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CINQ SEMAINES EN BALLON
BY JULES VERNE
VOYAGE DE Dâ¦COUVERTES EN AFRIQUE PAR TROIS ANGLAIS
CHAPITRE PREMIER
La fin d’un discours trÃs applaudi.–PrÃsentation du docteur Samuel Fergusson–´ Excelsior. ª–Portrait en pied du docteur.–Un fataliste convaincu.–DÃner au Traveller’s club.–Nombreux toasts.
Il y avait une grande affluence d’auditeurs, le 14 janvier 1862, â¡ la sÃance de la SociÃtà royale gÃographique de Londres, Waterloo place, 3. Le prÃsident, sir Francis M…, faisait â¡ ses honorables collÃgues une importante communication dans un discours frÃquemment interrompu par les applaudissements.
Ce rare morceau d’Ãloquence se terminait enfin par quelques phrases ronflantes dans lesquelles le patriotisme se dÃversait â¡ pleines pÃriodes:
´ L’Angleterre a toujours â¡ la tÃte des nations (car, on l’a remarquÃ, les nations marchent universellement â¡ la tÃte les unes des autres), ´ par l’intrÃpidità de ses voyageurs dans la voie des dÃcouvertes gÃographiques. (Assentiments nombreux.) Le docteur Samuel Fergusson, l’un de ses glorieux enfants, ne faillira pas â¡ son origine. (De toutes parts: Non! non!) Cette tentative, si elle rÃussit (elle rÃussira!) reliera, en les complÃtant, les notions Ãparses de la cartologie africaine (vÃhÃmente approbation), et si elle Ãchoue (jamais! jamais!), elle restera du moins comme l’un des plus audacieuses conceptions du gÃnie humain! (TrÃpignements frÃnÃtiques.) ª
–Hourra! hourra! fit l’assemblÃe ÃlectrisÃe par ces Ãmouvantes paroles.
–Hourra pour l’intrÃpide Fergusson!ª s’Ãcria l’un des membres les plus expansifs de l’auditoire.
Des cris enthousiastes retentirent. Le nom de Fergusson Ãclata dans toutes les bouches, et nous sommes fondÃs â¡ croire qu’il gagna singuliÃrement â¡ passer par des gosiers anglais. La salle des sÃances en fut ÃbranlÃe.
Ils Ãtaient lâ¡ pourtant, nombreux, vieillis, fatiguÃs, ces intrÃpides voyageurs que leur tempÃrament mobile promena dans les cinq parties du monde! Tous, plus ou moins, physiquement ou moralement, ils avaient Ãchappà aux naufrages, aux incendies. aux tomahawks de l’Indien, aux casse-tÃtes du sauvage, au poteau du supplice, aux estomacs de la PolynÃsie! Mais rien ne put comprimer les battements de leurs cúurs pendant le discours de sir Francis M…, et, de mÃmoire humaine, ce fut lâ¡ certainement le plus beau succÃs oratoire de la SociÃtà royale gÃographique de Londres Mais, en Angleterre, l’enthousiasme ne s’en tient pas seulement aux paroles. Il bat monnaie plus rapidement encore que le balancier de ´ the Royal Mint [La Monnaie â¡ Londres.]. ª Une indemnità d’encouragement fut votÃe, sÃance tenante, en faveur du docteur Fergusson, et s’Ãleva au chiffre de deux mille cinq cents livres[Soixante-deux mille cinq cents francs.]. L’importance de la somme se proportionnait â¡ l’importance de l’entreprise.
L’un des membres de la SociÃtà interpella le prÃsident sur la question de savoir si le docteur Fergusson ne serait pas officiellement prÃsentÃ.
´ Le docteur se tient â¡ la disposition de l’assemblÃe, rÃpondit sir Francis M …
–Qu’il entre! s’Ãcria-t-on, qu’il entre! Il est bon de voir par ses propres yeux un homme d’une audace aussi extraordinaire!
–Peut-Ãtre cette incroyable proposition, dit un vieux commodore apoplectique, n’a-t-elle eu d’autre but que de nous mystifier!
–Et si le docteur Fergusson n’existait pas! cria une voix malicieuse.
–Il faudrait l’inventer, rÃpondit un membre plaisant de cette grave SociÃtÃ.
–Faites entrer le docteur Fergusson, ª dit simplenlent sir Francis M …
Et le docteur entra au milieu d’un tonnerre d’applaudissements, pas le moins du monde Ãmu d’ailleurs.
C’Ãtait un homme d’une quarantaine d’annÃes, de taille et de constitution ordinaires; son tempÃrament sanguin se trahissait par une coloration forcÃe du visage, il avait une figure froide, aux traits rÃguliers, avec un nez fort, le nez en proue de vaisseau de l’homme prÃdestinà aux dÃcouvertes; ses yeux fort doux, plus intelligents que hardis, donnaient un grand charme â¡ sa physionomie; ses bras Ãtaient longs, et ses pieds se posaient â¡ terre avec l’aplomb du grand marcheur.
La gravità calme respirait dans toute la personne du docteur, et l’idÃe ne venait pas â¡ l’esprit qu’il put Ãtre l’instrument de la plus innocente mystification.
Aussi, les hourras et les applaudissements ne cessÃrent qu’au moment oË le docteur Fergusson rÃclama le silence par un geste aimable. Il se dirigea vers le fauteuil prÃparà pour sa prÃsentation; puis, debout, fixe, le regard Ãnergique, il leva vers le ciel l’index de la main droite; ouvrit la bouche et prononÃa ce seul mot:
´ Excelsior! ª
Non! jamais interpellation inattendue de MM. Bright et Cobden, jamais demande de fonds extraordinaires de lord Palmerston pour cuirasser les rochers de l’Angleterre, n’obtinrent un pareil succÃs. Le discours de sir Francis M… Ãtait dÃpassÃ, et de haut. Le docteur se montrait â¡ la fois sublime, grand, sobre et mesurÃ; il avait dit le mot de la situation:
´ Excelsior! ª
Le vieux commodore, complÃtement rallià ⡠cet homme Ãtrange, rÃclama l’insertion ´ intÃgrale ª du discours Fergusson dans the Proceedings of the Royal Geographical Society of London [Bulletins de la SociÃtà Royale GÃographique de Londres.].
Qu’Ãtait donc ce docteur, et â¡ quelle entreprise allait-il se dÃvouer?
Le pÃre du jeune Fergusson, un brave capitaine de la marine anglaise, avait associà son fils, dÃs son plus jeune âge, aux dangers et aux aventures de sa profession. Ce digne enfant, qui paraÃt n’avoir jamais connu la crainte, annonÃa promptement un esprit vif, une intelligence de chercheur, une propension remarquable vers les travaux scientifiques; il montrait, en outre, une adresse peu commune â¡ se tirer d’affaire; il ne fut jamais embarrassà de rien, pas mÃme de se servir de sa premiÃre fourchette, â¡ quoi les enfants rÃussissent si peu en gÃnÃral.
BientÃt son imagination s’enflamma â¡ la lecture des entreprises hardies, des explorations maritimes; il suivit avec passion les dÃcouvertes qui signalÃrent la premiÃre partie du XlXe siÃcle; il rÃva la gloire des Mungo-Park, des Bruce, des CailliÃ, des Levaillant, et mÃme un peu, je crois, celle de Selkirk, le Robinson CrusoÃ, qui ne lui paraissait pas infÃrieure. Que d’heures bien occupÃes il passa avec lui dans son Ãle de Juan Fernandez! Il approuva souvent les idÃes du matelot abandonnÃ; parfois il discuta ses plans et ses projets; il eËt fait autrement, mieux peut-Ãtre, tout aussi bien, â¡ coup sËr! Mais, chose certaine, il n’eËt jamais fui cette bienheureuse Ãle, oË il Ãtait heureux comme un roi sans sujets….; non, quand il se fËt agi de devenir premier lord de l’amirautÃ!
Je vous laisse â¡ penser si ces tendances se dÃveloppÃrent pendant sa jeunesse aventureuse jetÃe aux quatre coins du monde. Son pÃre, en homme instruit, ne manquait pas d’ailleurs de consolider cette vive intelligence par des Ãtudes sÃrieuses en hydrographie, en physique et en mÃcanique, avec une lÃgÃre teinture de botanique, de mÃdecine et d’astronomie.
A la mort du digne capitaine, Samuel Fergusson, âgà de vingt-deux ans, avait dÃjâ¡ fait son tour du monde; il s’enrÃla dans le corps des ingÃnieurs bengalais, et se distingua en plusieurs affaires; mais cette existence de soldat ne lui convenait pas; se souciant peu de commander, il n’aimait pas â¡ obÃir. Il donna sa dÃmission, et, moitià chassant, moitià herborisant, il remonta vers le nord de la pÃninsule indienne et la traversa de Calcutta â¡ Surate. Une simple promenade d’amateur.
De Surate, nous le voyons passer en Australie, et prendre part en 1845 â¡ l’expÃdition du capitaine Sturt, chargà de dÃcouvrir cette mer Caspienne que l’on suppose exister au centre de la Nouvelle-Hollande.
Samuel Fergusson revint en Angleterre vers 1830, et, plus que jamais possÃdà du dÃmon des dÃcouvertes, il accompagna jusquÃen 1853 le capitaine Mac Clure dans l’expÃdition qui contourna le continent amÃricain du dÃtroit de Behring au cap Farewel.
En dÃpit des fatigues de tous genres, et sous tous les climats, la constitution de Fergusson rÃsistait merveilleusement; il vivait â¡ son aise au milieu des plus complÃtes privations; c’Ãtait le type du parfait voyageur, dont l’estomac se resserre ou se dilate â¡ volontÃ, dont les jambes s’allongent ou se raccourcissent suivant la couche improvisÃe, qui s’endort â¡ toute heure du jour et se rÃveille â¡ toute heure de la nuit.
Rien de moins Ãtonnant, dÃs lors, que de retrouver notre infatigable voyageur visitant de 1855 â¡ 1857 tout l’ouest du Tibet en compagnie des frÃres Schlagintweit, et rapportant de cette exploration de curieuses observations d’ethnographie.
Pendant ces divers voyages, Samuel Fergusson fut le correspondant le plus actif et le plus intÃressant du Daily Telegraph, ce journal â¡ un penny, dont le tirage monte jusqu’â¡ cent quarante mille exemplaires par jour, et suffit â¡ peine â¡ plusieurs millions de lecteurs. Aussi le connaissait-on bien, ce docteur, quoiqu’il ne fËt membre d’aucune institution savante, ni des SociÃtÃs royales gÃographiques de Londres, de Paris, de Berlin, de Vienne ou de Saint-PÃtersbourg, ni du Club des Voyageurs, ni mÃme de Royal Polytechnic Institution, oË trÃnait son ami le statisticien Kokburn.
Ce savant lui proposa mÃme un jour de rÃsoudre le problÃme suivant, dans le but de lui Ãtre agrÃable: â¦tant donnà le nombre de milles parcourus par le docteur autour du monde, combien sa tÃte en a-t-elle fait de plus que ses pieds, par suite de la diffÃrence des rayons? Ou bien, Ãtant connu ce nombre de milles parcourus par les pieds et par la tÃte du docteur, calculer sa taille exacte â¡ une ligne prÃs?
Mais Fergusson se tenait toujours Ãloignà des corps savants, Ãtant de l’Ãglise militante et non bavardante; il trouvait le temps mieux employà ⡠chercher qu’â¡ discuter, â¡ dÃcouvrir qu’â¡ discourir.
On raconte qu’un Anglais vint un jour â¡ GenÃve avec l’intention de visiter le lac; on le fit monter dans l’une de ces vieilles voitures oË l’on s’asseyait de cÃtà comme dans les omnibus: or il advint que, par hasard, notre Anglais fut placà de maniÃre â¡ prÃsenter le dos au lac; la voiture accomplit paisiblement son voyage circulaire, sans qu’il songeât â¡ se retourner une seule fois, et il revint â¡ Londres, enchantà du lac de GenÃve.
Le docteur Fergusson s’Ãtait retournÃ, lui, et plus d’une fois pendant ses voyages, et si bien retournà qu’il avait beaucoup vu. En cela, d’ailleurs, il obÃissait â¡ sa nature, et nous avons de bonnes raisons de croire qu’il Ãtait un peu fataliste, mais d’un fatalisme trÃs orthodoxe, comptant sur lui, et mÃme sur la Providence; `il se disait poussà plutÃt qu’attirà dans ses voyages, et parcourait le monde, semblable â¡ une locomotive, qui ne se dirige pas, mais que la route dirige.
´ Je ne poursuis pas mon chemin, disait-il souvent, c’est mon chemin qui me poursuit. ª
On ne s’Ãtonnera donc pas du sang-froid avec lequel il accueillit les applaudissements de la SociÃtà Royale; il Ãtait au-dessus de ces misÃres, n’ayant pas d’orgueil et encore moins de vanitÃ; il trouvait toute simple la proposition qu’il avait adressÃe au prÃsident sir Francis M … et ne s’aperÃut mÃme pas de lÃeffet immense qu’elle produisit.
AprÃs la sÃance, le docteur fut conduit au Traveller’s club, dans Pall Mall; un superbe festin s’y trouvait dressà ⡠son intention; la dimension des piÃces servies fut en rapport avec l’importance du personnage, et l’esturgeon qui figura dans ce splendide repas n’avait pas trois pouces de moins en longueur que Samuel Fergusson lui-mÃme.
Des toasts nombreux furent portÃs avec les vins de France aux cÃlÃbres voyageurs qui s’Ãtaient illustrÃs sur la terre d’Afrique. On but â¡ leur santà ou â¡ leur mÃmoire, et par ordre alphabÃtique, ce qui est trÃs anglais: â¡ Abbadie, Adams, Adamson, Anderson, Arnaud, Baikie, Baldwin, Barth, Batouda, Beke, Beltrame, du Berba, Bimbachi, Bolognesi, Bolwik, Bolzoni, Bonnemain, Brisson, Browne, Bruce, Brun-Rollet, Burchell, Burckhardt, Burton, Caillaud, CailliÃ, Campbell, Chapman, Clapperton, Clot, Bey, Colomieu, Courval, Cumming, Cuny, Debono, Decken, Denham, Desavanchers, Dicksen, Dickson; Dochard, Duchaillu, Duncan, Durand, DuroulÃ, Duveyrier, Erhardt, d’Escayrac de Lauture, Ferret, Fresnel, Galinier, Galton, Geoffroy, Golberry, Hahn, Halm, Harnier, Hecquart, Heuglin, Hornemann, Houghton, Imbert, Kaufmann, Knoblecher, Krapf, Kummer, Lafargue, Laing, Lajaille, Lambert, Lamiral, LampriÃre, John Lander, Richard Lander, Lefebvre, Lejean, Levaillant, Livingstone, Maccarthie, Maggiar, Maizan, Malzac, Moffat, Mollien, Monteiro, Morrisson, Mungo-Park, Neimans, Overwev, Panet, Partarrieau, Pascal, Pearse, Peddie, Peney, Petherick, Poncet, Prax, Raffenel, Rath, Rebmann, Richardson, Riley, Ritchie, Rochet d’HÃricourt, Rongâwi, Roscher, Ruppel, Saugnier, Speke, Steidner, Thibaud, Thompson, Thornton, Toole, Tousny, Trotter, Tuckey, Tyrwitt, Vaudey, VeyssiÃre, Vincent, Vinco, Vogel, Wahlberg, Warington, Washington, Werne, Wild, et enfin au docteur Samuel Fergusson qui, par son incroyable tentative, devait relier les travaux de ces voyageurs et complÃter la sÃrie des dÃcouvertes africaines.
CHAPITRE II
Un article du Daily Telegraph.–Guerre de journaux savants.
Le lendemain, dans son numÃro du 16 janvier, le Daily Telegraph publiait un article ainsi conÃu:
´ L’Afrique va livrer enfin le secret de ses vastes solitudes; un Ã¥dipe moderne nous donnera le mot de cette Ãnigme que les savants de soixante siÃcles n’ont pu dÃchiffrer. Autrefois, rechercher les sources du Nil, fontes Nili quúrere, Ãtait regardà comme une tentative insensÃe, une irrÃalisable chimÃre. ª
´ Le docteur Barth, en suivant jusqu’au Soudan la route tracÃe par Denham et Clapperton; le docteur Livingstone, en multipliant ses intrÃpides investigations depuis le cap de Bonne-EspÃrance jusqu’au bassin du Zambezi; les capitaines Burton et Speke, par la dÃcouverte des Grands Lacs intÃrieurs, ont ouvert trois chemins â¡ la civilisation moderne; leur point d’intersection, oË nul voyageur n’a encore pu parvenir, est le cúur mÃme de l’Afrique. C’est lâ¡ que doivent tendre tous les efforts. ª
´ Or, les travaux de ces hardis pionniers de la science vont Ãtre renouÃs par l’audacieuse tentative du docteur Samuel Fergusson, dont nos lecteurs ont souvent apprÃcià les belles explorations. ª
´ Cet intrÃpide dÃcouvreur (discoverer) se propose de traverser en ballon toute l’Afrique de l’est â¡ l’ouest. Si nous sommes bien informÃs, le point de dÃpart de ce surprenant voyage serait l’Ãle de Zanzibar sur la cÃte orientale. Quant au point d’arrivÃe, â¡ la Providence seule il est rÃservà de le connaÃtre. ª
´ La proposition de cette exploration scientifique a Ãtà faite hier officiellement â¡ la SociÃtà Royale de GÃographie; une somme de deux mille cinq cents livres est votÃe pour subvenir aux frais de l’entreprise.
´ Nous tiendrons nos lecteurs au courant de cette tentative, qui est sans prÃcÃdents dans les fastes gÃographiques. ª
Comme on le pense, cet article eut un Ãnorme retentissement; il souleva d’abord les tempÃtes de l’incrÃdulitÃ, le docteur Fergusson passa pour un Ãtre purement chimÃrique, de l’invention de M. Barnum, qui, aprÃs avoir travaillà aux â¦tats-Unis, s’apprÃtait ⡠´ faire ª les Iles Britanniques.
Une rÃponse plaisante parut â¡ GenÃve dans le numÃro de fÃvrier des ´ Bulletins de la SociÃtà GÃographique ª, elle raillait spirituellement la SociÃtà Royale de Londres, le Traveller’s club et l’esturgeon phÃnomÃnal.
Mais M. Petermann, dans ses ´ Mittheilungen, ª publiÃs â¡ Gotha, rÃduisit au silence le plus absolu le journal de GenÃve. M. Petermann connaissait personnellement le docteur Fergusson, et se rendait garant de l’intrÃpidità de son audacieux ami
BientÃt d’ailleurs le doute ne fut plus possible; les prÃparatifs du voyage se faisaient â¡ Londres; les fabriques de Lyon avaient reÃu une commande importante de taffetas pour la construction de l’aÃrostat; enfin le gouvernement britannique mettait â¡ la disposition du docteur le transport le Resolute, capitaine Pennet
AussitÃt mille encouragements se firent jour, mille fÃlicitations ÃclatÃrent. Les dÃtails de lÃentreprise parurent tout au long dans les Bulletins de la SociÃtà GÃographique de Paris; un article remarquable fut imprimà dans les ´ Nouvelles Annales des voyages, de la gÃographie, de l’histoire et de l’archÃologie de M. V.-A. Malte-Brun ª; un travail minutieux publià dans ´ Zeitschrift f¸r Allgemeine Erdkunde, ª par le docteur W. Koner, dÃmontra victorieusement la possibilità du voyage, ses chances de succÃs, la nature des obstacles, les immenses avantages du mode de locomotion par la voie aÃrienne; il blâma seulement le point de dÃpart; il indiquait plutÃt Masuah, petit port de l’Abyssinie, dÃoË James Bruce, en 1768, s’Ãtait Ãlancà ⡠la recherche des sources du Nil. D’ailleurs il admirait sans rÃserve cet esprit Ãnergique du docteur Fergusson, et ce cúur couvert d’un triple airain qui concevait et tentait un pareil voyage.
Le ´ North American Review ª ne vit pas sans dÃplaisir une telle gloire rÃservÃe â¡ l’Angleterre; il tourna la proposition du docteur en plaisanterie, et l’engagea â¡ pousser jusqu’en AmÃrique, pendant qu’il serait en si bon chemin.
Bref, sans compter les journaux du monde entier, il n’y eut pas de recueil scientifique, depuis le â´ Journal des Missions ÃvangÃliques ª jusqu’â¡ la ´ Revue algÃrienne et coloniale, ª depuis les ´ Annales de la propagation de la foi ª jusqu’au ´ Church missionnary intelligencer, ª qui ne relatât le fait sous toutes ses formes.
Des paris considÃrables s’Ãtablirent â¡ Londres et dans l’Angleterre, 1â sur l’existence rÃelle ou supposÃe du docteur Fergusson; 2â sur le voyage lui-mÃme, qui ne serait pas tentà suivant les uns, qui serait entrepris suivant les autres; 3â sur la question de savoir s’il rÃussirait ou s’il ne rÃussirait pas; 4â sur les probabilitÃs ou les improbabilitÃs du retour du docteur Fergusson On engagea des sommes Ãnormes au livre des paris, comme s’il se fËt agi des courses d’Epsom.
Ainsi donc, croyants, incrÃdules, ignorants et savants, tous eurent les yeux fixÃs sur le docteur; il devint le lion du jour sans se douter qu’il portât une criniÃre. Il donna volontiers des renseignements prÃcis sur son expÃdition. Il fut aisÃment abordable et l’homme le plus naturel du monde. Plus d’un aventurier hardi se prÃsenta, qui voulait partager la gloire et les dangers de sa tentative; mais il refusa sans donner de raisons de son refus.
De nombreux inventeurs de mÃcanismes applicables â¡ la direction des ballons vinrent lui proposer leur systÃme. Il n’en voulut accepter aucun. A qui lui demanda s’il avait dÃcouvert quelque chose â¡ cet Ãgard, il refusa constamment de s’expliquer, et s’occupa plus activement que jamais des prÃparatifs de son voyage.
CHAPITRE III
L’ami du docteur.–D’oË datait leur amitiÃ.–Dick Kennedy â¡ Londres.–Proposition inattendue, mais point rassurante.–Proverbe peu consolant.–Quelques mots du martyrologe africain–Avantages d’un aÃrostat.–Le secret du docteur Fergusson.
Le docteur Fergusson avait un ami. Non pas un autre lui-mÃme, un alter ego; l’amitià ne saurait exister entre deux Ãtres parfaitement identiques.
Mais s’ils possÃdaient des qualitÃs, des aptitudes, un tempÃrament distincts, Dick Kennedy et Samuel Fergusson vivaient d’un seul et mÃme cúur, et cela ne les gÃnait pas trop. Au contraire.
Ce Dick Kennedy Ãtait un â¦cossais dans toute l’acception du mot, ouvert, rÃsolu, entÃtÃ. Il habitait la petite ville de Leith, prÃs d’â¦dimbourg, une vÃritable banlieue de la ´ Vieille EnfumÃe ª [Sobriquet d’â¦dimbourg, Auld Reekie,]. C’Ãtait quelquefois un pÃcheur, mais partout et toujours un chasseur dÃterminÃ: rien de moins Ãtonnant de la part d’un enfant de la CalÃdonie, quelque peu coureur des montagnes des Highlands On le citait comme un merveilleux tireur â¡ la carabine; non seulement il tranchait des balles sur une lame de couteau, mais il les coupait en deux moitiÃs si Ãgales, qu’en les pesant ensuite on ne pouvait y trouver de diffÃrence apprÃciable.
La physionomie de Kennedy rappelait beaucoup celle de Halbert Glendinning, telle que l’a peinte Walter Scott dans ´ le MonastÃre ª; sa taille dÃpassait six pieds anglais [Environ cinq pieds huit pouces.]; plein de grâce et d’aisance, il paraissait douà d’une force herculÃenne; une figure fortement hâlÃe par le soleil, des yeux vifs et noirs, une hardiesse naturelle trÃs dÃcidÃe, enfin quelque chose de bon et de solide dans toute sa personne prÃvenait en faveur de l’â¦cossais.
La connaissance des deux amis se fit dans l’Inde, â¡ l’Ãpoque oË tous deux appartenaient au mÃme rÃgiment; pendant que Dick chassait au tigre et â¡ l’ÃlÃphant, Samuel chassait â¡ la plante et â¡ l’insecte; chacun pouvait se dire adroit dans sa partie, et plus d’une plante rare devint la proie du docteur, qui valut â¡ conquÃrir autant qu’une paire de dÃfenses en ivoire.
Ces deux jeunes gens n’eurent jamais l’occasion de se sauver la vie, ni de se rendre un service quelconque. De lâ¡ une amitià inaltÃrable. La destinÃe les Ãloigna parfois, mais la sympathie les rÃunit toujours.
Depuis leur rentrÃe en Angleterre, ils furent souvent sÃparÃs par les lointaines expÃditions du docteur; mais, de retour, celui-ci ne manqua, jamais d’aller, non pas demander, mais donner quelques semaines de lui-mÃme â¡ son ami l’â¦cossais.
Dick causait du passÃ, Samuel prÃparait l’avenir: l’un regardait en avant, lÃautre en arriÃre. De lâ¡ un esprit inquiet, celui de Fergusson, une placidità parfaite, celle de Kennedy.
AprÃs son voyage au Tibet, le docteur resta prÃs de deux ans sans parler d’explorations nouvelles; Dick supposa que ses instincts de voyage, ses appÃtits d’aventures se calmaient Il en fut ravi Cela, pensait-il, devait finir mal un jour ou l’autre; quelque habitude que l’on ait des hommes, on ne voyage pas impunÃment au milieu des anthropophages et des bÃtes fÃroces; Kennedy engageait donc Samuel â¡ enrayer, ayant assez fait d’ailleurs pour la science, et trop pour la gratitude humaine.
A cela, le docteur se contentait de ne rien rÃpondre; il demeurait pensif, puis il se livrait â¡ de secrets calculs, passant ses nuits dans des travaux de chiffres, expÃrimentant mÃme des engins singuliers dont personne ne pouvait se rendre compte. On sentait qu’une grande pensÃe fermentait dans son cerveau.
´ Qu’a-t-il pu ruminer ainsi?ª se demanda Kennedy, quand son ami l’eut quittà pour retourner â¡ Londres, au mois de janvier.
Il l’apprit un matin par l’article du Daily Telegraph.
´ MisÃricorde! s’Ãcria-t-il. Le fou! l’insensà traverser l’Afrique en ballon! Il ne manquait plus que cela! Voilâ¡ donc ce qu’il mÃditait depuis deux ans! ª
A la place de tous ces points d’exclamation, mettez des coups de poing solidement appliquÃs sur la tÃte, et vous aurez une idÃe de l’exercice auquel se livrait le brave Dick en parlant ainsi.
Lorsque sa femme de confiance, la vieille Elspeth, voulut insinuer que ce pourrait bien Ãtre une mystification:
´ Allons donc! rÃpondit-il, est-ce que je ne reconnais pas mon homme?
Est-ce que ce n’est pas de lui? Voyager â¡ travers les airs! Le voilâ¡ jaloux des aigles maintenant! Non, certes, cela ne sera pas! je saurai bien l’empÃcher! Eh! si on le laissait faire, il partirait un beau jour pour la lune! ª
Le soir mÃme, Kennedy, moitià inquiet, moitià exaspÃrÃ, prenait le chemin de fer â¡ General Railway station, et le lendemain il arrivait â¡ Londres.
Trois quarts d’heure aprÃs un cab le dÃposait â¡ la petite maison du docteur, Soho square, Greek street; il en franchit le perron, et s’annonÃa en frappant â¡ la porte cinq coups solidement appuyÃs.
Fergusson lui ouvrit en personne.
´ Dick? fit-il sans trop d`Ãtonnement.
–Dick lui-mÃme, riposta Kennedy.
–Comment, mon cher Dick, toi â¡ Londres, pendant les chasses d’hiver?
–Moi, â¡ Londres.
–Et qu’y viens-tu faire?
–EmpÃcher une folie sans nom!
–Une folie? dit le docteur.
–Est-ce vrai ce que raconte ce journal, rÃpondit Kennedy en tendant le numÃro du Daily Telegraph.
–Ah! c’est de cela que tu parles! Ces journaux sont bien indiscrets! Mais asseois-toi donc, mon cher Dick.
–Je ne m’asseoirai pas. Tu as parfaitement l’intention d’entreprendre ce voyage?
–Parfaitement; mes prÃparatifs vont bon train, et je…
–OË sont-ils que je les mette en piÃces, tes prÃparatifs? OË sont-ils que jÃen fasse des morceaux ª
Le digne â¦cossais se mettait trÃs sÃrieusement en colÃre.
´ Du calme, mon cher Dick reprit le docteur. Je conÃois ton irritation.
Tu m’en veux de ce que je ne t’ai pas encore appris mes nouveaux projets.
–Il appelle cela de nouveaux projets!
–J’ai Ãtà fort occupÃ, reprit Samuel sans admettre l’interruption, j’ai eu fort â¡ faire! Mais sois tranquille, je ne serais pas parti sans t’Ãcrire
–Eh! je me moque bien.
–Parce que j’ai l’intention de t’emmener avec moi. ª
L’â¦cossais fit un bond qu’un chamois n’eËt pas dÃsavouÃ.
´ Ah ca! dit-il, tu veux donc que l’on nous renferme tous les deux â¡ lÃhÃpital de Betlehem! [HÃpital de fous â¡ Londres.]
–J’ai positivement comptà sur toi, mon cher Dick, et je t’ai choisi â¡ lÃexclusion de bien d’autres. ª
Kennedy demeurait en pleine stupÃfaction.
´ Quand tu m’auras Ãcoutà pendant dix minutes, rÃpondit tranquillement le docteur, tu me remercieras
–Tu parles sÃrieusement?
–TrÃs sÃrieusement.
–Et si je refuse de tÃaccompagner?
–Tu ne refuseras pas.
–Mais enfin, si je refuse?
–Je partirai seul.
–Asseyons-nous, dit le chasseur, et parlons sans passion. Du moment que tu ne plaisantes pas, cela vaut la peine que l’on discute.
–Discutons en dÃjeunant, si tu n’y vois pas d’obstacle, mon cher Dick. ª
Les deux amis se placÃrent l’un en face de l’autre devant une petite table, entre une pile de sandwichs et une thÃiÃre Ãnorme
´ Mon cher Samuel, dit le chasseur, ton projet est insensÃ! il est impossible! il ne ressemble â¡ rien de sÃrieux ni de praticable!
–C’est ce que nous verrons bien aprÃs avoir essayÃ.
–Mais ce que prÃcisÃment il ne faut pas faire, c’est d’essayer.
–Pourquoi cela, s’il te plaÃt?
–Et les dangers, et les obstacles de toute nature!
–Les obstacles, rÃpondit sÃrieusement Fergusson, sont inventÃs pour Ãtre vaincus; quant aux dangers, qui peut se flatter de les fuir? Tout est danger dans la vie; il peut Ãtre trÃs dangereux de s’asseoir devant sa table ou de mettre son chapeau sur sa tÃte; il faut d’ailleurs considÃrer ce qui doit arriver comme arrivà dÃjâ¡, et ne voir que le prÃsent dans l’avenir, car l’avenir n’est qu’un prÃsent un peu plus ÃloignÃ.
–Que cela! fit Kennedy en levant les Ãpaules. Tu es toujours fataliste!
–Toujours, mais dans le bon sens du mot. Ne nous prÃoccupons donc pas de ce que le sort nous rÃserve et n’oublions jamais notre bon proverbe d’Angleterre:
´ L’homme nà pour Ãtre pendu ne sera jamais noyÃ! ª
Il n’y avait rien â¡ rÃpondre, ce qui n’empÃcha pas Kennedy de reprendre une sÃrie d’arguments faciles â¡ imaginer, mais trop longs â¡ rapporter ici
´ Mais enfin, dit-il aprÃs une heure de discussion, si tu veux absolument traverser l’Afrique, si cela est nÃcessaire â¡ ton bonheur, pourquoi ne pas prendre les routes ordinaires?
–Pourquoi? rÃpondit le docteur en s’animant; parce que jusqu’ici toutes les tentatives ont ÃchouÃ! Parce que depuis Mungo-Park assassinà sur le Niger jusqu’â¡ Yogel disparu dans le WadaÃ, depuis Oudney mort â¡ Murmur, Clapperton mort â¡ Sackatou, jusqu’au FranÃais Maizan coupà en morceaux, depuis le major Laing tuà par les Touaregs jusqu’â¡ Roscher de Hambourg massacrà au commencement de 1860, de nombreuses victimes ont Ãtà inscrites au martyrologe africain! Parce que lutter contre les ÃlÃments, contre la faim, la soif, la fiÃvre, contre les animaux fÃroces et contre des peuplades plus fÃroces encore, est impossible! Parce que ce qui ne peut Ãtre fait d’une faÃon doit Ãtre entrepris d’une autre! Enfin parce que, lâ¡ oË l’on ne peut passer au milieu, il faut passer â¡ cÃtà ou passer dessus!
–S’il ne s’agissait que de passer dessus! rÃpliqua Kennedy; mais passer par-dessus!
–Eh bien, reprit le docteur avec le plus grand sang-froid du monde, qu’ai-je â¡ redouter! Tu admettras bien que j’ai pris mes prÃcautions de maniÃre â¡ ne pas craindre une chute de mon ballon; si donc il vient â¡ me faire dÃfaut, je me retrouverai sur terre dans les conditions normales des explorateurs; mais mon ballon ne me manquera pas, il n’y faut pas compter.
—Il faut y compter, au contraire.
–Non pas, mon cher Dick. J’entends bien ne pas m’en sÃparer avant mon arrivÃe â¡ la cÃte occidentale d’Afrique. Avec lui, tout est possible; sans lui, je retombe dans les dangers et les obstacles naturels d’une pareille expÃdition; avec lui, ni la chaleur, ni les torrents, ni les tempÃtes, ni le simoun, ni les climats insalubres, ni les animaux sauvages, ni les hommes ne sont â¡ craindre! Si j’ai trop chaud, je monte, si j’ai froid, je descends; une montagne, je la dÃpasse; un prÃcipice, je le franchis; un fleuve, je le traverse; un orage, je le domine; un torrent, je le rase comme un oiseau! Je marche sans fatigue, je m’arrÃte sans avoir besoin de repos! Je plane sur les citÃs nouvelles! Je vole avec la rapidità de l’ouragan tantÃt au plus haut des airs, tantÃt â¡ cent pieds du sol, et la carte africaine se dÃroule sous mes yeux dans le grand atlas du monde! ª
Le brave Kennedy commenÃait â¡ se sentir Ãmu, et cependant le spectacle Ãvoquà devant ses yeux lui donnait le vertige. Il contemplait Samuel avec admiration, mais avec crainte aussi; il se sentait dÃjâ¡ balancà dans l’espace.
´ Voyons, fit-il, voyons un peu, mon cher Samuel, tu as donc trouvà le moyen de diriger les ballons?
–Pas le moins du monde. C’est une utopie.
–Mais alors tu iras
–OË voudra la Providence; mais cependant de l’est â¡ l’ouest.
–Pourquoi cela?
–Parce que je compte me servir des vents alizÃs, dont la direction est constante.
–Oh! vraiment! fit Kennedy en rÃflÃchissant: les vents alizÃs…. certainement… on peut â¡ la rigueur… il y a quelque chose…
–S’il y a quelque chose! non, mon brave ami, il y a tout. Le gouvernement anglais a mis un transport â¡ ma disposition; il a Ãtà convenu Ãgalement que trois ou quatre navires iraient croiser sur la cÃte occidentale vers l’Ãpoque prÃsumÃe de mon arrivÃe. Dans trois mois au plus, je serai â¡ Zanzibar, oË j’opÃrerai le gonflement de mon ballon, et de lâ¡ nous nous Ãlancerons
–Nous! fit Dick.
–Aurais-tu encore l’apparence d’une objection â¡ me faire? Parle, ami Kennedy.
–Une objection! j’en aurais mille; mais, entre autres, dis-moi: si tu comptes voir le pays, si tu comptes monter et descendre â¡ ta volontÃ, tu ne le pourras faire sans perdre ton gaz; il n’y a pas eu jusqu’ici d’autres moyens de procÃder, et c’est ce qui a toujours empÃchà les longues pÃrÃgrinations dans l’atmosphÃre.
–Mon cher Dick, je ne te dirai qu’une seule chose: je ne perdrai pas un atome de gaz, pas une molÃcule.
–Et tu descendras â¡ volontÃ
–Je descendrai â¡ volontÃ.
–Et comment feras-tu?
–Ceci est mon secret, ami Dick. Aie confiance, et que ma devise soit la tienne: ´ Excelcior! ª
–Va pour ´ Excelsior! ª rÃpondit le chasseur, qui ne savait pas un mot de latin.
Mais il Ãtait bien dÃcidà ⡠s’opposer, par tous les moyens possibles, au dÃpart de son ami Il fit donc mine d’Ãtre de son avis et se contenta d’observer. Quant â¡ Samuel, il alla surveiller ses apprÃts.
CHAPITRE IV
Explorations africaines.
La ligne aÃrienne que le docteur Fergusson comptait suivre n’avait pas Ãtà choisie au hasard; son point de dÃpart fut sÃrieusement ÃtudiÃ, et ce ne fut pas sans raison qu’il rÃsolut de s’Ãlever de l’Ãle de Zanzibar. Cette Ãle, situÃe prÃs de la cÃte orientale d’Afrique, se trouve par 6â de latitude australe, cÃest-â¡-dire â¡ quatre cent trente milles gÃographiques au-dessous de l’Ãquateur.
De cette Ãle venait de partir la derniÃre expÃdition envoyÃe par les Grands Lacs â¡ la dÃcouverte des sources du Nil.
Mais il est bon dÃindiquer quelles explorations le docteur Fergusson espÃrait rattacher entre elles. Il y en a deux principales: celle du docteur Barth en 1849, celle des lieutenants Bnrton et Speke en 1858.
Le docteur Barth est un Hambourgeois qui obtint pour son compatriote Overweg et pour lui la permission de se joindre â¡ l’expÃdition de l’Anglais Richardson; celui-ci Ãtait chargà d’une mission dans le Soudan.
Ce vaste pays est situà entre 15â et 10â de latitude nord, c’est-â¡-dire que, pour y parvenir, il faut s’avancer de plus de quinze cent milles [Six cent vingt-cinq lieues.] dans l’intÃrieur de l’Afrique.
Jusque-lâ¡, cette contrÃe n’Ãtait connue que par le voyage de Denham, de Clapperton et d’Ouduey, de 1822 â¡ 1824. Richardson, Barth et Overweg, jaloux de pousser plus loin leurs investigations, arrivent â¡ Tunis et â¡ Tripoli, comme leurs devanciers, et parviennent â¡ Mourzouk, capitale du Fezzan.
Ils abandonnent alors la ligne perpendiculaire et font un crochet dans l’ouest vers Ghât, guidÃs, non sans difficultÃs, par les Touaregs. AprÃs mille scÃnes de pillage, de vexations, d’attaques â¡ main armÃe, leur caravane arrive en octobre dans le vaste oasis de l’Asben. Le docteur Barth se dÃtache de ses compagnons, fait une excursion â¡ la ville d’AgbadÃs, et rejoint l’expÃdition, qui se remet en marche le 12 dÃcembre. Elle arrive dans la province du Damerghou; lâ¡, les trois voyageurs se sÃparent, et Barth prend la route de Kano, oË il parvient â¡ force de patience et en payant des tributs considÃrables.
Malgrà une fiÃvre intense, il quitte cette ville le 7 mars, suivi d’un seul domestique. Le principal but de son voyage est de reconnaÃtre le lac Tchad, dont il est encore sÃparà par trois cent cinquante milles. Il sÃavance donc vers l’est et atteint la ville de Zouricolo, dans le Bornou, qui est le noyau du grand empire central de l’Afrique. Lâ¡ il apprend la mort de Richardson, tuà par la fatigue et les privations. Il arrive â¡ Kouka, capitale du Bornou, sur les bords du lac. Enfin, au bout de trois semaines, le 14 avril, douze mois et demi aprÃs avoir quittà Tripoli, il atteint la ville de Ngornou.
Nous le retrouvons partant le 29 mars 1851, avec Overweg, pour visiter le royaume d’Adamaoua, au sud du lac; il parvient jusqu’â¡ la ville d’Yola, un peu au-dessous du 9â degrà de latitude nord. C’est la limite extrÃme atteinte au sud par ce hardi voyageur.
Il revient au mois d’aoËt â¡ Kouka, de lâ¡ parcourt successivement le Mandara, le Barghimi, le Kanem, et atteint comme limite extrÃme dans l’est la ville de Masena, situÃe par 17â 20′ de longitude ouest [Il s’agit du mÃridien anglais, qui passe par l’observatoire de Greenwich.].
Le 25 novembre 1852, aprÃs la mort d’Overweg, son dernier compagnon, il s’enfonce dans l’ouest, visite Sockoto, traverse le Niger, et arrive enfin â¡ Tombouctou, oh il doit languir huit longs mois, au milieu des vexations du cheik, des mauvais traitements et de la misÃre. Mais la prÃsence d’un chrÃtien dans la ville ne peut Ãtre plus longtemps tolÃrÃe; les Foullannes menacent de l’assiÃger. Le docteur la quitte donc le 17 mars 1854, se rÃfugie sur la frontiÃre, oË il demeure trente trois jours dans le dÃnËment le plus complet, revient â¡ Kano en novembre, rentre â¡ Kouka, d’oË il reprend la route de Denham, aprÃs quatre mois d’attente; il revoit Tripoli vers la fin d’aoËt 1855, et rentre â¡ Londres le 6 septembre, seul de ses compagnons.
Voilâ¡ ce que fut ce hardi voyage de Barth.
Le docteur Fergusson nota soigneusement qu’il s’Ãtait arrÃtà ⡠4â de latitude nord et â¡ 17â de longitude ouest.
Voyons maintenant ce que firent les lieutenants Burton et Speke dans l’Afrique orientale.
Les diverses expÃditions qui remontÃrent le Nil ne purent jamais parvenir aux sources mystÃrieuses de ce fleuve. D’aprÃs la relation du mÃdecin allemand Ferdinand Werne, l’expÃdition tentÃe en 1840, sous les auspices de Mehemet-Ali, s’arrÃta â¡ Gondokoro, entre les 4â et 5â parallÃles nord.
En 1855, Brun-Rollet, un Savoisien, nommà consul de Sardaigne dans le Soudan oriental, en remplacement de Vaudey, mort â¡ la peine, partit de Karthoum, et sous le nom de marchand Yacoub, trafiquant de gomme et d’ivoire, il parvint â¡ Belenia, au-delâ¡ du 4e degrÃ, et retourna malade â¡ Karthoum, oË il mourut en 1837.
Ni le docteur Peney, chef du service mÃdical Ãgyptien, qui sur un petit steamer atteignit un degrà au-dessous de Gondokoro, et revint mourir d’Ãpuisement â¡ Karthoum,–ni le Venitien Miani, qui, contournant les cataractes situÃes au-dessous de Gondokoro, atteignit le 2e parallÃle,–ni le nÃgociant maltais Andrea Debono, qui poussa plus loin encore son excursion sur le Nil–ne purent franchir l’infranchissable limite.
En 1859, M. Guillaume Lejean, chargà d’une mission par le gouvernement franÃais, se rendit â¡ Karthoum par la mer Rouge, s’embarqua sur le Nil avec vingt et un hommes d’Ãquipage et vingt soldats; mais il ne put dÃpasser Gondokoro, et courut les plus grands dangers au milieu des nÃgres en pleine rÃvolte. L’expÃdition dirigÃe par M. d’Escayrac de Lauture tenta Ãgalement d’arriver aux fameuses sources.
Mais ce terme fatal arrÃta toujours les voyageurs; les envoyÃs de NÃron avaient atteint autrefois le 9e degrà de latitude; on ne gagna donc en dix huit siÃcles que 5 ou 6 degrÃs, soit de trois cents â¡ trois cent soixante milles gÃographiques.
Plusieurs voyageurs tentÃrent de parvenir aux sources du Nil, en prenant un point de dÃpart sur la cÃte orientale de l’Afrique.
De 1768 â¡ 1772, l’â¦cossais Bruce partit de Masuah, port de lÃAbyssinie, parcourut le TigrÃ, visita les ruines d’Axum, vit les sources du Nil oË elles n’Ãtaient pas, et n’obtint aucun rÃsultat sÃrieux.
En 1844, le docteur Krapf, missionnaire anglican, fondait un Ãtablissement â¡ Monbaz sur la cÃte de Zanguebar, et dÃcouvrait, en compagnie du rÃvÃrend Rebmann, deux montagnes â¡ trois cents milles de la cÃte; ce sont les monts Kilimandjaro et Kenia, que MM. de Heuglin et Thornton viennent de gravir en partie.
En 1845, le FranÃais Maizan dÃbarquait seul â¡ Bagamayo, en face de Zanzibar, et parvenait â¡ Deje-la-Mhora, oË le chef le faisait pÃrir dans de cruels supplices.
En 1859, au mois d’aoËt, le jeune voyageur Roscher, de Hambourg parti avec une caravane de marchands arabes, atteignait le lac Nyassa, oË il fut assassinà pendant son sommeil.
Enfin, en 1857, les lieutenants Burton et Speke, tous deux officiers â¡ l’armÃe du Bengale, furent envoyÃs par la SociÃtà de GÃographie de Lon-dres pour explorer les Grands Lacs africains; le 17 juin ils quittÃrent Zanzibar et s’enfoncÃrent directement dans l’ouest.
AprÃs quatre mois de souffrances inouÃes, leurs bagages pillÃs, leurs porteurs assommÃs, ils arrivÃrent â¡ Kazeh, centre de rÃunion des trafiquants et des caravanes; ils Ãtaient en pleine terre de la Lune; lâ¡ ils recueillirent des documents prÃcieux sur les múurs, le gouvernement, la religion, la faune et la flore du pays; puis ils se dirigÃrent vers le premier des Grands Lacs, le Tanganayika situà entre 3â et 8â de latitude australe; ils y parvinrent le 14 fÃvrier 1858, et visitÃrent les diverses peuplades des rives, pour la plupart cannibales.
Ils repartirent le 26 mai, et rentrÃrent â¡ Kazeh le 20 juin. Lâ¡, Burton Ãpuisà resta plusieurs mois malade; pendant ce temps, Speke fit au nord une pointe de plus de trois cents milles, jusqu’au lac OukÃroouÃ, qu’il aperÃut le 3 aoËt; mais il n’en put voir que l’ouverture par 2â 30′ de latitude.
Il Ãtait de retour â¡ Kazeh le 25 aoËt, et reprenait avec Burton le chemin de Zanzibar, qu’ils revirent au mois de mars de l’annÃe suivante. Ces deux hardis explorateurs revinrent alors en Angleterre, et la SociÃtà de GÃographie de Paris leur dÃcerna son prix annuel.
Le docteur Fergusson remarqua avec soin qu’ils n’avaient franchi ni le 2e degrà de latitude australe, ni le 29e degrà de longitude est.
Il s’agissait donc de rÃunir les explorations de Burton et Speke â¡ celles du docteur Barth; c’Ãtait s’engager â¡ franchir une Ãtendue de pays de plus de douze degrÃs.
CHAPITRE V
RÃves de Kennedy.–Articles et pronoms au pluriel.–Insinuations de Dick.–Promenade sur la carte dÃAfrique–Ce qui reste entre les deux pointes du compas.–ExpÃditions actuelles.–Speke et Grant.–Krapf, de Decken, de Heuglin.
Le docteur Fergusson pressait activement les prÃparatifs de son dÃpart; il dirigeait lui-mÃme la construction de son aÃrostat, suivant certaines modifications sur lesquelles il gardait un silence absolu.
Depuis longtemps dÃjâ¡, il s’Ãtait appliquà ⡠l’Ãtude de la langue arabe et de divers idiomes mandingues; grâce â¡ ses dispositions de polyglotte, il fit de rapides progrÃs.
En attendant, son ami le chasseur ne le quittait pas d’une semelle; il craignait sans doute que le docteur ne prÃt son vol sans rien dire; il lui tenait encore â¡ ce sujet les discours les plus persuasifs, qui ne persuadaient pas Samuel Fergusson, et s’Ãchappait en supplications pathÃtiques, dont celui-ci se montrait peu touchà Dick le sentait glisser entre ses doigts.
Le pauvre â¦cossais Ãtait rÃellement â¡ plaindre; il ne considÃrait plus la voËte azurÃe sans de sombres terreurs; il Ãprouvait, en dormant, des balancements vertigineux, et chaque nuit il se sentait choir d’incommensurables hauteurs.
Nous devons ajouter que, pendant ces terribles cauchemars, il tomba de son lit une fois ou deux. Son premier soin fut de montrer â¡ Fergusson une forte contusion qu’il se fit â¡ la tÃte.
´ Et pourtant, ajouta-t-il avec bonhomie, trois pieds de hauteur! pas plus! et une bosse pareille! Juge donc! ª
Cette insinuation, pleine de mÃlancolie, n’ÃmËt pas le docteur.
´ Nous ne tomberons pas, fit-il.
–Mais enfin, si nous tombons?
–Nous ne tomberons pas. ª
Ce fut net, et Kennedy n’eut rien â¡ rÃpondre.
Ce qui exaspÃrait particuliÃrement Dick, c’est que le docteur semblait faire une abnÃgation parfaite de sa personnalitÃ, â¡ lui Kennedy; il le considÃrait comme irrÃvocablement destinà ⡠devenir son compagnon aÃrien. Cela n’Ãtait plus l’objet d’un doute Samuel faisait un intolÃrable abus du pronom pluriel de la premiÃre personne.
´ Nous ª avanÃons…, ´ nous ª serons prÃts le…, ´ nous ª partirons le…
Et de l’adjectif possessif au singulier:
´ Notre ª ballon…, ´ notre ª nacelle…, ´ notre ª exploration…
Et du pluriel donc!
´ Nos ª prÃparatifs…, ´ nos ª dÃcouvertes .., ´ nos ª ascensions…
Dick en frissonnait, quoique dÃcidà ⡠ne point partir; mais il ne voulait pas trop contrarier son ami. Avouons mÃme que, sans s’en rendre bien compte, il avait fait venir tout doucement d’â¦dimbourg quelques vÃtements assortis et ses meilleurs fusils de chasse.
Un jour, aprÃs avoir reconnu qu’avec un bonheur insolent, on pouvait avoir une chance sur mille de rÃussir, il feignit de se rendre aux dÃsirs du docteur; mais, pour reculer le voyage, il entama la sÃrie des Ãchappatoires les plus variÃes. Il se rejeta sur l’utilità de l’expÃdition et sur son opportunitÃ. Cette dÃcouverte des sources du Nil Ãtait-elle vraiment nÃcessaire?… Aurait-on rÃellement travaillà pour le bonheur de l’humanitÃ?… Quand, au bout du compte, les peuplades de l’Afrique seraient civilisÃes, en seraient-elles plus heureuses?… â¦tait-on certain, d’ailleurs, que la civilisation ne fËt pas plutÃt lâ¡ qu’en Europe–Peut-Ãtre.– Et d’abord ne pouvait-on attendre encore?… La traversÃe de l’Afrique serait certainement faite un jour, et d’une faÃon moins hasardeuse… Dans un mois, dans dix mois, avant un an, quelque explorateur arriverait sans doute…
Ces insinuations produisaient un effet tout contraire â¡ leur but, et le docteur frÃmissait d’impatience.
´ Veux-tu donc, malheureux Dick, veux-tu donc, faux ami, que cette gloire profite â¡ un autre? Faut-il donc mentir â¡ mon passÃ? reculer devant des obstacles qui ne sont pas sÃrieux? reconnaÃtre par de lâches hÃsitations ce qu’ont fait pour moi, et le gouvernement anglais, et la SociÃtà Royale de Londres?
–Mais…, reprit Kennedy, qui avait une grande habitude de cette conjonction.
–Mais, fit le docteur, ne sais-tu pas que mon voyage doit concourir au succÃs des entreprises actuelles Ignores-tu que de nouveaux explorateurs s’avancent vers le centre de l’Afrique
–Cependant…
–â¦coute-moi bien, Dick, et jette les yeux sur cette carte. ª
Dick les jeta avec rÃsignation.
´ Remonte le cours du Nil, dit Fergusson.
–Je le remonte, dit docilement l’â¦cossais.
–Arrive â¡ Gondokoro.
–J’y suis. ª
Et Kennedy songeait combien Ãtait facile un pareil voyage… sur la carte.
´ Prends une des pointes de ce compas, reprit le docteur, et appuie-la sur cette ville que les plus hardis ont â¡ peine dÃpassÃe.
–J’appuie.
–Et maintenant cherche sur la cÃte l’Ãle de Zanzibar, par 6â de latitude sud.
–Je la tiens.
–Suis maintenant ce parallÃle et arrive â¡ Kazeh.
–C’est fait.
–Remonte par le 33e degrà de longitude jusqu’â¡ l’ouverture du lac OukÃrÃouÃ, â¡ l’endroit oË s’arrÃta le lieutenant Speke.
–M’y voici! Un peu plus, je tombais dans le lac.
–Eh bien! sais-tu ce qu’on a le droit de supposer d’aprÃs les renseignements donnÃs par les peuplades riveraines?
–Je ne m’en doute pas.
–C’est que ce lac, dont l’extrÃmità infÃrieure est par 2â 30′ de latitude, doit s’Ãtendre Ãgalement de deux degrÃs et demi au-dessus de l’Ãquateur.
–Vraiment!
–Or, de cette extrÃmità septentrionale s’Ãchappe un cours d’eau qui doit nÃcessairement rejoindre le Nil, si ce n’est le Nil lui-mÃme.
–Voilâ¡ qui est curieux.
–Or, appuie la seconde pointe de ton compas sur cette extrÃmità du lac OukÃrÃouÃ.
–C’est fait, ami Fergusson
–Combien comptes-tu de degrÃs entre les deux pointes?
–A peine deux.
–Et sais-tu ce que cela fait, Dick?
–Pas le moins du monde.
–Cela fait â¡ peine cent vingt milles [Cinquante lieues], c’est-â¡-dire rien.
–Presque rien, Samuel.
–Or, sais-tu ce qui se passe en ce moment?
–Non, sur ma vie!
–Eh bien! le voici. La SociÃtà de GÃographie a regardà comme trÃs importante l’exploration de ce lac entrevu par Speke. Sous ses auspices, le lieutenant, aujourd’hui capitaine Speke, s’est associà le capitaine Grant de l’armÃe des Indes; ils se sont mis â¡ la tÃte d’une expÃdition nombreuse et largement subventionnÃe; ils ont mission de remonter le lac et de re-venir jusqu’â¡ Gondokoro; ils ont reÃu un subside de plus de cinq mille livres, et le gouverneur du Cap a mis des soldats hottentots â¡ leur dispo-sition; ils sont partis de Zanzibar â¡ la fin d’octobre 1860. Pendant ce temps, l’Anglais John Petherick, consul de Sa Majestà ⡠Kartoum, a reÃu du Foreign-office sept cents livres environ; il doit Ãquiper un bateau â¡ vapeur â¡ Karthoum, le charger de provisions suffisantes, et se rendre â¡ Gondokoro; lâ¡ il attendra la caravane du capitaine Speke et sera en mesure de la ravitailler.
–Bien imaginÃ, dit Kennedy.
–Tu vois bien que cela presse, si nous voulons participer â¡ ces travaux d’exploration Et ce n’est pas tout; pendant que l’on marche dÃun pas sËr â¡ la dÃcouverte des sources du Nil, d’autres voyageurs vont hardiment au cúur de l’Afrique.
–A pied, fit Kennedy
–A pied, rÃpondit le docteur sans relever l’insinuation. Le docteur Krapf se propose de pousser dans l’ouest par le Djob, riviÃre situÃe sous l’Ãquateur. Le baron de Decken a quittà Monbaz, a reconnu les montagnes de Kenia et de Kilimandjaro, et s’enfonce vers le centre.
–A pied toujours?
–Toujours â¡ pied, ou â¡ dos de mulet.
–C’est exactement la mÃme chose pour moi, rÃpliqua Kennedy.
–Enfin, reprit le docteur, M. de Heuglin, vice-consul d’Autriche â¡ Karthoum, vient d’organiser une expÃdition trÃs importante, dont le premier but est de rechercher le voyageur Vogel, qui, en 1853, fut envoyà dans le Soudan pour s’associer aux travaux du docteur Barth. En 1856, il quitta le Bornou, et rÃsolut d’explorer ce pays inconnu qui s’Ãtend entre le lac Tchad et le Darfour. Or, depuis ce temps, il nia pas reparu. Des lettres arrivÃes en juin 1860 â¡ Alexandrie rapportent qu’il fut assassinà par les ordres du roi du WadaÃ; mais d’autres lettres, adressÃes par le docteur Hartmann au pÃre du voyageur, disent, dÃaprÃs les rÃcits d’un fellatah du Bornou, que Vogel serait seulement un prisonnier â¡ Wara; tout espoir n’est donc pas perdu. Un comità s’est formà sous la prÃsidence du duc rÃgent de Saxe-Cobourg-Gotha; mon ami Petermann en est le secrÃtaire; une souscription nationale a fait les frais de l’expÃdition, â¡ laquelle se sont joints de nombreux savants; M. de Heuglin est parti de Masuah dans le mois de juin, et en mÃme temps qu’il recherche les traces de Vogel, il doit explorer tout le pays compris entre le Nil et le Tchad, c’est-â¡-dire relier les opÃrations du capitaine Speke â¡ celles du docteur Barth. Et alors l’Afrique aura Ãtà traversÃe de l’est â¡ l’ouest [Depuis le dÃpart du docteur Fergusson, on a appris que M. de Heuglin, â¡ la suite de certaines discussions, a pris une route diffÃrente de celle assignÃe â¡ son expÃdition, dont le commandement a Ãtà remis â¡ M. Munzinger.].
–Eh bien! reprit l’â¦cossais, puisque tout cela sÃemmanche si bien, qu’allons-nous faire lâ¡-bas? ª
Le docteur Fergusson ne rÃpondit pas, et se contenta de hausser les Ãpaules.
CHAPITRE VI
Un domestique impossible.–Il aperÃoit les satellites de Jupiter.–Dick et Joe aux prises.–Le doute et la croyance.–Le pesage.–Joe Wellington.–Il reÃoit une demi-couronne.
Le docteur Fergusson avait un domestique; il rÃpondait avec empressement au nom de Joe; une excellente nature; ayant vouà ⡠son maÃtre une confiance absolue et un dÃvouement sans bornes; devanÃant mÃme ses ordres, toujours interprÃtÃs d’une faÃon intelligente; un Caleb pas grognon et d’une Ãternelle bonne humeur; on l’eËt fait exprÃs qu’on n’eËt pas mieux rÃussi. Fergusson s’en rapportait entiÃrement â¡ lui pour les dÃtails de son existence, et il avait raison. Rare et honnÃte Joe! un do-mestique qui commande votre dÃner, et dont le goËt est le vÃtre qui fait votre malle et n’oublie ni les bas ni les chemises, qui possÃde vos clefs et vos secrets, et n’en abuse pas!
Mais aussi quel homme Ãtait le docteur pour ce digne Joe! avec quel respect et quelle confiance il accueillait ses dÃcisions. Quand Fergusson avait parlÃ, fou qui eËt voulu rÃpondre. Tout ce qu’il pensait Ãtait juste; tout ce qu’il disait, sensÃ; tout ce qu’il commandait, faisable; tout ce qu’il entreprenait, possible; tout ce qu’il achevait, admirable. Vous auriez dÃcoupà Joe en morceaux, ce qui vous eËt rÃpugnà sans doute, qu’il n’aurait pas changà d’avis â¡ l’Ãgard de son maÃtre.
Aussi, quand le docteur conÃut ce projet de traverser l’Afrique par les airs, ce fut pour Joe chose faite; il n’existait plus d’obstacles; dÃs l’instant que le docteur Fergusson avait rÃsolu de partir, il Ãtait arrivÖavec son fidÃle serviteur, car ce brave garÃon, sans en avoir jamais parlÃ, savait bien qu’il serait du voyage.
Il devait d’ailleurs y rendre les plus grands services par son intelligence et sa merveilleuse agilitÃ. S’il eut fallu nommer un professeur de gymnastique pour les singes du Zoological Garden, qui sont bien dÃgourdis cependant, Joe aurait certainement obtenu cette place. Sauter, grimper, voler, exÃcuter mille tours impossibles, il s’en faisait un jeu.
Si Fergusson Ãtait la tÃte et Kennedy le bras, Joe devait Ãtre la main. Il avait dÃjâ¡ accompagnà son maÃtre pendant plusieurs voyages, et possÃdait quelque teinture de science appropriÃe â¡ sa faÃon; mais il se distinguait surtout par une philosophie douce, un optimisme charmant; il trouvait tout facile, logique, naturel, et par consÃquent il ignorait le besoin de se plaindre ou de maugrÃer.
Entre autres qualitÃs, il possÃdait une puissance et une Ãtendue de vision Ãtonnantes; il partageait avec Moestlin, le professeur de KÃpler, la rare facultà de distinguer sans lunettes les satellites de Jupiter et de compter dans le groupe des plÃiades quatorze Ãtoiles, dont les derniÃres sont de neuviÃme grandeur. Il ne s’en montrait pas plus fier pour cela; au contraire: il vous saluait de trÃs loin, et, â¡ l’occasion, il savait joliment se servir de ses yeux.
Avec cette confiance que Joe tÃmoignait au docteur, il ne faut donc pas s’Ãtonner des incessantes discussions qui s’Ãlevaient entre Kennedy et le digne serviteur, toute dÃfÃrence gardÃe d’ailleurs.
L’un doutait, l’autre croyait; l’un Ãtait la prudence clairvoyante, l’autre la confiance aveugle; le docteur se trouvait entre le doute et la croyance! je dois dire qu’il ne se prÃoccupait ni de l’une ni de l’autre.
´ Eh bien! monsieur Kennedy? disait Joe.
–Eh bien! mon garÃon?
–Voilâ¡ le moment qui approche il parait que nous nous embarquons pour la lune.
–Tu veux dire la terre de la Lune, ce qui n’est pas tout â¡ fait aussi loin; mais sois tranquille, c’est aussi dangereux.
–Dangereux! avec un homme comme le docteur Fergusson!
–Je ne voudrais pas tÃenlever tes illusions, mon cher Joe; mais ce qu’il entreprend lâ¡ est tout bonnement le fait d’un insensÃ: il ne partira pas.
–Il ne partira pas! Vous n’avez donc pas vu son ballon â¡ l’atelier de MM. Mittchell, dans le Borough [ Faubourg mÃridional de Londres.].
–Je me garderais bien de l’aller voir.
–Vous perdez lâ¡ un beau spectacle, Monsieur! Quelle belle chose! quelle jolie coupe! quelle charmante nacelle! Comme nous serons â¡ notre aise lâ¡-dedans!
–Tu comptes donc sÃrieusement accompagner ton maÃtre?
–Moi, rÃpliqua Joe avec conviction, mais je l’accompagnerai oË il voudra! Il ne manquerait plus que cela! le laisser aller seul, quand nous avons couru le monde ensemble! Et qui le soutiendrait donc quand il serait fatiguÃ? qui lui tendrait une main vigoureuse pour sauter un prÃcipice? qui le soignerait s’il tombait malade? Non, monsieur Dick, Joe sera toujours â¡ son poste auprÃs du docteur, que dis-je, autour du docteur Fergusson
–Brave garÃon!
–D’ailleurs, vous venez avec nous, reprit Joe.
–Sans doute! fit Kennedy; c’est-â¡-dire je vous accompagne pour empÃcher jusqu’au dernier moment Samuel de commettre une pareille folie! Je le suivrai mÃme jusqu’â¡ Zanzibar, afin que lâ¡ encore la main d’un ami lÃarrÃte dans son projet insensÃ.
–Vous n’arrÃterez rien du tout, monsieur Kennedy, sauf votre respect. Mon maÃtre n’est point un cerveau brËlÃ; il mÃdite longuement ce qu’il veut entreprendre, et quand sa rÃsolution est prise, le diable serait bien qui l’en ferait dÃmordre.
–C’est ce que nous verrons!
–Ne vous flattez pas de cet espoir. D’ailleurs, l’important est que vous veniez. Pour un chasseur comme vous, l’Afrique est un pays merveilleux. Ainsi, de toute faÃon, vous ne regretterez point votre voyage.
–Non, certes, je ne le regretterai pas, surtout si cet entÃtà se rend enfin â¡ l’Ãvidence.
–A propos, dit Joe, vous savez que c’est aujourd’hui le pesage.
–Comment, le pesage?
–Sans doute, mon maÃtre, vous et moi, nous allons tous trois nous peser.
–Comme des jockeys!
–Comme des jockeys. Seulement, rassurez-vous, on ne vous fera pas maigrir si vous Ãtes trop lourd. On vous prendra comme vous serez.
–Je ne me laisserai certainement pas peser, dit l’â¦cossais avec fermetÃ.
–Mais, Monsieur, il paraÃt que c’est nÃcessaire pour sa machine
–Eh bien! sa machine s’en passera
–Par exemple! et si, faute de calculs exacts, nous nÃallions pas pouvoir monter!
–Eh parbleu! je ne demande que cela!
–Voyons, monsieur Kennedy, mon maÃtre va venir â¡ l’instant nous chercher
–Je n’irai pas.
–Vous ne voudrez pas lui faire cette peine.
–Je la lui ferai.
–Bon! fit Joe en riant, vous parlez ainsi parce qu’il n’est pas lâ¡; mais quand il vous dira face â¡ face: ´ Dick (sauf votre respect), Dick, j’ai besoin de connaÃtre exactement ton poids, ª vous irez, je vous en rÃponds.
–Je n’irai pas.
En ce moment le docteur rentra dans son cabinet de travail oË se tenait cette conversation; il regarda Kennedy, qui ne se sentit pas trop â¡ son aise.
´ Dick, dit le docteur, viens avec Joe; j’ai besoin de savoir ce que vous pesez tous les deux.
–Mais…
–Tu pourras garder ton chapeau sur ta tÃte. Viens. ª
Et Kennedy y alla.
Ils se rendirent tous les trois â¡ l’atelier de MM. Mittchell, oË l’une de ces balances dites romaines avait Ãtà prÃparÃe. Il fallait effectivement que le docteur connËt le poids de ses compagnons pour Ãtablir l’Ãquilibre de son aÃrostat. Il fit donc monter Dick sur la plate-forme de la balance; celui-ci, sans faire de rÃsistance, disait â¡ mi-voix:
´ C’est bon! c’est bon! cela n’engage â¡ rien.
–Cent cinquante-trois livres, dit le docteur, en inscrivant ce nombre sur son carnet.
–Suis-je trop lourd?
–Mais non, monsieur Kennedy, rÃpliqua Joe; d’ailleurs, je suis lÃger, cela fera compensation. ª
Et ce disant, Joe prit avec enthousiasme la place du chasseur; il faillit mÃme renverser la balance dans son emportement; il se posa dans l’attitude du Wellington qui singe Achille â¡ l’entrÃe d’Hyde-Park, et fut magnifique; sans bouclier.
´ Cent vingt livres, inscrivit le docteur..
–Eh! eh! ª fit Joe avec un sourire de satisfaction. Pourquoi souriait-il? Il n’eut jamais pu le dire.
´ A mon tour, dit Fergusson.
Et il inscrivit cent trente-cinq livres pour son propre compte.
´ A nous trois, dit-il, nous ne pesons pas plus de quatre cents livres.
–Mais, mon maÃtre, reprit Joe, si cela Ãtait nÃcessaire pour votre expÃdition, je pourrais bien me faire maigrir d’une vingtaine de livres en ne mangeant pas.
–C’est inutile, mon garÃon, rÃpondit le docteur; tu peux manger â¡ ton aise, et voilâ¡ une demi-couronne pour te lester â¡ ta fantaisie. ª
CHAPITRE VII
DÃtails gÃomÃtriques.–Calcul de la capacità du ballon. LÃaÃrostat double.–L’enveloppe.–La nacelle.–LÃappareil mystÃrieux.–Les vivres.–L’addition finale.
Le docteur Fergusson s’Ãtait prÃoccupà depuis longtemps des dÃtails de son expÃdition. On comprend que le ballon, ce merveilleux vÃhicule destinà ⡠le transporter par air, fut l’objet de sa constante sollicitude.
Tout d’abord, et pour ne pas donner de trop grandes dimensions â¡ l’aÃrostat, il rÃsolut de le gonfler avec du gaz hydrogÃne, qui est quatorze fois et demie plus lÃger que l’air. La production de ce gaz est facile, et c’est celui qui a donnà les meilleurs rÃsultats dans les expÃriences aÃrostatiques.
Le docteur, d’aprÃs des calculs trÃs-exacts, trouva que, pour les objets indispensables â¡ son voyage et pour son appareil, il devait emporter un poids de quatre mille livres; il fallut donc rechercher quelle serait la force ascensionnelle capable d’enlever ce poids, et, par consÃquent, quelle en serait la capacitÃ.
Un poids de quatre mille livres est reprÃsentà par un dÃplacement d’air de quarante-quatre mille huit cent quarante-sept pieds cubes [1,661 mÃtres cubes.], ce qui revient â¡ dire que quarante-quatre mille huit cent quarante-sept pieds cubes d’air pÃsent quatre mille livres environ.
En donnant au ballon cette capacità de quarante-quatre mille huit cent quarante-sept pieds cubes et en le remplissant, au lieu d’air, de gaz hydrogÃne, qui, quatorze fois et demie plus lÃger, ne pÃse que deux cent soixante seize livres, il reste une rupture d’Ãquilibre, soit une diffÃrence de trois mille sept cent vingt-quatre livrÃs. C’est cette diffÃrence entre le poids du gaz contenu dans le ballon et le poids de l’air environnant qui constitue la force ascensionnelle de l’aÃrostat.
Toutefois, si l’on introduisait dans le ballon les quarante-quatre mille huit cent quarante pieds cubes de gaz dont nous parlons, il serait entiÃrement rempli; or cela ne doit pas Ãtre, car â¡ mesure que le ballon monte dans les couches moins denses de l’air, le gaz qu’il renferme tend â¡ se dilater et ne tarderait pas â¡ crever l’enveloppe. On ne remplit donc gÃnÃralement les ballons qu’aux deux tiers.
Mais le docteur, par suite de certain projet connu de lui seul, rÃsolut de ne remplir son aÃrostat qu’â¡ moitiÃ, et puisqu’il lui fallait emporter quarante-quatre mille huit cent quarante-sept pieds cubes dÃhydrogÃne, de donner â¡ son ballon une capacità ⡠peu prÃs double.
Il le disposa suivant cette forme allongÃe que l’on sait Ãtre prÃfÃrable; le diamÃtre horizontal fut de cinquante pieds et le diamÃtre vertical de soixante-quinze [Cette dimension n’a rien d’extraordinaire: en 1784, â¡ Lyon, M. Montgolfier construisit un aÃrostat dont la capacità Ãtait de 340,000 pieds cubes, ou 20,000 mÃtres cubes, et il pouvait enlever un poids de 20 tonnes, soit 20,000 kilogrammes]; il obtint ainsi un sphÃroÃde dont la capacità s’Ãlevait en chiffres ronds â¡ quatre-vingt-dix mille pieds cubes.
Si le docteur Fergusson avait pu employer deux ballons, ses chances de rÃussite se seraient accrues; en effet, au cas oË l’un vient â¡ se rompre dans l’air, on peut en jetant du lest se soutenir au moyen de l’autre. Mais la manúuvre de deux aÃrostats devient fort difficile, lorsqu’il s’agit de leur conserver une force d’ascension Ãgale.
AprÃs avoir longuement rÃflÃchi, Fergusson, par une disposition ingÃnieuse, rÃunit les avantages de deux ballons sans en avoir les inconvÃnients; il en construisit deux d’inÃgale grandeur et les renferma l’un dans lÃautre. Son ballon extÃrieur, auquel il conserva les dimensions que nous avons donnÃes plus haut, en contint un plus petit, de mÃme forme, qui nÃeËt que quarante-cinq pieds de diamÃtre horizontal et soixante-huit pieds de diamÃtre vertical. La capacità de ce ballon intÃrieur nÃÃtait donc que de soixante-sept mille pieds cubes; il devait nager dans le fluide qui lÃentourait; une soupape s’ouvrait d’un ballon â¡ l’autre et permettait au besoin de les faire communiquer entre eux.
Cette disposition prÃsentait cet avantage que, s’il fallait donner issue au gaz pour descendre, on laisserait Ãchapper d’abord celui du grand ballon; dËt-on mÃme le vider entiÃrement, le petit resterait intact; on pouvait alors se dÃbarrasser de l’enveloppe extÃrieure, comme d’un poids incommode, et le second aÃrostat, demeurà seul, n’offrait pas au vent la prise que donnent les ballons â¡ demi dÃgonflÃs.
De plus, dans le cas d’un accident, d’une dÃchirure arrivÃe au ballon extÃrieur, l’autre avait l’avantage d’Ãtre prÃservÃ.
Les deux aÃrostats furent construits avec un taffetas croisà de Lyon enduit de: gutta-percha. Cette substance gommo-rÃsineuse jouit d’une impermÃabilità absolue; elle est entiÃrement inattaquable aux acides et aux gaz. Le taffetas fut juxtaposà en double au pÃle supÃrieur du globe, oË se fait presque tout l’effort.
Cette enveloppe pouvait retenir le fluide pendant un temps illimitÃ. Elle pesait une demi-livre par neuf pieds carrÃs. Or, la surface du ballon extÃrieur Ãtant d’environ onze mille six cents pieds carrÃs, son enveloppe pesa six cent cinquante livres. LÃenveloppe du second ayant neuf mille deux cents pieds carrÃs de surface ne pesait que cinq cent dix livres: soit donc, en tout, onze cent soixante livres.
Le filet destinà ⡠supporter la nacelle fut fait en corde de chanvre d’une trÃs grande soliditÃ; les deux soupapes devinrent l’objet de soins minutieux, comme l’eut Ãtà le gouvernail d’un navire.
La nacelle, de forme circulaire et d’un diamÃtre de quinze pieds, Ãtait construite en osier, renforcÃe par une lÃgÃre armure de fer, et revÃtue â¡ la partie infÃrieure de ressorts Ãlastiques destinÃs â¡ amortir les chocs. Son poids et celui du filet ne dÃpassaient pas deux cent quatre vingt livres.
Le docteur fit construire, en outre, quatre caisses de tÃle de deux lignes d’Ãpaisseur; elles Ãtaient rÃunies entre elles par des tuyaux munis de robinets; il y joignit un serpentin de deux pouces de diamÃtre environ qui se terminait par deux branches droites d’inÃgale longueur, mais dont la plus grande mesurait vingt-cinq pieds de haut, et la plus courte quinze pieds seulement.
Les caisses de tÃle s’emboÃtaient dans la nacelle de faÃon â¡ occuper le moins d’espace possible; le serpentin, qui ne devait s’ajuster que plus tard, fut emballà sÃparÃment, ainsi qu’une trÃs forte pile Ãlectrique de Buntzen. Cet appareil avait Ãtà si ingÃnieusement combinà qu’il ne pesait pas plus de sept cents livres, en y comprenant mÃme vingt-cinq gallons d’eau contenus dans une caisse spÃciale.
Les instruments destinÃs au voyage consistÃrent en deux baromÃtres, deux thermomÃtres, deux boussoles, un sextant, deux chronomÃtres, un horizon artificiel et un altazimuth pour relever les objets lointains et inaccessibles. L’Observatoire de Greenwich s’Ãtait mis â¡ la disposition du docteur. Celui-ci d’ailleurs ne se proposait pas de faire des expÃriences de physique; il voulait seulement reconnaÃtre sa direction, et dÃterminer la position des principales riviÃres, montagnes et villes.
Il se munit de trois ancres en fer bien ÃprouvÃes, ainsi que d’une Ãchelle de soie lÃgÃre et rÃsistante, longue d’une cinquantaine de pieds.
Il calcula Ãgalement le poids exact de ses vivres; ils consistÃrent en thÃ, en cafÃ, en biscuits, en viande salÃe et en pemmican, prÃparation qui, sous un mince volume, renferme beaucoup d’ÃlÃments nutritifs. IndÃpen-damment d’une suffisante rÃserve d’eau-de-vie, il disposa deux caisses â¡ eau qui contenaient chacune vingt-deux gallons [Cent litres â¡ peu prÃs. Le gallon, qui contient 8 pintes, vaut 4 litres 453].
La consommation de ces divers aliments devait peu â¡ peu diminuer le poids enlevà par lÃaÃrostat. Car il faut savoir que l’Ãquilibre d’un ballon dans l’atmosphÃre est d’une extrÃme sensibilitÃ. La perte d’un poids presque insignifiant suffit pour produire un dÃplacement trÃs apprÃciable.
Le docteur n’oublia ni une tente qui devait recouvrir une partie de la nacelle, ni les couvertures qui composaient toute la literie de voyage, ni les fusils du chasseur, ni ses provisions de poudre et de balles.
Voici le rÃsumà de ses diffÃrents calculs:
Fergusson. 135 livres.
Kennedy… 153 —
Joe 120 —
Poids du premier ballon… 650 —
Poids du second ballon 510 —
Nacelle et filet. 280 —
Ancres, instruments,
Fusils, couvertures, 190 —
Tente, ustensiles divers,
Viande, pemmican,
Biscuits, thÃ, 386 —
CafÃ, eau-de-vie,
Eau… 400 —
Appareil 700 —
Poids de l’hydrogÃne. 276 —
Lest 200 —
————-
Total. 4000 livres
Tel Ãtait le dÃcompte des quatre mille livres que le docteur Fergusson se proposait d’enlever; il n’emportait que deux cents livres de lest, pour ´ les cas imprÃvus seulement, ª disait-il, car il comptait bien n’en pas user, grâce â¡ son appareil.
CHAPITRE VIII
Importance de Joe.–Le commandant de la Resolute.–L’arsenal de Kennedy.–AmÃnagements.–Le dÃner dÃadieu.–Le dÃpart du 21 fÃvrier.–SÃances scientifiques du docteur.–Duveyrier, Livingstone.–DÃtails du voyage aÃrien.–Kennedy rÃduit au silence.
Vers le 10 fÃvrier, les prÃparatifs touchaient â¡ la fin, les aÃrostats renfermÃs l’un dans l’autre Ãtaient entiÃrement terminÃs; ils avaient subi une forte pression d’air refoulà dans leurs flancs; cette Ãpreuve donnait bonne opinion de leur soliditÃ, et tÃmoignait des soins apportÃs â¡ leur construction.
Joe ne se sentait pas de joie; il allait incessamment de Greek street aux ateliers de MM. Mittchell, toujours affairÃ, mais toujours Ãpanoui, donnant volontiers des dÃtails sur lÃaffaire aux gens qui ne lui en demandaient point, fier entre toutes choses dÃaccompagner son maÃtre. Je crois mÃme qu’â¡ montrer l’aÃrostat, â¡ dÃvelopper les idÃes et les plans du docteur, â¡ laisser apercevoir celui-ci par une fenÃtre entr’ouverte, ou â¡ son passage dans les rues, le digne garÃon gagna quelques demi-couronnes; il ne faut pas lui en vouloir; il avait bien le droit de spÃculer un peu sur l’admiration et la curiosità de ses contemporains.
Le 16 fÃvrier, le Resolute vint jeter l’ancre devant Greenwich. C’Ãtait un navire â¡ hÃlice du port de huit cents tonneaux, bon marcheur, et qui fut chargà de ravitailler la derniÃre expÃdition de sir James Ross aux rÃgions polaires. Le commandant Pennet passait pour un aimable homme, il s’intÃressait particuliÃrement au voyage du docteur, qu’il apprÃciait de longue date. Ce Pennet faisait plutÃt un savant qu’un soldat, cela n’empÃchait pas son bâtiment de porter quatre caronades, qui n’avaient jamais fait de mal â¡ personne, et servaient seulement â¡ produire les bruits les plus pacifiques du monde.
La cale du Resolute fut amÃnagÃe de maniÃre â¡ loger l’aÃrostat; il y fut transportà avec les plus grandes prÃcautions dans la journÃe du 18 fÃvrier; on l’emmagasina au fond du navire, de maniÃre â¡ prÃvenir tout accident; la nacelle et ses accessoires, les ancres, les cordes, les vivres, les caisses â¡ eau que l’on devait remplir â¡ l’arrivÃe, tout fut arrimà sous les yeux de Fergusson.
On embarqua dix tonneaux d’acide sulfurique et dix tonneaux de vieille ferraille pour la production du gaz hydrogÃne. Cette quantità Ãtait plus que suffisante, mais il fallait parer aux pertes possibles. L’appareil destinà ⡠dÃvelopper le gaz, et composà d’une trentaine de barils, fut mis â¡ fond de cale.
Ces divers prÃparatifs se terminÃrent le 18 fÃvrier au soir. Deux cabines confortablement disposÃes attendaient le docteur Fergusson et son ami Kennedy. Ce dernier, tout en jurant qu’il ne partirait pas, se rendit â¡ bord avec un vÃritable arsenal de chasse, deux excellents fusil â¡ deux coups, se chargeant par la culasse, et une carabine â¡ toute Ãpreuve de la fabrique de Purdey Moore et Dickson d’Edimbourg; avec une pareille arme le chasseur nÃÃtait pas embarrassà de loger â¡ deux mille pas de distance une balle dans l’úil d’un chamois; il y joignit deux revolvers Colt â¡ six coups pour les besoins imprÃvus; sa poudriÃre, son sac â¡ cartouches, son plomb et ses balles, en quantità suffisante, ne dÃpassaient pas les limites de poids assignÃes par le docteur.
Les trois voyageurs s’installÃrent â¡ bord dans la journÃe du 19 fÃvrier; ils furent reÃus avec une grande distinction par le capitaine et ses officiers, le docteur toujours assez froid, uniquement prÃoccupà de son expÃdition, Dick Ãmu sans trop vouloir le paraÃtre, Joe bondissant, Ãclatant en propos burlesques; il devint promptement le loustic du poste des maÃtres, oË un cadre lui avait: Ãtà rÃservÃ.
Le 20, un grand dÃner d’adieu fut donnà au docteur Fergusson et â¡ Kennedy par la SociÃtà Royale de GÃographie. Le commandant Pennet et ses officiers assistaient â¡ ce repas, qui fut trÃs animà et trÃs fourni en libations flatteuses; les santÃs y furent portÃes en assez grand nombre pour assurer â¡ tous les convives une existence de centenaires. Sir Francis M… prÃsidait avec une Ãmotion contenue, mais pleine de dignitÃ.
A sa grande confusion; Dick Kennedy eut une large part dans les fÃlicitations bachiques. AprÃs avoir bu ´ â¡ l’intrÃpide Fergusson, la gloire de ´ l’Angleterre, ª on dut boire ´ au non moins courageux Kennedy, son audacieux compagnon. ª
Dick rougit beaucoup, ce qui passa pour de la modestie: les applaudissements redoublÃrent Dick rougit encore davantage.
Un message de la reine arriva au dessert; elle prÃsentait ses compliments aux deux voyageurs et faisait des vúux pour la rÃussite de l’entreprise.
Ce qui nÃcessita de nouveau toasts ´ â¡ Sa TrÃs Gracieuse MajestÃ. ª
A minuit, aprÃs des adieux Ãmouvants et de chaleureuses poignÃes de mains, les convives se sÃparÃrent.
Les embarcations du Resolute attendaient au pont de Westminster; le commandant y prit place en compagnie de ses passagers et de ses officiers, et le courant rapide de la Tamise les porta vers Greenwich,
A une heure, chacun dormait â¡ bord.
Le lendemain, 21 fÃvrier, â¡ trois heures du matin, les fourneaux ronflaient; â¡ cinq heures, on levait l’ancre, et sous l’impulsion de son hÃlice, le Resolute fila vers l’embouchure de la Tamise.
Nous n’avons pas besoin de dire que les conversations du bord roulÃrent uniquement sur l’expÃdition du docteur Fergusson. A le voir comme â¡ l’entendre, il inspirait une telle confiance bientÃt, sauf l’â¦cossais, personne ne mit en question le succÃs de son entreprise.
Pendant les longues heures inoccupÃes du voyage docteur faisait un vÃritable cours de gÃographie dans le carrà des officiers. Ces jeunes gens se passionnaient pour les dÃcouvertes faites depuis quarante ans en Afrique; il leur raconta les explorations de Barth, de Burton, de Speke, de Grant, il leur dÃpeignit cette mystÃrieuse contrÃe livrÃe de toutes part aux investigations de la science. Dans le nord, le jeune Duveyrier explorait le Sahara et ramenait â¡ Paris les chefs Touaregs. Sous l’inspiration du gouvernement franÃais, deux expÃditions se prÃparaient, qui, descendant du nord et venant â¡ l’ouest, se croiseraient â¡ Tembouctou. Au sud, lÃinfatigable Livingstone s’avanÃait toujours vers l’Ãquateur, et depuis mars 1862, il remontait, en compagnie de Mackensie, la riviÃre Rovoonia. Le dix-neuviÃme siÃcle ne se passerait certainement pas sans que l’Afrique n’eËt rÃvÃlà les secrets enfouis dans son sein depuis six mille ans.
L’intÃrÃt des auditeurs de Fergusson fut excità surtout quand il leur fit connaÃtre en dÃtail les prÃparatifs de son voyage; ils voulurent vÃrifier ses calculs; ils discutÃrent, et le docteur entra franchement dans la discussion.
En gÃnÃral, on s’Ãtonnait de la quantità relativement restreinte de vivres qu’il emportait avec lui. Un jour, l’un des officiers interrogea le docteur â¡ cet Ãgard
´ Cela vous surprend, rÃpondit Fergusson.
–Sans doute.
–Mais quelle durÃe supposez-vous donc qu’aura mon voyage? Des mois entiers? C’est une grande erreur; s’il se prolongeait, nous serions perdus, nous n’arriverions pas. Sachez donc qu’il n’y a pas plus de trois mille cinq cents, mettez quatre mille milles [Environ 400 lieues] de Zanzibar â¡ la cÃte du SÃnÃgal. Or, â¡ deux cent quarante milles [Cent lieues. Le docteur compte toujours par milles gÃographiques de 60 au degrÃ] par douze heures, ce qui n’approche pas de la vitesse de nos chemins de fer, en voyageant jour et nuit, il suffirait de sept jours pour traverser l’Afrique.
–Mais alors vous ne pourriez me voir, ni faire de relÃvements gÃographiques, ni reconnaÃtre le pays.
–Aussi, rÃpondit le docteur, si je suis maÃtre de mon ballon, si je monte ou descends â¡ ma volontÃ, je m’arrÃterai quand bon me semblera, surtout lorsque des courants trop violents menaceront de m’entraÃner.
–Et vous en rencontrerez, dit le commandant Pennet; il y a des ouragans qui font plus de deux cent quatre milles â¡ l’heure.
–Vous le voyez, rÃpliqua le docteur, avec une telle rapiditÃ, on traverserait l’Afrique en douze heures; on se lÃverait â¡ Zanzibar pour aller se coucher â¡ Saint-Louis.
–Mais, reprit un officier, est-ce qu’un ballon pourrait Ãtre entraÃnà par une vitesse pareille?
–Cela s’est vu, rÃpondit Fergusson.
–Et le ballon a rÃsistÃ?
–Parfaitement. C’Ãtait â¡ l’Ãpoque du couronnement de NapolÃon en 1804. L’aÃronaute Garnerin lanÃa de Paris, â¡ onze heures du soir, un ballon qui portait l’inscription suivante tracÃe en lettres d’or: ´ Paris, 25 frimaire an XIII, couronnement de l’empereur NapolÃon par S. S. Pie VII.ª Le lendemain matin, â¡ cinq heures, les habitants de Rome voyaient le mÃme ballon planer au-dessus du Vatican, parcourir la campagne romaine, et aller s’abattre dans le lac de Bracciano. Ainsi, Messieurs, un ballon peut rÃsister â¡ de pareilles vitesses.
–Un ballon, oui; mais un homme, se hasarda â¡ dire Kennedy.
–Mais un homme aussi! Car un ballon est toujours immobile par rapport â¡ l’air qui l’environne; ce n’est pas lui qui marche, et est la masse de l’air elle-mÃme; aussi, allumez une bougie dans votre nacelle, et la flamme ne vacillera pas. Un aÃronaute montant le ballon de Garnerin n’aurait aucunement souffert de cette vitesse. D’ailleurs, je ne tiens pas â¡ expÃrimenter une semblable rapiditÃ, et si je puis m’accrocher pendant la nuit â¡ quelque arbre ou quelque accident de terrain, je ne m’en ferai pas faute. Nous emportons d’ailleurs pour deux mois de vivres, et rien n’empÃchera notre adroit chasseur de nous fournir du gibier en abondance quand nous prendrons terre.
–Ah! monsieur Kennedy! vous allez faire lâ¡ des coups de maÃtre, dit un Jeune midshipman en regardant l’â¦cossais avec des yeux d’envie.
–Sans compter, reprit un autre, que votre plaisir sera doublà d’une grande gloire.
–Messieurs, rÃpondit le chasseur, je suis fort sensible â¡ vos compliments… mais il ne m’appartient pas de les recevoir. . .
–Hein! fit-on de tous cÃtÃs vous ne partirez pas?
–Je ne partirai pas.
–Vous nÃaccompagnerez pas le docteur Fergusson?
–Non seulement je ne l’accompagnerai pas, mais je ne suis ici que pour lÃarrÃter au dernier moment. ª
Tous les regards se dirigÃrent vers le docteur.
´ Ne l’Ãcoutez pas, rÃpondit-il avec son air calme. C’est une chose qu’il ne faut pas discuter avec lui; au fond il sait parfaitement qu’il partira.
–Par saint Patrick! s’Ãcria Kennedy jÃatteste…
–NÃatteste rien, ami Dick; tu es jaugÃ, tu es pesÃ, toi, ta poudre, tes fusils et tes balles; ainsi n’en parlons plus. ª
Et de fait, depuis ce jour jusqu’â¡ l’arrivÃe â¡ Zanzibar, Dick n’ouvrit plus la bouche; il ne parla pas plus de cela que d’autre chose. Il se tut.
CHAPITRE IX
On double le cap.–Le gaillard d’avant–Cours de cosmographie par le progrÃs Joe.–Do direction des ballons.–De la recherche des courants atmosphÃriques.–Eupnxa.
Le Resolute filait rapidement vers le cap de Bonne-EspÃrance; le temps se maintenait au beau, quoique la mer devint plus forte.
Le 30 mars, vingt-sept jours aprÃs le dÃpart de Londres, la montagne de la Table se profila sur l’horizon; la ville du Cap, situÃe au pied d’un amphithÃâtre de collines, apparut au bout des lunettes marines, et bientÃt le Resolute jeta l’ancre dans le port. Mais le commandant n’y relâchait que pour prendre du charbon; ce fut l’affaire d’un jour; le lendemain, le navire donnait dans le sud pour doubler la pointe mÃridionale de l’Afrique et entrer dans le canal de Mozambique.
Joe n’en Ãtait pas â¡ son premier voyage sur mer; il n’avait pas tardà A se trouver chez lui â¡ bord. Chacun l’aimait pour sa franchise et sa bonne humeur. Une grande part de la cÃlÃbrità de son maÃtre rejaillissait sur lui. On l’Ãcoutait comme un oracle, et il ne se trompait pas plus qu’un autre.
Or, tandis que le docteur poursuivait le cours de ses descriptions dans le carrà des officiers, Joe trÃnait sur le gaillard d’avant, et faisait de l’histoire â¡ sa maniÃre, procÃdà suivi d’ailleurs par les plus grands historiens de tous les temps.
Il Ãtait naturellement question du voyage aÃrien. Joe avait eu de la peine â¡ faire accepter l’entreprise par des esprits rÃcalcitrants; mais aussi, la chose une fois acceptÃe, l’imagination des matelots, stimulÃe par le rÃcit de Joe, ne connut plus rien d’impossible.
L’Ãblouissant conteur persuadait â¡ son auditoire qu’aprÃs ce voyage-lâ¡ on en ferait bien d’autres. Ce n’Ãtait que le commencement d’une longue sÃrie d’entreprises surhumaines.
´ Voyez-vous, mes amis, quand on a goËtà de ce genre de locomotion, on ne peut plus s’en passer; aussi, â¡ notre prochaine expÃdition, au lieu d’aller de cÃtÃ, nous irons droit devant nous en montant toujours.
–Bon! dans la lune alors, dit un auditeur ÃmerveillÃ.
–Dans la lune! riposta Joe; non, ma foi, c’est trop commun! tout le monde y va dans la lune. D’ailleurs, il n’y a pas d’eau, et on est obligà d’en emporter des provisions Ãnormes, et mÃme de l’atmosphÃre en fioles, pour peu qu’on tienne â¡ respirer.
–Bon! si on y trouve du gin! dit un matelot fort amateur de cette boisson.
–Pas davantage, mon brave. Non! point de lune; mais nous nous promÃnerons dans ces jolies Ãtoiles, dans ces charmantes planÃtes dont mon maÃtre m’a parlà si souvent. Ainsi, nous commencerons par visiter Saturne…
–Celui qui a un anneau? demanda le quartier-maÃtre.
–Oui! un anneau de mariage. Seulement on ne sait pas ce que sa femme est devenue!
–Comment vous iriez si haut que cela? fit un mousse stupÃfait. C’est donc le diable, votre maÃtre?
–Le diable! il est trop bon pour cela!
–Mais aprÃs Saturne? demanda l’un des plus impatients de l’auditoire.
–AprÃs Saturne? Eh bien, nous rendrons visite â¡ Jupiter; un drÃle de pays, allez, oË les journÃes ne sont que de neuf heures et demie, ce qui est commode pour les paresseux, et oË les annÃes, par exemple, durent douze ans, ce qui est avantageux pour les gens qui n’ont plus que six mois â¡ vivre.
«a prolonge un peu leur existence!
–Douze ans? reprit le mousse.
–Oui, mon petit; ainsi, dans cette contrÃe-lâ¡, tu tÃterais encore ta maman, et le vieux lâ¡-bas, qui court sur sa cinquantaine, serait un bambin de quatre ans et demi.
–Voilâ¡ qui n’est pas croyable! s’Ãcria le gaillard d’avant d’une seule voix.
–Pure vÃritÃ, fit Joe avec assurance. Mais que voulez-vous quand on persiste â¡ vÃgÃter dans ce monde-ci, on n’apprend rien, on reste ignorant comme un marsouin. Venez un peu dans Jupiter et vous verrez! par exemple, il faut de la tenue lâ¡-haut, car il a des satellites qui ne sont pas commodes! ª
Et l’on riait, mais on le croyait â¡ demi; et il leur parlait de Neptune oË les marins sont joliment reÃus, et de Mars oË les militaires prennent le haut du pavÃ, ce qui finit par devenir assommant. Quant â¡ Mercure, vilain monde, rien que des voleurs et des marchands, et se ressemblant tellement les uns aux autres qu’il est difficile de les distinguer. Et enfin il leur faisait de VÃnus un tableau vraiment enchanteur.
´ Et quand nous reviendrons de cette expÃdition-lâ¡, dit l’aimable conteur, on nous dÃcorera de la croix du Sud, qui brille lâ¡-haut â¡ la boutonniÃre du bon Dieu.
–Et vous l’aurez bien gagnÃe! ª dirent les matelots.
Ainsi se passaient en joyeux propos les longues soirÃes du gaillard d’avant. Et pendant ce temps, les conversations instructives du docteur allaient leur train.
Un jour, on s’entretenait de la direction des ballons, et Fergusson fut sollicità de donner son avis â¡ cet Ãgard.
´ Je ne crois pas, dit-il, que l’on puisse parvenir â¡ diriger les ballons. Je connais tous les systÃmes essayÃs ou proposÃs; pas un n’a rÃussi, pas un n’est praticable. Vous comprenez bien que j’ai du me prÃoccuper de cette question qui devait avoir un si grand intÃrÃt pour moi; mais je n’ai pu la rÃsoudre avec les moyens fournis par les connaissances actuelles de la mÃcanique. Il faudrait dÃcouvrir un moteur d’une puissance extraordinaire, et d’une lÃgÃretà impossible! Et encore, on ne pourra rÃsister â¡ des courants de quelque importance! Jusqu’ici, d’ailleurs, on s’est plutÃt occupà de diriger la nacelle que le ballon C’est une faute.
–Il y a cependant, rÃpliqua-t-on, de grands rapports entre un aÃrostat et un navire, que l’on dirige â¡ volontÃ.
Mais non, rÃpondit le docteur Fergusson, il y en a peu ou point. L’air est infiniment moins dense que l’eau, dans laquelle le navire n’est submergà qu’â¡ moitiÃ, tandis que l’aÃrostat plonge tout entier dans l’atmosphÃre, et reste immobile par rapport au fluide environnant.
–Vous pensez alors que la science aÃrostatique a dit son dernier mot?
–Non pas! non pas! Il faut chercher autre chose, et, si l’on ne peut diriger un ballon, le maintenir au moins dans les courants atmosphÃriques favorables. A mesure que l’on sÃÃlÃve, ceux-ci deviennent beaucoup plus uniformes, et sont constants dans leur direction; ils ne sont plus troublÃs par les vallÃes et les montagnes qui sillonnent la surface du globe, et lâ¡, vous le savez, est la principale cause des changements du vent et de l’inÃgalità de son souffle. Or, une fois ces zones dÃterminÃes, le ballon n’aura qu’â¡ se placer dans les courants qui lui conviendront.
–Mais alors, reprit le commandant Pennet, pour les atteindre, il faudra constamment monter ou descendre. Lâ¡ est la vraie difficultÃ, mon cher docteur.
–Et pourquoi, mon cher commandant?
–Entendons-nous: ce ne sera une difficultà et un obstacle que pour les voyages de long cours, et non pas pour les simples promenades