This page contains affiliate links. As Amazon Associates we earn from qualifying purchases.
Writer:
Language:
Forms:
Genre:
Published:
  • 1873
Collection:
Buy it on Amazon Listen via Audible FREE Audible 30 days

savait trop que penser, mais Passepartout lui avait un peu explique l’excentrique personnalite de son maitre. Il lui avait appris quelle gageure entrainait ce gentleman autour du monde. Mrs. Aouda avait souri; mais apres tout, elle lui devait la vie, et son sauveur ne pouvait perdre a ce qu’elle le vit a travers sa reconnaissance.

Mrs. Aouda confirma le recit que le guide indou avait fait de sa touchante histoire. Elle etait, en effet, de cette race qui tient le premier rang parmi les races indigenes. Plusieurs negociants parsis ont fait de grandes fortunes aux Indes, dans le commerce des cotons. L’un d’eux, Sir James Jejeebhoy, a ete anobli par le gouvernement anglais, et Mrs. Aouda etait parente de ce riche personnage qui habitait Bombay. C’etait meme un cousin de Sir Jejeebhoy, l’honorable Jejeeh, qu’elle comptait rejoindre a Hong-Kong. Trouverait-elle pres de lui refuge et assistance ? Elle ne pouvait l’affirmer. A quoi Mr. Fogg repondait qu’elle n’eut pas a s’inquieter, et que tout s’arrangerait mathematiquement! Ce fut son mot.

La jeune femme comprenait-elle cet horrible adverbe? On ne sait. Toutefois, ses grands yeux se fixaient sur ceux de Mr. Fogg, ses grands yeux “limpides comme les lacs sacres de l’Himalaya”! Mais l’intraitable Fogg, aussi boutonne que jamais, ne semblait point homme a se jeter dans ce lac.

Cette premiere partie de la traversee du _Rangoon_ s’accomplit dans des conditions excellentes. Le temps etait maniable. Toute cette portion de l’immense baie que les marins appellent les “brasses du Bengale” se montra favorable a la marche du paquebot. Le _Rangoon_ eut bientot connaissance du Grand-Andaman, la principale du groupe, que sa pittoresque montagne de Saddle-Peak, haute de deux mille quatre cents pieds, signale de fort loin aux navigateurs.

La cote fut prolongee d’assez pres. Les sauvages Papouas de l’ile ne se montrerent point. Ce sont des etres places au dernier degre de l’echelle humaine, mais dont on fait a tort des anthropophages.

Le developpement panoramique de ces iles etait superbe. D’immenses forets de lataniers, d’arecs, de bambousiers, de muscadiers, de tecks, de gigantesques mimosees, de fougeres arborescentes, couvraient le pays en premier plan, et en arriere se profilait l’elegante silhouette des montagnes. Sur la cote pullulaient par milliers ces precieuses salanganes, dont les nids comestibles forment un mets recherche dans le Celeste Empire. Mais tout ce spectacle varie, offert aux regards par le groupe des Andaman, passa vite, et le _Rangoon_ s’achemina rapidement vers le detroit de Malacca, qui devait lui donner acces dans les mers de la Chine.

Que faisait pendant cette traversee l’inspecteur Fix, si malencontreusement entraine dans un voyage de circumnavigation ? Au depart de Calcutta, apres avoir laisse des instructions pour que le mandat, s’il arrivait enfin, lui fut adresse a Hong-Kong, il avait pu s’embarquer a bord du _Rangoon_ sans avoir ete apercu de Passepartout, et il esperait bien dissimuler sa presence jusqu’a l’arrivee du paquebot. En effet, il lui eut ete difficile d’expliquer pourquoi il se trouvait a bord, sans eveiller les soupcons de Passepartout, qui devait le croire a Bombay. Mais il fut amene a renouer connaissance avec l’honnete garcon par la logique meme des circonstances.

Comment? On va le voir.

Toutes les esperances, tous les desirs de l’inspecteur de police, etaient maintenant concentres sur un unique point du monde, Hong-Kong, car le paquebot s’arretait trop peu de temps a Singapore pour qu’il put operer en cette ville. C’etait donc a Hong-Kong que l’arrestation du voleur devait se faire, ou le voleur lui echappait, pour ainsi dire, sans retour.

En effet, Hong-Kong etait encore une terre anglaise, mais la derniere qui se rencontrat sur le parcours. Au-dela, la Chine, le Japon, l’Amerique offraient un refuge a peu pres assure au sieur Fogg. A Hong-Kong, s’il y trouvait enfin le mandat d’arrestation qui courait evidemment apres lui, Fix arretait Fogg et le remettait entre les mains de la police locale. Nulle difficulte. Mais apres Hong-Kong, un simple mandat d’arrestation ne suffirait plus. Il faudrait un acte d’extradition. De la retards, lenteurs, obstacles de toute nature, dont le coquin profiterait pour echapper definitivement. Si l’operation manquait a Hong-Kong, il serait, sinon impossible, du moins bien difficile, de la reprendre avec quelque chance de succes.

“Donc,” se repetait Fix pendant ces longues heures qu’il passait dans sa cabine, donc, ou le mandat sera a Hong-Kong, et j’arrete mon homme, ou il n’y sera pas, et cette fois il faut a tout prix que je retarde son depart ! J’ai echoue a Bombay, j’ai echoue a Calcutta! Si je manque mon coup a Hong-Kong, je suis perdu de reputation ! Coute que coute, il faut reussir. Mais quel moyen employer pour retarder, si cela est necessaire, le depart de ce maudit Fogg?”

En dernier ressort, Fix etait bien decide a tout avouer a Passepartout, a lui faire connaitre ce maitre qu’il servait et dont il n’etait certainement pas le complice. Passepartout, eclaire par cette revelation, devant craindre d’etre compromis, se rangerait sans doute a lui, Fix. Mais enfin c’etait un moyen hasardeux, qui ne pouvait etre employe qu’a defaut de tout autre. Un mot de Passepartout a son maitre eut suffi a compromettre irrevocablement l’affaire.

L’inspecteur de police etait donc extremement embarrasse, quand la presence de Mrs. Aouda a bord du _Rangoon_, en compagnie de Phileas Fogg, lui ouvrit de nouvelles perspectives.

Quelle etait cette femme? Quel concours de circonstances en avait fait la compagne de Fogg? C’etait evidemment entre Bombay et Calcutta que la rencontre avait eu lieu. Mais en quel point de la peninsule? Etait-ce le hasard qui avait reuni Phileas Fogg et la jeune voyageuse? Ce voyage a travers l’Inde, au contraire, n’avait-il pas ete entrepris par ce gentleman dans le but de rejoindre cette charmante personne? car elle etait charmante! Fix l’avait bien vu dans la salle d’audience du tribunal de Calcutta.

On comprend a quel point l’agent devait etre intrigue. Il se demanda s’il n’y avait pas dans cette affaire quelque criminel enlevement. Oui! cela devait etre! Cette idee s’incrusta dans le cerveau de Fix, et il reconnut tout le parti qu’il pouvait tirer de cette circonstance. Que cette jeune femme fut mariee ou non, il y avait enlevement, et il etait possible, a Hong-Kong, de susciter au ravisseur des embarras tels, qu’il ne put s’en tirer a prix d’argent.

Mais il ne fallait pas attendre l’arrivee du _Rangoon_ a Hong-Kong. Ce Fogg avait la detestable habitude de sauter d’un bateau dans un autre, et, avant que l’affaire fut entamee, il pouvait etre deja loin.

L’important etait donc de prevenir les autorites anglaises et de signaler le passage du _Rangoon_ avant son debarquement. Or, rien n’etait plus facile, puisque le paquebot faisait escale a Singapore, et que Singapore est reliee a la cote chinoise par un fil telegraphique.

Toutefois, avant d’agir et pour operer plus surement, Fix resolut d’interroger Passepartout. Il savait qu’il n’etait pas tres difficile de faire parler ce garcon, et il se decida a rompre l’incognito qu’il avait garde jusqu’alors. Or, il n’y avait pas de temps a perdre. On etait au 30 octobre, et le lendemain meme le _Rangoon_ devait relacher a Singapore.

Donc, ce jour-la, Fix, sortant de sa cabine, monta sur le pont, dans l’intention d’aborder Passepartout “le premier” avec les marques de la plus extreme surprise. Passepartout se promenait a l’avant, quand l’inspecteur se precipita vers lui, s’ecriant:

“Vous, sur le _Rangoon_!”

“Monsieur Fix a bord!” repondit Passepartout, absolument surpris, en reconnaissant son compagnon de traversee du _Mongolia_. Quoi! je vous laisse a Bombay, et je vous retrouve sur la route de Hong-Kong! Mais vous faites donc, vous aussi, le tour du monde?”

“Non, non,” repondit Fix, “et je compte m’arreter a Hong-Kong, au moins quelques jours.”

“Ah!” dit Passepartout, qui parut un instant etonne. “Mais comment ne vous ai-je pas apercu a bord depuis notre depart de Calcutta?”

“Ma foi, un malaise… un peu de mal de mer… Je suis reste couche dans ma cabine… Le golfe du Bengale ne me reussit pas aussi bien que l’ocean Indien. Et votre maitre, Mr. Phileas Fogg?”

“En parfaite sante, et aussi ponctuel que son itineraire! Pas un jour de retard ! Ah ! monsieur Fix, vous ne savez pas cela, vous, mais nous avons aussi une jeune dame avec nous.

“Une jeune dame?” repondit l’agent, qui avait parfaitement l’air de ne pas comprendre ce que son interlocuteur voulait dire.

Mais Passepartout l’eut bientot mis au courant de son histoire. Il raconta l’incident de la pagode de Bombay, l’acquisition de l’elephant au prix de deux mille livres, l’affaire du sutty, l’enlevement d’Aouda, la condamnation du tribunal de Calcutta, la liberte sous caution. Fix, qui connaissait la derniere partie de ces incidents, semblait les ignorer tous, et Passepartout se laissait aller au charme de narrer ses aventures devant un auditeur qui lui marquait tant d’interet.

“Mais, en fin de compte,” demanda Fix, est-ce que votre maitre a l’intention d’emmener cette jeune femme en Europe?”

“Non pas, monsieur Fix, non pas! Nous allons tout simplement la remettre aux soins de l’un de ses parents, riche negociant de Hong-Kong.”

“Rien a faire!” se dit le detective en dissimulant son desappointement. “Un verre de gin, monsieur Passepartout?”

“Volontiers, monsieur Fix. C’est bien le moins que nous buvions a notre rencontre a bord du _Rangoon_!”

XVII

OU IL EST QUESTION DE CHOSES ET D’AUTRES PENDANT LA TRAVERSEE DE SINGAPORE A HONG-KONG

Depuis ce jour, Passepartout et le detective se rencontrerent frequemment, mais l’agent se tint dans une extreme reserve vis-a-vis de son compagnon, et il n’essaya point de le faire parler. Une ou deux fois seulement, il entrevit Mr. Fogg, qui restait volontiers dans le grand salon du _Rangoon_, soit qu’il tint compagnie a Mrs. Aouda, soit qu’il jouat au whist, suivant son invariable habitude.

Quant a Passepartout, il s’etait pris tres serieusement a editer sur le singulier hasard qui avait mis, encore une fois, Fix sur la route de son maitre. Et, en effet, on eut ete etonne a moins. Ce gentleman, tres aimable, tres complaisant a coup sur, que l’on rencontre d’abord a Suez, qui s’embarque sur le _Mongolia_, qui debarque a Bombay, ou il dit devoir sejourner, que l’on retrouve sur le _Rangoon_, faisant route pour Hong-Kong, en un mot, suivant pas a pas l’itineraire de Mr. Fogg, cela valait la peine qu’on y reflechit. Il y avait la une concordance au moins bizarre. A qui en avait ce Fix? Passepartout etait pret a parier ses babouches — il les avait precieusement conservees — que le Fix quitterait Hong-Kong en meme temps qu’eux, et probablement sur le meme paquebot.

Passepartout eut reflechi pendant un siecle, qu’il n’aurait jamais devine de quelle mission l’agent avait ete charge. Jamais il n’eut imagine que Phileas Fogg fut “file”, a la facon d’un voleur, autour du globe terrestre. Mais comme il est dans la nature humaine de donner une explication a toute chose, voici comment Passepartout, soudainement illumine, interpreta la presence permanente de Fix, et, vraiment, son interpretation etait fort plausible. En effet, suivant lui, Fix n’etait et ne pouvait etre qu’un agent lance sur les traces de Mr. Fogg par ses collegues du Reform-Club, afin de constater que ce voyage s’accomplissait regulierement autour du monde, suivant l’itineraire convenu.

“C’est evident! c’est evident!” se repetait l’honnete garcon, tout fier de sa perspicacite. C’est un espion que ces gentlemen ont mis a nos trousses! Voila qui n’est pas digne! Mr. Fogg si probe, si honorable! Le faire epier par un agent! Ah! messieurs du Reform-Club, cela vous coutera cher!”

Passepartout, enchante de sa decouverte, resolut cependant de n’en rien dire a son maitre, craignant que celui-ci ne fut justement blesse de cette defiance que lui montraient ses adversaires. Mais il se promit bien de gouailler Fix a l’occasion, a mots couverts et sans se compromettre.

Le mercredi 30 octobre, dans l’apres-midi, le _Rangoon_ embouquait le detroit de Malacca, qui separe la presqu’ile de ce nom des terres de Sumatra. Des ilots montagneux tres escarpes, tres pittoresques derobaient aux passagers la vue de la grande ile.

Le lendemain, a quatre heures du matin, le _Rangoon_, ayant gagne une demi-journee sur sa traversee reglementaire, relachait a Singapore, afin d’y renouveler sa provision de charbon.

Phileas Fogg inscrivit cette avance a la colonne des gains, et, cette fois, il descendit a terre, accompagnant Mrs. Aouda, qui avait manifeste le desir de se promener pendant quelques heures.

Fix, a qui toute action de Fogg paraissait suspecte, le suivit sans se laisser apercevoir. Quant a Passepartout, qui riait _in petto_ a voir la manoeuvre de Fix, il alla faire ses emplettes ordinaires.

L’ile de Singapore n’est ni grande ni imposante l’aspect. Les montagnes, c’est-a-dire les profils, lui manquent. Toutefois, elle est charmante dans sa maigreur. C’est un parc coupe de belles routes. Un joli equipage, attele de ces chevaux elegants qui ont ete importes de la Nouvelle-Hollande, transporta Mrs. Aouda et Phileas Fogg au milieu des massifs de palmiers a l’eclatant feuillage, et de girofliers dont les clous sont formes du bouton meme de la fleur entrouverte. La, les buissons de poivriers remplacaient les haies epineuses des campagnes europeennes ; des sagoutiers, de grandes fougeres avec leur ramure superbe, variaient l’aspect de cette region tropicale; des muscadiers au feuillage verni saturaient l’air d’un parfum penetrant. Les singes, bandes alertes et grimacantes, ne manquaient pas dans les bois, ni peut-etre les tigres dans les jungles. A qui s’etonnerait d’apprendre que dans cette ile, si petite relativement, ces terribles carnassiers ne fussent pas detruits jusqu’au dernier, on repondra qu’ils viennent de Malacca, en traversant le detroit a la nage.

Apres avoir parcouru la campagne pendant deux heures, Mrs. Aouda et son compagnon — qui regardait un peu sans voir — rentrerent dans la ville, vaste agglomeration de maisons lourdes et ecrasees, qu’entourent de charmants jardins ou poussent des mangoustes, des ananas et tous les meilleurs fruits du monde.

A dix heures, ils revenaient au paquebot, apres avoir ete suivis, sans s’en douter, par l’inspecteur, qui avait du lui aussi se mettre en frais d’equipage.

Passepartout les attendait sur le pont du _Rangoon_. Le brave garcon avait achete quelques douzaines de mangoustes, grosses comme des pommes moyennes, d’un brun fonce au-dehors, d’un rouge eclatant au-dedans, et dont le fruit blanc, en fondant entre les levres, procure aux vrais gourmets une jouissance sans pareille. Passepartout fut trop heureux de les offrir a Mrs. Aouda, qui le remercia avec beaucoup de grace.

A onze heures, le _Rangoon_, ayant son plein de charbon, larguait ses amarres, et, quelques heures plus tard, les passagers perdaient de vue ces hautes montagnes de Malacca, dont les forets abritent les plus beaux tigres de la terre.

Treize cents milles environ separent Singapore de l’ile de Hong-Kong, petit territoire anglais detache de la cote chinoise. Phileas Fogg avait interet a les franchir en six jours au plus, afin de prendre a Hong-Kong le bateau qui devait partir le 6 novembre pour Yokohama, l’un des principaux ports du Japon.

Le _Rangoon_ etait fort charge. De nombreux passagers s’etaient embarques a Singapore, des Indous, des Ceylandais, des Chinois, des Malais, des Portugais, qui, pour la plupart, occupaient les secondes places.

Le temps, assez beau jusqu’alors, changea avec le dernier quartier de la lune. Il y eut grosse mer. Le vent souffla quelquefois en grande brise, mais tres heureusement de la partie du sud-est, ce qui favorisait la marche du steamer. Quand il etait maniable, le capitaine faisait etablir la voilure. Le _Rangoon_, gree en brick, navigua souvent avec ses deux huniers et sa misaine, et sa rapidite s’accrut sous la double action de la vapeur et du vent. C’est ainsi que l’on prolongea, sur une lame courte et parfois tres fatigante, les cotes d’Annam et de Cochinchine.

Mais la faute en etait plutot au _Rangoon_ qu’a la mer, et c’est a ce paquebot que les passagers, dont la plupart furent malades, durent s’en prendre de cette fatigue.

En effet, les navires de la Compagnie peninsulaire, qui font le service des mers de Chine, ont un serieux defaut de construction. Le rapport de leur tirant d’eau en charge avec leur creux a ete mal calcule, et, par suite, ils n’offrent qu’une faible resistance a la mer. Leur volume, clos, impenetrable a l’eau, est insuffisant. Ils sont “noyes”, pour employer l’expression maritime, et, en consequence de cette disposition, il ne faut que quelques paquets de mer, jetes a bord, pour modifier leur allure. Ces navires sont donc tres inferieurs — sinon par le moteur et l’appareil evaporatoire, du moins par la construction, — aux types des Messageries francaises, tels que l’_Imperatrice_ et le _Cambodge_. Tandis que, suivant les calculs des ingenieurs, ceux-ci peuvent embarquer un poids d’eau egal a leur propre poids avant de sombrer, les bateaux de la Compagnie peninsulaire, le _Golgonda_, le _Corea_, et enfin le _Rangoon_, ne pourraient pas embarquer le sixieme de leur poids sans couler par le fond.

Donc, par le mauvais temps, il convenait de prendre de grandes precautions. Il fallait quelquefois mettre a la cape sous petite vapeur. C’etait une perte de temps qui ne paraissait affecter Phileas Fogg en aucune facon, mais dont Passepartout se montrait extremement irrite. Il accusait alors le capitaine, le mecanicien, la Compagnie, et envoyait au diable tous ceux qui se melent de transporter des voyageurs. Peut-etre aussi la pensee de ce bec de gaz qui continuait de bruler a son compte dans la maison de Saville-row entrait-elle pour beaucoup dans son impatience.

“Mais vous etes donc bien presse d’arriver a Hong-Kong?” lui demanda un jour le detective.

“Tres presse!” repondit Passepartout.

“Vous pensez que Mr. Fogg a hate de prendre le paquebot de Yokohama?”

“Une hate effroyable.”

“Vous croyez donc maintenant a ce singulier voyage autour du monde?”

“Absolument. Et vous, monsieur Fix?”

“Moi? je n’y crois pas!”

“Farceur!” repondit Passepartout en clignant de l’oeil.

Ce mot laissa l’agent reveur. Ce qualificatif l’inquieta, sans qu’il sut trop pourquoi. Le Francais l’avait-il devine ? Il ne savait trop que penser. Mais sa qualite de detective, dont seul il avait le secret, comment Passepartout aurait-il pu la reconnaitre? Et cependant, en lui parlant ainsi, Passepartout avait certainement eu une arriere-pensee.

Il arriva meme que le brave garcon alla plus loin, un autre jour, mais c’etait plus fort que lui. Il ne pouvait tenir sa langue.

“Voyons, monsieur Fix,” demanda-t-il a son compagnon d’un ton malicieux, est-ce que, une fois arrives a Hong-Kong, nous aurons le malheur de vous y laisser?”

“Mais,” repondit Fix assez embarrasse, je ne sais!…Peut-etre que…”

“Ah!” dit Passepartout, si vous nous accompagniez, ce serait un bonheur pour moi! Voyons! un agent de la Compagnie peninsulaire ne saurait s’arreter en route! Vous n’alliez qu’a Bombay, et vous voici bientot en Chine! L’Amerique n’est pas loin, et de l’Amerique a l’Europe il n’y a qu’un pas!”

Fix regardait attentivement son interlocuteur, qui lui montrait la figure la plus aimable du monde, et il prit le parti de rire avec lui. Mais celui-ci, qui etait en veine, lui demanda “si ca lui rapportait beaucoup, ce metier-la?”

“Oui et non,” repondit Fix sans sourciller. “Il y a de bonnes et de mauvaises affaires. “Mais vous comprenez bien que je ne voyage pas a mes frais!”

“Oh! pour cela, j’en suis sur!” s’ecria Passepartout, riant de plus belle.

La conversation finie, Fix rentra dans sa cabine et se mit a reflechir. Il etait evidemment devine. D’une facon ou d’une autre, le Francais avait reconnu sa qualite de detective. Mais avait-il prevenu son maitre ? Quel role jouait-il dans tout ceci? Etait-il complice ou non ? L’affaire etait-elle eventee, et par consequent manquee ? L’agent passa la quelques heures difficiles, tantot croyant tout perdu, tantot esperant que Fogg ignorait la situation, enfin ne sachant quel parti prendre.

Cependant le calme se retablit dans son cerveau, et il resolut d’agir franchement avec Passepartout. S’il ne se trouvait pas dans les conditions voulues pour arreter Fogg a Hong-Kong, et si Fogg se preparait a quitter definitivement cette fois le territoire anglais, lui, Fix, dirait tout a Passepartout. Ou le domestique etait le complice de son maitre — et celui-ci savait tout, et dans ce cas l’affaire etait definitivement compromise — ou le domestique n’etait pour rien dans le vol, et alors son interet serait d’abandonner le voleur.

Telle etait donc la situation respective de ces deux hommes, et au-dessus d’eux Phileas Fogg planait dans sa majestueuse indifference. Il accomplissait rationnellement son orbite autour du monde, sans s’inquieter des asteroides qui gravitaient autour de lui.

Et cependant, dans le voisinage, il y avait — suivant l’expression des astronomes — un astre troublant qui aurait du produire certaines perturbations sur le coeur de ce gentleman. Mais non! Le charme de Mrs. Aouda n’agissait point, a la grande surprise de Passepartout, et les perturbations, si elles existaient, eussent ete plus difficiles a calculer que celles d’Uranus qui l’ont amene la decouverte de Neptune.

Oui! c’etait un etonnement de tous les jours pour Passepartout, qui lisait tant de reconnaissance envers son maitre dans les yeux de la jeune femme! Decidement Phileas Fogg n’avait de coeur que ce qu’il en fallait pour se conduire heroiquement, mais amoureusement, non! Quant aux preoccupations que les chances de ce voyage pouvaient faire naitre en lui, il n’y en avait pas trace. Mais Passepartout, lui, vivait dans des transes continuelles. Un jour, appuye sur la rambarde de l'”engine-room”, il regardait la puissante machine qui s’emportait parfois, quand dans un violent mouvement de tangage, l’helice s’affolait hors des flots. La vapeur fusait alors par les soupapes, ce qui provoqua la colere du digne garcon.

“Elles ne sont pas assez chargees, ces soupapes!” s’ecria-t-il. “On ne marche pas! Voila bien ces Anglais! Ah! si c’etait un navire americain, on sauterait peut-etre, mais on irait plus vite!”

XVIII

DANS LEQUEL PHILEAS FOGG, PASSEPARTOUT, FIX, CHACUN DE SON COTE, VA A SES AFFAIRES

Pendant les derniers jours de la traversee, le temps fut assez mauvais. Le vent devint tres fort. Fixe dans la partie du nord-ouest, il contraria la marche du paquebot. Le _Rangoon_, trop instable, roula considerablement, et les passagers furent en droit de garder rancune a ces longues lames affadissantes que le vent soulevait du large.

Pendant les journees du 3 et du 4 novembre, ce fut une sorte de tempete. La bourrasque battit la mer avec vehemence. Le _Rangoon_ dut mettre a la cape pendant un demi-jour, se maintenant avec dix tours d’helice seulement, de maniere a biaiser avec les lames. Toutes les voiles avaient ete serrees, et c’etait encore trop de ces agres qui sifflaient au milieu des rafales.

La vitesse du paquebot, on le concoit, fut notablement diminuee, et l’on put estimer qu’il arriverait a Hong-Kong avec vingt heures de retard sur l’heure reglementaire, et plus meme, si la tempete ne cessait pas.

Phileas Fogg assistait a ce spectacle d’une mer furieuse, qui semblait lutter directement contre lui, avec son habituelle impassibilite. Son front ne s’assombrit pas un instant, et, cependant, un retard de vingt heures pouvait compromettre son voyage en lui faisant manquer le depart du paquebot de Yokohama. Mais cet homme sans nerfs ne ressentait ni impatience ni ennui. Il semblait vraiment que cette tempete rentrat dans son programme, qu’elle fut prevue. Mrs. Aouda, qui s’entretint avec son compagnon de ce contretemps, le trouva aussi calme que par le passe.

Fix, lui, ne voyait pas ces choses du meme oeil. Bien au contraire. Cette tempete lui plaisait. Sa satisfaction aurait meme ete sans bornes, si le _Rangoon_ eut ete oblige de fuir devant la tourmente. Tous ces retards lui allaient, car ils obligeraient le sieur Fogg a rester quelques jours a Hong-Kong. Enfin, le ciel, avec ses rafales et ses bourrasques, entrait dans son jeu. Il etait bien un peu malade, mais qu’importe! Il ne comptait pas ses nausees, et, quand son corps se tordait sous le mal de mer, son esprit s’ebaudissait d’une immense satisfaction.

Quant a Passepartout, on devine dans quelle colere peu dissimulee il passa ce temps d’epreuve. Jusqu’alors tout avait si bien marche! La terre et l’eau semblaient etre a la devotion de son maitre. Steamers et railways lui obeissaient. Le vent et la vapeur s’unissaient pour favoriser son voyage. L’heure des mecomptes avait-elle donc enfin sonne? Passepartout, comme si les vingt mille livres du pari eussent du sortir de sa bourse, ne vivait plus. Cette tempete l’exasperait, cette rafale le mettait en fureur, et il eut volontiers fouette cette mer desobeissante! Pauvre garcon! Fix lui cacha soigneusement sa satisfaction personnelle, et il fit bien, car si Passepartout eut devine le secret contentement de Fix, Fix eut passe un mauvais quart d’heure.

Passepartout, pendant toute la duree de la bourrasque, demeura sur le pont du _Rangoon_. Il n’aurait pu rester en bas; il grimpait dans la mature; il etonnait l’equipage et aidait a tout avec une adresse de singe. Cent fois il interrogea le capitaine, les officiers, les matelots, qui ne pouvaient s’empecher de rire en voyant un garcon si decontenance. Passepartout voulait absolument savoir combien de temps durerait la tempete. On le renvoyait alors au barometre, qui ne se decidait pas a remonter. Passepartout secouait le barometre, mais rien n’y faisait, ni les secousses, ni les injures dont il accablait l’irresponsable instrument.

Enfin la tourmente s’apaisa. L’etat de la mer se modifia dans la journee du 4 novembre. Le vent sauta de deux quarts dans le sud et redevint favorable.

Passepartout se rasserena avec le temps. Les huniers et les basses voiles purent etre etablis, et le _Rangoon_ reprit sa route avec une merveilleuse vitesse.

Mais on ne pouvait regagner tout le temps perdu. Il fallait bien en prendre son parti, et la terre ne fut signalee que le 6, a cinq heures du matin. L’itineraire de Phileas Fogg portait l’arrivee du paquebot au 5. Or, il n’arrivait que le 6. C’etait donc vingt-quatre heures de retard, et le depart pour Yokohama serait necessairement manque. A six heures, le pilote monta a bord du _Rangoon_ et prit place sur la passerelle, afin de diriger le navire a travers les passes jusqu’au port de Hong-Kong.

Passepartout mourait du desir d’interroger cet homme, de lui demander si le paquebot de Yokohama avait quitte Hong-Kong. Mais il n’osait pas, aimant mieux conserver un peu d’espoir jusqu’au dernier instant. Il avait confie ses inquietudes a Fix, qui — le fin renard — essayait de le consoler, en lui disant que Mr. Fogg en serait quitte pour prendre le prochain paquebot. Ce qui mettait Passepartout dans une colere bleue.

Mais si Passepartout ne se hasarda pas a interroger le pilote, Mr. Fogg, apres avoir consulte son Bradshaw, demanda de son air tranquille audit pilote s’il savait quand il partirait un bateau de Hong-Kong pour Yokohama.

“Demain, a la maree du matin,” repondit le pilote.

“Ah!” fit Mr. Fogg, sans manifester aucun etonnement.

Passepartout, qui etait present, eut volontiers embrasse le pilote, auquel Fix aurait voulu tordre le cou.

“Quel est le nom de ce steamer?” demanda Mr. Fogg.

“Le _Carnatic_,” repondit le pilote.

“N’etait-ce pas hier qu’il devait partir?”

“Oui, monsieur, mais on a du reparer une de ses chaudieres, et son depart a ete remis a demain.”

“Je vous remercie”, repondit Mr. Fogg, qui de son pas automatique redescendit dans le salon du _Rangoon_.

Quant a Passepartout, il saisit la main du pilote et l’etreignit vigoureusement en disant:

“Vous, pilote, vous etes un brave homme!”

Le pilote ne sut jamais, sans doute, pourquoi ses reponses lui valurent cette amicale expansion. A un coup de sifflet, il remonta sur la passerelle et dirigea le paquebot au milieu de cette flottille de jonques, de tankas, de bateaux-pecheurs, de navires de toutes sortes, qui encombraient les pertuis de Hong-Kong.

A une heure, le _Rangoon_ etait a quai, et les passagers debarquaient.

En cette circonstance, le hasard avait singulierement servi Phileas Fogg, il faut en convenir. Sans cette necessite de reparer ses chaudieres, le _Carnatic_ fut parti a la date du 5 novembre, et les voyageurs pour le Japon auraient du attendre pendant huit jours le depart du paquebot suivant. Mr. Fogg, il est vrai, etait en retard de vingt-quatre heures, mais ce retard ne pouvait avoir de consequences facheuses pour le reste du voyage.

En effet, le steamer qui fait de Yokohama a San Francisco la traversee du Pacifique etait en correspondance directe avec le paquebot de Hong-Kong, et il ne pouvait partir avant que celui-ci fut arrive.

Evidemment il y aurait vingt-quatre heures de retard a Yokohama, mais, pendant les vingt-deux jours que dure la traversee du Pacifique, il serait facile de les regagner. Phileas Fogg se trouvait donc, a vingt-quatre heures pres, dans les conditions de son programme, trente-cinq jours apres avoir quitte Londres.

Le _Carnatic_ ne devant partir que le lendemain matin a cinq heures, Mr. Fogg avait devant lui seize heures pour s’occuper de ses affaires, c’est-a-dire de celles qui concernaient Mrs. Aouda. Au debarque du bateau, il offrit son bras a la jeune femme et la conduisit vers un palanquin. Il demanda aux porteurs de lui indiquer un hotel, et ceux-ci lui designerent l’_Hotel du Club_. Le palanquin se mit en route, suivi de Passepartout, et vingt minutes apres il arrivait a destination.

Un appartement fut retenu pour la jeune femme et Phileas Fogg veilla a ce qu’elle ne manquat de rien. Puis il dit a Mrs. Aouda qu’il allait immediatement se mettre a la recherche de ce parent aux soins duquel il devait la laisser a Hong-Kong. En meme temps il donnait a Passepartout l’ordre de demeurer a l’hotel jusqu’a son retour, afin que la jeune femme n’y restat pas seule.

Le gentleman se fit conduire a la Bourse. La, on connaitrait immanquablement un personnage tel que l’honorable Jejeeh, qui comptait parmi les plus riches commercants de la ville.

Le courtier auquel s’adressa Mr. Fogg connaissait en effet le negociant parsi. Mais, depuis deux ans, celui-ci n’habitait plus la Chine. Sa fortune faite, il s’etait etabli en Europe — en Hollande, croyait-on –, ce qui s’expliquait par suite de nombreuses relations qu’il avait eues avec ce pays pendant son existence commerciale.

Phileas Fogg revint a l’_Hotel du Club_. Aussitot il fit demander a Mrs. Aouda la permission de se presenter devant elle, et, sans autre preambule, il lui apprit que l’honorable Jejeeh ne residait plus a Hong-Kong, et qu’il habitait vraisemblablement la Hollande.

A cela, Mrs. Aouda ne repondit rien d’abord. Elle passa sa main sur son front, et resta quelques instants a reflechir. Puis, de sa douce voix:

“Que dois-je faire, monsieur Fogg?” dit-elle.

“C’est tres simple,” repondit le gentleman. “Revenir en Europe.”

“Mais je ne puis abuser…”

“Vous n’abusez pas, et votre presence ne gene en rien mon programme…Passepartout?”

“Monsieur?” repondit Passepartout.

“Allez au _Carnatic_, et retenez trois cabines.”

Passepartout, enchante de continuer son voyage dans la compagnie de la jeune femme, qui etait fort gracieuse pour lui, quitta aussitot l’_Hotel du Club_.

XIX

OU PASSEPARTOUT PREND UN TROP VIF INTERET A SON MAITRE, ET CE QUI S’ENSUIT

Hong-Kong n’est qu’un ilot, dont le traite de Nanking, apres la guerre de 1842, assura la possession a l’Angleterre. En quelques annees, le genie colonisateur de la Grande-Bretagne y avait fonde une ville importante et cree un port, le port Victoria. Cette ile est situee a l’embouchure de la riviere de Canton, et soixante milles seulement la separent de la cite portugaise de Macao, batie sur l’autre rive. Hong-Kong devait necessairement vaincre Macao dans une lutte commerciale, et maintenant la plus grande partie du transit chinois s’opere par la ville anglaise. Des docks, des hopitaux, des wharfs, des entrepots, une cathedrale gothique, un “government-house”, des rues macadamisees, tout ferait croire qu’une des cites commercantes des comtes de Kent ou de Surrey, traversant le spheroide terrestre, est venue ressortir en ce point de la Chine, presque a ses antipodes.

Passepartout, les mains dans les poches, se rendit donc vers le port Victoria, regardant les palanquins, les brouettes a voile, encore en faveur dans le Celeste Empire, et toute cette foule de Chinois, de Japonais et d’Europeens, qui se pressait dans les rues. A peu de choses pres, c’etait encore Bombay, Calcutta ou Singapore, que le digne garcon retrouvait sur son parcours. Il y a ainsi comme une trainee de villes anglaises tout autour du monde.

Passepartout arriva au port Victoria. La, a l’embouchure de la riviere de Canton, c’etait un fourmillement de navires de toutes nations, des anglais, des francais, des americains, des hollandais, batiments de guerre et de commerce, des embarcations japonaises ou chinoises, des jonques, des sempans, des tankas, et meme des bateaux-fleurs qui formaient autant de parterres flottants sur les eaux. En se promenant, Passepartout remarqua un certain nombre d’indigenes vetus de jaune, tous tres avances en age. Etant entre chez un barbier chinois pour se faire raser “a la chinoise”, il apprit par le Figaro de l’endroit, qui parlait un assez bon anglais, que ces vieillards avaient tous quatre-vingts ans au moins, et qu’a cet age ils avaient le privilege de porter la couleur jaune, qui est la couleur imperiale. Passepartout trouva cela fort drole, sans trop savoir pourquoi.

Sa barbe faite, il se rendit au quai d’embarquement du _Carnatic_, et la il apercut Fix qui se promenait de long en large, ce dont il ne fut point etonne. Mais l’inspecteur de police laissait voir sur son visage les marques d’un vif desappointement.

“Bon!” se dit Passepartout, “cela va mal pour les gentlemen du Reform-Club!”

Et il accosta Fix avec son joyeux sourire, sans vouloir remarquer l’air vexe de son compagnon.

Or, l’agent avait de bonnes raisons pour pester contre l’infernale chance qui le poursuivait. Pas de mandat! Il etait evident que le mandat courait apres lui, et ne pourrait l’atteindre que s’il sejournait quelques jours en cette ville. Or, Hong-Kong etant la derniere terre anglaise du parcours, le sieur Fogg allait lui echapper definitivement, s’il ne parvenait pas a l’y retenir.

“Eh bien, monsieur Fix, etes-vous decide a venir avec nous jusqu’en Amerique?” demanda Passepartout.

“Oui,” repondit Fix les dents serrees.

“Allons donc! s’ecria Passepartout en faisant entendre un retentissant eclat de rire! Je savais bien que vous ne pourriez pas vous separer de nous. Venez retenir votre place, venez!” Et tous deux entrerent au bureau des transports maritimes et arreterent des cabines pour quatre personnes. Mais l’employe leur fit observer que les reparations du _Carnatic_ etant terminees, le paquebot partirait le soir meme a huit heures, et non le lendemain matin, comme il avait ete annonce.

“Tres bien!” repondit Passepartout, “cela arrangera mon maitre. Je vais le prevenir.”

A ce moment, Fix prit un parti extreme. Il resolut de tout dire a Passepartout. C’etait le seul moyen peut-etre qu’il eut de retenir Phileas Fogg pendant quelques jours a Hong-Kong.

En quittant le bureau, Fix offrit a son compagnon de se rafraichir dans une taverne. Passepartout avait le temps. Il accepta l’invitation de Fix.

Une taverne s’ouvrait sur le quai. Elle avait un aspect engageant. Tous deux y entrerent. C’etait une vaste salle bien decoree, au fond de laquelle s’etendait un lit de camp, garni de coussins. Sur ce lit etaient ranges un certain nombre de dormeurs.

Une trentaine de consommateurs occupaient dans la grande salle de petites tables en jonc tresse. Quelques uns vidaient des pintes de biere anglaise, ale ou porter, d’autres, des brocs de liqueurs alcooliques, gin ou brandy. En outre, la plupart fumaient de longues pipes de terre rouge, bourrees de petites boulettes d’opium melange d’essence de rose. Puis, de temps en temps, quelque fumeur enerve glissait sous la table, et les garcons de l’etablissement, le prenant par les pieds et par la tete, le portaient sur le lit de camp pres d’un confrere. Une vingtaine de ces ivrognes etaient ainsi ranges cote a cote, dans le dernier degre d’abrutissement.

Fix et Passepartout comprirent qu’ils etaient entres dans une tabagie hantee de ces miserables, hebetes, amaigris, idiots, auxquels la mercantile Angleterre vend annuellement pour deux cent soixante millions de francs de cette funeste drogue qui s’appelle l’opium! Tristes millions que ceux-la, preleves sur un des plus funestes vices de la nature humaine.

Le gouvernement chinois a bien essaye de remedier a un tel abus par des lois severes, mais en vain. De la classe riche, a laquelle l’usage de l’opium etait d’abord formellement reserve, cet usage descendit jusqu’aux classes inferieures, et les ravages ne purent plus etre arretes. On fume l’opium partout et toujours dans l’empire du Milieu. Hommes et femmes s’adonnent a cette passion deplorable, et lorsqu’ils sont accoutumes a cette inhalation, ils ne peuvent plus s’en passer, a moins d’eprouver d’horribles contractions de l’estomac. Un grand fumeur peut fumer jusqu’a huit pipes par jour mais il meurt en cinq ans.

Or, c’etait dans une des nombreuses tabagies de ce genre, qui pullulent, meme a Hong-Kong, que Fix et Passepartout etaient entres avec l’intention de se rafraichir. Passepartout n’avait pas d’argent, mais il accepta volontiers la ” politesse” de son compagnon, quitte a la lui rendre en temps et lieu.

On demanda deux bouteilles de porto, auxquelles le Francais fit largement honneur, tandis que Fix, plus reserve, observait son compagnon avec une extreme attention. On causa de choses et d’autres, et surtout de cette excellente idee qu’avait eue Fix de prendre passage sur le _Carnatic_. Et a propos de ce steamer, dont le depart se trouvait avance de quelques heures, Passepartout, les bouteilles etant vides, se leva, afin d’aller prevenir son maitre.

Fix le retint.

“Un instant,” dit-il.

“Que voulez-vous, monsieur Fix?”

“J’ai a vous parler de choses serieuses.”

“De choses serieuses!” s’ecria Passepartout en vidant quelques gouttes de vin restees au fond au son verre. Eh bien, nous en parlerons demain. Je n’ai pas le temps aujourd’hui.”

“Restez,” repondit Fix. “Il s’agit de votre maitre!”

Passepartout, a ce mot, regarda attentivement son interlocuteur.

L’expression du visage de Fix lui parut singuliere. Il se rassit.

“Qu’est-ce donc que vous avez a me dire?” demanda-t-il.

Fix appuya sa main sur le bras de son compagnon et, baissant la voix :

“Vous avez devine qui j’etais?” lui demanda-t-il.

“Parbleu!” dit Passepartout en souriant.

“Alors je vais tout vous avouer…”

“Maintenant que je sais tout, mon compere! Ah! voila qui n’est pas fort! Enfin, allez toujours. Mais auparavant, laissez-moi vous dire que ces gentlemen se sont mis en frais bien inutilement!”

“Inutilement!” dit Fix. “Vous en parlez a votre aise! On voit bien que vous ne connaissez pas l’importance de la somme!”

“Mais si, je la connais,” repondit Passepartout. “Vingt mille livres!”

“Cinquante-cinq mille!” reprit Fix, en serrant la main du Francais.

“Quoi!” s’ecria Passepartout, “Mr. Fogg aurait ose!… Cinquante-cinq mille livres!…Eh bien! raison de plus pour ne pas perdre un instant,” ajouta-t-il en se levant de nouveau.

“Cinquante-cinq mille livres! reprit Fix, qui forca Passepartout a se rasseoir, apres avoir fait apporter un flacon de brandy, — et si je reussis, je gagne une prime de deux mille livres. En voulez-vous cinq cents (12 500 F) a la condition de m’aider?”

“Vous aider?” s’ecria Passepartout, dont les yeux etaient demesurement ouverts.

“Oui, m’aider a retenir le sieur Fogg pendant quelques jours a Hong-Kong!”

“Hein!” fit Passepartout, “que dites-vous la? Comment! non content de faire suivre mon maitre, de suspecter sa loyaute, ces gentlemen veulent encore lui susciter des obstacles! J’en suis honteux pour eux!”

“Ah ca! que voulez-vous dire?” demanda Fix.

“Je veux dire que c’est de la pure indelicatesse. Autant depouiller Mr. Fogg, et lui prendre l’argent dans la poche!”

“Eh! c’est bien a cela que nous comptons arriver!”

“Mais c’est un guet-apens!” s’ecria Passepartout, — qui s’animait alors sous l’influence du brandy que lui servait Fix, et qu’il buvait sans s’en apercevoir, — un guet-apens veritable! Des gentlemen! des collegues!”

Fix commencait a ne plus comprendre.

“Des collegues!” s’ecria Passepartout, “des membres du Reform-Club! Sachez, monsieur Fix, que mon maitre est un honnete homme, et que, quand il a fait un pari, c’est loyalement qu’il pretend le gagner.”

“Mais qui croyez-vous donc que je sois?” demanda Fix, en fixant son regard sur Passepartout.

“Parbleu! un agent des membres du Reform-Club, qui a mission de controler l’itineraire de mon maitre, ce qui est singulierement humiliant! Aussi, bien que, depuis quelque temps deja, j’aie devine votre qualite, je me suis bien garde de la reveler a Mr. Fogg!”

“Il ne sait rien?….” demanda vivement Fix.

“Rien”, repondit Passepartout en vidant encore une fois son verre.

L’inspecteur de police passa sa main sur son front. Il hesitait avant de reprendre la parole. Que devait-il faire? L’erreur de Passepartout semblait sincere, mais elle rendait son projet plus difficile. Il etait evident que ce garcon parlait avec une absolue bonne foi, et qu’il n’etait point le complice de son maitre, — ce que Fix aurait pu craindre.

“Eh bien,” se dit-il, “puisqu’il n’est pas son complice, il m’aidera.”

Le detective avait une seconde fois pris son parti. D’ailleurs, il n’avait plus le temps d’attendre. A tout prix, il fallait arreter Fogg a Hong-Kong.

“Ecoutez,” dit Fix d’une voix breve, “ecoutez-moi bien. Je ne suis pas ce que vous croyez, c’est-a-dire un agent des membres du Reform-Club…”

“Bah!” dit Passepartout en le regardant d’un air goguenard.

“Je suis un inspecteur de police, charge d’une mission par l’administration metropolitaine…”

“Vous… inspecteur de police!…”

“Oui, et je le prouve,” reprit Fix. “Voici ma commission.”

Et l’agent, tirant un papier de son portefeuille, montra a son compagnon une commission signee du directeur de la police centrale. Passepartout, abasourdi, regardait Fix, sans pouvoir articuler une parole.

“Le pari du sieur Fogg,” reprit Fix, “n’est qu’un pretexte dont vous etes dupes, vous et ses collegues du Reform-Club, car il avait interet a s’assurer votre inconsciente complicite.

“Mais pourquoi?”…. s’ecria Passepartout.

“Ecoutez. Le 28 septembre dernier, un vol de cinquante-cinq mille livres a ete commis a la Banque d’Angleterre par un individu dont le signalement a pu etre releve. Or, voici ce signalement, et c’est trait pour trait celui du sieur Fogg.”

“Allons donc!” s’ecria Passepartout en frappant la table de son robuste poing. Mon maitre est le plus honnete homme du monde!”

“Qu’en savez-vous?” repondit Fix. “Vous ne le connaissez meme pas! Vous etes entre a son service le jour de son depart, et il est parti precipitamment sous un pretexte insense, sans malles, emportant une grosse somme en bank-notes! Et vous osez soutenir que c’est un honnete homme!”

“Oui! oui!” repetait machinalement le pauvre garcon.

“Voulez-vous donc etre arrete comme son complice?”

Passepartout avait pris sa tete a deux mains. Il n’etait plus reconnaissable. Il n’osait regarder l’inspecteur de police. Phileas Fogg un voleur, lui, le sauveur d’Aouda, l’homme genereux et brave! Et pourtant que de presomptions relevees contre lui! Passepartout essayait de repousser les soupcons qui se glissaient dans son esprit. Il ne voulait pas croire a la culpabilite de son maitre.

“Enfin, que voulez-vous de moi?” dit-il a l’agent de police, en se contenant par un supreme effort.

“Voici,” repondit Fix. “J’ai file le sieur Fogg jusqu’ici, mais je n’ai pas encore recu le mandat d’arrestation, que j’ai demande a Londres. Il faut donc que vous m’aidiez a retenir a Hong-Kong…”

“Moi! que je…”

“Et je partage avec vous la prime de deux mille livres promise par la Banque d’Angleterre!”

“Jamais!” repondit Passepartout, qui voulut se lever et retomba, sentant sa raison et ses forces lui echapper a la fois.

“Monsieur Fix, dit-il en balbutiant, quand bien meme tout ce que vous m’avez dit serait vrai… quand mon maitre serait le voleur que vous cherchez… ce que je nie… j’ai ete.. je suis a son service… je l’ai vu bon et genereux… Le trahir… jamais… non, pour tout l’or du monde… Je suis d’un village ou l’on ne mange pas de ce pain-la!…”

“Vous refusez?”

“Je refuse.”

“Mettons que je n’ai rien dit,” repondit Fix, “et buvons.”

“Oui, buvons”

Passepartout se sentait de plus en plus envahir par l’ivresse. Fix, comprenant qu’il fallait a tout prix le separer de son maitre, voulut l’achever. Sur la table se trouvaient quelques pipes chargees d’opium. Fix en glissa une dans la main de Passepartout, qui la prit, la porta a ses levres, l’alluma, respira quelques bouffees, et retomba, la tete alourdie sous l’influence du narcotique.

“Enfin,” dit Fix en voyant Passepartout aneanti, “le sieur Fogg ne sera pas prevenu a temps du depart du _Carnatic_, et s’il part, du moins partira-t-il sans ce maudit Francais!”

Puis il sortit, apres avoir paye la depense.

XX

DANS LEQUEL FIX ENTRE DIRECTEMENT EN RELATION AVEC PHILEAS FOGG

Pendant cette scene qui allait peut-etre compromettre si gravement son avenir, Mr. Fogg, accompagnant Mrs. Aouda, se promenait dans les rues de la ville anglaise. Depuis que Mrs. Aouda avait accepte son offre de la conduire jusqu’en Europe, il avait du songer a tous les details que comporte un aussi long voyage. Qu’un Anglais comme lui fit le tour du monde un sac a la main, passe encore; mais une femme ne pouvait entreprendre une pareille traversee dans ces conditions.

De la, necessite d’acheter les vetements et objets necessaires au voyage. Mr. Fogg s’acquitta de sa tache avec le calme qui le caracterisait, et a toutes les excuses ou objections de la jeune veuve, confuse de tant de complaisance:

“C’est dans l’interet de mon voyage, c’est dans mon programme,” repondait-il invariablement.

Les acquisitions faites, Mr. Fogg et la jeune femme rentrerent a l’hotel et dinerent a la table d’hote, qui etait somptueusement servie. Puis Mrs. Aouda, un peu fatiguee, remonta dans son appartement, apres avoir “a l’anglaise” serre la main de son imperturbable sauveur.

L’honorable gentleman, lui, s’absorba pendant toute la soiree dans la lecture du _Times_ et de l’_Illustrated London News_. S’il avait ete homme a s’etonner de quelque chose, c’eut ete de ne point voir apparaitre son domestique a l’heure du coucher. Mais, sachant que le paquebot de Yokohama ne devait pas quitter Hong-Kong avant le lendemain matin, il ne s’en preoccupa pas autrement. Le lendemain, Passepartout ne vint point au coup de sonnette de Mr. Fogg.

Ce que pensa l’honorable gentleman en apprenant que son domestique n’etait pas rentre a l’hotel nul n’aurait pu le dire. Mr. Fogg se contenta de prendre son sac, fit prevenir Mrs. Aouda, et envoya chercher un palanquin.

Il etait alors huit heures, et la pleine mer, dont le _Carnatic_ devait profiter pour sortir des passes, etait indiquee pour neuf heures et demie.

Lorsque le palanquin fut arrive a la porte de l’hotel, Mr. Fogg et Mrs. Aouda monterent dans ce confortable vehicule, et les bagages suivirent derriere sur une brouette. Une demi-heure plus tard, les voyageurs descendaient sur le quai d’embarquement, et la Mr. Fogg apprenait que le _Carnatic_ etait parti depuis la veille.

Mr. Fogg, qui comptait trouver, a la fois, et le paquebot et son domestique, en etait reduit a se passer de l’un et de l’autre. Mais aucune marque de desappointement ne parut sur son visage, et comme Mrs. Aouda le regardait avec inquietude, il se contenta de repondre:

“C’est un incident, madame, rien de plus.”

En ce moment, un personnage qui l’observait avec attention s’approcha de lui. C’etait l’inspecteur Fix, qui le salua et lui dit:

“N’etes-vous pas comme moi, monsieur, un des passagers du _Rangoon_, arrive hier?”

“Oui, monsieur,” repondit froidement Mr. Fogg, “mais je n’ai pas l’honneur…”

“Pardonnez-moi, mais je croyais trouver ici votre domestique.”

“Savez-vous ou il est, monsieur?” demanda vivement la jeune femme.

“Quoi!” repondit Fix, feignant la surprise, “n’est-il pas avec vous?”

“Non,” repondit Mrs. Aouda. “Depuis hier, il n’a pas reparu. Se serait-il embarque sans nous a bord du _Carnatic_ ?”

“Sans vous, madame?…” repondit l’agent. “Mais, excusez ma question, vous comptiez donc partir sur ce paquebot?”

“Oui, monsieur.”

“Moi aussi, madame, et vous me voyez tres desappointe. Le _Carnatic_, ayant termine ses reparations, a quitte Hong-Kong douze heures plus tot sans prevenir personne, et maintenant il faudra attendre huit jours le prochain depart!”

En prononcant ces mots: “huit jours”, Fix sentait son coeur bondir de joie. Huit jours! Fogg retenu huit jours a Hong-Kong! On aurait le temps de recevoir le mandat d’arret. Enfin, la chance se declarait pour le representant de la loi.

Que l’on juge donc du coup d’assommoir qu’il recut, quand il entendit Phileas Fogg dire de sa voix calme:

“Mais il y a d’autres navires que le _Carnatic_, il me semble, dans le port de Hong-Kong.”

Et Mr. Fogg, offrant son bras a Mrs. Aouda, se dirigea vers les docks a la recherche d’un navire en partance.

Fix, abasourdi, suivait. On eut dit qu’un fil le rattachait a cet homme.

Toutefois, la chance sembla veritablement abandonner celui qu’elle avait si bien servi jusqu’alors. Phileas Fogg, pendant trois heures, parcourut le port en tous sens, decide, s’il le fallait, a freter un batiment pour le transporter a Yokohama; mais il ne vit que des navires en chargement ou en dechargement, et qui, par consequent, ne pouvaient appareiller. Fix se reprit a esperer.

Cependant Mr. Fogg ne se deconcertait pas, et il allait continuer ses recherches, dut-il pousser jusqu’a Macao, quand il fut accoste par un marin sur l’avant-port.

“Votre Honneur cherche un bateau?” lui dit le marin en se decouvrant.

“Vous avez un bateau pret a partir?” demanda Mr. Fogg.

“Oui, Votre Honneur, un bateau-pilote ny 43, le meilleur de la flottille.”

“Il marche bien?”

“Entre huit et neuf milles, au plus pres. Voulez-vous le voir?”

“Oui.”

“Votre Honneur sera satisfait. Il s’agit d’une promenade en mer?”

“Non. D’un voyage.”

“Un voyage?”

“Vous chargez-vous de me conduire a Yokohama?”

Le marin, a ces mots, demeura les bras ballants, les yeux ecarquilles.

“Votre Honneur veut rire?” dit-il.

“Non! j’ai manque le depart du _Carnatic_, et il faut que je sois le 14, au plus tard, a Yokohama, pour prendre le paquebot de San Francisco.

“Je le regrette,” repondit le pilote, “mais c’est impossible.”

“Je vous offre cent livres (2 500 F) par jour, et une prime de deux cents livres si j’arrive a temps.”

“C’est serieux?” demanda le pilote.

“Tres serieux”, repondit Mr. Fogg.

Le pilote s’etait retire a l’ecart. Il regardait la mer, evidemment combattu entre le desir de gagner une somme enorme et la crainte de s’aventurer si loin. Fix etait dans des transes mortelles.

Pendant ce temps, Mr. Fogg s’etait retourne vers Mrs. Aouda.

“Vous n’aurez pas peur, madame?” lui demanda-t-il.

“Avec vous, non, monsieur Fogg”, repondit la jeune femme.

Le pilote s’etait de nouveau avance vers le gentleman, et tournait son chapeau entre ses mains.

“Eh bien, pilote?” dit Mr. Fogg.

“Eh bien, Votre Honneur,” repondit le pilote, je ne puis risquer ni mes hommes, ni moi, ni vous-meme, dans une si longue traversee sur un bateau de vingt tonneaux a peine, et a cette epoque de l’annee. D’ailleurs, nous n’arriverions pas a temps, car il y a seize cent cinquante milles de Hong-Kong a Yokohama.”

“Seize cents seulement,” dit Mr. Fogg.

“C’est la meme chose.”

Fix respira un bon coup d’air.

“Mais,” ajouta le pilote, “il y aurait peut-etre moyen de s’arranger autrement.”

Fix ne respira plus.

“Comment?” demanda Phileas Fogg.

“En allant a Nagasaki, l’extremite sud du Japon, onze cents milles, ou seulement a Shangai, a huit cents milles de Hong-Kong. Dans cette derniere traversee, on ne s’eloignerait pas de la cote chinoise, ce qui serait un grand avantage, d’autant plus que les courants y portent au nord.”

“Pilote,” repondit Phileas Fogg, “c’est a Yokohama que je dois prendre la malle americaine, et non a Shangai ou a Nagasaki.”

“Pourquoi pas?” repondit le pilote. Le paquebot de San Francisco ne part pas de Yokohama. Il fait escale a Yokohama et a Nagasaki, mais son port de depart est Shangai.”

“Vous etes certain de ce vous dites?”

“Certain.”

“Et quand le paquebot quitte-t-il Shangai?”

“Le 11, a sept heures du soir. Nous avons donc quatre jours devant nous. Quatre jours, c’est quatre-vingt-seize heures, et avec une moyenne de huit milles a l’heure, si nous sommes bien servis, si le vent tient au sud-est, si la mer est calme, nous pouvons enlever les huit cents milles qui nous separent de Shangai.”

“Et vous pourriez partir?…”

“Dans une heure. Le temps d’acheter des vivres et d’appareiller.”

“Affaire convenue… Vous etes le patron du bateau?”

“Oui, John Bunsby, patron de la _Tankadere_.”

“Voulez-vous des arrhes?”

“Si cela ne desoblige pas Votre Honneur.”

“Voici deux cents livres a compte…Monsieur, ajouta Phileas Fogg en se retournant vers Fix, si vous voulez profiter…”

“Monsieur,” repondit resolument Fix, “j’allais vous demander cette faveur.”

“Bien. Dans une demi-heure nous serons a bord.”

“Mais ce pauvre garcon… dit Mrs. Aouda, que la disparition de Passepartout preoccupait extremement.

“Je vais faire pour lui tout ce que je puis faire,” repondit Phileas Fogg.

Et, tandis que Fix, nerveux, fievreux, rageant, se rendait au bateau-pilote, tous deux se dirigerent vers les bureaux de la police de Hong-Kong. La, Phileas Fogg donna le signalement de Passepartout, et laissa une somme suffisante pour le rapatrier. Meme formalite fut remplie chez l’agent consulaire francais, et le palanquin, apres avoir touche a l’hotel, ou les bagages furent pris, ramena les voyageurs a l’avant-port.

Trois heures sonnaient. Le bateau-pilote ny 43, son equipage a bord, ses vivres embarques, etait pret a appareiller.

C’etait une charmante petite goelette de vingt tonneaux que la _Tankadere_, bien pincee de l’avant, tres degagee dans ses facons, tres allongee dans ses lignes d’eau. On eut dit un yacht de course. Ses cuivres brillants, ses ferrures galvanisees, son pont blanc comme de l’ivoire, indiquaient que le patron John Bunsby s’entendait a la tenir en bon etat. Ses deux mats s’inclinaient un peu sur l’arriere. Elle portait brigantine, misaine, trinquette, focs, fleches, et pouvait greer une fortune pour le vent arriere. Elle devait merveilleusement marcher, et, de fait, elle avait deja gagne plusieurs prix dans les “matches” de bateaux-pilotes.

L’equipage de la _Tankadere_ se composait du patron John Bunsby et de quatre hommes. C’etaient de ces hardis marins qui, par tous les temps, s’aventurent a la recherche des navires, et connaissent admirablement ces mers. John Bunsby, un homme de quarante-cinq ans environ, vigoureux, noir de hale, le regard vif, la figure energique, bien d’aplomb, bien a son affaire, eut inspire confiance aux plus craintifs.

Phileas Fogg et Mrs. Aouda passerent a bord. Fix s’y trouvait deja. Par le capot d’arriere de la goelette, on descendait dans une chambre carree, dont les parois s’evidaient en forme de cadres, au dessus d’un divan circulaire. Au milieu, une table eclairee par une lampe de roulis. C’etait petit, mais propre.

“Je regrette de n’avoir pas mieux a vous offrir,” dit Mr. Fogg a Fix, qui s’inclina sans repondre.

L’inspecteur de police eprouvait comme une sorte d’humiliation a profiter ainsi des obligeances du sieur Fogg.

“A coup sur,” pensait-il, “c’est un coquin fort poli, mais c’est un coquin!”

A trois heures dix minutes, les voiles furent hissees. Le pavillon d’Angleterre battait a la corne de la goelette. Les passagers etaient assis sur le pont. Mr. Fogg et Mrs. Aouda jeterent un dernier regard sur le quai, afin de voir si Passepartout n’apparaitrait pas.

Fix n’etait pas sans apprehension, car le hasard aurait pu conduire en cet endroit meme le malheureux garcon qu’il avait si indignement traite, et alors une explication eut eclate, dont le detective ne se fut pas tire a son avantage. Mais le Francais ne se montra pas, et, sans doute, l’abrutissant narcotique le tenait encore sous son influence.

Enfin, le patron John Bunsby passa au large, et la _Tankadere_, prenant le vent sous sa brigantine, sa misaine et ses focs, s’elanca en bondissant sur les flots.

XXI

OU LE PATRON DE LA “TANKARDERE” RISQUE FORT DE PERDRE UNE PRIME DE DEUX CENTS LIVRES

C’etait une aventureuse expedition que cette navigation de huit cents milles, sur une embarcation de vingt tonneaux, et surtout a cette epoque de l’annee. Elles sont generalement mauvaises, ces mers de la Chine, exposees a des coups de vent terribles, principalement pendant les equinoxes, et on etait encore aux premiers jours de novembre.

C’eut ete, bien evidemment, l’avantage du pilote de conduire ses passagers jusqu’a Yokohama, puisqu’il etait paye tant par jour. Mais son imprudence aurait ete grande de tenter une telle traversee dans ces conditions, et c’etait deja faire acte d’audace, sinon de temerite, que de remonter jusqu’a Shangai. Mais John Bunsby avait confiance en sa _Tankadere_, qui s’elevait a la lame comme une mauve, et peut-etre n’avait-il pas tort. Pendant les dernieres heures de cette journee, la _Tankadere_ navigua dans les passes capricieuses de Hong-Kong, et sous toutes les allures, au plus pres ou vent arriere, elle se comporta admirablement.

“Je n’ai pas besoin, pilote,” dit Phileas Fogg au moment ou la goelette donnait en pleine mer, “de vous recommander toute la diligence possible.”

“Que Votre Honneur s’en rapporte a moi,” repondit John Bunsby. En fait de voiles, nous portons tout ce que le vent permet de porter. Nos fleches n’y ajouteraient rien, et ne serviraient qu’a assommer l’embarcation en nuisant a sa marche.”

“C’est votre metier, et non le mien, pilote, et je me fie a vous.”

Phileas Fogg, le corps droit, les jambes ecartees, d’aplomb comme un marin, regardait sans broncher la mer houleuse. La jeune femme, assise a l’arriere, se sentait emue en contemplant cet ocean, assombri deja par le crepuscule, qu’elle bravait sur une frele embarcation. Au-dessus de sa tete se deployaient les voiles blanches, qui l’emportaient dans l’espace comme de grandes ailes. La goelette, soulevee par le vent, semblait voler dans l’air. La nuit vint. La lune entrait dans son premier quartier, et son insuffisante lumiere devait s’eteindre bientot dans les brumes de l’horizon. Des nuages chassaient de l’est et envahissaient deja une partie du ciel.

Le pilote avait dispose ses feux de position, — precaution indispensable a prendre dans ces mers tres frequentees aux approches des atterrages. Les rencontres de navires n’y etaient pas rares, et, avec la vitesse dont elle etait animee, la goelette se fut brisee au moindre choc.

Fix revait a l’avant de l’embarcation. Il se tenait a l’ecart, sachant Fogg d’un naturel peu causeur. D’ailleurs, il lui repugnait de parler a cet homme, dont il acceptait les services. Il songeait aussi a l’avenir. Cela lui paraissait certain que le sieur Fogg ne s’arreterait pas a Yokohama, qu’il prendrait immediatement le paquebot de San Francisco afin d’atteindre l’Amerique, dont la vaste etendue lui assurerait l’impunite avec la securite. Le plan de Phileas Fogg lui semblait on ne peut plus simple.

Au lieu de s’embarquer en Angleterre pour les Etats-Unis, comme un coquin vulgaire, ce Fogg avait fait le grand tour et traverse les trois quarts du globe, afin de gagner plus surement le continent americain, ou il mangerait tranquillement le million de la Banque, apres avoir depiste la police. Mais une fois sur la terre de l’Union, que ferait Fix? Abandonnerait-il cet homme? Non, cent fois non! et jusqu’a ce qu’il eut obtenu un acte d’extradition, il ne le quitterait pas d’une semelle. C’etait son devoir, et il l’accomplirait jusqu’au bout. En tout cas, une circonstance heureuse s’etait produite : Passepartout n’etait plus aupres de son maitre, et surtout, apres les confidences de Fix, il etait important que le maitre et le serviteur ne se revissent jamais.

Phileas Fogg, lui, n’etait pas non plus sans songer a son domestique, si singulierement disparu. Toutes reflexions faites, il ne lui sembla pas impossible que, par suite d’un malentendu, le pauvre garcon ne se fut embarque sur le _Carnatic_, au dernier moment. C’etait aussi l’opinion de Mrs. Aouda, qui regrettait profondement cet honnete serviteur, auquel elle devait tant. Il pouvait donc se faire qu’on le retrouvat a Yokohama, et, si le _Carnatic_ l’y avait transporte, il serait aise de le savoir.

Vers dix heures, la brise vint a fraichir. Peut-etre eut-il ete prudent de prendre un ris, mais le pilote, apres avoir soigneusement observe l’etat du ciel, laissa la voilure telle qu’elle etait etablie.

D’ailleurs, la _Tankadere_ portait admirablement la toile, ayant un grand tirant d’eau, et tout etait pare a amener rapidement, en cas de grain.

A minuit, Phileas Fogg et Mrs. Aouda descendirent dans la cabine.

Fix les y avait precedes, et s’etait etendu sur l’un des cadres. Quant au pilote et a ses hommes, ils demeurerent toute la nuit sur le pont.

Le lendemain, 8 novembre, au lever du soleil, la goelette avait fait plus de cent milles. Le loch, souvent jete, indiquait que la moyenne de sa vitesse etait entre huit et neuf milles. La _Tankadere_ avait du largue dans ses voiles qui portaient toutes et elle obtenait, sous cette allure, son maximum de rapidite. Si le vent tenait dans ces conditions, les chances etaient pour elle.

La _Tankadere_, pendant toute cette journee, ne s’eloigna pas sensiblement de la cote, dont les courants lui etaient favorables. Elle l’avait a cinq milles au plus par sa hanche de babord, et cette cote, irregulierement profilee, apparaissait parfois a travers quelques eclaircies. Le vent venant de terre, la mer etait moins forte par la meme: circonstance heureuse pour la goelette, car les embarcations d’un petit tonnage souffrent surtout de la houle qui rompt leur vitesse, qui “les tue”, pour employer l’expression maritime.

Vers midi, la brise mollit un peu et hala le sud-est. Le pilote fit etablir les fleches; mais au bout de deux heures, il fallut les amener, car le vent fraichissait a nouveau.

Mr. Fogg et la jeune femme, fort heureusement refractaires au mal de mer, mangerent avec appetit les conserves et le biscuit du bord. Fix fut invite a partager leur repas et dut accepter, sachant bien qu’il est aussi necessaire de lester les estomacs que les bateaux, mais cela le vexait! Voyager aux frais de cet homme, se nourrir de ses propres vivres, il trouvait a cela quelque chose de peu loyal. Il mangea cependant, — sur le pouce, il est vrai, — mais enfin il mangea.

Toutefois, ce repas termine, il crut devoir prendre le sieur Fogg a part, et il lui dit:

“Monsieur…”

Ce “monsieur” lui ecorchait les levres, et il se retenait pour ne pas mettre la main au collet de ce “monsieur”!

“Monsieur, vous avez ete fort obligeant en m’offrant passage a votre bord. Mais, bien que mes ressources ne me permettent pas d’agir aussi largement que vous, j’entends payer ma part…”

“Ne parlons pas de cela, monsieur,” repondit Mr. Fogg.

“Mais si, je tiens…”

“Non, monsieur,” repeta Fogg d’un ton qui n’admettait pas de replique. “Cela entre dans les frais generaux!”

Fix s’inclina, il etouffait, et, allant s’etendre sur l’avant de la goelette, il ne dit plus un mot de la journee.

Cependant on filait rapidement. John Bunsby avait bon espoir. Plusieurs fois il dit a Mr. Fogg qu’on arriverait en temps voulu a Shangai. Mr. Fogg repondit simplement qu’il y comptait. D’ailleurs, tout l’equipage de la petite goelette y mettait du zele. La prime affriolait ces braves gens. Aussi, pas une ecoute qui ne fut consciencieusement raidie! Pas une voile qui ne fut vigoureusement etarquee! Pas une embardee que l’on put reprocher a l’homme de barre! On n’eut pas manoeuvre plus severement dans une regate du Royal-Yacht-Club.

Le soir, le pilote avait releve au loch un parcours de deux cent vingt milles depuis Hong-Kong, et Phileas Fogg pouvait esperer qu’en arrivant a Yokohama, il n’aurait aucun retard a inscrire a son programme. Ainsi donc, le premier contretemps serieux qu’il eut eprouve depuis son depart de Londres ne lui causerait probablement aucun prejudice.

Pendant la nuit, vers les premieres heures du matin, la _Tankadere_ entrait franchement dans le detroit de Fo-Kien, qui separe la grande ile Formose de la cote chinoise, et elle coupait le tropique du Cancer. La mer etait tres dure dans ce detroit, plein de remous formes par les contre-courants. La goelette fatigua beaucoup. Les lames courtes brisaient sa marche. Il devint tres difficile de se tenir debout sur le pont.

Avec le lever du jour, le vent fraichit encore. Il y avait dans le ciel l’apparence d’un coup de vent. Du reste, le barometre annoncait un changement prochain de l’atmosphere ; sa marche diurne etait irreguliere, et le mercure oscillait capricieusement. On voyait aussi la mer se soulever vers le sud-est en longues houles “qui sentaient la tempete”. La veille, le soleil s’etait couche dans une brume rouge, au milieu des scintillations phosphorescentes de l’ocean.

Le pilote examina longtemps ce mauvais aspect du ciel et murmura entre ses dents des choses peu intelligibles. A un certain moment, se trouvant pres de son passager:

“On peut tout dire a Votre Honneur?” dit-il a voix basse.

“Tout,” repondit Phileas Fogg.

“Eh bien, nous allons avoir un coup de vent.”

“Viendra-t-il du nord ou du sud? demanda simplement Mr. Fogg.

“Du sud. Voyez. C’est un typhon qui se prepare!”

“Va pour le typhon du sud, puisqu’il nous poussera du bon cote,” repondit Mr. Fogg.

“Si vous le prenez comme cela,” repliqua le pilote, je n’ai plus rien a dire!”

Les pressentiments de John Bunsby ne le trompaient pas. A une epoque moins avancee de l’annee, le typhon, suivant l’expression d’un celebre meteorologiste, se fut ecoule comme une cascade lumineuse de flammes electriques, mais en equinoxe hiver il etait a craindre qu’il ne se dechainat avec violence.

Le pilote prit ses precautions par avance. Il fit serrer toutes les voiles de la goelette et amener les vergues sur le pont. Les mots de fleche furent depasses. On rentra le bout-dehors. Les panneaux furent condamnes avec soin. Pas une goutte d’eau ne pouvait, des lors, penetrer dans la coque de l’embarcation. Une seule voile triangulaire, un tourmentin de forte toile, fut hisse en guise de trinquette, de maniere a maintenir la goelette vent arriere. Et on attendit.

John Bunsby avait engage ses passagers a descendre dans la cabine; mais, dans un etroit espace, a peu pres prive d’air, et par les secousses de la houle, cet emprisonnement n’avait rien d’agreable. Ni Mr. Fogg, ni Mrs. Aouda, ni Fix lui-meme ne consentirent a quitter le pont.

Vers huit heures, la bourrasque de pluie et de rafale tomba a bord. Rien qu’avec son petit morceau de toile, la _Tankadere_ fut enlevee comme une plume par ce vent dont on ne saurait donner une idee exacte, quand il souffle en tempete. Comparer sa vitesse a la quadruple vitesse d’une locomotive lancee a toute vapeur, ce serait rester au-dessous de la verite.

Pendant toute la journee, l’embarcation courut ainsi vers le nord, emportee par les lames monstrueuses, en conservant heureusement une rapidite egale a la leur. Vingt fois elle faillit etre coiffee par une de ces montagnes d’eau qui se dressaient a l’arriere; mais un adroit coup de barre, donne par le pilote, parait la catastrophe. Les passagers etaient quelquefois couverts en grand par les embruns qu’ils recevaient philosophiquement. Fix maugreait sans doute, mais l’intrepide Aouda, les yeux fixes sur son compagnon, dont elle ne pouvait qu’admirer le sang-froid, se montrait digne de lui et bravait la tourmente a ses cotes. Quant a Phileas Fogg, il semblait que ce typhon fut partie de son programme.

Jusqu’alors la _Tankadere_ avait toujours fait route au nord; mais vers le soir, comme on pouvait le craindre, le vent, tournant de trois quarts, hala le nord-ouest. La goelette, pretant alors le flanc a la lame, fut effroyablement secouee. La mer la frappait avec une violence bien faite pour effrayer, quand on ne sait pas avec quelle solidite toutes les parties d’un batiment sont reliees entre elles.

Avec la nuit, la tempete s’accentua encore. En voyant l’obscurite se faire, et avec l’obscurite s’accroitre la tourmente, John Bunsby ressentit de vives inquietudes. Il se demanda s’il ne serait pas temps de relacher, et il consulta son equipage.

Ses hommes consultes, John Bunsby s’approcha de Mr. Fogg, et lui dit:

“Je crois, Votre Honneur, que nous ferions bien de gagner un des ports de la cote.”

“Je le crois aussi,” repondit Phileas Fogg.

“Ah!” fit le pilote, mais lequel?”

“Je n’en connais qu’un,” repondit tranquillement Mr. Fogg.

“Et c’est!…”

“Shangai.”

Cette reponse, le pilote fut d’abord quelques instants sans comprendre ce qu’elle signifiait, ce qu’elle renfermait d’obstination et de tenacite. Puis il s’ecria:

“Eh bien, oui! Votre Honneur a raison. A Shangai!”

Et la direction de la _Tankadere_ fut imperturbablement maintenue vers le nord.

Nuit vraiment terrible! Ce fut un miracle si la petite goelette ne chavira pas. Deux fois elle fut engagee, et tout aurait ete enleve a bord, si les saisines eussent manque. Mrs. Aouda etait brisee, mais elle ne fit pas entendre une plainte. Plus d’une fois Mr. Fogg dut se precipiter vers elle pour la proteger contre la violence des lames.

Le jour reparut. La tempete se dechainait encore avec une extreme fureur. Toutefois, le vent retomba dans le sud-est. C’etait une modification favorable, et la _Tankadere_ fit de nouveau route sur cette mer demontee, dont les lames se heurtaient alors a celles que provoquait la nouvelle aire du vent. De la un choc de contre-houles qui eut ecrase une embarcation moins solidement construite.

De temps en temps on apercevait la cote a travers les brumes dechirees, mais pas un navire en vue. La _Tankadere_ etait seule a tenir la mer.

A midi, il y eut quelques symptomes d’accalmie, qui, avec l’abaissement du soleil sur l’horizon, se prononcerent plus nettement.

Le peu de duree de la tempete tenait a sa violence meme. Les passagers, absolument brises, purent manger un peu et prendre quelque repos.

La nuit fut relativement paisible. Le pilote fit retablir ses voiles au bas ris. La vitesse de l’embarcation fut considerable. Le lendemain, 11, au lever du jour, reconnaissance faite de la cote, John Bunsby put affirmer qu’on n’etait pas a cent milles de Shangai.

Cent milles, et il ne restait plus que cette journee pour les faire! C’etait le soir meme que Mr. Fogg devait arriver a Shangai, s’il ne voulait pas manquer le depart du paquebot de Yokohama. Sans cette tempete, pendant laquelle il perdit plusieurs heures, il n’eut pas ete en ce moment a trente milles du port.

La brise mollissait sensiblement, mais heureusement la Mer tombait avec elle. La goelette se couvrit de toile. Fleches, voiles d’etais, contre-foc, tout portait, et la mer ecumait sous l’etrave.

A midi, la _Tankadere_ n’etait pas a plus de quarante-cinq milles de Shangai. Il lui restait six heures encore pour gagner ce port avant le depart du paquebot de Yokohama.

Les craintes furent vives a bord. On voulait arriver a tout prix. Tous — Phileas Fogg excepte sans doute — sentaient leur coeur battre d’impatience. Il fallait que la petite goelette se maintint dans une moyenne de neuf milles a l’heure, et le vent mollissait toujours! C’etait une brise irreguliere, des bouffees capricieuses venant de la cote. Elles passaient, et la mer se deridait aussitot apres leur passage.

Cependant l’embarcation etait si legere, ses voiles hautes, d’un fin tissu, ramassaient si bien les folles brises, que, le courant aidant, a six heures, John Bunsby ne comptait plus que dix milles jusqu’a la riviere de Shangai, car la ville elle-meme est situee a une distance de douze milles au moins au-dessus de l’embouchure.

A sept heures, on etait encore a trois milles de Shangai. Un formidable juron s’echappa des levres du pilote… La prime de deux cents livres allait evidemment lui echapper. Il regarda Mr. Fogg.

Mr. Fogg etait impassible, et cependant sa fortune entiere se jouait a ce moment…

A ce moment aussi, un long fuseau noir, couronne d’un panache de fumee, apparut au ras de l’eau. C’etait le paquebot americain, qui sortait a l’heure reglementaire.

“Malediction!” s’ecria John Bunsby, qui repoussa la barre d’un bras desespere.

“Des signaux!” dit simplement Phileas Fogg. Un petit canon de bronze s’allongeait a l’avant de la _Tankadere_. Il servait a faire des signaux par les temps de brume.

Le canon fut charge jusqu’a la gueule, mais au moment ou le pilote allait appliquer un charbon ardent sur la lumiere:

“Le pavillon en berne”, dit Mr. Fogg.

Le pavillon fut amene a mi-mat. C’etait un signal de detresse, et l’on pouvait esperer que le paquebot americain, l’apercevant, modifierait un instant sa route pour rallier l’embarcation.

“Feu!” dit Mr. Fogg.

Et la detonation du petit canon de bronze eclata dans l’air.

XXII

OU PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, MEME AUX ANTIPODES, IL EST PRUDENT D’AVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE

Le _Carnatic_ ayant quitte Hong-Kong, le 7 novembre, a six heures et demie du soir, se dirigeait a toute vapeur vers les terres du Japon.

Il emportait un plein chargement de marchandises et de passagers. Deux cabines de l’arriere restaient inoccupees. C’etaient celles qui avaient ete retenues pour le compte de Mr. Phileas Fogg.

Le lendemain matin, les hommes de l’avant pouvaient voir, non sans quelque surprise, un passager, l’oeil a demi hebete, la demarche branlante, la tete ebouriffee, qui sortait du capot des secondes et venait en titubant s’asseoir sur une drome.

Ce passager, c’etait Passepartout en personne. Voici ce qui etait arrive.

Quelques instants apres que Fix eut quitte la tabagie, deux garcons avaient enleve Passepartout profondement endormi, et l’avaient couche sur le lit reserve aux fumeurs. Mais trois heures plus tard, Passepartout, poursuivi jusque dans ses cauchemars par une idee fixe, se reveillait et luttait contre l’action stupefiante du narcotique. La pensee du devoir non accompli secouait sa torpeur. Il quittait ce lit d’ivrognes, et trebuchant, s’appuyant aux murailles, tombant et se relevant, mais toujours et irresistiblement pousse par une sorte d’instinct, il sortait de la tabagie, criant comme dans un reve: “Le _Carnatic_! le _Carnatic_!”

Le paquebot etait la fumant, pret a partir. Passepartout n’avait que quelques pas a faire. Il s’elanca sur le pont volant, il franchit la coupee et tomba inanime a l’avant, au moment ou le _Carnatic_ larguait ses amarres.

Quelques matelots, en gens habitues a ces sortes de scenes, descendirent le pauvre garcon dans une cabine des secondes, et Passepartout ne se reveilla que le lendemain matin, a cent cinquante milles des terres de la Chine.

Voila donc pourquoi, ce matin-la, Passepartout se trouvait sur le pont du _Carnatic_, et venait humer a pleine gorgees les fraiches brises de la mer. Cet air pur le degrisa. Il commenca a rassembler ses idees et n’y parvint pas sans peine. Mais, enfin, il se rappela les scenes de la veille, les confidences de Fix, la tabagie, etc.

“Il est evident,” se dit-il, “que j’ai ete abominablement grise! Que va dire Mr. Fogg? En tout cas, je n’ai pas manque le bateau, et c’est le principal.”

Puis, songeant a Fix:

“Pour celui-la,” se dit-il, “j’espere bien que nous en sommes debarrasses, et qu’il n’a pas ose, apres ce qu’il m’a propose, nous suivre sur le _Carnatic_. Un inspecteur de police, un detective aux trousses de mon maitre, accuse de ce vol commis a la Banque d’Angleterre! Allons donc! Mr. Fogg est un voleur comme je suis un assassin!”

Passepartout devait-il raconter ces choses a son maitre? Convenait-il de lui apprendre le role joue par Fix dans cette affaire? Ne ferait-il pas mieux d’attendre son arrivee a Londres, pour lui dire qu’un agent de la police metropolitaine l’avait file autour du monde, et pour en rire avec lui ? Oui, sans doute. En tout cas, question a examiner. Le plus presse, c’etait de rejoindre Mr. Fogg et de lui faire agreer ses excuses pour cette inqualifiable conduite.

Passepartout se leva donc. La mer etait houleuse, et le paquebot roulait fortement. Le digne garcon, aux jambes peu solides encore, gagna tant bien que mal l’arriere du navire.

Sur le pont, il ne vit personne qui ressemblat ni a son maitre, ni a Mrs. Aouda.

“Bon,” fit-il, “Mrs. Aouda est encore couchee a cette heure. Quant a Mr. Fogg, il aura trouve quelque joueur de whist, et suivant son habitude…”

Ce disant, Passepartout descendit au salon. Mr. Fogg n’y etait pas. Passepartout n’avait qu’une chose a faire : c’etait de demander au purser quelle cabine occupait Mr. Fogg. Le purser lui repondit qu’il ne connaissait aucun passager de ce nom.

“Pardonnez-moi,” dit Passepartout en insistant. “Il s’agit d’un gentleman, grand, froid, peu communicatif, accompagne d’une jeune dame…”

“Nous n’avons pas de jeune dame a bord,” repondit le purser. Au surplus, voici la liste des passagers. Vous pouvez la consulter.”

Passepartout consulta la liste… Le nom de son maitre n’y figurait pas.

Il eut comme un eblouissement. Puis une idee lui traversa le cerveau.

“Ah ca! je suis bien sur le _Carnatic_?” s’ecria-t-il.

“Oui,” repondit le purser.

“En route pour Yokohama?”

“Parfaitement.”

Passepartout avait eu un instant cette crainte de s’etre trompe de navire! Mais s’il etait sur le _Carnatic_, il etait certain que son maitre ne s’y trouvait pas.

Passepartout se laissa tomber sur un fauteuil. C’etait un coup de foudre. Et, soudain, la lumiere se fit en lui. Il se rappela que l’heure du depart du _Carnatic_ avait ete avancee, qu’il devait prevenir son maitre, et qu’il ne l’avait pas fait! C’etait donc sa faute si Mr. Fogg et Mrs. Aouda avaient manque ce depart!

Sa faute, oui, mais plus encore celle du traitre qui, pour le separer de son maitre, pour retenir celui-ci a Hong-Kong, l’avait enivre! Car il comprit enfin la manoeuvre de l’inspecteur de police. Et maintenant, Mr. Fogg, a coup sur ruine, son pari perdu, arrete, emprisonne peut-etre!… Passepartout, a cette pensee, s’arracha les cheveux. Ah! si jamais Fix lui tombait sous la main, quel reglement de comptes!

Enfin, apres le premier moment d’accablement, Passepartout reprit son sang-froid et etudia la situation. Elle etait peu enviable. Le Francais se trouvait en route pour le Japon. Certain d’y arriver, comment en reviendrait-il ? Il avait la poche vide. Pas un shilling, pas un penny ! Toutefois, son passage et sa nourriture a bord etaient payes d’avance. Il avait donc cinq ou six jours devant lui pour prendre un parti. S’il mangea et but pendant cette traversee, cela ne saurait se decrire. Il mangea pour son maitre, pour Mrs. Aouda et pour lui-meme. Il mangea comme si le Japon, ou il allait aborder, eut ete un pays desert, depourvu de toute substance comestible.

Le 13, a la maree du matin, le _Carnatic_ entrait dans le port de Yokohama.

Ce point est une relache importante du Pacifique, ou font escale tous les steamers employes au service de la poste et des voyageurs entre l’Amerique du Nord, la Chine, le Japon et les iles de la Malaisie. Yokohama est situee dans la baie meme de Yeddo, a peu de distance de cette immense ville, seconde capitale de l’empire japonais, autrefois residence du taikoun, du temps que cet empereur civil existait, et rivale de Meako, la grande cite qu’habite le mikado, empereur ecclesiastique, descendant des dieux.

Le _Carnatic_ vint se ranger au quai de Yokohama, pres des jetees du port et des magasins de la douane, au milieu de nombreux navires appartenant a toutes les nations.

Passepartout mit le pied, sans aucun enthousiasme, sur cette terre si curieuse des Fils du Soleil. Il n’avait rien de mieux a faire que de prendre le hasard pour guide, et d’aller a l’aventure par les rues de la ville.

Passepartout se trouva d’abord dans une cite absolument europeenne, avec des maisons a basses facades, ornees de verandas sous lesquelles se developpaient d’elegants peristyles, et qui couvrait de ses rues, de ses places, de ses docks, de ses entrepots, tout l’espace compris depuis le promontoire du Traite jusqu’a la riviere. La, comme a Hong-Kong, comme a Calcutta, fourmillait un pele-mele de gens de toutes races, Americains, Anglais, Chinois, Hollandais, marchands prets a tout vendre et a tout acheter, au milieu desquels le Francais se trouvait aussi etranger que s’il eut ete jete au pays des Hottentots.

Passepartout avait bien une ressource : c’etait de se recommander pres des agents consulaires francais ou anglais etablis a Yokohama; mais il lui repugnait de raconter son histoire, si intimement melee a celle de son maitre, et avant d’en venir la, il voulait avoir epuise toutes les autres chances.

Donc, apres avoir parcouru la partie europeenne de la ville, sans que le hasard l’eut en rien servi, il entra dans la partie japonaise, decide, s’il le fallait, a pousser jusqu’a Yeddo.

Cette portion indigene de Yokohama est appelee Benten, du nom d’une deesse de la mer, adoree sur les iles voisines. La se voyaient d’admirables allees de sapins et de cedres, des portes sacrees d’une architecture etrange, des ponts enfouis au milieu des bambous et des roseaux, des temples abrites sous le couvert immense et melancolique des cedres seculaires, des bonzeries au fond desquelles vegetaient les pretres du bouddhisme et les sectateurs de la religion de Confucius, des rues interminables ou l’on eut pu recueillir une moisson d’enfants au teint rose et aux joues rouges, petits bonshommes qu’on eut dit decoupes dans quelque paravent indigene, et qui se jouaient au milieu de caniches a jambes courtes et de chats jaunatres, sans queue, tres paresseux et tres caressants.

Dans les rues, ce n’etait que fourmillement, va-et-vient incessant: bonzes passant processionnellement en frappant leurs tambourins monotones, yakounines, officiers de douane ou de police, a chapeaux pointus incrustes de laque et portant deux sabres a leur ceinture, soldats vetus de cotonnades bleues a raies blanches et armes de fusil a percussion, hommes d’armes du mikado, ensaches dans leur pourpoint de soie, avec haubert et cotte de mailles, et nombre d’autres militaires de toutes conditions, — car, au Japon, la profession de soldat est autant estimee qu’elle est dedaignee en Chine. Puis, des freres queteurs, des pelerins en longues robes, de simples civils, chevelure lisse et d’un noir d’ebene, tete grosse, buste long, jambes greles, taille peu elevee, teint colore depuis les sombres nuances du cuivre jusqu’au blanc mat, mais jamais jaune comme celui des Chinois, dont les Japonais different essentiellement. Enfin, entre les voitures, les palanquins, les chevaux, les porteurs, les brouettes a voile, les “norimons” a parois de laque, les “cangos” moelleux, veritables litieres en bambou, on voyait circuler, a petits pas de leur petit pied, chausse de souliers de toile, de sandales de paille ou de socques en bois ouvrage, quelques femmes peu jolies, les yeux brides, la poitrine deprimee, les dents noircies au gout du jour, mais portant avec elegance le vetement national, le “kirimon”, sorte de robe de chambre croisee d’une echarpe de soie, dont la large ceinture s’epanouissait derriere en un noeud extravagant, — que les modernes Parisiennes semblent avoir emprunte aux Japonaises.

Passepartout se promena pendant quelques heures au milieu de cette foule bigarree, regardant aussi les curieuses et opulentes boutiques, les bazars ou s’entasse tout le clinquant de l’orfevrerie japonaise, les “restaurations” ornees de banderoles et de bannieres, dans lesquelles il lui etait interdit d’entrer, et ces maisons de the ou se boit a pleine tasse l’eau chaude odorante, avec le “saki”, liqueur tiree du riz en fermentation, et ces confortables tabagies ou l’on fume un tabac tres fin, et non l’opium, dont l’usage est a peu pres inconnu au Japon.

Puis Passepartout se trouva dans les champs, au milieu des immenses rizieres. La s’epanouissaient, avec des fleurs qui jetaient leurs dernieres couleurs et leurs derniers parfums, des camelias eclatants, portes non plus sur des arbrisseaux, mais sur des arbres, et, dans les enclos de bambous, des cerisiers,