait entrer dans le vestibule et nous promet de nous líenvoyer avant cinq minutes. Que nous líaimonsócomme en ce moment jíaimais FranÁoiseó, líintermÈdiaire bien intentionnÈ qui díun mot vient de nous rendre supportable, humaine et presque propice la fÍte inconcevable, infernale, au sein de laquelle nous croyions que des tourbillons ennemis, pervers et dÈlicieux entraÓnaient loin de nous, la faisant rire de nous, celle que nous aimons. Si nous en jugeons par lui, le parent qui nous a accostÈ et qui est lui aussi un des initiÈs des cruels mystËres, les autres invitÈs de la fÍte ne doivent rien avoir de bien dÈmoniaque. Ces heures inaccessibles et suppliciantes o˘ elle allait go˚ter des plaisirs inconnus, voici que par une brËche inespÈrÈe nous y pÈnÈtrons; voici quíun des moments dont la succession les aurait composÈes, un moment aussi rÈel que les autres, mÍme peut-Ítre plus important pour nous, parce que notre maÓtresse y est plus mÍlÈe, nous nous le reprÈsentons, nous le possÈdons, nous y intervenons, nous líavons crÈÈ presque: le moment o˘ on va lui dire que nous sommes l‡, en bas. Et sans doute les autres moments de la fÍte ne devaient pas Ítre díune essence bien diffÈrente de celui-l‡, ne devaient rien avoir de plus dÈlicieux et qui d˚t tant nous faire souffrir puisque líami bienveillant nous a dit: ´Mais elle sera ravie de descendre! Cela lui fera beaucoup plus de plaisir de causer avec vous que pe síennuyer l‡-haut.ª HÈlas! Swann en avait fait líexpÈrience, les bonnes intentions díun tiers sont sans pouvoir sur une femme qui síirrite de se sentir poursuivie jusque dans une fÍte par quelquíun quíelle níaime pas. Souvent, líami redescend seul.

Ma mËre ne vint pas, et sans mÈnagements pour mon amour-propre (engagÈ ‡ ce que la fable de la recherche dont elle Ètait censÈe míavoir priÈ de lui dire le rÈsultat ne f˚t pas dÈmentie) me fit dire par FranÁoise ces mots: ´Il níy a pas de rÈponseª que depuis jíai si souvent entendu des concierges de ´palacesª ou des valets de pied de tripots, rapporter ‡ quelque pauvre fille qui síÈtonne: ´Comment, il nía rien dit, mais cíest impossible! Vous avez pourtant bien remis ma lettre. Cíest bien, je vais attendre encore.ª Etóde mÍme quíelle assure invariablement níavoir pas besoin du bec supplÈmentaire que le concierge veut allumer pour elle, et reste l‡, níentendant plus que les rares propos sur le temps quíil fait Èchanger entre le concierge et un chasseur quíil envoie tout díun coup en síapercevant de líheure, faire rafraÓchir dans la glace la boisson díun client,óayant dÈclinÈ líoffre de FranÁoise de me faire de la tisane ou de rester auprËs de moi, je la laissai retourner ‡ líoffice, je me couchai et je fermai les yeux en t‚chant de ne pas entendre la voix de mes parents qui prenaient le cafÈ au jardin. Mais au bout de quelques secondes, je sentis quíen Ècrivant ce mot ‡ maman, en míapprochant, au risque de la f‚cher, si prËs díelle que jíavais cru toucher le moment de la revoir, je míÈtais barrÈ la possibilitÈ de míendormir sans líavoir revue, et les battements de mon cúur, de minute en minute devenaient plus douloureux parce que jíaugmentais mon agitation en me prÍchant un calme qui Ètait líacceptation de mon infortune. Tout ‡ coup mon anxiÈtÈ tomba, une fÈlicitÈ míenvahit comme quand un mÈdicament puissant commence ‡ agir et nous enlËve une douleur: je venais de prendre la rÈsolution de ne plus essayer de míendormir sans avoir revu maman, de líembrasser co˚te que co˚te, bien que ce f˚t avec la certitude díÍtre ensuite f‚chÈ pour longtemps avec elle, quand elle remonterait se coucher. Le calme qui rÈsultait de mes angoisses finies me mettait dans un allÈgresse extraordinaire, non moins que líattente, la soif et la peur du danger. Jíouvris la fenÍtre sans bruit et míassis au pied de mon lit; je ne faisais presque aucun mouvement afin quíon ne míentendÓt pas díen bas. Dehors, les choses semblaient, elles aussi, figÈes en une muette attention ‡ ne pas troubler le clair de lune, qui doublant et reculant chaque chose par líextension devant elle de son reflet, plus dense et concret quíelle-mÍme, avait ‡ la fois aminci et agrandi le paysage comme un plan repliÈ jusque-l‡, quíon dÈveloppe. Ce qui avait besoin de bouger, quelque feuillage de marronnier, bougeait. Mais son frissonnement minutieux, total, exÈcutÈ jusque dans ses moindres nuances et ses derniËres dÈlicatesses, ne bavait pas sur le reste, ne se fondait pas avec lui, restait circonscrit. ExposÈs sur ce silence qui níen absorbait rien, les bruits les plus ÈloignÈs, ceux qui devaient venir de jardins situÈs ‡ líautre bout de la ville, se percevaient dÈtaillÈs avec un tel ´finiª quíils semblaient ne devoir cet effet de lointain quí‡ leur pianissimo, comme ces motifs en sourdine si bien exÈcutÈs par líorchestre du Conservatoire que quoiquíon níen perde pas une note on croit les entendre cependant loin de la salle du concert et que tous les vieux abonnÈs,óles súurs de ma grandímËre aussi quand Swann leur avait donnÈ ses places,ótendaient líoreille comme síils avaient ÈcoutÈ les progrËs lointains díune armÈe en marche qui níaurait pas encore tournÈ la rue de TrÈvise.

Je savais que le cas dans lequel je me mettais Ètait de tous celui qui pouvait avoir pour moi, de la part de mes parents, les consÈquences les plus graves, bien plus graves en vÈritÈ quíun Ètranger níaurait pu le supposer, de celles quíil aurait cru que pouvaient produire seules des fautes vraiment honteuses. Mais dans líÈducation quíon me donnait, líordre des fautes níÈtait pas le mÍme que dans líÈducation des autres enfants et on míavait habituÈ ‡ placer avant toutes les autres (parce que sans doute il níy en avait pas contre lesquelles jíeusse besoin díÍtre plus soigneusement gardÈ) celles dont je comprends maintenant que leur caractËre commun est quíon y tombe en cÈdant ‡ une impulsion nerveuse. Mais alors on ne prononÁait pas ce mot, on ne dÈclarait pas cette origine qui aurait pu me faire croire que jíÈtais excusable díy succomber ou mÍme peut-Ítre incapable díy rÈsister. Mais je les reconnaissais bien ‡ líangoisse qui les prÈcÈdait comme ‡ la rigueur du ch‚timent qui les suivait; et je savais que celle que je venais de commettre Ètait de la mÍme famille que díautres pour lesquelles jíavais ÈtÈ sÈvËrement puni, quoique infiniment plus grave. Quand jíirais me mettre sur le chemin de ma mËre au moment o˘ elle monterait se coucher, et quíelle verrait que jíÈtais restÈ levÈ pour lui redire bonsoir dans le couloir, on ne me laisserait plus rester ‡ la maison, on me mettrait au collËge le lendemain, cíÈtait certain. Eh bien! dussÈ-je me jeter par la fenÍtre cinq minutes aprËs, jíaimais encore mieux cela. Ce que je voulais maintenant cíÈtait maman, cíÈtait lui dire bonsoir, jíÈtais allÈ trop loin dans la voie qui menait ‡ la rÈalisation de ce dÈsir pour pouvoir rebrousser chemin.

Jíentendis les pas de mes parents qui accompagnaient Swann; et quand le grelot de la porte míeut averti quíil venait de partir, jíallai ‡ la fenÍtre. Maman demandait ‡ mon pËre síil avait trouvÈ la langouste bonne et si M. Swann avait repris de la glace au cafÈ et ‡ la pistache. ´Je líai trouvÈe bien quelconque, dit ma mËre; je crois que la prochaine fois il faudra essayer díun autre parfum.ª ´Je ne peux pas dire comme je trouve que Swann change, dit ma grandítante, il est díun vieux!ª Ma grandítante avait tellement líhabitude de voir toujours en Swann un mÍme adolescent, quíelle síÈtonnait de le trouver tout ‡ coup moins jeune que lí‚ge quíelle continuait ‡ lui donner. Et mes parents du reste commenÁaient ‡ lui trouver cette vieillesse anormale, excessive, honteuse et mÈritÈe des cÈlibataires, de tous ceux pour qui il semble que le grand jour qui nía pas de lendemain soit plus long que pour les autres, parce que pour eux il est vide et que les moments síy additionnent depuis le matin sans se diviser ensuite entre des enfants. ´Je crois quíil a beaucoup de soucis avec sa coquine de femme qui vit au su de tout Combray avec un certain monsieur de Charlus. Cíest la fable de la ville.ª Ma mËre fit remarquer quíil avait pourtant líair bien moins triste depuis quelque temps. ´Il fait aussi moins souvent ce geste quíil a tout ‡ fait comme son pËre de síessuyer les yeux et de se passer la main sur le front. Moi je crois quíau fond il níaime plus cette femme.ª ´Mais naturellement il ne líaime plus, rÈpondit mon grand-pËre. Jíai reÁu de lui il y a dÈj‡ longtemps une lettre ‡ ce sujet, ‡ laquelle je me suis empressÈ de ne pas me conformer, et qui ne laisse aucun doute sur ses sentiments au moins díamour, pour sa femme. HÈ bien! vous voyez, vous ne líavez pas remerciÈ pour líAstiª, ajouta mon grand-pËre en se tournant vers ses deux belles-súurs. ´Comment, nous ne líavons pas remerciÈ? je crois, entre nous, que je lui ai mÍme tournÈ cela assez dÈlicatementª, repondit ma tante Flora. ´Oui, tu as trËs bien arrangÈ cela: je tíai admirÈeª, dit ma tante CÈline. ´Mais toi tu as ÈtÈ trËs bien aussi.ª ´Oui jíÈtais assez fiËre de ma phrase sur les voisins aimables.ª ´Comment, cíest cela que vous appelez remercier! síÈcria mon grand-pËre. Jíai bien entendu cela, mais du diable si jíai cru que cíÈtait pour Swann. Vous pouvez Ítre s˚res quíil nía rien compris.ª ´Mais voyons, Swann níest pas bÍte, je suis certaine quíil a apprÈciÈ. Je ne pouvais cependant pas lui dire le nombre de bouteilles et le prix du vin!ª Mon pËre et ma mËre restËrent seuls, et síassirent un instant; puis mon pËre dit: ´HÈ bien! si tu veux, nous allons monter nous coucher.ª ´Si tu veux, mon ami, bien que je níaie pas líombre de sommeil; ce níest pas cette glace au cafÈ si anodine qui a pu pourtant me tenir si ÈveillÈe; mais jíaperÁois de la lumiËre dans líoffice et puisque la pauvre FranÁoise mía attendue, je vais lui demander de dÈgrafer mon corsage pendant que tu vas te dÈshabiller.ª Et ma mËre ouvrit la porte treillagÈe du vestibule qui donnait sur líescalier. BientÙt, je líentendis qui montait fermer sa fenÍtre. Jíallai sans bruit dans le couloir; mon cúur battait si fort que jíavais de la peine ‡ avancer, mais du moins il ne battait plus díanxiÈtÈ, mais díÈpouvante et de joie. Je vis dans la cage de líescalier la lumiËre projetÈe par la bougie de maman. Puis je la vis elle-mÍme; je míÈlanÁai. A la premiËre seconde, elle me regarda avec Ètonnement, ne comprenant pas ce qui Ètait arrivÈ. Puis sa figure prit une expression de colËre, elle ne me disait mÍme pas un mot, et en effet pour bien moins que cela on ne míadressait plus la parole pendant plusieurs jours. Si maman míavait dit un mot, Áíaurait ÈtÈ admettre quíon pouvait me reparler et díailleurs cela peut-Ítre míe˚t paru plus terrible encore, comme un signe que devant la gravitÈ du ch‚timent qui allait se prÈparer, le silence, la brouille, eussent ÈtÈ puÈrils. Une parole cíe˚t ÈtÈ le calme avec lequel on rÈpond ‡ un domestique quand on vient de dÈcider de le renvoyer; le baiser quíon donne ‡ un fils quíon envoie síengager alors quíon le lui aurait refusÈ si on devait se contenter díÍtre f‚chÈ deux jours avec lui. Mais elle entendit mon pËre qui montait du cabinet de toilette o˘ il Ètait allÈ se dÈshabiller et pour Èviter la scËne quíil me ferait, elle me dit díune voix entrecoupÈe par la colËre: ´Sauve-toi, sauve-toi, quíau moins ton pËre ne tíait vu ainsi attendant comme un fou!ª Mais je lui rÈpÈtais: ´Viens me dire bonsoirª, terrifiÈ en voyant que le reflet de la bougie de mon pËre síÈlevait dÈj‡ sur le mur, mais aussi usant de son approche comme díun moyen de chantage et espÈrant que maman, pour Èviter que mon pËre me trouv‚t encore l‡ si elle continuait ‡ refuser, allait me dire: ´Rentre dans ta chambre, je vais venir.ª Il Ètait trop tard, mon pËre Ètait devant nous. Sans le vouloir, je murmurai ces mots que personne níentendit: ´Je suis perdu!ª

Il níen fut pas ainsi. Mon pËre me refusait constamment des permissions qui míavaient ÈtÈ consenties dans les pactes plus larges octroyÈs par ma mÈre et ma grandímËre parce quíil ne se souciait pas des ´principesª et quíil níy avait pas avec lui de ´Droit des gensª. Pour une raison toute contingente, ou mÍme sans raison, il me supprimait au dernier moment telle promenade si habituelle, si consacrÈe, quíon ne pouvait míen priver sans parjure, ou bien, comme il avait encore fait ce soir, longtemps avant líheure rituelle, il me disait: ´Allons, monte te coucher, pas díexplication!ª Mais aussi, parce quíil níavait pas de principes (dans le sens de ma grandímËre), il níavait pas ‡ proprement parler díintransigeance. Il me regarda un instant díun air ÈtonnÈ et f‚chÈ, puis dËs que maman lui eut expliquÈ en quelques mots embarrassÈs ce qui Ètait arrivÈ, il lui dit: ´Mais va donc avec lui, puisque tu disais justement que tu nías pas envie de dormir, reste un peu dans sa chambre, moi je níai besoin de rien.ª ´Mais, mon ami, rÈpondit timidement ma mËre, que jíaie envie ou non de dormir, ne change rien ‡ la chose, on ne peut pas habituer cet enfant…ª ´Mais il ne síagit pas díhabituer, dit mon pËre en haussant les Èpaules, tu vois bien que ce petit a du chagrin, il a líair dÈsolÈ, cet enfant; voyons, nous ne sommes pas des bourreaux! Quand tu líauras rendu malade, tu seras bien avancÈe! Puisquíil y a deux lits dans sa chambre, dis donc ‡ FranÁoise de te prÈparer le grand lit et couche pour cette nuit auprËs de lui. Allons, bonsoir, moi qui ne suis pas si nerveux que vous, je vais me coucher.ª

On ne pouvait pas remercier mon pËre; on líe˚t agacÈ par ce quíil appelait des sensibleries. Je restai sans oser faire un mouvement; il Ètait encore devant nous, grand, dans sa robe de nuit blanche sous le cachemire de líInde violet et rose quíil nouait autour de sa tÍte depuis quíil avait des nÈvralgies, avec le geste díAbraham dans la gravure díaprËs Benozzo Gozzoli que míavait donnÈe M. Swann, disant ‡ Sarah quíelle a ‡ se dÈpartir du cÙtÈ díœsaac. Il y a bien des annÈes de cela. La muraille de líescalier, o˘ je vis monter le reflet de sa bougie níexiste plus depuis longtemps. En moi aussie bien des choses ont ÈtÈ dÈtruites que je croyais devoir durer toujours et de nouvelles se sont ÈdifiÈes donnant naissance ‡ des peines et ‡ des joies nouvelles que je níaurais pu prÈvoir alors, de mÍme que les anciennes me sont devenues difficiles ‡ comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon pËre a cessÈ de pouvoir dire ‡ maman: ´Va avec le petit.ª La possibilitÈ de telles heures ne renaÓtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence ‡ trËs bien percevoir si je prÍte líoreille, les sanglots que jíeus la force de contenir devant mon pËre et qui níÈclatËrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En rÈalitÈ ils níont jamais cessÈ; et cíest seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour quíon les croirait arrÍtÈes mais qui se remettent ‡ sonner dans le silence du soir.

Maman passa cette nuit-l‡ dans ma chambre; au moment o˘ je venais de commettre une faute telle que je míattendais ‡ Ítre obligÈ de quitter la maison, mes parents míaccordaient plus que je níeusse jamais obtenu díeux comme rÈcompense díune belle action. MÍme ‡ líheure o˘ elle se manifestait par cette gr‚ce, la conduite de mon pËre ‡ mon Ègard gardait ce quelque chose díarbitraire et díimmÈritÈ qui la caractÈrisait et qui tenait ‚ ce que gÈnÈralement elle rÈsultait plutÙt de convenances fortuites que díun plan prÈmÈditÈ. Peut-Ítre mÍme que ce que jíappelais sa sÈvÈritÈ, quand il míenvoyait me coucher, mÈritait moins ce nom que celle de ma mËre ou ma grandímËre, car sa nature, plus diffÈrente en certains points de la mienne que níÈtait la leur, níavait probablement pas devinÈ jusquíici combien jíÈtais malheureux tous les soirs, ce que ma mËre et ma grandímËre savaient bien; mais elles míaimaient assez pour ne pas consentir ‡ míÈpargner de la souffrance, elles voulaient míapprendre ‡ la dominer afin de diminuer ma sensibilitÈ nerveuse et fortifier ma volontÈ. Pour mon pËre, dont líaffection pour moi Ètait díune autre sorte, je ne sais pas síil aurait eu ce courage: pour une fois o˘ il venait de comprendre que jíavais du chagrin, il avait dit ‡ ma mËre: ´Va donc le consoler.ª Maman resta cette nuit-l‡ dans ma chambre et, comme pour ne g‚ter díaucun remords ces heures si diffÈrentes de ce que jíavais eu le droit díespÈrer, quand FranÁoise, comprenant quíil se passait quelque chose díextraordinaire en voyant maman assise prËs de moi, qui me tenait la main et me laissait pleurer sans me gronder, lui demanda: ´Mais Madame, quía donc Monsieur ‡ pleurer ainsi?ª maman lui rÈpondit: ´Mais il ne sait pas lui-mÍme, FranÁoise, il est ÈnervÈ; prÈparez-moi vite le grand lit et montez vous coucher.ª Ainsi, pour la premiËre fois, ma tristesse níÈtait plus considÈrÈe comme une faute punissable mais comme un mal involontaire quíon venait de reconnaÓtre officiellement, comme un Ètat nerveux dont je níÈtais pas responsable; jíavais le soulagement de níavoir plus ‡ mÍler de scrupules ‡ líamertume de mes larmes, je pouvais pleurer sans pÈchÈ. Je níÈtais pas non plus mÈdiocrement fier vis-‡-vis de FranÁoise de ce retour des choses humaines, qui, une heure aprËs que maman avait refusÈ de monter dans ma chambre et míavait fait dÈdaigneusement rÈpondre que je devrais dormir, míÈlevait ‡ la dignitÈ de grande personne et míavait fait atteindre tout díun coup ‡ une sorte de pubertÈ du chagrin, díÈmancipation des larmes. Jíaurais d˚ Ítre heureux: je ne líÈtais pas. Il me semblait que ma mËre venait de me faire une premiËre concession qui devait lui Ítre douloureuse, que cíÈtait une premiËre abdication de sa part devant líidÈal quíelle avait conÁu pour moi, et que pour la premiËre fois, elle, si courageuse, síavouait vaincue. Il me semblait que si je venais de remporter une victoire cíÈtait contre elle, que jíavais rÈussi comme auraient pu faire la maladie, des chagrins, ou lí‚ge, ‡ dÈtendre sa volontÈ, ‡ faire flÈchir sa raison et que cette soirÈe commenÁait une Ëre, resterait comme une triste date. Si jíavais osÈ maintenant, jíaurais dit ‡ maman: ´Non je ne veux pas, ne couche pas ici.ª Mais je connaissais la sagesse pratique, rÈaliste comme on dirait aujourdíhui, qui tempÈrait en elle la nature ardemment idÈaliste de ma grandímËre, et je savais que, maintenant que le mal Ètait fait, elle aimerait mieux míen laisser du moins go˚ter le plaisir calmant et ne pas dÈranger mon pËre. Certes, le beau visage de ma mËre brillait encore de jeunesse ce soir-l‡ o˘ elle me tenait si doucement les mains et cherchait ‡ arrÍter mes larmes; mais justement il me semblait que cela níaurait pas d˚ Ítre, sa colËre e˚t moins triste pour moi que cette douceur nouvelle que níavait pas connue mon enfance; il me semblait que je venais díune main impie et secrËte de tracer dans son ‚me une premiÈre ride et díy faire apparaÓtre un premier cheveu blanc. Cette pensÈe redoubla mes sanglots et alors je vis maman, qui jamais ne se laissait aller ‡ aucun attendrissement avec moi, Ítre tout díun coup gagnÈe par le mien et essayer de retenir une envie de pleurer. Comme elle sentit que je míen Ètais aperÁu, elle me dit en riant: ´Voil‡ mon petit jaunet, mon petit serin, qui va rendre sa maman aussi bÍtasse que lui, pour peu que cela continue. Voyons, puisque tu nías pas sommeil ni ta maman non plus, ne restons pas ‡ nous Ènerver, faisons quelque chose, prenons un de tes livres.ª Mais je níen avais pas l‡. ´Est-ce que tu aurais moins de plaisir si je sortais dÈj‡ les livres que ta grandímËre doit te donner pour ta fÍte? Pense bien: tu ne seras pas dÈÁu de ne rien avoir aprËs-demain?ª JíÈtais au contraire enchantÈ et maman alla chercher un paquet de livres dont je ne pus deviner, ‡ travers le papier qui les enveloppait, que la taille courte et large, mais qui, sous ce premier aspect, pourtant sommaire et voilÈ, Èclipsaient dÈj‡ la boÓte ‡ couleurs du Jour de líAn et les vers ‡ soie de lían dernier. CíÈtait la Mare au Diable, FranÁois le Champi, la Petite Fadette et les MaÓtres Sonneurs. Ma grandímËre, ai-je su depuis, avait díabord choisi les poÈsies de Musset, un volume de Rousseau et Indiana; car si elle jugeait les lectures futiles aussi malsaines que les bonbons et les p‚tisseries, elles ne pensait pas que les grands souffles du gÈnie eussent sur líesprit mÍme díun enfant une influence plus dangereuse et moins vivifiante que sur son corps le grand air et le vent du large. Mais mon pËre líayant presque traitÈe de folle en apprenant les livres quíelle voulait me donner, elle Ètait retournÈe elle-mÍme ‡ Jouy-le-Vicomte chez le libraire pour que je ne risquasse pas de ne pas avoir mon cadeau (cíÈtait un jour br˚lant et elle Ètait rentrÈe si souffrante que le mÈdecin avait averti ma mËre de ne pas la laisser se fatiguer ainsi) et elle síÈtait rabattue sur les quatre romans champÍtres de George Sand. ´Ma fille, disait-elle ‡ maman, je ne pourrais me dÈcider ‡ donner ‡ cet enfant quelque chose de mal Ècrit.ª

En rÈalitÈ, elle ne se rÈsignait jamais ‡ rien acheter dont on ne p˚t tirer un profit intellectuel, et surtout celui que nous procurent les belles choses en nous apprenant ‡ chercher notre plaisir ailleurs que dans les satisfactions du bien-Ítre et de la vanitÈ. MÍme quand elle avait ‡ faire ‡ quelquíun un cadeau dit utile, quand elle avait ‡ donner un fauteuil, des couverts, une canne, elle les cherchait ´anciensª, comme si leur longue dÈsuÈtude ayant effacÈ leur caractËre díutilitÈ, ils paraissaient plutÙt disposÈs pour nous raconter la vie des hommes díautrefois que pour servir aux besoins de la nÙtre. Elle e˚t aimÈ que jíeusse dans ma chambre des photographies des monuments ou des paysages les plus beaaux. Mais au moment díen faire líemplette, et bien que la chose reprÈsentÈe e˚t une valeur esthÈtique, elle trouvait que la vulgaritÈ, líutilitÈ reprenaient trop vite leur place dans le mode mÈcanique de reprÈsentation, la photographie. Elle essayait de ruser et sinon díÈliminer entiËrement la banalitÈ commerciale, du moins de la rÈduire, díy substituer pour la plus grande partie de líart encore, díy introduire comme plusieures ´Èpaisseursª díart: au lieu de photographies de la CathÈdrale de Chartres, des Grandes Eaux de Saint-Cloud, du VÈsuve, elle se renseignait auprËs de Swann si quelque grand peintre ne les avait pas reprÈsentÈs, et prÈfÈrait me donner des photographies de la CathÈdrale de Chartres par Corot, des Grandes Eaux de Saint-Cloud par Hubert Robert, du VÈsuve par Turner, ce qui faisait un degrÈ díart de plus. Mais si le photographe avait ÈtÈ ÈcartÈ de la reprÈsentation du chef-díúuvre ou de la nature et remplacÈ par un grand artiste, il reprenait ses droits pour reproduire cette interprÈtation mÍme. ArrivÈe ‡ líÈchÈance de la vulgaritÈ, ma grandímËre t‚chait de la reculer encore. Elle demandait ‡ Swann si líúuvre níavait pas ÈtÈ gravÈe, prÈfÈrant, quand cíÈtait possible, des gravures anciennes et ayant encore un intÈrÍt au del‡ díelles-mÍmes, par exemple celles qui reprÈsentent un chef-díúuvre dans un Ètat o˘ nous ne pouvons plus le voir aujourdíhui (comme la gravure de la CËne de LÈonard avant sa dÈgradation, par Morgan). Il faut dire que les rÈsultats de cette maniËre de comprendre líart de faire un cadeau ne furent pas toujours trËs brillants. LíidÈe que je pris de Venise díaprËs un dessin du Titien qui est censÈ avoir pour fond la lagune, Ètait certainement beaucoup moins exacte que celle que míeussent donnÈe de simples photographies. On ne pouvait plus faire le compte ‡ la maison, quand ma grandítante voulait dresser un rÈquisitoire contre ma grandímËre, des fauteuils offerts par elle ‡ de jeunes fiancÈs ou ‡ de vieux Èpoux, qui, ‡ la premiËre tentative quíon avait faite pour síen servir, síÈtaient immÈdiatement effondrÈs sous le poids díun des destinataires. Mais ma grandímËre aurait cru mesquin de trop síoccuper de la soliditÈ díune boiserie o˘ se distinguaient encore une fleurette, un sourire, quelquefois une belle imagination du passÈ. MÍme ce qui dans ces meubles rÈpondait ‡ un besoin, comme cíÈtait díune faÁon ‡ laquelle nous ne sommes plus habituÈs, la charmait comme les vieilles maniËres de dire o˘ nous voyons une mÈtaphore, effacÈe, dans notre moderne langage, par líusure de líhabitude. Or, justement, les romans champÍtres de George Sand quíelle me donnait pour ma fÍte, Ètaient pleins ainsi quíun mobilier ancien, díexpressions tombÈes en dÈsuÈtude et redevenues imagÈes, comme on níen trouve plus quí‡ la campagne. Et ma grandímËre les avait achetÈs de prÈfÈrence ‡ díautres comme elle e˚t louÈ plus volontiers une propriÈtÈ o˘ il y aurait eu un pigeonnier gothique ou quelquíune de ces vieilles choses qui exercent sur líesprit une heureuse influence en lui donnant la nostalgie díimpossibles voyages dans le temps.

Maman síassit ‡ cÙtÈ de mon lit; elle avait pris FranÁois le Champi ‡ qui sa couverture rouge‚tre et son titre incomprÈhensible, donnaient pour moi une personnalitÈ distincte et un attrait mystÈrieux. Je níavais jamais lu encore de vrais romans. Jíavais entendu dire que George Sand Ètait le type du romancier. Cela me disposait dÈj‡ ‡ imaginer dans FranÁois le Champi quelque chose díindÈfinissable et de dÈlicieux. Les procÈdÈs de narration destinÈs ‡ exciter la curiositÈ ou líattendrissement, certaines faÁons de dire qui Èveillent líinquiÈtude et la mÈlancolie, et quíun lecteur un peu instruit reconnaÓt pour communs ‡ beaucoup de romans, me paraissaient simplesó‡ moi qui considÈrais un livre nouveau non comme une chose ayant beaucoup de semblables, mais comme une personne unique, níayant de raison díexister quíen soi,óune Èmanation troublante de líessence particuliËre ‡ FranÁois le Champi. Sous ces ÈvÈnements si journaliers, ce choses si communes, ces mots si courants, je sentais comme une intonation, une accentuation Ètrange. Líaction síengagea; elle me parut díautant plus obscure que dans ce temps-l‡, quand je lisais, je rÍvassais souvent, pendant des pages entiËres, ‡ tout autre chose. Et aux lacunes que cette distraction laissait dans le rÈcit, síajoutait, quand cíÈtait maman qui me lisait ‡ haute voix, quíelle passait toutes les scËnes díamour. Aussi tous les changements bizarres qui se produisent dans líattitude respective de la meuniËre et de líenfant et qui ne trouvent leur explication que dans les progrËs díun amour naissant me paraissaient empreints díun profond mystËre dont je me figurais volontiers que la source devait Ítre dans ce nom inconnu et si doux de ´Champiª qui mettait sur líenfant, qui le portait sans que je susse pourquoi, sa couleur vive, empourprÈe et charmante. Si ma mËre Ètait une lectrice infidËle cíÈtait aussi, pour les ouvrages o˘ elle trouvait líaccent díun sentiment vrai, une lectrice admirable par le respect et la simplicitÈ de líinterprÈtation, par la beautÈ et la douceur du son. MÍme dans la vie, quand cíÈtaient des Ítres et non des úuvres díart qui excitaient ainsi son attendrissement ou son admiration, cíÈtait touchant de voir avec quelle dÈfÈrence elle Ècartait de sa voix, de son geste, de ses propos, tel Èclat de gaÓtÈ qui e˚t pu faire mal ‡ cette mËre qui avait autrefois perdu un enfant, tel rappel de fÍte, díanniversaire, qui aurait pu faire penser ce vieillard ‡ son grand ‚ge, tel propos de mÈnage qui aurait paru fastidieux ‡ ce jeune savant. De mÍme, quand elle lisait la prose de George Sand, qui respire toujours cette bontÈ, cette distinction morale que maman avait appris de ma grandímËre ‡ tenir pour supÈrieures ‡ tout dans la vie, et que je ne devais lui apprendre que bien plus tard ‡ ne pas tenir Ègalement pour supÈrieures ‡ tout dans les livres, attentive ‡ bannir de sa voix toute petitesse, toute affectation qui e˚t pu empÍcher le flot puissant díy Ítre reÁu, elle fournsissait toute la tendresse naturelle, toute líample douceur quíelles rÈclamaient ‡ ces phrases qui semblaient Ècrites pour sa voix et qui pour ainsi dire tenaient tout entiËres dans le registre de sa sensibilitÈ. Elle retrouvait pour les attaquer dans le ton quíil faut, líaccent cordial qui leur prÈexiste et les dicta, mais que les mots níindiquent pas; gr‚ce ‡ lui elle amortissait au passage toute cruditÈ dans les temps des verbes, donnait ‡ líimparfait et au passÈ dÈfini la douceur quíil y a dans la bontÈ, la mÈlancolie quíil y a dans la tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers celle qui allait commencer, tantÙt pressant, tantÙt ralentissant la marche des syllabes pour les faire entrer, quoique leurs quantitÈs fussent diffÈrentes, dans un rythme uniforme, elle insufflait ‡ cette prose si commune une sorte de vie sentimentale et continue.

Mes remords Ètaient calmÈs, je me laissais aller ‡ la douceur de cette nuit o˚ jíavais ma mËre auprËs de moi. Je savais quíune telle nuit ne pourrait se renouveler; que le plus grand dÈsir que jíeusse au monde, garder ma mËre dans ma chambre pendant ces tristes heures nocturnes, Ètait trop en opposition avec les nÈcessitÈs de la vie et le vúu de tous, pour que líaccomplissement quíon lui avait accordÈ ce soir p˚t Ítre autre chose que factice et exceptionnel. Demain mes angoisses reprendraient et maman ne resterait pas l‡. Mais quand mes angoisses Ètaient calmÈes, je ne les comprenais plus; puis demain soir Ètait encore lointain; je me disais que jíaurais le temps díaviser, bien que ce temps-l‡ ne p˚t míapporter aucun pouvoir de plus, quíil síagissait de choses qui ne dÈpendaient pas de ma volontÈ et que seul me faisait paraÓtre plus Èvitables líintervalle qui les sÈparait encore de moi.

Cíest ainsi que, pendant longtemps, quand, rÈveillÈ la nuit, je me ressouvenais de Combray, je níen revis jamais que cette sorte de pan lumineux, dÈcoupÈ au milieu díindistinctes tÈnËbres, pareil ‡ ceux que líembrasement díun feu de bengale ou quelque projection Èlectrique Èclairent et sectionnent dans un Èdifice dont les autres parties restent plongÈes dans la nuit: ‡ la base assez large, le petit salon, la salle ‡ manger, líamorce de líallÈe obscure par o˘ arriverait M. Swann, líauteur inconscient de mes tristesses, le vestibule o˘ je míacheminais vers la premiËre marche de líescalier, si cruel ‡ monter, qui constituait ‡ lui seul le tronc fort Ètroit de cette pyramide irrÈguliËre; et, au faÓte, ma chambre ‡ coucher avec le petit couloir ‡ porte vitrÈe pour líentrÈe de maman; en un mot, toujours vu ‡ la mÍme heure, isolÈ de tout ce quíil pouvait y avoir autour, se dÈtachant seul sur líobscuritÈ, le dÈcor strictement nÈcessaire (comme celui quíon voit indiquÈ en tÍte des vieilles piËces pour les reprÈsentations en province), au drame de mon dÈshabillage; comme si Combray níavait consistÈ quíen deux Ètages reliÈs par un mince escalier, et comme síil níy avait jamais ÈtÈ que sept heures du soir. A vrai dire, jíaurais pu rÈpondre ‡ qui míe˚t interrogÈ que Combray comprenait encore autre chose et existait ‡ díautres heures. Mais comme ce que je míen serais rappelÈ míe˚t ÈtÈ fourni seulement par la mÈmoire volontaire, la mÈmoire de líintelligence, et comme les renseignements quíelle donne sur le passÈ ne conservent rien de lui, je níaurais jamais eu envie de songer ‡ ce reste de Combray. Tout cela Ètait en rÈalitÈ mort pour moi.

Mort ‡ jamais? CíÈtait possible.

Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard, celui de notre mort, souvent ne nous permet pas díattendre longtemps les faveurs du premier.

Je trouve trËs raisonnable la croyance celtique que les ‚mes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque Ítre infÈrieur, dans une bÍte, un vÈgÈtal, une chose inanimÈe, perdues en effet pour nous jusquíau jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, o˘ nous nous trouvons passer prËs de líarbre, entrer en possession de líobjet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitÙt que nous les avons reconnues, líenchantement est brisÈ. DÈlivrÈes par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.

Il en est ainsi de notre passÈ. Cíest peine perdue que nous cherchions ‡ líÈvoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est cachÈ hors de son domaine et de sa portÈe, en quelque objet matÈriel (en la sensation que nous donnerait cet objet matÈriel), que nous ne soupÁonnons pas. Cet objet, il dÈpend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.

Il y avait dÈj‡ bien des annÈes que, de Combray, tout ce qui níÈtait pas le thÈ‚tre et la drame de mon coucher, níexistait plus pour moi, quand un jour díhiver, comme je rentrais ‡ la maison, ma mËre, voyant que jíavais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thÈ. Je refusai díabord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces g‚teaux courts et dodus appelÈs Petites Madeleines qui semblaent avoir ÈtÈ moulÈs dans la valve rainurÈe díune coquille de Saint-Jacques. Et bientÙt, machinalement, accablÈ par la morne journÈe et la perspective díun triste lendemain, je portai ‡ mes lËvres une cuillerÈe du thÈ o˘ jíavais laissÈ síamollir un morceau de madeleine. Mais ‡ líinstant mÍme o˘ la gorgÈe mÍlÈe des miettes du g‚teau toucha mon palais, je tressaillis, attentif ‡ ce qui se passait díextraordinaire en moi. Un plaisir dÈlicieux míavait envahi, isolÈ, sans la notion de sa cause. Il míavait aussitÙt rendu les vicissitudes de la vie indiffÈrentes, ses dÈsastres inoffensifs, sa briËvetÈ illusoire, de la mÍme faÁon quíopËre líamour, en me remplissant díune essence prÈcieuse: ou plutÙt cette essence níÈtait pas en moi, elle Ètait moi. Jíavais cessÈ de me sentire mÈdiocre, contingent, mortel. Dío˘ avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qíelle Ètait liÈe au go˚t du thÈ et du g‚teau, mais quíelle le dÈpassait infiniment, ne devait pas Ítre de mÍme nature. Dío˘ venait-elle? Que signifiait-elle? O˘ líapprÈhender? Je bois une seconde gorgÈe o˘ je ne trouve rien de plus que dans la premiËre, une troisiËme qui míapporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je míarrÍte, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vÈritÈ que je cherche níest pas en lui, mais en moi. Il líy a ÈveillÈe, mais ne la connaÓt pas, et ne peut que rÈpÈter indÈfiniment, avec de moins en moins de force, ce mÍme tÈmoignage que je ne sais pas interprÈter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, ‡ ma disposition, tout ‡ líheure, pour un Èclaircissement dÈcisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. Cíest ‡ lui de trouver la vÈritÈ. Mais comment? Grave incertitude, toutes les fois que líesprit se sent dÈpassÈ par lui-mÍme; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur o˘ il doit chercher et o˘ tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher? pas seulement: crÈer. Il est en face de quelque chose qui níest pas encore et que seul il peut rÈaliser, puis faire entrer dans sa lumiËre.

Et je recommence ‡ me demander quel pouvait Ítre cet Ètat inconnu, qui níapportait aucune preuve logique, mais líevidence de sa fÈlicitÈ, de sa rÈalitÈ devant laquelle les autres síÈvanouissaient. Je veux essayer de le faire rÈapparaÓtre. Je rÈtrograde par la pensÈe au moment o˘ je pris la premiËre cuillerÈe de thÈ. Je retrouve le mÍme Ètat, sans une clartÈ nouvelle. Je demande ‡ mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui síenfuit. Et pour que rien ne brise líÈlan dont il va t‚cher de la ressaisir, jíÈcarte tout obstacle, toute idÈe ÈtrangËre, jíabrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans rÈussir, je le force au contraire ‡ prendre cette distraction que je lui refusais, ‡ penser ‡ autre chose, ‡ se refaire avant une tentative suprÍme. Puis une deuxiËme fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore rÈcente de cette premiËre gorgÈe et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se dÈplace, voudrait síÈlever, quelque chose quíon aurait dÈsancrÈ, ‡ une grande profondeur; je ne sais ce que cíest, mais cela monte lentement; jíÈprouve la rÈsistance et jíentends la rumeur des distances traversÈes.

Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit Ítre líimage, le souvenir visuel, qui, liÈ ‡ cette saveur, tente de la suivre jusquí‡ moi. Mais il se dÈbat trop loin, trop confusÈment; ‡ peine si je perÁois le reflet neutre o˘ se confond líinsaisissable tourbillon des couleurs remuÈes; mais je ne puis distinguer la forme, lui demander comme au seul interprËte possible, de me traduire le tÈmoignage de sa contemporaine, de son insÈparable compagne, la saveur, lui demander de míapprendre de quelle circonstance particuliËre, de quelle Èpoque du passÈ il síagit.

Arrivera-t-il jusquí‡ la surface de ma claire conscience, ce souvenir, líinstant ancien que líattraction díun instant identique est venue de si loin solliciter, Èmouvoir, soulever tout au fond de moi? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrÍtÈ, redescendu peut-Ítre; qui sait síil remontera jamais de sa nuit? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la l‚chetÈ qui nous dÈtourne de toute t‚che difficile, de toute úuvre important, mía conseillÈ de laisser cela, de boire mon thÈ en pensant simplement ‡ mes ennuis díaujourdíhui, ‡ mes dÈsirs de demain qui se laissent rem‚cher sans peine.

Et tout díun coup le souvenir míest apparu. Ce go˚t celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin ‡ Combray (parce que ce jour-l‡ je ne sortais pas avant líheure de la messe), quand jíallais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante LÈonie míoffrait aprËs líavoir trempÈ dans son infusion de thÈ ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne míavait rien rappelÈ avant que je níy eusse go˚tÈ; peut-Ítre parce que, en ayant souvent aperÁu depuis, sans en manger, sur les tablettes des p‚tissiers, leu image avait quittÈ ces jours de Combray pour se lier ‡ díautres plus rÈcents; peut-Ítre parce que de ces souvenirs abandonnÈs si longtemps hors de la mÈmoire, rien ne survivait, tout síÈtait dÈsagrÈgÈ; les formes,óet celle aussi du petit coquillage de p‚tisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sÈvËre et dÈvotósíÈtaient abolies, ou, ensommeillÈes, avaient perdu la force díexpansion qui leur e˚t permis de rejoindre la conscience. Mais, quand díun passÈ ancien rien ne subsiste, aprËs la mort des Ítres, aprËs la destruction des choses, seules, plus frÍles mais plus vivaces, plus immatÈrielles, plus persistantes, plus fidËles, líodeur et la saveur restent encore longtemps, comme des ‚mes, ‡ se rappeler, ‡ attendre, ‡ espÈrer, sur la ruine de tout le reste, ‡ porter sans flÈchir, sur leur gouttelette presque impalpable, líÈdifice immense du souvenir.

Et dËs que jíeus reconnu le go˚t du morceau de madeleine trempÈ dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre ‡ bien plus tard de dÈcouvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitÙt la vieille maison grise sur la rue, o˘ Ètait sa chambre, vint comme un dÈcor de thÈ‚tre síappliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, quíon avait construit pour mes parents sur ses derriËres (ce pan tronquÈ que seul jíavais revu jusque-l‡); et avec la maison, la ville, la Place o˘ on míenvoyait avant dÈjeuner, les rues o˘ jíallais faire des courses depuis le matin jusquíau soir et par tous les temps, les chemins quíon prenait si le temps Ètait beau. Et comme dans ce jeu o˘ les Japonais síamusent ‡ tremper dans un bol de porcelaine rempli díeau, de petits morceaux de papier jusque-l‡ indistincts qui, ‡ peine y sont-ils plongÈs síÈtirent, se contournent, se colorent, se diffÈrencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de mÍme maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphÈas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et líÈglise et tout Combray et ses environs, tout cela que prend forme et soliditÈ, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thÈ.

II.

Combray de loin, ‡ dix lieues ‡ la ronde, vu du chemin de fer quand nous y arrivions la derniËre semaine avant P‚ques, ce níÈtait quíune Èglise rÈsumant la ville, la reprÈsentant, parlant díelle et pour elle aux lointains, et, quand on approchait, tenant serrÈs autour de sa haute mante sombre, en plein champ, contre le vent, comme une pastoure ses brebis, les dos laineux et gris des maisons rassemblÈes quíun reste de remparts du moyen ‚ge cernait Á‡ et l‡ díun trait aussi parfaitement circulaire quíune petite ville dans un tableau de primitif. A líhabiter, Combray Ètait un peu triste, comme ses rues dont les maisons construites en pierres noir‚tres du pays, prÈcÈdÈes de degrÈs extÈrieurs, coiffÈes de pignons qui rabattaient líombre devant elles, Ètaient assez obscures pour quíil fall˚t dËs que le jour commenÁait ‡ tomber relever les rideaux dans les ´salles´; des rues aux graves noms de saints (desquels plusieurs seigneurs de Combray): rue Saint-Hilaire, rue Saint-Jacques o˘ Ètait la maison de ma tante, rue Sainte-Hildegarde, o˘ donnait la grille, et rue du Saint-Esprit sur laquelle síouvrait la petite porte latÈrale de son jardin; et ces rues de Combray existent dans une partie de ma mÈmoire si reculÈe, peinte de couleurs si diffÈrentes de celles qui maintenant revÍtent pour moi le monde, quíen vÈritÈ elles me paraissent toutes, et líÈglise qui les dominait sur la Place, plus irrÈelles encore que les projections de la lanterne magique; et quí‡ certains moments, il me semble que pouvoir encore traverser la rue Saint-Hilaire, pouvoir louer une chambre rue de líOiseauó‡ la vieille hÙtellerie de líOiseau fleschÈ, des soupiraux de laquelle montait une odeur de cuisine que síÈlËve encore par moments en moi aussi intermittente et aussi chaude,óserait une entrÈe en contact avec líAu-del‡ plus merveilleusement surnaturelle que de faire la connaissance de Golo et de causer avec GeneviËve de Brabant.

La cousine de mon grand-pËre,óma grandítante,óchez qui nous habitions, Ètait la mËre de cette tante LËonie qui, depuis la mort de son mari, mon oncle Octave, níavait plus voulu quitter, díabord Combray, puis ‡ Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit et ne ´descendaitª plus, toujours couchÈe dans un Ètat incertain de chagrin, de dÈbilitÈ physique, de maladie, díidÈe fixe et de dÈvotion. Son appartement particulier donnait sur la rue Saint-Jacques qui aboutissait beaucoup plus loin au Grand-PrÈ (par opposition au Petit-PrÈ, verdoyant au milieu de la ville, entre trois rues), et qui, unie, gris‚tre, avec les trois hautes marches de grËs presque devant chaque porte, semblait comme un dÈfilÈ pratiquÈ par un tailleur díimages gothiques ‡ mÍme la pierre o˘ il e˚t sculptÈ une crËche ou un calvaire. Ma tante níhabitait plus effectivement que deux chambres contiguÎs, restant líaprËs-midi dans líune pendant quíon aÈrait líautre. CíÈtaient de ces chambres de province qui,óde mÍme quíen certains pays des parties entiËres de líair ou de la mer sont illuminÈes ou parfumÈes par des myriades de protozoaires que nous ne voyons pas,ónous enchantent des mille odeurs quíy dÈgagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute une vie secrËte, invisible, surabondante et morale que líatmosphËre y tient en suspens; odeurs naturelles encore, certes, et couleur du temps comme celles de la campagne voisine, me dÈj‡ casaniËres, humaines et renfermÈes, gelÈe exquise industrieuse et limpide de tous les fruits de líannÈe qui ont quittÈ le verger pour líarmoire; saisonniËres, mais mobiliËres et domestiques, corrigeant le piquant de la gelÈe blanche par la douceur du pain chaud, oisives et ponctuelles comme une horloge de village, fl‚neuses et rangÈes, insoucieuses et prÈvoyantes, lingËres, matinales, dÈvotes, heureuses díune paix qui níapporte quíun surcroÓt díanxiÈtÈ et díun prosaÔsme que set de grand rÈservoir de poÈsie ‡ celui qui la traverse sans y avoir vÈcu. Líair y Ètait saturÈ de la fine fleur díun silence si nourricier, si succulent que je ne míy avanÁais quíavec une sorte de gourmandise, surtout par ces premiers matins encore froids de la semaine de P‚ques o˘ je le go˚tais mieux parce que je venais seulement díarriver ‡ Combray: avant que jíentrasse souhaiter le bonjour ‡ ma tante on me faisait attendre un instant, dans la premiËre piËce o˘ le soleil, díhiver encore, Ètait venu se mettre au chaud devant le feu, dÈj‡ allumÈ entre les deux briques et qui badigeonnait toute la chambre díune odeur de suie, en faisait comme un de ces grands ´devants de fourª de campagne, ou de ces manteaux de cheminÈe de ch‚teaux, sous lesquels on souhaite que se dÈclarent dehors la pluie, la neige, mÍme quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la rÈclusion la poÈsie de líhivernage; je faisais quelques pas de prie-Dieu aux fauteuils en velours frappÈ, toujours revÍtus díun appui-tÍte au crochet; et le feu cuisant comme une p‚te les appÈtissantes odeurs dont líair de la chambre Ètait tout grumeleux et quíavait dÈj‡ fait travailler et ´leverª la fraÓcheur humide et ensoleillÈe du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible et palpable g‚teau provincial, un immense ´chaussonª o˘, ‡ peine go˚tÈs les aromes plus croustillants, plus fins, plus rÈputÈs, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papier ‡ ramages, je revenais toujours avec une convoitise inavouÈe míengluer dans líodeur mÈdiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitÈe de couvre-lit ‡ fleurs.

Dans la chambre voisine, jíentendais ma tante qui causait toute seule ‡ mi-voix. Elle ne parlait jamais quíassez bas parce quíelle croyait avoir dans la tÍte quelque chose de cassÈ et de flottant quíelle e˚t dÈplacÈ en parlant trop fort, mais elle ne restait jamais longtemps, mÍme seule, sans dire quelque chose, parce quíelle croyait que cíÈtait salutaire pour sa gorge et quíen empÍchant le sang de síy arrÍter, cela rendrait moins frÈquents les Ètouffements et les angoisses dont elle souffrait; puis, dans líinertie absolu o˘ elle vivait, elle prÍtait ‡ ses moindres sensations une importance extraordinaire; elle les douait díune motilitÈ qui lui rendait difficile de les garder pour elle, et ‡ dÈfaut de confident ‡ qui les communiquer, elle se les annonÁait ‡ elle-mÍme, en un perpÈtuel monologue qui Ètait sa seule forme díactivitÈ. Malheureusement, ayant pris líhabitude de penser tout haut, elle ne faisait pas toujours attention ‡ ce quíil níy e˚t personne dans la chambre voisine, et je líentendais souvent se dire ‡ elle-mÍme: ´Il faut que je me rappelle bien que je níai pas dormiª (car ne jamais dormir Ètait sa grande prÈtention dont notre langage ‡ tous gardait le respect et la trace: le matin FranÁoise ne venait pas ´líÈveillerª, mais ´entraitª chez elle; quand ma tante voulait faire un somme dans la journÈe, on disait quíelle voulait ´rÈflÈchirª ou ´reposerª; et quand il lui arrivait de síoublier en causant jusquí‡ dire: ´Ce qui mía rÈveillÈeª ou ´jíai rÍvÈ queª, elle rougissait et se reprenait au plus vite).

Au bout díun moment, jíentrais líembrasser; FranÁoise faisait infuser son thÈ; ou, si ma tante se sentait agitÈe, elle demandait ‡ la place sa tisane et cíÈtais moi qui Ètais chargÈ de faire tomber du sac de pharmacie dans une assiette la quantitÈ de tilleul quíil fallait mettre ensuite dans líeau bouillante. Le dessÈchement des tiges les avait incurvÈes en un capricieux treillage dans les entrelacs duquel síouvraient les fleurs p‚les, comme si un peintre les e˚t arrangÈes, les e˚t fait poser de la faÁon la plus ornementale. Les feuilles, ayant perdu ou changÈ leur aspect, avaient líair des choses les impossible disparates, díune aile transparente de mouche, de líenvers blanc díune Ètiquette, díun pÈtale de rose, mais qui eussent ÈtÈ empilÈes, concassÈes ou tressÈes comme dans la confection díun nid. Mille petits dÈtails inutiles,ócharmante prodigalitÈ du pharmacien,óquíon e˚t supprimÈs dans une prÈparation factice, me donnaient, comme un livre o˘ on síÈmerveille de rencontrer le nom díune personne de connaissance, le plaisir de comprendre que cíÈtait bien des tiges de vrais tilleuls, comme ceux que je voyais avenue de la Gare, modifiÈes, justement parce que cíÈtaient non des doubles, mais elles-mÍme et quíelles avaient vieilli. Et chaque caractËre nouveau níy Ètant que la mÈtamorphose díun caractËre ancien, dans de petites boules grises je reconnaissais les boutons verts qui ne sont pas venus ‡ terme; mais surtout líÈclat rose, lunaire et doux qui faisait se dÈtacher les fleurs dans la forÍt fragile des tiges o˘ elles Ètaient suspendues comme de petites roses díor,ósigne, comme la lueur qui rÈvËle encore sur une muraille la place díune fresque effacÈe, de la diffÈrence entre les parties de líarbre qui avaient ÈtÈ ´en couleurª et celles qui ne líavaient pas ÈtÈóme montrait que ces pÈtales Ètaient bien ceux qui avant de fleurir le sac de pharmacie avaient embaumÈ les soirs de printemps. Cette flamme rose de cierge, cíÈtait leur couleur encore, mais ‡ demi Èteinte et assoupie dans cette vie diminuÈe quíÈtait la leur maintenant et qui est comme le crÈpuscule des fleurs. BientÙt ma tante pouvait tremper dan líinfusion bouillante dont elle savourait le go˚t de feuille morte ou de fleur fanÈe une petite madeleine dont elle me tendait un morceau quand il Ètait suffisamment amolli.

Díun cÙtÈ de son lit Ètait une grande commode jaune en bois de citronnier et une table qui tenait ‡ la fois de líofficine et du maÓtre-autel, o˘, au-dessus díune statuette de la Vierge et díune bouteille de Vichy-CÈlestins, on trouvait des livres de messe et des ordonnances de mÈdicaments, tous ce quíil fallait pour suivre de son lit les offices et son rÈgime, pour ne manquer líheure ni de la pepsine, ni des VÍpres. De líautre cÙtÈ, son lit longeait la fenÍtre, elle avait la rue sous les yeux et y lisait du matin au soir, pour se dÈsennuyer, ‡ la faÁon des princes persans, la chronique quotidienne mais immÈmoriale de Combray, quíelle commentait en-suite avec FranÁoise.

Je níÈtais pas avec ma tante depuis cinq minutes, quíelle me renvoyait par peur que je la fatigue. Elle tendait ‡ mes lËvres son triste front p‚le et fade sur lequel, ‡ cette heure matinale, elle níavait pas encore arrangÈ ses faux cheveux, et o˘ les vertËbres transparaissaient comme les pointes díune couronne díÈpines ou les grains díun rosaire, et elle me disait: ´Allons, mon pauvre enfant, va-tíen, va te prÈparer pour la messe; et si en bas tu rencontres FranÁoise, dis-lui de ne pas síamuser trop longtemps avec vous, quíelle monte bientÙt voir si je níai besoin de rien.ª

FranÁoise, en effet, qui Ètait depuis des annÈes a son service et ne se doutait pas alors quíelle entrerait un jour tout ‡ fait au nÙtre dÈlaissait un peu ma tante pendant les mois o˘ nous Ètions l‡. Il y avait eu dans mon enfance, avant que nous allions ‡ Combray, quand ma tante LÈonie passait encore líhiver ‡ Paris chez sa mËre, un temps o˘ je connaissais si peu FranÁoise que, le 1er janvier, avant díentrer chez ma grandítante, ma mËre me mettait dans la main une piËce de cinq francs et me disait: ´Surtout ne te trompe pas de personne. Attends pour donner que tu míentendes dire: ´Bonjour FranÁoiseª; en mÍme temps je te toucherai lÈgËrement le bras. A peine arrivions-nous dans líobscure antichambre de ma tante que nous apercevions dans líombre, sous les tuyaux díun bonnet Èblouissant, raide et fragile comme síil avait ÈtÈ de sucre filÈ, les remous concentriques díun sourire de reconnaissance anticipÈ. CíÈtait FranÁoise, immobile et debout dans líencadrement de la petite porte du corridor comme une statue de sainte dans sa niche. Quand on Ètait un peu habituÈ ‡ ces tÈnËbres de chapelle, on distinguait sur son visage líamour dÈsintÈressÈ de líhumanitÈ, le respect attendri pour les hautes classes quíexaltait dans les meilleures rÈgions de son cúur líespoir des Ètrennes. Maman me pinÁait le bras avec violence et disait díune voix forte: ´Bonjour FranÁoise.ª A ce signal mes doigts síouvraient et je l‚chais la piËce qui trouvait pour la recevoir une main confuse, mais tendue. Mais depuis que nous allions ‡ Combray je ne connaissais personne mieux que FranÁoise; nous Ètions ses prÈfÈrÈs, elle avait pour nous, au moins pendant les premiËres annÈes, avec autant de considÈration que pour ma tante, un go˚t plus vif, parce que nous ajoutions, au prestige de faire partie de la famille (elle avait pour les liens invisibles que noue entre les membres díune famille la circulation díun mÍme sang, autant de respect quíun tragique grec), le charme de níÍtre pas ses maÓtres habituels. Aussi, avec quelle joie elle nous recevait, nous plaignant de níavoir pas encore plus beau temps, le jour de notre arrivÈe, la veille de P‚ques, o˘ souvent il faisait un vent glacial, quand maman lui demandait des nouvelles de sa fille et de ses neveux, si son petit-fils Ètait gentil, ce quíon comptait faire de lui, síil ressemblerait ‡ sa grandímËre.

Et quand il níy avait plus de monde l‡, maman qui savait que FranÁoise pleurait encore ses parents morts depuis des annÈes, lui parlait díeux avec douceur, lui demandait mille dÈtails sur ce quíavait ÈtÈ leur vie.

Elle avait devinÈ que FranÁoise níaimait pas son gendre et quíil lui g‚tait le plaisir quíelle avait ‡ Ítre avec sa fille, avec qui elle ne causait pas aussi librement quand il Ètait l‡. Aussi, quand FranÁoise allait les voir, ‡ quelques lieues de Combray, maman lui disait en souriant: ´Níest-ce pas FranÁoise, si Julien a ÈtÈ obligÈ de síabsenter et si vous avez Margeurite ‡ vous toute seule pour toute la journÈe, vous serez dÈsolÈe, mais vous vous ferez une raison?ª Et FranÁoise disait en riant: ´Madame sait tout; madame est pire que les rayons X (elle disait x avec une difficultÈ affectÈe et un sourire pour se railler elle-mÍme, ignorante, díemployer ce terme savant), quíon a fait venir pour Mme Octave et qui voient ce que vous avez dans le cúurª, et disparaissait, confuse quíon síoccup‚t díelle, peut-Ítre pour quíon ne la vÓt pas pleurer; maman Ètait la premiËre personne qui lui donn‚t cette douce Èmotion de sentir que sa vie, ses bonheurs, ses chagrins de paysanne pouvaient prÈsenter de líintÈrÍt, Ítre un motif de joie ou de tristesse pour une autre quíelle-mÍme. Ma tante se rÈsignait ‡ se priver un peu díelle pendant notre sÈjour, sachant combien ma mËre apprÈciait le service de cette bonne si intelligente et active, qui Ètait aussi belle dËs cinq heures du matin dans sa cuisine, sous son bonnet dont le tuyautage Èclatant et fixe avait líair díÍtre en biscuit, que pour aller ‡ la grandímesse; qui faisait tout bien, travaillant comme un cheval, quíelle f˚t bien portante ou non, mais sans bruit, sans avoir líair de rien faire, la seule des bonnes de ma tante qui, quand maman demandait de líeau chaude ou du cafÈ noir, les apportait vraiment bouillants; elle Ètait un de ces serviteurs qui, dans une maison, sont ‡ la fois ceux qui dÈplaisent le plus au premier abord ‡ un Ètranger, peut-Ítre parce quíils ne prennent pas la peine de faire sa conquÍte et níont pas pour lui de prÈvenance, sachant trËs bien quíils níont aucun besoin de lui, quíon cesserait de le recevoir plutÙt que de les renvoyer; et qui sont en revanche ceux ‡ qui tiennent le plus les maÓtres qui ont ÈprouvÈ leur capacitÈs rÈelles, et ne se soucient pas de cet agrÈment superficiel, de ce bavardage servile qui fait favorablement impression ‡ un visiteur, mais qui recouvre souvent une inÈducable nullitÈ.

Quand FranÁoise, aprËs avoir veillÈ ‡ ce que mes parents eussent tout ce quíil leur fallait, remontait une premiËre fois chez ma tante pour lui donner sa pepsine et lui demander ce quíelle prendrait pour dÈjeuner, il Ètait bien rare quíil ne fall˚t pas donner dÈj‡ son avis ou fournir des explications sur quelque ÈvÈnement díimportance:

ó´FranÁoise, imaginez-vous que Mme Goupil est passÈe plus díun quart díheure en retard pour aller chercher sa súur; pour peu quíelle síattarde sur son chemin cela ne me surprendrait point quíelle arrive aprËs líÈlÈvation.ª

ó´HÈ! il níy aurait rien díÈtonnantª, rÈpondait FranÁoise.

ó´FranÁoise, vous seriez venue cing minutes plus tÙt, vous auriez vu passer Mme Imbert qui tenait des asperges deux fois grosses comme celles de la mËre Callot; t‚chez donc de savoir par sa bonne o˘ elle les a eues. Vous qui, cette annÈe, nous mettez des asperges ‡ toutes les sauces, vous auriez pu en prendre de pareilles pour nos voyageurs.ª

ó´Il níy aurait rien díÈtonnant quíelles viennent de chez M. le CurȪ, disait FranÁoise.

ó´Ah! je vous crois bien, ma pauvre FranÁoise, rÈpondait ma tante en haussant les Èpaules, chez M. le CurÈ! Vous savez bien quíil ne fait pousser que de petites mÈchantes asperges de rien. Je vous dis que celles-l‡ Ètaient grosses comme le bras. Pas comme le vÙtre, bien s˚r, mais comme mon pauvre bras qui a encore tant maigri cette annÈe.ª

ó´FranÁoise, vous níavez pas entendu ce carillon qui mía cassÈ la tÍte?ª

ó´Non, madame Octave.ª

ó´Ah! ma pauvre fille, il faut que vous líayez solide votre tÍte, vous pouvez remercier le Bon Dieu. CíÈtait la Maguelone qui Ètait venue chercher le docteur Piperaud. Il est ressorti tout de suite avec elle et ils ont tournÈ par la rue de líOiseau. Il faut quíil y ait quelque enfant de malade.ª

ó´Eh! l‡, mon Dieuª, soupirait FranÁoise, qui ne pouvait pas entendre parler díun malheur arrivÈ ‡ un inconnu, mÍme dans une partie du monde ÈloignÈe, sans commencer ‡ gÈmir.

ó´FranÁoise, mais pour qui donc a-t-on sonnÈ la cloche des morts? Ah! mon Dieu, ce sera pour Mme Rousseau. Voil‡-t-il pas que jíavais oubliÈ quíelle a passÈ líautre nuit. Ah! il est temps que le Bon Dieu me rappelle, je ne sais plus ce que jíai fait de ma tÍte depuis la mort de mon pauvre Octave. Mais je vous fais perdre votre temps, ma fille.ª

ó´Mais non, madame Octave, mon temps níest pas si cher; celui qui lía fait ne nous lía pas vendu. Je vas seulement voir si mon feu ne síÈteint pas.ª

Ainsi FranÁoise et ma tante apprÈciaient-elles ensemble au cours de cette sÈance matinale, les premiers ÈvÈnements du jour. Mais quelquefois ces ÈvÈnements revÍtaient un caractËre si mystÈrieux et si grave que ma tante sentait quíelle ne pourrait pas attendre le moment