tirons sans peine: ´_Celui dont le souffle est un signe de vie, l’homme, prendra place_ (sans doute aprÃs que le souffle sera exhalÃ) _dans le feu divin, source et foyer de la vie, et cette place lui sera mesurÃe sur la vertu qui lui a Ãtà donnÃe_ (par les dÃmons, j’imagine) _d’Ãtendre ce souffle chaud, cette petite âme invisible, â¡ travers l’espace libre_ (le bleu du ciel, probablement).
Et remarquez que cela vous a l’air d’un fragment d’hymne vÃdique, que cela sent la vieille mythologie orientale. Je ne rÃponds pas d’avoir rÃtabli ce mythe primitif dans toute la rigueur des lois qui rÃgissent le langage. Peu importe. Il suffit qu’on voie que nous avons trouvà des symboles et un mythe dans une phrase qui Ãtait essentiellement symbolique et mythique, puisqu’elle Ãtait mÃtaphysique. Je crois vous l’avoir assez fait sentir, Ariste: toute expression d’une idÃe abstraite ne saurait Ãtre qu’une allÃgorie. Par un sort bizarre, ces mÃtaphysiciens, qui croient Ãchapper au monde des apparences, sont contraints de vivre perpÃtuellement dans l’allÃgorie. PoÃtes tristes, ils dÃcolorent les fables antiques, et ils ne sont que des assembleurs de fables. Ils font de la mythologie blanche.
ARISTE.
Adieu, cher Polyphile. Je sors non persuadÃ. Si vous aviez raisonnà dans les rÃgles, il m’aurait Ãtà facile de rÃfuter vos arguments.
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_A Teodor de Wyzewa._
LE PRIEUR
Je trouvai mon ami Jean dans le vieux prieurà dont il habite les ruines depuis dix ans. Il me reÃut avec la joie tranquille d’un ermite dÃlivrà de nos craintes et de nos espÃrances et me fit descendre au verger inculte oË, chaque matin, il fume sa pipe de terre entre ses pruniers couverts de mousse. Lâ¡, nous nous assÃmes, en attendant le dÃjeuner, sur un banc, devant une table boiteuse, au pied d’un mur Ãcroulà oË la saponaire balance les grappes rosÃes de ses fleurs en mÃme temps flÃtries et fraÃches. La lumiÃre humide du ciel tremblait aux feuilles des peupliers qui murmuraient sur le bord du chemin. Une tristesse infinie et douce passait sur nos tÃtes avec des nuages d’un g*** pâle.
AprÃs m’avoir demandÃ, par un reste de politesse, des nouvelles de ma santà et de mes affaires, Jean me dit d’une voix lente, le front sourcilleux:
–Bien que je ne lise jamais, mon ignorance n’est pas si bien gardÃe qu’il ne me soit parvenu dans mon ermitage, que vous avez naguÃre contredit, â¡ la deuxiÃme page d’un journal, un prophÃte assez ami des hommes pour enseigner que la science et l’intelligence sont la source et la fontaine, le puits et la citerne de tous les maux dont souffrent les hommes. Ce prophÃte, si j’ai de bons avis, soutenait que, pour rendre la vie innocente et mÃme aimable, il suffit de renoncer â¡ la pensÃe et â¡ la connaissance et qu’il n’est de bonheur au monde que dans une aveugle et douce charitÃ. Sages prÃceptes, maximes salutaires, qu’il eut seulement le tort d’exprimer et la faiblesse de mettre en beau langage, sans s’apercevoir que combattre l’art avec art et l’esprit avec esprit, c’est se condamner â¡ ne vaincre que pour l’esprit et pour l’art. Vous me rendrez cette justice, mon ami, que je ne suis pas tombà dans cette pitoyable contradiction et que j’ai renoncà ⡠penser et â¡ Ãcrire dÃs que j’ai reconnu que la pensÃe est mauvaise et l’Ãcriture funeste. Cette sagesse m’est venue, vous le savez, en 1882, aprÃs la publication d’un petit livre de philosophie qui m’avait coËtà mille peines et que les philosophes mÃprisÃrent parce qu’il Ãtait Ãcrit avec ÃlÃgance. J’y dÃmontrais que le monde est inintelligible, et je me fâchai quand on me rÃpondit qu’en effet je ne l’avais pas compris. Je voulus alors dÃfendre mon livre; mais, l’ayant relu, je ne parvins pas â¡ en retrouver le sens exact. Je m’aperÃus que j’Ãtais aussi obscur que les plus grands mÃtaphysiciens et qu’on me faisait tort en ne m’accordant pas une part de l’admiration qu’ils inspirent. C’est ce qui me dÃtacha tout â¡ fait des spÃculations transcendantes. Je me tournai vers les sciences d’observation et j’Ãtudiai la physiologie. Les principes en sont assez stables depuis une trentaine d’annÃes. Ils consistent fixer proprement une grenouille avec des Ãpingles sur une planche de liÃge et â¡ l’ouvrir pour observer les nerfs et le coeur, qui est double. Mais je reconnus tout de suite que, par cette mÃthode, il faudrait beaucoup plus de temps que n’en assure la vie pour dÃcouvrir le secret profond des Ãtres. Je sentis la vanità de la science pure, qui, n’embrassant qu’une parcelle infiniment petite des phÃnomÃnes, surprend des rapports trop peu nombreux pour former un systÃme soutenable. Je pensai un moment me jeter dans l’industrie. Ma douceur naturelle m’arrÃta. Il n’y a pas d’entreprise dont on puisse dire d’avance si elle fera plus de bien que de mal. Christophe Colomb, qui vÃcut et mourut comme un saint et porta l’habit du bon saint FranÃois, n’aurait pas cherchÃ, sans doute, le chemin des Indes s’il avait prÃvu que sa dÃcouverte causerait le massacre de tant de peuples rouges, a la vÃrità vicieux et cruels, mais sensibles â¡ la souffrance, et qu’il apporterait dans la vieille Europe, avec l’or du Nouveau-Monde, des maladies et des crimes inconnus. Je frissonnai quand de fort honnÃtes gens parlÃrent de m’intÃresser dans des affaires de canons, de fusils et d’explosifs oË ils avaient gagnà de l’argent et des honneurs. Je ne doutai plus que la civilisation, comme on la nomme, ne fËt une barbarie savante et je rÃsolus de devenir un sauvage. Il ne me fut pas difficile d’exÃcuter ce dessein â¡ trente lieues de Paris, dans ce petit pays qui se dÃpeuple tous les jours. Vous avez vu sur la rue du village des maisons en ruine. Tous les fils des paysans quittent pour la ville une terre trop morcelÃe, qui ne peut plus les nourrir.
On prÃvoit le jour oË un habile homme, achetant tous ces champs, reconstituera la grande propriÃtÃ, et nous verrons peut-Ãtre le petit cultivateur disparaÃtre de la campagne, comme dÃjâ¡ le petit commerÃant tend â¡ disparaÃtre des grandes villes. Il en sera ce qu’il pourra. Je n’en prends nul souci. J’ai achetà pour six mille francs les restes d’un ancien prieurÃ, avec un bel escalier de pierre dans une tour et ce verger que je ne cultive pas. J’y passe le temps â¡ regarder les nuages dans le ciel ou, sur l’herbe, les fusÃes blanches de la carotte sauvage. Cela vaut mieux, sans doute, que d’ouvrir des grenouilles ou que de crÃer un nouveau type de torpilleur.
ª Quand la nuit est belle, si je ne dors pas, je regarde les Ãtoiles, qui me font plaisir â¡ voir depuis que j’ai oublià leurs noms. Je ne reÃois personne, je ne pense â¡ rien. Je n’ai pris soin ni de vous attirer dans ma retraite ni de vous en Ãcarter.
ª Je suis heureux de vous offrir une omelette, du vin et du tabac. Mais je ne vous cache pas qu’il m’est encore plus agrÃable de donner â¡ mon chien, â¡ mes lapins et â¡ mes pigeons le pain quotidien, qui rÃpare leurs forces, dont ils ne se serviront pas mal â¡ propos pour Ãcrire des romans qui troublent les coeurs ou des traitÃs de physiologie qui empoisonnent l’existence.
A ce moment, une belle fille, aux joues rouges, avec des yeux d’un bleu pâle, apporta des oeufs et une bouteille de vin gris. Je demandai â¡ mon ami Jeun s’il haÃssait les arts et les lettres â¡ l’Ãgal des sciences.
–Non pas, me dit-il: il y a dans les arts une puÃrilità qui dÃsarme la haine. Ce sont des jeux d’enfants. Les peintres, les sculpteurs barbouillent des images et font des poupÃes. Voil tout! Il n’y aurait pas grand mal â¡ cela. Il faudrait mÃme savoir grà aux poÃtes de n’employer les mots qu’aprÃs les avoir dÃpouillÃs de toute signification si les malheureux qui se livrent â¡ cet amusement ne le prenaient point au sÃrieux et s’ils n’y dÃvouaient point odieusement ÃgoÃstes, irritables, jaloux, envieux, maniaques et dÃments. Ils attachent â¡ ces niaiseries des idÃes de gloire. Ce qui prouve leur dÃlire. Car de toutes les illusions qui peuvent naÃtre dans un cerveau malade, la gloire est bien la plus ridicule et la plus funeste. C’est ce qui me fait pitiÃ. Ici, les laboureurs chantent dans le sillon les chansons des aÃeux; les bergers, assis au penchant des collines, taillent avec leur couteau des figures dans des racines de buis, et les mÃnagÃres pÃtrissent, pour les fÃtes religieuses, des pains en forme de colombes. Ce sont lâ¡ des arts innocents, que l’orgueil n’empoisonna pas. Ils sont faciles et proportionnÃs â¡ la faiblesse humaine. Au contraire, les arts des villes exigent un effort, et tout effort produit la souffrance.
ª Mais ce qui afflige, enlaidit et dÃforme excessivement les hommes, c’est la science, qui les met en rapport avec des objets auxquels ils sont disproportionnÃs et altÃre les conditions vÃritables de leur commerce avec la nature. Elle les excite comprendre, quand il est Ãvident qu’un animal est fait pour sentir et ne pas comprendre; elle dÃveloppe le cerveau, qui est un organe inutile aux dÃpens des organes utiles, que nous avons en commun avec les bÃtes; elle nous dÃtourne de la jouissance, dont nous sentons le besoin instinctif; elle nous tourmente par d’affreuses illusions, en nous reprÃsentant des monstres qui n’existent que par elle; elle crÃe notre petitesse en mesurant les astres, la briÃvetà de la vie en Ãvaluant l’âge de la terre, notre infirmità en nous faisant soupÃonner ce que nous ne pouvons ni voir ni atteindre, notre ignorance en nous cognant sans cesse â¡ l’inconnaissable et notre misÃre en multipliant nos curiositÃs sans les satisfaire.
ª Je ne parle que de ses spÃculations pures. Quand elle passe l’application, elle n’invente que des appareils de torture et des machines dans lesquelles les malheureux humains sont suppliciÃs. Visitez quelque cità industrielle ou descendez dans une mine, et dites si ce que vous voyez ne passe pas tout ce que les thÃologiens les plus fÃroces ont imaginà de l’enfer. Pourtant, on doute, a la rÃflexion, si les produits de l’industrie ne sont pas moins nuisibles aux pauvres qui les fabriquent qu’aux riches qui s’en servent et si, de tous les maux de la vie, le luxe n’est point le pire. J’ai connu des Ãtres de toutes les conditions: je n’en ai point rencontrà de si misÃrables qu’une femme du monde, jeune et jolie, qui dÃpense, â¡ Paris, chaque annÃe, cinquante mille francs pour ses robes. C’est un Ãtat qui conduit â¡ la nÃvrose incurable.
La belle fille aux yeux clairs nous versa le cafà avec un air de stupidità heureuse.
Mon ami Jean me la dÃsigna du bout de sa pipe qu’il venait de bourrer:
–Voyez, me dit-il, cette fille qui ne mange que du lard et du pain et qui portait, hier, au bout d’une fourche les bottes de paille dont elle a encore des brins dans les cheveux. Elle est heureuse et, quoi qu’elle fasse, innocente. Car c’est la science et la civilisation qui ont crÃÃ le mal moral avec le mal physique. Je suis presque aussi heureux qu’elle, Ãtant presque aussi stupide. Ne pensant â¡ rien, je ne me tourmente plus. N’agissant pas, je ne crains pas de mal faire. Je ne cultive pas mÃme mon jardin, de peur d’accomplir un acte dont je ne pourrais pas calculer les consÃquences. De la sorte, je suis parfaitement tranquille.
–A votre place, lui dis-je, je n’aurai pas cette quiÃtude. Vous n’avez pas supprimà assez complÃtement en vous la connaissance, la pensÃe et l’action pour goËter une paix lÃgitime. Prenez-y garde: Quoi qu’on fasse, vivre, c’est agir. Les suites d’une dÃcouverte scientifique ou d’une invention vous effraient parce qu’elles sont incalculables. Mais la pensÃe la plus simple, l’acte le plus instinctif a aussi des consÃquences incalculables. Vous faites bien de l’honneur â¡ l’intelligence, â¡ la science et l’industrie en croyant qu’elles tissent seules de leurs mains le filet des destinÃes. Les forces inconscientes en ferment aussi plus d’une maille. Peut-on prÃvoir l’effet d’un petit caillou qui tombe d’une montagne? Cet effet peut Ãtre plus considÃrable pour le sort de l’humanità que la publication du _Novum Organum_ ou que la dÃcouverte de l’ÃlectricitÃ.
–Ce n’Ãtait un acte ni bien original, ni bien rÃflÃchi, ni, coup sËr, d’ordre scientifique que celui auquel Alexandre ou NapolÃon dut de naÃtre. Toutefois des millions de destinÃes en furent traversÃes. Sait-on jamais la valeur et le vÃritable sens de ce que l’on fait? Il y a dans _les Mille et une Nuits_ un conte auquel je ne puis me dÃfendre d’attacher une signification philosophique. C’est l’histoire de ce marchand arabe qui, au retour d’un pÃlerinage â¡ la Mecque, s’assied au bord, d’une fontaine pour manger des dattes, dont il jette les noyaux en l’air. Un de ces noyaux tue le fils invisible d’un GÃnie. Le pauvre homme ne croyait pas tant faire avec un noyau, et, quand on l’instruisit de son crime, il en demeura stupide. Il n’avait pas assez mÃdità sur les consÃquences possibles de toute action. Savons-nous jamais si, quand nous levons les bras, nous ne frappons pas, comme fit ce marchand, un gÃnie de l’air? ¿ votre place je ne serais pas tranquille. Qui vous dit, mon ami, que votre repos dans ce prieurà couvert de lierre et de saxifrages n’est pas un acte d’une importance plus grande pour l’humanit que les dÃcouvertes de tous les savants, et d’un effet vÃritablement dÃsastreux dans l’avenir?
–Ce n’est pas probable.
–Ce n’est pas impossible. Vous menez une vie singuliÃre. Vous tenez des propos Ãtranges qui peuvent Ãtre recueillis et publiÃs. Il n’en faudrait pas plus, dans certaines circonstances, pour devenir, malgrà vous, et mÃme â¡ votre insu, le fondateur d’une religion qui serait embrassÃe par des millions d’hommes, qu’elle rendrait malheureux et mÃchants et qui massacreraient en votre nom des milliers d’autres hommes.
–Il faudrait donc mourir pour Ãtre innocent et tranquille?
–Prenez-y garde encore: mourir, c’est accomplir un acte d’une portÃe incalculable.
FIN