cendre.
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Y a-t-il une histoire impartiale? Et qu’est-ce que l’histoire? La reprÃsentation Ãcrite des ÃvÃnements passÃs. Mais qu’est-ce qu’un ÃvÃnement? Est-ce un fait quelconque? Non pas! c’est un fait notable. Or, comment l’historien juge-t-il qu’un fait est notable ou non? Il en juge arbitrairement, selon son goËt et son caractÃre, â¡ son idÃe, en artiste enfin. Car les faits ne se divisent pas, de leur propre nature, en faits historiques et en faits non historiques. Un fait est quelque chose d’infiniment complexe. L’historien prÃsentera-t-il les faits dans leur complexitÃ? Cela est impossible. Il les reprÃsentera dÃnuÃs de presque toutes les particularitÃs qui les constituent, par consÃquent tronquÃs, mutilÃs, diffÃrents de ce qu’ils furent. Quant aux rapports des faits entre eux, n’en parlons pas. Si un fait dit historique est amenÃ, ce qui est possible, ce qui est probable, par un ou plusieurs faits non historiques, et par cela mÃme inconnus, comment l’historien pourra-t-il marquer la relation de ces faits et leur enchaÃnement? Et je suppose dans tout ce que je dis lâ¡ que l’historien a sous les yeux des tÃmoignages certains, tandis qu’en rÃalità on le trompe et qu’il n’accorde sa confiance â¡ tel ou tel tÃmoin que par des raisons de sentiment. L’histoire n’est pas une science, c’est un art. On n’y rÃussit que par l’imagination.
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´C’est beau, un beau crime!ª s’Ãcria un jour J.-J. Weiss dans un grand journal. Le mot fit scandale parmi les lecteurs ordinaires. Je sais un digne homme de magistrat, un bon vieillard, qui rendit le lendemain la feuille au porteur. C’Ãtait un abonnà de plus de trente annÃes, et il Ãtait dans l’âge oË l’on n’aime pas â¡ changer ses habitudes. Mais il n’hÃsita pas â¡ faire ce sacrifice â¡ la morale professionnelle. C’est, je crois, l’affaire FualdÃs qui avait inspirà ⡠J.-J. Weiss une si gÃnÃreuse admiration. Je ne veux scandaliser personne. Je ne saurais. Il y faut une grâce audacieuse que je n’ai point. Pourtant je confesse que le maÃtre avait raison et que c’est beau, un beau crime.
Les causes cÃlÃbres ont sur chacun de nous un attrait irrÃsistible. Ce n’est pas trop de dire que le sang rÃpandu est pour moitià dans la poÃsie de l’humanitÃ. Macbeth et Chopart dit l’Aimable sont les rois de la scÃne. Le goËt des lÃgendes scÃlÃrates est innà dans l’homme. Interrogez les petits enfants: ils vous diront tous que si Barbe-Bleue n’avait pas tuà ses femmes, son histoire en serait moins jolie. En face d’une tÃnÃbreuse affaire d’assassinat, l’esprit ressent une curiosit ÃtonnÃe.
Il s’Ãtonne, parce que le crime est de soi-mÃme Ãtrange, mystÃrieux et monstrueux; il s’intÃresse, parce qu’il retrouve dans tous les crimes ce vieux fonds de faim et d’amour sur lequel, bons ou mauvais, nous vivons tous. Le criminel semble venu de trÃs loin. Il nous rapporte une image Ãpouvantable de l’humanità des bois et des cavernes. Le gÃnie des races primitives revit en lui. Il garde des instincts qu’on croyait perdus; il a des ruses que notre sagesse ignore. Il est pouss par des appÃtits qui sommeillent en nous autres. Il est encore une bÃte et dÃjâ¡ un homme. De lâ¡ l’admiration indignÃe qu’il nous inspire. Le spectacle du crime est â¡ la fois dramatique et philosophique. Il est pittoresque aussi, il sÃduit par des groupements bizarres, des ombres farouches entrevues sur les murs, quand tout dort, des haillons tragiques, des expressions de visage dont le secret irrite. Rustique et rampant sur la terre nourriciÃre qu’il abreuve depuis tant de siÃcles, le crime s’associe aux noires magies de la nuit, au silence amical de la lune, aux terreurs Ãparses dans la nature, aux mÃlancolies des champs et des riviÃres. Faubourien et cachà dans la foule, il prend les nerfs par une odeur de bouge et d’alcool, un goËt de pourriture et des accents inouÃs d’infamie. Dans le monde, je veux dire dans la sociÃtà bourgeoise, oË il est rare, il s’habille comme nous, il parle comme nous, et c’est peut-Ãtre sons cette figure Ãquivoque et vulgaire qu’il occupe le plus fortement les imaginations. Le crime en habit noir est celui que le peuple prÃfÃre.
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Le charme qui touche le plus les âmes est le charme du mystÃre. Il n’y a pas de beautà sans voiles, et ce que nous prÃfÃrons, c’est encore l’inconnu. L’existence serait intolÃrable si l’on ne rÃvait jamais. Ce que la vie a de meilleur, c’est l’idÃe qu’elle nous donne de je ne sais quoi qui n’est point en elle. Le rÃel nous sert â¡ fabriquer tant bien que mal un peu d’idÃal. C’est peut-Ãtre sa plus grande utilitÃ.
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´Cela est un signe du temps,ª dit-on â¡ chaque instant. Mais il est trÃs difficile de dÃcouvrir les vrais signes du temps. Il y faut une connaissance du prÃsent ainsi que du passà et une philosophie gÃnÃrale que nous n’avons ni les uns ni les autres. Il m’est arrivà plusieurs fois de saisir certains petits faits qui se passaient sous mes yeux et de leur trouver une physionomie originale dans laquelle je me plaisais â¡ discerner l’esprit de cette Ãpoque. ´Ceci, me disais-je, devait se produire aujourd’hui et ne pouvait Ãtre autrefois. C’est un signe du temps.ª Or, j’ai retrouvà neuf fois sur dix le mÃme fait avec des circonstances analogues dans du vieux mÃmoires ou dans de vieilles histoires. Il y a en nous un fonds d’humanità qui change moins qu’on ne croit. Nous diffÃrons trÃs peu, en somme, de nos grands-pÃres. Pour que nos goËts et nos sentiments se transforment, il est nÃcessaire que les organes qui les produisent se transforment eux-mÃmes. C’est l’ouvrage des siÃcles. Il faut des centaines et des milliers d’annÃes pour altÃrer sensiblement quelques-uns de nos caractÃres.
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Nous n’enfermons plus notre croyance dans les vieux dogmes. Pour nous, le Verbe ne s’est pas rÃvÃlà seulement sur la sainte montagne dont parle l’â¦criture. Le ciel des thÃologiens nous apparaÃt dÃsormais peuplà de vains fantÃmes. Nous savons que la vie est brÃve, et, pour la prolonger, nous y mettons le souvenir des temps qui ne sont plus. Nous n’espÃrons plus en l’immortalità de la personne humaine; pour nous consoler de cette croyance morte, nous n’avons que le rÃve d’une autre immortalitÃ, insaisissable celle-lâ¡, Ãparse, qu’on ne peut goËter que par avance, et qui, d’ailleurs, n’est promise qu’â¡ bien peu d’entre nous, l’immortalità des âmes dans la mÃmoire des hommes.
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Nous n’avons rien â¡ faire en ce monde qu’â¡ nous rÃsigner. Mais les nobles crÃatures savent donner â¡ la rÃsignation le beau nom de contentement. Les grandes âmes se rÃsignent avec une sainte joie. Dans l’amertume du doute, au milieu du mal universel, sous le ciel vide, elles savent garder intactes les antiques vertus des fidÃles. Elles croient, elles veulent croire. La charità du genre humain les Ãchauffe. C’est peu encore. Elles conservent pieusement cette vertu que la thÃologie chrÃtienne mettait dans sa sagesse au-dessus de toutes les autres, parce qu’elle les suppose ou les remplace: l’espÃrance. EspÃrons, non point en l’humanità qui, malgrà d’augustes efforts, n’a pas dÃtruit le mal en ce monde, espÃrons dans ces Ãtres inconcevables qui sortiront un jour de l’homme, comme l’homme est sorti de la brute. Saluons ces gÃnies futurs. EspÃrons en cette universelle angoisse dont le transformisme est la loi matÃrielle. Cette angoisse fÃconde, nous la sentons croÃtre en nous; elle nous fait marcher vers un but inÃvitable et divin.
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Les vieillards tiennent beaucoup trop â¡ leurs idÃes. C’est pourquoi les naturels des Ãles Fidji tuent leurs parents quand ils sont vieux. Ils facilitent ainsi l’Ãvolution, tandis que nous en retardons la marche en faisant des acadÃmies.
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L’ennui des poÃtes est un ennui dorÃ, ne les plaignez pas trop; ceux qui chantent savent charmer leur dÃsespoir; il n’est telle magie que la magie des mots. Les poÃtes se consolent, comme les enfants, avec des images.
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En amour, il faut aux hommes des formes et des couleurs; ils veulent des images. Les femmes ne veulent que des sensations. Elles aiment mieux que nous, elles sont aveugles. Et si vous pensez a la lampe de PsychÃ, â¡ la goutte d’huile, je vous dirai que Psychà n’est pas la femme, Psychà est l’âme. Ce n’est pas la mÃme chose. C’est mÃme le contraire. Psychà Ãtait curieuse de voir, et les femmes ne sont curieuses que de sentir. Psych cherchait l’inconnu. Quand les femmes cherchent, ce n’est pas l’inconnu qu’elles cherchent. Elles veulent retrouver, voil tout, retrouver leur rÃve ou leur souvenir, la sensation pure. Si elles avaient des yeux, comment parviendrait-on â¡ s’expliquer leurs amours?
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_A â¦douard Rod._
SUR LES COUVENTS DE FEMMES
Il est pÃnible de voir une jeune fille mourir volontairement au monde. Le couvent effraye tout ce qui n’y entre pas. Au milieu du XIVe siÃcle de l’Ãre chrÃtienne, une jeune Romaine nommÃe BlÃsilla fit dans un monastÃre de tels jeËnes qu’elle en mourut. Le peuple furieux, suivit le cercueil en criant: ´Chassons, chassons de la ville cette dÃtestable race des moines! Pourquoi ne les lapide-t-on pas? Pourquoi ne les jette-t-on pas dans la riviÃre?ª Et lorsque, quatorze cents ans plus tard, Chateaubriand exalta, par la bouche du pÃre Aubry, les filles qui ont ´sanctifià leur beautà aux chefs-d’oeuvre de la pÃnitence et mutilà cette chair rÃvoltÃe dont les plaisirs ne sont que des douleursª, l’abbà Morellet, qui Ãtait un vieux philosophe, entendit avec impatience ces louanges de la vie cÃnobitique et s’Ãcria: ´Si ce n’est pas lâ¡ du fanatisme, je demande â¡ l’auteur de me donner sa dÃfinition!ª Que nous enseignent ces interminables querelles, sinon que la vie religieuse fait peur la nature et que cependant elle a des raisons d’Ãtre et de durer? Le peuple et les philosophes n’entrent pas toujours dans ces raisons. Elles sont profondes et touchent aux plus grands mystÃres de la nature humaine. Le cloÃtre a Ãtà pris d’assaut et renversÃ. Ses ruines dÃsertes se sont repeuplÃes. Certaines âmes y vont par une pente naturelle; ce sont des âmes claustrales. Parce qu’elles sont inhumaines et pacifiques, elles quittent le monde et descendent avec joie dans le silence et la paix. Plusieurs sont nÃes lasses; elles n’ont point de curiositÃ. Elles se traÃnent inertes et sans dÃsir. Ne sachant ni vivre ni mourir, elles embrassent la vie religieuse comme une moindre vie et comme une moindre mort. D’autres sont amenÃes au cloÃtre par des raisons dÃtournÃes. Elles ne prÃvoyaient pas le but. Innocentes blessÃes, une dÃception prÃcoce, un deuil secret du coeur, leur a gâtà l’univers. Leur vie ne portera point de fruits; le froid en a sÃchà la fleur. Elles ont eu trop tÃt le sentiment du mal universel. Elles se cachent pour pleurer. Elles veulent qu’on les oublie. Elles veulent oublier… Ou plutÃt, elles aiment leur douleur et elles la mettent â¡ l’abri des hommes et des choses. Il en est d’autres enfin qu’attire au couvent le zÃle du sacrifice et qui veulent se donner tout entiÃres, dans un abandon plus grand encore que celui de l’amour. Celles-lâ¡, plus rares, sont les vraies Ãpouses de JÃsus-Christ. L’â¦glise leur prodigue les doux noms de lis et de rose, de colombe et d’agneau: elle leur promet, par la bouche de la Reine des Vierges, la couronne d’Ãtoiles et le trÃne de candeur. Mais prenons garde de renchÃrir sur les thÃologiens. Aux Ãpoques de foi, on ne s’Ãchauffait guÃre sur les vertus mystiques des religieuses. Je ne parle pas du peuple, â¡ qui les nonnes ont toujours Ãtà suspectes et qui a fait sur elles des contes joyeux. Je parle du clergà sÃculier, dont les jugements Ãtaient fort mÃlangÃs. N’oublions pas que la poÃsie des cloÃtres date de Chateaubriand et de Montalembert.
Il faut aussi considÃrer que les communautÃs diffÃrent tout fait selon les temps et les pays et qu’on ne peut les rÃunir toutes dans un mÃme jugement. Le couvent fut longtemps en Occident la ferme, l’Ãcole, l’hÃpital et la bibliothÃque. Il y eut des couvents pour conserver la science, d’autres pour conserver l’ignorance. Il y en eut pour le travail comme pour l’oisivetÃ.
J’ai visitÃ, il y a quelques annÃes, la montagne sur laquelle sainte Odile, fille d’un duc d’Alsace, Ãleva au milieu du XIIe siÃcle un monastÃre dont la mÃmoire est restÃe dans l’âme du peuple alsacien. Cette fille forte chercha et trouva les moyens d’adoucir autour d’elle le grand mal de vivre dont souffraient alors les pauvres gens. AidÃe par d’habiles collaboratrices et servie par des serfs nombreux, elle dÃfricha, cultiva les terres, Ãleva des bestiaux, mit les rÃcoltes â¡ l’abri des pillards. Elle fut prÃvoyante pour les imprÃvoyants. Elle enseigna la sobriÃt aux buveurs de cervoise, la douceur aux violents, une bonne Ãconomie â¡ tous. Est-il possible de dÃcouvrir une ressemblance entra ces vierges robustes et pures des temps barbares, ces royales mÃtayÃres, et les abbesses qui, sous Louis XV, mettaient des mouches pour aller â¡ l’office et parfumaient de poudre â¡ la marÃchale les lÃvres des abbÃs qui leur baisaient les doigts?
Et mÃme alors, mÃme en ces jours de scandale, quand la noblesse jetait dans les abbayes des cadettes rÃvoltÃes, il y avait de bonnes âmes sous les grilles des maisons conventuelles. J’ai surpris les secrets de l’une d’elles. Qu’elle me pardonne! C’est l’an passÃ, chez Legoubin, libraire sur le quai Malaquais. Je trouvai un vieux manuel de confession â¡ l’usage des religieuses. Une inscription mise sur le titre, â¡ main reposÃe, m’apprit qu’en 1779 ce livre appartenait â¡ soeur Anne, religieuse soumise â¡ la rÃgle des Feuillantines. Il Ãtait rÃdigà en franÃais et avait ceci de remarquable que chaque pÃchà Ãtait imprimà sur une petite fiche collÃe au feuillet par le bord seulement. Pendant l’examen de conscience, dans la chapelle, la pÃnitente n’avait besoin ni de plume ni de crayon pour noter ses fautes graves ou lÃgÃres. Il lui suffisait de corner la petite bande portant mention d’un pÃchà qu’elle avait commis. Et dans le confessionnal, aidÃe de son livre, qu’elle suivait de corne en corne, soeur Anne ne risquait pas d’oublier quelque manquement aux commandements de Dieu ou â¡ ceux de l’â¦glise.
Or, dans le moment que je trouvai ce petit livre chez mon ami Legoubin, je vis que plusieurs coulpes y Ãtaient marquÃes d’un pli unique. C’Ãtaient les coulpes extraordinaires de soeur Anne. D’autres avaient Ãtà cornÃes bien des fois et les angles du papier Ãtaient tout usÃs. C’Ãtaient lâ¡ les pÃchÃs mignons de soeur Anne.
Comment en douter? Le livre n’avait pas servi depuis la dispersion des religieuses en 1790. Il Ãtait encore plein des pieuses images et des priÃres historiÃes que la bonne fille avait glissÃes entre les pages.
Je connus de la sorte l’âme de soeur Anne. Je n’y trouvai que des pÃchÃs innocents s’il en fut, et j’ai grand espoir que soeur Anne est assise aujourd’hui â¡ la droite du PÃre. Jamais coeur plus pur n’a battu sous la robe blanche des Feuillantines. Je me figure cette sainte fille d’aspect candide, un peu grasse, se promenant â¡ pas lents entre les carrÃs de choux du jardin conventuel, et marquant sans trouble, de son doigt blanc, sur le livre, ses pÃchÃs aussi rÃguliers que sa vie: paroles vaines, distractions dans les assemblÃes, distractions aux offices, dÃsobÃissances lÃgÃres et sensualità dans les repas. Ce dernier trait me touche jusqu’aux larmes. Soeur Anne mangeait avec sensualità des racines cuites â¡ l’eau. Elle n’Ãtait point triste. Elle ne doutait point. Elle ne tenta jamais Dieu. Ces pÃchÃs-lâ¡ n’ont point de corne dans le petit livre. Religieuse, elle avait le coeur monastique. Sa destinÃe Ãtait conforme â¡ sa nature. Voilâ¡ le secret de la sagesse de soeur Anne.
Je ne sais, mais je crois bien qu’il y a beaucoup de soeurs Anne aujourd’hui dans les couvents de femmes. J’aurais plusieurs reproches â¡ faire aux moines; j’aime mieux dire tout de suite que je ne les aime pas beaucoup. Quant aux religieuses, je crois qu’elles ont pour la plupart, comme soeur Anne, un coeur monastique, dans lequel abondent les grâces de leur Ãtat.
Et pourquoi sans cela seraient-elles entrÃes an couvent? Aujourd’hui, elles n’y sont plus jetÃes par l’orgueil et l’avarice de leur famille. Elles prennent le voile parce qu’il leur convient de le prendre. Elles le quitteraient s’il leur plaisait de le quitter, et vous voyez qu’elles le gardent. Les dragons philosophes, qu’on voit forÃant les clÃtures dans les vaudevilles de la RÃvolution, avaient vite fait d’invoquer la nature et de marier les nonnes. La nature est plus vaste que ne croient les dragons philosophes; elle rÃunit le sensualisme et l’ascÃtisme dans son sein immense; et quant aux couvents, il faut bien que le monstre soit aimable, puisqu’il est aimà et qu’il ne dÃvore plus que des victimes volontaires. Le couvent a ses charmes. La chapelle, avec ses vases dorÃs et ses roses en papier, une sainte Vierge peinte de couleurs naturelles et ÃclairÃe par une lumiÃre pâle et mystÃrieuse comme le clair de lune, les chants et l’encens et la voix du prÃtre, voilâ¡ les premiÃres sÃductions du cloÃtre; elles l’emportent quelquefois sur celles du monde.
C’est que ces choses ont une âme et qu’elles contiennent toute la somme de poÃsie accessible â¡ certaines natures. SÃdentaire et faite pour une vie discrÃte, humble, cachÃe, la femme se trouve tout d’abord â¡ son aise au couvent. L’atmosphÃre en est tiÃde, un peu lourde; elle procure aux bonnes filles les dÃlices d’une lente asphyxie. On y goËte un demi-sommeil. On y perd la pensÃe. C’est un grand dÃbarras. En Ãchange, on y gagne la certitude. N’est-ce pas, au point de vue pratique, une excellente affaire? Je compte pour peu les titres d’Ãpouse mystique de JÃsus, de vase d’Ãlection et de colombe immaculÃe. On n’a guÃre d’exaltation dans les communautÃs. Les vertus y vont leur petit train. Tout, jusqu’au sentiment du divin, y garde un prudent terre-â¡-terre. Pas d’envolÃe. Le spiritualisme, dans sa sagesse, s’y matÃrialise autant qu’il peut, et il le peut beaucoup plus qu’on ne pense communÃment. La grande affaire de la vie y est si bien divisÃe en une suite de petites affaires que l’exactitude supplÃe â¡ tout. Rien ne rompt jamais la trame Ãgale de l’existence. Le devoir y est trÃs simple. La rÃgle le trace. Il y a lâ¡ de quoi satisfaire les âmes timides, douces et obÃissantes. Une telle vie tue l’imagination et non pas la gaietÃ. Il est rare de rencontrer l’expression d’une tristesse profonde sur le visage d’une religieuse. A l’heure qu’il est, on chercherait vainement dans les couvents de France une Virginie de Leyva ou une Giulia Carraciolo, victimes rÃvoltÃes, respirant avec ivresse â¡ travers les grilles du cloÃtre les parfums de la nature et du monde. On n’y trouverait pas non plus, je crois, une sainte ThÃrÃse ou une sainte Catherine de Sienne. L’âge hÃroÃque des couvents est jamais passÃ. L’ardeur mystique s’Ãteint. Les causes qui jetaient tant d’hommes et de femmes dans les monastÃres n’existent plus. Aux temps de violence, quand l’homme, mal assurà de goËter les fruits de son travail, se rÃveillait sans cesse aux cris de mort, aux lueurs de l’incendie, quand la vie Ãtait un cauchemar, les plus douces âmes s’en allaient rÃver du ciel dans des maisons qui s’Ãlevaient comme de grands navires au-dessus des flots de la haine et du mal. Ces temps ne sont plus. Le monde est devenu â¡ peu prÃs supportable. On y reste plus volontiers. Mais ceux qui le trouvent encore trop rude et trop peu sËr sont libres, aprÃs tout, de s’en retirer. L’AssemblÃe constituante avait eu tort de le contester, et nous avons eu raison de l’admettre en principe.
J’ai l’honneur de connaÃtre la supÃrieure d’une communautà dont la maison-mÃre est â¡ Paris. C’est une femme de bien et qui m’inspire un sincÃre respect. Elle me contait, il y a peu de temps, les derniers moments d’une de ses religieuses, que j’avais connue dans le monde rieuse et jolie, et qui Ãtait allÃe s’Ãteindre de phtisie au couvent.
´Elle a fait une sainte mort, me dit la supÃrieure. Elle se levait de son lit tous les jours de sa longue maladie, et deux soeurs converses la portaient â¡ la chapelle. Elle y priait encore le matin de sa dÃlivrance. Un cierge allumà devant l’image de saint Joseph s’Ãgouttait sur le parquet. Elle donna l’ordre â¡ une des soeurs converses de redresser ce cierge. Puis elle se renversa en arriÃre, poussa un grand soupir et entra en agonie. On l’administra. Elle ne put tÃmoigner que par le mouvement de ses yeux de la piÃtà avec laquelle elle recevait les sacrements des morts.
Ce petit rÃcit me fut fait avec une admirable simplicitÃ. La mort est l’acte le plus important de la vie religieuse. Mais l’existence cÃnobitique y prÃpare si bien qu’il ne reste pas plus â¡ faire en ce moment-lâ¡ qu’en tout autre. On redresse un cierge qui s’Ãgouttait et l’on meurt. Il n’en fallait pas plus pour complÃter une saintetà minutieuse.
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DE L’ENTRETIEN QUE J’EUS CETTE NUIT AVEC UN FANTâME
SUR LES ORIGINES DE L’ALPHABET
Dans le silence de la nuit, j’Ãcrivais, j’Ãcrivais depuis longtemps. Renvoyant sur ma table la lumiÃre de la lampe, l’abat-jour laissait dans l’ombre les livres qui montent en Ãtages sur les quatre faces du cabinet de travail. Le feu mourant semait dans les cendres ses derniers rubis. Les acres vapeurs du tabac Ãpaississaient l’air; devant moi, dans une coupe, sur un monceau de cendres, une derniÃre cigarette Ãlevait tout droit sa mince fumÃe bleue. Et les tÃnÃbres de cette chambre Ãtaient mystÃrieuses, parce qu’on y sentait confusÃment l’âme de tous les livres endormis. Ma plume sommeillait entre mes doigts et je songeais â¡ des choses trÃs anciennes, quand de la fumÃe de ma cigarette, comme des vapeurs d’une herbe magique, sortit un personnage Ãtrange: ses cheveux bouclÃs, ses yeux longs et luisants, son nez busquÃ, ses lÃvres Ãpaisses, sa barbe noire, frisÃe â¡ la mode assyrienne, son teint de bronze clair, l’expression de ruse et de sensualità cruelle empreinte sur son visage, les formes trapues de son corps et ses riches vÃtements rÃvÃlaient un de ces Asiatiques appelÃs barbares par les HellÃnes. Il Ãtait coiffà d’un bonnet bleu fait comme une tÃte de poisson et semà d’Ãtoiles. Il portait une robe pourpre, brodÃe de figures d’animaux, et tenait d’une main un aviron, de l’autre des tablettes. Je ne me troublai point â¡ sa vue. Que des fantÃmes apparaissent dans une bibliothÃque, rien de plus naturel. OË se montreraient les ombres des morts, sinon au milieu des signes qui gardent leur souvenir? J’invitai l’Ãtranger â¡ s’asseoir. Il n’en fit rien.
–Laissez, me dit-il, et faites comme si je n’Ãtais pas lâ¡, je vous prie. Je suis venu regarder ce que vous Ãcriviez sur ce mauvais papier. J’y prends plaisir; non que je me soucie en aucune faÃon des idÃes que vous pouvez exprimer. Mais les caractÃres que vous tracez m’intÃressent infiniment. En dÃpit des altÃrations qu’elles ont subies en vingt-huit siÃcles d’usage, les lettres qui sortent de votre plume ne me sont point ÃtrangÃres. Je reconnais ce B qui, de mon temps, s’appelait _beth_, c’est-â¡-dire maison. Voici l’L, que nous nommions _lamed_, parce qu’il Ãtait en forme d’aiguillon. Ce G vient de notre _gimel_, au cou de chameau, et cet A, sort de notre _aleph_, en tÃte de boeuf. Quant au D que je vois lâ¡, il reprÃsenterait aussi fidÃlement que le _daleth_, qui lui a donn naissance, l’entrÃe triangulaire de la tente plantÃe dans le sable du dÃsert, si par un trait cursif vous n’aviez arrondi les contours de ce signe d’une vie antique et nomade. Vous avez altÃrà le _daleth_ ainsi que toutes les lettres de mon alphabet. Mais je ne vous le reproche pas. C’Ãtait pour aller plus vite. Le temps est prÃcieux. Le temps, c’est de la poudre d’or, des dents d’ÃlÃphant et des plumes d’autruche. La vie est courte. Il faut, sans perdre un moment, nÃgocier et naviguer, afin de gagner des richesses, pour vieillir heureux et respectÃ.
–Monsieur, lui dis-je, â¡ votre aspect comme â¡ vos discours, je vous reconnais pour un vieux PhÃnicien.
Il me rÃpondit simplement:
–Je suis Cadmus, l’ombre de Cadmus.
–En ce cas, rÃpliquai-je, vous n’existez pas proprement. Tous Ãtes mythique et allÃgorique. Car il est impossible de donner crÃance â¡ tout ce que les Grecs ont dit de vous. Ils content que vous avez tuÃ, au bord de la fontaine d’Ares, un dragon dont la gueule vomissait des flammes, et qu’ayant arrachà les dents du monstre vous les avez semÃes dans la terre oË elles se changÃrent en hommes. Ce sont des contes, et vous-mÃme, monsieur, vous Ãtes fabuleux.
–Que je le sois devenu dans la suite des âges, il se peut, et que ces grands enfants que vous nommez les Grecs aient mÃlà des fables â¡ ma mÃmoire, je le crois, mais je n’en ai nul souci. Je ne me suis jamais inquiÃtà de ce qu’on penserait de moi aprÃs ma mort; mes craintes et mes espÃrances n’allaient point au delâ¡ de cette vie dont on jouit sur la terre, et qui est la seule que je connaisse encore aujourd’hui. Car je n’appelle pas vivre flotter comme une vaine ombre dans la poussiÃre des bibliothÃques et apparaÃtre vaguement â¡ M. Ernest Renan ou â¡ M. Philippe Berger. Et cet Ãtat de fantÃme me semble d’autant plus triste que j’ai menÃ, de mon vivant, l’existence la plus active et la mieux remplie. Je ne m’amusais point â¡ semer dans les champs bÃotiens des dents de serpent, â¡ moins que ces dents ne fussent les haines et l’envie que faisaient naÃtre dans l’âme des pâtres du CythÃron ma richesse et ma puissance. J’ai naviguà toute ma vie. Dans mon vaisseau noir, qui portait â¡ sa proue un nain rouge et monstrueux, gardien de mes trÃsors, observant les sept Cabires qui voguent par le ciel en leur barque Ãtincelante, guidant ma route sur cette Ãtoile immobile que les Grecs nommaient, â¡ cause de moi, la PhÃnicienne, j’ai sillonnà toutes les mers et abord tous les rivages; je suis allà chercher l’or de la Colchide, l’acier des Chalybes, les perles d’Ophir, l’argent de Tartesse; j’ai pris en BÃtique le fer, le plomb, le cinabre, le miel, la cire et la poix, et, franchissant les bornes du monde, j’ai couru sous les brumes de l’OcÃan jusqu’â¡ l’Ãle sombre des Bretons, dont je suis revenu vieux, les cheveux blancs, riche de l’Ãtain que les â¦gyptiens, les HellÃnes et les Italiotes m’achetÃrent au poids de l’or. La MÃditerranÃe Ãtait alors mon lac. J’ai fond sur ses cÃtes encore sauvages des centaines de comptoirs, et cette fameuse ThÃbes n’est qu’une citadelle oË je gardais de l’or. J’ai trouvà en GrÃce des sauvages armÃs de bois de cerf et de pierres ÃclatÃes. Je leur ai donnà le bronze, et c’est par moi qu’ils ont connu tous les arts.
On sentait dans son regard et dans ses paroles une duret blessante, je lui rÃpondis sans amitiÃ:
–Oh! vous Ãtiez un nÃgociant actif et intelligent. Mais vous n’aviez point de scrupules, et vous vous conduisiez, l’occasion, en vrai pirate. Quand vous abordiez sur une cÃte de la GrÃce ou des Ãles, vous aviez soin d’Ãtaler sur le rivage des parures et de riches Ãtoffes, et si les filles de la cÃte, conduites par un invincible attrait, venaient seules, â¡ l’insu de leurs parents, contempler les choses dÃsirÃes, vos marins enlevaient ces vierges qui criaient et pleuraient en vain, et ils les jetaient, liÃes et frÃmissantes, dans le fond de vos vaisseaux, â¡ la garde du nain rouge. N’avez-vous point ainsi, vous et les vÃtres, volà la jeune Io, fille du roi Inachos, pour la vendre en Egypte?
–C’est bien probable. Ce roi Inachos Ãtait le chef d’une petite tribu sauvage. Sa fille Ãtait blanche, avec des traits fins et purs. Les relations entre les sauvages et les hommes civilisÃs ont Ãtà les mÃmes de tout temps.
–Il est vrai; mais vos PhÃniciens ont commis des vols inouÃs dans le monde. Ils n’ont pas craint de dÃrober des sarcophages et de dÃpouiller les hypogÃes Ãgyptiens pour enrichir leurs nÃcropoles de GÃbal.
–De bonne foi, monsieur, sont-ce lâ¡ des reproches â¡ faire â¡ un homme trÃs ancien, â¡ celui que Sophocle appelait dÃjâ¡ l’antique Cadmus? Il y a cinq minutes â¡ peine que nous causons ensemble dans votre cabinet et vous oubliez tout â¡ fait que je suis votre aÃnà de vingt-huit siÃcles. Reconnaissez en moi, cher monsieur, un vieux ChananÃen qu’il ne faut pas chicaner sur quelques caisses de momies et quelques filles de sauvages volÃes en Egypte ou en GrÃce. Admirez plutÃt la force de mon intelligence et la beautà de mon industrie. Je vous ai parlà de mes navires. Je pourrais vous montrer mes caravanes allant chercher dans le Yemen l’encens et la myrrhe, dans le Harran les pierreries et les Ãpices, en Ethiopie l’ivoire et l’ÃbÃne. Mais mon actività ne s’exerÃait pas seulement dans l’Ãchange et le nÃgoce. J’Ãtais un manufacturier habile, alors que le monde autour de moi sommeillait dans la barbarie. MÃtallurgiste, teinturier, verrier, joaillier, j’exerÃais mon gÃnie dans ces arts du feu, si merveilleux qu’ils semblent magiques. Regardez les coupes que j’ai ciselÃes et admirez le goËt dÃlicat du vieux bijoutier de Chanaan! Et je n’Ãtais pas moins admirable dans les travaux agricoles. De cette Ãtroite bande de terre resserrÃe entre le Liban et la mer, j’ai fait un jardin dÃlicieux. On y retrouve encore les citernes que j’ai creusÃes. Un de vos maÃtres a dit: ´Seul l’homme de Chanaan pouvait bâtir des pressoirs pour l’ÃternitÃ.ª Connaissez mieux le vieux Cadmus. J’ai fait passer tous les peuples mÃditerranÃens de l’âge de pierre â¡ l’âge de bronze. J’ai appris â¡ vos Grecs les principes de tous les arts. En Ãchange du blÃ, du vin et des peaux de bÃte qu’ils m’apportaient, je leur ai donnà des coupes oË se baisaient des colombes et des figurines de terre, qu’ils ont copiÃes depuis, en les arrangeant â¡ leur goËt. Enfin, je leur ai donnà un alphabet sans lequel ils n’auraient pu ni fixer ni mÃme prÃciser leurs pensÃes que vous admirez. Voilâ¡ ce qu’a fait le vieux Cadmus. Il l’a fait non par la charità du genre humain ni par dÃsir d’une vaine gloire, mais pour l’amour du lucre et en vue d’un profit tangible et certain. Il l’a fait pour s’enrichir et avec l’envie de boire pendant sa vieillesse du vin dans des coupes d’or, sur une table d’argent, au milieu de femmes blanches dansant des danses voluptueuses et jouant de la harpe. Car le vieux Cadmus ne croit ni â¡ la bontà ni â¡ la vertu. Il sait que les hommes sont mauvais et que, plus puissants que les hommes, les dieux sont pires. Il les craint; il s’efforce de les apaiser par des sacrifices sanglants. Il ne les aime point. Il n’aime que lui-mÃme. Je me peins tel que je suis. Mais considÃrez que, si je n’avais pas recherchà les violents plaisirs des sens, je n’aurais pas travaillà pour m’enrichir, je n’aurais pas invent les arts dont vous jouissez encore aujourd’hui. Et puisqu’enfin, cher monsieur, n’ayant pas assez d’esprit pour devenir marchand, vous Ãtes scribe et faites des Ãcritures â¡ la maniÃre des Grecs, vous devriez m’honorer â¡ l’Ãgal d’un dieu, moi, â¡ qui vous devez l’alphabet. J’en suis l’inventeur. Vous pensez bien que je ne l’ai crÃà que pour la commodità de mon commerce et sans prÃvoir le moins du monde l’usage qu’en feraient plus tard les peuples littÃraires. Il me fallait un systÃme de notation simple et rapide. Je l’eusse volontiers pris â¡ mes voisins, ayant l’habitude de tirer d’eux tout ce qui pouvait me convenir. Je ne me pique pas d’originalitÃ, ma langue est celle des sÃmites; ma sculpture est tantÃt Ãgyptienne et tantÃt babylonienne. Si j’avais eu une bonne Ãcriture sous la main, je ne me serais pas mis en frais d’invention sur cette matiÃre. Mais ni les hiÃroglyphes des peuples que vous nommez aujourd’hui, sans les connaÃtre, Hittites ou HelÃens***, ni l’Ãcriture sacrÃe des Egyptiens ne rÃpondaient â¡ mes besoins. C’Ãtaient lâ¡ des Ãcritures compliquÃes et lentes, mieux faites pour s’Ãtendre sur les murailles des temples et des tombeaux que pour se presser sur les tablettes d’un nÃgociant. MÃme abrÃgÃe et cursive, l’Ãcriture des scribes Ãgyptiens gardait encore, de son type premier, la lourdeur, l’embarras et l’indÃcision. Le systÃme tout entier Ãtait mauvais. L’hiÃroglyphe simplifià restait encore l’hiÃroglyphe, c’est-â¡-dire quelque chose de terriblement confus. Vous savez comment les â¦gyptiens mÃlaient dans leurs hiÃroglyphes, tant parfaits qu’abrÃgÃs, les signes reprÃsentant des idÃes aux signes reprÃsentant des sons. Par un coup de gÃnie, je pris vingt-deux de ces signes innombrables et j’en fis les vingt-deux lettres de mon alphabet. Des lettres, c’est-â¡-dire des signes correspondant chacun â¡ un son unique, et fournissant par leur association prompte et facile le moyen de peindre fidÃlement tous les sons! N’Ãtait-ce point ingÃnieux?
–Oui, sans doute, c’Ãtait ingÃnieux, et plus encore que vous ne croyez. Et nous vous devons un prÃsent inestimable. Car sans l’alphabet point de notation exacte du discours, point de style, partant point de pensÃe un peu dÃlicate, point d’abstractions, point de philosophie subtile. Il serait aussi absurde d’imaginer Pascal Ãcrivant les _Provinciales_ en caractÃres cunÃiformes que de croire que le Zeus d’Olympie a Ãtà sculptà par un phoque. Inventà pour tenir des livres de commerce, l’alphabet phÃnicien est devenu dans le monde entier l’instrument nÃcessaire et parfait de la pensÃe, et l’histoire de ses transformations est intimement liÃe â¡ celle du dÃveloppement de l’esprit humain. Votre invention est infiniment belle et prÃcieuse, encore qu’imparfaite. Car vous n’avez pas songà aux voyelles, et ce sont les Grecs ingÃnieux qui les ont trouvÃes. Leur part en ce monde Ãtait de porter toutes choses â¡ la perfection.
–Les voyelles, je vais vous dire j’ai toujours eu la mauvaise habitude de les brouiller et de les confondre. Vous vous en Ãtes peut-Ãtre aperÃu ce soir: le vieux Cadmus parle un peu de la gorge.
–Je le lui pardonne, je lui pardonnerais presque le rapt de la vierge Io, puisque enfin son pÃre Inachos n’Ãtait qu’un chef de sauvages portant pour sceptre un bois de cerf, sculptà ⡠la pointe du silex. Je lui pardonnerais mÃme d’avoir fait connaÃtre aux BÃotiens pauvres et vertueux les danses frÃnÃtiques des Bacchantes, je lui pardonnerais tout, pour avoir donnà ⡠la GrÃce et au monde le plus prÃcieux des talismans, les vingt-deux lettres de l’alphabet phÃnicien. De ces vingt-deux lettres sont sortis tous les alphabets de l’univers. Il n’est point de pensÃe sur cette terre qu’ils ne fixent et ne gardent. De votre alphabet, divin Cadmus, sont sorties les Ãcritures grecques et italiotes, qui ont donnà naissance â¡ toutes les Ãcritures europÃennes. De votre alphabet encore sont issues toutes les Ãcritures sÃmitiques, depuis l’aramÃen et l’hÃbreu jusqu’au syriaque et â¡ l’arabe. Et ce mÃme alphabet phÃnicien est le pÃre des alphabets hymiarite et Ãthiopien et de tous les alphabets du centre de l’Asie, zend et pehlvi, et mÃme de l’alphabet indien, qui a donnà naissance au devanâgari et â¡ tous les alphabets de l’Asie mÃridionale. Quelle fortune! Quel succÃs universel! Il n’y a pas, â¡ l’heure qu’il est, sur toute la surface de la terre une seule Ãcriture qui ne dÃrive de l’Ãcriture cadmÃenne. Quiconque en ce monde Ãcrit un mot est tributaire des vieux marchands chananÃens. A cette pensÃe, je suis tentà de vous rendre les plus grands honneurs, soigneur Cadmus, et je ne suis comment reconnaÃtre la faveur que vous m’avez faite en passant une petite heure de nuit dans mon cabinet, vous, Baal Cadmus, inventeur de l’alphabet.
–Cher monsieur, modÃrez votre enthousiasme. Je suis assez content de ma petite invention. Mais ma visite n’a rien qui puisse vous flatter particuliÃrement. Je m’ennuie â¡ mort depuis que, devenu une ombre vaine, je ne vends plus ni Ãtain, ni poudre d’or, ni dents d’ÃlÃphant et que, sur cette terre oË M. Stanley suit de loin mon exemple, je suis rÃduit â¡ converser, de temps autre, avec quelques savants ou curieux qui veulent bien s’intÃresser â¡ moi. Je crois entendre le chant du coq, adieu et tachez de vous enrichir: les seuls bien de ce monde sont la richesse et la puissance.
Il dit et disparut. Mon feu s’Ãtait Ãteint, la fraÃcheur de la nuit commenÃait â¡ me saisir et j’avais trÃs mal â¡ la tÃte.
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Je ne partage pas du tout les mauvais sentiments des vaudevillistes â¡ l’endroit des doctoresses. Si une femme a la vocation de la science, de quel droit lui reprocherons-nous d’avoir suivi sa voie? Comment blâmer cette noble et douce et sage Sophie Germain qui, aux soins du mÃnage et de la famille, prÃfÃra les mÃditations silencieuses de l’algÃbre et de la mÃtaphysique? La science ne peut-elle avoir, comme la religion, ses vierges et ses diaconesses? S’il est peu raisonnable de vouloir instruire toutes les femmes, l’est-il davantage de vouloir interdire â¡ toutes les hautes spÃculations de la pensÃe? Et, â¡ un point de vue tout pratique, la science n’est-elle pas, dans certains cas, pour une femme, une ressource prÃcieuse? Parce qu’il y a aujourd’hui plus d’institutrices qu’il n’en faut, devons-nous blâmer les jeunes filles qui se vouent l’enseignement, malgrà l’ineptie cruelle des programmes et la justice inique des concours? Puisqu’on a toujours reconnu aux femmes une exquise habiletà ⡠soigner les malades, puisqu’elles furent de tout temps des consolatrices et des guÃrisseuses, puisqu’elles fournissent â¡ la sociÃtà des infirmiÃres et des sages-femmes, comment ne pas louer celles qui, non contentes de l’apprentissage nÃcessaire, poussent jusqu’au doctorat leurs Ãtudes mÃdicales et s’accroissent ainsi en dignità et en autoritÃ?
Il ne faut point se laisser emporter par la haine des prÃcieuses et des pÃdantes. Il est de fait que rien n’est odieux comme une pÃdante. Pour ce qui est des prÃcieuses, il faudrait distinguer. Le bel air ne messied pas toujours, et un certain goËt de bien dire ne gâte pas une femme. Si madame de Lafayette est une prÃcieuse (de son temps, elle passait pour telle), je ne haÃrai point les prÃcieuses. Toute affectation est dÃtestable, celle du torchon comme celle de la plume, et il y aurait peu d’agrÃment vivre dans la sociÃtà que rÃvait Proudhon, oË toutes les femmes seraient cuisiniÃres et ravaudeuses. Je veux bien qu’il soit moins naturel et, partant, moins gracieux aux femmes de composer un livre que de jouer la comÃdie, mais une femme qui sait Ãcrire aurait tort de ne point le faire, si cela n’embarrasse pas sa vie. Sans compter que l’encrier pourra lui devenir un ami quand il lui faudra franchir le pas douloureux pour entrer dans l’âge des souvenirs. Il est certain que, si les femmes n’Ãcrivent pas mieux que les hommes, elles Ãcrivent autrement et laissent traÃner sur le papier un peu de leur grâce divine. Pour ma part, je suis trÃs reconnaissant â¡ madame de Caylus et â¡ madame de Staal-Delaunay d’avoir laissà des pattes de mouche immortelles.
Ce serait la moins philosophique des idÃes que de se figurer la science entrant dans le systÃme moral d’une femme ou d’une fille comme un corps Ãtranger, comme un ÃlÃment perturbateur d’une puissance incalculable. Mais, s’il Ãtait naturel et lÃgitime de vouloir instruire les jeunes filles, il est certain qu’on s’y est trÃs mal pris. On commence heureusement â¡ le reconnaÃtre. La science est le lien de l’homme avec la nature. Elles ont besoin comme nous d’une part de connaissance. A la faÃon dont on a voulu les instruire, bien loin de multiplier leurs rapports avec l’Univers, on les a sÃparÃes et comme retranchÃes de la nature. On leur a enseignà des mots et non des choses, et on leur a mis dans la tÃte de longues nomenclatures d’histoire, de gÃographie et de zoologie qui n’ont par elles-mÃmes aucune signification. Ces innocentes crÃatures ont portà leur faix et plus que leur faix de ces programmes iniques que l’orgueil dÃmocratique et le patriotisme bourgeois ÃlevÃrent comme les Babels de la cuistrerie.
On Ãtait parti de l’idÃe absurde qu’un peuple est savant quand tout le monde y sait les mÃmes choses, comme si la diversità des fonctions n’entraÃnait pas la diversità des connaissances, et comme s’il Ãtait profitable qu’un marchand sËt ce que sait un mÃdecin! Cette idÃe se trouva fÃconde en erreurs; notamment, elle en enfanta une autre encore plus mÃchante qu’elle. On s’imagina que les ÃlÃments des sciences spÃciales sont utiles aux personnes destinÃes â¡ n’en poursuivre ni les applications ni la thÃorie. On s’imagina que la terminologie avait en anatomie, par exemple, ou en chimie, une valeur propre, et qu’on Ãtait intÃressà ⡠la connaÃtre, indÃpendamment de l’usage qu’en font les chirurgiens et les chimistes. Cette superstition est aussi folle que celle des vieux Scandinaves qui Ãcrivaient en caractÃres runiques et s’imaginaient qu’il y a des mots assez puissants, si on les prononÃait jamais, pour Ãteindre le soleil et rÃduire la terre en poudre.
On sourit de pitià en songeant â¡ ces pÃdagogues qui enseignent aux enfants les mots d’une langue que ceux-ci n’entendront ni ne parleront jamais. Ils disent, ces barbacoles, qu’ils enseignent ainsi les ÃlÃments des sciences et donnent aux filles des clartÃs de tout. Mais qui ne voit qu’ils leur donnent seulement des tÃnÃbres de tout et que, pour mettre des idÃes dans ces jeunes tÃtes, molles et lÃgÃres, il faudrait user d’une tout autre mÃthode? Montrez en peu de mots les grands objets d’une science, marquez-en les rÃsultats par quelques exemples frappants. Soyez des gÃnÃralisateurs, soyez des philosophes et cachez si bien votre philosophie qu’on vous croie aussi simples que les esprits auxquels vous parlez. Exposez sans jargon, dans la langue vulgaire et commune â¡ tous, un petit, nombre de faits qui frappent l’imagination et contentent l’intelligence. Que votre parole soit naÃve, grande et gÃnÃreuse. Ne vous flattez pas d’enseigner un grand nombre de choses. Excitez seulement la curiositÃ. Contents d’ouvrir les esprits, ne les surchargez point. Mettez-y l’Ãtincelle. D’eux-mÃmes, ils s’Ãprendront par l’endroit oË ils sont inflammables.
Et si l’Ãtincelle s’Ãteint, si certaines intelligences restent obscures, du moins vous ne les aurez point brËlÃes. Il y aura toujours des ignorants parmi nous. Il faut respecter toutes les natures et laisser â¡ la simplicità celles qui y sont vouÃes. Cela est particuliÃrement nÃcessaire pour les filles qui, la plupart, font leur temps sur la terre dans des emplois oË on leur demande tout autre chose que des idÃes gÃnÃrales et des connaissances techniques. Je voudrais que l’enseignement qu’on donne aux filles fËt surtout une discrÃte et douce sollicitation.
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SUR LE MIRACLE
Il ne faut pas dire: Le miracle n’est pas, parce qu’il n’a pas Ãtà dÃmontrÃ. Les orthodoxes pourraient toujours en appeler une instruction plus complÃte. La vÃrità c’est que le miracle ne saurait Ãtre constatà ni aujourd’hui ni demain, parce que constater le miracle, ce sera toujours apporter une conclusion prÃmaturÃe. Un instinct profond nous dit que tout ce que la nature renferme dans son sein est conforme â¡ ses lois ou connues ou mystÃrieuses. Mais, quand bien mÃme il ferait taire son pressentiment, l’homme ne pourra jamais dire: ´Tel fait est au delâ¡ des frontiÃres de la natureª. Nos explorations ne pousseront jamais jusque-lâ¡. Et, s’il est de l’essence du miracle d’Ãchapper â¡ la connaissance, tout dogme qui l’atteste invoque un tÃmoin insaisissable, qui se dÃrobera jusqu’â¡ la fin des siÃcles. Le miracle est une conception enfantine qui ne peut subsister dÃs que l’esprit commence â¡ se faire une reprÃsentation systÃmatique de la nature. La sagesse grecque n’en supportait point l’idÃe. Hippocrate disait, en parlant de l’Ãpilepsie: ´Ce mal est nommà divin; mais toutes les maladies sont divines et viennent Ãgalement des dieuxª. Il parlait en philosophe naturaliste. La raison humaine est moins ferme aujourd’hui. Ce qui me fâche surtout, c’est qu’on dise: ´Nous ne croyons pas aux miracles, parce que aucun n’est prouvÃ.
â¦tant â¡ Lourdes, au mois d’aoËt, je visitai la grotte o d’innombrables bÃquilles Ãtaient suspendues, en signe de guÃrison. Mon compagnon me montra du doigt ces trophÃes d’infirmerie et murmura â¡ mon oreille:
–Une seule jambe de bois en dirait bien davantage.
C’est une parole de bon sens; mais philosophiquement la jambe de bois n’aurait pas plus de valeur qu’une bÃquille. Si un observateur d’un esprit vraiment scientifique Ãtait appel constater que la jambe coupÃe d’un homme s’est reconstituÃe subitement dans une piscine ou ailleurs, il ne dirait point: ´Voilâ¡ un miracle!ª Il dirait: ´Une observation jusqu’â¡ prÃsent unique tend â¡ faire croire qu’en des circonstances encore indÃterminÃes les tissus d’une jambe humaine ont la propriÃtà de se reconstituer comme les pinces des homards, les pattes des Ãcrevisses et la queue des lÃzards, mais beaucoup plus rapidement. C’est lâ¡ un fait de nature en contradiction apparente avec plusieurs autres faits de nature. Celle contradiction rÃsulte de notre ignorance, et nous voyons clairement que la physiologie des animaux est â¡ refaire, ou, pour mieux dire, qu’elle n’a jamais Ãtà faite. Il n’y a guÃre plus de deux cents ans que nous avons une idÃe de la circulation du sang. Il y a un siÃcle â¡ peine que nous savons ce que c’est que de respirer.
Il y aurait, j’en conviens, quelque fermetà ⡠parler de la sorte. Mais le savant ne doit s’Ãtonner de rien. Disons que, d’ailleurs, aucun d’eux n’a jamais Ãtà mis â¡ pareille Ãpreuve et que rien ne fait craindre un prodige de ce genre. Les guÃrisons miraculeuses que les mÃdecins ont pu constater s’accordent toutes trÃs bien avec la physiologie. Jusqu’ici les sÃpultures des saints, les fontaines et les grottes sacrÃes n’ont jamais agi que sur des malades atteints d’affections ou curables ou susceptibles de rÃmission instantanÃe. Mais vit-on un mort ressusciter, le miracle ne serait prouvà que si nous savions ce que c’est que la vie et que la mort, et nous ne le saurons jamais.
On nous dÃfinit le miracle: une dÃrogation aux lois de la nature. Nous ne les connaissons pas; comment saurions-nous qu’un fait y dÃroge?
–Mais nous connaissons quelques-unes de ces lois?
–Oui, nous avons surpris quelque rapport des choses. Mais, ne saisissant pas toutes les lois naturelles, nous n’en saisissons aucune, puisqu’elles s’enchaÃnent.
–Encore pourrions-nous constater le miracle dans ces sÃries de rapports que nous avons surpris.
–Nous ne le pourrions pas avec une certitude philosophique. D’ailleurs, c’est prÃcisÃment les sÃries qui nous apparaissent comme les plus fixes et les mieux dÃterminÃes que le miracle interrompt le moins. Le miracle n’entreprend rien, par exemple, contre la mÃcanique cÃleste. Il ne s’exerce point sur le cours des astres et jamais il n’avance ni ne retarde une Ãclipse calculÃe. Il se joue volontiers, au contraire, dans les tÃnÃbres de la pathologie interne et se plaÃt surtout aux maladies nerveuses. Mais ne mÃlons point une question de fait â¡ la question de principe. En principe, le savant est inhabile constater un fait surnaturel. Cette constatation suppose une connaissance totale et absolue de la nature qu’il n’a point et n’aura jamais, et que personne n’eut au monde. C’est parce que je n’en croirais pas nos plus habiles oculistes sur la guÃrison miraculeuse d’un aveugle, qu’â¡ plus forte raison je n’en crois pas non plus saint Mathieu et saint Marc qui n’Ãtaient pas oculistes. Le miracle est par dÃfinition mÃconnaissable et inconnaissable.
Les savants ne peuvent en aucun cas attester qu’un fait est en contradiction avec l’ordre universel, c’est-â¡-dire avec l’inconnu divin. Dieu mÃme ne le pourrait qu’en Ãtablissant une pitoyable distinction entre les manifestations gÃnÃrales et les manifestations particuliÃres de son activitÃ, en reconnaissant qu’il fait de temps en temps des retouches timides â¡ son oeuvre, et en laissant Ãchapper cet aveu humiliant que la lourde machine qu’il a montÃe a besoin â¡ toute heure, pour marcher cahin-caha, d’un coup de main du fabricant.
La science est habile, au contraire, â¡ ramener aux donnÃes de la science positive des faits qui semblaient s’en Ãcarter. Elle rÃussit parfois trÃs heureusement â¡ expliquer par des causes physiques certains phÃnomÃnes qui passÃrent longtemps pour merveilleux. Des guÃrisons de la moelle furent constatÃes sur le tombeau du diacre Paris et dans d’autres lieux saints. Ces guÃrisons n’Ãtonnent plus depuis qu’on sait que l’hystÃrie simula parfois les lÃsions de la moelle ÃpiniÃre.
Qu’une Ãtoile nouvelle ait apparu â¡ ces personnages mystÃrieux que l’â¦vangile appelle les Mages (je suppose le fait historiquement Ãtabli), c’Ãtait, certes, un miracle pour les astrologues du moyen âge, qui croyaient que le firmament, clou d’Ãtoiles, n’Ãtait sujet â¡ aucune vicissitude. Mais, rÃelle ou fictive, l’Ãtoile des Mages n’est plus miraculeuse pour nous qui savons que le ciel est incessamment agità par la naissance et par la mort des univers, et qui avons vu, en 1866, une Ãtoile s’allumer tout â¡ coup dans la Couronne borÃale, briller pendant un mois, puis s’Ãteindre.
Cette Ãtoile n’annonÃait point le Messie; elle attestait seulement qu’â¡ une distance infinie de nous une conflagration effroyable dÃvorait un monde en quelques jours, ou plutÃt l’avait autrefois dÃvorÃ, car le rayon qui nous apportait la nouvelle de ce dÃsastre cÃleste Ãtait en chemin depuis cinq siÃcles, et peut-Ãtre depuis plus longtemps.
On connaÃt le miracle de BolsÃne, immortalisà par une des _Stanze_ de RaphaÃl. Un prÃtre incrÃdule cÃlÃbrait la messe; l’hostie, quand il la brisa pour la communion, parut couverte de sang. Les AcadÃmies, il y a seulement dix ans, eussent Ãtà fort embarrassÃes d’expliquer un fait si Ãtrange. On n’est mÃme pas tentà de le nier depuis la dÃcouverte d’un champignon microscopique dont les colonies, Ãtablies dans la farine ou dans la pâte, ont l’aspect du sang coagulÃ. Le savant qui l’a trouvÃ, pensant avec raison que c’Ãtaient lâ¡ les taches rouges de l’hostie de BolsÃne, appela le champignon _micrococcus prodigiosus_.
Il y aura toujours un champignon, une Ãtoile ou une maladie que la science humaine ne connaÃtra pas, et c’est pour cela qu’elle devra toujours, au nom de l’Ãternelle ignorance, nier tout miracle et dire des plus grandes merveilles, comme de l’hostie de BolsÃne, comme de l’Ãtoile des Mages, comme du paralytique guÃri: Ou cela n’est pas, ou cela est, et, si cela est, cela est dans la nature et par consÃquent naturel.
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CH¬TEAUX DE CARTES
Ce qui rend dÃfiant en matiÃre d’esthÃtique, c’est que tout se dÃmontre par le raisonnement. ZÃnon d’ElÃe a dÃmontrà que la flÃche qui vole est immobile. On pourrait aussi dÃmontrer le contraire, bien qu’â¡ vrai dire ce soit plus malaisÃ. Car le raisonnement s’Ãtonne devant l’Ãvidence, et l’on peut dire que tout se dÃmontre, hors ce que nous sentons vÃritable. Une argumentation suivie sur un sujet complexe ne prouvera jamais que l’habiletà de l’esprit qui l’a conduite. Il faut bien que les hommes aient quelque soupÃon de cette grande vÃritÃ, puisqu’ils ne se gouvernent jamais par le raisonnement. L’instinct et le sentiment les mÃnent. Ils obÃissent â¡ leurs passions, â¡ l’amour, â¡ la haine et surtout â¡ la peur salutaire. Ils prÃfÃrent les religions aux philosophies et ne raisonnent que pour se justifier de leurs mauvais penchants et de leurs mÃchantes actions, ce qui est risible, mais pardonnable. Les opÃrations les plus instinctives sont gÃnÃralement celles oË ils rÃussissent le mieux, et la nature a fondà sur celles-lâ¡ seules la conservation de la vie et la perpÃtuità de l’espÃce. Les systÃmes philosophiques ont rÃussi en raison du gÃnie de leurs auteurs, sans qu’on ait jamais pu reconnaÃtre en l’un d’eux des caractÃres de vÃrità qui le fissent prÃvaloir. En morale, toutes les opinions ont Ãtà soutenues, et si plusieurs semblent s’accorder, c’est que les moralistes eurent souci, pour la plupart, de ne pas se brouiller avec le sentiment vulgaire et l’instinct commun. La raison pure, s’ils n’avaient Ãcoutà qu’elle, les eËt conduits par divers chemins aux conclusions les plus monstrueuses, comme il se voit en certaines sectes religieuses et en certaines hÃrÃsies dont les auteurs, exaltÃs par la solitude ont mÃprisà le consentement irrÃflÃchi des hommes. Il semble qu’elle raisonnât trÃs bien, cette docte caÃnite qui, jugeant la crÃation mauvaise, enseignait aux fidÃles â¡ offenser les lois physique et morales du monde, sur l’exemple des criminels et prÃfÃrablement l’imitation de CaÃn et Judas. Elle raisonnait bien, pourtant sa morale Ãtait abominable. Cette vÃrità sainte et salutaire se trouve an fond de toutes les religions, qu’il est pour l’homme un guide plus sur que le raisonnement et qu’il faut Ãcouter le coeur.
En esthÃtique, c’est-â¡-dire dans les nuages, on peut argumenter plus et mieux qu’en aucun autre sujet. C’est en cet endroit qu’il faut Ãtre mÃfiant. C’est lâ¡ qu’il faut tout craindre: l’indiffÃrence comme la partialitÃ, la froideur comme la passion, le savoir comme l’ignorance, l’art, l’esprit, la subtilità et l’innocence plus dangereuse que la ruse. En matiÃre d’esthÃtique, tu redouteras les sophismes, surtout quand ils seront beaux, et il s’en trouva d’admirables. Tu n’en croiras pas mÃme l’esprit mathÃmatique, si parfait, si sublime, mais d’une telle dÃlicatesse que cette machine ne peut travailler que dans le vide et qu’un grain de sable dans les rouages suffit les fausser. On frÃmit en songeant jusqu’oË ce grain de sable peut entraÃner une cervelle mathÃmatique. Pensez â¡ Pascal.
L’esthÃtique ne repose sur rien de solide. C’est un château en l’air. On l’appuie sur l’Ãthique. Mais il n’y a pas d’Ãthique. Il n’y a pas de sociologie. Il n’y a pas non plus de biologie. L’achÃvement des sciences n’a jamais existà que dans la tÃte de M. Auguste Comte, dont l’oeuvre est une prophÃtie. Quand la biologie sera constituÃe, c’est-â¡-dire dans quelques millions d’annÃes, un pourra peut-Ãtre construire une sociologie. Ce sera l’affaire d’un grand nombre de siÃcles; aprÃs quoi, il sera loisible de crÃer sur des bases solides une science esthÃtique. Mais alors notre planÃte sera bien vieille et touchera aux termes de ses destins. Le soleil, dont les taches nous inquiÃtent dÃjâ¡, non sans raison, ne montrera plus â¡ la terre qu’une face d’un rouge sombre et fuligineux â¡ demi couverte de scories opaques, et les derniers humains, retirÃs au fond des mines, seront moins soucieux de disserter sur l’essence du beau que de brËler dans les tÃnÃbres leurs derniers morceaux de houille, avant de s’abÃmer dans les glaces Ãternelles.
Pour fonder la critique, on parle de tradition et de consentement universel. Il n’y en a pas. L’opinion presque gÃnÃrale, il est vrai, favorise certaines oeuvres. Mais c’est en vertu d’un prÃjugÃ, et nullement par choix et par l’effet d’une prÃfÃrence spontanÃe. Les oeuvres que tout le monde admire sont celles que personne n’examine. On les reÃoit comme un fardeau prÃcieux, qu’on passe â¡ d’autres sans y regarder. Croyez-vous vraiment qu’il y ait beaucoup de libertà dans l’approbation que nous donnons aux classiques grecs, latins, et mÃme aux classiques franÃais? Le goËt aussi qui nous porte vers tel ouvrage contemporain et nous Ãloigne de tel autre est-il bien libre? N’est-il pas dÃterminà par beaucoup de circonstances ÃtrangÃres au contenu de cet ouvrage, dont la principale est l’esprit d’imitation, si puissant chez l’homme et chez l’animal? Cet esprit d’imitation nous est nÃcessaire pour vivre sans trop d’Ãgarement; nous le portons dans toutes nos actions et il domine notre sens esthÃtique. Sans lui les opinions seraient en matiÃre d’art beaucoup plus diverses encore qu’elles ne sont. C’est par lui qu’un ouvrage qui, pour quelque raison que ce soit, a trouv d’abord quelques suffrages, en recueille ensuite un plus grand nombre. Les premiers seuls Ãtaient libres; tous les autres ne font qu’obÃir. Ils n’ont ni spontanÃitÃ, ni sens, ni valeur, ni caractÃre aucun. Et par leur nombre ils font la gloire. Tout dÃpend d’un trÃs petit commencement. Aussi voit-on que les ouvrages mÃprisÃs â¡ leur naissance ont peu de chance de plaire un jour, et qu’au contraire les ouvrages cÃlÃbres dÃs le dÃbut gardent longtemps leur rÃputation et sont estimÃs encore aprÃs Ãtre devenus inintelligibles. Ce qui prouve bien que l’accord est le pur effet du prÃjugÃ, c’est qu’il cesse avec lui. On en pourrait donner de nombreux exemples. Je n’en rapporterai qu’un seul. Il y a une quinzaine d’annÃes, dans l’examen d’admission au volontariat d’un an, les examinateurs militaires donnÃrent pour dictÃe aux candidats une page sans signature qui, citÃe dans divers journaux, y fut raillÃe avec beaucoup de verve et excita la gaietà de lecteurs trÃs lettrÃs.–´OË ces militaires, demandait-on, Ãtaient-ils allÃs cherchÃe des phrases si baroques et si ridicules?ª Ils les avaient prises pourtant dans un trÃs beau livre. C’Ãtait du Michelet, et du meilleur, du Michelet du plus beau temps. Messieurs les officiers avaient tirà le texte de leur dictÃe de cette Ãclatante description de la France par laquelle le grand Ãcrivain termine le premier volume de son _Histoire_ et qui en est un des morceaux les plus estimÃs. ´_En latitude, les zones de la France se marquent aisÃment par leurs produits. Au Nord, les grasses et basses plaines de Belgique et de Flandre avec leurs champs de lin et de colza, et le houblon, leur vigne amÃre du nord, etc., etc._ª J’ai vu des connaisseurs rire de ce style, qu’ils croyaient celui de quelque vieux capitaine. Le plaisant qui riait le plus fort Ãtait un grand zÃlateur de Michelet. Cette page est admirable, mais, pour Ãtre admirÃe d’un consentement unanime, faut-il encore qu’elle soit signÃe. Il en va de mÃme de toute page Ãcrite de main d’homme. Par contre, ce qu’un grand nom recommande a chance d’Ãtre lou aveuglÃment. Victor Cousin dÃcouvrait dans Pascal des sublimitÃs qu’on a reconnu Ãtre des fautes du copiste. Il s’extasiait par exemple sur certains ´raccourcis d’abÃmeª qui proviennent d’une mauvaise lecture. On n’imagine pas M. Victor Cousin admirant des ´raccourcis d’abÃmeª chez un de ses contemporains, Les rhapsodies d’un Vrain Lucas furent favorablement accueillies de l’AcadÃmie des sciences sous les noms de Pascal et de Descartes. Ossian semblait l’Ãgal d’HomÃre quand on le croyait ancien. On le mÃprise depuis qu’on sait que c’est Mac-Pherson.
Lorsque les hommes ont des admirations communes et qu’ils en donnent chacun la raison, la concorde se change en discorde. Dans un mÃme livre ils approuvent des choses contraires qui ne peuvent s’y trouver ensemble. Ce serait un ouvrage bien intÃressant que l’histoire des variations de la critique sur une des oeuvres dont l’humanità s’est le plus occupÃe, _Hamlet_, la _Divine ComÃdie_ ou l’_Iliade_. L’_Iliade_ nous charme aujourd’hui par un caractÃre barbare et primitif que nous y dÃcouvrons de bonne foi. Au xviie siÃcle, on louait HomÃre d’avoir observà les rÃgles de l’ÃpopÃe. ´Soyez assurÃ, disait Boileau, que si HomÃre a employà le mot chien, c’est que le mot est noble en grec.ª Ces idÃes nous semblent ridicules. Les nÃtres paraÃtront peut-Ãtre aussi ridicules dans deux cents ans, car enfin on ne peut mettre au rang des vÃritÃs Ãternelles qu’HomÃre est barbare et que la barbarie est admirable. Il n’est pas en matiÃre de littÃrature une seule opinion qu’on ne combatte aisÃment par l’opinion contraire. Qui saurait terminer les disputes des joueurs de flËte? Faut-il donc ne faire ni esthÃtique ni critique? Je ne dis pas cela. Mais il faut savoir que c’est un art et y mettre la passion et l’agrÃment sans lesquels il n’y a point d’art.
*
* *
_A Monsieur L. Bourdeau._
AUX CHAMPS-â¦LYSâ¦ES
Je fus tout â¡ coup emportà dans de muettes tÃnÃbres au milieu desquelles paraissaient vaguement des formes inconnues qui me remplissaient d’horreur. Mes yeux s’accoutumant peu â¡ peu l’obscuritÃ, je distinguai, au bord d’un fleuve qui roulait des eaux lourdes, l’ombre effrayante d’un homme coiffà d’un bonnet asiatique et portant une rame sur l’Ãpaule. Je reconnus l’ingÃnieux Ulysse. De ses joues creuses pendait une barbe dÃcolorÃe. Je l’entendis soupirer d’une voix Ãteinte:
´J’ai faim. Je ne vois plus clair et mon âme est comme une lourde fumÃe errant dans les tÃnÃbres. Qui me fera boire du sang noir, pour qu’il me souvienne encore de mes navires peints de vermillon, de ma femme irrÃprochable et de ma mÃre?
En entendant ce discours, je compris que j’Ãtais transportà dans les Enfers. Je tâchai de m’y diriger de mon mieux, d’aprÃs les descriptions des poÃtes, et je m’acheminai vers une prairie o luisait une faible et douce lumiÃre. AprÃs une demi-heure de marche, je rencontrai des ombres qui, assemblÃes sur un champ d’asphodÃles, discouraient ensemble. Il s’y trouvait des âmes de tous les temps et de tous les pays, et j’y reconnus de grands philosophes mÃlÃs â¡ de pauvres sauvages. Cachà dans l’ombre d’un myrte, j’Ãcoutai leur conversation. J’entendis d’abord Pyrrhon demander, avec un air de douceur, les mains sur sa bÃche comme un bon jardinier:
–Qu’est-ce que l’âme?
Les ombres qui l’entouraient rÃpondirent presque â¡ la fois.
Le divin Platon dit avec subtilitÃ:
–L’âme est triple. Nous avons une âme trÃs grossiÃre dans le ventre, une âme affectueuse dans la poitrine et une âme raisonnable dans la tÃte. L’âme est immortelle. Les femmes n’ont que deux âmes. Il leur manque la raisonnable.
Un pÃre du concile de Mâcon lui rÃpondit:
–Platon, vous parlez comme un idolâtre. Le concile de Mâcon, la majorità des voix, accorda, en 585, une âme immortelle â¡ la femme. D’ailleurs, la femme est un homme, puisque JÃsus-Christ, nà d’une vierge, est appelà dans l’â¦vangile le fils de l’Homme.
Aristote haussa les Ãpaules et rÃpondit â¡ son maÃtre Platon, avec une respectueuse fermetÃ:
–A mon compte, Ã Platon, je trouve cinq âmes chez l’homme et chez les animaux: 1e la nutritive; 2e la sensitive; 3e la motrice; 4e l’appÃtitive; 5e la raisonnable. L’âme est la forme du corps. Elle le fait pÃrir en pÃrissant elle-mÃme.
Les opinions s’opposaient les unes aux autres.
ORIG»NE.
L’®âme est matÃrielle et figurÃe.
SAINT AUGUSTIN.
L’âme est incorporelle et immortelle.
HEGEL
L’âme est un phÃnomÃne contingent.
SCHOPENHAUER.
L’âme est une manifestation temporaire de la volontÃ.
UN POLYNâ¦SIEN.
L’âme est un souffle, et quand je me suis vu sur le point d’expirer, je me suis pincà le nez pour retenir mon âme dans mon corps. Mais je n’ai pas serrà avec assez de force. Et je suis mort.
UNE FLORIDIENNE
Moi je mourus en couches. On mit sur mes lÃvres la main de mon petit enfant pour qu’il y retint le souffle de sa mÃre. Mais il Ãtait trop tard, mon âme glissa entre les doigts du pauvre innocent.
DESCARTES.
J’ai Ãtabli solidement que l’âme Ãtait spirituelle. Quant savoir ce qu’elle devient, je m’en rapporte â¡ M. Digby, qui en a traitÃ.
LAMETTRIE.
OË est ce M. Digby? Qu’on nous l’amÃne!
MINOS.
Messieurs, je le ferai rechercher soigneusement dans tous les Enfers.
LE GRAND ALBERT.
Il y a trente arguments contre l’immortalità de l’âme et trente-six pour, soit une majorità de six arguments en faveur de l’affirmative.
BAS-DE-CUIR.
L’esprit d’un chef courageux ne meurt point, ni sa hache ni sa pipe.
LE RABBIN MAIMONIDE.
Il est Ãcrit: ´Le mÃchant sera dÃtruit et il ne restera rien de lui.
SAINT AUGUSTIN.
Tu te trompes, rabbin Maimonide. Il est Ãcrit: ´Les maudits iront au feu Ãternel.
ORIG»NE.
Oui, Maimonide se trompe. Le mÃchant ne sera pas dÃtruit, mais il sera diminuÃ; il deviendra tout petit et mÃme imperceptible. C’est ce qu’il faut entendre des damnÃs. Et les âmes saintes s’abÃment en Dieu.
JEAN SCOTT.
La mort fait rentrer les Ãtres en Dieu comme un son qui s’Ãvanouit dans l’air.
BOSSUET.
OrigÃne et Jean Scott tiennent ici des discours tous dÃgouttants des poisons de l’erreur. Ce qui est dit aux livres saints des tourments de l’enfer doit Ãtre entendu au sens prÃcis et littÃral. Toujours vivants et toujours mourants, immortels pour leurs peines, trop forts pour mourir, trop faibles pour supporter, les damnÃs gÃmiront Ãternellement sur des lits de flammes, outrÃs de furieuses et irrÃmÃdiables douleurs.
SAINT-AUGUSTIN.
Oui, ces vÃritÃs doivent Ãtre prises au sens littÃral. C’est la vraie chair des damnÃs qui souffrira dans les siÃcles des siÃcles. Les enfants morts sitÃt le jour ou dans le ventre de leur mÃre ne seront point exemptÃs de ces supplices. Ainsi le veut la justice divine. Si l’on a peine â¡ croire que des corps plongÃs dans les flammes ne s’y consument jamais, c’est un pur effet de l’ignorance, et parce qu’on ne sait pas qu’il y a des chairs qui sa conservent dans le feu. Telles sont celles du faisan. J’en fis l’expÃrience â¡ Hippone, oË mon cuisinier, ayant apprÃtà un de ces oiseaux m’en servit une moitiÃ. Au bout de quinze jours, je redemandai l’autre moitiÃ, qui se trouva encore bonne â¡ manger. Par quoi il apparut que le feu l’avait conservÃe comme il conservera les corps des damnÃs.
SUMANGALA.
Tout ce que je viens d’entendre est noir des tÃnÃbres de l’occident. La vÃrità est que les âmes passent dans divers corps avant de parvenir au bienheureux nirvana qui met fin â¡ tous les maux de l’Ãtre. Gautama traversa cinq cent cinquante incarnations avant de devenir Bouddha; il fut roi, esclave, singe, ÃlÃphant, corbeau, grenouille, platane, etc.
L’ECCLâ¦SIASTE.
Les hommes meurent comme les bÃtes, et leur sort est Ãgal. Comme l’homme meurt, les bÃtes meurent aussi. Les uns et les autres respirent de mÃme, et l’homme n’a rien de plus que la bÃte.
TACITE.
Ce discours est concevable dans la bouche d’un juif, faÃonnà ⡠la servitude. Pour moi, je parlerai en romain: L’âme des grands citoyens n’est point pÃrissable. Voilâ¡ ce qu’il est permis de croire. Mais on offense la majestà des dieux en supposant qu’ils accordent l’immortalità aux âmes des esclaves et des affranchis.
CICâ¦RON.
HÃlas! mon fils, tout ce qu’on dit des enfers est un tissu de mensonges. Je me demande si moi-mÃme je suis immortel, autrement que par la mÃmoire de mon consulat qui durera toujours.
SOCRATE.
Pour moi, je crois â¡ l’immortalità de l’âme. C’est un beau risque â¡ courir, une espÃrance dont il faut s’enchanter soi-mÃme.
VICTOR COUSIN.
Cher Socrate, l’immortalità de l’âme, que j’ai dÃmontrÃe avec Ãloquence, est principalement une nÃcessità morale. Car la vertu est un beau sujet de rhÃtorique et si l’âme n’est pas immortelle la vertu ne sera pas rÃcompensÃe. Et Dieu ne serait pas Dieu s’il ne prenait pas soin de mes sujets de discours franÃais.
Sâ¦N»QUE.
Sont-ce lâ¡ les maximes d’un sage? ConsidÃre, philosophe des Gaules, que la rÃcompense des bonnes actions, c’est de les avoir faites, et qu’aucun prix digne de la vertu ne se trouve hors d’elle-mÃme.
PLATON.
Il est pourtant des peines et des rÃcompenses divines. ¿ la mort, l’âme du mÃchant va habiter le corps d’un animal infÃrieur, cheval, hippopotame ou femme. L’âme du sage se mÃle au choeur des dieux.
PAPINIEN.
Platon prÃtend que dans la vie future la justice des dieux corrige la justice humaine. Il est bon, au contraire, que les individus qui furent frappÃs sur la terre de châtiment qu’ils ne mÃritaient pas et qui leur furent infligÃs par des magistrats sujets â¡ l’erreur, mais rÃguliers et prononÃant en toute compÃtence, continuent de subir leurs peines dans les Enfers; la justice humaine y est intÃressÃe et ce serait l’affaiblir que de proclamer que ses arrÃts peuvent Ãtre cassÃs par la sagesse divine.
UN ESQUIMAU.
Dieu est trÃs bon pour les riches et trÃs mÃchant pour les pauvres, C’est donc qu’il aime les riches et qu’il n’aime pas les pauvres. Et puisqu’il aime les riches il les recevra dans le paradis, et puisqu’il n’aime pas les pauvres il les mettra en enfer.
UN BOUDDHISTE CHINOIS.
Sachez que tout homme a deux âmes, l’une bonne qui se rÃunira Dieu, l’autre mauvaise, qui sera tourmentÃe.
LE VIEILLARD DE TARENTE.
0 sages, rÃpondez â¡ un vieillard ami des jardins: Les animaux ont-ils une âme?
DESCARTES ET MALEBRANCHE.
Non pas. Ce sont des machines.
ARISTOTE.
Ils sont des animaux et ont une âme comme nous. Cette âme est en rapport
avec leurs organes.
â¦PICURE.
0 Aristote, pour leur bonheur, cette âme est comme la nÃtre, pÃrissable et sujette â¡ la mort. ChÃres ombres, attendez patiemment dans ces jardins le temps oË vous perdrez tout â¡ fait, avec la volontà cruelle de vivre, la vie elle-mÃme et ses misÃres. Reposez-vous par avance dans la paix que rien ne trouble.
PYRRHON.
Qu’est-ce que la vie?
CLAUDE BERNARD.
La vie, c’est la mort.
–Qu’est-ce que la mort? demanda encore Pyrrhon.
Personne ne lui rÃpondit, et la troupe des ombres s’Ãloigna sans bruit comme une nuÃe chassÃe par le vent.
Je me croyais seul dans la prairie d’asphodÃles, quand je reconnus MÃnippe â¡ son air de gaietà cynique.
–Comment, lui dis-je, ces morts, Ã MÃnippe, parlent-ils de la mort comme s’ils ne la connaissaient pas, et pourquoi se montrent-ils aussi incertains des destinÃes humaines que s’ils Ãtaient encore sur la terre?
–C’est sans doute, me rÃpondit MÃnippe, qu’ils demeurent encore humains et mortels en quelque maniÃre. Quand ils seront entrÃs dans l’immortalitÃ, ils ne parleront ni ne penseront plus. Il seront semblables aux dieux.
*
* *
_A Monsieur Horace de Landau,_
ARISTE ET POLYPHILE
OU LE LANGAGE Mâ¦TAPHYSIQUE
ARISTE.
Bonjour, Polyphile. Quel est ce livre oË vous semblez plong tout entier?
POLYPHILE.
C’est un manuel de philosophie, cher Ariste, un de ces petits ouvrages qui vous mettent dans la main la sagesse universelle. Il fait le tour des systÃmes â¡ partir des vieux ElÃates jusques aux derniers Ãclectiques, et il aboutit â¡ M. Lachelier. J’en lus d’abord la table des matiÃres; puis, l’ayant ouvert au milieu, ou environ, je tombai sur la phrase que voici: _L’âme possÃde Dieu dans la mesure oË elle participe de l’absolu._
ARISTE.
Tout donne â¡ croire que cette pensÃe fait partie d’une argumentation solide. Il n’y aurait pas de bon sens â¡ la considÃrer isolÃment.
POLYPHILE.
Aussi ne pris-je point garde â¡ ce qu’elle pouvait signifier. Je ne cherchai pas â¡ dÃcouvrir ce qu’elle contenait de vÃritÃ. Je m’attachai uniquement â¡ la forme verbale, qui n’est pas singuliÃre, sans doute, ni Ãtrange en aucune faÃon et qui n’offre â¡ un connaisseur tel que vous rien, je pense, de prÃcieux ou de rare. Du moins peut-on dire qu’elle est mÃtaphysique. Et c’est â¡ quoi je songeais quand vous Ãtes venu.
ARISTE.
Pouvez-vous me communiquer les rÃflexions que j’ai malheureusement interrompues?
POLYPHILE.
Ce n’Ãtait qu’une rÃverie. Je songeais que les mÃtaphysiciens, quand ils se font un langage, ressemblent â¡ des remouleurs qui passeraient, au lieu de couteaux et de ciseaux, des mÃdailles et des monnaies â¡ la meule, pour en effacer l’exergue, le millÃsime et l’effigie. Quand ils ont tant fait qu’on ne voit plus sur leurs piÃces de cent sous ni Victoria, ni Guillaume, ni la RÃpublique, ils disent: ´Ces piÃces n’ont rien d’anglais, ni d’allemand, ni de franÃais; nous les avons tirÃes hors du temps et de l’espace; elles ne valent plus cinq francs: elles sont d’un prix inestimable, et leur cours est Ãtendu infiniment.ª Ils ont raison de parler ainsi. Par cette industrie de gagne-petit, les mots sont mis du physique au mÃtaphysique. On voit d’abord ce qu’ils y perdent; on ne voit pas tout de suite ce qu’ils y gagnent.
ARISTE.
Mais comment, Polyphile, dÃcouvrirez-vous â¡ premiÃre vue ce qui assurera dans l’avenir le gain ou la perte?
POLYPHILE.
Je reconnais, Ariste, qu’il ne serait dÃcent de nous servir ici de la balance oË le Lombard du Pont-au-Change pesait ses aignels et ses ducats. Observons d’abord que le remouleur spirituel a beaucoup passà ⡠la meule les verbes possÃder et participer, qui se trouvent dans la phrase du petit Manuel, oË ils luisent tous dÃgagÃs de leur impuretà premiÃre.
ARISTE.
En effet, Polyphile, on ne leur a rien laissà de contingent.
POLYPHILE.
Et l’on a poli de mÃme le mot _absolu_ qui finit la phrase. Quand vous Ãtes entrà je faisais deux petites rÃflexions l’endroit de ce mot d’_absolu_. La premiÃre est que les mÃtaphysiciens montrÃrent de tout temps une sensible prÃfÃrence pour les termes nÃgatifs comme _non-Ãtre_, _in-tangible_, _in-conscient_. Ils ne sont jamais si â¡ l’aise que lorsqu’ils s’Ãtendent sur l’_in-fini_ et sur l’_in-dÃfini_, ou s’attachent l’_in-connaissable_. En trois pages de Hegel, prises au hasard, dans sa _PhÃnomÃnologie_, sur vingt-six mots, sujets de phrases considÃrables, j’ai trouvà dix-neuf termes nÃgatifs pour sept termes affirmatifs, je veux dire sept termes dont le sens ne se trouvait pas dÃtruit â¡ l’avance par quelque prÃfixe d’esprit contrariant. Je ne prÃtends pas que la proportion se maintienne dans le reste de l’ouvrage. Je n’en sais rien. Mais cet exemple vient illustrer une remarque dont l’exactitude peut Ãtre vÃrifiÃe aisÃment. Tel est, autant que je l’ai su voir, l’usage des mÃtaphysiciens ou, pour mieux dire, des ´mÃtataphysiciensª, car c’est une merveille â¡ joindre aux autres que votre science ait elle-mÃme un nom nÃgatif, tirà de l’ordre oË furent rangÃs les livres d’Aristote, et que vous vous intituliez: ceux qui vont aprÃs les physiciens. J’entends bien que vous supposez que ceux-ci sont en pile et que, prendre place aprÃs, c’est monter dessus. Vous n’en avouez pas moins que vous Ãtes hors nature.
ARISTE.
Poursuivez une idÃe, de grâce, cher Polyphile. Si vous sautez sans cesse de l’une â¡ l’autre, j’aurai peine â¡ vous suivre.
POLYPHILE.
Je m’en tiens donc â¡ la prÃdilection qui attire les distillateurs d’idÃes vers les termes qui expriment la nÃgation d’une affirmation. Et cette prÃdilection, j’en conviens, n’a par elle-mÃme rien de bizarre ni de fantasque. Ce n’est point chez eux dÃrÃglement, dÃpravation, manie; elle rÃpond aux besoins naturels des âmes abstrayantes. Les _ab_, les _in_, les _non_ agissent plus Ãnergiquement encore que la meule. Ils vous effacent d’un coup les mots les plus saillants. Parfois, â¡ vrai dire, ils vous les retournent seulement, et vous les mettent sens dessus dessous. Ou bien encore ils leur communiquent une force mystÃrieuse et sacrÃe, comme on voit dans _absolu_, qui est beaucoup plus que _solu_. _Absolutus_, c’est l’ampleur patricienne de _solutus_, et un grand tÃmoignage de la majest latine.
Voilâ¡ ma premiÃre remarque. La seconde est que les sages qui, comme vous, Ariste, parlent mÃtaphysique, prennent soin d’effacer de prÃfÃrence les termes dont l’effigie avait dÃjâ¡ perdu avant eux sa nettetà originelle. Car il faut avouer qu’â¡ nous aussi, gens du commun, il arrive de limer les mots et de les dÃfigurer peu â¡ peu. En quoi nous sommes sans le savoir des mÃtaphysiciens.
ARISTE.
Ce que vous dites lâ¡, Polyphile, est bon â¡ retenir pour que vous ne soyez pas tentà plus tard de prÃtendre que les opÃrations mÃtaphysiques ne sont pas naturelles â¡ l’homme, lÃgitimes, et en quelque sorte nÃcessaires. Mais poursuivez.
POLYPHILE.
J’observe, Ariste, que beaucoup d’expressions, en passant de bouche en bouche dans la suite des gÃnÃrations prennent du poli, et, comme on dit en terme d’art, du flou. Surtout ne pensez point, Ariste, que je blâme les mÃtaphysiciens s’ils choisissent volontiers, pour les polir, les mots qui leur arrivent un peu frustes. De la sorte ils s’Ãpargnent une bonne moitià de la besogne. Parfois, plus heureux encore, ils mettent la main sur des mots qui, par un long et universel usage, ont perdu, de temps immÃmorial, toute trace d’effigie. La phrase du petit _Manuel_ en contient jusqu’â¡ deux de cette sorte.
ARISTE.
Vous voulez parler, je suis sËr, des mots _Dieu_ et _âme_.
POLYPHILE.
C’est vous qui les avez nommÃs, Ariste. Ces deux mots-lâ¡, frottÃs durant des siÃcles, n’ont plus trace de figure. Avant la mÃtaphysique, ils Ãtaient dÃjâ¡ parfaitement mÃtaphysiciÃs. Jugez vous-mÃme si l’abstracteur de profession peut laisser Ãchapper ces sortes de mots, qui semblent apprÃtÃs pour son usage, et qui le sont en effet, car les foules inconnues les ont travaillÃs sans conscience, il est vrai, mais avec un instinct philosophique.
Enfin, pour le cas oË ils croient penser ce qui n’avait point Ãt pensà et concevoir ce qui n’avait point Ãtà conÃu, les philosophes frappent des mots. Ceux-lâ¡, certes, sortent du balancier lisses comme des jetons. Mais il a bien fallu employer â¡ leur fabrication le vieux mÃtal commun. Et cela, comme le reste, est â¡ considÃrer.
ARISTE.
Vous venez de dire, si je vous ai bien entendu, Polyphile, que les mÃtaphysiciens parlent une langue composÃe de termes les uns empruntÃs au langage vulgaire dans ce qu’il a de plus abstrait, ou de plus gÃnÃral, ou de plus nÃgatif, les autres crÃÃs artificiellement avec des ÃlÃments empruntÃs au langage vulgaire. OË voulez-vous en venir?
POLYPHILE.
Accordez-moi d’abord, Ariste, que tous les mots du langage humain furent frappÃs â¡ l’origine d’une figure matÃrielle et que tous reprÃsentÃrent dans leur nouveautà quelque image sensible. Il n’est point de terme qui primitivement n’ait Ãtà le signe d’un objet appartenant â¡ ce monde des formes et des couleurs, des sons et des odeurs et de toutes les illusions oË les sens sont amusÃs impitoyablement.
C’est en nommant le chemin droit et le sentier tortueux qu’on exprima les premiÃres idÃes morales. Le vocabulaire des hommes naquit sensuel et cette sensualità est si bien attachÃe â¡ sa nature qu’elle se retrouve encore dans les termes auxquels le sentiment commun a prÃtà par la suite un vague spirituel, et jusque dans les dÃnominations fabriquÃes par l’art des mÃtaphysiciens pour exprimer l’abstraction â¡ sa plus haute puissance. Celles-lâ¡ mÃme n’Ãchappent pas au matÃrialisme fatal du vocabulaire; elles tiennent encore par quelque racine l’antique imagerie de la parole humaine.
ARISTE.
J’en conviens.
POLYPHILE.
Tous ces mots, ou dÃfigurÃs par l’usage ou polis ou mÃme forgÃs en vue de quelque construction mentale, nous pouvons nous reprÃsenter leur figure originelle. Les chimistes obtiennent des rÃactifs qui font paraÃtre sur le papyrus ou sur le parchemin l’encre effacÃe. C’est â¡ l’aide de ces rÃactifs qu’on lit les palimpsestes.
Si l’on appliquait un procÃdà analogue aux Ãcrits des mÃtaphysiciens, si l’on mettait en lumiÃre le sens primitif et concret qui demeure invisible et prÃsent sous le sens abstrait et nouveau, on trouverait des idÃes bien Ãtranges et parfois peut-Ãtre instructives.
Essayons, si vous voulez, Ariste, de rendre la forme et la couleur, la vie premiÃre aux mots qui composent la phrase de mon petit _Manuel_:
_L’âme possÃde Dieu dans la mesure oË elle participe de l’absolu,_
En cette tentative, la grammaire comparÃe nous portera le mÃme secours que le rÃactif chimique offre aux dÃchiffreurs de palimpsestes. Elle nous fera voir le sens que prÃsentait cette dizaine de mots, non point sans doute â¡ l’origine du langage, qui se perd dans les ombres du passÃ, mais du moins â¡ une Ãpoque bien antÃrieure â¡ tout souvenir historique.
_¬me, Dieu, mesure, possÃder, participer,_ peuvent Ãtre ramenÃs leur signification aryenne. _Absolu_ se laisse dÃcomposer en ses ÃlÃments antiques. Or, en redonnant â¡ ces mots leur jeune et clair visage, voici, sauf erreur, ce que nous obtenons: _Le souffle est assis sur celui qui brille, au boisseau du don qu’il reÃoit en ce qui est tout dÃliÃ._
ARISTE.
Pensez-vous, Polyphile, qu’il y ait de grandes consÃquences tirer de cela?
POLYPHILE.
Il y a du moins celle-ci que les mÃtaphysiciens construisent leurs systÃmes avec les dÃbris mÃconnaissables des signes par lesquels les sauvages exprimaient leurs joies, leurs dÃsirs et leurs craintes.
ARISTE.
Ils subissent en cela les conditions nÃcessaires du langage.
POLYPHILE.
Sans chercher si cette fatalità commune est pour eux un sujet d’humiliation ou d’orgueil, je songe aux aventures extraordinaires par lesquelles les termes qu’ils emploient ont passà du particulier au gÃnÃral, du concret â¡ l’abstrait; comment, par exemple, _âme_ qui Ãtait le souffle chaud du corps a changà d’essence au point qu’on peut dire: ´Cet animal n’a point d’âme.ª Ce qui signifie proprement: ´Celui-ci qui souffle n’a pas de souffleª; et comment encore le mÃme nom a Ãtà donn successivement â¡ un mÃtÃore, â¡ un fÃtiche, â¡ une idole et â¡ la cause premiÃre des choses. Ce sont lâ¡, pour de pauvres syllabes, des fortunes merveilleuses qui m’effraient.
En les rapportant avec exactitude, on travaillerait â¡ l’histoire naturelle des idÃes mÃtaphysiques. Il faudrait suivre les modifications successives qu’a subies le sens de mots tels qu’âme ou esprit et dÃcouvrir comment peu â¡ peu se sont formÃes les significations actuelles. On jetterait ainsi une lumiÃre terrible sur l’espÃce de rÃalità que ces mots expriment.
ARISTE.
Vous parlez, Polyphile, comme si les idÃes qu’on attache â¡ un mot, dÃpendantes de ce mot, naissaient, changeaient et mouraient avec lui; et parce qu’un nom, comme _Dieu_, _âme_ ou _esprit_ a Ãtà successivement le signe de plusieurs idÃes dissemblables entre elles, vous croyez saisir dans l’histoire de ce nom la vie et la mort de ces idÃes. Enfin, vous rendez la pensÃe mÃtaphysique sujette de son langage et soumise â¡ toutes les infirmitÃs hÃrÃditaires des termes qu’elle emploie. Cette entreprise est si insensÃe que vous n’avez osà l’avouer qu’â¡ mots couverts et avec inquiÃtude.
POLYPHILE.
Mon inquiÃtude est seulement de savoir jusqu’oË n’iront point les difficultÃs que je soulÃve. Tout mot est l’image d’une image, le signe d’une illusion. Pas autre chose. Et si je connais que c’est avec les restes effacÃs et dÃnaturÃs d’images antiques et d’illusions grossiÃres, qu’on reprÃsente l’abstrait, aussitÃt l’abstrait cesse de m’Ãtre reprÃsentÃ, je ne vois plus que des cendres de concret et, au lieu d’une idÃe pure, les poussiÃres subtiles des fÃtiches, des amulettes et des idoles qu’on a broyÃs.
ARISTE.
Mais ne disiez-vous pas tout â¡ l’heure que le langage mÃtaphysique Ãtait tout entier poli et comme passà ⡠la meule? Et qu’entendiez-vous par lâ¡, sinon que les termes y sont dÃpouillÃs et abstraits? Et cette meule dont vous parliez, qu’est-elle, sinon la dÃfinition qu’on leur donne? Vous oubliez â¡ prÃsent que, dans l’exposà de toute doctrine mÃtaphysique les termes sont exactement dÃfinis, et que, abstraits par dÃfinition, ils ne gardent rien du concret qu’ils tenaient d’une acception antÃrieure.
POLYPHILE.
Oui, vous dÃfinissez les mots par d’autres mots. En sont-ils moins des mots humains, c’est-â¡-dire de vieux cris de dÃsir ou d’Ãpouvante, jetÃs par des malheureux devant les ombres et les lumiÃres qui leur cachaient le monde. Comme nos pauvres ancÃtres des forÃts et des cavernes, nous sommes enfermÃs dans nos sens qui nous bornent l’univers. Nous croyons que nos yeux nous le dÃcouvrent, et c’est un reflet de nous-mÃmes qu’ils nous renvoient. Et nous n’avons encore pour exprimer les Ãmotions de notre ignorance que la voix du sauvage, ses bÃgaiements un peu mieux articulÃs et ses hurlements adoucis. Ariste, voilâ¡ tout le langage humain.
ARISTE.
Si vous le mÃprisez chez le philosophe, mÃprisez-le donc dans le reste des hommes. Ceux qui traitent des sciences exactes emploient de mÃme un vocabulaire qui commenÃa de se former dans les premiers balbutiements des hommes, et qui pourtant ne manque pas d’exactitude. Et les mathÃmaticiens qui, comme nous, spÃculent sur des abstractions, parlent une langue qui pourrait, comme la nÃtre, Ãtre ramenÃe au concret, puisque c’est une langue humaine. Vous auriez beau jeu, Polyphile, s’il vous plaisait de matÃrialiser un axiome de gÃomÃtrie ou une formule algÃbrique. Mais vous ne dÃtruirez pas pour cela l’idÃal qui y est. Vous montreriez, au contraire, en l’Ãtant, qu’il y avait Ãtà mis.
POLYPHILE.
Sans doute. Mais ni le physicien, ni le gÃomÃtre ne se trouvent dans le cas du mÃtaphysicien. Dans les sciences physiques et dans les sciences mathÃmatiques, l’exactitude du vocabulaire dÃpend uniquement des rapports du nom avec l’objet ou le phÃnomÃne qu’il dÃsigne. C’est lâ¡ une mesure qui ne trompe pas. Et comme le nom et la chose sont pareillement sensibles, nous approprions sËrement l’un â¡ l’autre. Ici le sens Ãtymologique, la valeur intime du terme n’est d’aucune importance. La signification du mot est dÃterminÃe trop exactement par l’objet sensible qu’il reprÃsente pour que toute autre exactitude ne soit pas superflue. Qui songerait â¡ rendre plus prÃcises les idÃes que nous procurent les termes acide et base, dans l’acception que leur donne le chimiste? C’est pourquoi l’on n’aurait pas le sens commun â¡ rechercher l’histoire des dÃnominations qui entrent dans la terminologie des sciences. Un mot de chimie, une fois installà dans le formulaire, n’a pas â¡ nous rÃvÃler les aventures qui lui arrivÃrent du temps de sa folle jeunesse, quand il courait les bois et les montagnes. Il ne s’amuse plus. Son objet et lui peuvent Ãtre embrassÃs du mÃme regard et sans cesse confrontÃs. Vous me parlez aussi du gÃomÃtre. Le gÃomÃtre spÃcule sur des abstractions, sans doute. Mais, bien diffÃrentes des abstractions mÃtaphysiques, celles de la mathÃmatique sont extraites des propriÃtÃs sensibles et mesurables des corps; elles constituent une philosophie physique. Il en rÃsulte que les vÃritÃs mathÃmatiques, bien qu’intangibles par elles-mÃmes, peuvent Ãtre comparÃes sans cesse â¡ la nature qui, sans jamais les dÃgager entiÃrement, laisse paraÃtre qu’elles sont toutes en elles. Leur expression n’est pas dans le langage; elle est dans la nature des choses; elle est prÃcisÃment dans les catÃgories du nombre et de l’espace sous lesquelles la nature se manifeste l’homme. Aussi le langage de la mathÃmatique n’a-t-il besoin, pour Ãtre excellent, que d’Ãtre soumis â¡ des conventions stables. Si chaque terme concret y dÃsigne une abstraction, cette abstraction a dans la nature sa reprÃsentation concrÃte. C’est, si vous voulez, une figure grossiÃre, une sorte d’Ãpaisse et de rude caricature; ce n’en est pas moins une image sensible. Le mot s’applique directement â¡ elle, parce qu’il est dans son plan, et, de lâ¡, il se transporte sans difficultà sur l’idÃe purement intelligible qui correspond â¡ l’idÃe sensible. Il n’en va pas de mÃme de la mÃtaphysique oË l’abstraction est non plus le rÃsultat visible de l’expÃrience, comme dans la physique, non plus l’effet d’une spÃculation sur la nature sensible, comme dans la mathÃmatique, mais uniquement le produit d’une opÃration de l’esprit qui tire d’une chose certaines qualitÃs pour lui seul intelligibles et concevables, dont on sait seulement qu’il a l’idÃe qu’il ne fait connaÃtre que par le discours qu’il en tient, qui, par consÃquent, n’ont d’autre caution que la parole. Si ces abstractions existent vÃritablement et par elles-mÃmes, elles rÃsident dans un lieu accessible â¡ la seule intelligence, elles habitent un monde que vous appelez l’absolu par opposition â¡ celui-ci, dont je dirai seulement qu’â¡ votre sens, il n’est pas absolu. Et si ces deux mondes sont l’un dans l’autre, c’est leur affaire et non la mienne. Il me suffit de connaÃtre que l’un est sensible et que l’autre ne l’est pas; que le sensible n’est pas intelligible et que l’intelligible n’est pas sensible. DÃs lors, le mot et la chose ne peuvent s’appliquer l’un â¡ l’autre, n’Ãtant pas dans le mÃme lieu; ils ne sauraient se connaÃtre l’un l’autre, puisqu’ils ne sont pas dans le mÃme monde. MÃtaphysiquement, ou le mot est toute la chose, ou il ne sait rien de la chose.
Pour qu’il en fËt autrement il faudrait qu’il y eËt des mots absolument abstraits de tout sensualisme; et il n’y en a pas. Les mots qu’on dit abstraits ne le sont que par destination. Ils jouent le rÃle de l’abstrait, comme un comÃdien reprÃsente le fantÃme, dans _Hamlet_.
ARISTE.
Vous mettez des difficultÃs oË il n’y en eut jamais. A mesure que l’esprit a abstrait ou, si vous voulez, dÃcomposÃ, et, comme vous disiez tout â¡ l’heure, distillà la nature pour en tirer l’essence, il a de mÃme abstrait, dÃcomposÃ, distillà des mots, afin de reprÃsenter le produit de ses opÃrations transcendantes. D’oË il rÃsulte que le signe est exactement appliquà ⡠l’objet.
POLYPHILE.
Mais, Ariste, je vous ai assez fait voir, et sous divers aspects, que l’abstrait dans les mots n’est qu’un moindre concret. Le concret, aminci et extÃnuÃ, est encore le concret. Il ne faut pas tomber dans le travers de ces femmes qui, parce qu’elles sont maigres, veulent passer pour de purs esprits. Vous imitez les enfants qui d’une branche de sureau ne gardent que la moelle pour en faire des marmousets. Ces marmousets sont lÃgers, mais ce sont des marmousets de sureau. De mÃme, vos termes qu’on dit abstraits, sont seulement devenus moins concrets. Et si vous les tenez pour absolument abstraits et tout tirÃs hors de leur propre et vÃritable nature, c’est pure convention. Mais, si les idÃes que reprÃsentent ces mots ne sont pas, elles, des conventions pures; si elles sont rÃalisÃes autre part qu’en vous-mÃme, si elles existent dans l’absolu, ou en tout autre imaginaire lieu qu’il vous plaira dÃsigner, si elles ´sontª enfin, elles ne peuvent Ãtre ÃnoncÃes, elles demeurent ineffables. Les dire, c’est les nier; les exprimer, c’est les dÃtruire. Car, le mot concret Ãtant le signe de l’idÃe abstraite, celle-ci, aussitÃt signifiÃe, devient concrÃte, et voilâ¡ toute la quintessence perdue.
ARISTE.
Mais si je vous dis que, pour l’idÃe comme pour le mot, l’abstrait n’est qu’un moindre concret, votre raisonnement tombe par terre.
POLYPHILE.
Vous ne direz pas cela. Ce serait ruiner toute la mÃtaphysique et faire trop de tort â¡ l’âme, â¡ Dieu et subsÃquemment â¡ ses professeurs. Je sais bien que Hegel a dit que le concret Ãtait l’abstrait et que l’abstrait Ãtait le concret. Mais aussi cet homme pensif a mis votre science â¡ l’envers. Vous conviendrez, Ariste, ne fËt-ce que pour rester dans les rÃgles du jeu, que l’abstrait est opposà au concret. Or, le mot concret ne peut Ãtre le signe de l’idÃe abstraite. Il n’en saurait Ãtre que le symbole, et, pour mieux dire, l’allÃgorie. Le signe marque l’objet et le rappelle. Il n’a pas de valeur propre. Le symbole tient lieu de l’objet. Il ne le montre pas, il le reprÃsente. Il ne le rappelle pas, il l’imite. Il est une figure. Il a par lui-mÃme une rÃalità et une signification. Aussi Ãtais-je dans la vÃrità en recherchant les sens contenus dans les mots _âme_, _Dieu_, _absolu_, qui sont des symboles et non pas des signes.
´_L’âme possÃde Dieu dans la mesure oË elle participe de l’absolu._
Qu’est-ce que cela, sinon un assemblage de petits symboles qu’on a beaucoup effacÃs, j’en conviens, qui ont perdu leur brillant et leur pittoresque, mais qui demeurent encore des symboles par force de nature? L’image y est rÃduite au schÃma. Mais le schÃma c’est l’image encore. Et j’ai pu, sans infidÃlitÃ, substituer celle-ci â¡ l’autre. C’est ainsi que j’ai obtenu:
´_Le souffle est assis sur celui qui brille au boisseau du don qu’il reÃoit en ce qui est tout dÃlià (_ou _subtil)_ª, d’oË nous