–Eh bien! demanda le chasseur, ne serait-ce pas le cas de descendre?
–Au contraire, Dick, j’aimerais mieux monter. Je crains seulement d’Ãtre entraÃnà au delâ¡ de ma route pendant ces croisements de courants atmosphÃriques.
–Veux-tu donc abandonner la direction que nous suivons depuis la cÃte.
–Si cela m’est possible, rÃpondit Fergusson, je me porterai plus directement au nord pendant sept â¡ huit degrÃs; j’essayerai de remonter vers des latitudes prÃsumÃes des sources du Nil; peut-Ãtre apercevrons-nous quelques traces de l’expÃdition du capitaine Speke, ou mÃme la caravane de M. de Heuglin. Si mes calculs sont exacts, nous nous trouvons par 32â 40′ de longitude, et je voudrais monter droit au delâ¡ de l’Ãquateur.
–Vois donc! s’Ãcria Kennedy en interrompant son compagnon, vois donc ces hippopotames qui se glissent hors des Ãtangs, ces masses de chair sanguinolente, et ces crocodiles qui aspirent bruyamment l’air!
–Ils Ãtouffent! fit Joe. Ah! quelle maniÃre charmante de voyager, et comme on mÃprise toute cette malfaisante vermine! Monsieur Samuel! monsieur Kennedy! voyez donc ces bandes d’animaux qui marchent en rangs pressÃs! Ils sont bien deux cents; ce sont des loups.
–Non, Joe, mais des chiens sauvages; une fameuse race, qui ne craint pas de s’attaquer aux lions. C’est la plus terrible rencontre que puisse faire un voyageur. Il est immÃdiatement mis en piÃces.
–Bon! ce ne sera pas Joe qui se chargera de leur mettre une museliÃre, rÃpondit l’aimable garÃon. AprÃs ca, si c’est leur naturel, il ne faut pas trop leur en vouloir. ª;
Le silence se faisait peu â¡ peu sous lÃinfluence de l’orage; il semblait que l’air Ãpaissi devint impropre â¡ transmettre les sons; l’atmosphÃre paraissait ouatÃe et, comme une salle tendue de tapisseries, perdait toute sonoritÃ. L’oiseau rameur, la grue couronnÃe, les geais rouges et bleus, le moqueur, les moucherolles, disparaissaient dans les grands arbres. La nature entiÃre offrait les symptÃmes d’un cataclysme prochain.
A neuf heures du soir, le Victoria demeurait immobile au-dessus de MsÃnÃ, vaste rÃunion de villages â¡ peine distincts dans l’ombre; parfois la rÃverbÃration d’un rayon Ãgarà dans l’eau morne indiquait des fossÃs distribuÃs rÃguliÃrement, et, par une derniÃre Ãclaircie, le regard put saisir la forme calme et sombre des palmiers, des tamarins, des sycomores et des euphorbes gigantesques.
´ J’Ãtouffe! dit lÃâ¦cossais en aspirant â¡ pleins poumons le plus possible de cet air rarÃfiÃ; nous ne bougeons plus! Descendrons-nous?
–Mais l’orage? fit le docteur assez inquiet.
–Si tu crains d’Ãtre entraÃnà par le vent, il me semble que tu n’as pas d’autre parti â¡ prendre.
–L’orage n’Ãclatera peut-Ãtre cette nuit, reprit Joe; les nuages sont trÃs haut.
–C’est une raison qui me fait hÃsiter â¡ les dÃpasser; il faudrait monter â¡ une grande ÃlÃvation, perdre la terre de vue, et ne savoir pendant toute la nuit si nous avanÃons et de quel cÃtà nous avanÃons.
–DÃcide-toi, mon cher Samuel, cela presse.
–Il est fâcheux que le vent soit tombÃ, reprit Joe; il nous eut entraÃnÃs loin de l’orage.
–Cela est regrettable, mes amis, car les nuages sont un danger pour nous; ils renferment des courants opposÃs qui peuvent nous enlacer dans leurs tourbillons, et des Ãclairs capables de nous incendier. D’un autre cÃtÃ, la force, de la rafale peut nous prÃcipiter â¡ terre, si nous jetons l’ancre au sommet d’un arbre
–Alors que faire?
–Il faut maintenir le Victoria dans une zone moyenne entre les pÃrils de la terre et les pÃrils du ciel. Nous avons de lÃeau en quantità suffisante pour le chalumeau, et nos deux cents livres de lest sont intactes. Au besoin, je m’en servirais.
–Nous allons veiller avec toi, dit le chasseur.
–Non, mes amis; mettez les provisions â¡ l’abri et couchez-vous; je vous rÃveillerai si cela est nÃcessaire.
–Mais, mon maÃtre, ne feriez-vous pas bien de prendre du repos vous mÃme, puisque rien ne nous menace encore!
–Non, merci, mon garÃon je prÃfÃre veiller. Nous sommes immobiles, et si les circonstances ne changent pas, demain nous nous trouverons exactement â¡ la mÃme place.
–Bonsoir, Monsieur.
–Bonne nuit, si c’est possible. ª
Kennedy et Joe s’allongÃrent sous leurs couvertures, et le docteur demeura seul dans l’immensitÃ. Cependant le dÃme de nuages s’abaissait insensiblement, et l’obscurità se faisait profonde. La voËte noire s’arrondissait autour du globe terrestre comme pour l’Ãcraser.
Tout d’un coup un Ãclair violent, rapide, incisif, raya l’ombre; sa dÃchirure n’Ãtait pas refermÃe qu’un effrayant Ãclat de tonnerre Ãbranlait le profondeurs du ciel.
´ Alerte!ª s’Ãcria Fergusson.
Les deux dormeurs, rÃveillÃs â¡ ce bruit Ãpouvantable, se tenaient â¡ ses ordres.
´ Descendons-nous? fit Kennedy.
–Non! le ballon n’y rÃsisterait pas. Montons avant que ces nuages se rÃsolvent en eau et que le vent ne se dÃchaÃne! ª
Et il poussa activement la flamme du chalumeau dans les spirales du serpentin.
Les orages des tropiques se dÃveloppent avec une rapidità comparable â¡ leur violence. Un second Ãclair dÃchira la nue, et fut suivi de vin autres immÃdiats. Le ciel Ãtait zÃbrà d’Ãtincelles Ãlectriques qui grÃsillaient sous les larges gouttes de la pluie.
´ Nous nous sommes attardÃs, dit le docteur. Il nous faut maintenant traverser une zone le feu avec notre ballon rempli d’air inflammable!
–Mais â¡ terre! â¡ terre! reprenait toujours Kennedy.
–Le risque d’Ãtre foudroyà serait presque le mÃme, et nous serions vite dÃchirÃs aux branches des arbres!
–Nous montons, monsieur Samuel!
–Plus vite! plus vite encore. ª
Dans cette partie de l’Afrique, pendant les orages Ãquatoriaux, il n’est pas rare de compter de trente-cinq Ãclairs par minute Le ciel est littÃralement en feu, et les Ãclats du tonnerre ne discontinuent pas.
Le vent se dÃchaÃnait avec une violence effrayante dans cette atmosphÃre embrasÃe; il tordait les nuages incandescents; on eut dit le souffle d’un ventilateur immense qui activait tout cet incendie.
Le docteur Fergusson maintenait son chalumeau â¡ pleine chaleur; le ballon se dilatait et montait; â¡ genoux, au centre de la nacelle, Kennedy retenait les rideaux de la tente Le ballon tourbillonnait â¡ donner le vertige, et les voyageurs subissaient d’inquiÃtantes oscillations. Il se faisait de grandes cavitÃs dans l’enveloppe de l’aÃrostat; le vent s’y engouffrait avec violence, et le taffetas dÃtonait sous sa pression. Une sorte de grÃle, prÃcÃdÃe d’un bruit tumultueux, sillonnait l’atmosphÃre et crÃpitait sur le Victoria. Celui-ci, cependant, continuait sa marche ascensionnelle; les Ãclairs dessinaient des tangentes enflammÃes â¡ sa circonfÃrence; il Ãtait plein feu.
´ A la garde de Dieu! dit le docteur Fergusson; nous sommes entre ses mains lui seul peut nous sauver. PrÃparons-nous â¡ tout ÃvÃnement, mÃme â¡ un incendie; notre chute peut n’Ãtre pas rapide. ª
La voix du docteur parvenait â¡ peine â¡ l’oreille de ses compagnons; mais ils pouvaient voir sa figure calme au milieu du sillonnement des Ãclairs; il regardait les phÃnomÃnes de phosphorescence produits par le feu Saint-Elme qui voltigeait sur le filet de l’aÃrostat.
Celui-ci tournoyait, tourbillonnait, mais il montait toujours; au bout d’un quart d’heure, il avait dÃpassà la zone des nuages orageux, les effluences Ãlectriques se dÃveloppaient au-dessous de lui, comme une vaste couronne de feux d’artifices suspendus â¡ sa nacelle.
C’Ãtait lâ¡ l’un des plus beaux spectacles que la nature put donner â¡ lÃhomme. En bas, l’orage. En haut le ciel ÃtoilÃ, tranquille, muet, impassible, avec la lune projetant ses paisibles rayons sur ces nuages irritÃs.
Le docteur Fergusson consulta le baromÃtre; il donna douze mille pieds d’ÃlÃvation. Il Ãtait onze heures du soir.
´ Grâce au ciel, tout danger est passÃ, dit-il; il nous suffit de nous maintenir â¡ cette hauteur.
C’Ãtait effrayant! rÃpondit Kennedy.
–Bon, rÃpliqua Joe, cela jette de la diversità dans le voyage, et je ne suis pas fâchà d’avoir vu un orage d’un peu haut. C’est un joli spectacle! ª
CHAPITRE XVII
Les montagnes de la Lune.–Un ocÃan de verdure.
Vers six heures du matin, le lundi, le soleil s’Ãlevait au-dessus de lÃhorizon; les nuages se dissipÃrent, et un joli vent rafraÃchit ces premiÃre lueurs matinales.
La terre, toute parfumÃe, reparut aux yeux des voyageurs. Le ballon, tournant sur place au milieu des courants opposÃs, avait â¡ peine dÃrivÃ; le docteur, laissant se contracter le gaz, descendit afin de saisir une direction plus septentrionale. Longtemps ses recherches furent vaines; le vent l’entraÃna dans l’ouest, jusqu’en vue des cÃlÃbres montagnes de la Lune, qui s’arrondissent en demi-cercle autour de la pointe du lac Tanganayika; leur chaÃne, peu accidentÃe, se dÃtachait sur l’horizon bleuâtre; on eut dit une fortification naturelle, infranchissable aux explorateur du centre de l’Afrique; quelques cÃnes isolÃs portaient la trace des neiges Ãternelles.
Nous voilâ¡, dit le docteur, dans un pays inexplorÃ; le capitaine Burton s’est avancà fort avant dans lÃouest; mais il n’a pu atteindre ces montagnes cÃlÃbres; il en a mÃme nià l’existence, affirmÃe par Speke son compagnon; il prÃtend qu’elles sont nÃes dans l’imagination de ce dernier; pour nous, mes amis, il n’y a plus de doute possible.
–Est-ce que nous les franchirons! demanda Kennedy.
–Non pas, s’il plaÃt â¡ Dieu; j’espÃre trouver un vent favorable qui me ramÃnera â¡ l’Ãquateur; j’attendrai mÃme, s’il le faut, et je ferai du Victoria comme d’un navire qui jette l’ancre par les vents contraires.
Mais les prÃvisions du docteur ne devaient pas tarder â¡ se rÃaliser. AprÃs avoir essayà diffÃrentes hauteurs, le Victoria fila dans le nord-est avec une vitesse moyenne.
´ Nous sommes dans la bonne direction, dit-il en consultant sa boussole, et â¡ peine â¡ deux cents pieds de terre, toutes circonstances heureuses pour reconnaÃtre ces rÃgions nouvelles; le capitaine Speke, en allant â¡ la dÃcouverte du lac UkÃrÃouà remontait plus â¡ lÃest, en droite ligne au dessus de Kazeh.
–Irons-nous longtemps de la sorte? demanda Kennedy.
–Peut-Ãtre; notre but est de pousser une pointe du cÃtà des sources du Nil, et nous avons plus de six cents milles â¡ parcourir, jusqu’â¡ la limite extrÃme atteinte par les explorateurs venus du Nord.
–Et nous ne mettrons pied â¡ terre, fit Joe, histoire de se dÃgourdir les jambes?
–Si vraiment; il faudra d’ailleurs mÃnager nos vivres, et, chemin faisant, mon brave Dick, tu nous approvisionneras de viande fraÃche.
–DÃs que tu le voudras, ami Samuel.
–Nous aurons aussi â¡ renouveler notre rÃserve dÃeau. Qui sait si nous ne serons pas entraÃnÃs vers des contrÃes arides. On ne saurait donc prendre trop de prÃcautions. ª
A midi, le Victoria se trouvait par 29â 15, de longitude et 3â 15′ de latitude. Il dÃpassait le village d’Uyofu, derniÃre limite septentrionale de l’Unyamwezi, par le travers du lac UkÃrÃouÃ, que l’on ne pouvait encore apercevoir.
Les peuplades rapprochÃes de l’Ãquateur semblent Ãtre un peu plus civilisÃes, et sont gouvernÃes par des monarques absolus, dont le despo-tisme est sans bornes; leur rÃunion la plus compacte constitue la province de Karagwah.
Il fut dÃcidà entre les trois voyageurs qu’ils accosteraient la terre au premier emplacement favorable. On devait faire une halte prolongÃe, et l’aÃrostat serait soigneusement passà en revue; la flamme du chalumeau fut modÃrÃe; les ancres lancÃes au dehors de la nacelle vinrent bientÃt raser les hautes herbes d’une immense prairie; d’une certaine hauteur, elle paraissait couverte d’un gazon ras, mais en rÃalità ce gazon avait de sept â¡ huit pieds d’Ãpaisseur.
Le Victoria effleurait ces herbes sans les courber, comme un papillon gigantesque. Pas un obstacle en vue. C’Ãtait comme un ocÃan de verdure sans un seul brisant.
´ Nous pourrons courir longtemps de la sorte, dit Kennedy; je n’aperÃois pas un arbre dont nous puissions nous approcher; la chasse me parait compromise.
–Attends, mon cher Dick; tu ne pourrais pas chasser dans ces herbes plus hautes que toi; nous finirons par trouver une place favorable. ª
C’Ãtait en vÃrità une promenade charmante, une vÃritable navigation sur cette mer si verte, presque transparente, avec de douces ondulations au souffle du vent. La nacelle justifiait bien son nom, et semblait fendre des flots, â¡ cela prÃs qu’une volÃe dÃoiseaux aux splendides couleurs s’Ãchappait parfois des hautes herbes avec mille cris joyeux; les ancres plongeaient dans ce lac de fleurs, et traÃaient un sillon qui se refermait derriÃre elles, comme le sillage d’un vaisseau.
Tout â¡ coup, le ballon Ãprouva une forte secousse; l’ancre avait mordu sans doute une fissure de roc cachÃe sous ce gazon gigantesque.
´ Nous sommes pris, fit Joe.
–Eh bien! jette l’Ãchelle, ª rÃpliqua le chasseur.
Ces paroles n’Ãtaient pas achevÃes, qu’un cri aigu retentit dans l’air, et les phrases suivantes, entrecoupÃes d’exclamations, s’ÃchappÃrent de la bouche des trois voyageurs.
´ Qu’est cela?
–Un cri singulier!
–Tiens! nous marchons!
–L’ancre a dÃrapÃ.
–Mais non! elle tient toujours, fit Joe, qui halait sur la corde.
–C’est le rocher qui marche!
Un vaste remuement se fit dans les herbes, et bientÃt une forme allongÃe et sinueuse sÃÃleva au-dessus d’elles.
´ Un serpent! fit Joe.
–Un serpent! s’Ãcria Kennedy en armant sa carabine.
–Eh non! dit le docteur, c’est une trompe d’ÃlÃphant.
–Un ÃlÃphant, Samuel! ª
Et Kennedy, ce disant, Ãpaula son arme.
´ Attends, Dick, attends!
–Sans doute! L’animal nous remorque.
–Et du bon cÃtÃ, Joe, du bon cÃtÃ. ª
L’ÃlÃphant s’avanÃait avec une certaine rapiditÃ; il arriva bientÃt â¡ une clairiÃre, oË l’on put le voir tout entier; â¡ sa taille gigantesque, le docteur reconnut un mâle d’une magnifique espÃce; il portait deux dÃfenses blanchâtres, d’une courbure admirable, et qui pouvaient avoir huit pieds de long; les pattes de l’ancre Ãtaient fortement prises entre elles.
L’animal essayait vainement de se dÃbarrasser avec sa trompe de la corde qui le rattachait â¡ la nacelle.
´ En avant! hardi! s’Ãcria Joe au comble de la joie, excitant de son mieux cet Ãtrange Ãquipage. Voilâ¡ encore une nouvelle maniÃre de voyager! Plus que cela de cheval! un ÃlÃphant, s’il vous plaÃt.
–Mais oË nous mÃne-t-il! demanda Kennedy, agitant sa carabine qui lui brillait les mains.
–Il nous mÃne oË nous voulons aller, mon cher Dick! Un peu de patience!
–´ Wig a more! Wig a more! ª comme disent les paysans d’â¦cosse, s’Ãcriait le joyeux Joe. En avant! en avant! ª
L’animal prit un galop fort rapide; il projetait sa trompe de droite et de gauche, et, dans ses ressauts, il donnait de violentes secousses â¡ la nacelle. Le docteur, la hache â¡ la main, Ãtait prÃt â¡ couper la corde s’il y avait lieu.
´ Mais, dit-il, nous ne nous sÃparerons de notre ancre qu’au dernier moment. ª
Cette course, â¡ la suite d’un ÃlÃphant, dura prÃs d’une heure et demie; l’animal ne paraissait aucunement fatiguÃ; ces Ãnormes pachydermes peuvent fournir des trottes considÃrables, et, d’un jour â¡ l’autre, on les retrouve â¡ des distances immenses, comme les baleines dont ils ont la masse et la rapiditÃ.
´ Au fait, disait Joe, c’est une baleine que nous avons harponnÃe, et nous ne faisons qu’imiter la manúuvre des baleiniers pendant leurs pÃches. ª
Mais un changement dans la nature du terrain obligea le docteur â¡ modifier son moyen de locomotion.
Un bois Ãpais de camaldores apparaissait au nord de la prairie et â¡ trois milles environ; il devenait dÃs lors nÃcessaire que le ballon fËt sÃparà de son conducteur.
Kennedy fut donc chargà d’arrÃter l’ÃlÃphant dans sa course; il Ãpaula sa carabine; mais sa position n’Ãtait pas favorable pour atteindre l’animal avec succÃs; une premiÃre balle, tirÃe au crâne, s’aplatit comme sur une plaque de tÃle; l’animal n’en parut aucunement troublÃ; au bruit de la dÃcharge, son pas s’accÃlÃra, et sa vitesse fut celle d’un cheval lancà au galop.
´ Diable! dit Kennedy.
–Quelle tÃte dure! fit Joe.
–Nous allons essayer de quelques balles coniques au dÃfaut dorà au dÃfaut de lÃÃpaule, ª reprit Dick en chargeant; sa carabine avec soin, et il fit feu.
L’animal poussa un cri terrible, et continua de plus belle.
´ Voyons, dit Joe en s’armant de l’un des fusils, il faut que je vous aide, Monsieur Dick, ou cela n’en finira pas. ª
Et deux balles allÃrent se loger dans les flancs de la bÃte.
L’ÃlÃphant s’arrÃta, dressa sa trompe, et reprit â¡ toute vitesse sa course vers le bois; il secouait sa vaste tÃte, et le sang commenÃait â¡ couler â¡ flots de ses blessures.
´ Continuons notre feu, Monsieur Dick.
–Et un feu nourri, ajouta le docteur, nous ne sommes pas â¡ vingt toises du bois! ª
Dix coups retentirent encore. LÃÃlÃphant fit un bond effrayant; la nacelle et le ballon craquÃrent â¡ faire croire que tout Ãtait brisÃ; la secousse fit tomber la hache des mains du docteur sur le sol.
La situation devenait terrible alors; le câble de l’ancre fortement assujetti ne pouvait Ãtre ni dÃtachÃ, ni entamà par les couteaux des voyageurs; le ballon approchait rapidement du bois, quand l’animal reÃut une balle dans l’úil au moment oË il relevait la tÃte; il s’arrÃta, hÃsita; ses genoux pliÃrent; il prÃsenta son flanc au chasseur.
´ Une balle au cúur, ª dit celui-ci, en dÃchargeant une derniÃre fois la carabine.
L’ÃlÃphant poussa un rugissement de dÃtresse et d’agonie; il se redressa un instant en faisant tournoyer sa trompe, puis il retomba de tout son poids sur une de ses dÃfenses qu’il brisa net. Il Ãtait mort.
´ Sa dÃfense est brisÃe! s’Ãcria Kennedy. De l’ivoire qui en Angleterre vaudrait trente-cinq guinÃes les demi-livres!
–Tant que cela, fit Joe, en s’affalant jusqu’â¡ terre par la corde de l’ancre.
–A quoi servent tes regrets, mon cher Dick? rÃpondit le docteur Fergusson. Est-ce que nous sommes des trafiquants d’ivoire? Sommes-nous venus ici pour faire fortune? ª
Joe visita l’ancre; elle Ãtait solidement retenue â¡ la dÃfense demeurÃe intacte. Samuel et Dick sautÃrent sur le sol, tandis que l’aÃrostat â¡ demi dÃgonflà se balanÃait au-dessus du corps de l’animal.
La magnifique bÃte! s’Ãcria Kennedy. Quelle masse! Je n’ai jamais vu dans l’Inde un ÃlÃphant de cette taille!
–Cela n’a rien d’Ãtonnant, mon cher Dick; les ÃlÃphants du centre de L’Afrique sont les plus beaux. Les Anderson, les Cumming les ont tellement chassÃs aux environs du Cap, qu’ils Ãmigrent vers l’Ãquateur, oË nous les rencontrerons souvent en troupes nombreuses.
–En attendant, rÃpondit Joe, j’espÃre que nous goËterons un peu de celui-lâ¡! Je m’engage â¡ vous procurer un repas succulent aux dÃpens de cet animal. M. Kennedy va chasser pendant une heure ou deux, M. Samuel va passer l’inspection du Victoria, et, pendant ce temps, je vais faire la cuisine.
–Voilâ¡ qui est bien ordonnÃ, rÃpondit le docteur. Fais â¡ ta guise.
–Pour moi, dit le chasseur, Je vais prendre le deux heures de libertà que Joe a daignà m’octroyer.
–Va, mon ami; mais pas dÃimprudence. Ne tÃÃloigne pas.
–Sois tranquille. ª
Et Dick, armà de son fusil, s’enfonÃa dans le bois.
Alors Joe s’occupa de ses fonctions. Il fit d’abord dans la terre un trou profond de deux pieds; il le remplit de branches sÃches qui couvraient le sol, et provenaient des trouÃes faites dans le bois par les ÃlÃphants dont on voyait les traces. Le trou rempli, il entassa au-dessus du bËcher haut de deux pieds, et il y mit le feu.
Ensuite il retourna vers le cadavre de l’ÃlÃphant, tombà ⡠dix toises du bois â¡ peine; il dÃtacha adroitement la trompe qui mesurait prÃs de deux pieds de largeur â¡ sa naissance; il en choisit la partie la plus dÃlicate, et y joignit un des pieds spongieux de l’animal; ce sont en effet les morceaux par excellence, comme la bosse du bison, la patte de l’ours ou la hure du sanglier.
Lorsque le bËcher fut entiÃrement consumà ⡠l’intÃrieur et â¡ l’extÃrieur, le trou, dÃbarrassà des cendres et des charbons, offrit une tempÃrature trÃs ÃlevÃe; les morceaux de l’ÃlÃphant, entourÃs de feuilles aromatiques, furent dÃposÃs au fond de ce four improvisÃ, et recouverts de cendres chaudes; puis, Joe Ãleva un second bËcher sur le tout, et quand le bois fut consumÃ, la viande Ãtait cuite â¡ point.
Alors Joe retira le dÃner de la fournaise; il dÃposa cette viande appÃtissante sur des feuilles vertes, et disposa son repas au milieu d’une magnifique pelouse; il apporta des biscuits, de l’eau-de-vie, du cafÃ, et puisa une eau fraÃche et limpide â¡ un ruisseau voisin.
Ce festin ainsi dressà faisait plaisir â¡ voir, et Joe pensait, sans Ãtre trop fier, qu’il ferait encore plus de plaisir â¡ manger.
Un voyage sans fatigue et sans danger! rÃpÃtait-il. Un repas â¡ ses heures! un hamac perpÃtuel! qu’est-ce que l’on peut demander de plus?
Et ce bon M. Kennedy qui ne voulait pas venir! ª
De son cÃtÃ, le docteur Fergusson se livrait â¡ un examen sÃrieux de lÃaÃrostat. Celui-ci ne paraissait pas avoir souffert de la tourmente; le taffetas et la gutta-perca avaient merveilleusement rÃsistÃ; en prenant la hauteur actuelle du sol, et en calculant la force ascensionnelle du ballon, il vit avec satisfaction que l’hydrogÃne Ãtait en mÃme quantitÃ; lÃenveloppe Jusque-lâ¡ demeurait entiÃrement impermÃable.
Depuis cinq jours seulement, les voyageurs avaient quittà Zanzibar; le pemmican n’Ãtait pas encore entamÃ; les provisions de biscuit et de viande conservÃe suffisaient pour un long voyage; il n’y eut donc que la rÃserve d’eau â¡ renouveler.
Les tuyaux et le serpentin paraissaient Ãtre en parfait Ãtat; grâce â¡ leurs articulations de caoutchouc, ils s’Ãtaient prÃtÃs â¡ toutes les oscillations de lÃaÃrostat.
Son examen terminÃ, le docteur sÃoccupa de mettre ses notes en ordre. Il fit une esquisse trÃs rÃussie de la campagne environnante, avec la longue prairie â¡ perte de vue, la forÃt de camaldores, et le ballon immobile sur le corps du monstrueux ÃlÃphant.
Au bout de ses deux heures, Kennedy revint avec un chapelet de perdrix grasses, et un cuissot d’oryx, sorte de gemsbok, appartenant â¡ l’espÃce la plus agile des antilopes. Joe se chargea de prÃparer ce surcroÃt de provisions.
´ Le dÃner est servi, ª s’Ãcria-t-il bientÃt de sa plus belle voix.
Et les trois voyageurs n’eurent qu’â¡ s’asseoir sur la pelouse verte; les pieds et la trompe d’ÃlÃphant furent dÃclarÃs exquis; on but â¡ l’Angleterre comme toujours, et de dÃlicieux havanes parfumÃrent pour la premiÃre fois cette contrÃe charmante.
Kennedy mangeait, buvait et causait comme quatre; il Ãtait enivrÃ; il proposa sÃrieusement â¡ son ami le docteur de s’Ãtablir dans cette forÃt, d’y construire une: cabane de feuillage, et d’y commencer la dynastie des Robinsons africains.
La proposition n’eut pas autrement de suite, bien que Joe se fËt proposà pour remplir le rÃle de Vendredi.
La campagne semblait si tranquille, si dÃserte, que le docteur rÃsolut de passer la nuit â¡ terre. Joe dressa un cercle de feux, barricade indispensable contre les bÃtes fÃroces; les hyÃnes, les couguars, les chacals, attirÃs par l’odeur de la chair d’ÃlÃphant, rodÃrent aux alentours. Kennedy dut â¡ plusieurs reprises dÃcharger sa carabine sur des visiteurs trop audacieux; mais enfin la nuit s’acheva sans incident fâcheux.
CHAPITRE XVIII
Le Karagwah.–Le lac UkÃrÃouÃ.–Une nuit dans une Ãle.–L’â¦quateur.–TraversÃe du lac.–Les cascades.–Vue du pays.–Les sources du Nil.–L’Ãle Benga.–La signature d’Andres.–Debono.–Le pavillon aux armes d’Angleterre.
Le lendemain dÃs cinq heures, commenÃaient les prÃparatifs du dÃpart. Joe, avec la hache qu’il avait heureusement retrouvÃe, brisa les dÃfenses de l’ÃlÃphant. Le Victoria, rendu â¡ la libertÃ, entraÃna les voyageurs vers le nord-est avec une vitesse de dix-huit milles.
Le docteur avait soigneusement relevà sa position par la hauteur des Ãtoiles pendant la soirÃe prÃcÃdente. Il Ãtait par 2â 40′ de latitude au-dessous de lÃÃquateur, soit â¡ cent soixante milles gÃographiques; il traversa de nombreux villages sans se prÃoccuper des cris provoquÃs par son apparition; il prit note de la conformation des lieux avec des vues sommaires; il franchit les rampes du RubemhÃ, presque aussi roides que les sommets de l’Ousagara, et rencontra plus tard, â¡ Tenga, les premiers ressauts des chaÃnes de Karagwah, qui, selon lui, dÃrivent nÃcessairement des montagnes de la Lune Or, la lÃgende ancienne qui faisait de ces montagnes le berceau du Nil s’approchait de la vÃritÃ, puisqu’elles confinent au lac UkÃrÃouÃ, rÃservoir prÃsumà des eaux du grand fleuve.
De Kafuro, grand district des marchands du pays, il aperÃut enfin â¡ l’horizon ce lac tant cherchÃ, que le capitaine Speke entrevit le 3 aoËt 1858.
Samuel Fergusson se sentait Ãmu, il touchait presque â¡ lÃun des points principaux de son exploration, et, la lunette â¡ l’úil, il ne perdait pas un coin de cette contrÃe mystÃrieuse que son regard dÃtaillait ainsi:
Au-dessous de lui, une terre gÃnÃralement effritÃe; â¡ peine quelques ravins cultivÃs; le terrain, parsemà de cÃnes d’une altitude moyenne, se faisait plat aux approches du lac; les champs d’orge remplaÃaient les riziÃres; lâ¡ croissaient ce plantain d’oË se lire le vin du pays, et le ´ mwani ª, plante sauvage qui sert de cafÃ. La rÃunion d’une cinquantaine de huttes circulaires recouvertes d’un chaume en fleurs, constituait la capitale du Karagwah:
On apercevait facilement les figures Ãbahies d’une race assez belle, au teint jaune brun. Des femmes d’une corpulence invraisemblable se traÃnaient dans les plantations, et le docteur Ãtonna bien ses compagnons en leur apprenant que cet embonpoint, trÃs apprÃciÃ, s’obtenait par un rÃgime obligatoire de lait caillÃ.
A midi, le Victoria se trouvait par 1â 45′ de latitude australe; â¡ une heure, le vent le poussait sur le lac.
Ce lac a Ãtà nommà Nyauza [Nyanza signifie lac] Victoria par le capitaine Speke. En cet endroit, il pouvait mesurer quatre-vingt-dix milles de largeur; â¡ son extrÃmità mÃridionale, le capitaine trouva un groupe d’Ãles, qu’il nomma archipel du Bengale. Il poussa sa reconnaissance jusqu’â¡ Muanza, sur la cÃte de l’est, oË il fut bien reÃu par le sultan. Il fit la triangulation de cette partie du lac, mais il ne put se procurer une barque, ni pour le traverser, ni pour visiter la grande Ãle dÃUkÃrÃouÃ; cette Ãle, trÃs populeuse, est gouvernÃe par trois sultans, et ne forme qu’une presqu’Ãle â¡ marÃe basse.
Le Victoria abordait le lac plus au nord, au grand regret du docteur, qui aurait voulu en dÃterminer les contours infÃrieurs. Les bords, hÃrissÃs de boissons Ãpineux et de broussailles enchevÃtrÃes, disparaissaient littÃralement sous des myriades de moustiques d’un brun clair; ce pays devait Ãtre inhabitable et inhabitÃ; on voyait des troupes d’hippopotames se vautrer dans des forÃts de roseaux, ou s’enfuir sous les eaux blanchâtres du lac.
Celui-ci, vu de haut offrait vers l’ouest un horizon si large qu’on eut dit une mer; la distance est assez grande entre les deux rives pour que des communications ne puissent s’Ãtablir; d’ailleurs les, tempÃtes y sont fortes et frÃquentes, car les vents font rage dans ce bassin Ãlevà et dÃcouvert.
Le docteur eut de la peine â¡ se diriger; il craignait d’Ãtre entraÃnà vers lÃest; mais heureusement un courant le porta directement au nord, et, â¡ six heures du soir, le Victoria s’Ãtablit dans une petite Ãle dÃserte, par 0â 30′ de latitude, et 32â 52′ de longitude â¡ vingt milles de la cÃte.
Les voyageurs purent s’accrocher â¡ un arbre, et, le vent s’Ãtant calmà vers le soir, ils demeurÃrent tranquillement sur leur ancre. On ne pouvait songer â¡ prendre terre; ici, comme sur les bords du Nyanza, des lÃgions de moustiques couvraient le sol d’un nuage Ãpais Joe mÃme revint de l’arbre couvert de piqËres; mais il ne se fâcha pas, tant il trouvait cela naturel de la part des moustiques.
NÃanmoins, le docteur, moins optimiste; fila le plus de corde qu’il put, afin d’Ãchapper â¡ ces impitoyables insectes qui s’Ãlevaient avec un murmure inquiÃtant.
Le docteur reconnut la hauteur du lac au-dessus du niveau de la mer, telle que l’avait dÃterminÃe le capitaine Speke, soit trois mille sept cent cinquante pieds.
´ Nous voici donc dans une Ãle! dit Joe, qui se grattait â¡ se rompre les poignets.
–Nous en aurions vite fait le tour, rÃpondit le chasseur, et, sauf ces aimables insectes, on n’y aperÃoit pas un Ãtre vivant.
—Les Ãles dont le lac est parsemÃ, rÃpondit le docteur Fergusson, ne sont, â¡ vrai dire, que des sommets de collines immergÃes; mais nous sommes heureux d’y avoir rencontrà un abri, car les rives du lac sont habitÃes par des tribus fÃroces. Dormez donc, puisque le ciel nous prÃpare une nuit tranquille.
–Est-ce que tu n’en feras pas autant, Samuel?
–Non; je ne pourrais fermer l’úil. Mes pensÃes chasseraient tout sommeil. Demain, mes amis, si le vent est favorable, nous marcherons droit au nord, et nous dÃcouvrirons peut-Ãtre les sources du Nil, ce secret demeurà impÃnÃtrable. Si prÃs des sources du grand fleuve, je ne saurais dormir. ª
Kennedy et Joe, que les prÃoccupations scientifiques ne troublaient pas â¡ ce point, ne tardÃrent pas â¡ s’endormir profondÃment sous la garde du docteur.
Le mercredi 23 avril, le Victoria appareillait â¡ quatre heures du matin par un ciel grisâtre; la nuit quittait difficilement les eaux du lac, qu’un Ãpais brouillard enveloppait, mais bientÃt un vent violent dissipa toute cette brume. Le Victoria fut balancà pendant quelques minutes en sens divers et enfin remonta directement vers le nord.
Le docteur Fergusson frappa des mains avec joie.
´ Nous sommes en bon chemin! s’Ãcria-t-il. Aujourd’hui ou jamais nous verrons le Nil! Mes amis, voici que nous franchissons l’â¦quateur! nous entrons dans notre hÃmisphÃre!
–Oh! fit Joe; vous pensez, mon maÃtre, que lÃÃquateur passe par ici?
–Ici mÃme mon brave garÃon!
–Eh bien! sauf votre respect, il me paraÃt convenable de l’arroser sans perdre de temps.
–Va pour un verre de grog! rÃpondit le docteur en riant; tu as une maniÃre d’entendre la cosmographie qui n’est point sotte.
Et voilâ¡ comment fut cÃlÃbrà le passage de la ligne â¡ bord du Victoria.
Celui-ci filait rapidement. On apercevait dans l’ouest la cÃte basse et peu accidentÃe; au fond, les plateaux plus ÃlevÃs de l’Uganda et de l’Usoga. La vitesse du vent devenait excessive: prÃs de trente milles â¡ l’heure.
Les eaux du Nyanza, soulevÃes avec violence, Ãcumaient comme les vagues d’une mer. A certaines lames de fond qui se balanÃaient longtemps aprÃs les accalmies, le docteur reconnut que le lac devait avoir une grande profondeur A peine une ou deux barques grossiÃres furent-elles entrevues pendant cette rapide traversÃe.
´ Le lac, dit le docteur, est Ãvidemment, par sa position ÃlevÃe, le rÃservoir naturel des fleuves de la partie orientale d’Afrique; le ciel lui rend en pluie ce qu’il enlÃve en vapeurs â¡ ses effluents Il me paraÃt certain que le Nil doit y prendre sa source.
–Nous verrons bien, ª rÃpliqua Kennedy.
Vers neuf heures, la cÃte de l’ouest se rapprocha; elle paraissait dÃserte et boisÃe. Le vent s’Ãleva un peu vers l’est, et l’on put entrevoir l’autre rive du lac. Elle se courbait de maniÃre â¡ se terminer par un angle trÃs ouvert, vers 2â40′ de latitude septentrionale. De hautes montagnes dressaient leurs pics arides â¡ cette extrÃmità du Nyanza; mais entre elles une gorge profonde et sinueuse livrait passage â¡ une riviÃre bouillonnante.
Tout en manúuvrant son aÃrostat, le docteur Fergusson examinait le pays d’un regard avide.
´ Voyez! s’Ãcria-t-il, voyez, mes amis! les rÃcits des Arabes Ãtaient exacts! Ils parlaient d’un fleuve par lequel le lac UkÃrÃouà se dÃchargeait vers le nord, et ce fleuve existe, et nous le descendons, et il coule avec une rapidità comparable â¡ notre propre vitesse! Et cette goutte d’eau qui s’enfuit sous nos pieds va certainement se confondre avec les flots de la MÃditerranÃe! C’est le Nil!
–C’est le Nil! rÃpÃta Kennedy, qui se laissait prendre â¡ l’enthousiasme de Samuel Fergusson.
–Vive le Nil! dit Joe, qui s’Ãcriait volontiers vive quelque chose quand il Ãtait en joie.
Des rochers Ãnormes embarrassaient Ãâ¡ et lâ¡ le cours de cette mystÃrieuse riviÃre. L’eau Ãcumait; il se faisait des rapides et des cataractes qui confirmaient le docteur dans ses prÃvisions. Des montagnes environnantes se dÃversaient de nombreux torrents, Ãcumants dans leur chute; lÃúil les comptait par centaines. On voyait sourdre du sol de minces filets d’eau ÃparpillÃs, se croisant, se confondant, luttant de vitesse, et tous couraient â¡ cette riviÃre naissante, qui se faisait fleuve aprÃs les avoir absorbÃs.
´ Voilâ¡ bien le Nil, rÃpÃta le docteur avec conviction. L’origine de son nom a passionnà les savants comme l’origine de ses eaux; on l’a fait venir du grec, du copte, du sanscrit [Un savant byzantin voyait dans Neilos un nom arithmÃtique. N reprÃsentait 50, E 5, I 10, L 30, O 70, S 200: ce qui fait le nombre des jours de l’annÃe]; peu importe, aprÃs tout, puisqu’il a dË livrer enfin le secret de ses sources!
–Mais, dit le chasseur, comment s’assurer de l’identità de cette riviÃre et de celle que les voyageurs du nord ont reconnue!
–Nous aurons des preuves certaines, irrÃcusables, infaillibles, rÃpondit Fergusson, si le vent nous favorise une heure encore. ª
Les montagnes se sÃparaient, faisant place â¡ des villages nombreux, â¡ des champs cultivÃs de sÃsame, de dourrah, de cannes â¡ sucre. Les tribus de ces contrÃes se montraient agitÃes, hostiles; elles semblaient plus prÃs de la colÃre que de l’adoration; elles pressentaient des Ãtrangers, et non des dieux. Il semblait qu’en remontant aux sources du Nil on vint leur voler quelque chose Le Victoria dut se tenir hors de la portÃe des mousquets.
Aborder ici sera difficile, dit l’Ecossais.
–Eh bien! rÃpliqua Joe, tant pis pour ces indigÃnes; nous les priverons du charme de notre conversation.
–Il faut pourtant que je descende, rÃpondit le docteur Fergusson, ne fËt-ce qu’un quart d’heure. Sans cela, je ne puis constater les rÃsultats de notre exploration.
–C’est donc indispensable, Samuel?
–Indispensable, et nous descendrons, quand mÃme nous devrions faire le coup de fusil!
–La chose me va, rÃpondit Kennedy en caressant sa carabine.
–Quand vous voudrez, mon maÃtre, dit Joe en se prÃparant au combat.
Ce ne sera pas la premiÃre fois, rÃpondit le docteur, que l’on aura fait de la science les armes â¡ la main; pareille chose est arrivÃe â¡ un savant franÃais, dans les montagnes d’Espagne, quand il mesurait le mÃridien terrestre.
–Sois tranquille, Samuel, et fie-toi â¡ tes deux gardÃs du corps.
–Y sommes-nous, Monsieur?
–Pas encore. Nous allons mÃme nous Ãlever pour saisir la configuration exacte du pays. ª
L’hydrogÃne se dilata, et, en moins de dix minutes, le Victoria planait â¡ une hauteur de deux mille cinq cents pieds au-dessus du sol.
On distinguait de lâ¡ un inextricable rÃseau de riviÃres que le fleuve recevait dans son lit; il en venait davantage de l’ouest, entre les collines nombreuses, au milieu de campagnes fertiles.
´ Nous ne sommes pas â¡ quatre-vingt-dix milles de Gondokoro, dit le docteur en pointant sa tÃte, et â¡ moins de cinq milles du point atteint par les explorateurs venus du nord. Rapprochons-nous de terre avec prÃcaution. ª
Le Victoria s’abaissa de plus de deux mille pieds.
´ Maintenant, mes amis, soyez prÃts â¡ tout hasard.
–Nous sommes prÃts, rÃpondirent Dick et Joe.
–Bien! ª
Le Victoria marcha bientÃt en suivant le lit du fleuve, et â¡ cent pied peine. Le Nil mesurait cinquante toises en cet endroit, et les indigÃne s’agitaient tumultueusement dans les villages qui bordaient ses rives. Au deuxiÃme degrÃ, il forme une cascade â¡ pic de dix pieds de hauteur environ, et par consÃquent infranchissable.
´ Voilâ¡ bien la cascade indiquÃe par M. Debono, ª s’Ãcria le docteur.
Le bassin du fleuve s’Ãlargissait, parsemà d’Ãles nombreuses que Samuel Fergusson dÃvorait du regard; il semblait chercher un point de repÃre qu’il n’apercevait pas encore.
Quelques nÃgres s’Ãtant avancÃs dans une barque au-dessous du ballon, Kennedy les salua d’un coup de fusil, qui, sans les atteindre, les obligea â¡ regagner la rive au plus vite.
´ Bon voyage! leur souhaita Joe; â¡ leur place, je ne me hasardera pas â¡ revenir! j’aurais singuliÃrement peur d’un monstre qui lance la foudre â¡ volontÃ. ª
Mais voici que le docteur Fergusson saisit soudain sa lunette et la braqua vers une Ãle couchÃe au milieu du fleuve.
Quatre arbres! s’Ãcria-t-il; voyez, lâ¡-bas! ª
En effet, quatre arbres isolÃs s’Ãlevaient â¡ son extrÃmitÃ.
C’est l’Ãle de Benga! c’est bien elle! ajouta-t-il.
–Eh bien, aprÃs? demanda Dick.
–C’est lâ¡ que nous descendrons, s’il plaÃt â¡ Dieu!
–Mais elle paraÃt habitÃe, Monsieur Samuel!
–Joe a raison; si je ne me trompe, voilâ¡ un rassemblement d’une vingtaine d’indigÃnes.
–Nous les mettrons en fuite; cela ne sera pas difficile, rÃpondit Fergusson.
–Va comme il est dit, ª rÃpliqua le chasseur.
Le soleil Ãtait au zÃnith. Le Victoria se rapprocha de l’Ãle.
Les nÃgres, appartenant â¡ la tribu de Makado, poussÃrent des cris Ãnergiques. L’un d’eux agitait en l’air son chapeau d’Ãcorce. Kennedy le prit pour point de mire, fit feu, et le chapeau vola en Ãclats.
Ce fut une dÃroute gÃnÃrale. Les indigÃnes se prÃcipitÃrent dans le fleuve et le traversÃrent â¡ la nage; des deux rives, il vint une grÃle de balles et une pluie de flÃches, mais sans danger pour l’aÃrostat dont l’ancre avait mordu une fissure de roc. Joe se laissa couler â¡ terre.
´ L’Ãchelle! s’Ãcria le docteur. Suis-moi, Kennedy
–Que veux-tu faire?
–Descendons; il me faut un tÃmoin.
–Me voici.
–Joe, fais bonne garde.
–Soyez tranquille, Monsieur, je rÃponds de tout.
´ Viens, Dick! ª dit le docteur en mettant pied ⡠terre.
Il entraÃna son compagnon vers un groupe de rochers qui se dressaient â¡ la pointe de l’Ãle; lâ¡, il chercha quelque temps, fureta dans les broussailles, et se mit les mains en sang.
Tout d’un coup, il saisit vivement le bras du chasseur.
´ Regarde, dit-il.
–Des lettres! ª s’Ãcria Kennedy.
En effet, deux lettres gravÃes sur le roc apparaissaient dans toute leur nettetÃ. On lisait distinctement:
A. D.
´ A. D., reprit le docteur Fergusson! Andrea Debono! La signature mÃme du voyageur qui a remontà le plus avant le cours du Nil!
–Voilâ¡ qui est irrÃcusable, ami Samuel.
–Es-tu convaincu maintenant!
–C’est le Nil! nous n’en pouvons douter. ª
Le docteur regarda une derniÃre fois ces prÃcieuses initiales, dont il prit exactement la forme et les dimensions.
´ Et maintenant, dit-il, au ballon!
–Vite alors, car voici quelques indigÃnes qui se prÃparent â¡ repasser le fleuve.
–Peu nous importe maintenant! Que le vent nous pousse dans le nord pendant quelques heures, nous atteindrons Gondokoro, et nous presserons la main de nos compatriotes! ª
Dix minutes aprÃs, le Victoria s’enlevait majestueusement, pendant que le docteur Fergusson, en signe de succÃs, dÃployait le pavillon aux armes d’Angleterre.
CHAPITRE XIX
Le Nil.–La Montagne tremblante.–Souvenir du pays.–Les rÃcits des Arahes.–Les Nyam-Nyam.–RÃflexions sensÃes de Joe.–Le Victoria court des bordÃes.–Les ascensions aÃrostatiques.–Madame Blanchard.
Quelle est notre direction? demanda Kennedy en voyant son ami consulter la boussole.
–Nord-nord-ouest.
–Diable! mais ce n’est pas le nord, cela!
–Non, Dick, et je crois que nous aurons de la peine â¡ gagner Gondokoro; je le regrette, mais enfin nous avons relià les explorations de l’est â¡ celles du nord; il ne faut pas se plaindre.ª
Le Victoria s’Ãloignait peu â¡ peu du Nil.
´ Un dernier regard, fit le docteur, â¡ cette infranchissable latitude que les plus intrÃpides voyageurs n’ont jamais pu dÃpasser! Voilâ¡ bien ces intraitables tribus signalÃes par MM. Petherick, d’Arnaud, Miani, et ce jeune voyageur, M. Lejean, auquel nous sommes redevables des meilleurs travaux sur le haut Nil.
–Ainsi, demanda Kennedy, nos dÃcouvertes sont d’accord avec les pressentiments de la science?
–Tout â¡ fait d’accord. Les sources du fleuve Blanc, du Bahr-el-Abiad, sont immergÃes dans un lac grand comme une mer; c’est lâ¡ qu’il prend naissance; la poÃsie y perdra sans doute; on aimait â¡ supposer â¡ ce roi des fleuves une origine cÃleste; les anciens l’appelaient du nom d’OcÃan, et l’on n’Ãtait pas Ãloignà de croire qu’il dÃcoulait directement du soleil! Mais il faut en rabattre et accepter de temps en temps ce que la science nous enseigne; il n’y aura peut-Ãtre pas toujours des savants, il y aura toujours des poÃtes.
–On aperÃoit encore des cataractes, dit Joe.
–Ce sont les cataractes de Makedo, par trois degrÃs de latitude. Rien n’est plus exact! Que n’avons-nous pu suivre pendant quelques heures le cours du Nil!
–Et lâ¡-bas, devant nous, dit le chasseur, j’aperÃois le sommet d’une montagne.
–C’est le mont Logwek, la Montagne tremblante des Arabes; toute cette contrÃe a Ãtà visitÃe par M. Debono, qui la parcourait sous le nom de Latif Effendi. Les tribus voisines du Nil sont ennemies et se font une guerre d’extermination. Vous jugez sans peine des pÃrils, qu’il a dË affronter. ª
Le vent portait alors le Victoria vers le nord-ouest. Pour Ãviter le mont Logwek, il fallut chercher un courant plus inclinÃ.
´ Mes amis, dit le docteur â¡ ses deux compagnons, voici que nous commenÃons vÃritablement notre traversÃe africaine. Jusqu’ici nous avons surtout suivi les traces de nos devanciers. Nous allons nous lancer dans l’inconnu dÃsormais. Le courage ne nous fera pas dÃfaut?
–Jamais, s’ÃcriÃrent d’une seule voix Dick et Joe.
–En route donc, et que le ciel nous soit en aide! ª
A dix heures du soir, par-dessus des ravins, des forÃts, des villages dispersÃs, les voyageurs arrivaient au flanc de la Montagne tremblante, dont ils longeaient les rampes adoucies.
En cette mÃmorable journÃe du 23 avril, pendant une marche de quinze heures, ils avaient, sous l’impulsion d’un vent rapide, parcouru une distance de plus de trois cent quinze milles [Plus de cent vingt-cinq lieues].
Mais cette derniÃre partie du voyage les avait laissÃs sous une impression triste. Un silence complet rÃgnait dans la nacelle. Le docteur Fergusson Ãtait-il absorbà par ses dÃcouvertes? Ses deux compagnons songeaient-ils â¡ cette traversÃe au milieu de rÃgions inconnues? Il y avait de tout cela, sans doute, mÃlà ⡠de plus vifs souvenirs de l’Angleterre et des amis ÃloignÃs. Joe seul montrait une insouciante philosophie, trouvant tout naturel que la patrie ne fËt pas lâ¡ du moment qu’elle Ãtait absente; mais il respecta le silence de Samuel Fergusson et de Dick Kennedy.
A dix heures du soir, le Victoria ´ mouillait ª par le travers de la Montagne-Tremblante [La tradition rapporte qu’elle tremble dÃs qu’un musulman y pose le pied]; on prit un repas substantiel, et tous s’endormirent successivement sous la garde de chacun.
Le lendemain, des idÃes plus sereines revinrent au rÃveil; il faisait un joli temps, et le vent soufflait du bon cÃtÃ; un dÃjeuner, fort Ãgayà par Joe, acheva de remettre les esprits en belle humeur.
La contrÃe parcourue en ce moment est immense; elle confinà aux montagnes de la Lune et aux montagnes du Darfour; quelque chose de grand comme l’Europe.
Nous traversons, sans doute, dit le docteur, ce que l’on suppose Ãtre le royaume d’Usoga; des gÃographes ont prÃtendu qu’il existait au centre de l’Afrique une vaste dÃpression, un immense lac central. Nous verrons si ce systÃme a quelque apparence de vÃritÃ.
–Mais comment a-t-on pu faire cette supposition? demanda Kennedy.
–Par les rÃcits des Arabes. Ces gens-lâ¡ sont trÃs conteurs, trop conteurs peut-Ãtre. Quelques voyageurs, arrivÃs â¡ Kazeh ou aux Grands Lacs, ont vu des esclaves venus des contrÃes centrales, ils les ont interrogÃs sur leur pays, ils ont rÃuni un faisceau de ces documents divers, et en ont dÃduit des systÃmes. Au fond de tout cela, il y a toujours quelque chose de vrai, et, tu le vois, on ne se trompait pas sur l’origine du Nil.
–Rien de plus juste, rÃpondit Kennedy.
–C’est au moyen de ces documents que des essais de cartes ont Ãtà tentÃs. Aussi vais-je suivre notre route sur l’une d’elles, et la rectifier au besoin.
–Est-ce que toute cette rÃgion est habitÃe? demanda Joe.
–Sans doute, et mal habitÃe.
–Je m’en doutais.
–Ces tribus Ãparses sont comprises sous la dÃnomination gÃnÃrale de Nyam-Nyam, et ce nom n’est autre chose qu’une onomatopÃe; il reproduit le bruit de la mastication.
–Parfait, dit Joe; nyam! nyam!
–Mon brave Joe, si tu Ãtais la cause immÃdiate de cette onomatopÃe, tu ne trouverais pas cela parfait.
–Que voulez-vous dire?
–Que ces peuplades sont considÃrÃes comme anthropophages.
–Cela est-il certain?
–TrÃs certain; on avait aussi prÃtendu que ces indigÃnes Ãtaient pourvus d’une queue comme de simples quadrupÃdes; mais on a bientÃt reconnu que cet appendice appartenait aux peaux de bÃte dont ils sont revÃtus.
–Tant pis! une queue est fort agrÃable pour chasser les moustiques.
–C’est possible, Joe; mais il faut relÃguer cela au rang des fables, tout comme les tÃtes de chiens que le voyageur Brun-Rollet attribuait â¡ certaines peuplades.
–Des tÃtes de chiens? Commode pour aboyer et mÃme pour Ãtre anthropophage!
–Ce qui est malheureusement avÃrÃ, c’est la fÃrocità de ces peuples, trÃs avides de la chair humaine qu’ils recherchent avec passion.
–Je demande, dit Joe, qu’ils ne se passionnent pas trop pour mon individu.
–Voyez-vous cela! dit le chasseur.
–C’est ainsi, Monsieur Dick. Si jamais je dois Ãtre mangà dans un moment de disette, je veux que ce soit â¡ votre profit et â¡ celui de mon maÃtre! Mais nourrir ces moricauds, fi donc! j’en mourrais de honte!
–Eh bien! mon brave Joe, fit Kennedy, voilâ¡ qui est entendu, nous comptons sur toi â¡ l’occasion.
–A votre service, Messieurs.
–Joe parle de la sorte, rÃpliqua le docteur, pour que nous prenions soin de lui, en l’engraissant bien.
–Peut-Ãtre! rÃpondit Joe; l’homme est un animal si ÃgoÃste! ª
Dans l’aprÃs-midi, le ciel se couvrit d’un brouillard chaud qui suintait du sol; l’embrun permettait â¡ peine de distinguer les objets terrestres; aussi, craignant de se heurter contre quelque pic imprÃvu, le docteur donna vers cinq heures le signal d’arrÃt.
La nuit se passa sans accident, mais il avait fallu redoubler de vigilance par cette profonde obscuritÃ.
La mousson souffla avec une violence extrÃme pendant la matinÃe du lendemain; le vent s’engouffrait dans les cavitÃs infÃrieures du ballon; sÃagitait violemment l’appendice par lequel pÃnÃtraient les tuyaux de dilatation; on dut les assujettir par des cordes, manúuvre dont Joe s’acquitta fort adroitement.
Il constata en mÃme temps que l’orifice de l’aÃrostat demeurait hermÃtiquement fermÃ.
´ Ceci a un a double importance pour nous, dit le docteur Fergusson; nous Ãvitons d’abord la dÃperdition d’un gaz prÃcieux; ensuite, nous ne laissons point autour de nous une traÃnÃe inflammable, â¡ laquelle nous finirions par mettre le feu.
–Ce serait un fâcheux incident de voyage, dit Joe.
–Est-ce que nous serions prÃcipitÃs â¡ terre? demanda Dick.
–PrÃcipitÃs, non! Le gaz brËlerait tranquillement, et nous descendrions peu â¡ peu. Pareil accident est arrivà ⡠une aÃronaute franÃaise, madame Blanchard; elle mit le feu â¡ son ballon en lanÃant des piÃces d’artifice, mais elle ne tomba pas, et elle ne se serait pas tuÃe, sans doute, si sa nacelle ne se fËt heurtÃe â¡ une cheminÃe, d’oË elle fut jetÃe â¡ terre.
–EspÃrons que rien de semblable ne nous arrivera, dit le chasseur; jusqu’ici notre traversÃe ne me parait pas dangereuse, et je ne vois pas de raison qui nous empÃche d’arriver â¡ notre but.
–Je n’en vois pas non plus, mon cher Dick; les accidents, d’ailleurs, ont toujours Ãtà causÃs par l’imprudence des aÃronautes ou par la mauvaise construction de leurs appareils. Cependant, sur plusieurs milliers d’ascensions aÃrostatiques, on ne compte pas vingt accidents ayant causà la mort. En gÃnÃral, ce sont les attÃrissements et les dÃparts qui offrent le plus de dangers. Aussi, en pareil cas, ne devons-nous nÃgliger aucune prÃcaution.
–Voici l’heure du dÃjeuner, dit Joe; nous nous contenterons de viande conservÃe et de cafÃ, jusqu’â¡ ce que M. Kennedy ait trouvà moyen de nous rÃgaler d’un bon morceau de venaison.
CHAPITRE XX
La bouteille cÃleste.–Les figuiers-palmiers.–Les ´ mammoth trees. ª L’arbre de guerre.–L’attelage ailÃ.–Combats de deux peuplades.–Massacre.–Intervention divine.
Le vent devenait violent et irrÃgulier. Le Victoria courait de vÃritables bordÃes dans les airs. Rejetà tantÃt dans le nord, tantÃt dans le sud, il ne pouvait rencontrer un souffle constant.
´ Nous marchons trÃs vite sans avancer beaucoup, dit Kennedy, en remarquant les frÃquentes oscillations de l’aiguille aimantÃe,
–Le Victoria file avec une vitesse d’au moins trente lieues â¡ l’heure, dit Samuel Fergusson. Penchez-vous, et voyez comme la campagne disparaÃt rapidement sous nos pieds. Tenez! cette forÃt a l’air de se prÃcipiter au-devant de nous!
–La forÃt est dÃjâ¡ devenue une clairiÃre, rÃpondit le chasseur.
–Et la clairiÃre un village, riposta Joe, quelques instants plus tard. Voilâ¡-t-il des faces de nÃgres assez Ãbahies!
–C’est bien naturel, rÃpondit le docteur. Les paysans de France, â¡ la premiÃre apparition des ballons, ont tirà dessus, les prenant pour de monstres aÃriens; il est donc permis â¡ un nÃgre du Soudan d’ouvrir de grands yeux.
–Ma foi! dit Joe, pendant que le Victoria rasait un village â¡ cent pied du sol, je m’en vais leur jeter une bouteille vide, avec votre permission mon maÃtre; si elle arrive saine et sauve, ils l’adoreront; si elle se casse ils se feront des talismans avec les morceaux! ª
Et, ce disant, il lanÃa une bouteille, qui ne manqua pas de se briser en mille piÃces, tandis que les indigÃnes se prÃcipitaient dans leurs hutte rondes, en poussant de grands cris.
Un peu plus loin, Kennedy s’Ãcria:
´ Regardez donc cet arbre singulier! il est d’une espÃce par en haut, et d’une autre par en bas.
–Bon! fit Joe; voilâ¡ un pays oË les arbres poussent les uns sur les autres.
–C’est tout simplement un tronc de figuier, rÃpondit le docteur, sur lequel il s’est rÃpandu un peu de terre vÃgÃtale. Le vent un beau jour y a jetà une graine de palmier, et le palmier a poussà comme en plein champ.
–Une fameuse mode, dit Joe, et que j’importerai en Angleterre; cela fera bien dans les parcs de Londres; sans compter que ce serait un moyen de multiplier les arbres â¡ fruit; on aurait des jardins en hauteur; voilâ¡ qui sera goËtà de tous les petits propriÃtaires. ª
En ce moment, il fallut Ãlever le Victoria pour franchir une forÃt d’arbres hauts de plus de trois cents pieds, sortes de banians sÃculaires.
´ Voilâ¡ de magnifiques arbres, s’Ãcria Kennedy; je ne connais rien de beau comme l’aspect de ces vÃnÃrables forÃts. Vois donc, Samuel.
–La hauteur de ces banians est vraiment merveilleuse, mon cher Dick; et cependant elle n’aurait rien d’Ãtonnant dans les forÃts du Nouveau-Monde.
–Comment! il existe des arbres plus ÃlevÃs?
–Sans doute, parmi ceux que nous appelons les ´ mammouth trees. ª
Ainsi, en Californie, on a trouvà un cÃdre Ãlevà de quatre cent cinquante pieds, hauteur qui dÃpasse la tour du Parlement, et mÃme la grande pyramide d’â¦gypte. La base avait cent vingt pieds de tour, et les couches concentriques de son bois lui donnaient plus de quatre mille ans d’existence.
–Eh! Monsieur, cela n’a rien d’Ãtonnant alors! Quand on vit quatre mille ans, quoi de plus naturel que d’avoir une belle taille? ª
Mais, pendant l’histoire du docteur et la rÃponse de Joe, la forÃt avait dÃjâ¡ fait place â¡ une grande rÃunion de huttes circulairement disposÃes autour d’une place. Au milieu croissait un arbre unique, et Joe de s’Ãcrier â¡ sa vue:
Eh bien! s’il y a quatre mille ans que celui-lâ¡ produit de pareilles fleurs, je ne lui en fais pas mon compliment. ª
Et il montrait un sycomore gigantesque dont le tronc disparaissait en entier sous un amas d’ossements humains. Les fleurs dont parlait Joe Ãtaient des tÃtes fraÃchement coupÃes, suspendues â¡ des poignards fixÃs dans l’Ãcorce.
L’arbre de guerre des cannibales! dit le docteur. Les Indiens enlÃvent la peau du crâne, les Africains la tÃte entiÃre.
–Affaire de mode, ª dit Joe.
Mais dÃjâ¡ le village aux tÃtes sanglantes disparaissait â¡ l’horizon; un autre plus loin offrait un spectacle non moins repoussant; des cadavres â¡ demi dÃvorÃs, des squelettes tombant en poussiÃre, des membres humains Ãpars Ãâ¡ et lâ¡, Ãtaient laissÃs en pâture aux hyÃnes et aux chacals.
´ Ce sont sans doute les corps des criminels; ainsi que cela se pratique dans l’Abyssinie, on les expose aux bÃtes fÃroces, qui achÃvent de les dÃvorer â¡ leur aise, aprÃs les avoir ÃtranglÃs d’un coup de dent.
–Ce n’est pas beaucoup plus cruel que la potence, dit l’â¦cossais. C’est plus sale, voilâ¡ tout.
–Dans les rÃgions du sud de l’Afrique, reprit le docteur, on se contente de renfermer le criminel dans sa propre hutte, avec ses bestiaux, et peut-Ãtre sa famille; on y met le feu, et tout brËle en mÃme temps. J’appelle cela de la cruautÃ, mais j’avoue avec Kennedy que, si la potence est moins cruelle, elle est aussi barbare. ª
Joe, avec l’excellente vue dont il se servait si bien, signala quelques bandes d’oiseaux carnassiers qui planaient â¡ l’horizon.
´ Ce sont des aigles, s’Ãcria Kennedy, aprÃs les avoir reconnus avec la lunette, de magnifiques oiseaux dont le vol est aussi rapide que le notre.
–Le ciel nous prÃserve de leurs attaques! dit le docteur; ils sont plutÃt â¡ craindre pour nous que les bÃtes fÃroces ou les tribus sauvages.
–Bah! rÃpondit le chasseur, nous les Ãcarterions â¡ coups de fusil.
–J’aime autant, mon cher Dick, ne pas recourir â¡ ton adresse; le taffetas de notre ballon ne rÃsisterait pas â¡ un de leurs coups de bec; heureusement, je crois ces redoutables oiseaux plus effrayÃs qu’attirÃs par notre machine.
–Eh mais! une idÃe, dit Joe, car aujourd’hui les idÃes me poussent par douzaines; si nous parvenions â¡ prendre un attelage d’aigles vivants, nous les attacherions â¡ notre nacelle, et ils nous traÃneraient dans les airs!
–Le moyen a Ãtà sÃrieusement proposÃ, rÃpondit le docteur; mais je le crois peu praticable avec des animaux assez rÃtifs de leur naturel.
–On les dresserait, reprit Joe; au lieu de mors, on les guiderait avec des úillÃres qui leur intercepteraient la vue; borgnes, ils iraient â¡ droite ou â¡ gauche; aveugles, ils s’arrÃteraient.
–Permets-moi, mon brave Joe, de prÃfÃrer un vent favorable â¡ tes aigles attelÃs; cela coËte moins cher â¡ nourrir, et c’est plus sËr.
–Je vous le permets, Monsieur, mais je garde mon idÃe. ª
Il Ãtait midi; le Victoria, depuis quelque temps, se tenait â¡ une allure plus modÃrÃe; le pays marchait au-dessous de lui, il ne fuyait plus.
Tout d’un coup, des cris et des sifflements parvinrent aux oreilles des voyageurs; ceux-ci se penchÃrent et aperÃurent dans une plaine ouverte un spectacle fait pour les Ãmouvoir
Deux peuplades aux prises se battaient avec acharnement et faisaient voler des nuÃes de flÃches dans les airs. Les combattants, avides de s’entre-tuer, ne s’apercevaient pas de l’arrivÃe du Victoria; ils Ãtaient environ trois cents, se choquant dans une inextricable mÃlÃe; la plupart d’entre eux, rouges du sang des blessÃs dans lequel ils se vautraient, formaient un ensemble hideux â¡ voir.
A l’apparition de l’aÃrostat, il y eut un temps d’arrÃt; les hurlements redoublÃrent; quelques flÃches furent lancÃes vers la nacelle, et l’une d’elles assez prÃs pour que Joe l’arrÃtât de la main.
´ Montons hors de leur portÃe! s’Ãcria le docteur Fergusson! Pas d’imprudence! cela ne nous est pas permis ª
Le massacre continuait de part et d’autre, â¡ coups de haches et de sagaies; dÃs qu’un ennemi gisait sur le sol, son adversaire se hâtait de lui couper la tÃte; les femmes, mÃlÃes â¡ cette cohue, ramassaient les tÃtes sanglantes et les empilaient â¡ chaque extrÃmità du champ de bataille; souvent elles se battaient pour conquÃrir ce hideux trophÃe.
´ L’affreuse scÃne! s’Ãcria Kennedy avec un profond dÃgoËt.
–Ce sont de vilains bonshommes! dit Joe AprÃs cela, s’ils avaient un uniforme, ils seraient comme tous les guerriers du monde.
–J’ai une furieuse envie d’intervenir dans le combat, reprit le chasseur en brandissant sa carabine.
–Non pas rÃpondit vivement le docteur! non pas! mÃlons-nous de ce qui nous regarde? Sais-tu qui a tort ou raison, pour jouer le rÃle de la Providence? Fuyons au plus tÃt ce spectacle repoussant! Si les grands capitaines pouvaient dominer ainsi le thÃâtre de leurs exploits, ils finiraient peut-Ãtre par perdre le goËt du sang et des conquÃtes! ª
Le chef de l’un de ces partis sauvages se distinguait par une taille athlÃtique, jointe â¡ une force d’hercule D’une main il plongeait sa lance dans les rangÃes compactes de ses ennemis, et de l’autre y faisait de grandes trouÃes â¡ coups de hache. A un moment, il rejeta loin de lui sa sagaie rouge de sang, se prÃcipita sur un blessà dont il trancha le bras d’un seul coup, prit ce bras d’une main, et, le portant â¡ sa bouche, il y mordit â¡ pleines dents.
´ Ah! dit Kennedy, lÃhorrible bÃte! je n’y tiens plus! ª
Et le guerrier, frappà d’une balle au front, tomba en arriÃre.
A sa chute, une profonde stupeur s’empara de ses guerriers; cette mort surnaturelle les Ãpouvanta en ranimant l’ardeur de leurs adversaires, et en une seconde le champ de bataille fut abandonnà de la moitià des combattants.
´ Allons chercher plus haut un courant qui nous emporte, dit le docteur. Je suis Ãcúurà de ce spectacle. ª
Mais il ne partit pas si vite qu’il ne pËt voir la tribu victorieuse, se prÃcipitant sur les morts et les blessÃs, se disputer cette chair encore chaude, et s’en repaÃtre avidement.
´ Pouah! fit Joe, cela est repoussant! ª
Le Victoria s’Ãlevait en se dilatant; les hurlements de cette horde en dÃlire le poursuivirent pendant quelques instants; mais enfin, ramenà vers le sud, il s’Ãloigna de cette scÃne de carnage et de cannibalisme.
Le terrain offrait alors des accidents variÃs, avec de nombreux cours d’eau qui s’Ãcoulaient vers l’est; ils se jetaient sans doute dans ces affluents du lac NË ou du fleuve des Gazelles, sur lequel M. Guillaume Lejean a donnà de si curieux dÃtails.
La nuit venue, le Victoria jeta l’ancre par 27â de longitude, et 4â 20′ de latitude septentrionale, aprÃs une traversÃe de 150 milles.
CHAPITRE XXI
Rumeurs Ãtranges.–Une attaque nocturne.–Kennedy et Joe dans l’arbre.–Deux coups de feu.–A moi! â¡ moi!–RÃponse en franÃais.–Le matin.–Le missionnaire.–Le plan de sauvetage.
La nuit se faisait trÃs obscure. Le docteur n’avait pu reconnaÃtre le pays; il s’Ãtait accrochà ⡠un arbre fort ÃlevÃ, dont il distinguait â¡ peine la masse confuse dans l’ombre. Suivant son habitude, il prit le quart de neuf heures, et â¡ minuit Dick vint le remplacer.
´ Veille bien, Dick, veille avec grand soin.
–Est-ce qu’il y a quelque chose de nouveau
–Non! cependant j’ai cru surprendre de vagues rumeurs au-dessous de nous; je ne sais trop oË le vent nous a portÃs; un excÃs de prudence ne peut pas nuire.
–Tu auras entendu les cris de quelques bÃtes sauvages.
–Non! cela m’a semblà tout autre chose; enfin, â¡ la moindre alerte, ne manque pas de nous rÃveiller.
–Sois tranquille. ª
AprÃs avoir Ãcoutà attentivement une derniÃre fois, le docteur, n’entendant rien, se jeta sur sa couverture et s’endormit bientÃt.
Le ciel Ãtait couvert d’Ãpais nuages, mais pas un souffle n’agitait l’air. Le Victoria, retenu sur une seule ancre, n’Ãprouvait aucune oscillation.
Kennedy, accoudà sur la nacelle de maniÃre â¡ surveiller le chalumeau en activitÃ, considÃrait ce calme obscur; il interrogeait l’horizon, et, comme il arrive aux esprits inquiets ou prÃvenus, son regard croyait parfois surprendre de vagues lueurs.
Un moment mÃme il crut distinctement en saisir une â¡ deux cents pas de distance; mais ce ne fut qu’un Ãclair, aprÃs lequel il ne vit plus rien.
C’Ãtait sans doute lÃune de ces sensations lumineuses que l’úil perÃoit dans les profondes obscuritÃs.
Kennedy se rassurait et retombait dans sa contemplation indÃcise, quand un sifflement aigu traversa les airs.
â¦tait-ce le cri d’un animal, d’un oiseau de nuit? Sortait-il de lÃvres humaines?
Kennedy, sachant toute la gravità de la situation, fut sur le point d’Ãveiller ses compagnons; mais il se dit qu’en tout cas, hommes ou bÃtes se trouvaient hors de portÃe; il visita donc ses armes, et, avec sa lunette de nuit, il plongea de nouveau son regard dans l’espace.
Il crut bientÃt entrevoir au-dessous de lui des formes vagues qui se glissaient vers lÃarbre; â¡ un rayon de lune qui filtra comme un Ãclair entre deux nuages, il reconnut distinctement un groupe d’individus s’agitant dans lÃombre.
L’aventure des cynocÃphales lui revint â¡ l’esprit; il mit la main sur lÃÃpaule du docteur.
Celui-ci se rÃveilla aussitÃt.
´ Silence, fit Kennedy, parlons ⡠voix basse.
–Il y a quelque chose?
–Oui, rÃveillons Joe. ª
DÃs que Joe se fut levÃ, le chasseur raconta ce qu’il avait vu.
´ Encore ces maudits singes? dit Joe.
–C’est possible; mais il faut prendre ses prÃcautions.
–Joe et moi, dit Kennedy, nous allons descendre dans l’arbre par l’Ãchelle.
–Et pendant ce temps, rÃpartit le docteur, je prendrai mes mesures de maniÃre â¡ pouvoir nous enlever rapidement.
–C’est convenu.
–Descendons, dit Joe.
–Ne vous servez de vos armes qu’â¡ la derniÃre extrÃmitÃ, dit le docteur; il est inutile de rÃvÃler notre prÃsence dans ces parages. ª
Dick et Joe rÃpondirent par un signe. Ils se laissÃrent glisser sans bruit vers l’arbre, et prirent position sur une fourche de fortes branches que l’ancre avait mordue.
Depuis quelques minutÃs, ils Ãcoutaient muets et immobiles dans le feuillage. A un certain froissement d’Ãcorce qui se produisit, Joe saisit la main de l’â¦cossais.
´ N’entendez-vous pas?
–Oui, cela approche.
–Si c’Ãtait un serpent? Ce sifflement que vous avez surpris…
–Non! il avait quelque chose d’humain.
–JÃaime encore mieux des sauvages, se dit Joe. Ces reptiles me rÃpugnent.
–Le bruit augmente, reprit Kennedy, quelques instants aprÃs.
–Oui! on monte, on grimpe.
–Veille de ce cÃtÃ, je me charge de l’autre.
–Bien. ª
Ils se trouvaient tous les deux isolÃs au sommet dÃune maÃtresse branche, poussÃe droit au milieu de cette forÃt quÃon appelle un baobab; l’obscurità accrue par l’Ãpaisseur du feuillage Ãtait profonde; cependant Joe, se penchant â¡ l’oreille de Kennedy et lui indiquant la partie infÃrieure de l’arbre, dit:
´ Des nÃgres. ª
Quelques mots ÃchangÃs â¡ voix basse parvinrent mÃme jusqu’aux deux voyageurs.
Joe Ãpaula son fusil.
´ Attends, ª dit Kennedy.
Des sauvages avaient en effet escaladà le baobab; ils surgissaient de toutes parts, se coulant sur les branches comme des reptiles, gravissant lentement, mais sËrement; ils se trahissaient alors par les Ãmanations de leurs corps frottÃs d’une graisse infecte.
BientÃt deux tÃtes apparurent aux regards de Kennedy et de Joe, au niveau mÃme de la branche qu’ils occupaient.
´ Attention, dit Kennedy, feu! ª
La double dÃtonation retentit comme un tonnerre, et s’Ãteignit au milieu des cris de douleur. En un moment, toute la horde avait disparu.
Mais, au milieu des hurlements, il s’Ãtait produit un cri Ãtrange, inattendu, impossible! Une voix humaine avait manifestement profÃrà ces mots en franÃais:
´ A moi! ⡠moi! ª
Kennedy et Joe, stupÃfaits, regagnÃrent la nacelle au plus vite.
Avez-vous entendu? leur dit le docteur.
–Sans doute! ce cri surnaturel: A moi! â¡ moi!
–Un FranÃais aux mains de ces barbares!
–Un voyageur!
–Un missionnaire, peut-Ãtre!
–Le malheureux, s’Ãcria le chasseur? on l’assassine, on le martyrise! ª
Le docteur cherchait vainement â¡ dÃguiser son Ãmotion.
´ On ne peut en douter, dit-il. Un malheureux FranÃais est tombà entre les mains de ces sauvages Mais nous ne partirons pas sans avoir fait tout au monde pour le sauver. A nos coups de fusil, il aura reconnu un secours inespÃrÃ, une intervention providentielle. Nous ne mentirons pas â¡ cette derniÃre espÃrance. Est-ce votre avis?
–C’est notre avis, Samuel, et nous sommes prÃts â¡ tÃobÃir.
–Combinons donc nos manúuvres, et dÃs le matin, nous chercherons â¡ l’enlever.
–Mais comment Ãcarterons-nous ces misÃrables nÃgres? Demanda Kennedy.
–Il est Ãvident pour moi, dit le docteur, â¡ la maniÃre dont ils ont dÃguerpi, qu’ils ne connaissent pas les armes â¡ feu; nous devrons donc profiter de leur Ãpouvante; mais il faut attendre le jour avant d’agir, et nous formerons notre plan de sauvetage d’aprÃs la disposition des lieux.
Ce pauvre malheureux ne doit pas Ãtre loin, dit Joe, car…
–A moi! â¡ moi! rÃpÃta la voix plus affaiblie.
–Les barbares! s’Ãcria Joe palpitant. Mais s’ils le tuent cette nuit?
–Entends-tu, Samuel, reprit Kennedy en saisissant la main du docteur, s’ils le tuent cette nuit?
–Ce n’est pas probable, mes amis; ces peuplades sauvages font mourir leurs prisonniers au grand jour; il leur faut du soleil!
–Si je profitais de la nuit, dit l’â¦cossais, pour me glisser vers ce malheureux?
–Je vous accompagne, Monsieur Dick
–ArrÃtez mes amis! arrÃtez! Ce dessein fait honneur â¡ votre cúur et â¡ votre courage; mais vous nous exposeriez tous, et vous nuiriez plus encore â¡ celui que nous voulons sauver.
–Pourquoi cela? reprit Kennedy. Ces sauvages sont effrayÃs, dispersÃs! Ils ne reviendront pas.
Dick, je t’en supplie, obÃis-moi; j’agis pour le salut commun; si, par hasard, tu te laissais surprendre, tout serait perdu!
–Mais cet infortunà qui attend, qui espÃre! Rien ne lui rÃpond! Personne ne vient â¡ son secours! Il doit croire que ses sens ont Ãtà abusÃs, qu’il n’a rien entendu!…
–On peut le rassurer, ª dit le docteur Fergusson.
Et debout, au milieu de l’obscuritÃ, faisant de ses mains un porte-voix, il s’Ãcria avec Ãnergie dans la langue de l’Ãtranger:
´ Qui que vous soyez, ayez confiance! Trois amis veillent sur vous! ª
Un hurlement terrible lui rÃpondit, Ãtouffant sans doute la rÃponse du prisonnier.
´ On l’Ãgorge! on va l’Ãgorger! s’Ãcria Kennedy. Notre intervention n’aura servi qu’â¡ hâter l’heure de son supplice! Il faut agir!
–Mais comment, Dick! Que prÃtends-tu faire au milieu de cette obscuritÃ?
–Oh! s’il faisait jour! s’Ãcria Joe.
–Eh bien, s’il faisait jour? demanda le docteur d’un ton singulier.
–Rien de plus simple, Samuel, rÃpondit le chasseur. Je descendrais â¡ terre et je disperserais cette canaille â¡ coups de fusil.
–Et toi, Joe? demanda Fergusson.
–Moi, mon maÃtre, j’agirais plus prudemment, en faisant savoir au prisonnier de s’enfuir dans une direction convenue.
–Et comment lui ferais-tu parvenir cet avis?
–Au moyen de cette flÃche que j’ai ramassÃe au vol, et â¡ laquelle j’attacherais un billet, ou tout simplement en lui parlant â¡ voix haute, puisque ces nÃgres ne comprennent pas notre langue.
–Vos plans sont impraticables, mes amis; la difficultà la plus grande serait pour cet infortunà de se sauver, en admettant qu’il parvint â¡ tromper la vigilance de ses bourreaux. Quant â¡ toi, mon cher Dick, avec beaucoup d’audace, et en profitant de l’Ãpouvante jetÃe par nos armes â¡ feu, ton projet rÃussirait peut-Ãtre; mais s’il Ãchouait, tu serais perdu, et nous au-rions deux personnes â¡ sauver au lieu d’une. Non, il faut mettre toutes les chances de notre cÃtà et agir autrement.
–Mais agir tout de suite, rÃpliqua le chasseur.
–Peut-Ãtre! rÃpondit Samuel en insistant sur ce mot.
–Mon maÃtre, Ãtes-vous donc capable de dissiper ces tÃnÃbres!
–Qui sait, Joe?
–Ah! si vous faites une chose pareille, je vous proclame le premier savant du monde. ª
Le docteur se tut pendant quelques instants; il rÃflÃchissait. Ses deux compagnons le considÃraient avec Ãmotion; ils Ãtaient surexcitÃs par cette situation extraordinaire. BientÃt Fergusson reprit la parole:
´ Voici mon plan, dit-il. Il nous reste deux cents livres de lest, puisque les sacs que nous avons emportÃs: sont encore intacts. J’admets que ce prisonnier, un homme Ãvidemment Ãpuisà par les souffrances, pÃse autant que l’un de nous; il nous restera encore une soixantaine de livres â¡ jeter afin de monter plus rapidement
–Comment comptes-tu donc manúuvrer? demanda Kennedy.
–Voici, Dick: tu admets bien que si je parviens jusqu’au prisonnier, et que je jette une quantità de lest Ãgale â¡ son poids, je n’ai rien changà ⡠l’Ãquilibre du ballon; mais alors, si je veux obtenir une ascension rapide pour Ãchapper â¡ cette tribu de nÃgres, il me put employer des moyens plus Ãnergiques que le chalumeau; or, en prÃcipitant cet excÃdant de lest au moment voulu, je suis certain de m’enlever avec une grande rapiditÃ.
–Cela est Ãvident.
–Oui, mais il y a un inconvÃnient; c’est que, pour descendre plus tard, je devrai perdre une quantità de gaz proportionnelle au surcroÃt de lest que j’aurai jetÃ. Or, ce gaz est chose prÃcieuse; mais on ne peut en regretter la perte, quand il s’agit du salut d’un homme.
–Tu as raison, Samuel, nous devons tout sacrifier pour le sauver!
–Agissons donc, et disposez ces sacs sur le bord de la nacelle, de faÃon â¡ ce qu’ils puissent Ãtre prÃcipitÃs d’un seul coup.
–Mais cette obscuritÃ?
–Elle cache nos prÃparatifs, et ne se dissipera que lorsqu’ils seront terminÃs Ayez soin de tenir toutes les armes â¡ portÃe de notre main. Peut-Ãtre faudra-t-il faire le coup de feu; or nous avons pour la carabine un coup, pour les deux fusils quatre, pour les deux revolvers douze, en tout dix-sept, qui peuvent Ãtre tirÃs en un quart de minute. Mais peut-Ãtre n’aurons-nous pas besoin de recourir â¡ tout ce fracas. Etes-vous prÃts?
–Nous sommes prÃts, ª rÃpondit Joe.
Les sacs Ãtaient disposÃs, les armes Ãtaient en Ãtat.
´ Bien; fit le docteur. Ayez lÃúil â¡ tout. Joe sera chargà de prÃcipiter le lest, et Dick d’enlever le prisonnier; mais que rien ne se fasse avant mes ordres. Joe, va d’abord; dÃtacher l’ancre, et remonte promptement dans la nacelle. ª
Joe se laissa glisser par le câble, et reparut au bout de quelques instants Le Victoria rendu libre flottait dans l’air, â¡ peu prÃs immobile.
Pendant ce temps, le docteur s’assura de la prÃsence d’une suffisante quantità de gaz dans la caisse de mÃlange pour alimenter au besoin le chalumeau sans qu’il fËt nÃcessaire de recourir pendant quelque temps â¡ l’action de la pile de Bunzen; il enleva les deux fils conducteurs parfaitement isolÃs qui servaient â¡ la dÃcomposition de l’eau; puis, fouillant dans son sac de voyage, il en retira deux morceaux de charbon taillÃs en pointe, qu’il fixa â¡ l’extrÃmità de chaque fil.
Ses deux amis le regardaient sans comprendre, mais ils se taisaient; lorsque le docteur eut terminà son travail, il se tint debout au milieu de la nacelle; il prit de chaque main les deux charbons, et en rapprocha les deux pointes.
Soudain, une intense et Ãblouissante lueur fut produite avec un insoutenable Ãclat entre les deux pointes de charbon; une gerbe immense de lumiÃre Ãlectrique brisait littÃralement l’obscurità de la nuit.
´ Oh! fit Joe, mon maÃtre!
–Pas un mot, ª dit le docteur.
CHAPITRE XXII
La gerbe de lumiÃre.–Le missionnaire.–EnlÃvement dans un rayon de lumiÃre.–Le prÃtre lazariste.–Peu d’espoir.–Soins du docteur.–Une vie d’abnÃgation.–Passage d’un volcan.
Fergusson projeta vers les divers points de l’espace son puissant rayon de lumiÃre et l’arrÃta sur un endroit oË des cris d’Ãpouvante se firent entendre Ses deux compagnons y jetÃrent un regard avide.
Le baobab au-dessus duquel se maintenait le Victoria presque immobile s’Ãlevait au centre d’une clairiÃre; entre des champs de sÃsame et de cannes â¡ sucre, on distinguait une cinquantaine de huttes basses et coniques autour desquelles fourmillait une tribu nombreuse
A cent pieds au-dessous du ballon se dressait un poteau Au pied de ce poteau gisait une crÃature humaine, un jeune homme de trente ans au plus, avec de longs cheveux noirs, â¡ demi nu, maigre, ensanglantÃ, couvert de blessures, la tÃte inclinÃe sur la poitrine, comme le Christ en croix.
Quelques cheveux plus ras sur le sommet du crâne indiquaient encore la place d’une tonsure â¡ demi effacÃe.
´ Un missionnaire! un prÃtre! s Ãcria Joe.
–Pauvre malheureux! rÃpondit le chasseur.
–Nous le sauverons, Dick! fit le docteur, nous le sauverons! ª
La foule des nÃgres, en apercevant le ballon, semblable â¡ une comÃte Ãnorme avec une queue de lumiÃre Ãclatante, fut prise d’une Ãpouvante facile â¡ concevoir. A ses cris, le prisonnier releva la tÃte. Ses yeux brillÃrent dÃun rapide espoir, et sans trop comprendre ce qui se passait, il tendit ses mains vers ces sauveurs inespÃrÃs.
´ Il vit! il vit! s’Ãcria Fergusson; Dieu soit louÃ! Ces sauvages sont plongÃs dans un magnifique effroi! Nous le sauverons! Vous Ãtes prÃts, mes amis.
–Nous sommes prÃts Samuel.
–Joe, Ãteins le chalumeau. ª
L’ordre du docteur fut exÃcutÃ. Une brise â¡ peine saisissable poussait doucement le Victoria au-dessus du prisonnier, en mÃme temps qu’il s’abaissait insensiblement avec la contraction du gaz. Pendant dix minutes environ, il resta flottant au milieu des ondes lumineuses. Fergusson plongeait sur la foule son faisceau Ãtincelant qui dessinait Ãa et lâ¡ de rapides et vives plaques de lumiÃre. La tribu, sous l’empire d’une indescriptible crainte, disparut peu â¡ peu dans ses huttes, et la solitude se fit autour du poteau. Le docteur avait donc eu raison de compter sur l’apparition fantastique du Victoria qui projetait des rayons de soleil dans cette intense obscuritÃ.
La nacelle s’approcha du sol. Cependant quelques nÃgres, plus audacieux, comprenant que leur victime allait leur Ãchapper, revinrent avec de grands cris. Kennedy prit son fusil, mais le docteur lui ordonna de ne point tirer.
Le prÃtre, agenouillÃ, n’ayant plus la force de se tenir debout, n’Ãtait pas mÃme lià ⡠ce poteau, car sa faiblesse rendait des liens inutiles. Au moment oË la nacelle arriva prÃs du sol, le chasseur, jetant son arme et saisissant le prÃtre â¡ bras-le-corps, le dÃposa dans la nacelle, â¡ l’instant mÃme oË Joe prÃcipitait brusquement les deux cents livres de lest.
Le docteur s’attendait â¡ monter avec une rapidità extrÃme; mais, contrairement â¡ ses prÃvisions, le ballon, aprÃs s’Ãtre Ãlevà de trois â¡ quatre pieds au-dessus du sol, demeura immobile!
´ Qui nous retient? ª sÃÃcria-t-il avec l’accent la terreur.
Quelques sauvages accouraient en poussant, des cris fÃroces.
´ Oh! s’Ãcria Joe en se penchant au dehors. Un de ces maudits noirs s’est accrochà au-dessous de la nacelle!
–Dick! Dick! s’Ãcria le docteur, la caisse â¡ eau! ª
Dick comprit la pensÃe de son ami, et soulevant une des caisses â¡ eau qui pesait plus de cent livres, il la prÃcipita par-dessus le bord.
Le Victoria, subitement dÃlestÃ, fit un bond de trois cents pieds dans les airs, au milieu de. rugissements de la tribu, â¡ laquelle le prisonnier Ãchappait dans un rayon d’une Ãblouissante lumiÃre.
´ Hurrah! ª s’ÃcriÃrent les deux compagnons du docteur.
Soudain le ballon fit un nouveau bond, qui le porta â¡ plus de mille pieds d’ÃlÃvation.
´ Qu’est-ce donc? demanda Kennedy qui faillit perdre l’Ãquilibre.
´ Ce n’est rien! c’est ce gredin qui nous lâche, ª rÃpondit tranquillement Samuel Fergusson.
Et Joe, se penchant rapidement, put encore apercevoir le sauvage, les mains Ãtendues, tournoyant dans lÃespace, et bientÃt se brisant contre terre. Le docteur Ãcarta alors les deux fils Ãlectriques, et l’obscurità redevint profonde. Il Ãtait une heure du matin.
Le FranÃais Ãvanoui ouvrit enfin les yeux.
´ Vous Ãtes sauvÃ, lui dit le docteur.
–SauvÃ, rÃpondit-il en anglais, avec un triste sourire, sauvà d’une mort cruelle! Mes frÃres, je vous remercie; mais mes jours sont comptÃs, mes heures mÃme, et je n’ai plus beaucoup de temps â¡ vivre! ª
Et le missionnaire, ÃpuisÃ, retomba dans son assoupissement.
´ Il se meurt, s’Ãcria Dick.
–Non, non, rÃpondit Fergusson en se penchant sur lui, mais il est bien faible; couchons-le sous la tente. ª
Ils Ãtendirent doucement sur leurs couvertures ce pauvre corps amaigri, couvert de cicatrices et de blessures encore saignantes, oË le fer et le feu avaient laissà en vingt endroits leurs traces douloureuses. Le docteur fit, avec un mouchoir, un peu de charpie qu’il Ãtendit sur les plaies aprÃs les avoir lavÃes; ces soins, il les donna adroitement avec l’habiletà d’un mÃdecin; puis, prenant un cordial dans sa pharmacie, il en versa quelques gouttes sur les lÃvres du prÃtre.
Celui-ci pressa faiblement ses lÃvres compatissantes et eut â¡ peine la force de dire: ´ Merci! merci! ª
Le docteur comprit qu’il fallait lui laisser un repos absolu; il ramena les rideaux de la tente, et revint prendre la direction du ballon.
Celui-ci, en tenant compte du poids de son nouvel hÃte, avait Ãtà dÃlestà de prÃs de cent quatre-vingts livres; il se maintenait donc sans l’aide du chalumeau. Au premier rayon du jour, un courant le poussait doucement vers l’ouest-nord-ouest. Fergusson alla considÃrer pendant quelques instants le prÃtre assoupi.
´ Puissions-nous conserver ce compagnon que le ciel nous a envoyà dit le chasseur. As-tu quelque espoir?
–Oui, Dick, avec des soins, dans cet air si pur.
–Comme cet homme a souffert! dit Joe avec Ãmotion Savez-vous qu’il faisait lâ¡ des choses plus hardies que nous, en venant seul au milieu de ces peuplades!
–Cela n’est pas douteux, ª rÃpondit le chasseur.
Pendant toute cette journÃe, le docteur ne voulut pas que le sommeil du malheureux fut interrompu; cÃÃtait un long assoupissement, entrecoupà de quelques murmures de souffrance qui ne laissaient pas d’inquiÃter Fergusson.
Vers le soir, le Victoria demeurait stationnaire au milieu de l’obscuritÃ, et pendant cette nuit, tandis que Joe et Kennedy se relayaient aux cÃtÃs du malade, Fergusson veillait â¡ la sËretà de tous.
Le lendemain au matin, le Victoria avait â¡ peine dÃrivà dans l’ouest La journÃe s’annonÃait pure et magnifique. Le malade put appeler ses