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  • 1895
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tirons sans peine: ´_Celui dont le souffle est un signe de vie, l’homme, prendra place_ (sans doute aprËs que le souffle sera exhalÈ) _dans le feu divin, source et foyer de la vie, et cette place lui sera mesurÈe sur la vertu qui lui a ÈtÈ donnÈe_ (par les dÈmons, j’imagine) _d’Ètendre ce souffle chaud, cette petite ‚me invisible, ‡ travers l’espace libre_ (le bleu du ciel, probablement).

Et remarquez que cela vous a l’air d’un fragment d’hymne vÈdique, que cela sent la vieille mythologie orientale. Je ne rÈponds pas d’avoir rÈtabli ce mythe primitif dans toute la rigueur des lois qui rÈgissent le langage. Peu importe. Il suffit qu’on voie que nous avons trouvÈ des symboles et un mythe dans une phrase qui Ètait essentiellement symbolique et mythique, puisqu’elle Ètait mÈtaphysique. Je crois vous l’avoir assez fait sentir, Ariste: toute expression d’une idÈe abstraite ne saurait Ítre qu’une allÈgorie. Par un sort bizarre, ces mÈtaphysiciens, qui croient Èchapper au monde des apparences, sont contraints de vivre perpÈtuellement dans l’allÈgorie. PoËtes tristes, ils dÈcolorent les fables antiques, et ils ne sont que des assembleurs de fables. Ils font de la mythologie blanche.

ARISTE.

Adieu, cher Polyphile. Je sors non persuadÈ. Si vous aviez raisonnÈ dans les rËgles, il m’aurait ÈtÈ facile de rÈfuter vos arguments.

*
* *

_A Teodor de Wyzewa._

LE PRIEUR

Je trouvai mon ami Jean dans le vieux prieurÈ dont il habite les ruines depuis dix ans. Il me reÁut avec la joie tranquille d’un ermite dÈlivrÈ de nos craintes et de nos espÈrances et me fit descendre au verger inculte o˘, chaque matin, il fume sa pipe de terre entre ses pruniers couverts de mousse. L‡, nous nous assÓmes, en attendant le dÈjeuner, sur un banc, devant une table boiteuse, au pied d’un mur ÈcroulÈ o˘ la saponaire balance les grappes rosÈes de ses fleurs en mÍme temps flÈtries et fraÓches. La lumiËre humide du ciel tremblait aux feuilles des peupliers qui murmuraient sur le bord du chemin. Une tristesse infinie et douce passait sur nos tÍtes avec des nuages d’un g*** p‚le.

AprËs m’avoir demandÈ, par un reste de politesse, des nouvelles de ma santÈ et de mes affaires, Jean me dit d’une voix lente, le front sourcilleux:

–Bien que je ne lise jamais, mon ignorance n’est pas si bien gardÈe qu’il ne me soit parvenu dans mon ermitage, que vous avez naguËre contredit, ‡ la deuxiËme page d’un journal, un prophËte assez ami des hommes pour enseigner que la science et l’intelligence sont la source et la fontaine, le puits et la citerne de tous les maux dont souffrent les hommes. Ce prophËte, si j’ai de bons avis, soutenait que, pour rendre la vie innocente et mÍme aimable, il suffit de renoncer ‡ la pensÈe et ‡ la connaissance et qu’il n’est de bonheur au monde que dans une aveugle et douce charitÈ. Sages prÈceptes, maximes salutaires, qu’il eut seulement le tort d’exprimer et la faiblesse de mettre en beau langage, sans s’apercevoir que combattre l’art avec art et l’esprit avec esprit, c’est se condamner ‡ ne vaincre que pour l’esprit et pour l’art. Vous me rendrez cette justice, mon ami, que je ne suis pas tombÈ dans cette pitoyable contradiction et que j’ai renoncÈ ‡ penser et ‡ Ècrire dËs que j’ai reconnu que la pensÈe est mauvaise et l’Ècriture funeste. Cette sagesse m’est venue, vous le savez, en 1882, aprËs la publication d’un petit livre de philosophie qui m’avait co˚tÈ mille peines et que les philosophes mÈprisËrent parce qu’il Ètait Ècrit avec ÈlÈgance. J’y dÈmontrais que le monde est inintelligible, et je me f‚chai quand on me rÈpondit qu’en effet je ne l’avais pas compris. Je voulus alors dÈfendre mon livre; mais, l’ayant relu, je ne parvins pas ‡ en retrouver le sens exact. Je m’aperÁus que j’Ètais aussi obscur que les plus grands mÈtaphysiciens et qu’on me faisait tort en ne m’accordant pas une part de l’admiration qu’ils inspirent. C’est ce qui me dÈtacha tout ‡ fait des spÈculations transcendantes. Je me tournai vers les sciences d’observation et j’Ètudiai la physiologie. Les principes en sont assez stables depuis une trentaine d’annÈes. Ils consistent fixer proprement une grenouille avec des Èpingles sur une planche de liËge et ‡ l’ouvrir pour observer les nerfs et le coeur, qui est double. Mais je reconnus tout de suite que, par cette mÈthode, il faudrait beaucoup plus de temps que n’en assure la vie pour dÈcouvrir le secret profond des Ítres. Je sentis la vanitÈ de la science pure, qui, n’embrassant qu’une parcelle infiniment petite des phÈnomËnes, surprend des rapports trop peu nombreux pour former un systËme soutenable. Je pensai un moment me jeter dans l’industrie. Ma douceur naturelle m’arrÍta. Il n’y a pas d’entreprise dont on puisse dire d’avance si elle fera plus de bien que de mal. Christophe Colomb, qui vÈcut et mourut comme un saint et porta l’habit du bon saint FranÁois, n’aurait pas cherchÈ, sans doute, le chemin des Indes s’il avait prÈvu que sa dÈcouverte causerait le massacre de tant de peuples rouges, a la vÈritÈ vicieux et cruels, mais sensibles ‡ la souffrance, et qu’il apporterait dans la vieille Europe, avec l’or du Nouveau-Monde, des maladies et des crimes inconnus. Je frissonnai quand de fort honnÍtes gens parlËrent de m’intÈresser dans des affaires de canons, de fusils et d’explosifs o˘ ils avaient gagnÈ de l’argent et des honneurs. Je ne doutai plus que la civilisation, comme on la nomme, ne f˚t une barbarie savante et je rÈsolus de devenir un sauvage. Il ne me fut pas difficile d’exÈcuter ce dessein ‡ trente lieues de Paris, dans ce petit pays qui se dÈpeuple tous les jours. Vous avez vu sur la rue du village des maisons en ruine. Tous les fils des paysans quittent pour la ville une terre trop morcelÈe, qui ne peut plus les nourrir.

On prÈvoit le jour o˘ un habile homme, achetant tous ces champs, reconstituera la grande propriÈtÈ, et nous verrons peut-Ítre le petit cultivateur disparaÓtre de la campagne, comme dÈj‡ le petit commerÁant tend ‡ disparaÓtre des grandes villes. Il en sera ce qu’il pourra. Je n’en prends nul souci. J’ai achetÈ pour six mille francs les restes d’un ancien prieurÈ, avec un bel escalier de pierre dans une tour et ce verger que je ne cultive pas. J’y passe le temps ‡ regarder les nuages dans le ciel ou, sur l’herbe, les fusÈes blanches de la carotte sauvage. Cela vaut mieux, sans doute, que d’ouvrir des grenouilles ou que de crÈer un nouveau type de torpilleur.

ª Quand la nuit est belle, si je ne dors pas, je regarde les Ètoiles, qui me font plaisir ‡ voir depuis que j’ai oubliÈ leurs noms. Je ne reÁois personne, je ne pense ‡ rien. Je n’ai pris soin ni de vous attirer dans ma retraite ni de vous en Ècarter.

ª Je suis heureux de vous offrir une omelette, du vin et du tabac. Mais je ne vous cache pas qu’il m’est encore plus agrÈable de donner ‡ mon chien, ‡ mes lapins et ‡ mes pigeons le pain quotidien, qui rÈpare leurs forces, dont ils ne se serviront pas mal ‡ propos pour Ècrire des romans qui troublent les coeurs ou des traitÈs de physiologie qui empoisonnent l’existence.

A ce moment, une belle fille, aux joues rouges, avec des yeux d’un bleu p‚le, apporta des oeufs et une bouteille de vin gris. Je demandai ‡ mon ami Jeun s’il haÔssait les arts et les lettres ‡ l’Ègal des sciences.

–Non pas, me dit-il: il y a dans les arts une puÈrilitÈ qui dÈsarme la haine. Ce sont des jeux d’enfants. Les peintres, les sculpteurs barbouillent des images et font des poupÈes. Voil tout! Il n’y aurait pas grand mal ‡ cela. Il faudrait mÍme savoir grÈ aux poËtes de n’employer les mots qu’aprËs les avoir dÈpouillÈs de toute signification si les malheureux qui se livrent ‡ cet amusement ne le prenaient point au sÈrieux et s’ils n’y dÈvouaient point odieusement ÈgoÔstes, irritables, jaloux, envieux, maniaques et dÈments. Ils attachent ‡ ces niaiseries des idÈes de gloire. Ce qui prouve leur dÈlire. Car de toutes les illusions qui peuvent naÓtre dans un cerveau malade, la gloire est bien la plus ridicule et la plus funeste. C’est ce qui me fait pitiÈ. Ici, les laboureurs chantent dans le sillon les chansons des aÔeux; les bergers, assis au penchant des collines, taillent avec leur couteau des figures dans des racines de buis, et les mÈnagËres pÈtrissent, pour les fÍtes religieuses, des pains en forme de colombes. Ce sont l‡ des arts innocents, que l’orgueil n’empoisonna pas. Ils sont faciles et proportionnÈs ‡ la faiblesse humaine. Au contraire, les arts des villes exigent un effort, et tout effort produit la souffrance.

ª Mais ce qui afflige, enlaidit et dÈforme excessivement les hommes, c’est la science, qui les met en rapport avec des objets auxquels ils sont disproportionnÈs et altËre les conditions vÈritables de leur commerce avec la nature. Elle les excite comprendre, quand il est Èvident qu’un animal est fait pour sentir et ne pas comprendre; elle dÈveloppe le cerveau, qui est un organe inutile aux dÈpens des organes utiles, que nous avons en commun avec les bÍtes; elle nous dÈtourne de la jouissance, dont nous sentons le besoin instinctif; elle nous tourmente par d’affreuses illusions, en nous reprÈsentant des monstres qui n’existent que par elle; elle crÈe notre petitesse en mesurant les astres, la briËvetÈ de la vie en Èvaluant l’‚ge de la terre, notre infirmitÈ en nous faisant soupÁonner ce que nous ne pouvons ni voir ni atteindre, notre ignorance en nous cognant sans cesse ‡ l’inconnaissable et notre misËre en multipliant nos curiositÈs sans les satisfaire.

ª Je ne parle que de ses spÈculations pures. Quand elle passe l’application, elle n’invente que des appareils de torture et des machines dans lesquelles les malheureux humains sont suppliciÈs. Visitez quelque citÈ industrielle ou descendez dans une mine, et dites si ce que vous voyez ne passe pas tout ce que les thÈologiens les plus fÈroces ont imaginÈ de l’enfer. Pourtant, on doute, a la rÈflexion, si les produits de l’industrie ne sont pas moins nuisibles aux pauvres qui les fabriquent qu’aux riches qui s’en servent et si, de tous les maux de la vie, le luxe n’est point le pire. J’ai connu des Ítres de toutes les conditions: je n’en ai point rencontrÈ de si misÈrables qu’une femme du monde, jeune et jolie, qui dÈpense, ‡ Paris, chaque annÈe, cinquante mille francs pour ses robes. C’est un Ètat qui conduit ‡ la nÈvrose incurable.

La belle fille aux yeux clairs nous versa le cafÈ avec un air de stupiditÈ heureuse.

Mon ami Jean me la dÈsigna du bout de sa pipe qu’il venait de bourrer:

–Voyez, me dit-il, cette fille qui ne mange que du lard et du pain et qui portait, hier, au bout d’une fourche les bottes de paille dont elle a encore des brins dans les cheveux. Elle est heureuse et, quoi qu’elle fasse, innocente. Car c’est la science et la civilisation qui ont crÈÈ le mal moral avec le mal physique. Je suis presque aussi heureux qu’elle, Ètant presque aussi stupide. Ne pensant ‡ rien, je ne me tourmente plus. N’agissant pas, je ne crains pas de mal faire. Je ne cultive pas mÍme mon jardin, de peur d’accomplir un acte dont je ne pourrais pas calculer les consÈquences. De la sorte, je suis parfaitement tranquille.

–A votre place, lui dis-je, je n’aurai pas cette quiÈtude. Vous n’avez pas supprimÈ assez complËtement en vous la connaissance, la pensÈe et l’action pour go˚ter une paix lÈgitime. Prenez-y garde: Quoi qu’on fasse, vivre, c’est agir. Les suites d’une dÈcouverte scientifique ou d’une invention vous effraient parce qu’elles sont incalculables. Mais la pensÈe la plus simple, l’acte le plus instinctif a aussi des consÈquences incalculables. Vous faites bien de l’honneur ‡ l’intelligence, ‡ la science et l’industrie en croyant qu’elles tissent seules de leurs mains le filet des destinÈes. Les forces inconscientes en ferment aussi plus d’une maille. Peut-on prÈvoir l’effet d’un petit caillou qui tombe d’une montagne? Cet effet peut Ítre plus considÈrable pour le sort de l’humanitÈ que la publication du _Novum Organum_ ou que la dÈcouverte de l’ÈlectricitÈ.

–Ce n’Ètait un acte ni bien original, ni bien rÈflÈchi, ni, coup s˚r, d’ordre scientifique que celui auquel Alexandre ou NapolÈon dut de naÓtre. Toutefois des millions de destinÈes en furent traversÈes. Sait-on jamais la valeur et le vÈritable sens de ce que l’on fait? Il y a dans _les Mille et une Nuits_ un conte auquel je ne puis me dÈfendre d’attacher une signification philosophique. C’est l’histoire de ce marchand arabe qui, au retour d’un pËlerinage ‡ la Mecque, s’assied au bord, d’une fontaine pour manger des dattes, dont il jette les noyaux en l’air. Un de ces noyaux tue le fils invisible d’un GÈnie. Le pauvre homme ne croyait pas tant faire avec un noyau, et, quand on l’instruisit de son crime, il en demeura stupide. Il n’avait pas assez mÈditÈ sur les consÈquences possibles de toute action. Savons-nous jamais si, quand nous levons les bras, nous ne frappons pas, comme fit ce marchand, un gÈnie de l’air? ¿ votre place je ne serais pas tranquille. Qui vous dit, mon ami, que votre repos dans ce prieurÈ couvert de lierre et de saxifrages n’est pas un acte d’une importance plus grande pour l’humanit que les dÈcouvertes de tous les savants, et d’un effet vÈritablement dÈsastreux dans l’avenir?

–Ce n’est pas probable.

–Ce n’est pas impossible. Vous menez une vie singuliËre. Vous tenez des propos Ètranges qui peuvent Ítre recueillis et publiÈs. Il n’en faudrait pas plus, dans certaines circonstances, pour devenir, malgrÈ vous, et mÍme ‡ votre insu, le fondateur d’une religion qui serait embrassÈe par des millions d’hommes, qu’elle rendrait malheureux et mÈchants et qui massacreraient en votre nom des milliers d’autres hommes.

–Il faudrait donc mourir pour Ítre innocent et tranquille?

–Prenez-y garde encore: mourir, c’est accomplir un acte d’une portÈe incalculable.

FIN