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  • 1873
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“Qui sait, monsieur?” repondit Mr. Fogg, et il rentra dans son wagon, aussi froid que d’habitude.

La, le gentleman commenca par rassurer Mrs. Aouda, lui disant que les fanfarons n’etaient jamais a craindre. Puis il pria Fix de lui servir de temoin dans la rencontre qui allait avoir lieu. Fix ne pouvait refuser, et Phileas Fogg reprit tranquillement son jeu interrompu, en jouant pique avec un calme parfait.

A onze heures, le sifflet de la locomotive annonca l’approche de la station de Plum-Creek. Mr. Fogg se leva, et, suivi de Fix, il se rendit sur la passerelle. Passepartout l’accompagnait, portant une paire de revolvers. Mrs. Aouda etait restee dans le wagon, pale comme une morte.

En ce moment, la porte de l’autre wagon s’ouvrit, et le colonel Proctor apparut egalement sur la passerelle, suivi de son temoin, un Yankee de sa trempe. Mais a l’instant ou les deux adversaires allaient descendre sur la voie, le conducteur accourut et leur cria:

“On ne descend pas, messieurs.”

“Et pourquoi?” demanda le colonel.

“Nous avons vingt minutes de retard, et le train ne s’arrete pas.”

“Mais je dois me battre avec monsieur.”

“Je le regrette,” repondit l’employe, “mais nous repartons immediatement. Voici la cloche qui sonne!”

La cloche sonnait, en effet, et le train se remit en route.

“Je suis vraiment desole,” messieurs, “dit alors le conducteur. En toute autre circonstance, j’aurai pu vous obliger. Mais, apres tout, puisque vous n’avez pas eu le temps de vous battre ici, qui vous empeche de vous battre en route?”

“Cela ne conviendra peut-etre pas a monsieur!” dit le colonel Proctor d’un air goguenard.

“Cela me convient parfaitement,” repondit Phileas Fogg.

“Allons, decidement, nous sommes en Amerique!” pensa Passepartout, et le conducteur de train est un gentleman du meilleur monde!”

Et ce disant il suivit son maitre.

Les deux adversaires, leurs temoins, precedes du conducteur, se rendirent, en passant d’un wagon a l’autre, a l’arriere du train. Le dernier wagon n’etait occupe que par une dizaine de voyageurs. Le conducteur leur demanda s’ils voulaient bien, pour quelques instants, laisser la place libre a deux gentlemen qui avaient une affaire d’honneur a vider.

Comment donc! Mais les voyageurs etaient trop heureux de pouvoir etre agreables aux deux gentlemen, et ils se retirerent sur les passerelles.

Ce wagon, long d’une cinquantaine de pieds, se pretait tres convenablement a la circonstance. Les deux adversaires pouvaient marcher l’un sur l’autre entre les banquettes et s’arquebuser a leur aise. Jamais duel ne fut plus facile a regler. Mr. Fogg et le colonel Proctor, munis chacun de deux revolvers a six coups, entrerent dans le wagon. Leurs temoins, restes en dehors, les y enfermerent.

Au premier coup de sifflet de la locomotive, ils devaient commencer le feu… Puis, apres un laps de deux minutes, on retirerait du wagon ce qui resterait des deux gentlemen.

Rien de plus simple en verite. C’etait meme si simple, que Fix et Passepartout sentaient leur coeur battre a se briser.

On attendait donc le coup de sifflet convenu, quand soudain des cris sauvages retentirent. Des detonations les accompagnerent, mais elles ne venaient point du wagon reserve aux duellistes. Ces detonations se prolongeaient, au contraire, jusqu’a l’avant et sur toute la ligne du train. Des cris de frayeur se faisaient entendre a l’interieur du convoi.

Le colonel Proctor et Mr. Fogg, revolver au poing, sortirent aussitot du wagon et se precipiterent vers l’avant, ou retentissaient plus bruyamment les detonations et les cris.

Ils avaient compris que le train etait attaque par une bande de Sioux.

Ces hardis Indiens n’en etaient pas a leur coup d’essai, et plus d’une fois deja ils avaient arrete les convois. Suivant leur habitude, sans attendre l’arret du train, s’elancant sur les marchepieds au nombre d’une centaine, ils avaient escalade les wagons comme fait un clown d’un cheval au galop.

Ces Sioux etaient munis de fusils. De la les detonations auxquelles les voyageurs, presque tous armes, ripostaient par des coups de revolver. Tout d’abord, les Indiens s’etaient precipites sur la machine. Le mecanicien et le chauffeur avaient ete a demi assommes a coups de casse-tete. Un chef sioux, voulant arreter le train, mais ne sachant pas manoeuvrer la manette du regulateur, avait largement ouvert l’introduction de la vapeur au lieu de la fermer, et la locomotive, emportee, courait avec une vitesse effroyable.

En meme temps, les Sioux avaient envahi les wagons, ils couraient comme des singes en fureur sur les imperiales, ils enfoncaient les portieres et luttaient corps a corps avec les voyageurs. Hors du wagon de bagages, force et pille, les colis etaient precipites sur la voie. Cris et coups de feu ne discontinuaient pas.

Cependant les voyageurs se defendaient avec courage. Certains wagons, barricades, soutenaient un siege, comme de veritables forts ambulants, emportes avec une rapidite de cent milles a l’heure.

Des le debut de l’attaque, Mrs. Aouda s’etait courageusement comportee. Le revolver a la main, elle se defendait heroiquement, tirant a travers les vitres brisees, lorsque quelque sauvage se presentait a elle. Une vingtaine de Sioux, frappes a mort, etaient tombes sur la voie, et les roues des wagons ecrasaient comme des vers ceux d’entre eux qui glissaient sur les rails du haut des passerelles. Plusieurs voyageurs, grievement atteints par les balles ou les casse-tete, gisaient sur les banquettes.

Cependant il fallait en finir. Cette lutte durait deja depuis dix minutes, et ne pouvait que se terminer a l’avantage des Sioux, si le train ne s’arretait pas. En effet, la station du fort Kearney n’etait pas a deux milles de distance. La se trouvait un poste americain; mais ce poste passe, entre le fort Kearney et la station suivante les Sioux seraient les maitres du train.

Le conducteur se battait aux cotes de Mr. Fogg, quand une balle le renversa. En tombant, cet homme s’ecria:

“Nous sommes perdus, si le train ne s’arrete pas avant cinq minutes!”

“Il s’arretera!” dit Phileas Fogg, qui voulut s’elancer hors du wagon.

“Restez, monsieur,” lui cria Passepartout. “Cela me regarde!”

Phileas Fogg n’eut pas le temps d’arreter ce courageux garcon, qui, ouvrant une portiere sans etre vu des Indiens, parvint a se glisser sous le wagon. Et alors, tandis que la lutte continuait, pendant que les balles se croisaient au-dessus de sa tete, retrouvant son agilite, sa souplesse de clown, se faufilant sous les wagons, s’accrochant aux chaines, s’aidant du levier des freins et des longerons des chassis, rampant d’une voiture a l’autre avec une adresse merveilleuse, il gagna ainsi l’avant du train. Il n’avait pas ete vu, il n’avait pu l’etre.

La, suspendu d’une main entre le wagon des bagages et le tender, de l’autre il decrocha les chaines de surete; mais par suite de la traction operee, il n’aurait jamais pu parvenir a devisser la barre d’attelage, si une secousse que la machine eprouva n’eut fait sauter cette barre, et le train, detache, resta peu a peu en arriere, tandis que la locomotive s’enfuyait avec une nouvelle vitesse.

Emporte par la force acquise, le train roula encore pendant quelques minutes, mais les freins furent manoeuvres a l’interieur des wagons, et le convoi s’arreta enfin, a moins de cent pas de la station de Kearney.

La, les soldats du fort, attires par les coups de feu, accoururent en hate. Les Sioux ne les avaient pas attendus, et, avant l’arret complet du train, toute la bande avait decampe.

Mais quand les voyageurs se compterent sur le quai de la station, ils reconnurent que plusieurs manquaient a l’appel, et entre autres le courageux Francais dont le devouement venait de les sauver.

XXX

DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT TOUT SIMPLEMENT SON DEVOIR

Trois voyageurs, Passepartout compris, avaient disparu. Avaient-ils ete tues dans la lutte? Etaient-ils prisonniers des Sioux? On ne pouvait encore le savoir.

Les blesses etaient assez nombreux, mais on reconnut qu’aucun n’etait atteint mortellement. Un des plus grievement frappe, c’etait le colonel Proctor, qui s’etait bravement battu, et qu’une balle a l’aine avait renverse. Il fut transporte a la gare avec d’autres voyageurs, dont l’etat reclamait des soins immediats.

Mrs. Aouda etait sauve. Phileas Fogg, qui ne s’etait pas epargne, n’avait pas une egratignure. Fix etait blesse au bras, blessure sans importance. Mais Passepartout manquait, et des larmes coulaient des yeux de la jeune femme.

Cependant tous les voyageurs avaient quitte le train. Les roues des wagons etaient tachees de sang. Aux moyeux et aux rayons pendaient d’informes lambeaux de chair. On voyait a perte de vue sur la plaine blanche de longues trainees rouges. Les derniers Indiens disparaissaient alors dans le sud, du cote de Republican-river.

Mr. Fogg, les bras croises, restait immobile. Il avait une grave decision a prendre. Mrs. Aouda, pres de lui, le regardait sans prononcer une parole…Il comprit ce regard. Si son serviteur etait prisonnier, ne devait-il pas tout risquer pour l’arracher aux Indiens?…

“Je le retrouverai mort ou vivant,” dit-il simplement a Mrs. Aouda.

“Ah! monsieur… monsieur Fogg!” s’ecria la jeune femme, en saisissant les mains de son compagnon qu’elle couvrit de larmes.

“Vivant!” ajouta Mr. Fogg, “si nous ne perdons pas une minute!”

Par cette resolution, Phileas Fogg se sacrifiait tout entier. Il venait de prononcer sa ruine. Un seul jour de retard lui faisait manquer le paquebot a New York. Son pari etait irrevocablement perdu. Mais devant cette pensee: C’est mon devoir! il n’avait pas hesite.

Le capitaine commandant le fort Kearney etait la. Ses soldats — une centaine d’hommes environ — s’etaient mis sur la defensive pour le cas ou les Sioux auraient dirige une attaque directe contre la gare.

“Monsieur,” dit Mr. Fogg au capitaine, “trois voyageurs ont disparu.”

“Morts?” demanda le capitaine.

“Morts ou prisonniers,” repondit Phileas Fogg. “La est une incertitude qu’il faut faire cesser. Votre intention est-elle de poursuivre les Sioux?”

“Cela est grave, monsieur,” dit le capitaine. “Ces Indiens peuvent fuir jusqu’au-dela de l’Arkansas! Je ne saurais abandonner le fort qui m’est confie.”

“Monsieur,” reprit Phileas Fogg, “il s’agit de la vie de trois hommes.”

“Sans doute… mais puis-je risquer la vie de cinquante pour en sauver trois?”

“Je ne sais si vous le pouvez, monsieur, mais vous le devez.”

“Monsieur,” repondit le capitaine, “personne ici n’a a m’apprendre quel est mon devoir.”

“Soit,” dit froidement Phileas Fogg. “J’irai seul!”

“Vous, monsieur!” s’ecria Fix, qui s’etait approche, “aller seul a la poursuite des Indiens!”

“Voulez-vous donc que je laisse perir ce malheureux, a qui tout ce qui est vivant ici doit la vie? J’irai.”

“Eh bien, non, vous n’irez pas seul!” s’ecria le capitaine, emu malgre lui. “Non! Vous etes un brave coeur!… Trente hommes de bonne volonte!” ajouta-t-il en se tournant vers ses soldats.

Toute la compagnie s’avanca en masse. Le capitaine n’eut qu’a choisir parmi ces braves gens. Trente soldats furent designes, et un vieux sergent se mit a leur tete.

“Merci, capitaine! dit Mr. Fogg.

“Vous me permettrez de vous accompagner?” demanda Fix au gentleman.

“Vous ferez comme il vous plaira,” monsieur, lui repondit Phileas Fogg. “Mais si vous voulez me rendre service, vous resterez pres de Mrs. Aouda. Au cas ou il m’arriverait malheur…”

Une paleur subite envahit la figure de l’inspecteur de police. Se separer de l’homme qu’il avait suivi pas a pas et avec tant de persistance! Le laisser s’aventurer ainsi dans ce desert! Fix regarda attentivement le gentleman, et, quoi qu’il en eut, malgre ses preventions, en depit du combat qui se livrait en lui, il baissa les yeux devant ce regard calme et franc.

“Je resterai”, dit-il.

Quelques instants apres, Mr. Fogg avait serre la main de la jeune femme; puis, apres lui avoir remis son precieux sac de voyage, il partait avec le sergent et sa petite troupe.

Mais avant de partir, il avait dit aux soldats:

“Mes amis, il y a mille livres pour vous si nous sauvons les prisonniers!”

Il etait alors midi et quelques minutes.

Mrs. Aouda s’etait retiree dans une chambre de la gare, et la, seule, elle attendait, songeant a Phileas Fogg, a cette generosite simple et grande, a ce tranquille courage. Mr. Fogg avait sacrifie sa fortune, et maintenant il jouait sa vie, tout cela sans hesitation, par devoir, sans phrases. Phileas Fogg etait un heros a ses yeux.

L’inspecteur Fix, lui, ne pensait pas ainsi, et il ne pouvait contenir son agitation. Il se promenait febrilement sur le quai de la gare. Un moment subjugue, il redevenait lui-meme. Fogg parti, il comprenait la sottise qu’il avait faite de le laisser partir. Quoi! cet homme qu’il venait de suivre autour du monde, il avait consenti a s’en separer! Sa nature reprenait le dessus, il s’incriminait, il s’accusait, il se traitait comme s’il eut ete le directeur de la police metropolitaine, admonestant un agent pris en flagrant delit de naivete.

“J’ai ete inepte!” pensait-il. “L’autre lui aura appris qui j’etais! Il est parti, il ne reviendra pas! Ou le reprendre maintenant? Mais comment ai-je pu me laisser fasciner ainsi, moi, Fix, moi, qui ai en poche son ordre d’arrestation! Decidement je ne suis qu’une bete!”

Ainsi raisonnait l’inspecteur de police, tandis que les heures s’ecoulaient si lentement a son gre. Il ne savait que faire. Quelquefois, il avait envie de tout dire a Mrs. Aouda. Mais il comprenait comment il serait recu par la jeune femme. Quel parti prendre? Il etait tente de s’en aller a travers les longues plaines blanches, a la poursuite de ce Fogg! Il ne lui semblait pas impossible de le retrouver. Les pas du detachement etaient encore imprimes sur la neige!… Mais bientot, sous une couche nouvelle, toute empreinte s’effaca.

Alors le decouragement prit Fix. Il eprouva comme une insurmontable envie d’abandonner la partie. Or, precisement, cette occasion de quitter la station de Kearney et de poursuivre ce voyage, si fecond en deconvenues, lui fut offerte.

En effet, vers deux heures apres midi, pendant que la neige tombait a gros flocons, on entendit de longs sifflets qui venaient de l’est. Une enorme ombre, precedee d’une lueur fauve, s’avancait lentement, considerablement grandie par les brumes, qui lui donnaient un aspect fantastique.

Cependant on n’attendait encore aucun train venant de l’est. Les secours reclames par le telegraphe ne pouvaient arriver sitot, et le train d’Omaha a San Francisco ne devait passer que le lendemain. — On fut bientot fixe.

Cette locomotive qui marchait a petite vapeur, en jetant de grands coups de sifflet, c’etait celle qui, apres avoir ete detachee du train, avait continue sa route avec une si effrayante vitesse, emportant le chauffeur et le mecanicien inanimes. Elle avait couru sur les rails pendant plusieurs milles; puis, le feu avait baisse, faute de combustible; la vapeur s’etait detendue, et une heure apres, ralentissant peu a peu sa marche, la machine s’arretait enfin a vingt milles au-dela de la station de Kearney.

Ni le mecanicien ni le chauffeur n’avaient succombe, et, apres un evanouissement assez prolonge, ils etaient revenus a eux.

La machine etait alors arretee. Quand il se vit dans le desert, la locomotive seule, n’ayant plus de wagons a sa suite, le mecanicien comprit ce qui s’etait passe. Comment la locomotive avait ete detachee du train, il ne put le deviner, mais il n’etait pas douteux, pour lui, que le train, reste en arriere, se trouvat en detresse. Le mecanicien n’hesita pas sur ce qu’il devait faire. Continuer la route dans la direction d’Omaha etait prudent; retourner vers le train, que les Indiens pillaient peut-etre encore, etait dangereux…

N’importe! Des pelletees de charbon et de bois furent engouffrees dans le foyer de sa chaudiere, le feu se ranima, la pression monta de nouveau, et, vers deux heures apres midi, la machine revenait en arriere vers la station de Kearney. C’etait elle qui sifflait dans la brume.

Ce fut une grande satisfaction pour les voyageurs, quand ils virent la locomotive se mettre en tete du train. Ils allaient pouvoir continuer ce voyage si malheureusement interrompu.

A l’arrivee de la machine, Mrs. Aouda avait quitte la gare, et s’adressant au conducteur:

“Vous allez partir?” lui demanda-t-elle.

“A l’instant, madame.”

“Mais ces prisonniers… nos malheureux compagnons…”

“Je ne puis interrompre le service,” repondit le conducteur. “Nous avons deja trois heures de retard.”

“Et quand passera l’autre train venant de San Francisco?”

“Demain soir, madame.”

“Demain soir! mais il sera trop tard. Il faut attendre…” .

“C’est impossible,” repondit le conducteur. “Si vous voulez partir, montez en voiture.”

“Je ne partirai pas,” repondit la jeune femme. Fix avait entendu cette conversation. Quelques instants auparavant, quand tout moyen de locomotion lui manquait, il etait decide a quitter Kearney, et maintenant que le train etait la, pret a s’elancer, qu’il n’avait plus qu’a reprendre sa place dans le wagon, une irresistible force le rattachait au sol. Ce quai de la gare lui brulait les pieds, et il ne pouvait s’en arracher. Le combat recommencait en lui. La colere de l’insucces l’etouffait. Il voulait lutter jusqu’au bout.

Cependant les voyageurs et quelques blesses — entre autres le colonel Proctor, dont l’etat etait grave — avaient pris place dans les wagons. On entendait les bourdonnements de la chaudiere surchauffee, et la vapeur s’echappait par les soupapes. Le mecanicien siffla, le train se mit en marche, et disparut bientot, melant sa fumee blanche au tourbillon des neiges.

L’inspecteur Fix etait reste.

Quelques heures s’ecoulerent. Le temps etait fort mauvais, le froid tres vif. Fix, assis sur un banc dans la gare, restait immobile. On eut pu croire qu’il dormait. Mrs. Aouda, malgre la rafale, quittait a chaque instant la chambre qui avait ete mise a sa disposition. Elle venait a l’extremite du quai, cherchant a voir a travers la tempete de neige, voulant percer cette brume qui reduisait l’horizon autour d’elle, ecoutant si quelque bruit se ferait entendre. Mais rien. Elle rentrait alors, toute transie, pour revenir quelques moments plus tard, et toujours inutilement.

Le soir se fit. Le petit detachement n’etait pas de retour. Ou etait-il en ce moment? Avait-il pu rejoindre les Indiens? Y avait-il eu lutte, ou ces soldats, perdus dans la brume, erraient-ils au hasard? Le capitaine du fort Kearney etait tres inquiet, bien qu’il ne voulut rien laisser paraitre de son inquietude.

La nuit vint, la neige tomba moins abondamment, mais l’intensite du froid s’accrut. Le regard le plus intrepide n’eut pas considere sans epouvante cette obscure immensite. Un absolu silence regnait sur la plaine. Ni le vol d’un oiseau, ni la passee d’un fauve n’en troublait le calme infini.

Pendant toute cette nuit, Mrs. Aouda, l’esprit plein de pressentiments sinistres, le coeur rempli d’angoisses, erra sur la lisiere de la prairie. Son imagination l’emportait au loin et lui montrait mille dangers. Ce qu’elle souffrit pendant ces longues heures ne saurait s’exprimer.

Fix etait toujours immobile a la meme place, mais, lui non plus, il ne dormait pas. A un certain moment, un homme s’etait approche, lui avait parle meme, mais l’agent l’avait renvoye, apres repondu a ses paroles par un signe negatif.

La nuit s’ecoula ainsi. A l’aube, le disque a demi eteint du soleil se leva sur un horizon embrume. Cependant la portee du regard pouvait s’etendre a une distance de deux milles. C’etait vers le sud que Phileas Fogg et le detachement s’etaient diriges.. Le sud etait absolument desert. Il etait alors sept heures du matin.

Le capitaine, extremement soucieux, ne savait quel parti prendre. Devait-il envoyer un second detachement au secours du premier? Devait-il sacrifier de nouveaux hommes avec si peu de chances de sauver ceux qui etaient sacrifies tout d’abord? Mais son hesitation ne dura pas, et d’un geste, appelant un de ses lieutenants, il lui donnait l’ordre de pousser une reconnaissance dans le sud –, quand des coups de feu eclaterent. Etait-ce un signal? Les soldats se jeterent hors du fort, et a un demi-mille ils apercurent une petite troupe qui revenait en bon ordre.

Mr. Fogg marchait en tete, et pres de lui Passepartout et les deux autres voyageurs, arraches aux mains des Sioux.

Il y avait eu combat a dix milles au sud de Kearney. Peu d’instants avant l’arrivee du detachement, Passepartout et ses deux compagnons luttaient deja contre leurs gardiens, et le Francais en avait assomme trois a coups de poing, quand son maitre et les soldats se precipiterent a leur secours.

Tous, les sauveurs et les sauves, furent accueillis par des cris de joie, et Phileas Fogg distribua aux soldats la prime qu’il leur avait promise, tandis que Passepartout se repetait, non sans quelque raison:

“Decidement, il faut avouer que je coute cher a mon maitre!”

Fix, sans prononcer une parole, regardait Mr. Fogg, et il eut ete difficile d’analyser les impressions qui se combattaient alors en lui. Quant a Mrs. Aouda, elle avait pris la main du gentleman, et elle la serrait dans les siennes, sans pouvoir prononcer une parole!

Cependant Passepartout, des son arrivee, avait cherche le train dans la gare. Il croyait le trouver la, pret a filer sur Omaha, et il esperait que l’on pourrait encore regagner le temps perdu.

“Le train, le train!” s’ecria-t-il.

“Parti,” repondit Fix.

“Et le train suivant, quand passera-t-il?” demanda Phileas Fogg.

“Ce soir seulement.”

“Ah!” repondit simplement l’impassible gentleman.

XXXI

DANS LEQUEL L’INSPECTEUR FIX PREND TRES SERIEUSEMENT LES INTERETS DE PHILEAS FOGG

Phileas Fogg se trouvait en retard de vingt heures. Passepartout, la cause involontaire de ce retard, etait desespere. Il avait decidement ruine son maitre!

En ce moment, l’inspecteur s’approcha de Mr. Fogg, et, le regardant bien en face:

“Tres serieusement, monsieur, lui demanda-t-il, vous etes presse?”

“Tres serieusement,” repondit Phileas Fogg.

“J’insiste,” reprit Fix. “Vous avez bien interet a etre a New York le 11, avant neuf heures du soir, heure du depart du paquebot de Liverpool?”

“Un interet majeur.”

“Et si votre voyage n’eut pas ete interrompu par cette attaque d’Indiens, vous seriez arrive a New York le 11, des le matin?”

“Oui, avec douze heures d’avance sur le paquebot.”

“Bien. Vous avez donc vingt heures de retard. Entre vingt et douze, l’ecart est de huit. C’est huit heures a regagner. Voulez-vous tenter de le faire?”

“A pied?” demanda Mr. Fogg.

“Non, en traineau,” repondit Fix, “en traineau a voiles. Un homme m’a propose ce moyen de transport.”

C’etait l’homme qui avait parle a l’inspecteur de police pendant la nuit, et dont Fix avait refuse l’offre. Phileas Fogg ne repondit pas a Fix; mais Fix lui ayant montre l’homme en question qui se promenait devant la gare, le gentleman alla a lui.

Un instant apres, Phileas Fogg et cet Americain, nomme Mudge, entraient dans une hutte construite au bas du fort Kearney. La, Mr. Fogg examina un assez singulier vehicule, sorte de chassis, etabli sur deux longues poutres, un peu relevees a l’avant comme les semelles d’un traineau, et sur lequel cinq ou six personnes pouvaient prendre place. Au tiers du chassis, sur l’avant, se dressait un mat tres eleve, sur lequel s’enverguait une immense brigantine. Ce mat, solidement retenu par des haubans metalliques, tendait un etai de fer qui servait a guinder un foc de grande dimension. A l’arriere, une sorte de gouvernail-godille permettait de diriger l’appareil.

C’etait, on le voit, un traineau gree en sloop. Pendant l’hiver, sur la plaine glacee, lorsque les trains sont arretes par les neiges, ces vehicules font des traversees extremement rapides d’une station a l’autre. Ils sont, d’ailleurs, prodigieusement voiles — plus voiles meme que ne peut l’etre un cotre de course, expose a chavirer –, et, vent arriere, ils glissent a la surface des prairies avec une rapidite egale, sinon superieure, a celle des express.

En quelques instants, un marche fut conclu entre Mr. Fogg et le patron de cette embarcation de terre. Le vent etait bon. Il soufflait de l’ouest en grande brise. La neige etait durcie, et Mudge se faisait fort de conduire Mr. Fogg en quelques heures a la station d’Omaha. La, les trains sont frequents et les voies nombreuses, qui conduisent a Chicago et a New York. Il n’etait pas impossible que le retard fut regagne. Il n’y avait donc pas a hesiter a tenter l’aventure.

Mr. Fogg, ne voulant pas exposer Mrs. Aouda aux tortures d’une traversee en plein air, par ce froid que la vitesse rendrait plus insupportable encore, lui proposa de rester sous la garde de Passepartout a la station de Kearney. L’honnete garcon se chargerait de ramener la jeune femme en Europe par une route meilleure et dans des conditions plus acceptables.

Mrs. Aouda refusa de se separer de Mr. Fogg, et Passepartout se sentit tres heureux de cette determination. En effet, pour rien au monde il n’eut voulu quitter son maitre, puisque Fix devait l’accompagner.

Quant a ce que pensait alors l’inspecteur de police ce serait difficile a dire. Sa conviction avait-elle ete ebranlee par le retour de Phileas Fogg, ou bien le tenait-il pour un coquin extremement fort, qui, son tour du monde accompli, devait croire qu’il serait absolument en surete en Angleterre? Peut-etre l’opinion de Fix touchant Phileas Fogg etait-elle en effet modifiee. Mais il n’en etait pas moins decide a faire son devoir et, plus impatient que tous, a presser de tout son pouvoir le retour en Angleterre.

A huit heures, le traineau etait pret a partir. Les voyageurs — on serait tente de dire les passagers — y prenaient place et se serraient etroitement dans leurs couvertures de voyage. Les deux immenses voiles etaient hissees, et, sous l’impulsion du vent, le vehicule filait sur la neige durcie avec une rapidite de quarante milles a l’heure.

La distance qui separe le fort Kearney d’Omaha est, en droite ligne — a vol d’abeille, comme disent les Americains –, de deux cents milles au plus. Si le vent tenait, en cinq heures cette distance pouvait etre franchie. Si aucun incident ne se produisait, a une heure apres midi le traineau devait avoir atteint Omaha.

Quelle traversee! Les voyageurs, presses les uns contre les autres, ne pouvaient se parler. Le froid, accru par la vitesse, leur eut coupe la parole. Le traineau glissait aussi legerement a la surface de la plaine qu’une embarcation a la surface des eaux –, avec la houle en moins. Quand la brise arrivait en rasant la terre, il semblait que le traineau fut enleve du sol par ses voiles, vastes ailes d’une immense envergure. Mudge, au gouvernail se maintenait dans la ligne droite, et, d’un coup de godille il rectifiait les embardees que l’appareil tendait a faire. Toute la toile portait. Le foc avait ete perque et n’etait plus abrite par la brigantine. Un mat de hune fut guinde, et une fleche, tendue au vent, ajouta sa puissance d’impulsion a celle des autres voiles. On ne pouvait l’estimer, mathematiquement, mais certainement la vitesse du traineau ne devait pas etre moindre de quarante milles a l’heure.

“Si rien ne casse,” dit Mudge, “nous arriverons!”

Et Mudge avait interet a arriver dans le delai convenu, car Mr. Fogg, fidele a son systeme, l’avait alleche par une forte prime.

La prairie, que le traineau coupait en ligne droite, etait plate comme une mer. On eut dit un immense etang glace. Le rail-road qui desservait cette partie du territoire remontait, du sud-ouest au nord-ouest, par Grand-Island, Columbus, ville importante du Nebraska, Schuyler, Fremont, puis Omaha. Il suivait pendant tout son parcours la rive droite de Platte-river. Le traineau, abregeant cette route, prenait la corde de l’arc decrit par le chemin de fer. Mudge ne pouvait craindre d’etre arrete par la Platte-river, a ce petit coude qu’elle fait en avant de Fremont, puisque ses eaux etaient glacees. Le chemin etait donc entierement debarrasse d’obstacles, et Phileas Fogg n’avait donc que deux circonstances a redouter: une avarie a l’appareil, un changement ou une tombee du vent.

Mais la brise ne mollissait pas. Au contraire. Elle soufflait a courber le mat, que les haubans de fer maintenaient solidement. Ces filins metalliques, semblables aux cordes d’un instrument, resonnaient comme si un archet eut provoque leurs vibrations. Le traineau s’enlevait au milieu d’une harmonie plaintive, d’une intensite toute particuliere.

“Ces cordes donnent la quinte et l’octave”, dit Mr. Fogg.

Et ce furent les seules paroles qu’il prononca pendant cette traversee. Mrs. Aouda, soigneusement empaquetee dans les fourrures et les couvertures de voyage, etait, autant que possible, preservee des atteintes du froid.

Quant a Passepartout, la face rouge comme le disque solaire quand il se couche dans les brumes, il humait cet air piquant. Avec le fond d’imperturbable confiance qu’il possedait, il s’etait repris a esperer. Au lieu d’arriver le matin a New York, on y arriverait le soir, mais il y avait encore quelques chances pour que ce fut avant le depart du paquebot de Liverpool.

Passepartout avait meme eprouve une forte envie de serrer la main de son allie Fix. Il n’oubliait pas que c’etait l’inspecteur lui-meme qui avait procure le traineau a voiles, et, par consequent, le seul moyen qu’il y eut de gagner Omaha en temps utile. Mais, par on ne sait quel pressentiment, il se tint dans sa reserve accoutumee.

En tout cas, une chose que Passepartout n’oublierait jamais, c’etait le sacrifice que Mr. Fogg avait fait, sans hesiter, pour l’arracher aux mains des Sioux. A cela, Mr. Fogg avait risque sa fortune et sa vie… Non! son serviteur ne l’oublierait pas!

Pendant que chacun des voyageurs se laissait aller a des reflexions si diverses, le traineau volait sur l’immense tapis de neige. S’il passait quelques creeks, affluents ou sous-affluents de la Little-Blue-river, on ne s’en apercevait pas. Les champs et les cours d’eau disparaissaient sous une blancheur uniforme. La plaine etait absolument deserte. Comprise entre l’Union Pacific Road et l’embranchement qui doit reunir Kearney a Saint-Joseph, elle formait comme une grande ile inhabitee. Pas un village, pas une station, pas meme un fort. De temps en temps, on voyait passer comme un eclair quelque arbre grimacant, dont le blanc squelette se tordait sous la brise. Parfois, des bandes d’oiseaux sauvages s’enlevaient du meme vol. Parfois aussi, quelques loups de prairies, en troupes ombreuses, maigres, affames, pousses par un besoin feroce, luttaient de vitesse avec le traineau. Alors Passepartout, le revolver a la main, se tenait pret a faire feu sur les plus rapproches. Si quelque accident eut alors arrete le traineau, les voyageurs, attaques par ces feroces carnassiers, auraient couru les plus grands risques. Mais le traineau tenait bon, il ne tardait pas a prendre de l’avance, et bientot toute la bande hurlante restait en arriere.

A midi, Mudge reconnut a quelques indices qu’il passait le cours glace de la Platte-river. Il ne dit rien, mais il etait deja sur que, vingt milles plus loin, il aurait atteint la station d’Omaha.

Et, en effet, il n’etait pas une heure, que ce guide habile, abandonnant la barre, se precipitait aux drisses des voiles et les amenait en bande, pendant que le traineau, emporte par son irresistible elan, franchissait encore un demi-mille a sec de toile.

Enfin il s’arreta, et Mudge, montrant un amas de toits blancs de neige, disait:

“Nous sommes arrives.”

Arrives! Arrives, en effet, a cette station qui, par des trains nombreux, est quotidiennement en communication avec l’est des Etats-Unis!

Passepartout et Fix avaient saute a terre et secouaient leurs membres engourdis. Ils aiderent Mr. Fogg et la jeune femme a descendre du traineau. Phileas Fogg regla genereusement avec Mudge, auquel Passepartout serra la main comme a un ami, et tous se precipiterent vers la gare d’Omaha.

C’est a cette importante cite du Nebraska que s’arrete le chemin de fer du Pacifique proprement dit, qui met le bassin du Mississippi en communication avec le grand ocean. Pour aller d’Omaha a Chicago, le rail-road, sous le nom de “Chicago-Rock-island-road”, court directement dans l’est en desservant cinquante stations.

Un train direct etait pret a partir. Phileas Fogg et ses compagnons n’eurent que le temps de se precipiter dans un wagon. Ils n’avaient rien vu d’Omaha, mais Passepartout s’avoua a lui-meme qu’il n’y avait pas lieu de le regretter, et que ce n’etait pas de voir qu’il s’agissait.

Avec une extreme rapidite, ce train passa dans l’Etat d’Iowa, par Council-Bluffs, Des Moines, Iowa-city. Pendant la nuit, il traversait le Mississippi a Davenport, et par Rock-Island, il entrait dans l’Illinois. Le lendemain, 10, a quatre heures du soir il arrivait a Chicago, deja relevee de ses ruines, et plus fierement assise que jamais sur les bords de son beau lac Michigan.

Neuf cents milles separent Chicago de New York. Les trains ne manquaient pas a Chicago. Mr. Fogg passa immediatement de l’un dans l’autre. La fringante locomotive du “Pittsburg-Fort-Wayne-Chicago-rail-road” partit a toute vitesse, comme si elle eut compris que l’honorable gentleman n’avait pas de temps a perdre. Elle traversa comme un eclair l’Indiana, l’Ohio, la Pennsylvanie, le New Jersey, passant par des villes aux noms antiques, dont quelques-unes avaient des rues et des tramways, mais pas de maisons encore. Enfin l’Hudson apparut, et, le 11 decembre, a onze heures un quart du soir, le train s’arretait dans la gare, sur la rive droite du fleuve, devant le “pier” meme des steamers de la ligne Cunard, autrement dite “British and North American royal mail steam packet Co.”

Le _China_, a destination de Liverpool, etait parti depuis quarante-cinq minutes !

XXXII

DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ENGAGE UNE LUTTE DIRECTE CONTRE LA MAUVAISE CHANCE

En partant, le _China_ semblait avoir emporte avec lui le dernier espoir de Phileas Fogg.

En effet, aucun des autres paquebots qui font le service direct entre l’Amerique et l’Europe, ni les transatlantiques francais, ni les navires du “White-Star-line”, ni les steamers de la Compagnie Imman, ni ceux de la ligne Hambourgeoise, ni autres, ne pouvaient servir les projets du gentleman.

En effet, le _Pereire_, de la Compagnie transatlantique francaise — dont les admirables batiments egalent en vitesse et surpassent en confortable tous ceux des autres lignes, sans exception –, ne partait que le surlendemain, 14 decembre. Et d’ailleurs, de meme que ceux de la Compagnie hambourgeoise, il n’allait pas directement a Liverpool ou a Londres, mais au Havre, et cette traversee supplementaire du Havre a Southampton, en retardant Phileas Fogg, eut annule ses derniers efforts.

Quant aux paquebots Imman, dont l’un, le _City-of-Paris_, mettait en mer le lendemain, il n’y fallait pas songer. Ces navires sont particulierement affectes au transport des emigrants, leurs machines sont faibles, ils naviguent autant a la voile qu’a la vapeur, et leur vitesse est mediocre. Ils employaient a cette traversee de New York a l’Angleterre plus de temps qu’il n’en restait a Mr. Fogg pour gagner son pari.

De tout ceci le gentleman se rendit parfaitement compte en consultant son _Bradshaw_, qui lui donnait, jour par jour, les mouvements de la navigation transoceanienne.

Passepartout etait aneanti. Avoir manque le paquebot de quarante-cinq minutes, cela le tuait. C’etait sa faute a lui, qui, au lieu d’aider son maitre, n’avait cesse de semer des obstacles sur sa route! Et quand il revoyait dans son esprit tous les incidents du voyage, quand il supputait les sommes depensees en pure perte et dans son seul interet, quand il songeait que cet enorme pari, en y joignant les frais considerables de ce voyage devenu inutile, ruinait completement Mr. Fogg, il s’accablait d’injures.

Mr. Fogg ne lui fit, cependant, aucun reproche, et, en quittant le pier des paquebots transatlantiques, il ne dit que ces mots:

“Nous aviserons demain. Venez.”

Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix, Passepartout traverserent l’Hudson dans le Jersey-city-ferry-boat, et monterent dans un fiacre, qui les conduisit a l’hotel Saint-Nicolas, dans Broadway. Des chambres furent mises a leur disposition, et la nuit se passa, courte pour Phileas Fogg, qui dormit d’un sommeil parfait, mais bien longue pour Mrs. Aouda et ses compagnons, auxquels leur agitation ne permit pas de reposer.

Le lendemain, c’etait le 12 decembre. Du 12, sept heures du matin, au 21, huit heures quarante-cinq minutes du soir, il restait neuf jours treize heures et quarante-cinq minutes. Si donc Phileas Fogg fut parti la veille par le _China_, l’un des meilleurs marcheurs de la ligne Cunard, il serait arrive a Liverpool, puis a Londres, dans les delais voulus!

Mr. Fogg quitta l’hotel, seul, apres avoir recommande a son domestique de l’attendre et de prevenir Mrs. Aouda de se tenir prete a tout instant.

Mr. Fogg se rendit aux rives de l’Hudson, et parmi les navires amarres au quai ou ancres dans le fleuve, il rechercha avec soin ceux qui etaient en partance. Plusieurs batiments avaient leur guidon de depart et se preparaient a prendre la mer a la maree du matin, car dans cet immense et admirable port de New York, il n’est pas de jour ou cent navires ne fassent route pour tous les points du monde; mais la plupart etaient des batiments a voiles, et ils ne pouvaient convenir a Phileas Fogg.

Ce gentleman semblait devoir echouer dans sa derniere tentative, quand il apercut, mouille devant la Batterie, a une encablure au plus, un navire de commerce a helice, de formes fines, dont la cheminee, laissant echapper de gros flocons de fumee, indiquait qu’il se preparait a appareiller.

Phileas Fogg hela un canot, s’y embarqua, et, en quelques coups d’aviron, il se trouvait a l’echelle de l’_Henrietta_, steamer a coque de fer, dont tous les hauts etaient en bois.

Le capitaine de l’_Henrietta_ etait a bord. Phileas Fogg monta sur le pont et fit demander le capitaine. Celui-ci se presenta aussitot.

C’etait un homme de cinquante ans, une sorte le loup de mer, un bougon qui ne devait pas etre commode. Gros yeux, teint de cuivre oxyde, cheveux rouges, forte encolure, — rien de l’aspect d’un homme du monde.

“Le capitaine?” demanda Mr. Fogg.

“C’est moi.”

“Je suis Phileas Fogg, de Londres.”

“Et moi, Andrew Speedy, de Cardif.”

“Vous allez partir?…”

“Dans une heure.”

“Vous etes charge pour..?.”

“Bordeaux.”

“Et votre cargaison?”

“Des cailloux dans le ventre. Pas de fret. Je pars sur lest.”

“Vous avez des passagers?”

“Pas de passagers. Jamais de passagers. Marchandise encombrante et raisonnante.”

“Votre navire marche bien?”

“Entre onze et douze noeuds. L’_Henrietta_, bien connue.”

“Voulez-vous me transporter a Liverpool, moi et trois personnes?”

“A Liverpool? Pourquoi pas en Chine?”

“Je dis Liverpool.”

“Non!”

“Non?”

“Non. Je suis en partance pour Bordeaux, et je vais a Bordeaux.”

“N’importe quel prix?”

“N’importe quel prix.”

Le capitaine avait parle d’un ton qui n’admettait pas de replique.

“Mais les armateurs de l’_Henrietta_…” reprit Phileas Fogg.

“Les armateurs, c’est moi,” repondit le capitaine. “Le navire m’appartient.”

“Je vous affrete.”

“Non.”

“Je vous l’achete.”

“Non.”

Phileas Fogg ne sourcilla pas. Cependant la situation etait grave. Il n’en etait pas de New York comme de Hong-Kong, ni du capitaine de l’_Henrietta_ comme du patron de la _Tankadere_. Jusqu’ici l’argent du gentleman avait toujours eu raison des obstacles. Cette fois-ci, l’argent echouait.

Cependant, il fallait trouver le moyen de traverser l’Atlantique en bateau — a moins de le traverser en ballon –, ce qui eut ete fort aventureux, et ce qui, d’ailleurs, n’etait pas realisable.

Il parait, pourtant, que Phileas Fogg eut une idee, car il dit au capitaine:

“Eh bien, voulez-vous me mener a Bordeaux?”

“Non, quand meme vous me paieriez deux cents dollars!”

“Je vous en offre deux mille (10 000 F).”

“Par personne?”

“Par personne.”

“Et vous etes quatre?”

“Quatre.”

Le capitaine Speedy commenca a se gratter le front, comme s’il eut voulu en arracher l’epiderme. Huit mille dollars a gagner, sans modifier son voyage, cela valait bien la peine qu’il mit de cote son antipathie prononcee pour toute espece de passager. Des passagers a deux mille dollars, d’ailleurs, ce ne sont plus des passagers, c’est de la marchandise precieuse.

“Je pars a neuf heures, dit simplement le capitaine Speedy, et si vous et les votres, vous etes la?…”

“A neuf heures, nous serons a bord!” repondit non moins simplement Mr. Fogg.

Il etait huit heures et demie. Debarquer de l’_Henrietta_, monter dans une voiture, se rendre a l’hotel Saint-Nicolas, en ramener Mrs. Aouda, Passepartout, et meme l’inseparable Fix, auquel il offrait gracieusement le passage, cela fut fait par le gentleman avec ce calme qui ne l’abandonnait en aucune circonstance.

Au moment ou l’_Henrietta_ appareillait, tous quatre etaient a bord.

Lorsque Passepartout apprit ce que couterait cette derniere traversee, il poussa un de ces “Oh!” prolonges, qui parcourent tous les intervalles de la gamme chromatique descendante!

Quant a l’inspecteur Fix, il se dit que decidement la Banque d’Angleterre ne sortirait pas indemne de cette affaire. En effet, en arrivant et en admettant que le sieur Fogg n’en jetat pas encore quelques poignees a la mer, plus de sept mille livres (175 000 F) manqueraient au sac a bank-notes!

XXXIII

OU PHILEAS FOGG SE MONTRE A LA HAUTEUR DES CIRCONSTANCES

Une heure apres, le steamer _Henrietta_ depassait le Light-boat qui marque l’entree de l’Hudson, tournait la pointe de Sandy-Hook et donnait en mer. Pendant la journee, il prolongea Long-Island, au large du feu de Fire-Island, et courut rapidement vers l’est.

Le lendemain, 13 decembre, a midi, un homme monta sur la passerelle pour faire le point. Certes, on doit croire que cet homme etait le capitaine Speedy! Pas le moins du monde. C’etait Phileas Fogg. esq.

Quant au capitaine Speedy, il etait tout bonnement enferme a clef dans sa cabine, et poussait des hurlements qui denotaient une colere, bien pardonnable, poussee jusqu’au paroxysme.

Ce qui s’etait passe etait tres simple. Phileas Fogg voulait aller a Liverpool, le capitaine ne voulait pas l’y conduire. Alors Phileas Fogg avait accepte de prendre passage pour Bordeaux, et, depuis trente heures qu’il etait a bord, il avait si bien manoeuvre a coups de bank-notes, que l’equipage, matelots et chauffeurs — equipage un peu interlope, qui etait en assez mauvais termes avec le capitaine –, lui appartenait. Et voila pourquoi Phileas Fogg commandait au lieu et place du capitaine Speedy, pourquoi le capitaine etait enferme dans sa cabine, et pourquoi enfin l’_Henrietta_ se dirigeait vers Liverpool.

Seulement, il etait tres clair, a voir manoeuvrer Mr. Fogg, que Mr. Fogg avait ete marin.

Maintenant, comment finirait l’aventure, on le saurait plus tard. Toutefois, Mrs. Aouda ne laissait pas d’etre inquiete, sans en rien dire. Fix, lui, avait ete abasourdi tout d’abord. Quant a Passepartout, il trouvait la chose tout simplement adorable.

“Entre onze et douze noeuds”, avait dit le capitaine Speedy, et en effet l’_Henrietta_ se maintenait dans cette moyenne de vitesse.

Si donc — que de “si” encore! — si donc la mer ne devenait pas trop mauvaise, si le vent ne sautait pas dans l’est, s’il ne survenait aucune avarie au batiment, aucun accident a la machine, l’_Henrietta_, dans les neuf jours comptes du 12 decembre au 21, pouvait franchir les trois mille milles qui separent New York de Liverpool. Il est vrai qu’une fois arrive, l’affaire de l’_Henrietta_ brochant sur l’affaire de la Banque, cela pouvait mener le gentleman un peu plus loin qu’il ne voudrait.

Pendant les premiers jours, la navigation se fit dans d’excellentes conditions. La mer n’etait pas trop dure; le vent paraissait fixe au nord-est ; les voiles furent etablies, et, sous ses goelettes, l’_Henrietta_ marcha comme un vrai transatlantique.

Passepartout etait enchante. Le dernier exploit de son maitre, dont il ne voulait pas voir les consequences, l’enthousiasmait. Jamais l’equipage n’avait vu un garcon plus gai, plus agile. Il faisait mille amities aux matelots et les etonnait par ses tours de voltige. Il leur prodiguait les meilleurs noms et les boissons les plus attrayantes. Pour lui, ils manoeuvraient comme des gentlemen, et les chauffeurs chauffaient comme des heros. Sa bonne humeur, tres communicative, s’impregnait a tous. Il avait oublie le passe, les ennuis, les perils. Il ne songeait qu’a ce but, si pres d’etre atteint, et parfois il bouillait d’impatience, comme s’il eut ete chauffe par les fourneaux de l’_Henrietta_. Souvent aussi, le digne garcon tournait autour de Fix; il le regardait d’un oeil ” qui en disait long”! mais il ne lui parlait pas, car il n’existait plus aucune intimite entre les deux anciens amis.

D’ailleurs Fix, il faut le dire, n’y comprenait plus rien! La conquete de l’_Henrietta_, l’achat de son equipage, ce Fogg manoeuvrant comme un marin consomme, tout cet ensemble de choses l’etourdissait. Il ne savait plus que penser! Mais, apres tout, un gentleman qui commencait par voler cinquante-cinq mille livres pouvait bien finir par voler un batiment. Et Fix fut naturellement amene a croire que l’_Henrietta_, dirigee par Fogg, n’allait point du tout a Liverpool, mais dans quelque point du monde ou le voleur, devenu pirate, se mettrait tranquillement en surete! Cette hypothese, il faut bien l’avouer, etait on ne peut plus plausible, et le detective commencait a regretter tres serieusement de s’etre embarque dans cette affaire.

Quant au capitaine Speedy, il continuait a hurler dans sa cabine, et Passepartout, charge de pourvoir a sa nourriture, ne le faisait qu’en prenant les plus grandes precautions, quelque vigoureux qu’il fut. Mr. Fogg, lui, n’avait plus meme l’air de se douter qu’il y eut un capitaine a bord.

Le 13, on passe sur la queue du banc de Terre-Neuve. Ce sont la de mauvais parages. Pendant l’hiver surtout, les brumes y sont frequentes, les coups de vent redoutables. Depuis la veille, le barometre, brusquement abaisse, faisait pressentir un changement prochain dans l’atmosphere. En effet, pendant la nuit, la temperature se modifia, le froid devint plus vif, et en meme temps le vent sauta dans le sud-est.

C’etait un contretemps. Mr. Fogg, afin de ne point s’ecarter de sa route, dut serrer ses voiles et forcer de vapeur. Neanmoins, la marche du navire fut ralentie, attendu l’etat de la mer, dont les longues lames brisaient contre son etrave. Il eprouva des mouvements de tangage tres violents, et cela au detriment de sa vitesse. La brise tournait peu a peu a l’ouragan, et l’on prevoyait deja le cas ou l’_Henrietta_ ne pourrait plus se maintenir debout a la lame. Or, s’il fallait fuir, c’etait l’inconnu avec toutes ses mauvaises chances.

Le visage de Passepartout se rembrunit en meme temps que le ciel, et, pendant deux jours, l’honnete garcon eprouva de mortelles transes.

Mais Phileas Fogg etait un marin hardi, qui savait tenir tete a la mer, et il fit toujours route, meme sans se mettre sous petite vapeur. L’_Henrietta_, quand elle ne pouvait s’elever a la lame, passait au travers, et son pont etait balaye en grand, mais elle passait.

Quelquefois aussi l’helice emergeait, battant l’air de ses branches affolees, lorsqu’une montagne d’eau soulevait l’arriere hors des flots, mais le navire allait toujours de l’avant.

Toutefois le vent ne fraichit pas autant qu’on aurait pu le craindre. Ce ne fut pas un de ces ouragans qui passent avec une vitesse de quatre-vingt-dix milles a l’heure. Il se tint au grand frais, mais malheureusement il souffla avec obstination de la partie du sud-est et ne permit pas de faire de la toile. Et cependant, ainsi qu’on va le voir, il eut ete bien utile de venir en aide a la vapeur!

Le 16 decembre, c’etait le soixante quinzieme jour ecoule depuis le depart de Londres. En somme, l’_Henrietta_ n’avait pas encore un retard inquietant. La moitie de la traversee etait a peu pres faite, et les plus mauvais parages avaient ete franchis. En ete, on eut repondu du succes. En hiver, on etait a la merci de la mauvaise saison. Passepartout ne se prononcait pas. Au fond, il avait espoir, et, si le vent faisait defaut, du moins il comptait sur la vapeur. Or, ce jour-la, le mecanicien etant monte sur le pont, rencontra Mr. Fogg et s’entretint assez vivement avec lui.

Sans savoir pourquoi — par un pressentiment sans doute –, Passepartout eprouva comme une vague inquietude. Il eut donne une de ses oreilles pour entendre de l’autre ce qui se disait la. Cependant, il put saisir quelques mots, ceux-ci entre autres, prononces par son maitre:

“Vous etes certain de ce que vous avancez?”

“Certain, monsieur,” repondit le mecanicien. “N’oubliez pas que, depuis notre depart, nous chauffons avec tous nos fourneaux allumes, et si nous avions assez de charbon pour aller a petite vapeur de New York a Bordeaux, nous n’en avons pas assez pour aller a toute vapeur de New York a Liverpool!”

“J’aviserai”, repondit Mr. Fogg.

Passepartout avait compris. Il fut pris d’une inquietude mortelle. Le charbon allait manquer!

“Ah! si mon maitre pare celle-la,” se dit-il, “decidement ce sera un fameux homme!”

Et ayant rencontre Fix, il ne put s’empecher de le mettre au courant de la situation.

“Alors,” lui repondit l’agent les dents serrees, “vous croyez que nous allons a Liverpool!”

“Parbleu!”

“Imbecile!” repondit l’inspecteur, qui s’en alla, haussant les epaules.

Passepartout fut sur le point de relever vertement le qualificatif, dont il ne pouvait d’ailleurs comprendre la vraie signification; mais il se dit que l’infortune Fix devait etre tres desappointe, tres humilie dans son amour-propre, apres avoir si maladroitement suivi une fausse piste autour du monde, et il passa condamnation.

Et maintenant quel parti allait prendre Phileas Fogg? Cela etait difficile a imaginer. Cependant, il parait que le flegmatique gentleman en prit un, car le soir meme il fit venir le mecanicien et lui dit:

“Poussez les feux et faites route jusqu’a complet epuisement du combustible.”

Quelques instants apres, la cheminee de l’_Henrietta_ vomissait des torrents de fumee.

Le navire continua donc de marcher a toute vapeur; mais ainsi qu’il l’avait annonce, deux jours plus tard, le 18, le mecanicien fit savoir que le charbon manquerait dans la journee.

“Que l’on ne laisse pas baisser les feux,” repondit Mr. Fogg. “Au contraire. Que l’on charge les soupapes.”

Ce jour-la, vers midi, apres avoir pris hauteur et calcule la position du navire, Phileas Fogg fit venir Passepartout, et il lui donna l’ordre d’aller chercher le capitaine Speedy. C’etait comme si on eut commande a ce brave garcon d’aller dechainer un tigre, et il descendit dans la dunette, se disant:

“Positivement il sera enrage!”

En effet, quelques minutes plus tard, au milieu de cris et de jurons, une bombe arrivait sur la dunette. Cette bombe, c’etait le capitaine Speedy. Il etait evident qu’elle allait eclater.

“Ou sommes-nous?” telles furent les premieres paroles qu’il prononca au milieu des suffocations de la colere, et certes, pour peu que le digne homme eut ete apoplectique, il n’en serait jamais revenu.

“Ou sommes-nous?” repeta-t-il, la face congestionnee.

“A sept cent soixante-dix milles de Liverpool (300 lieues), repondit Mr. Fogg avec un calme imperturbable.

“Pirate!” s’ecria Andrew Speedy.

“Je vous ai fait venir, monsieur…”

“Ecumeur de mer!”

“…monsieur,” reprit Phileas Fogg, pour vous prier de me vendre votre navire.

“Non! de par tous les diables, non!”

“C’est que je vais etre oblige de le bruler.”

“Bruler mon navire!”

“Oui, du moins dans ses hauts, car nous manquons de combustible.”

“Bruler mon navire! s’ecria le capitaine Speedy, qui ne pouvait meme plus prononcer les syllabes. Un navire qui vaut cinquante mille dollars (250 000 F).”

“En voici soixante mille (300 000 F)!” repondit Phileas Fogg, en offrant au capitaine une liasse de bank-notes.

Cela fit un effet prodigieux sur Andrew Speedy. On n’est pas Americain sans que la vue de soixante mille dollars vous cause une certaine emotion. Le capitaine oublia en un instant sa colere, son emprisonnement, tous ses griefs contre son passager. Son navire avait vingt ans. Cela pouvait devenir une affaire d’or!… La bombe ne pouvait deja plus eclater. Mr. Fogg en avait arrache la meche.

“Et la coque en fer me restera,” dit-il d’un ton singulierement radouci.

“La coque en fer et la machine, monsieur. Est-ce conclu?”

“Conclu.”

Et Andrew Speedy, saisissant la liasse de bank-notes, les compta et les fit disparaitre dans sa poche.

Pendant cette scene, Passepartout etait blanc. Quant a Fix, il faillit avoir un coup de sang. Pres de vingt mille livres depensees, et encore ce Fogg qui abandonnait a son vendeur la coque et la machine, c’est-a-dire presque la valeur totale du navire! Il est vrai que la somme volee a la banque s’elevait a cinquante-cinq mille livres!

Quand Andrew Speedy eut empoche l’argent:

“Monsieur,” lui dit Mr. Fogg, “que tout ceci ne vous etonne pas. Sachez que je perds vingt mille livres, si je ne suis pas rendu a Londres le 21 decembre, a huit heures quarante-cinq du soir. Or, j’avais manque le paquebot de New York, et comme vous refusiez de me conduire a Liverpool…”

“Et j’ai bien fait, par les cinquante mille diables de l’enfer, “s’ecria Andrew Speedy, “puisque j’y gagne au moins quarante mille dollars.”

Puis, plus posement:

“Savez-vous une chose,” ajouta-t-il, “capitaine?…”

“Fogg.”

“Capitaine Fogg, eh bien, il y a du Yankee en vous.”

Et apres avoir fait a son passager ce qu’il croyait etre un compliment, il s’en allait, quand Phileas Fogg lui dit:

“Maintenant ce navire m’appartient?”

“Certes, de la quille a la pomme des mats, pour tout ce qui est bois, s’entend!”

“Bien. Faites demolir les amenagements interieurs et chauffez avec ces debris.”

On juge ce qu’il fallut consommer de ce bois sec pour maintenir la vapeur en suffisante pression. Ce jour-la, la dunette, les rouffles, les cabines, les logements, le faux pont, tout y passa.

Le lendemain, 19 decembre, on brula la mature, les dromes, les esparres. On abattit les mats, on les debita a coups de hache. L’equipage y mettait un zele incroyable. Passepartout, taillant, coupant, sciant, faisait l’ouvrage de dix hommes. C’etait une fureur de demolition.

Le lendemain, 20, les bastingages, les pavois, les oeuvres-mortes, la plus grande partie du pont, furent devores. L’_Henrietta_ n’etait plus qu’un batiment rase comme un ponton.

Mais, ce jour-la, on avait eu connaissance de la cote d’Irlande et du feu de Fastenet.

Toutefois, a dix heures du soir, le navire n’etait encore que par le travers de Queenstown. Phileas Fogg n’avait plus que vingt-quatre heures pour atteindre Londres! Or, c’etait le temps qu’il fallait a l’_Henrietta_ pour gagner Liverpool, — meme en marchant a toute vapeur. Et la vapeur allait manquer enfin a l’audacieux gentleman!

“Monsieur,” lui dit alors le capitaine Speedy, qui avait fini par s’interesser a ses projets, “je vous plains vraiment. Tout est contre vous! Nous ne sommes encore que devant Queenstown.

“Ah!” fit Mr. Fogg, “c’est Queenstown, cette ville dont nous apercevons les feux?”

“Oui.”

“Pouvons-nous entrer dans le port?”

“Pas avant trois heures. A pleine mer seulement.”

“Attendons!” repondit tranquillement Phileas Fogg, sans laisser voir sur son visage que, par une supreme inspiration, il allait tenter de vaincre encore une fois la chance contraire!

En effet, Queenstown est un port de la cote d’Irlande dans lequel les transatlantiques qui viennent des Etats-Unis jettent en passant leur sac aux lettres. Ces lettres sont emportees a Dublin par des express toujours prets a partir. De Dublin elles arrivent a Liverpool par des steamers de grande vitesse, — devancant ainsi de douze heures les marcheurs les plus rapides des compagnies maritimes.

Ces douze heures que gagnait ainsi le courrier d’Amerique, Phileas Fogg pretendait les gagner aussi. Au lieu d’arriver sur l’_Henrietta_, le lendemain soir, a Liverpool, il y serait a midi, et, par consequent, il aurait le temps d’etre a Londres avant huit heures quarante-cinq minutes du soir.

Vers une heure du matin, l’_Henrietta_ entrait a haute mer dans le port de Queenstown, et Phileas Fogg, apres avoir recu une vigoureuse poignee de main du capitaine Speedy, le laissait sur la carcasse rasee de son navire, qui valait encore la moitie de ce qu’il l’avait vendue!

Les passagers debarquerent aussitot. Fix, a ce moment, eut une envie feroce d’arreter le sieur Fogg. Il ne le fit pas, pourtant!

Pourquoi? Quel combat se livrait donc en lui? Etait-il revenu sur le compte de Mr. Fogg? Comprenait-il enfin qu’il s’etait trompe? Toutefois, Fix n’abandonna pas Mr. Fogg. Avec lui, avec Mrs. Aouda, avec Passepartout, qui ne prenait plus le temps de respirer, il montait dans le train de Queenstown a une heure et demi du matin, arrivait a Dublin au jour naissant, et s’embarquait aussitot sur un des steamers — vrais fuseaux d’acier, tout en machine — qui, dedaignant de s’elever a la lame, passent invariablement au travers.

A midi moins vingt, le 21 decembre, Phileas Fogg debarquait enfin sur le quai de Liverpool. Il n’etait plus qu’a six heures de Londres.

Mais a ce moment, Fix s’approcha, lui mit la main sur l’epaule, et, exhibant son mandat:

“Vous etes le sieur Phileas Fogg?” dit-il.

“Oui, monsieur.”

“Au nom de la reine, je vous arrete!”

XXXIV

QUI PROCURE A PASSEPARTOUT L’OCCASION DE FAIRE UN JEU DE MOTS ATROCE, MAIS PEUT-ETRE INEDIT

Phileas Fogg etait en prison. On l’avait enferme dans le poste de Custom-house, la douane de Liverpool, et il devait y passer la nuit en attendant son transferement a Londres.

Au moment de l’arrestation, Passepartout avait voulu se precipiter sur le detective. Des policemen le retinrent. Mrs. Aouda, epouvantee par la brutalite du fait, ne sachant rien, n’y pouvait rien comprendre. Passepartout lui expliqua la situation. Mr. Fogg, cet honnete et courageux gentleman, auquel elle devait la vie, etait arrete comme voleur. La jeune femme protesta contre une telle allegation, son coeur s’indigna, et des pleurs coulerent de ses yeux, quand elle vit qu’elle ne pouvait rien faire, rien tenter, pour sauver son sauveur.

Quant a Fix, il avait arrete le gentleman parce que son devoir lui commandait de l’arreter, fut-il coupable ou non. La justice en deciderait. Mais alors une pensee vint a Passepartout, cette pensee terrible qu’il etait decidement la cause de tout ce malheur! En effet, pourquoi avait il cache cette aventure a Mr. Fogg? Quand Fix avait revele et sa qualite d’inspecteur de police et la mission dont il etait charge, pourquoi avait-il pris sur lui de ne point avertir son maitre?

Celui-ci, prevenu, aurait sans doute donne a Fix des preuves de son innocence ; il lui aurait demontre son erreur ; en tout cas, il n’eut pas vehicule a ses frais et a ses trousses ce malencontreux agent, dont le premier soin avait ete de l’arreter, au moment ou il mettait le pied sur le sol du Royaume-Uni. En songeant a ses fautes, a ses imprudences, le pauvre garcon etait pris d’irresistibles remords. Il pleurait, il faisait peine a voir. Il voulait se briser la tete!

Mrs. Aouda et lui etaient restes, malgre le froid, sous le peristyle de la douane. Ils ne voulaient ni l’un ni l’autre quitter la place. Ils voulaient revoir encore une fois Mr. Fogg.

Quant a ce gentleman, il etait bien et dument ruine, et cela au moment ou il allait atteindre son but. Cette arrestation le perdait sans retour. Arrive a midi moins vingt a Liverpool, le 21 decembre, il avait jusqu’a huit heures quarante-cinq minutes pour se presenter au Reform-Club, soit neuf heures quinze minutes, — et il ne lui en fallait que six pour atteindre Londres.

En ce moment, qui eut penetre dans le poste de la douane eut trouve Mr. Fogg, immobile, assis sur un banc de bois, sans colere, imperturbable. Resigne, on n’eut pu le dire, mais ce dernier coup n’avait pu l’emouvoir, au moins en apparence. S’etait-il forme en lui une de ces rages secretes, terribles parce qu’elles sont contenues, et qui n’eclatent qu’au dernier moment avec une force irresistible? On ne sait. Mais Phileas Fogg etait la, calme, attendant… quoi?

Conservait-il quelque espoir? Croyait-il encore au succes, quand la porte de cette prison etait fermee sur lui?

Quoi qu’il en soit, Mr. Fogg avait soigneusement pose sa montre sur une table et il en regardait les aiguilles marcher. Pas une parole ne s’echappait de ses levres, mais son regard avait une fixite singuliere.

En tout cas, la situation etait terrible, et, pour qui ne pouvait lire dans cette conscience, elle se resumait ainsi:

Honnete homme, Phileas Fogg etait ruine.

Malhonnete homme, il etait pris.

Eut-il alors la pensee de se sauver? Songea-t-il a chercher si ce poste presentait une issue praticable? Pensa-t-il a fuir? On serait tente de le croire, car, a un certain moment, il fit le tour de la chambre. Mais la porte etait solidement fermee et la fenetre garnie de barreaux de fer. Il vint donc se rasseoir, et il tira de son portefeuille l’itineraire du voyage. Sur la ligne qui portait ces mots:

“21 decembre, samedi, Liverpool”, il ajouta:

“80e jour, 11 h 40 du matin”, et il attendit.

Une heure sonna a l’horloge de Custom-house. Mr. Fogg constata que sa montre avancait de deux minutes sur cette horloge.

Deux heures! En admettant qu’il montat en ce moment dans un express, il pouvait encore arriver a Londres et au Reform-Club avant huit heures quarante-cinq du soir. Son front se plissa legerement…

A deux heures trente-trois minutes, un bruit retentit au-dehors, un vacarme de portes qui s’ouvraient. On entendait la voix de Passepartout, on entendait la voix de Fix.

Le regard de Phileas Fogg brilla un instant.

La porte du poste s’ouvrit, et il vit Mrs. Aouda, Passepartout, Fix, qui se precipiterent vers lui.

Fix etait hors d’haleine, les cheveux en desordre… Il ne pouvait parler!

“Monsieur,” balbutia-t-il, “monsieur… pardon… une ressemblance deplorable…. Voleur arrete depuis trois jours… vous… libre!…”

Phileas Fogg etait libre! Il alla au detective. Il le regarda bien en face, et, faisant le seul mouvement rapide qu’il eut jamais fait eut qu’il dut jamais faire de sa vie, il ramena ses deux bras en arriere, puis, avec la precision d’un automate, il frappa de ses deux poings le malheureux inspecteur.

“Bien tape!” s’ecria Passepartout, qui, se permettant un atroce jeu de mots, bien digne d’un Francais, ajouta: “Pardieu voila ce qu’on peut appeler une belle application de poings d’Angleterre!”

Fix, renverse, ne prononca pas un mot. Il n’avait que ce qu’il meritait. Mais aussitot Mr, Fogg, Mrs. Aouda, Passepartout quitterent la douane. Ils se jeterent dans une voiture, et, en quelques minutes, ils arriverent a la gare de Liverpool. Phileas Fogg demanda s’il y avait un express pret a partir pour Londres…

Il etait deux heures quarante… L’express etait parti depuis trente-cinq minutes. Phileas Fogg commanda alors un train special.

Il y avait plusieurs locomotives de grande vitesse en pression; mais, attendu les exigences du service, le train special ne put quitter la gare avant trois heures.

A trois heures, Phileas Fogg, apres avoir dit quelques mots au mecanicien d’une certaine prime a gagner, filait dans la direction de Londres, en compagnie de la jeune femme et de son fidele serviteur.

Il fallait franchir en cinq heures et demie la distance qui separe Liverpool de Londres –, chose tres faisable, quand la voie est libre sur tout le parcours. Mais il y eut des retards forces, et, quand le gentleman arriva a la gare, neuf heures moins dix sonnaient a toutes les horloges de Londres.

Phileas Fogg, apres avoir accompli ce voyage autour du monde, arrivait avec un retard de cinq minutes!…

Il avait perdu.

XXXV

DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE SE FAIT PAS REPETER DEUX FOIS L’ORDRE QUE SON MAITRE LUI DONNE

Le lendemain, les habitants de Saville-row auraient ete bien surpris, si on leur eut affirme que Mr. Fogg avait reintegre son domicile. Portes et fenetres, tout etait clos. Aucun changement ne s’etait produit a l’exterieur.

En effet, apres avoir quitte la gare, Phileas Fogg avait donne a Passepartout l’ordre d’acheter quelques provisions, et il etait rentre dans sa maison.

Ce gentleman avait recu avec son impassibilite habituelle le coup qui le frappait. Ruine! et par la faute de ce maladroit inspecteur de police ! Apres avoir marche d’un pas sur pendant ce long parcours, apres avoir renverse mille obstacles, brave mille dangers, ayant encore trouve le temps de faire quelque bien sur sa route, echouer au port devant un fait brutal, qu’il ne pouvait prevoir, et contre lequel il etait desarme: cela etait terrible! De la somme considerable qu’il avait emportee au depart, il ne lui restait qu’un reliquat insignifiant. Sa fortune ne se composait plus que des vingt mille livres deposees chez Baring freres, et ces vingt mille livres, il les devait a ses collegues du Reform-Club. Apres tant de depenses faites, ce pari gagne ne l’eut pas enrichi sans doute, et il est probable qu’il n’avait pas cherche a s’enrichir — etant de ces hommes qui parient pour l’honneur –, mais ce pari perdu le ruinait totalement. Au surplus, le parti du gentleman etait pris. Il savait ce qui lui restait a faire.

Une chambre de la maison de Saville-row avait ete reservee a Mrs. Aouda. La jeune femme etait desesperee. A certaines paroles prononcees par Mr. Fogg, elle avait compris que celui-ci meditait quelque projet funeste.

On sait, en effet, a quelles deplorables extremites se portent quelquefois ces Anglais monomanes sous la pression d’une idee fixe. Aussi Passepartout, sans en avoir l’air, surveillait-il son maitre.

Mais, tout d’abord, l’honnete garcon etait monte dans sa chambre et avait eteint le bec qui brulait depuis quatre-vingts jours. Il avait trouve dans la boite aux lettres une note de la Compagnie du gaz, et il pensa qu’il etait plus que temps d’arreter ces frais dont il etait responsable.

La nuit se passa. Mr. Fogg s’etait couche, mais avait-il dormi? Quant a Mrs. Aouda, elle ne put prendre un seul instant de repos. Passepartout, lui, avait veille comme un chien a la porte de son maitre.

Le lendemain, Mr. Fogg le fit venir et lui recommanda, en termes fort brefs, de s’occuper du dejeuner de Mrs. Aouda. Pour lui, il se contenterait d’une tasse de the et d’une rotie. Mrs. Aouda voudrait bien l’excuser pour le dejeuner et le diner, car tout son temps etait consacre a mettre ordre a ses affaires. Il ne descendrait pas. Le soir seulement, il demanderait a Mrs. Aouda la permission de l’entretenir pendant quelques instants.

Passepartout, ayant communication du programme de la journee, n’avait plus qu’a s’y conformer. Il regardait son maitre toujours impassible, et il ne pouvait se decider a quitter sa chambre. Son coeur etait gros, sa conscience bourrelee de remords, car il s’accusait plus que jamais de cet irreparable desastre. Oui! s’il eut prevenu Mr. Fogg, s’il lui eut devoile les projets de l’agent Fix, Mr. Fogg n’aurait certainement pas traine l’agent Fix jusqu’a Liverpool, et alors…

Passepartout ne put plus y tenir. “Mon maitre! monsieur Fogg! s’ecria-t-il, maudissez-moi. C’est par ma faute que…”

“Je n’accuse personne,” repondit Phileas Fogg du ton le plus calme. “Allez.”

Passepartout quitta la chambre et vint trouver la jeune femme, a laquelle il fit connaitre les intentions de son maitre. “Madame,” ajouta-t-il, “je ne puis rien par moi-meme, rien! Je n’ai aucune influence sur l’esprit de mon maitre. Vous, peut-etre…”

“Quelle influence aurais-je,” repondit Mrs. Aouda. “Mr. Fogg n’en subit aucune! A-t-il jamais compris que ma reconnaissance pour lui etait prete a deborder! A-t-il jamais lu dans mon coeur!… Mon ami, il ne faudra pas le quitter, pas un seul instant. Vous dites qu’il a manifeste l’intention de me parler ce soir?”

“Oui, madame. Il s’agit sans doute de sauvegarder votre situation en Angleterre.”

“Attendons”, repondit la jeune femme, qui demeura toute pensive.

Ainsi, pendant cette journee du dimanche, la maison de Saville-row fut comme si elle eut ete inhabitee, et, pour la premiere fois depuis qu’il demeurait dans cette maison, Phileas Fogg n’alla pas a son club, quand onze heures et demie sonnerent a la tour du Parlement.

Et pourquoi ce gentleman se fut-il presente au Reform-Club? Ses collegues ne l’y attendaient plus. Puisque, la veille au soir, a cette date fatale du samedi 21 decembre, a huit heures quarante-cinq, Phileas Fogg n’avait pas paru dans le salon du Reform-Club, son pari etait perdu. Il n’etait meme pas necessaire qu’il allat chez son banquier pour y prendre cette somme de vingt mille livres. Ses adversaires avaient entre les mains un cheque signe de lui, et il suffisait d’une simple ecriture a passer chez Baring freres, pour que les vingt mille livres fussent portees a leur credit.

Mr. Fogg n’avait donc pas a sortir, et il ne sortit pas. Il demeura dans sa chambre et mit ordre a ses affaires. Passepartout ne cessa de monter et de descendre l’escalier de la maison de Saville-row. Les heures ne marchaient pas pour ce pauvre garcon. Il ecoutait a la porte de la chambre de son maitre, et, ce faisant, il ne pensait pas commettre la moindre indiscretion! Il regardait par le trou de la serrure, et il s’imaginait avoir ce droit! Passepartout redoutait a chaque instant quelque catastrophe. Parfois, il songeait a Fix, mais un revirement s’etait fait dans son esprit. Il n’en voulait plus a l’inspecteur de police. Fix s’etait trompe comme tout le monde a l’egard de Phileas Fogg, et, en le filant, en l’arretant, il n’avait fait que son devoir, tandis que lui… Cette pensee l’accablait, et il se tenait pour le dernier des miserables.

Quand, enfin, Passepartout se trouvait trop malheureux d’etre seul, il frappait a la porte de Mrs. Aouda, il entrait dans sa chambre, il s’asseyait dans un coin sans mot dire, et il regardait la jeune femme toujours pensive.

Vers sept heures et demie du soir, Mr. Fogg fit demander a Mrs. Aouda si elle pouvait le recevoir, et quelques instants apres, la jeune femme et lui etaient seuls dans cette chambre.

Phileas Fogg prit une chaise et s’assit pres de la cheminee, en face de Mrs. Aouda. Son visage ne refletait aucune emotion. Le Fogg du retour etait exactement le Fogg du depart. Meme calme, meme impassibilite.

Il resta sans parler pendant cinq minutes. Puis levant les yeux sur Mrs. Aouda:

“Madame,” dit-il, “me pardonnerez-vous de vous avoir amenee en Angleterre?”

“Moi, monsieur Fogg!…” repondit Mrs. Aouda, en comprimant les battements de son coeur.

“Veuillez me permettre d’achever,” reprit Mr. Fogg. “Lorsque j’eus la pensee de vous entrainer loin de cette contree, devenue si dangereuse pour vous, j’etais riche, et je comptais mettre une partie de ma fortune a votre disposition. Votre existence eut ete heureuse et libre. Maintenant, je suis ruine.”

“Je le sais, monsieur Fogg,” repondit la jeune femme, “et je vous demanderai a mon tour: Me pardonnerez-vous de vous avoir suivi, et — qui sait? — d’avoir peut-etre, en vous retardant, contribue a votre ruine?”

“Madame, vous ne pouviez rester dans l’Inde, et votre salut n’etait assure que si vous vous eloigniez assez pour que ces fanatiques ne pussent vous reprendre.

“Ainsi, monsieur Fogg,” reprit Mrs. Aouda, “non content de m’arracher a une mort horrible, vous vous croyiez encore oblige d’assurer ma position a l’etranger?”

“Oui, madame,” repondit Fogg, “mais les evenements ont tourne contre moi. Cependant, du peu qui me reste, je vous demande la permission de disposer en votre faveur.”

“Mais, vous, monsieur Fogg, que deviendrez-vous?” demanda Mrs. Aouda.

“Moi, madame,” repondit froidement le gentleman, “je n’ai besoin de rien.”

“Mais comment, monsieur, envisagez-vous donc le sort qui vous attend?”

“Comme il convient de le faire,” repondit Mr. Fogg.

“En tout cas,” reprit Mrs. Aouda, “la misere ne saurait atteindre un homme tel que vous. Vos amis…”

“Je n’ai point d’amis, madame.”

“Vos parents…”

“Je n’ai plus de parents.”

“Je vous plains alors, monsieur Fogg, car l’isolement est une triste chose. Quoi! pas un coeur pour y verser vos peines. On dit cependant qu’a deux la misere elle-meme est supportable encore!”

“On le dit, madame.”

“Monsieur Fogg,” dit alors Mrs. Aouda, qui se leva et tendit sa main au gentleman, “voulez-vous a la fois d’une parente et d’une amie? Voulez-vous de moi pour votre femme?”

Mr. Fogg, a cette parole, s’etait leve a son tour. Il y avait comme un reflet inaccoutume dans ses yeux, comme un tremblement sur ses levres. Mrs. Aouda le regardait. La sincerite, la droiture, la fermete et la douceur de ce beau regard d’une noble femme qui ose tout pour sauver celui auquel elle doit tout, l’etonnerent d’abord, puis le penetrerent. Il ferma les yeux un instant, comme pour eviter que ce regard ne s’enfoncat plus avant… Quand il les rouvrit:

“Je vous aime!” dit-il simplement. “Oui, en verite, par tout ce qu’il y a de plus sacre au monde, je vous aime, et je suis tout a vous!”

“Ah!…” s’ecria Mrs. Aouda, en portant la main a son coeur.

Passepartout fut sonne. Il arriva aussitot. Mr. Fogg tenait encore dans sa main la main de Mrs. Aouda. Passepartout comprit, et sa large face rayonna comme le soleil au zenith des regions tropicales.

Mr. Fogg lui demanda s’il ne serait pas trop tard pour aller prevenir le reverend Samuel Wilson, de la paroisse de Mary-le-Bone.

Passepartout sourit de son meilleur sourire.

“Jamais trop tard”, dit-il.

Il n’etait que huit heures cinq.

“Ce serait pour demain, lundi!” dit-il.

“Pour demain lundi?” demanda Mr. Fogg en regardant la jeune femme.

“Pour demain lundi!” repondit Mrs. Aouda. Passepartout sortit, tout courant.

XXXVI

DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT DE NOUVEAU PRIME SUR LE MARCHE

Il est temps de dire ici quel revirement de l’opinion s’etait produit dans le Royaume-Uni, quand on apprit l’arrestation du vrai voleur de la Banque un certain James Strand — qui avait eu lieu le 17 decembre, a Edimbourg.

Trois jours avant, Phileas Fogg etait un criminel que la police poursuivait a outrance, et maintenant c’etait le plus honnete gentleman, qui accomplissait mathematiquement son excentrique voyage autour du monde.

Quel effet, quel bruit dans les journaux! Tous les parieurs pour ou contre, qui avaient deja oublie cette affaire, ressusciterent comme par magie. Toutes les transactions redevenaient valables. Tous les engagements revivaient, et, il faut le dire, les paris reprirent avec une nouvelle energie. Le nom de Phileas Fogg fit de nouveau prime sur le marche.

Les cinq collegues du gentleman, au Reform-Club, passerent ces trois jours dans une certaine inquietude. Ce Phileas Fogg qu’ils avaient oublie reparaissait a leurs yeux! Ou etait-il en ce moment? Le 17 decembre –, jour ou James Strand fut arrete –, il y avait soixante-seize jours que Phileas Fogg etait parti, et pas une nouvelle de lui! Avait-il succombe? Avait-il renonce a la lutte, ou continuait il sa marche suivant l’itineraire convenu? Et le samedi 21 decembre, a huit heures quarante-cinq du soir, allait-il apparaitre, comme le dieu de l’exactitude, sur le seuil du salon du Reform-Club?

Il faut renoncer a peindre l’anxiete dans laquelle, pendant trois jours, vecut tout ce monde de la societe anglaise. On lanca des depeches en Amerique, en Asie, pour avoir des nouvelles de Phileas Fogg! On envoya matin et soir observer la maison de Saville-row,… Rien. La police elle-meme ne savait plus ce qu’etait devenu le detective Fix, qui s’etait si malencontreusement jete sur une fausse piste. Ce qui n’empecha pas les paris de s’engager de nouveau sur une plus vaste echelle. Phileas Fogg, comme un cheval de course, arrivait au dernier tournant. On ne le cotait plus a cent, mais a vingt, mais a dix, mais a cinq, et le vieux paralytique, Lord Albermale, le prenait, lui, a egalite.

Aussi, le samedi soir, y avait-il foule dans Pall-Mall et dans les rues voisines. On eut dit un immense attroupement de courtiers, etablis en permanence aux abords du Reform-Club. La circulation etait empechee. On discutait, on disputait, on criait les cours du “Phileas Fogg”, comme ceux des fonds anglais. Les policemen avaient beaucoup de peine a contenir le populaire, et a mesure que s’avancait l’heure a laquelle devait arriver Phileas Fogg, l’emotion prenait des proportions invraisemblables.

Ce soir-la, les cinq collegues du gentleman etaient reunis depuis neuf heures dans le grand salon du Reform-Club. Les deux banquiers, John Sullivan et Samuel Fallentin, l’ingenieur Andrew Stuart, Gauthier Ralph, administrateur de la Banque d’Angleterre, le brasseur Thomas Flanagan, tous attendaient avec anxiete.

Au moment ou l’horloge du grand salon marqua huit heures vingt-cinq, Andrew Stuart, se levant, dit:

“Messieurs, dans vingt minutes, le delai convenu entre Mr. Phileas Fogg et nous sera expire.”

“A quelle heure est arrive le dernier train de Liverpool?” demanda Thomas Flanagan.

“A sept heures vingt-trois,” repondit Gauthier Ralph, “et le train suivant n’arrive qu’a minuit dix.”

“Eh bien, messieurs,” reprit Andrew Stuart, “si Phileas Fogg etait arrive par le train de sept heures vingt-trois, il serait deja ici. Nous pouvons donc considerer le pari comme gagne.”

“Attendons, ne nous prononcons pas,” repondit Samuel Fallentin. “Vous voyez que notre collegue est un excentrique de premier ordre. Son exactitude en tout est bien connue. Il n’arrive jamais ni trop tard ni trop tot, et il apparaitrait ici a la derniere minute, que je n’en serais pas autrement surpris.”

“Et moi,” dit Andrew Stuart, “qui etait, comme toujours, tres nerveux, je le verrais je n’y croirais pas.”

“En effet,” reprit Thomas Flanagan, “le projet de Phileas Fogg etait insense. Quelle que fut son exactitude, il ne pouvait empecher des retards inevitables de se produire, et un retard de deux ou trois jours seulement suffisait a compromettre son voyage.”

“Vous remarquerez, d’ailleurs,” ajouta John Sullivan, que nous n’avons recu aucune nouvelle de notre collegue et cependant, les fils telegraphiques ne manquaient pas sur son itineraire.”

“Il a perdu, messieurs,” reprit Andrew Stuart, “il a cent fois perdu!”

“Vous savez, d’ailleurs, que le _China_ — le seul paquebot de New York qu’il put prendre pour venir a Liverpool en temps utile — est arrive hier. Or, voici la liste des passagers, publiee par la _Shipping Gazette_, et le nom de Phileas Fogg n’y figure pas. En admettant les chances les plus favorables, notre collegue est a peine en Amerique!”

J’estime a vingt jours, au moins, le retard qu’il subira sur la date convenue, et le vieux Lord Albermale en sera, lui aussi, pour ses cinq mille livres!”

“C’est evident,” repondit Gauthier Ralph, “et demain nous n’aurons qu’a presenter chez Baring freres le cheque de Mr. Fogg.”

En ce moment l’horloge du salon sonna huit heures quarante.

“Encore cinq minutes”, dit Andrew Stuart.

Les cinq collegues se regardaient. On peut croire que les battements de leur coeur avaient subi une legere acceleration, car enfin, meme pour de beaux joueurs, la partie etait forte! Mais ils n’en voulaient rien laisser paraitre, car, sur la proposition de Samuel Fallentin, ils prirent place a une table de jeu.

“Je ne donnerais pas ma part de quatre mille livres dans le pari,” dit Andrew Stuart en s’asseyant, “quand meme on m’en offrirait trois mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf!”

L’aiguille marquait, en ce moment, huit heures quarante-deux minutes.

Les joueurs avaient pris les cartes, mais, a chaque instant, leur regard se fixait sur l’horloge. On peut affirmer que, quelle que fut leur securite, jamais minutes ne leur avaient paru si longues!

“Huit heures quarante-trois”, dit Thomas Flanagan, en coupant le jeu que lui presentait Gauthier Ralph.

Puis un moment de silence se fit. Le vaste salon du club etait tranquille. Mais, au-dehors, on entendait le brouhaha de la foule, que dominaient parfois des cris aigus. Le balancier de l’horloge battait la seconde avec une regularite mathematique. Chaque joueur pouvait compter les divisions sexagesimales qui frappaient son oreille.

“Huit heures quarante-quatre!” dit John Sullivan d’une voix dans laquelle on sentait une emotion involontaire.

Plus qu’une minute, et le pari etait gagne. Andrew Stuart et ses collegues ne jouaient plus. Ils avaient abandonne les cartes! Ils comptaient les secondes!

A la quarantieme seconde, rien. A la cinquantieme, rien encore!

A la cinquante-cinquieme, on entendit comme un tonnerre au-dehors, des applaudissements, des hurrahs, et meme des imprecations, qui se propagerent dans un roulement continu.

Les joueurs se leverent.

A la cinquante-septieme seconde, la porte du salon s’ouvrit, et le balancier n’avait pas battu la soixantieme seconde, que Phileas Fogg apparaissait, suivi d’une foule en delire qui avait force l’entree du club, et de sa voix calme:

“Me voici, messieurs”, disait-il.

XXXVII

DANS LEQUEL IL EST PROUVE QUE PHILEAS FOGG N’A RIEN GAGNE A FAIRE CE TOUR DU MONDE, SI CE N’EST LE BONHEUR

Oui! Phileas Fogg en personne.

On se rappelle qu’a huit heures cinq du soir — vingt-cinq heures environ apres l’arrivee des voyageurs a Londres –, Passepartout avait ete charge par son maitre de prevenir le