This page contains affiliate links. As Amazon Associates we earn from qualifying purchases.
Writer:
Language:
Forms:
Published:
  • 1863
Edition:
Collection:
Buy it on Amazon Listen via Audible FREE Audible 30 days

–Si vous y tenez beaucoup! Mais, auparavant, je vais mettre cette oie grasse en Ètat de parfaite cuisson, car je vois que Dick n’a pas perdu son temps

–Comme tu dis, Joe.

–Eh bien! nous allons voir comment ce gibier d’Afrique se comporte dans un estomac europÈen. ª

L’oie fut bientÙt grillÈe ‡ la flamme du chalumeau, et, peu aprËs, dÈvorÈe. Joe en prit sa bonne part, comme un homme qui n’a pas mangÈ depuis plusieurs jours. AprËs le thÈ et les grogs, il mit ses compagnons au courant de ses aventures; il parla avec une certaine Èmotion, tout en envisageant les ÈvÈnements avec sa philosophie habituelle Le docteur ne put s’empÍcher de lui presser plusieurs fois la main, quand il vit ce digne serviteur plus prÈoccupÈ du salut de son maÓtre que du sien; ‡ propos de la submersion de l’Óle des Biddiomahs, il lui expliqua la frÈquence de ce phÈnomËne sur le lac Tchad.

Enfin Joe, en poursuivant son rÈcit, arriva au moment o˘, plongÈ dans le marais, il jeta un dernier cri de dÈsespoir.

´ Je me croyais perdu, mon maÓtre, dit-il, et mes pensÈes s’adressaient ‡ vous. Je me mis ‡ me dÈbattre. Comment? je ne vous le dirai pas; j’Ètais bien dÈcidÈ ‡ ne pas me laisser engloutir sans discussion, quand, ‡ deux pas de moi, je distingue, quoi? un bout de corde fraÓchement coupÈe; je me permets de faire un dernier effort, et, tant bien que mal, j’arrive au c‚ble; je tire; cela rÈsiste; je me hale, et finalement me voil‡ en terre ferme! Au bout de la corde je trouve une ancre!… Ah! mon maÓtre! j’ai bien le droit de l’appeler l’ancre du salut, si toutefois vous n’y voyez pas d’inconvÈnient. Je la reconnais! une ancre du Victoria! vous aviez pris terre en cet endroit! Je suis la direction de la corde qui me donne votre direction, et, aprËs de nouveaux efforts, je me tire de la fondriËre. J’avais repris mes forces avec mon courage, et je marchai pendant une partie de la nuit, en m’Èloignant du lac. J’arrivai enfin ‡ la lisiËre d’une immense forÍt. L‡ dans un enclos des chevaux paissaient sans songer ‡ mal. Il y a des moments dans l’existence o˘ tout le monde sait monter ‡ cheval, n’est-il pas vrai? Je ne perds pas une minute ‡ rÈflÈchir, je saute sur le dos de l’un de ces quadrupËdes, et nous voil‡ filant vers le nord ‡ toute vitesse. Je ne vous parlerai point des villes que je n’ai pas vues, ni des villages que j’ai ÈvitÈs. Non. Je traverse les champs ensemencÈs, je franchis les halliers, j’escalade les palissades, je pousse ma bÍte, je l’excite, je l’enlËve! J’arrive ‡ la limite des terres cultivÈes. Bon! le dÈsert! cela me va; je verrai mieux devant moi, et de plus loin. J’espÈrais toujours apercevoir le Victoria m’attendant en courant des bordÈes. Mais rien. Au bout de trois heures, je tombai comme un sot dans un campement d’Arabes! Ah! quelle chasse!… Voyez-vous, Monsieur Kennedy, un chasseur ne sait pas ce qu’est une chasse, s’il n’a ÈtÈ chassÈ lui-mÍme! Et cependant, s’il le peut, je lui donne le conseil de ne pas en essayer! Mon cheval tombait de lassitude; on me serre de prÈs; je m’abats; je saute en croupe d’un Arabe! Je ne lui en voulais pas, et j’espËre bien qu’il ne me garde pas rancune de l’avoir ÈtranglÈ! Mais je vous avais vus!.. et vous savez le reste. Le Victoria court sur mes traces, et vous me ramassez au vol, comme un cavalier fait díune bague. N’avais-je pas raison de compter sur vous? Eh bien! Monsieur Samuel, vous voyez combien tout cela est simple. Rien de plus naturel au monde! Je suis prÍt ‡ recommencer, si cela peut vous rendre service encore! et, d’ailleurs, comme je vous le disais, mon maÓtre, cela ne vaut pas la peine d’en parler.

–Mon brave Joe! rÈpondit le docteur avec Èmotion. Nous n’avions donc pas tort de nous fier ‡ ton intelligence et ‡ ton adresse!

–Bah! Monsieur, il n’y a qu’‡ suivre les ÈvÈnements, et on se tire d’affaire! Le plus s˚r, voyez-vous, c’est encore d’accepter les choses comme elles se prÈsentent. ª

Pendant cette histoire de Joe, le ballon avait rapidement franchi une longue Ètendue de pays. Kennedy fit bientÙt remarquer ‡ l’horizon un amas de cases qui se prÈsentait avec l’apparence d’une ville. Le docteur consulta sa carte, et reconnut la bourgade de Tagelel dans le Damerghou.

´ Nous retrouvons ici, dit-il, la route de Barth. C’est l‡ qu’il se sÈpara de ses deux compagnons Richardson et Overweg. Le premier devait suivre la route de Zinder, le second celle de Maradi, et vous vous rappelez que, de ces trois voyageurs, Barth est le seul qui revit l’Europe.

–Ainsi, dit le chasseur, en suivant sur la carte la direction du Victoria, nous remontons directement vers le nord?

–Directement, mon cher Dick.

–Et cela ne t’inquiËte pas un peu?

–Pourquoi?

–C’est que ce chemin-l‡ nous mËne ‡ Tripoli et au-dessus du grand dÈsert.

–Oh! nous n’irons pas si loin, mon ami; du moins, je l’espËre.

–Mais o˘ prÈtends-tu t’arrÍter?

–Voyons, Dick, ne serais-tu pas curieux de visiter Tembouctou.

–Tembouctou?

–Sans doute, reprit Joe. On ne peut pas se permettre de faire un voyage en Afrique sans visiter Tembouctou!

–Tu seras le cinquiËme ou sixiËme EuropÈen qui aura vu cette ville mystÈrieuse!

–Va pour Tembouctou!

–Alors laisse-nous arriver entre le dix-septiËme et le dix-huitiËme degrÈ de latitude, et l‡ nous chercherons un vent favorable qui puisse nous chasser vers l’ouest.

–Bien, rÈpondit le chasseur, mais avons-nous encore une longue route ‡ parcourir dans le nord?

–Cent cinquante milles au moins.

–Alors, rÈpliqua Kennedy, je vais dormir un peu.

–Dormez, Monsieur, rÈpondit Joe; vous-mÍme, mon maÓtre, imitez M. Kennedy; vous devez avoir besoin de repos, car je vous ai fait veiller d’une faÁon indiscrËte. ª

Le chasseur s’Ètendit sous la tente; mais Fergusson, sur qui la fatigue avait peu de prise, demeura ‡ son poste d’observation.

Au bout de trois heures, le Victoria franchissait avec une extrÍme rapiditÈ un terrain caillouteux, avec des rangÈes de hautes montagnes nues ‡ base granitique; certains pics isolÈs atteignaient mÍme quatre mille pieds de hauteur; les girafes, les antilopes, les autruches bondissaient avec une merveilleuse agilitÈ au milieu des forÍts d’acacias, de mimosas, de souahs et de dattiers; aprËs l’ariditÈ du dÈsert, la vÈgÈtation reprenait son empire. C’Ètait le pays des Kailouas qui se voilent le visage au moyen d’une bande de coton, ainsi que leurs dangereux voisins les Touareg.

A dix heures du soir, aprËs une superbe traversÈe de deux cent cinquante milles, le Victoria s’arrÍta au-dessus d’une ville importante; la lune en laissait entrevoir une partie ‡ demi ruinÈe; quelques pointes de mosquÈes s’ÈlanÁaient Á‡ et l‡ frappÈes d’un blanc rayon de lumiËre; le docteur prit la hauteur des Ètoiles, et reconnut qu’il se trouvait sous la latitude d’AghadÈs.

Cette ville, autrefois le centre d’un immense commerce, tombait dÈj‡ en ruines ‡ l’Èpoque o˘ la visita le docteur Barth.

Le Victoria, n’Ètant pas aperÁu dans l’ombre, prit terre ‡ deux milles au-dessus d’AgbadËs, dans un vaste champ de millet. La nuit fut assez tranquille et disparut vers les cinq heures du matin, pendant qu’un vent lÈger sollicitait le ballon vers l’ouest, et mÍme un peu au sud.

Fergusson s’empressa de saisir cette bonne fortune. Il s’enleva rapidement et s’enfuit dans une longue traÓnÈe des rayons du soleil.

CHAPITRE XXXVIII

TraversÈe rapide.–RÈsolutions prudentes.–Caravanes.–Averses continuelles.–Gao.–Le Niger.–Golberry, Geoffroy, Gray.–Mungo-Park.–Laing.–RenÈ CailliÈ.–Clapperton.–John et Richard Lander.

La journÈe du 17 mai fut tranquille et exempte de tout incident; le dÈsert recommenÁait; un vent moyen ramenait le Victoria dans le sud-ouest; il ne dÈviait ni ‡ droite ni ‡ gauche; son ombre traÁait sur le sable une ligne rigoureusement droite.

Avant son dÈpart, le docteur avait renouvelÈ prudemment sa provision d’eau; il craignait de ne pouvoir prendre terre sur ces contrÈes infestÈes par les Touareg Aouelimminien. Le plateau, ÈlevÈ de dix-huit cents pieds au-dessus du niveau de la mer, se dÈprimait vers le sud. Les voyageurs, ayant coupÈ la route d’AghadËs ‡ Mourzouk, souvent battue par le pied des chameaux, arrivËrent au soir par 16∞ de latitude et 4∞ 55′ de longitude, aprËs avoir franchi cent quatre-vingts milles d’une longue monotonie.

Pendant cette journÈe, Joe apprÍta les derniËres piËces de gibier, qui n’avaient reÁu qu’une prÈparation sommaire; il servit au souper des brochette de bÈcassines fort appÈtissantes. Le vent Ètant bon, le docteur rÈsolut de continuer sa route pendant une nuit que la lune, presque pleine encore, faisait resplendissante. Le Victoria s’Èleva ‡ une hauteur de cinq cents pieds, et, pendant cette traversÈe nocturne de soixante milles environ, le lÈger sommeil d’un enfant n’e˚t mÍme pas ÈtÈ troublÈ.

Le dimanche matin, nouveau changement dans la direction du vent; il porta vers le nord-ouest; quelques corbeaux volaient dans les airs, et, vers l’horizon, une troupe de vautours, qui se tint fort heureusement ÈloignÈe.

La vue de ces oiseaux amena Joe ‡ complimenter son maÓtre sur son idÈe des deux ballons.

´ O˘ en serions-nous, dit-il, avec une seule enveloppe? Ce second ballon, c’est comme la chaloupe d’un navire; en cas de naufrage, on peut toujours la prendre pour se sauver.

–Tu as raison, mon ami; seulement ma chaloupe m’inquiËte un peu; elle ne vaut pas le b‚timent.

–Que veux-tu dire? demanda Kennedy.

–Je veux dire que le nouveau Victoria ne vaut pas l’ancien; soit que le tissu en ait ÈtÈ trop ÈprouvÈ, soit que la gutta-percha se soit fondue ‡ la chaleur du serpentin, je constate une certaine dÈperdition de gaz; ce n’est pas grandíchose jusqu’ici, mais enfin c’est apprÈciable; nous avons une tendance ‡ baisser, et, pour me maintenir, je suis forcÈ de donner plus de dilatation ‡ l’hydrogËne.

–Diable! fit Kennedy, je ne vois guËre de remËde ‡ cela.

–Il n’y en a pas, mon cher Dick; c’est pourquoi nous ferions bien de nous presser, en Èvitant mÍme les haltes de nuit.

–Sommes-nous encore loin de la cÙte? demanda Joe.

–Quelle cÙte, mon garÁon? Savons-nous donc o˘ le hasard nous conduira; tout ce que je puis te dire, c’est que Tembouctou se trouve encore ‡ quatre cents milles dans l’ouest.

–Et quel temps mettrons-nous ‡ y parvenir?

–Si le vent ne nous Ècarte pas trop, je compte rencontrer cette ville mardi vers le soir.

–Alors, fit Joe en indiquant une longue file de bÍtes et d’hommes qui serpentait en plein dÈsert, nous arriverons plus vite que cette caravane.ª

Fergusson et Kennedy se penchËrent et aperÁurent une vaste agglomÈration d’Ítres de toute espËce; il y avait l‡ plus de cent cinquante chameaux, de ceux qui pour douze mutkals d’or [Cent vingt-cinq francs.] vont de Tembouctou ‡ Tafilet avec une charge de cinq cents livres sur le dos; tous portaient sous la queue un petit sac destinÈ ‡ recevoir leurs excrÈments, seul combustible sur lequel on puisse compter dans le dÈsert.

Ces chameaux des Touaregs sont de la meilleure espËce; ils peuvent rester de trois ‡ sept jours sans boire, et deux jours sans manger; leur vitesse est supÈrieure ‡ celle des chevaux, et ils obÈissent avec intelligence ‡ la voix du khabir, le guide de la caravane. On les connaÓt dans le pays sous le nom de ´ mehari. ª

Tels furent les dÈtails donnÈs par le docteur, pendant que ses compagnons considÈraient cette multitude d’hommes, de femmes, d’enfants, marchant avec peine sur un sable ‡ demi mouvant, ‡ peine contenu par quelques chardons, des herbes flÈtries et des buissons chÈtifs. Le vent effaÁait la trace de leurs pas presque instantanÈment.

Joe demanda comment les Arabes parvenaient ‡ se diriger dans le dÈsert, et ‡ gagner les puits Èpars dans cette immense solitude.

´ Les Arabes, rÈpondit Fergusson, ont reÁu de la nature un merveilleux instinct pour reconnaÓtre leur route; l‡ o˘ un EuropÈen serait dÈsorientÈ, ils n’hÈsitent jamais; une pierre insignifiante, un caillou, une touffe d’herbe, la nuance diffÈrente des sables, leur suffit pour marcher s˚rement; pendant la nuit, ils se guident sur l’Ètoile polaire; ils ne font pas plus de deux milles ‡ l’heure, et se reposent pendant les grandes chaleurs de midi; ainsi jugez du temps qu’ils mettent ‡ traverser le Sahara, un dÈsert de plus de neuf cents milles. ª

Mais le Victoria avait dÈj‡ disparu aux yeux ÈtonnÈs des Arabes, qui devaient envier sa rapiditÈ. Au soir, il passait par 2∞ 20′ de longitude [Le zÈro du mÈridien de Paris.], et, pendant la nuit, il franchissait encore plus d’un degrÈ.

Le lundi, le temps changea complËtement; la pluie se mit ‡ tomber avec une grande violence; il fallut rÈsister ‡ ce dÈluge et ‡ l’accroissement de poids dont il chargeait le ballon et la nacelle; cette perpÈtuelle averse expliquait les marais et les marÈcages qui composaient uniquement la surface du pays; la vÈgÈtation y reparaissait avec les mimosas, les baobabs et les tamarins.

Tel Ètait le Sonray avec ses villages coiffÈs de toits renversÈs comme des bonnets armÈniens; il y avait peu de montagnes, mais seulement ce quíil fallait de collines pour faire des ravins et des rÈservoirs, que les pintades et les bÈcassines sillonnaient de leur vol; Á‡ et l‡ un torrent impÈtueux coupait les routes; les indigËnes le traversaient en se cramponnant ‡ une liane tendue d’un arbre ‡ un autre; les forÍts faisaient place aux jungles dans lesquels remuaient alligators, hippopotames et rhinocÈros.

´ Nous ne tarderons pas ‡ voir le Niger, dit le docteur; la contrÈe se mÈtamorphose aux approches des grands fleuves. Ces chemins qui marchent, suivant une juste expression, ont d’abord apportÈ la vÈgÈtation avec eux, comme ils apporteront la civilisation plus tard. Ainsi, dans son parcours de deux mille cinq cents milles? le Niger a semÈ sur ses bords les plus importantes citÈs de l’Afrique.

–Tiens, dit Joe, cela me rappelle l’histoire de ce grand admirateur de la Providence; qui la louait du soin qu’elle avait eu de faire passer les fleuves au milieu des grandes villes! ª

A midi, le Victoria passa au-dessus d’une bourgade, d’une rÈunion de huttes assez misÈrables, qui fut autrefois une grande capitale.

´ C’est l‡, dit le docteur, Barth traversa le Niger ‡ son retour de Tembouctou: voici le fleuve fameux dans l’antiquitÈ, le rival du Nil, auquel la superstition paÔenne donna une origine cÈleste; comme lui, il prÈoccupa líattention des gÈographes de tous les temps; comme celle du Nil, et plus encore, son exploration a co˚tÈ de nombreuses victimes.

Le Niger coulait entre deux rives largement sÈparÈes; ses eaux roulaient vers le sud avec une certaine violence; mais les voyageurs entraÓnÈs purent ‡ peine en saisir les curieux contours.

´ Je veux vous parler de ce fleuve, dit Fergusson, et il est dÈj‡ loin de nous! Sous les noms de Dhiouleba, de Mayo, d’Egghirreou, de Quorra, et autres encore, il parcourt une Ètendue immense de pays, et lutterait presque de longueur avec le Nil. Ces noms signifient tout simplement ´ le fleuve ª, suivant les contrÈes qu’il traverse.

–Est-ce que le docteur Barth a suivi cette route? demanda Kennedy.

–Non, Dick; en quittant le lac Tchad, il traversa les villes principales du Bornou et vint couper le Niger ‡ Say, quatre degrÈs au-dessous de Gao; puis il pÈnÈtra au sein de ces contrÈes inexplorÈes que le Niger renferme dans son coude, et, aprËs huit mois de nouvelles fatigues, il parvint ‡ Tembouctou; ce que nous ferons en trois jours ‡ peine, avec un vent aussi rapide.

–Est-ce qu’on a dÈcouvert les sources du Niger? demanda Joe.

–Il y a longtemps, rÈpondit le docteur. La reconnaissance du Niger et de ses affluents attira de nombreuses explorations, et je puis vous indiquer les principales. De 1749 ‡ 1758, Adamson reconnaÓt le fleuve et visite GorÈe; de 1785 ‡ 1788, Golberry et Geoffroy parcourent les dÈserts de la SÈnÈgambie et remontent jusqu’au pays des Maures, qui assassinËrent Saugnier, Brisson, Adam, Riley, Cochelet, et tant d’autres infortunÈs. Vient alors l’illustre Mungo-Park, l’ami de Walter-Scott, …cossais comme lui. EnvoyÈ en 1795 par la SociÈtÈ africaine de Londres, il atteint Bambarra, voit le Niger, fait cinq cents milles avec un marchand d’esclaves, reconnaÓt la riviËre de Gambie et revient en Angleterre en 1797, il repart le 30 janvier 1805 avec son beau-frËre Anderson, Scott le dessinateur et une troupe díouvriers; il arrive ‡ GorÈe; s’adjoint un dÈtachement de trente-cinq soldats, revoit le Niger le 19 ao˚t; mais alors, par suite des fatigues, des privations, des mauvais traitements, des inclÈmences du ciel, de l’insalubritÈ du pays, il ne reste plus que onze vivants de quarante EuropÈens; le 16 novembre, les derniËres lettres de Mungo-Park parvenaient ‡ sa femme, et, un an plus tard, on apprenait par un trafiquant du pays qu’arrivÈ ‡ Boussa, sur le Niger, le 23 dÈcembre líinfortunÈ voyageur vit sa barque renversÈe par les cataractes du fleuve, et que lui-mÍme fut massacrÈ par les indigËnes.

–Et cette fin terrible n’arrÍta pas les explorateurs?

–Au contraire, Dick; car alors on avait non seulement ‡ reconnaÓtre le fleuve, mais ‡ retrouver les papier du voyageur. DËs 1816, une expÈdition s’organise ‡ Londres, ‡ laquelle prend part le major Gray; elle arrive au SÈnÈgal, pÈnËtre dans le Fouta-Djallon, visite les populations foullahs et mandingues, et revient en Angleterre sans autre rÈsultat. En 1822, le major Laing explore toute la partie de l’Afrique occidentale voisine des possessions anglaises, et ce fut lui qui arriva le premier aux sources du Niger; d’aprËs ses documents, la source de ce fleuve immense n’aurait pas deux pieds de largeur.

–Facile ‡ sauter, dit Joe.

–Eh! eh! facile! rÈpliqua le docteur. Si l’on s’en rapporte ‡ la tradition, quiconque essaye de franchir cette source en la sautant est immÈdiatement englouti; qui veut y puiser de l’eau se sent repoussÈ par une main invisible.

–Et il est permis de ne pas en croire un mot? demanda Joe.

–Cela est permis. Cinq ans plus tard, le major Laing devait s’Èlancer au travers du Sahara, pÈnÈtrer jusqu’‡ Tembouctou, et mourir ÈtranglÈ ‡ quelques milles au-dessus par les Oulad-Shiman, qui voulaient l’obliger ‡ se faire musulman.

–Encore une victime! dit le chasseur.

–C’est alors qu’un courageux jeune homme entreprit avec ses faibles ressources et accomplit le plus Ètonnant des voyages modernes; je veux parler du FranÁais RenÈ CailliÈ AprËs diverses tentatives en 1819 et en 1824, il partit ‡ nouveau, le 19 avril 1827, du Rio-Nunez; le 3 ao˚t, il arriva tellement ÈpuisÈ et malade ‡ TimÈ, qu’il ne put reprendre son voyage qu’en janvier 1828, six mois aprËs; il se joignit alors ‡ une caravane, protÈgÈ par son vÍtement oriental, atteignit le Niger le 10 mars, pÈnÈtra dans la ville de JennÈ, s’embarqua sur le fleuve et le descendit jusqu’‡ Tembouctou, o˘ il arriva le 30 avril. Un autre FranÁais, Imbert, en 1670, un Anglais, Robert Adams, en 1810, avaient peut-Ítre vu cette ville curieuse; mais RenÈ CailliÈ devait Ítre le premier EuropÈen qui en ait rapportÈ des donnÈes exactes; le 4 mai, il quitta cette reine du dÈsert; le 9, il reconnut l’endroit mÍme o˘ fut assassinÈ le major Laing; le 19, il arriva ‡ El-Araouan et quitta cette ville commerÁante pour franchir, ‡ travers mille dangers, les vastes solitudes comprises entre le Soudan et les rÈgions septentrionales de l’Afrique; enfin il entra ‡ Tanger, et, le 28 septembre, il s’embarqua pour Toulon; en dix-neuf mois, malgrÈ cent quatre-vingts jours de maladie, il avait traversÈ l’Afrique de l’ouest au nord. Ah! si CailliÈ f˚t nÈ en Angleterre, on l’eut honorÈ comme le plus intrÈpide voyageur des temps modernes; ‡ l’Ègal de Mungo-Park. Mais, en France, il n’est pas apprÈciÈ ‡ sa valeur [Le docteur Fergusson, en sa qualitÈ d’Anglais, exagËre peut-Ítre; nÈanmoins, nous devons reconnaÓtre que RenÈ CailliÈ ne jouit pas en France, parmi les voyageurs, d’une cÈlÈbritÈ digne de son dÈvouement et de son courage].

–C’Ètait un hardi compagnon, dit le chasseur. Et qu’est-il devenu?

–Il est mort ‡ trente-neuf ans, des suites de ses fatigues; on crut avoir assez fait en lui dÈcernant le prix de la SociÈtÈ de gÈographie en 1828; les plus grands honneurs lui eussent ÈtÈ rendus en Angleterre! Au reste, tandis qu’il accomplissait ce merveilleux voyage, un Anglais concevait la mÍme entreprise et la tentait avec autant de courage, sinon autant de bonheur. C’est le capitaine Clapperton, le compagnon de Denham. En 1829, il rentra en Afrique par la cÙte ouest dans le golfe de BÈnin; il reprit les traces de Mungo-Park et de Laing, retrouva dans Boussa les documents relatifs ‡ la mort du premier, arriva le 20 ao˚t ‡ Sakcatou o˘, retenu prisonnier, il rendit le dernier soupir entre les mains de son fidËle domestique Richard Lander.

–Et que devint ce Lander? demanda Joe fort intÈressÈ.

–Il parvint ‡ regagner la cÙte et revint ‡ Londres, rapportant les papiers du capitaine et une relation exacte de son propre voyage; il offrit alors ses services au gouvernement pour complÈter la reconnaissance du Niger; il s’adjoignit son frËre John, second enfant de pauvres gens des Cornouailles, et tous les deux, de 1829 ‡ 1831, ils redescendirent le fleuve depuis Boussa jusqu’‡ son embouchure, le dÈcrivant village par village, mille par mille.

–Ainsi, ces deux frËres ÈchappËrent au sort commun? demanda Kennedy.

–Oui, pendant cette exploration du moins, car en 1833 Richard entreprit un troisiËme voyage au Niger, et pÈrit frappÈ d’une balle inconnue prÈs de l’embouchure du fleuve. Vous le voyez donc, mes amis, ce pays, que nous traversons, a ÈtÈ tÈmoin de nobles dÈvouements, qui n’ont eu trop souvent que la mort pour rÈcompense! ª

CHAPITRE XXXIX

Le pays dans le coude du Niger.–Vue fantastique des monts Hombori.–Kabra.–Tembouctou.–Plan du docteur Barth.–DÈcadence.–O˘ le Ciel voudra.

Pendant cette maussade journÈe du lundi, le docteur Fergusson se plut ‡ donner ‡ ses compagnons mille dÈtails sur la contrÈe qu’ils traversaient. Le sol assez plat n’offrait aucun obstacle ‡ leur marche. Le seul souci du docteur Ètait causÈ par ce maudit vent du nord-est qui soufflait avec rage et l’Èloignait de la latitude de Tembouctou.

Le Niger, aprËs avoir remontÈ au nord jusqu’‡ cette ville, s’arrondit comme un immense jet d’eau et retombe dans l’ocÈan Atlantique en gerbe largement Èpanouie; dans ce coude, le pays est trËs variÈ, tantÙt d’une fertilitÈ luxuriante, tantÙt d’une extrÍme ariditÈ; les plaines incultes succËdent aux champs de maÔs, qui sont remplacÈs par de vastes terrains couverts de genÍts; toutes les espËces d’oiseaux d’humeur aquatique, pÈlicans, sarcelles martins-pÍcheurs, vivent en troupes nombreuses sur les bords des torrents et des marigots.

De temps en temps apparaissait un camp de Touareg, abritÈs sous leurs tentes de cuir, tandis que les femmes vaquaient aux travaux extÈrieurs, trayant leurs chamelles et fumant leurs pipes ‡ gros foyer.

Le Victoria, vers huit heures du soir, s’Ètait avancÈ de plus de doux cents milles ‡ l’ouest, et les voyageurs furent alors tÈmoins d’un magnifique spectacle.

Quelques rayons de lune se frayËrent un chemin par une fissure des nuages, et, glissant entre les raies de pluie, tombËrent sur la chaÓne des monts Hombori. Rien de plus Ètrange que ces crÍtes d’apparence basaltique; elles se profilaient en silhouettes fantastiques sur le ciel assombri; on eut dit les ruines lÈgendaires d’une immense ville du moyen ‚ge, telles que, par les nuits sombres, les banquises des mers glaciales en prÈsentent au regard ÈtonnÈ.

´ Voil‡ un site des MystËres d’Udolphe, dit le docteur; Ann Radcliff n’aurait pas dÈcoupÈ ces montagnes sous un plus effrayant aspect.

–Ma foi! rÈpondit Joe, je n’aimerais pas ‡ me promener seul le soir dans ce pays de fantÙmes. Voyez-vous, mon maÓtre, si ce n’Ètait pas si lourd, j’emporterais tout ce paysage en …cosse. Cela ferait bien sur les bords du lac Lomond, et les touristes y courraient en foule.

–Notre ballon n’est pas assez grand pour te permettre cette fantaisie. Mais il me semble que notre direction change. Bon! les lutins de l’endroit sont fort aimables; ils nous soufflent un petit vent de sud-est qui va nous remettre en bon chemin. ª

En effet, le Victoria reprenait une route plus au nord, et le 20, au matin, il passait au-dessus d’un inextricable rÈseau de canaux, de torrents, de riviËres, tout l’enchevÍtrement complet des affluents du Niger. Plusieurs de ces canaux, recouverts d’une herbe Èpaisse, ressemblaient ‡ de grasses prairies. L‡, le docteur retrouva la route de Barth, quand celui-ci s’embarqua sur le fleuve pour le descendre jusquí‡ Tembouctou. Large de huit cents toises, le Niger coulait ici entre deux rives riches en crucifËres et en tamarins; les troupeaux bondissants des gazelles mÍlaient leurs cornes annelÈes aux grandes herbes, entre lesquelles l’alligator les guettait en silence.

De longues files d’‚nes et de chameaux, chargÈs des marchandises de JennÈ, s’enfonÁaient sous les beaux arbres; bientÙt un amphithÈ‚tre de maisons basses apparut ‡ un dÈtour du fleuve; sur les terrasses et les toits Ètait amoncelÈ tout le fourrage recueilli dans les contrÈes environnantes.

´ C’est Kabra, s’Ècria joyeusement le docteur; c’est le port de Tembouctou; la ville n’est pas ‡ cinq milles d’ici!

Alors vous Ítes satisfait, Monsieur? demanda Joe.

–EnchantÈ, mon garÁon.

–Bon, tout est pour le mieux, ª

En effet, ‡ deux heures, la reine du dÈsert, la mystÈrieuse Tembouctou, qui eut, comme AthËnes et Rome, ses Ècoles de savants et ses chaires de philosophie, se dÈploya sous les regards des voyageurs.

Fergusson en suivait les moindres dÈtails sur le plan tracÈ par Barth lui-mÍme, il en reconnut l’extrÍme exactitude.

La ville forme un vaste triangle inscrit dans une immense plaine de sable blanc; sa pointe se dirige vers le nord et perce un coin du dÈsert; rien aux alentours; ‡ peine quelques graminÈes, des mimosas nains et des arbrisseaux rabougris.

Quant ‡ l’aspect de Tembouctou, que l’on se figure un entassement de billes et de dÈs ‡ jour; voil‡ l’effet produit ‡ vol d’oiseau; les rues, assez Ètroites, sont bordÈes de maisons qui n’ont qu’un rez-de-chaussÈe, construites en briques cuites au soleil, et de huttes de paille et de roseaux, celles-ci coniques, celles-l‡ carrÈes; sur les terrasses sont nonchalamment Ètendus quelques habitants drapÈs dans leur robe Èclatante, la lance ou le mousquet ‡ la main; de femmes point, ‡ cette heure du jour.

´ Mais on les dit belles, ajouta le docteur. Vous voyez les trois tours des trois mosquÈes, restÈes seules entre un grand nombre. La ville est bien dÈchue de son ancienne splendeur! Au sommet du triangle s’ÈlËve la mosquÈe de Sankore avec ses rangÈes de galeries soutenues par des arcades d’un dessin assez pur; plus loin, prËs du quartier de Sane-Gungu, la mosquÈe de Sidi-Yahia et quelques maisons ‡ deux Ètages. Ne cherchez ni palais ni monuments. Le cheik est un simple trafiquant, et sa demeure royale un comptoir.

–Il me semble, dit Kennedy, apercevoir des remparts ‡ demi renversÈs.

–Ils ont ÈtÈ dÈtruits par les Foullannes en 1826; alors la ville Ètait plus grande d’un tiers, car Tembouctou, depuis le XIe siËcle, objet de convoitise gÈnÈrale, a successivement appartenu aux Touareg, aux Sourayens, aux Marocains, aux Foullannes; et ce grand centre de civilisation, o˘ un savant comme Ahmed-Baba possÈdait au XVIe siËcle une bibliothËque de seize cents manuscrits, n’est plus qu’un entrepÙt de commerce de l’Afrique centrale. ª

La ville paraissait livrÈe, en effet, ‡ une grande incurie; elle accusait la nonchalance ÈpidÈmique des citÈs qui s’en vont; d’immenses dÈcombres s’amoncelaient dans les faubourgs et formaient avec la colline du marchÈ les seuls accidents du terrain.

Au passage du Victoria, il se fit bien quelque mouvement, le tambour fut battu; mais ‡ peine si le dernier savant de l’endroit eut le temps díobserver ce nouveau phÈnomËne; les voyageurs; repoussÈs par le vent du dÈsert, reprirent le cours sinueux du fleuve, et bientÙt Tembouctou ne fut plus qu’un des souvenirs rapides de leur voyage.

´ Et maintenant, dit le docteur, le ciel nous conduise o˘ il lui plaira!

–Pourvu que ce soit dans l’ouest! rÈpliqua Kennedy!

–Bah! fit Joe, il s’agirait de revenir ‡ Zanzibar par le mÍme chemin, et de traverser l’OcÈan jusqu’en AmÈrique, cela ne m’effrayerait guËre!

–Il faudrait d’abord le pouvoir, Joe.

–Et que nous manque-t-il pour cela!

–Du gaz, mon garÁon; la force ascensionnelle du ballon diminue sensiblement, et il faudra de grands mÈnagements pour qu’il nous porte jusqu’‡ la cÙte. Je vais mÍme Ítre forcÈ de jeter du lest. Nous sommes trop lourds.

–Voil‡ ce que c’est que de ne rien faire, mon maÓtre! A rester toute la journÈe Ètendu comme un fainÈant dans son hamac, on engraisse et l’on devient pesant. C’est un voyage de paresseux que le notre, et, au retour, on nous trouvera affreusement gros et gras.

–Voil‡ bien des rÈflexions dignes de Joe, rÈpondit le chasseur; mais attends donc la fin; sais-tu ce que le ciel nous rÈserve? Nous sommes encore loin du terme de notre voyage. O˘ crois-tu rencontrer la cÙte d’Afrique, Samuel?

–Je serais fort empÍchÈ de te rÈpondre, Dick; nous sommes ‡ la merci de vents trËs variables; mais enfin je m’estimerai heureux si j’arrive entre Sierra-Leone et Portendick; il y a l‡ une certaine Ètendue le pays o˘ nous rencontrerons des amis.

–Et ce sera plaisir de leur serrer la main; mais suivons-nous, au moins, la direction voulue!

–Pas trop, Dick, pas trop; regarde l’aiguille aimantÈe nous portons au sud, et nous remontons le Niger vers ses sources.

–Une fameuse occasion de les dÈcouvrir, riposta Joe, si elles n’Ètaient dÈj‡ connues. Est-ce qu’‡ la rigueur on ne pourrait pas lui en trouver d’autres?

–Non, Joe; mais sois tranquille, j’espËre bien ne pas aller jusque-l‡. ª

A la nuit tombante, le docteur jeta les derniers sacs de lest; le Victoria se releva, le chalumeau, quoique fonctionnant ‡ pleine flamme, pouvait ‡ peine le maintenir; il se trouvait alors ‡ soixante milles dans le sud de Tembouctou, et, le lendemain, il se rÈveillait sur les bords du Niger, non loin du lac Debo.

CHAPITRE XL

InquiÈtudes du docteur Fergusson.–Direction persistante vers le sud.–Un nuage de sauterelles.–Vue de JennÈ.–Vue de SÈgo.–Changement de vent.–Regrets de Joe.

Le lit du fleuve Ètait alors partagÈ par de grandes Óles en branches Ètroites d’un courant fort rapide. Sur l’une d’entre elles s’Èlevaient quelques cases de bergers; mais il fut impossible d’en faire un relËvement exact, car la vitesse du Victoria s’accroissait toujours. Malheureusement, il inclinait encore plus au sud et franchit en quelques instants le lac Debo.

Fergusson chercha ‡ diverses ÈlÈvations, en forÁant extrÍmement sa dilatation, d’autres courants dans l’atmosphËre, mais en vain. Il abandonna promptement cette manúuvre, qui augmentait encore la dÈperdition de son gaz, en le pressant contre les parois fatiguÈes de l’aÈrostat.

Il ne dit rien, mais il devint fort inquiet. Cette obstination du vent ‡ le rejeter vers la partie mÈridionale de l’Afrique dÈjouait ses calculs. Il ne savait plus sur qui ni sur quoi compter. S’il n’atteignait pas les territoires anglais ou franÁais, que devenir au milieu des barbares qui infestaient les cÙtes de GuinÈe? Comment y attendre un navire pour retourner en Angleterre? Et la direction actuelle du vent le chassait sur le royaume de Dahomey, parmi les peuplades les plus sauvages, ‡ la merci d’un roi qui, dans les fÍtes publiques, sacrifiait des milliers de victimes humaines! L‡, on serait perdu.

D’un autre cÙtÈ, le ballon se fatiguait visiblement, et le docteur le sentait lui manquer! Cependant, le temps se levant un peu, il espÈra que la fin de la pluie amËnerait un changement dans les courants atmosphÈriques.

Il fut donc dÈsagrÈablement ramenÈ au sentiment de la situation par cette rÈflexion de Joe:

´ Bon! disait celui-ci, voici la pluie qui va redoubler, et cette fois, ce sera le dÈluge, s’il faut en juger par ce nuage qui s’avance!

–Encore un nuage! dit Fergusson.

–Et un fameux! rÈpondit Kennedy.

–Comme je n’en ai jamais vu, rÈpliqua Joe, avec des arÍtes tirÈes au cordeau.

–Je respire, dit le docteur en dÈposant sa lunette. Ce n’est pas un nuage

–Par exemple! fit Joe.

–Non! cíest une nuÈe!

–Eh bien?

–Mais une nuÈe de sauterelles.

–«a, des sauterelles!

–Des milliards de sauterelles qui vont passer sur ce pays comme une trombe, et malheur ‡ lui, car si elles s’abattent, il sera dÈvastÈ!

–Je voudrais bien voir cela!

–Attends un peu, Joe; dans dix minutes, ce nuage nous aura atteints et tu en jugeras par tes propres yeux. ª

Fergusson disait vrai; ce nuage Èpais, opaque, d’une Ètendue de plusieurs milles, arrivait avec un bruit assourdissant, promenant sur le sol son ombre immense, c’Ètait une innombrable lÈgion de ces sauterelles auxquelles on a donnÈ le nom de criquets. A cent pas du Victoria, elles s’abattirent sur un pays verdoyant; un quart d’heure plus tard, la masse reprenait son vol, et les voyageurs pouvaient encore apercevoir de loin les arbres, les buissons entiËrement dÈnudÈs, les prairies comme fauchÈes. On eut dit qu’un subit hiver venait de plonger la campagne dans la plus profonde stÈrilitÈ.

´ Eh bien, Joe!

–Eh bien! Monsieur, c’est fort curieux, mais fort naturel. Ce qu’une sauterelle ferait en petit, des milliards le font en grand.

–C’est une effrayante pluie, dit le chasseur, et plus terrible encore que la grÍle par ses dÈvastations.

–Et il est impossible de s’en prÈserver, rÈpondit Fergusson; quelque. fois les habitants ont eu l’idÈe d’incendier des forÍts, des moissons mÍme pour arrÍter le vol de ces insectes; mais les premiers rangs, se prÈcipitant dans les flammes, les Èteignaient sous leur masse, et le reste de la bande passait irrÈsistiblement. Heureusement, dans ces contrÈes, il y a une sorte de compensation ‡ leurs ravages; les indigËnes recueillent ces insectes en grand nombre et les mangent avec plaisir.

–Ce sont les crevettes de l’air, ª dit Joe, qui, ´ pour s’instruire,ª ajouta-t-il, regretta de n’avoir pu en go˚ter.

Le pays devint plus marÈcageux vers le soir; les forÍts firent place des bouquets d’arbres isolÈs; sur les bords du fleuve, on distinguait quelques plantations de tabac et des marais gras de fourrages. Dans une grande Óle apparut alors la ville de JennÈ, avec les deux tours de sa mosquÈe de terre, et l’odeur infecte qui s’Èchappait de millions de nids d’hirondelles accumulÈs sur ses murs. Quelques cimes de baobabs, de mimoras et de dattiers perÁaient entre les maisons; mÍme ‡ la nuit, l’activitÈ paraissait trËs grande. JennÈ est en effet une ville fort commerÁante; elle fournit ‡ tous les besoins de Tembouctou; ses barques sur le fleuve, ses caravanes par les chemins ombragÈs, y transportent les diverses productions de son industrie.

´ Si cela n’e˚t pas d˚ prolonger notre voyage, dit le docteur, j’aurais tentÈ de descendre dans cette ville; il doit s’y trouver plus d’un Arabe qui a voyagÈ en France ou en Angleterre, et auquel notre genre de locomo-tion n’est peut-Ítre pas Ètranger. Mais ce ne serait pas prudent.

–Remettons cette visite ‡ notre prochaine excursion, dit Joe en riant,

–D’ailleurs, si je ne me trompe, mes amis, le vent a une lÈgËre tendance ‡ souffler de l’est; il ne faut pas perdre une pareille occasion. ª Le docteur jeta quelques objets devenus inutiles, des bouteilles vides et une caisse de viande qui n’Ètait plus d’aucun usage; il rÈussit ‡ maintenir le Victoria dans une zone plus favorable ‡ ses projets. A quatre heures du matin, les premiers rayons du soleil Èclairaient Sego, la capitale du Bambarra, parfaitement reconnaissable aux quatre villes qui la composent, ‡ ses mosquÈes mauresques, et au va-et-vient incessant des bacs qui transportent les habitants dans les divers quartiers. Mais les voyageurs ne furent pas plus vus qu’ils ne virent; ils fuyaient rapidement et directement dans le nord-ouest, et les inquiÈtudes du docteur se calmaient peu ‡ peu.

´ Encore deux jours dans cette direction, et avec cette vitesse nous atteindrons le fleuve du SÈnÈgal.

–Et nous serons en pays ami? demanda le chasseur.

–Pas tout ‡ fait encore; ‡ la rigueur, si le Victoria venait ‡ nous manquer, nous pourrions gagner des Ètablissements franÁais! Mais puisse-t-il tenir pendant quelques centaines de milles, et nous arriverons sans fatigues, sans craintes, sans dangers, jusqu’‡ la cÙte occidentale.

–Et ce sera fini! fit Joe. Eh bien, tant pis! Si ce n’Ètait le plaisir de raconter, je ne voudrais plus jamais mettre pied ‡ terre! Pensez-vous qu’on ajoute foi ‡ nos rÈcits, mon maÓtre?

–Qui sait, mon brave Joe? Enfin, il y aura toujours un fait incontestable; mille tÈmoins nous auront vu partir d’un cÙtÈ de l’Afrique; mille tÈmoins nous verront arriver ‡ l’autre cÙtÈ.

–En ce cas, rÈpondit Kennedy, il me paraÓt difficile de dire que nous n’avons pas traversÈ!

–Ah! Monsieur Samuel! reprit Joe avec un gros soupir, je regretterai plus d’une fois mes cailloux en or massif! Voil‡ qui aurait donnÈ du poids ‡ nos histoires et de la vraisemblance ‡ nos rÈcits. A un gramme d’or par auditeur, je me serais composÈ une jolie foule pour m’entendre et mÍme pour m’admirer!

CHAPITRE XLI

Les approches du SÈnÈgal.–Le Victoria baisse de plus en plus.–On jette, on jette toujours.–Le marabout El-Hadji.–MM. Pascal, Vincent, Lambert.–Un rival de Mahomet.–Les montagnes difficiles.–Les armes de Kennedy.–Une manúuvre de Joe.–Halte au-dessus d’un forÍt.

Le 27 mai, vers neuf heures du matin, le pays se prÈsenta sous un nouvel aspect: les rampes longuement Ètendues se changeaient en collines qui faisaient prÈsager de prochaines montagnes; on aurait ‡ franchir la chaÓne qui sÈpare le bassin du Niger du bassin du SÈnegal et dÈtermine l’Ècoulement des eaux soit au golfe de GuinÈe, soit ‡ la baie du cap Vert.

Jusqu’au SÈnÈgal, cette partie de l’Afrique est signalÈe comme dangereuse. Le docteur Fergusson le savait par les rÈcits de ses devanciers; ils avaient souffert mille privations et couru mille dangers au milieu de ces nËgres barbares; ce climat funeste dÈvora la plus grande partie des compagnons de Mungo-Park. Fergusson fut donc plus que jamais dÈcidÈ ‡ ne pas prendre pied sur cette contrÈe inhospitaliËre.

Mais il n’eut pas un moment de repos; le Victoria baissait d’une maniËre sensible; il fallut jeter encore une foule d’objets plus ou moins inutiles, surtout au moment de franchir une crÍte. Et ce fut ainsi pendant plus de cent vingt milles; on se fatigua ‡ monter et ‡ descendre; le ballon, ce nouveau rocher de Sisyphe, retombait incessamment; les formes de l’aÈrostat peu gonflÈ s’efflanquaient dÈj‡; il s’allongeait, et le vent creusait de vastes poches dans son enveloppe dÈtendue.

Kennedy ne put s’empÍcher d’en faire la remarque.

´ Est-ce que le ballon aurait une fissure? dit-il.

–Non, rÈpondit le docteur; mais la gutta-percha s’est Èvidemment ramollie ou fondue sous la chaleur, et l’hydrogËne fuit ‡ travers le taffetas.

–Comment empÍcher cette fuite

–C’est impossible. AllÈgeons-nous; cíest le seul moyen; jetons tout ce qu’on peut jeter.

–Mais quoi? fit le chasseur en regardant la nacelle dÈj‡ fort dÈgarnie.

–DÈbarrassons-nous de la tente, dont le poids est assez considÈrable.ª

Joe, que cet ordre concernait, monta au-dessus du cercle qui rÈunissait les cordes du filet; de l‡, il vint facilement ‡ bout de dÈtacher les Èpais rideaux de la tente, et il les prÈcipita au dehors.

´ Voil‡ qui fera le bonheur de toute une tribu de nËgres, dit-il; il y a l‡ de quoi habiller un millier d’indigËnes, car ils sont assez discrets sur l’Ètoffe. ª

Le ballon s’Ètait relevÈ un peu, mais bientÙt il devint Èvident qu’il se rapprochait encore du sol.

Descendons, dit Kennedy, et voyons ce que l’on peut faire ‡ cette enveloppe.

–Je te le rÈpËte, Dick, nous n’avons aucun moyen de la rÈparer.

–Alors comment ferons-nous?

–Nous sacrifierons tout ce qui ne sera pas complËtement indispensable; je veux ‡ tout prix Èviter une halte dans ces parages; les forÍts dont nous rasons la cime en ce moment ne sont rien moins que s˚res.

–Quoi! des lions, des hyËnes? fit Joe avec mÈpris.

–Mieux que cela, mon garÁon, des hommes, et des plus cruels qui soient en Afrique.

–Comment le sait-on?

–Par les voyageurs qui nous ont prÈcÈdÈs; puis les FranÁais, qui occupent la colonie du SÈnÈgal, ont eu forcÈment des rapports avec les peuplades environnantes; sous le gouvernement du colonel Faidherbe, des reconnaissances ont ÈtÈ poussÈes fort avant dans le pays; des officiers, tels que MM. Pascal, Vincent, Lambert, ont rapportÈ des documents prÈcieux de leurs expÈditions. Ils ont explorÈ ces contrÈes formÈes par le coude du SÈnÈgal, l‡ o˘ la guerre et le pillage n’ont plus laissÈ que des ruines.

–Que s’est-il donc passÈ?

–Le voici. En 1854, un marabout du Fouta sÈnÈgalais, Al-Hadji, se disant inspirÈ comme Mahomet, poussa toutes les tribus ‡ la guerre contre les infidËles, c’est-‡-dire les EuropÈens. Il porta la destruction et la dÈsolation entre le fleuve SÈnÈgal et son affluent la FalÈmÈ. Trois hordes de fanatiques guidÈes par lui sillonnËrent le pays de faÁon ‡ n’Èpargner ni un village ni une hutte, pillant et massacrant; il s’avanÁa mÍme dans la vallÈe du Niger, jusqu’‡ la ville de Sego, qui fut longtemps menacÈe. En 1857, il remontait plus au nord et investissait le fort de MÈdine, b‚ti par les FranÁais sur les bords du fleuve; cet Ètablissement fut dÈfendu par un hÈros, Paul Holl, qui pendant plusieurs mois, sans nourriture, sans munitions presque, tint jusqu’au moment o˘ le colonel Faidherbe vint le dÈlivrer. Al-Hadji et ses bandes repassËrent alors le SÈnÈgal, et revinrent dans le Kaarta continuer leurs rapines et leurs massacres; or, voici les contrÈes dans lesquelles il s’est enfui et rÈfugiÈ avec ses hordes de bandits, et je vous affirme qu’il ne ferait pas bon tomber entre ses mains.

–Nous n’y tomberons pas, dit Joe, quand nous devrions sacrifier jusqu’‡ nos chaussures pour relever le Victoria.

–Nous ne sommes pas ÈloignÈs du fleuve, dit le docteur; mais je prÈvois que notre ballon ne pourra nous porter au-del‡.

–Arrivons toujours sur les bords, rÈpliqua le chasseur, ce sera cela de gagnÈ.

–C’est ce que nous essayons de faire, dit le docteur; seulement, une chose m’inquiËte.

–Laquelle?

–Nous aurons des montagnes ‡ dÈpasser, et ce sera difficile, puisque je ne puis augmenter la force ascensionnelle de l’aÈrostat, mÍme en produisant la plus grande chaleur possible.

–Attendons, fit Kennedy, et nous verrons alors.

–Pauvre Victoria! fit Joe, je m’y suis attachÈ comme le marin ‡ son navire; je ne m’en sÈparerai pas sans peine! Il n’est plus ce qu’il Ètait au dÈpart, soit! mais il ne faut pas en dire du mal! Il nous a rendu de fiers services, et ce sera pour moi un crËve-cúur de l’abandonner.

–Sois tranquille, Joe; si nous l’abandonnons, ce sera malgrÈ nous. Il nous servira jusqu’‡ ce qu’il soit au bout de ses forces. Je lui demande encore vingt-quatre heures.

–Il s’Èpuise, fit Joe en le considÈrant, il maigrit, sa vie s’en va. Pauvre ballon!

–Si je ne me trompe, dit Kennedy, voici ‡ l’horizon les montagnes dont tu parlais, Samuel.

–Ce sont bien elles, dit le docteur aprËs les avoir examinÈes avec sa lunette; elles me paraissent fort ÈlevÈes, nous aurons du mal ‡ les franchir.

–Ne pourrait-on les Èviter?

–Je ne pense pas, Dick; vois l’immense espace quíelles occupent: prËs de la moitiÈ de l’horizon!

–Elles ont mÍme l’air de se resserrer autour de nous, dit Joe; elles gagnent sur la droite et sur la gauche.

–Il faut absolument passer par-dessus. ª

Ces obstacles si dangereux paraissaient approcher avec une rapiditÈ extrÍme, ou, pour mieux dire, le vent trËs fort prÈcipitait le Victoria vers des pics aigus. Il fallait s’Èlever ‡ tout prix, sous peine de les heurter.

´ Vidons notre caisse ‡ eau, dit Fergusson; ne rÈservons que le nÈcessaire pour un jour.

–Voil‡! dit Joe

–Le ballon se relËve-t-il? demanda Kennedy.

–Un peu, d’une cinquantaine de pieds, rÈpondit le docteur, qui ne quittait pas le baromËtre des yeux. Mais ce n’est pas assez. ª

En effet, les hautes cimes arrivaient sur les voyageurs ‡ faire croire qu’elles se prÈcipitaient sur eux; ils Ètaient loin de les dominer; il s’en fallait de plus de cinq cents pieds encore.

La provision d’eau du chalumeau fut Ègalement jetÈe au dehors; on n’en conserva que quelques pintes; mais cela fut encore insuffisant.

´ Il faut pourtant passer, dit le docteur.

–Jetons les caisses, puisque nous les avons vidÈes, dit Kennedy.

–Jetez-les.

–Voil‡! fit Joe. C’est triste de s’en aller morceau par morceau.

–Pour toi, Joe, ne va pas renouveler ton dÈvouement de l’autre jour! Quoi quíil arrive, jure-moi de ne pas nous quitter.

–Soyez tranquille, mon maÓtre, nous ne nous quitterons pas. ª

Le Victoria avait regagnÈ en hauteur une vingtaine de toises, mais la crÍte de la montagne le dominait toujours. C’Ètait une arÍte assez droite qui terminait une vÈritable muraille coupÈe ‡ pic. Elle s’Èlevait encore de plus de deux cents pieds au-dessus des voyageurs.

´ Dans dix minutes, se dit le docteur, notre nacelle sera brisÈe contre ces roches, si nous ne parvenons pas ‡ les dÈpasser!

–Eh bien, Monsieur Samuel? fit Joe.

–Ne conserve que notre provision de pemmican, et jette toute cette viande qui pËse. ª

Le ballon fut encore dÈlestÈ díune cinquantaine de livres; il s’Èleva trËs sensiblement, mais peu importait, s’il n’arrivait pas au-dessus de la ligne des montagnes. La situation Ètait effrayante; le Victoria courait avec une grande rapiditÈ; on sentait qu’il allait se mettre en piËces; le choc serait terrible en effet.

Le docteur regarda autour de lui dans la nacelle.

Elle Ètait presque vide.

´ S’il le faut, Dicks, tu te tiendras prÍt ‡ sacrifier tes armes.

–Sacrifier mes armes! rÈpondit le chasseur avec Èmotion.

–Mon ami, si je te le demande, c’est que ce sera nÈcessaire.

–Samuel! Samuel!

–Tes armes, tes provisions de plomb et de poudre peuvent nous co˚ter la vie.

–Nous approchons! s’Ècria Joe, nous approchons! ª

Dix toises! La montagne dÈpassait le Victoria de dix toises encore.

Joe prit les couvertures et les prÈcipita au dehors. Sans en rien dire ‡ Kennedy, il lanÁa Ègalement plusieurs sacs de balles et de plomb.

Le ballon remonta, il dÈpassa la cime dangereuse, et son pÙle supÈrieur s’Èclaira des rayons du soleil. Mais la nacelle se trouvait encore un peu au-dessous des quartiers de rocs, contre lesquels elle allait inÈvitablement se briser.

´ Kennedy! Kennedy! s’Ècria le docteur, jette tes armes, ou nous sommes perdus.

–Attendez, Monsieur Dick! fit Joe, attendez! ª

Et Kennedy, se retournant, le vit disparaÓtre au dehors de la nacelle.

´ Joe! Joe! cria-t-il.

–Le malheureux! ª fit le docteur.

La crÍte de la montagne pouvait avoir en cet endroit une vingtaine de pieds de largeur, et de l’autre cÙtÈ, la pente prÈsentait une moindre dÈclivitÈ. La nacelle arriva juste au niveau de ce plateau assez uni; elle glissa sur un sol composÈ de cailloux aigus qui criaient sous son passage,

´ Nous passons! nous passons! nous sommes passÈs! ª cria une voix qui fit bondir le cúur de Fergusson.

L’intrÈpide garÁon se soutenait par les mains au bord infÈrieur de la nacelle; il courait ‡ pied sur la crÍte, dÈlestant ainsi le ballon de la totalitÈ de son poids; il Ètait mÍme obligÈ de le retenir fortement, car il tendait ‡ lui Èchapper.

Lorsqu’il fut arrivÈ au versant opposÈ, et que l’abÓme se prÈsenta devant lui, Joe, par un vigoureux effort du poignet, se releva, et s’accrochant aux cordages, il remonta auprËs de ses compagnons.

´ Pas plus difficile que cela, fit-il.

–Mon brave Joe! mon ami! dit le docteur avec effusion.

–Oh! ce que j’en ai fait; rÈpondit celui-ci, ce n’est pas pour vous; c’est pour la carabine de M. Dick! Je lui devais bien cela depuis l’affaire de l’Arabe! J’aime ‡ payer mes dettes, et maintenant nous sommes quittes, ajouta-t-il en prÈsentant au chasseur son arme de prÈdilection. J’aurais eu trop de peine ‡ vous voir vous en sÈparer. ª

Kennedy lui serra vigoureusement la main sans pouvoir dire un mot.

Le Victoria n’avait plus qu’‡ descendre; cela lui Ètait facile; il se retrouva bientÙt ‡ deux cents pieds du sol, et fut alors en Èquilibre. Le terrain semblait convulsionnÈ; il prÈsentait de nombreux accidents fort difficiles ‡ Èviter pendant la nuit avec un ballon qui n’obÈissait plus. Le soir arrivait rapidement, et, malgrÈ ses rÈpugnances, le docteur dut se rÈsoudre ‡ faire halte jusqu’au lendemain.

´ Nous allons chercher un lieu favorable pour nous arrÍter, dit-il.

–Ah! rÈpondit Kennedy, tu te dÈcides enfin?

–Oui, j’ai mÈditÈ longuement un projet que nous allons mettre ‡ exÈcution; il n’est encore que six heures du soir, nous aurons le temps. Jette les ancres, Joe. ª

Joe obÈit, et les deux ancres pendirent au-dessous de la nacelle.

´ J’aperÁois de vastes forÍts, dit le docteur; nous allons courir au-dessus de leurs cimes, et nous nous accrocherons ‡ quelque arbre. Pour rien au monde, je ne consentirais ‡ passer la nuit ‡ terre.

–Pourrons-nous descendre? demanda Kennedy.

–A quoi bon? Je vous rÈpËte quíil serait dangereux de nous sÈparer. D’ailleurs, je rÈclame votre aide pour un travail difficile. ª

Le Victoria, qui rasait le sommet de forÍts immenses, ne tarda pas ‡ s’arrÍter brusquement; ses ancres Ètaient prises; le vent tomba avec le soir, et il demeura presque immobile au-dessus de ce vaste champ de verdure formÈ par la cime d’une forÍt de sycomores.

CHAPITRE XLII

Combat de gÈnÈrositÈ.–Dernier sacrifice.–L’appareil de dilatation.–Adresse de Joe.–Minuit.–Le quart du docteur.–Le quart de Kennedy.–Il s’endort.–L’incendie.–Les hurlements.–Hors de portÈe.

Le docteur Fergusson commenÁa par relever sa position d’aprËs la hauteur des Ètoiles; il se trouvait ‡ vingt-cinq milles ‡ peine du SÈnÈgal.

´ Tout ce que nous pouvons faire, mes amis, dit-il aprËs avoir pointÈ sa carte, c’est de passer le fleuve; mais comme il n’y a ni pont ni barques, il faut ‡ tout prix le passer en ballon; pour cela, nous devons nous allÈger encore.

–Mais je ne vois pas trop comment nous y parviendrons, rÈpondit le chasseur qui craignait pour ses armes; ‡ moins que l’un de nous se dÈcide ‡ se sacrifier, de rester en arriËre… et, ‡ mon tour, je rÈclame cet honneur.

–Par exemple! rÈpondit Joe; est-ce que je n’ai pas l’habitude…

–Il ne s’agit pas de se jeter, mon ami, mais de regagner ‡ pied la cÙte d’Afrique; je suis bon marcheur, bon chasseur…

–Je ne consentirai jamais! rÈpliqua Joe.

–Votre combat de gÈnÈrositÈ est inutile, mes braves amis, dit Fergusson; j’espËre que nous n’en arriverons pas ‡ cette extrÈmitÈ; d’ailleurs, s’il le fallait, loin de nous sÈparer, nous resterions ensemble pour traverser ce pays.

–Voil‡ qui est parlÈ, fit Joe; une petite promenade ne nous fera pas de mal.

–Mais auparavant, reprit le docteur, nous allons employer un dernier moyen pour allÈger notre Victoria.

–Lequel? fit Kennedy; je serais assez curieux de le connaÓtre.

–Il faut nous dÈbarrasser des caisses du chalumeau, de la pile de bunzen et du serpentin; nous avons l‡ prËs de neuf cents livres bien lourdes ‡ traÓner par les airs.

–Mais, Samuel, comment ensuite obtiendras-tu la dilatation du gaz?

–Je ne líobtiendrai pas; nous nous en passerons.

–Mais enfin…

–…coutez-moi, mes amis; j’ai calculÈ fort exactement ce qui nous reste de force ascensionnelle; elle est suffisante pour nous transporter tous les trois avec le peu d’objets qui nous restent; nous ferons ‡ peine un poids de cinq cents livres, en y comprenant nos deux ancres que je tiens ‡ conserver.

–Mon cher Samuel, rÈpondit le chasseur, tu es plus compÈtent que nous en pareille matiËre; tu es le seul juge de la situation; dis-nous ce que nous devons faire, et nous le ferons.

–A vos ordres, mon maÓtre.

–Je vous rÈpËte, mes amis, quelque grave que soit cette dÈtermination, il faut sacrifier notre appareil.

–Sacrifions le! rÈpliqua Kennedy.

–A l’ouvrage! ª fit Joe.

Ce ne fut pas un petit travail; il fallut dÈmonter l’appareil piËce par piËce; on enleva d’abord la caisse de mÈlange, puis celle du chalumeau, et enfin la caisse o˘ s’opÈrait la dÈcomposition de l’eau; il ne fallut pas moins de la force rÈunie des trois voyageurs pour arracher les rÈcipients du fond de la nacelle dans laquelle ils Ètaient fortement encastrÈs; mais Kennedy Ètait si vigoureux, Joe si adroit, Samuel si ingÈnieux, qu’ils en vinrent ‡ bout; ces diverses piËces furent successivement jetÈes au dehors, et elles disparurent en faisant de vastes trouÈes dans le feuillage des sycomores.

´ Les nËgres seront bien ÈtonnÈs, dit Joe, de rencontrer de pareils objets dans les bois; ils sont capables d’en faire des idoles! ª

On dut ensuite s’occuper des tuyaux engagÈs dans le ballon, et qui se rattachaient au serpentin. Joe parvint ‡ couper ‡ quelques pieds au-dessus de la nacelle les articulations de caoutchouc; mais quant aux tuyaux, ce fut plus difficile, car ils Ètaient retenus par leur extrÈmitÈ supÈrieure et fixÈs par des fils de laiton au cercle mÍme de la soupape.

Ce fut alors que Joe dÈploya une merveilleuse adresse; les pieds nus, pour ne pas Èrailler l’enveloppe, il parvint ‡ l’aide du filet, et malgrÈ les oscillations, ‡ grimper jusqu’au sommet extÈrieur de l’aÈrostat; et l‡, aprËs mille difficultÈs, accrochÈ d’une main ‡ cette surface glissante, il dÈtacha les Ècrous extÈrieurs qui retenaient les tuyaux. Ceux-ci alors se dÈtachËrent aisÈment, et furent retirÈs par l’appendice infÈrieur, qui fut hermÈtiquement refermÈ au moyen d’une forte ligature.

Le Victoria, dÈlivrÈ de ce poids considÈrable, se redressa dans l’air et tendit fortement la corde de líancre.

A minuit, ces divers travaux se terminaient heureusement, au prix de bien des fatigues; on prit rapidement un repas fait de pemmican et de grog froid, car le docteur n’avait plus de chaleur ‡ mettre ‡ la disposition de Joe.

Celui-ci, d’ailleurs, et Kennedy tombaient de fatigue.

´ Couchez-vous et dormez, mes amis, leur dit Fergusson; je vais prendre le premier quart; ‡ deux heures, je rÈveillerai Kennedy; ‡ quatre heures, Kennedy rÈveillera Joe; ‡ six heures, nous partirons, et que le ciel veille encore sur nous pendant cette derniËre journÈe! ª

Sans se faire prier davantage, les deux compagnons du docteur s’Ètendirent au fond de la nacelle, et s’endormirent d’un sommeil aussi rapide que profond.

La nuit Ètait paisible; quelques nuages s’Ècrasaient contre le dernier quartier de la lune, dont les rayons indÈcis rompaient ‡ peine l’obscuritÈ. Fergusson, accoudÈ sur le bord de la nacelle, promenait ses regards autour de lui; il surveillait avec attention le sombre rideau de feuillage qui s’Ètendait sous ses pieds en lui dÈrobant la vue du sol; le moindre bruit lui semblait suspect, et il cherchait ‡ s’expliquer jusqu’au lÈger frÈmissement des feuilles.

Il se trouvait dans cette disposition d’esprit que la solitude rend plus sensible encore, et pendant laquelle de vagues terreurs vous montent au cerveau. A la fin d’un pareil voyage, aprËs avoir surmontÈ tant d’obstacles, au moment de toucher le but, les craintes sont plus vives, les Èmotions plus fortes, le point d’arrivÈe semble fuir devant les yeux.

D’ailleurs, la situation actuelle n’offrait rien de rassurant, au milieu d’un pays barbare, et avec un moyen de transport qui, en dÈfinitive, pouvait faire dÈfaut d’un moment ‡ l’autre. Le docteur ne comptait plus sur son ballon d’une faÁon absolue; le temps Ètait passÈ o˘ il le manúuvrait avec audace parce qu’il Ètait s˚r de lui.

Sous ces impressions, le docteur put saisir parfois quelques rumeurs indÈterminÈes dans ces vastes forÍts; il crut mÍme voir un feu rapide briller entre les arbres; il regarda vivement, et porta sa lunette de nuit dans cette direction; mais rien n’apparut, et il se fit mÍme comme un silence plus profond.

Fergusson avait sans doute ÈprouvÈ une hallucination; il Ècouta sans surprendre le moindre bruit; le temps de son quart Ètant alors ÈcoulÈ, il rÈveilla Kennedy, lui recommanda une vigilance extrÍme, et prit place aux cÙtÈs de Joe qui dormait de toutes ses forces.

Kennedy alluma tranquillement sa pipe, tout en frottant ses yeux, qu’il avait de la peine ‡ tenir ouverts; il s’accouda dans un coin, et se mit ‡ fumer vigoureusement pour chasser le sommeil.

Le silence le plus absolu rÈgnait autour de loi; un vent lÈger agitait la cime des arbres et balanÁait doucement la nacelle, invitant le chasseur a ce sommeil qui l’envahissait malgrÈ lui; il voulut y rÈsister, ouvrit plusieurs fois les paupiËres, plongea dans la nuit quelques-uns de ces regards qui ne voient pas, et enfin, succombant ‡ la fatigue, il s’endormit.

Combien de temps fut-il plongÈ dans cet Ètat d’inertie? Il ne put s’en rendre compte ‡ son rÈveil, qui fut brusquement provoquÈ par un pÈtillement inattendu.

Il se frotta les yeux, il se leva. Une chaleur intense se projetait sur sa figure. La forÍt Ètait en flammes.

´ Au feu! au feu! s’Ècria-t-il, ª sans trop comprendre l’ÈvÈnement.

Ses deux compagnons se relevËrent.

´ Qu’est-ce donc! demanda Samuel.

–L’incendie! fit Joe… Mais qui peut… ª

En ce moment des hurlements ÈclatËrent sous le feuillage violemment illuminÈ.

´ Ah! les sauvages! s’Ècria Joe. Ils ont mis le feu ‡ la forÍt pour nous incendier plus s˚rement!

–Les Talibas! les marabouts d’Al-Hadji, sans doute! ª dit le docteur.

Un cercle de feu entourait le Victoria; les craquements du bois mort se mÍlaient aux gÈmissements des branches vertes; les lianes, les feuilles, toute la partie vivante de cette vÈgÈtation se tordait dans l’ÈlÈment destructeur; le regard ne saisissait qu’un ocÈan de flammes; les grands arbres se dessinaient en noir dans la fournaise, avec leurs branches couvertes de charbons incandescents; cet amas enflammÈ, cet embrasement se rÈflÈchissait dans les nuages, et les voyageurs se crurent enveloppÈs dans une sphËre de feu.

´ Fuyons! s’Ècria Kennedy! ‡ terre! c’est notre seule chance de salut! ª

Mais Fergusson l’arrÍta d’une main ferme, et, se prÈcipitant sur la corde de l’ancre, il la trancha d’un coup de hache. Les flammes, s’allongeant vers le ballon, lÈchaient dÈj‡ ses parois illuminÈes; mais le Victoria, dÈbarrassÈ de ses liens, monta de plus de mille pieds dans les airs.

Des cris Èpouvantables ÈclatËrent sous la forÍt, avec de violentes dÈtonations d’armes ‡ feu; le ballon, pris par un courant qui se levait avec le jour, se porta vers l’ouest

Il Ètait quatre heures du matin.

CHAPITRE XLIII

Les Talibas.–La poursuite.–Un pays dÈvastÈ.–Vent modÈrÈ.–Le Victoria baisse–Les derniËres provisions.–Les bonds du Victoria.–DÈfense ‡ coups de fusil.–Le vent fraÓchit,–Le fleuve du SÈnÈgal.–Les cataractes de Gouina.–L’air chaud.–TraversÈe du fleuve.

´ Si nous n’avions pas pris la prÈcaution de nous allÈger hier soir, dit le docteur, nous Ètions perdus sans ressources.

Voil‡ ce que c’est que de faire les choses ‡ temps, rÈpliqua Joe; on se sauve alors, et rien níest plus naturel.

–Nous ne sommes pas hors de danger, rÈpliqua Fergusson.

–Que crains-tu donc? demanda Dick. Le Victoria ne peut pas descendre sans ta permission, et quand il descendrait?

–Quand il descendrait! Dick, regarde! ª

La lisiËre de la forÍt venait d’Ítre dÈpassÈe, et les voyageurs purent apercevoir une trentaine de cavaliers, revÍtus du large pantalon et du burnous flottant; ils Ètaient armÈs, les uns de lances, les autres de longs mousquets; ils suivaient au petit galop de leurs chevaux vifs et ardents la direction du Victoria, qui marchait avec une vitesse modÈrÈe.

A la vue des voyageurs, ils poussËrent des cris sauvages, en brandissant leurs armes; la colËre et les menaces se lisaient sur leurs figures basanÈes, rendues plus fÈroces par une barbe rare, mais hÈrissÈe; ils traversaient sans peine ces plateaux abaissÈs et ces rampes adoucies qui descendent an SÈnÈgal.

´ Ce sont bien eux! dit le docteur, les cruels Talibas, les farouches marabouts d’Al-Eladji! J’aimerais mieux me trouver en pleine forÍt, au milieu d’un cercle de bÍtes fauves, que de tomber entre les mains de ces bandits.

–Ils n’ont pas l’air accommodant! fit Kennedy, et ce sont de vigoureux gaillards!

–Heureusement, ces bÍtes-l‡, Áa ne vole pas, rÈpondit Joe; c’est toujours quelque chose

–Voyez, dit Fergusson, ces villages en ruines, ces huttes incendiÈes! voil‡ leur ouvrage; et l‡ o˘ s’Ètendaient de vastes cultures, ils ont apportÈ l’ariditÈ et la dÈvastation.

–Enfin, ils ne peuvent nous atteindre, rÈpliqua Kennedy, et si nous parvenons ‡ mettre le fleuve entre eux et nous, nous serons en s˚retÈ.

–Parfaitement, Dick; mais il ne faut pas tomber, rÈpondit Le docteur en portant ses yeux sur le baromËtre

–En tout cas, Joe, reprit Kennedy, nous ne ferons pas mal de prÈparer nos armes.

–Cela ne peut pas nuire, Monsieur Dick; nous nous trouverons bien de ne pas les avoir semÈes sur notre route.

–Ma carabine! s’Ècria le chasseur, j’espËre ne m’en sÈparer jamais. ª

Et Kennedy la chargea avec le plus grand soin; il lui restait de la poudre et des balles en quantitÈ suffisante.

´ A quelle hauteur nous maintenons-nous? demanda-t-il ‡ Fergusson.

–A sept cent cinquante pieds environ; mais nous n’avons plus la facultÈ de chercher des courants favorables, en montant ou en descendant; nous sommes ‡ la merci du ballon.

–Cela est f‚cheux, reprit Kennedy; le vent est assez mÈdiocre, et si nous avions rencontrÈ un ouragan pareil ‡ celui des jours prÈcÈdents, depuis longtemps ces affreux bandits seraient hors de vue.

–Ces coquins-l‡ nous suivent sans se gÍner, dit Joe, au petit galop; une vraie promenade.

–Si nous Ètions ‡ bonne portÈe, dit le chasseur, je m’amuserais ‡ les dÈmonter les uns aprËs les autres.

–Oui-da! rÈpondit Fergusson; mais ils seraient ‡ bonne portÈe aussi, et notre Victoria offrirait un but trop facile aux balles de leurs longs mousquets; or, s’ils le dÈchiraient, je te laisse ‡ juger quelle serait notre situation. ª

La poursuite des Talibas continua toute la matinÈe. Vers onze heures du matin, les voyageurs avaient ‡ peine gagnÈ une quinzaine de milles dans l’ouest.

Le docteur Èpiait les moindres nuages ‡ l’horizon. Il craignait toujours un changement dans l’atmosphËre. S’il venait ‡ Ítre rejetÈ vers le Niger, que deviendrait-il! D’ailleurs, il constatait que le ballon tendait ‡ baisser sensiblement; depuis son dÈpart, il avait dÈj‡ perdu plus de trois cents pieds, et le SÈnÈgal devait Ítre ÈloignÈ d’une douzaine de milles; avec la vitesse actuelle, il lui fallait compter encore trois heures de voyage.

En ce moment, son attention fut attirÈe par de nouveaux cri; les Talibas s’agitaient en pressant leurs chevaux.

Le docteur consulta le baromËtre, et comprit la cause de ces hurlements:

´ Nous descendons, fit Kennedy.

–Oui, rÈpondit Fergusson.

–Diable! ª pensa Joe.

Au bout d’un quart d’heure, la nacelle n’Ètait pas ‡ cent cinquante pieds du sol, mais le vent soufflait avec plus de force.

Les Talibas enlevËrent leurs chevaux, et bientÙt une dÈcharge de mousquets Èclata dans les airs.

´ Trop loin, imbÈciles! s’Ècria Joe; il me paraÓt bon de tenir ces gredins-l‡ ‡ distance. ª

Et, visant l’un des cavaliers les plus avancÈs, il fit feu; le Talibas roula ‡ terre; ses compagnons s’arrÍtËrent et le Victoria gagna sur eux.

´ Ils sont prudents; dit Kennedy.

–Parce qu’ils se croient assurÈs de nous prendre, rÈpondit le docteur; et ils y rÈussiront, si nous descendons encore! Il faut absolument nous relever!

–Que jeter! demanda Joe.

–Tout ce qui reste de provision de pemmican! C’est encore une trentaine de livres dont nous nous dÈbarrasserons!

–Voil‡, Monsieur! ª fit Joe en obÈissant aux ordres de son maÓtre.

La nacelle, qui touchait presque le sol, se releva au milieu des cris des Talibas; mais, une demi-heure plus tard, le Victoria redescendait avec rapiditÈ; le gaz fuyait par les pores de l’enveloppe.

BientÙt la nacelle vint raser le sol; les nËgres d’Al-Hadji se prÈcipitËrent vers elle; mais, comme il arrive en pareille circonstance, ‡ peine eut-il touchÈ terre, que le Victoria se releva d’un bond pour s’abattre de nouveau un mille plus loin.

´ Nous n’Èchapperons donc pas! fit Kennedy avec rage.

–Jette notre rÈserve d’eau-de-vie, Joe, s’Ècria le docteur, nos instruments, tout ce qui peut avoir une pesanteur quelconque, et notre derniËre ancre, puisqu’il le faut! ª

Joe arracha les baromËtres, les thermomËtres; mais tout cela Ètait peu de chose, et le ballon, qui remonta un instant, retomba bientÙt vers la terre. Les Talibas volaient sur ses traces et n’Ètaient qu’‡ deux cents pas de lui.

´ Jette les deux fusils! s’Ècria le docteur.

Pas avant de les avoir dÈchargÈs, du moins, ª rÈpondit le chasseur.

Et quatre coups successifs frappËrent dans la masse des cavaliers; quatre Talibas tombËrent au milieu des cris frÈnÈtiques de la bande. Le Victoria se releva de nouveau; il faisait des bonds d’une Ènorme Ètendue, comme une immense balle Èlastique rebondissant sur le sol.

…trange spectacle que celui de ces infortunÈs cherchant ‡ fuir par des enjambÈes gigantesques, et qui, semblables ‡ AntÈe, paraissaient reprendre une force nouvelle dËs qu’ils touchaient terre! Mais il fallait que cette situation eut une fin. Il Ètait prËs de midi. Le Victoria s’Èpuisait, se vidait, síallongeait; son enveloppe devenait flasque et flottante; les plis du taffetas distendu grinÁaient les uns sur les autres.

´ Le ciel nous abandonne, dit Kennedy, il faudra tomber! ª

Joe ne rÈpondit pas, il regardait son maÓtre.

´ Non! dit celui-ci, nous avons encore plus de cent cinquante livres ‡ jeter.

–Quoi donc? demanda Kennedy, pensant que le docteur devenait fou.

–La nacelle! rÈpondit celui-ci. Accrochons-nous au filet! Nous pouvons nous retenir aux mailles et gagner le fleuve! Vite! vite!

Et ces hommes audacieux n’hÈsitËrent pas ‡ tenter un pareil moyen de salut. Ils se suspendirent aux mailles du filet, ainsi que l’avait indiquÈ le docteur, et Joe, se retenant d’une main, coupa les cordes de la nacelle; elle tomba au moment o˘ l’aÈrostat allait dÈfinitivement s’abattre.

´ Hourra! hourra! ª s’Ècria-t-il, pendant que le ballon dÈlestÈ remontait ‡ trois cents pieds dans l’air.

Les Talibas excitaient leurs chevaux; ils couraient ventre ‡ terre; mais le Victoria, rencontrant un vent plus actif, les devanÁa et fila rapidement vers une colline qui barrait l’horizon de l’ouest. Ce fut une circonstance favorable pour les voyageurs, car ils purent la dÈpasser, tandis que la horde d’Al Hadji Ètait forcÈe de prendre par le nord pour tourner ce dernier obstacle.

Les trois amis se tenaient accrochÈs au filet; ils avaient pu le rattacher au-dessous d’eux, et il formait comme une poche flottante.

Soudain, aprËs avoir franchi la colline, le docteur s’Ècria:

´ Le fleuve! le fleuve! le SÈnÈgal! ª

A deux milles, en effet, le fleuve roulait une masse d’eau fort Ètendue; la rive opposÈe, basse et fertile, offrait une s˚re retraite et un endroit favorable pour opÈrer la descente.

´ Encore un quart d’heure, dit Fergusson, et nous sommes sauvÈs! ª

Mais il ne devait pas en Ítre ainsi; le ballon vide retombait peu ‡ peu sur un terrain presque entiËrement dÈpourvu de vÈgÈtation. C’Ètaient de longues pentes et des plaines rocailleuses; ‡ peine quelques buissons, une herbe Èpaisse et dessÈchÈe sous l’ardeur du soleil.

Le Victoria toucha plusieurs fois le sol et se releva; ses bonds diminuaient de hauteur et d’Ètendue; au dernier, il s’accrocha par la partie supÈrieure du filet aux branches ÈlevÈes d’un baobab, seul arbre isolÈ au milieu de ce pays dÈsert.

´ C’est fini, fit le chasseur.

–Et ‡ cent pas du fleuve, ª dit Joe.

Les trois infortunÈs mirent pied ‡ terre, et le docteur entraÓna ses deux compagnons vers le SÈnÈgal.

En cet endroit, le fleuve faisait entendre un mugissement prolongÈ; arrivÈ sur les bords, Fergusson reconnut les chutes de Gouina! Pas une barque sur la rive; pas un Ítre animÈ.

Sur une largeur de deux mille pieds, le SÈnÈgal se prÈcipitait d’une hauteur de cent cinquante, avec un bruit retentissant. Il coulait de l’est ‡ l’ouest, et la ligne de rochers qui barrait son cours s’Ètendait du nord au sud. Au milieu de la chute se dressaient des rochers aux formes Ètranges, comme d’immenses animaux antÈdiluviens pÈtrifiÈs au milieu des eaux.

L’impossibilitÈ de traverser ce gouffre Ètait Èvidente; Kennedy ne put retenir un geste de dÈsespoir.

Mais le docteur Fergusson, avec un Ènergique accent d’audace, s’Ècria:

´ Tout n’est pas fini!

–Je le savais bien, ª fit Joe avec cette confiance en son maÓtre qu’il ne pouvait jamais perdre.

La vue de cette herbe dessÈchÈe avait inspirÈ au docteur une idÈe hardie. C’Ètait la seule chance de salut. Il ramena rapidement ses compagnons vers l’enveloppe de l’aÈrostat.

´ Nous avons au moins une heure d’avance sur ces bandits, dit-il; ne perdons pas de temps, mes amis, ramassez une grande quantitÈ de cette herbe sËche; il m’en faut cent livres au moins.

–Pourquoi faire? demanda Kennedy.

–Je n’ai plus de gaz; eh bien! je traverserai le fleuve avec de l’air chaud!

–Ah! mon brave! Samuel! s’Ècria Kennedy, tu es vraiment un grand homme!

Joe et Kennedy se mirent au travail, et bientÙt une Ènorme meule fut empilÈe prÈs du baobab.

Pendant ce temps, le docteur avait agrandi l’orifice de l’aÈrostat en le coupant dans sa partie infÈrieure; il eut soin prÈalablement de chasser ce qui pouvait rester d’hydrogËne par la soupape; puis il empila une certaine quantitÈ d’herbe sËche sous l’enveloppe, et il y mit le feu.

Il faut peu de temps pour gonfler un ballon avec de l’air chaud; une chaleur de cent quatre-vingts degrÈs [100∞ centigrades,] suffit ‡ diminuer de moitiÈ la pesanteur de l’air qu’il renferme en le rarÈfiant; aussi le Victoria commenÁa ‡ reprendre sensiblement sa forme arrondie; l’herbe ne manquait pas; le feu s’activait par les soins du docteur, et l’aÈrostat grossissait ‡ vue d’úil.

Il Ètait alors une heure moins le quart.

En ce moment, ‡ deux milles dans le nord, apparut la bande des Talibas; on entendait leurs cris et le galop des chevaux lancÈs ‡ toute vitesse.

´ Dans vingt minutes ils seront ici, fit Kennedy.

–De l’herbe! de l’herbe! Joe. Dans dix minutes nous serons en plein air!

–Voil‡, Monsieur. ª

Le Victoria Ètait aux deux tiers gonflÈ.

´ Mes amis! accrochons-nous au filet, comme nous l’avons fait dÈj‡.

–C’est fait, ª rÈpondit le chasseur. ª

Au bout de dix minutes, quelques secousses du ballon indiquËrent sa tendance ‡ s’enlever. Les Talibas approchaient; ils Ètaient ‡ peine ‡ cinq cents pas.

´ Tenez-vous bien, s’Ècria Fergusson.

–N’ayez pas peur, mon maÓtre! n’ayez pas peur! ª

Et du pied le docteur poussa dans le foyer une nouvelle quantitÈ d’herbe.

Le ballon, entiËrement dilatÈ par l’accroissement de tempÈrature, s’envola en frÙlant les branches du baobab.

´ En route! ª cria Joe.

Une dÈcharge de mousquets lui rÈpondit; une balle mÍme lui laboura l’Èpaule; mais Kennedy, se penchant et dÈchargeant sa carabine d’une main, jeta un ennemi de plus ‡ terre.

Des cris de rage impossibles ‡ rendre accueillirent l’enlËvement de l’aÈrostat, qui monta ‡ plus de huit cents pieds. Un vent rapide le saisit, et il dÈcrivit d’inquiÈtantes oscillations, pendant que l’intrÈpide docteur et ses compagnons contemplaient le gouffre des cataractes ouvert sous leurs yeux.

Dix minutes aprËs, sans avoir ÈchangÈ une parole, les intrÈpides voyageurs descendaient peu ‡ peu vers l’autre rive du fleuve.

L‡, surpris, ÈmerveillÈ, effrayÈ, se tenait un groupe d’une dizaine d’hommes qui portaient l’uniforme franÁais. Qu’on juge de leur Ètonnement quand ils virent ce ballon s’Èlever de la rive droite du fleuve. Ils n’Ètaient pas ÈloignÈs de croire ‡ un phÈnomËne cÈleste. Mais leurs chefs, un lieutenant de marine et un enseigne de vaisseau, connaissaient par les journaux d’Europe l’audacieuse tentative du docteur Fergusson, et ils se rendirent tout de suite compte de l’ÈvÈnement.

Le ballon, se dÈgonflant peu ‡ peu, retombait avec les hardis aÈronautes retenus ‡ son filet; mais il Ètait douteux qu’il put atteindre la terre, aussi les FranÁais se prÈcipitËrent dans le fleuve, et reÁurent les trois Anglais entre leurs bras, au moment o˘ le Victoria s’abattait ‡ quelques toises de la rive gauche du SÈnÈgal.

´ Le docteur Fergusson! s’Ècria le lieutenant.

–Lui-mÍme, rÈpondit tranquillement le docteur, et ses deux amis. ª

Les FranÁais emportËrent les voyageurs au del‡ du fleuve, tandis que le ballon ‡ demi dÈgonflÈ, entraÓnÈ par un courant rapide, s’en alla comme une bulle immense s’engloutir avec les eaux du SÈnÈgal dans les cataractes de Gouina.

´ Pauvre Victoria! ª fit Joe.

Le docteur ne put retenir une larme; il ouvrit ses bras, et ses deux amis s’y prÈcipitËrent sous l’empire d’une grande Èmotion

CHAPITRE XLIV

Conclusion.–Le procËs-verbal.–Les Ètablissements franÁais.–Le poste de MÈdine.–Le Basilic.–Saint-Louis.–La frÈgate anglaise.–Retour ‡ Londres.

L’expÈdition qui se trouvait sur le bord du fleuve avait ÈtÈ envoyÈe par le gouverneur du SÈnÈgal; elle se composait de deux officiers, MM. Dufraisse, lieutenant d’infanterie de marine, et Rodamel, enseigne de vaisseau; d’un sergent et de sept soldats. Depuis deux jours, ils s’occupaient de reconnaÓtre la situation la plus favorable pour l’Ètablissement d’un poste ‡ Gouina, lorsqu’ils furent tÈmoins de l’arrivÈe du docteur Fergusson.

On se figure aisÈment les fÈlicitations et les embrassements dont furent accablÈs les trois voyageurs. Les FranÁais, ayant pu contrÙler par eux mÍmes l’accomplissement de cet audacieux projet, devenaient les tÈmoins naturels de Samuel Fergusson.

Aussi le docteur leur demanda-t-il tout d’abord de constater officiellement son arrivÈe aux cataractes de Gouina.

´ Vous ne refuserez pas de signer un procËs-verbal? demanda-t-il au lieutenant Dufraisse.

–A vos ordres, ª rÈpondit ce dernier.

Les Anglais furent conduits ‡ un poste provisoire Ètabli sur le bord du fleuve; ils y trouvËrent les soins les plus attentifs et des provisions en abondance. Et c’est l‡ que fut rÈdigÈ en ces termes le procËs-verbal qui figure aujourd’hui dans les archives de la SociÈtÈ GÈographique de Londres:

´ Nous, soussignÈs, dÈclarons que ledit jour nous avons vu arriver suspendus au filet d’un ballon le docteur Fergusson et ses deux compagnons Richard Kennedy et Joseph Wilson [Dick est le diminutif de Richard, et Joe celui de Joseph.]; lequel ballon est tombÈ ‡ quelques pas de nous dans le lit mÍme du fleuve, et, entraÓnÈ par le courant, s’est abÓmÈ dans les cataractes de Gouina. En foi de quoi nous avons signÈ le prÈsent procËs-verbal, contradictoirement avec les sus nommÈs, pour valoir ce que de droit. Fait aux cataractes de Gouina, le 24 mai 1862.

´ SAMUEL FERGUSSON, RICHARD KENNEDY, JOSEPH WILSON DUFRAISSE, lieutenant d’infanterie de marine; RODAMEL, enseigne de vaisseau; DUFAYS, sergent; FLIPPEAU, MAYOR, P…LISSIER, LOROIS, RASCAGNET, GUILLON, LEBEL, soldats. ª

Ici finit líÈtonnante traversÈe du docteur Fergusson et de ses braves compagnons, constatÈe par d’irrÈcusables tÈmoignages; ils se trouvaient avec des amis au milieu de tribus plus hospitaliËres et dont les rapports sont frÈquents avec les Ètablissements franÁais.

Ils Ètaient arrivÈs au SÈnÈgal le samedi 24 mai, et, le 27 du mÍme mois, ils atteignaient le poste de MÈdine, situÈ un peu plus au nord sur le fleuve.

L‡ les franÁais les reÁurent ‡ bras ouverts, et dÈployËrent envers eux toutes les ressources de leur hospitalitÈ; le docteur et ses compagnons purent s’embarquer presque immÈdiatement sur le petit bateau ‡ vapeur le Basilic, qui descendait le SÈnÈgal jusqu’‡ son embouchure.

Quatorze jours aprËs, le 10 juin, ils arrivËrent ‡ Saint-Louis, o˘ le gouverneur les reÁut magnifiquement; ils Ètaient complËtement remis de leurs Èmotions et de leurs fatigues. D’ailleurs Joe disait ‡ qui voulait l’entendre:

´ C’est un piËtre voyage que le notre, aprËs tout, et si quelqu’un est avide d’Èmotions, je ne lui conseille pas de l’entreprendre; cela devient fastidieux ‡ la fin, et, sans les aventures du lac Tchad et du SÈnÈgal, je crois vÈritablement que nous serions morts d’ennui! ª

Une frÈgate anglaise Ètait en partance; les trois voyageurs prirent passage ‡ bord; le 26 juin, ils arrivaient ‡ Portsmouth, et le lendemain ‡ Londres.

Nous ne dÈcrirons pas l’accueil qu’ils reÁurent ‡ la SociÈtÈ Royale de GÈographie, ni l’empressement dont ils furent l’objet; Kennedy repartit aussitÙt pour …dimbourg avec sa fameuse carabine; il avait h‚te de rassurer sa vieille gouvernante.

Le docteur Fergusson et son fidËle Joe demeurËrent les mÍmes hommes que nous avons connus. Cependant il s’Ètait fait en eux un changement ‡ leur insu.

Ils Ètaient devenus deux amis.

Les journaux de l’Europe entiËre ne tarirent pas en Èloges sur les audacieux explorateurs, et le Daily Telegraph fit un tirage de neuf cent soixante-dix-sept mille exemplaires le jour o˘ il publia un extrait du voyage.

Le docteur Fergusson fit en sÈance publique ‡ la SociÈtÈ Royale de GÈographie le rÈcit de son expÈdition aÈronautique, et il obtint pour lui et ses deux compagnons la mÈdaille d’or destinÈe ‡ rÈcompenser la plus remarquable exploration de l’annÈe 1862.

________

Le voyage du docteur Fergusson a eu tout d’abord pour rÈsultat de constater de la maniËre la plus prÈcise les faits et les relËvements gÈographiques reconnus par MM. Barth, Burton, Speke et autres. Gr‚ce aux expÈditions actuelles de MM. Speke et Grant, de Heuglin et Munzinger, qui remontent aux sources du Nil ou se dirigent vers le centre de .líAfrique, nous pourrons avant peu contrÙler les propres dÈcouvertes du docteur Fergusson dans cette immense contrÈe comprise entre les quatorziËme et trente-troisiËme degrÈs de longitude.