nouveaux amis d’une voix meilleure. On releva les rideaux de la tente, et il aspira avec bonheur l’air vif du matin.
´ Comment vous trouvez-vous? lui demanda Fergusson .
–Mieux peut-Ãtre, rÃpondit-il. Mais vous, mes amis, je ne vous ai encore vus que dans un rÃve! A peine puis-je me rendre compte de ce qui s’est passÃ! Qui Ãtes-vous, afin que vos noms ne soient pas oubliÃs dans ma derniÃre priÃre?
–Nous sommes des voyageurs anglais, rÃpondit Samuel; nous avons tentà de traverser l’Afrique en ballon, et, pendant notre passage, nous avons eu le bonheur de vous sauver.
–La science a ses hÃros, dit le missionnaire
–Mais la religion a ses martyrs, rÃpondit l’â¦cossais.
–Vous Ãtes missionnaire? demanda le docteur.
–Je suis un prÃtre de la mission des Lazaristes. Le ciel vous a envoyÃs vers moi, le ciel en soit louÃ! Le sacrifice de ma vie Ãtait fait! Mais vous venez d’Europe Parlez-moi de l’Europe, de la France! Je suis sans nouvelles depuis cinq ans?
–Cinq ans, seul, parmi ces sauvages! s’Ãcria Kennedy.
–Ce sont des âmes â¡ racheter, dit le jeune prÃtre, des frÃres ignorants et barbares, que la religion seule peut instruire et civiliser. ª
Samuel Fergusson, rÃpondant au dÃsir du missionnaire, l’entretint longuement de la France.
Celui-ci l’Ãcoutait avidement et des larmes coulÃrent de ses yeux. Le pauvre jeune homme prenait tour â¡ tour les mains de Kennedy et de Joe dans les siennes, brËlantes de fiÃvre; le docteur lui prÃpara quelques tasses de thà qu’il but avec plaisir; il eut alors la force de se relever un peu et de sourire en se voyant emportà dans ce ciel si pur!
´ Vous Ãtes de hardis voyageurs, dit-il, et vous rÃussirez dans votre audacieuse entreprise; vous reverrez vos parents, vos amis, votre patrie, vous!… ª
La faiblesse du jeune prÃtre devint si grande alors, qu’il fallut le coucher de nouveau. Une prostration de quelques heures le tint comme mort entre les mains de Fergusson. Celui-ci ne pouvait contenir son Ãmotion; il sentait cette existence s’enfuir. Allaient-ils donc perdre si vite celui qu’ils avaient arrachà au supplice? Il pansa de nouveau les plaies horribles du martyr et dut sacrifier la plus grande partie de sa provision d’eau pour rafraÃchir ses membres brËlants. Il l’entoura des soins les plus tendres et les plus intelligents. Le malade renaissait peu â¡ peu entre ses bras, et reprenait le sentiment, sinon la vie.
Le docteur surprit son histoire entre ses paroles entrecoupÃes.
´ Parlez votre langue maternelle, lui avait-il dit; je la comprends, et cela vous fatiguera moins. ª
Le missionnaire Ãtait un pauvre jeune du village d’Aradon, en Bretagne, en plein Morbihan; ses premiers instincts l’entraÃnÃrent vers la carriÃre ecclÃsiastique; â¡ cette vie d’abnÃgation il voulut encore joindre la vie de danger, en entrant dans l’ordre des prÃtres de la Mission, dont saint Vincent de Paul fut le glorieux fondateur; â¡ vingt ans, il quittait son pays pour les plages inhospitaliÃres de l’Afrique. Et de lâ¡ peu â¡ peu, franchissant les obstacles, bravant les privations, marchant et priant, il s’avanÃa jusqu’au sein des tribus qui habitent les affluents du Nil supÃrieur; pendant deux ans, sa religion fut repoussÃe, son zÃle fut mÃconnu, ses charitÃs furent malaisÃs; il demeura prisonnier de l’une des plus cruelles peuplades du Nyambarra, en butte â¡ mille mauvais traitements. Mais toujours il enseignait, il instruisait, il priait. Cette tribu dispersÃe et lui laissà pour mort aprÃs un de ces combats si frÃquents de peuplade â¡ peuplade, au lieu de retourner sur ses pas, il continua son pÃlerinage ÃvangÃlique. Son temps le plus paisible fut celui oË on le prit pour un fou il s’Ãtait familiarisà avec les idiomes de ces contrÃes; il catÃchisait. Enfin, pendant deux longues annÃes encore, il parcourut ces rÃgions barbares, poussà par cette force surhumaine qui vient de Dieu; depuis un an, il rÃsidait dans cette tribu des Nyam-Nyam, nommÃe Barafri, l’une des plus sauvages. Le chef Ãtant mort il y a quelques jours, ce fut â¡ lui qu’on attribua cette mort inattendue; on rÃsolut de l’immoler; depuis quarante heures dÃjâ¡ durait son supplice; ainsi que l’avait supposà le docteur, il devait mourir au soleil de midi. Quand il entendit le bruit des armes â¡ feu, la nature l’emporta: ´ A moi! â¡ moi! ª s’Ãcria-t-il, et il crut avoir rÃvÃ, lorsqu’une voix venue du ciel lui lanÃa des paroles de consolation.
´ Je ne regrette pas, ajouta-t-il, cette existence qui s’en va, ma vie est Dieu!
–EspÃrez encore, lui rÃpondit le docteur; nous sommes prÃs de vous; nous vous sauverons de la mort comme nous vous avons arrachà au supplice.
–Je n’en demande pas tant au ciel, rÃpondit le prÃtre rÃsignÃ! BÃni soit Dieu de m’avoir donnà avant de mourir cette joie de presser des mains amies, et d’entendre la langue de mon pays. ª
Le missionnaire sÃaffaiblit de nouveau. La journÃe se passa ainsi entre lÃespoir et la crainte, Kennedy trÃs Ãmu et Joe s’essuyant les yeux â¡ lÃÃcart.
Le Victoria faisait peu de chemin, et le vent semblait vouloir mÃnager son prÃcieux fardeau.
Joe signala vers le soir une lueur immense dans l’ouest. Sous des latitudes plus ÃlevÃes, on eËt pu croire une vaste aurore borÃale; le ciel paraissait en feu. Le docteur vint examiner attentivement ce phÃnomÃne.
´ Ce ne peut Ãtre qu’un volcan en activitÃ, dit-il.
–Mais le vent nous porte au-dessus, rÃpliqua Kennedy.
–Eh bien! nous le franchirons â¡ une hauteur rassurante. ª
Trois heures aprÃs le Victoria se trouvait en pleines montagnes; sa position exacte Ãtait par 24â 15′ de longitude et 4â 42′ de latitude; devant lui, un ciel embrasà dÃversait des torrents de lave en fusion, et projetait des quartiers de roches â¡ une grande ÃlÃvation; il y avait des coulÃes de feu liquide qui retombaient en cascades Ãblouissantes. Magnifique et dangereux spectacle, car le vent, avec une fixità constante, portait le ballon vers cette atmosphÃre incendiÃe.
Cet obstacle que l’on ne pouvait tourner, il fallut le franchir; le chalumeau fut dÃveloppà ⡠toute flamme, et le Victoria parvint â¡ six mille pieds, laissant entre le volcan et lui un espace de plus de trois cents toises.
De son lit de douleur, le prÃtre mourant put contempler ce cratÃre en feu d’oË s’Ãchappaient avec fracas mille gerbes Ãblouissantes.
´ Que c’est beau, dit-il, et que la puissance de Dieu est infinie jusque dans ses plus terribles manifestations! ª
Cet Ãpanchement de laves en ignition revÃtait les flancs de la montagne d’un vÃritable tapis de flammes; l’hÃmisphÃre infÃrieur du ballon resplendissait dans la nuit; une chaleur torride montait jusqu’â¡ la nacelle, et le docteur Fergusson eut hâte de fuir cette pÃrilleuse situation.
Vers dix heures du soir, la montagne n’Ãtait plus qu’un point rouge â¡ l’horizon, et le Victoria poursuivait tranquillement son voyage dans une zone moins ÃlevÃe.
CHAPITRE XXIII
ColÃre de Joe.–La mort dÃun juste.–La veillÃe du corps.–AriditÃ. –L’ensevelissement.–Les blocs de quartz.–Hallucination de Joe.–Un lest prÃcieux.–RelÃvement des montagnes aurifÃres.–Commencement des dÃsespoirs de Joe.
Une nuit magnifique sÃÃtendait sur la terre. Le prÃtre s’endormit dans une prostration paisible.
´ Il n’en reviendra pas, dit Joe! Pauvre jeune homme! trente ans â¡ peine!
–Il sÃÃteindra dans nos bras! dit le docteur avec dÃsespoir. Sa respiration dÃjâ¡ si faible s’affaiblit encore, et je ne puis rien pour le sauver!
–Les infâmes gueux! s’Ãcriait Joe, que ces subites colÃres prenaient de temps â¡ autre. Et penser que ce digne prÃtre a trouvà encore des paroles pour les plaindre, pour les excuser, pour leur pardonner!
–Le ciel lui fait une nuit bien belle, Joe, sa derniÃre nuit peut-Ãtre. Il souffrira peu dÃsormais, et sa mort ne sera qu’un paisible sommeil. ª
Le mourant prononÃa quelques paroles entrecoupÃes; le docteur s’approcha; la respiration du malade devenait embarrassÃe; il demandait de l’air; les rideaux furent entiÃrement retirÃs, et il aspira avec dÃlices les souffles lÃgers de cette nuit transparente; les Ãtoiles lui adressaient leur tremblante lumiÃre, et la lune l’enveloppait dans le blanc linceul de ses rayons.
Mes amis, dit-il d’une voix affaiblie, Je m’en vais! Que le Dieu qui rÃcompense vous conduise au port! qu’il vous paye pour moi ma dette de reconnaissance!
–EspÃrez encore, lui rÃpondit Kennedy. Ce n’est qu’un affaiblissement passager. Vous ne mourrez pas! Peut-on mourir par cette belle nuit d’ÃtÃ.
–La mort est lâ¡, reprit le missionnaire, je le sais! Laissez-moi la regarder en face! La mort, commencement des choses Ãternelles, n’est que la fin des soucis terrestres. Mettez-moi â¡ genoux, mes frÃres, je vous en prie! ª
Kennedy le souleva; ce fut pitià de voir ses membres sans forces se replier sous lui.
´ Mon Dieu! mon Dieu! s’Ãcria l’apÃtre mourant, ayez pitià de moi! ª
Sa figure resplendit. Loin de cette terre dont il n’avait jamais connu les joies, au milieu de cette nuit qui lui jetait ses plus douces clartÃs, sur le chemin de ce ciel vers lequel il s’Ãlevait comme dans une assomption miraculeuse, il semblait dÃjâ¡ revivre de l’existence nouvelle.
Son dernier geste fut une bÃnÃdiction suprÃme â¡ ses amis dÃun jour.
Et il retomba dans les bras de Kennedy, dont le visage se baignait de grosses larmes.
´ Mort! dit le docteur en se penchant sur lui, mort! ª
Et d’un commun accord les trois amis s’agenouillÃrent pour prier en silence.
´ Demain matin, reprit bientÃt Fergusson, nous l’ensevelirons dans cette terre d’Afrique arrosÃe de son sang. ª
Pendant le reste de la nuit, le corps fut veillà tour ⡠tour par le docteur, Kennedy, Joe, et pas une parole ne troubla ce religieux silence; chacun pleurait.
Le lendemain, le vent venait du sud, et le Victoria marchait assez lentement au-dessus d’un vaste plateau de montagnes; lâ¡ des cratÃres Ãteints, ici des ravins incultes; pas une goutte d’eau sur ces crÃtes dessÃchÃes; des rocs amoncelÃs, des blocs erratiques, des marniÃres blanchâtres, tout dÃnotait une stÃrilità profonde.
Vers midi, le docteur, pour procÃder â¡ lÃensevelissement du corps, rÃsolut de descendre dans un ravin, au milieu de roches plutoniques de formation primitive, les montagnes environnantes devaient lÃabriter et lui permettre d’amener sa nacelle jusqu’au sol, car il n’existait aucun arbre qui pËt lui offrir un point d’arrÃt.
Mais, ainsi qu’il l’avait fait comprendre â¡ Kennedy, par suite de sa perte de lest lors de l’enlÃvement du prÃtre, il ne pouvait descendre maintenant qu’â¡ la condition de lâcher une quantità proportionnelle de gaz; il ouvrit donc la soupape du ballon extÃrieur. L’hydrogÃne fusa, et le Victoria s’abaissa tranquillement vers le ravin.
DÃs que la nacelle toucha â¡ terre, le docteur ferma sa soupape; Joe sauta sur le sol, tout en se retenant d’une main au bord extÃrieur, et de l’autre, il ramassa un certain nombre de pierres qui bientÃt remplacÃrent son propre poids; alors il put employer ses deux mains, et il eut bientÃt entassà dans la nacelle plus de cinq cents livres de pierres; alors le docteur et Kennedy purent descendre â¡ leur tour. Le Victoria se trouvait ÃquilibrÃ, et sa force ascensionnelle Ãtait impuissante â¡ l’enlever.
D’ailleurs, il ne fallut pas employer une grande quantità de ces pierres, car les blocs ramassÃs par Joe Ãtaient d’une pesanteur extrÃme, ce qui Ãveilla un instant l’attention de Fergusson. Le sol Ãtait parsemà de quartz et de roches porphyriteuses.
´ Voilâ¡ une singuliÃre dÃcouverte, ª se dit mentalement le docteur.
Pendant ce temps, Kennedy et Joe allÃrent â¡ quelques pas choisir un emplacement pour la fosse. Il faisait une chaleur extrÃme dans ce ravin encaissà comme une sorte de fournaise. Le soleil de midi y versait d’aplomb ses rayons brËlants.
Il fallut d’abord dÃblayer le terrain des fragments de roc qui l’encombraient; puis une fosse fut creusÃe assez profondÃment pour que les animaux fÃroces ne pussent dÃterrer le cadavre.
Le corps du martyr y fut dÃposà avec respect.
La terre retomba sur ces dÃpouilles mortelles, et au-dessus de gros fragments de roches furent disposÃs comme un tombeau.
Le docteur cependant demeurait immobile et perdu dans ses rÃflexions. Il n’entendait pas l’appel de ses compagnons, il ne revenait pas avec eux chercher un abri contre la chaleur du jour.
´ A quoi penses-tu donc, Samuel? lui demanda Kennedy.
–A un contraste bizarre de la nature, â¡ un singulier effet du hasard. Savez-vous dans quelle terre cet homme d’abnÃgation, ce pauvre de cúur a Ãtà enseveli?
–Que veux-tu dire? Samuel, demanda l’â¦cossais.
–Ce prÃtre, qui avait fait vúu de pauvretÃ, repose maintenant dans une mine d’or!
–Une mine d’or! s’ÃcriÃrent Kennedy et Joe.
–Une mine dÃor, rÃpondit tranquillement le docteur. Ces blocs que vous foulez aux pieds comme des pierres sans valeur sont du minerai d’une grande puretÃ.
–Impossible! impossible! rÃpÃta Joe.
–Vous ne chercheriez pas longtemps dans ces fissures de schiste ardoisà sans rencontrer des pÃpites importantes. ª
Joe se prÃcipita comme un fou sur ces fragments Ãpars. Kennedy n’Ãtait pas loin de lÃimiter.
Calme-toi, mon brave Joe, lui dit son maÃtre.
–Monsieur, vous en parlez â¡ votre aise.
–Comment! un philosophe de ta trempe…
–Eh! Monsieur, il n’y a pas de philosophie qui tienne.
–Voyons! rÃflÃchis un peu. A quoi nous servirait toute cette richesse nous ne pouvons pas l’emporter.
–Nous ne pouvons pas l’emporter! par exemple!
–C’est un peu lourd pour notre nacelle! J’hÃsitais mÃme â¡ te faire part de cette dÃcouverte, dans la crainte d’exciter tes regrets.
–Comment! dit Joe, abandonner ces trÃsors! Une fortune â¡ nous! bien â¡ nous! la laisser!
–Prends garde, mon ami. Est-ce que la fiÃvre de l’or te prendrait? est-ce que ce mort, que tu viens d’ensevelir, ne tÃa pas enseignà la vanità des choses humaines?
–Tout cela est vrai, rÃpondit Joe; mais enfin, de l’or! Monsieur Kennedy, est-ce que vous ne m’aiderez pas â¡ ramasser un peu de ces millions?
–Qu’en ferions-nous, mon pauvre Joe? dit le chasseur qui ne put s’empÃcher de sourire. Nous ne sommes pas venus ici chercher la fortune, et nous ne devons pas la rapporter.
–C’est un peu lourd, les millions, reprit le docteur, et cela ne se met pas aisÃment dans la poche.
–Mais enfin, rÃpondit Joe, poussà dans ses derniers retranchements ne peut-on, au lieu de sable, emporter ce minerai pour lest?
–Eh bien! JÃy consens, dit Fergusson; mais tu ne feras pas trop la grimace, quand nous jetterons quelques milliers de livres par-dessus le bord.
–Des milliers de livres! reprenait Joe, est-il possible que tout cela soit de l’or!
–Oui, mon ami; c’est un rÃservoir oË la nature a entassà ses trÃsors depuis des siÃcles; il y a lâ¡ de quoi enrichir des pays tout entiers! Une Australie et une Californie rÃunies au fond d’un dÃsert!
–Et tout cela demeurera inutile!
–Peut-Ãtre! En tout cas, voici ce que je ferai pour te consoler.
–Ce sera difficile, rÃpliqua Joe d’un air contrit.
–Ecoute. Je vais prendre la situation exacte de ce placer, je te la donnerai, et, â¡ ton retour en Angleterre, tu en feras part â¡ tes concitoyens, si tu crois que tant d’or puisse faire leur bonheur.
–Allons, mon maÃtre, je vois bien que vous avez raison; je me rÃsigne, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement. Emplissons notre nacelle de ce prÃcieux minerai. Ce qui restera â¡ la fin du voyage sera toujours autant de gagnÃ.
Et Joe se mit â¡ l’ouvrage; il y allait de bon cúur; il eut bientÃt entassà prÃs de mille livres de fragments de quartz, dans lequel l’or se trouve renfermà comme dans une gangue d’une grande duretÃ.
Le docteur le regardait faire en souriant; pendant ce travail, il prit ses hauteurs, et trouva pour le gisement de la tombe du missionnaire 22â 23Ã de longitude, et 4â 55’de latitude septentrionale.
Puis, jetant un dernier regard sur ce renflement du sol sous lequel reposait le corps du pauvre FranÃais, il revint vers la nacelle.
Il eËt voulu dresser une croix modeste et grossiÃre sur ce tombeau abandonnà au milieu des dÃserts de l’Afrique; mais pas un arbre ne croissait aux environs.
´ Dieu la reconnaÃtra, ª dit-il.
Une prÃoccupation assez sÃrieuse se glissait aussi dans l’esprit de Fergusson; il aurait donnà beaucoup de cet or pour trouver un peu d’eau; il voulait remplacer celle qu’il avait jetÃe avec la caisse pendant l’enlÃvement du nÃgre, mais c’Ãtait chose impossible dans ces terrains arides; cela ne laissait pas de l’inquiÃter; obligà d’alimenter sans cesse son chalumeau, il commenÃait â¡ se trouver â¡ court pour les besoins de la soif; il se promit donc de ne nÃgliger aucune occasion de renouveler sa rÃserve.
De retour â¡ la nacelle, il la trouva encombrÃe par les pierres de l’avide Joe; il y monta sans rien dire, Kennedy prit sa place habituelle, et Joe les suivit tous deux, non sans jeter un regard de convoitise sur les trÃsors du ravin.
Le docteur alluma son chalumeau; le serpentin s’Ãchauffa, le courant d’hydrogÃne se fit au bout de quelques minutes, le gaz se dilata, mais le ballon ne bougea pas.
Joe le regardait faire avec inquiÃtude et ne disait mot.
´ Joe, ª fit le docteur.
Joe ne rÃpondit pas.
´ Joe, m’entends-tu? ª
Joe fit signe qu’il entendait, mais qu’il ne voulait pas comprendre.
´ Tu vas me faire le plaisir, reprit Fergusson, de jeter une certaine quantità de ce minerai ⡠terre.
–Mais, Monsieur, vous m’avez permis
–Je t’ai permis de remplacer le lest, voilâ¡ tout.
–Cependant.
–Veux-tu donc que nous restions Ãternellement dans ce dÃsert! ª
Il jeta un regard dÃsespÃrà vers Kennedy; mais le chasseur prit l’air dÃun homme qui n’y pouvait rien.
´ Eh bien, Joe?
–Votre chalumeau ne fonctionne donc pas? reprit l’entÃtÃ.
–Mon chalumeau est allumÃ, tu le vois bien! mais le ballon ne s’enlÃvera que lorsque tu l’auras dÃlestà un peu. ª
Joe se gratta l’oreille, prit un fragment de quartz, le plus petit de tous, le pesa, le repesa, le fit sauter dans ses mains; c’Ãtait un poids de trois ou quatre livres; il le jeta.
Le Victoria ne bougea pas.
´ Hein! fit-il, nous ne montons pas encore
–Pas encore, rÃpondit le docteur. Continue. ª
Kennedy riait. Joe jeta encore une dizaine de livres. Le ballon demeurait toujours immobile. Joe pâlit.
´ Mon pauvre garÃon, dit Fergusson, Dick, toi et moi, nous pesons, si je ne me trompe, environ quatre cents livres; il faut donc te dÃbarrasser d’un poids au moins Ãgal au notre, puisqu’il nous remplaÃait.
–Quatre cents livres â¡ jeter! s’Ãcria Joe piteusement.
–Et quelque chose avec pour nous enlever. Allons, courage! ª
Le digne garÃon, poussant de profonds soupirs, se mit â¡ dÃlester le ballon. De temps en temps il s’arrÃtait:
Nous montons! disait-il.
–Nous ne montons pas, lui Ãtait-il invariablement rÃpondu.
–Il remue, dit-il enfin.
–Va encore, rÃpÃtait Fergusson.
–Il monte! j’en suis sËr.
–Va toujours, ª rÃpliquait Kennedy.
Alors Joe, prenant un dernier bloc avec dÃsespoir, le prÃcipita en dehors de la nacelle. Le Victoria s’Ãleva d’une centaine de pieds, et, le chalumeau aidant, il dÃpassa bientÃt les cimes environnantes.
´ Maintenant, Joe, dit le docteur, il te reste encore une jolie fortune, si nous parvenons â¡ garder cette provision jusqu’â¡ la fin du voyage, et tu seras riche pour le reste de tes jours. ª
Joe ne rÃpondit rien et s’Ãtendit moelleusement sur son lit de minerai.
´ Vois, mon cher Dick, reprit le docteur, ce que peut la puissance de ce mÃtal sur le meilleur garÃon du monde. Que de passions, que d’aviditÃs, que de crimes enfanterait la connaissance d’une pareille mine! Cela est attristant. ª
Au soir, le Victoria s’Ãtait avancà de quatre-vingt-dix milles dans l’ouest; il se trouvait alors en droite ligne â¡ quatorze cents milles de Zanzibar.
CHAPITRE XXIV
Le vent tombe.–Les approches du DÃsert.–Le dÃcompte de la provision d’eau.–Les nuits de l’â¦quateur.–InquiÃtudes de Samuel Fergusson.–La situation telle qu’elle est.–â¦nergique rÃponses de Kennedy et de Joe.–Encore une nuit.
Le Victoria, accrochà ⡠un arbre solitaire et presque dessÃchÃ, passa la nuit dans une tranquillità parfaite; les voyageurs purent goËter un peu de ce sommeil dont ils avaient si grand besoin; les Ãmotions des journÃes prÃcÃdentes leur avaient laissà de tristes souvenirs.
Vers le matin, le ciel reprit sa limpidità brillante et sa chaleur. Le ballon s’Ãleva dans les airs; aprÃs plusieurs essais infructueux, il rencontra un courant, peu rapide d’ailleurs, qui le porta vers le nord-ouest.
´ Nous n’avanÃons plus, dit le docteur; si je ne me trompe, nous avons accompli la moitià de notre voyage â¡ peu prÃs en dix jours; mais, au train dont nous marchons, il nous faudra des mois pour le terminer. Cela est d’autant plus fâcheux que nous sommes menacÃs de manquer d’eau.
–Mais nous en trouverons, rÃpondit Dick; il est impossible de ne pas rencontrer quelque riviÃre, quelque ruisseau, quelque Ãtang, dans cette vaste Ãtendue de pays.
–Je le dÃsire.
–Ne serait-ce pas le chargement de Joe qui retarderait notre marche? ª
Kennedy parlait ainsi pour taquiner le brave garÃon; il le faisait d’autant plus volontiers, qu’il avait un instant Ãprouvà les hallucinations de Joe; mais, n’en ayant rien fait paraÃtre, il se posait en esprit fort; le tout en riant, du reste.
Joe lui lanÃa un coup d’úil piteux. Mais le docteur ne rÃpondit pas. Il songeait, non sans de secrÃtes terreurs, aux vastes solitudes du Sahara; lâ¡, des semaines se passant sans que les caravanes rencontrent un puits oË se dÃsaltÃrer. Aussi surveillait-il avec la plus soigneuse attention les moindres dÃpressions du sol.
Ces prÃcautions et les derniers incidents avaient sensiblement modifià la disposition d’esprit des trois voyageurs; ils parlaient moins; ils s’absorbaient davantage dans leurs propres pensÃes.
Le digne Joe n’Ãtait plus le mÃme depuis que ses regards avaient plongà dans cet ocÃan d’or; il se taisait; il considÃrait avec avidità ces pierres entassÃes dans la nacelle. sans valeur aujourd’hui, inestimables demain.
L’aspect de cette partie de l’Afrique Ãtait inquiÃtant d’ailleurs. Le dÃsert se faisait peu â¡ peu. Plus un village, pas mÃme une rÃunion de quelques huttes; La vÃgÃtation se retirait. A peine quelques plantes rabougries comme dans les terrains bruyÃreux de l’â¦cosse, un commencement de sables blanchâtres et des pierres de feu, quelques lentisques et des boissons Ãpineux. Au milieu de cette stÃrilitÃ, la carcasse rudimentaire du globe apparaissant en arÃtes de roches vives et tranchantes. Ces symptÃmes d’aridità donnaient â¡ penser au docteur Fergusson.
Il ne semblait pas qu’une caravane eËt jamais affrontà cette contrÃe dÃserte; elle aurait laissà des traces visibles de campement, les ossements blanchis de ses hommes ou de ses bÃtes. Mais rien Et l’on sentait que bientÃt une immensità de sable s’emparerait de cette rÃgion dÃsolÃe.
Cependant on ne pouvait reculer; il fallait aller en avant; le docteur ne demandait pas mieux; il eut souhaità une tempÃte pour l’entraÃnerait delâ¡ de ce pays. Et pas un nuage au ciel! A la fin de cette journÃe, le Victoria nÃavait pas franchi trente milles.
Si l’eau n’eut pas manquÃ! Mais il en restait en tout trois gallons [Treize litres et demi environ]! Fergusson mit de cÃtà un gallon destinà ⡠Ãtancher la soif ardente qu’une chaleur de quatre-vingt-dix degrÃs [50â centigrades] rendait intolÃrable; deux gallons restaient donc pour alimenter le chalumeau; ils ne pouvaient produire que quatre cent quatre-vingts pieds cubes de gaz; or le chalumeau en dÃpensait neuf pieds cubes par heure environ; on ne pouvait donc plus marcher que pendant cinquante-quatre heures. Tout cela Ãtait rigoureusement mathÃmatique.
´ Cinquante-quatre heures! dit-il â¡ ses compagnons. Or, comme je suis bien dÃcidà ⡠ne pas voyager la nuit, de peur de manquer un ruisseau, une source, une mare, c’est trois jours et demi de voyage qu’il nous reste, et pendant lesquels il faut trouver de l’eau â¡ tout prix. J’ai cru devoir vous prÃvenir de cette situation grave, mes amis, car je ne rÃserve qu’un seul gallon pour notre soif, et nous devrons nous mettre â¡ une ration sÃvÃre.
–Rationne-nous, rÃpondit le chasseur; mais il n’est pas encore temps de se dÃsespÃrer; nous avons trois jours devant nous, dis-tu?
–Oui, mon cher Dick.
–Eh bien! comme nos regrets ne sauraient qu’y faire, dans trois jours il sera temps de prendre un parti; jusque-lâ¡ redoublons de vigilance. ª
Au repas du soir, lÃeau fut donc strictement mesurÃe; la quantità d’eau-de-vie s’accrut dans les grogs; mais il fallait se dÃfier de cette liqueur plus propre â¡ altÃrer qu’â¡ rafraÃchir.
La nacelle reposa pendant la nuit sur un immense plateau qui prÃsentait une forte dÃpression. Sa hauteur Ãtait â¡ peine de huit cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Cette circonstance rendit quelque espoir au docteur; elle lui rappela les prÃsomptions des gÃographes sur l’existence d’une vaste Ãtendue d’eau au centre de l’Afrique. Mais, si ce lac existait, il y fallait parvenir; or, pas un changement ne se faisait dans le ciel immobile.
A la nuit paisible, â¡ sa magnificence ÃtoilÃe, succÃdÃrent le jour immuable et les rayons ardents du soleil; dÃs ses premiÃres lueurs, la tempÃrature devenait brËlante. A cinq heures du matin, le docteur donna le signal du dÃpart, et pendant un temps, assez long le Victoria demeura sans mouvement dans une atmosphÃre de plomb.
Le docteur aurait pu Ãchapper â¡ cette chaleur intense en s’Ãlevant dans des zones supÃrieures; mais il fallait dÃpenser une plus grande quantità d’eau, chose impossible alors. Il se contenta donc de maintenir son aÃrostat â¡ cent pieds du sol; lâ¡, un courant faible le poussait vers lÃhorizon occidental.
Le dÃjeuner se composa d’un peu de viande sÃchÃe et de pemmican. Vers midi, le Victoria avait â¡ peine fait quelques milles.
´ Nous ne pouvons aller plus vite, dit le docteur. Nous ne commandons pas, nous obÃissons.
–Ah! mon cher Samuel, dit le chasseur, voilâ¡ une de ces occasions oË un propulseur ne serait pas â¡ dÃdaigner.
–Sans doute, Dick, en admettant toutefois qu’il ne dÃpensât pas d’eau pour se mettre en mouvement, car alors la situation serait exactement la mÃme; jusqu’ici, d’ailleurs, on n’a rien inventà qui fËt praticable. Les ballons en sont encore au point oË se trouvaient les navires avant l’invention de la vapeur On a mis six mille ans â¡ imaginer les aubes et les hÃlices; nous avons donc le temps d’attendre.
–Maudite chaleur! fit Joe en essuyant son front ruisselant.
–Si nous avions de l’eau, cette chaleur nous rendrait quelque service, car elle dilate l’hydrogÃne de l’aÃrostat et nÃcessite une: flamme moins forte dans le serpentin. Il est vrai que si nous n’Ãtions pas â¡ bout de liquide, nous n’aurions pas â¡ l’Ãconomiser. Ah! maudit sauvage qui nous a coËtà cette prÃcieuse caisse!
–Tu ne regrettes pas ce que tu as fait, Samuel?
–Non, Dick, puisque nous avons pu soustraire cet infortunà ⡠une mort horrible. Mais les cent livres d’eau que nous avons jetÃes nous seraient bien utiles; c’Ãtaient encore douze ou treize jours de marche assurÃs, et de quoi traverser certainement ce dÃsert.
–Nous avons fait au moins la moitià du voyage? demanda Joe.
–Comme distance, oui; comme durÃe, non, si le vent nous abandonne. Or il a une tendance â¡ diminuer tout â¡ fait.
–Allons, Monsieur, reprit Joe, il ne faut pas nous plaindre; nous nous en sommes assez bien tirÃs jusqu’ici, et, quoi que je fasse, il m’est impossible de me dÃsespÃrer. Nous trouverons de l’eau, c’est moi qui vous le dis.
Le sol, cependant, se dÃprimait de mille en mille; les ondulations des montagnes aurifÃres venaient mourir sur la plaine; c’Ãtaient les derniers ressauts d’une nature ÃpuisÃe. Les herbes Ãparses remplaÃaient les beaux arbres de l’est; quelques bandes d’une verdure altÃrÃe luttaient encore contre l’envahissement des sables; les grandes roches tombÃes des sommets lointains, ÃcrasÃes dans leur chute, s’Ãparpillaient en cailloux aigus, qui bientÃt se feraient sable grossier, puis poussiÃre impalpable.
´ Voici l’Afrique, telle que tu te la reprÃsentais, Joe; j’avais raison de te dire: Prends patience!
–Eh bien, Monsieur, rÃpliqua Joe, voilâ¡ qui est naturel, au moins! de la chaleur et du sable! il serait absurde de rechercher autre chose dans un pareil pays. Voyez-vous, ajouta-t-il en riant, moi je n’avais pas confiance dans vos forÃts et vos prairies; c’est un contre-sens! ce n’est pas la peine de venir si loin pour rencontrer la campagne d’Angleterre. Voici la premiÃre fois que je me crois en Afrique, et je ne suis pas fâchà d’en goËter un peu. ª
Vers le soir, le docteur constata que le Victoria n’avait pas gagnà vingt milles pendant cette journÃe brËlante. Une obscurità chaude l’enveloppa dÃs que le soleil eut disparu derriÃre, un horizon tracà avec la nettetà d’une ligne droite.
Le lendemain Ãtait le ler mai, un jeudi; mais les jours se succÃdaient avec une monotonie dÃsespÃrante; le matin valait le matin qui l’avait prÃcÃdÃ; midi jetait â¡ profusion ses mÃmes rayons toujours inÃpuisables, et la nuit condensait dans son ombre cette chaleur Ãparse que le jour suivant devait lÃguer encore â¡ la nuit suivante. Le vent, â¡ peine sensible, devenait plutÃt une expiration qu’un souffle, et l’on pouvait pressentir le moment oË cette haleine s’Ãteindrait elle-mÃme.
Le docteur rÃagissait contre la tristesse de cette situation; il conservait le calme et le sang-froid d’un cúur aguerri. Sa lunette â¡ la main, il interrogeait tous les points de l’horizon; il voyait dÃcroÃtre insensiblement les derniÃres collines et s’effacer la derniÃre vÃgÃtation; devant lui s’Ãtendait toute l’immensità du dÃsert.
La responsabilità qui pesait sur lui l’affectait beaucoup, bien qu’il n’en laissât rien paraÃtre. Ces deux hommes, Dick et Joe, deux amis tous les deux, il les avait entraÃnÃs au loin, presque par la force de l’amitià ou du devoir. Avait-il bien agit? N’Ãtait-ce pas tenter les voies dÃfendues? N’essayait-il pas dans ce voyage de franchir les limites de l’impossible? Dieu n’avait-il pas rÃservà ⡠des siÃcles plus reculÃs la connaissance de ce continent ingrat!
Toutes ces pensÃes, comme il arrive aux heures de dÃcouragement, se multipliÃrent dans sa tÃte, et, par une irrÃsistible association d’idÃes, Samuel s’emportait au-delâ¡ de la logique et du raisonnement. AprÃs avoir constatà ce qu’il n’eËt pas dË faire. il se demandait ce qu’il fallait faire alors. Serait-il impossible de retourner sur ses pas? N’existait-il pas des courants supÃrieurs qui le repousseraient vers des contrÃes moins arides. SËr du pays passÃ, il ignorait le pays â¡ venir; aussi, sa conscience parlant haut, il rÃsolut de s’expliquer franchement avec ses deux compagnons; il leur exposa nettement la situation; il leur montra ce qui avait Ãtà fait et ce qui restait â¡ faire; â¡ la rigueur on pouvait revenir, le tenter du moins; quelle Ãtait leur opinion?
Je n’ai d’autre opinion que celle de mon maÃtre, rÃpondit Joe. Ce qu’il souffrira, je puis le souffrir, et mieux que lui oË il ira, j’irai.
–Et toi, Kennedy!
–Moi? mon cher Samuel, je ne suis pas homme â¡ me dÃsespÃrer; personne n’ignorait moins que moi les pÃrils de l’entreprise; mais je n’ai plus voulu les voir du moment que tu les affrontais. Je suis donc â¡ toi corps et âme. Dans la situation prÃsente, mon avis est que nous devons persÃ-vÃrer, aller jusqu’au bout. Les dangers, d’ailleurs, me paraissent aussi grands pour revenir. Ainsi donc, en avant, tu peux compter sur nous.
–Merci, mes dignes amis, rÃpondit le docteur vÃritablement Ãmu. Je m’attendais â¡ tant de dÃvouement; mais il me fallait ces encourageantes paroles. Encore une fois, merci. ª
Et ces trois hommes se serrÃrent la main avec effusion.
´ â¦coutez-moi, reprit Fergusson. DÃaprÃs mes relÃvements, nous ne sommes pas â¡ plus de trois cents milles du golfe de GuinÃe; le dÃsert ne peut donc s’Ãtendre indÃfiniment, puisque la cÃte est habitÃe et reconnue jusqu’â¡ une certaine profondeur dans les terres. S’il le faut, nous nous dirigerons vers cette cÃte, et il est impossible que nous ne rencontrions pas quelque oasis, quelque puits oË renouveler notre provision d’eau.
Mais ce qui nous manque, c’est le vent, et, sans lui, nous sommes retenus en calme plat au milieu des airs.
–Attendons avec rÃsignation, ª dit le chasseur.
Mais chacun â¡ son tour interrogea vainement l’espace pendant cette interminable journÃe; rien n’apparut qui pËt faire naÃtre une espÃrance. Les derniers mouvements du sol disparurent au soleil couchant, dont les rayons horizontaux s’allongÃrent en longues lignes de feu sur cette plate immensitÃ. C’Ãtait le dÃsert.
Les voyageurs n’avaient pas franchi une distance de quinze milles, ayant dÃpensÃ, ainsi que le jour prÃcÃdent, cent trente pieds cube de gaz pour alimenter le chalumeau, et deux pintes dÃeau sur huit durent Ãtre sacrifiÃes â¡ l’Ãtanchement d’une soit ardente.
La nuit se passa tranquille, trop tranquille! Le docteur ne dormit pas.
CHAPITRE XXV
Un peu de philosophie.–Un nuage â¡ l’horizon.–Au milieu d’un brouillard.–Le ballon inattendu.–Les signaux.–Vue exacte du Victoria.–Les palmiers.–Traces d’une caravane.–Le puits au milieu du dÃsert.
Le lendemain, mÃme puretà du ciel, mÃme immobilità de l’atmosphÃre. Le Victoria s’Ãleva jusqu’â¡ une hauteur de cinq cents pieds; mais c’est â¡ peine s’il se dÃplaÃa sensiblement dans l’ouest.
´ Nous sommes en plein dÃsert, dit le docteur. Voici l’immensità de sable! Quel Ãtrange spectacle! Quelle singuliÃre disposition de la nature! Pourquoi lâ¡-bas cette vÃgÃtation excessive, ici cette extrÃme ariditÃ, et cela, par la mÃme latitude, sous les mÃmes rayons de soleil!
–Le pourquoi, mon cher Samuel, m’inquiÃte peu, rÃpondit Kennedy; la raison me prÃoccupe moins que le fait. Cela est ainsi, voilâ¡ l’important.
–Il faut bien philosopher un peu, mon cher Dick; cela ne peut pas faire de mal
–Philosophons, je le veux bien; nous en avons le temps; â¡ peine si nous marchons. Le vent a peur de souffler, il dort.
–Cela ne durera pas, dit Joe, il me semble apercevoir quelques bandes de nuages dans l’est.
–Joe a raison, rÃpondit le docteur.
–Bon, fit Kennedy, est-ce que nous tiendrions notre nuage; avec une bonne pluie et un bon vent qu’il nous jetterait au visage!
–Nous verrons bien, Dick, nous verrons bien.
–C’est pourtant vendredi, mon maÃtre, et je me dÃfie des vendredis
–Eh bien! j’espÃre qu’aujourd’hui mÃme tu reviendras de tes prÃtentions.
–Je le dÃsire, Monsieur. Ouf! fit-il en s’Ãpongeant le visage, la chaleur est une bonne chose, en hiver surtout; mais en ÃtÃ, il ne faut pas en abuser.
–Est-ce que tu ne crains pas l’ardeur du soleil pour notre ballon demanda Kennedy au docteur.
–Non; la gutta-percha dont le taffetas est enduit supporte des tempÃratures beaucoup plus ÃlevÃes. Celle â¡ laquelle je l’ai soumise intÃrieurement au moyen du serpentin a Ãtà quelquefois de cent cinquante-huit degrÃs [70â centigrades] et l’enveloppe ne paraÃt pas avoir souffert.
–Un nuage! un vrai nuage! ª s’Ãcria en ce moment Joe, dont la vue perÃante dÃfiait toutes les lunettes.
En effet, une bande Ãpaisse et maintenant distincte s’Ãlevait lentement au-dessus de l’horizon; elle paraissait profonde et comme boursouflÃe; c’Ãtait un amoncellement de petits nuages qui conservaient invariablement leur forme premiÃre, d’oË le docteur conclut qu’il n’existait aucun courant d’air dans leur agglomÃration.
Cette masse compacte avait paru vers huit heures du matin, et â¡ onze heures seulement, elle atteignait le disque du soleil, qui disparut tout entier derriÃre cet Ãpais rideau; â¡ ce moment mÃme, la bande infÃrieure du nuage abandonnait la ligne de l’horizon qui Ãclatait en pleine lumiÃre.
´ Ce n’est qu’un nuage isolÃ, dit le docteur, il ne faut pas trop compter sur lui. Regarde, Dick, sa forme est encore exactement celle qu’il avait ce matin.
–En effet, Samuel, il n’y a lâ¡ ni pluie ni vent, pour nous du moins.
–C’est â¡ craindre, car il se maintient â¡ une trÃs grande hauteur.
–Eh bien! Samuel, si nous allions chercher ce nuage qui ne veut pas crever sur nous?
–J’imagine que cela ne servira pas grand-chose, rÃpondit le docteur; ce sera une dÃpense de gaz et par consÃquent d’eau plus considÃrable. Mais, dans notre situation, il ne faut rien nÃgliger; nous allons monter. ª
Le docteur poussa toute grande la flamme du chalumeau dans les spirales du serpentin; une violente chaleur se dÃveloppa, et bientÃt le ballon s’Ãleva sous l’action de son hydrogÃne dilatÃ.
A quinze cents pieds environ du sol, il rencontra la masse opaque du nuage, et entra dans un Ãpais brouillard, se maintenant â¡ cette ÃlÃvation; mais il n’y trouva pas le moindre souffle de vent; ce brouillard paraissait mÃme dÃpourvu d’humiditÃ, et les objets exposÃs â¡ son contact furent â¡ peine humectÃs. Le Victoria, enveloppà dans cette vapeur, y gagna peut-Ãtre une marche plus sensible, mais ce fut tout.
Le docteur constatait avec tristesse le mÃdiocre rÃsultat obtenu par sa manúuvre, quand il entendit Joe s’Ãcrier avec les accents de la plus vive surprise:
´ Ah! par exemple!
–Qu’est-ce donc, Joe?
–Mon maÃtre! Monsieur Kennedy! voilâ¡ qui est Ãtrange!
–Qu’y a-t-il donc?
–Nous ne sommes pas seuls ici! il y a des intrigants! On nous a volà notre invention!
–Devient-il fou? ª demanda Kennedy.
Joe reprÃsentait la statue de la stupÃfaction! Il restait immobile
´ Est-ce que le soleil aurait dÃrangà l’esprit de ca pauvre garÃon? dit le docteur en se tournant vers lui.
´ Me diras-tu?… dit-il.
–Mais voyez, Monsieur, dit Joe en indiquant un point dans l’espace,
–Par saint Patrick! s’Ãcria Kennedy â¡ son tour, ceci n’est pas croyable! Samuel, Samuel, vois donc!
–Je vois, rÃpondit tranquillement le docteur.
–Un autre ballon! dÃautres voyageurs comme nous! ª
En effet, â¡ deux cents pieds, un aÃrostat flottait dans l’air avec sa nacelle et ses voyageurs; il suivait exactement la mÃme route que le Victoria.
´ Eh bien! dit le docteur, il ne nous reste qu’â¡ lui faire des signaux; prends le pavillon, Kennedy, et montrons nos couleurs.
Il paraÃt que les voyageurs du second aÃrostat avaient eu au mÃme moment la mÃme pensÃe, car le mÃme drapeau rÃpÃtait identiquement le mÃme salut dans une main qui l’agitait de la mÃme faÃon.
´ Qu’est-ce que cela signifie? demanda le chasseur.
–Ce sont des singes, sÃÃcria Joe, ils se moquent de nous!
–Cela signifie, rÃpondit Fergusson en riant, que c’est toi-mÃme qui te fais ce signal, mon cher Dick; cela veut dire que nous-mÃmes nous sommes dans cette seconde nacelle, et que ce ballon est tout bonnement notre Victoria.
–Quant â¡ cela, mon maÃtre, sauf votre respect, dit Joe, vous ne me le ferez jamais croire.
–Monte sur le bord, Joe, agite tes bras, et tu verras. ª
Joe obÃit: il vit ses gestes exactement et instantanÃment reproduits.
´ Ce n’est qu’un effet de mirage, dit le docteur, et pas autre chose; un simple phÃnomÃne d’optique; il est du â¡ la rÃfraction inÃgale des couches de l’air, et voilâ¡ tout.
–C’est merveilleux! rÃpÃtait Joe, qui ne pouvait se rendre et multipliait ses expÃriences â¡ tour de bras.
–Quel curieux spectacle! reprit Kennedy. Cela fait plaisir de voir notre brave Victoria! Savez-vous qu’il a bon air et se tient majestueusement!
–Vous avez beau expliquer la chose â¡ votre faÃon, rÃpliqua Joe, c’est un singulier effet tout de mÃme. ª
Mais bientÃt cette image s’effaÃa graduellement; les nuages s’ÃlevÃrent â¡ une plus grande hauteur abandonnant le Victoria, qui nÃessaya plus de les suivre, et, au bout d’une heure, ils disparurent en plein ciel.
Le vent, â¡ peine sensible, sembla diminuer encore. Le docteur dÃsespÃrà se rapprocha du sol.
Les voyageurs, que cet incident avait arrachÃs â¡ leurs prÃoccupations retombÃrent dans de tristes pensÃes, accablÃs par une chaleur dÃvorante.
Vers quatre heures, Joe signala un objet en relief sur l’immense plateau de sable et il put affirmer bientÃt que deux palmiers s’Ãlevaient â¡ une distance peu ÃloignÃe.
´ Des palmiers! dit Fergusson, mais il y a donc une fontaine, un puits? ª
Il prit une lunette et s’assura que les yeux de Joe ne le trompaient pas.
´ Enfin, rÃpÃta-t-il, de l’eau! de l’eau! et nous sommes sauvÃs, car, si peu que nous marchions, nous avanÃons toujours et nous finirons par arriver!
–Eh bien, Monsieur! dit Joe, si nous buvions en attendant? L’air est vraiment Ãtouffant.
–Buvons, mon garÃon. ª
Personne ne se fit prier. Une pinte entiÃre y passa, ce qui rÃduisit la provision â¡ trois pintes et demie seulement.
´ Ah! cela fait du bien! fit Joe. Que c’est bon! Jamais biÃre de Perkins ne m’a fait autant de plaisir
–Voilâ¡ les avantages de la privation, rÃpondit le docteur.
–Ils sont faibles, en somme, dit le chasseur, et quand je devrais ne jamais Ãprouver de plaisir â¡ boire de l’eau, j’y consentirais â¡ la condition de n’en Ãtre jamais privà ª
A six heures, le Victoria planait au-dessus des palmiers.
C’Ãtaient deux maigres arbres, chÃtifs, dessÃchÃs, deux spectres d’arbres sans feuillage, plus morts que vivants. Fergusson les considÃra avec effroi.
A leur pied, on distinguait les pierres â¡ demi rongÃes d’un puits; mais ces pierres, effritÃes sous les ardeurs du soleil, semblaient ne former qu’une impalpable poussiÃre. Il n’y avait pas apparence d’humiditÃ. Le cúur de Samuel se serra, et il allait faire part de ses craintes â¡ ses compagnons, quand les exclamations de ceux-ci attirÃrent son attention.
A perte de vue dans l’ouest s’Ãtendait une longue ligne d’ossements blanchis; des fragments de squelettes entouraient la fontaine; une caravane avait poussà jusque-lâ¡, marquant son passage par ce long ossuaire; les plus faibles Ãtaient tombÃs peu â¡ peu sur le sable; les plus forts, parvenus â¡ cette source tant dÃsirÃe, avaient trouvà sur ses bords une mort horrible.
Les voyageurs se regardÃrent en palissant.
Ne descendons pas, dit Kennedy, fuyons ce hideux spectacle! Il n’y a pas lâ¡ une goutte d’eau â¡ recueillir.
–Non pas, Dick, il faut en avoir la conscience nette. Autant passer la nuit ici qu’ailleurs. Nous fouillerons ce puits jusqu’au fond; il y a eu lâ¡ une source; peut-Ãtre en reste-t-il quelque chose.
Le Victoria prit terre; Joe et Kennedy mirent dans la nacelle un poids de sable Ãquivalent au leur et ils descendirent. Ils coururent au puits et pÃnÃtrÃrent â¡ l’intÃrieur par un escalier qui n’Ãtait plus que poussiÃre. La source paraissait tarie depuis de longues annÃes. Ils creusÃrent dans un sable sec et friable, le plus aride des sables; il n’y avait pas trace d’humiditÃ.
Le docteur les vit remonter â¡ la surface du dÃsert, suants, dÃfaits couverts d’une poussiÃre fine, abattus, dÃcouragÃs, dÃsespÃrÃs.
Il comprit l’inutilità de leurs recherches; il s’y attendait, il ne dit rien. Il sentait qu’â¡ partir de ce moment il devrait avoir du courage et de l’Ãnergie pour trois.
Joe rapportait les fragments d’une outre racornie, qu’il jeta avec colÃre au milieu des ossements dispersÃs sur le sol.
Pendant le souper, pas une parole ne fut ÃchangÃe entre les voyageurs; ils mangeaient avec rÃpugnance.
Et pourtant, ils n’avaient pas encore vÃritablement endurà les tourments de la soif, et ils ne se dÃsespÃraient que pour l’avenir.
CHAPITRE XXVI
Cent treize degrÃs.–RÃflexions du docteur.–Recherche dÃsespÃrÃe.–Le chalumeau s’Ãteint.–Cent vingt-deux degrÃs.–La contemplation du dÃsert.–Une promenade dans la nuit.–Solitude.–DÃfaillance.–Projets de Joe.–Il se donne un jour encore.
La route parcourue par le Victoria pendant la journÃe prÃcÃdente n’excÃdait pas dix milles, et, pour se maintenir, on avait dÃpensà cent soixante-deux pieds cubes de gaz.
Le samedi matin, le docteur donna le signal du dÃpart.
´ Le chalumeau ne peut plus marcher que six heures, dit-il. Si dans six heures nous n’avons dÃcouvert ni un puits, ni une source, Dieu seul sait ce que nous deviendrons.
–Peu de vent ce matin, maÃtre! dit Joe, mais il se lÃvera peut-Ãtre, ajouta-t-il en voyant la tristesse mal dissimulÃe de Fergusson.
Vain espoir! Il faisait dans l’air un calme plat, un de ces calmes qui dans les mers tropicales enchaÃnent obstinÃment les navires. La chaleur devint intolÃrable, et le thermomÃtre â¡ l’ombre, sous la tente, marqua cent treize degrÃs [45â centigrades].
Joe et Kennedy, Ãtendus l’un prÃs de l’autre, cherchaient sinon dans le sommeil, au moins dans la torpeur, l’oubli de la situation. Une inactività forcÃe leur faisait de pÃnibles loisirs L’homme est plus â¡ plaindre qui ne peut s’arracher â¡ sa pensÃe par un travail ou une occupation matÃrielle; mais ici, rien â¡ surveiller; â¡ tenter, pas davantage; il fallait subir la situation sans pouvoir l’amÃliorer.
Les souffrances de la soif commencÃrent â¡ se faire sentir cruellement; l’eau-de-vie, loin d’apaiser ce besoin impÃrieux, l’accroissait au contraire, et mÃritait bien ce nom de ´ lait de tigres ª que lui donnent les naturels de l’Afrique. Il restait â¡ peine deux pintes d’un liquide ÃchauffÃ. Chacun couvait du regard ces quelques gouttes si prÃcieuses, et personne n’osai y tremper ses lÃvres. Deux pintes d’eau, au milieu d’un dÃsert!
Alors le docteur Fergusson, plongà dans ses rÃflexions, se demanda s’il avait prudemment agi N’aurait-il pas mieux valu conserver cette eau qu’il avait dÃcomposÃe en pure perte pour se maintenir dans l’atmosphÃre?
Il avait fait un peu de chemin sans doute, mais en Ãtait-il plus avancÃ! Quand il se trouverait de soixante milles en arriÃre sous cette latitude, qu’importait puisque l’eau lui manquait en ce lieu? Le vent, s’il se levait enfin, soufflerait lâ¡-bas comme ici, moins vite ici mÃme, s’il venait de l’est! Mais l’espoir poussait Samuel en avant! Et cependant, ces deux gallons d’eau dÃpensÃs en vain, c’Ãtait de quoi suffire â¡ neuf jours de halte dans ce dÃsert! Et quels changements pouvaient se produire en neuf jours! Peut-Ãtre aussi, tout en conservant cette eau, eut-il dË s’Ãlever en jetant du lest, quitte â¡ perdre du gaz pour redescendre aprÃs! Mais le gaz de son ballon, c’Ãtait son sang, c’Ãtait sa vie!
Ces mille rÃflexions se heurtaient dans sa tÃte qu’il prenait dans ses mains, et pendant des heures entiÃres il ne la relevait pas.
´ Il faut faire un dernier effort! se dit-il vers dix heures du matin. Il faut tenter une derniÃre fois. de dÃcouvrir un courant atmosphÃrique qui nous emporte! Il faut risquer nos derniÃres ressources. ª
Et, pendant que ses compagnons sommeillaient, il porta â¡ une haute tempÃrature l’hydrogÃne de l’aÃrostat; celui-ci s’arrondit sous la dilatation du gaz et monta droit dans les rayons perpendiculaires du soleil. Le docteur chercha vainement un souffle de vent depuis cent pieds jusqu’â¡ cinq milles; son point de dÃpart demeura obstinÃment au-dessous de lui; un calme absolu semblait rÃgner jusquÃau, derniÃres limites de l’air respirable.
Enfin l’eau dÃalimentation s’Ãpuisa; le chalumeau s’Ãteignit faute de gaz; la pile de Bunzen cessa de fonctionner, et le Victoria, se contractant, descendit doucement sur le sable â¡ la place mÃme que la nacelle y avait creusÃe.
Il Ãtait midi; le relÃvement donna 19â 35′ de longitude et 6â 51Ã de latitude, â¡ prÃs de cinq cents milles du lac Tchad, â¡ plus de quatre cents milles des cÃtes occidentales de l’Afrique.
En prenant terre, Dick et Joe sortirent de leur pesante torpeur.
Nous nous arrÃtons, dit l’â¦cossais.
–Il le faut, ª rÃpondit Samuel d’un ton grave.
Ses compagnons le comprirent Le niveau du sol se trouvait alors au niveau de la mer, par suite de sa constante dÃpression; aussi le ballon se maintint-il dans un Ãquilibre parfait et une immobilità absolue.
Le poids des voyageurs fut remplacà par une charge Ãquivalente de sable, et ils mirent pied â¡ terre; chacun s’absorba dans ses pensÃes, et, pendant plusieurs heures, ils ne parlÃrent pas. Joe prÃpara le souper, composà de biscuit et de pemmican, auquel on toucha â¡ peine; une gorgÃe d’eau brËlante complÃta ce triste repas.
Pendant la nuit, personne ne veilla, mais personne ne dormit La chaleur fut Ãtouffante. Le lendemain, il ne restait plus qu’une demi-pinte d’eau; le docteur la mit en rÃserve, et on rÃsolut de nÃy toucher qu’â¡ la derniÃre extrÃmitÃ.
´ J’Ãtouffe, s’Ãcria bientÃt Joe, la chaleur redouble! Cela ne m’Ãtonne pas, dit-il aprÃs avoir consultà le thermomÃtre, cent quarante degrÃs [60â centigrades]!
–Le sable vous brËle, rÃpondit le chasseur, comme sÃil sortait d’un four. Et pas un nuage dans ce ciel en feu! C’est â¡ devenir fou!
–Ne nous dÃsespÃrons pas, dit le docteur; â¡ ces grandes chaleurs succÃdent inÃvitablement des tempÃtes sous cette latitude, et elles arrivent avec la rapidità de l’Ãclair; malgrà l’accablante sÃrÃnità du ciel, il peut s’y produire de grands changements en moins d’une heure.
–Mais enfin, reprit Kennedy, il y aurait quelque indice!
–Eh bien! dit le docteur, il me semble que le baromÃtre a une lÃgÃre tendance â¡ baisser.
–Le ciel tÃentende! Samuel, car nous voici clouÃs â¡ ce sol comme un oiseau dont les ailes sont brisÃes.
–Avec cette diffÃrence pourtant, mon cher Dick, que nos ailes sont intactes, et j’espÃre bien nous en servir encore.
–Ah! du vent! du vent! s’Ãcria Joe! De quoi nous rendre â¡ un ruisseau, â¡ un puits, et il ne nous manquera rien; nos vivres sont suffisants, et avec de l’eau nous attendrons un mois sans souffrir! Mais la soif est une cruelle chose. ª
La soif, mais aussi la contemplation incessante du dÃsert fatiguait l’esprit; il n’y avait pas un accident de terrain, pas un monticule de sable, pas un caillou pour arrÃter le regard. Cette planità Ãcúurait et donnait ce malaise qu’on appelle le mal du dÃsert. LÃimpassibilità de ce bleu aride du ciel et de ce jaune immense du sable finissait par effrayer. Dans cette atmosphÃre incendiÃe, la chaleur paraissait vibrante, comme au-dessus d’un foyer incandescent; l’esprit se dÃsespÃrait â¡ voir ce calme immense, et n’entrevoyait aucune raison pour qu’un tel Ãtat de choses vint â¡ cesser, car l’immensità est une sorte d’ÃternitÃ.
Aussi les malheureux, privÃs d’eau sous cette tempÃrature torride, commencÃrent â¡ ressentir des symptÃmes d’hallucination; leurs yeux s’agrandissaient, leur regard devenait trouble.
Lorsque la nuit fut venue, le docteur rÃsolut de combattre cette disposition inquiÃtante par une marche rapide; il voulut parcourir cette plaine de sable pendant quelques heures, non pour chercher, mais pour marcher. ´ Venez, dit-il â¡ ses compagnons, croyez-moi, cela vous fera du bien.
–Impossible, rÃpondit Kennedy, je ne pourrais faire un pas.
–J’aime encore mieux dormir, fit Joe.
–Mais le sommeil ou le repos vous seront funestes, mes amis. RÃagissez donc contre cette torpeur. Voyons, venez. ª
Le docteur ne put rien obtenir d’eux, et il partit seul au milieu de la transparence ÃtoilÃe de la nuit. Ses premiers pas furent pÃnibles, les pas d’un homme affaibli et dÃshabituà de la marche; mais il reconnut bientÃt que cet exercice lui serait salutaire; il s’avanÃa de plusieurs milles dans l’ouest, et son esprit se rÃconfortait dÃjâ¡, lorsque, tout d’un coup, il fut pris de vertige; il se crut penchà sur un abÃme; il sentit ses genoux plier; cette vaste solitude l’effraya; il Ãtait le point mathÃmatique, le centre d’une circonfÃrence infinie, c’est-â¡-dire, rien! Le Victoria disparaissait entiÃrement dans l’ombre. Le docteur fut envahi par un insurmontable effroi, lui, l’impassible, l’audacieux voyageur! Il voulut revenir sur ses pas, mais en vain; il appela, pas mÃme un Ãcho pour lui rÃpondre, et sa voix tomba dans l’espace comme une pierre dans un gouffre sans fond. Il se coucha dÃfaillant sur le sable, seul, au milieu des grands silences du dÃsert.
A minuit, il reprenait connaissance entre les bras de son fidÃle Joe; celui-ci, inquiet de l’absence prolongÃe de son maÃtre, s’Ãtait lancà sur ses traces nettement imprimÃes dans la plaine; il l’avait trouvà Ãvanoui.
´ Qu’avez-vous eu, mon maÃtre? demanda-t-il.
–Ce ne sera rien, mon brave Joe; un moment de faiblesse, voilâ¡ tout.
–Ce ne sera rien, en effet, Monsieur; mais relevez-vous; appuyez-vous sur moi, et regagnons le Victoria.
Le docteur, au bras de Joe, reprit la route qu’il avait suivie.
´ C’Ãtait imprudent, Monsieur, on ne s’aventure pas ainsi. Vous auriez pu Ãtre dÃvalisÃ, ajouta-t-il en riant. Voyons, Monsieur, parlons sÃrieusement.
–Parle, je t’Ãcoute!
–Il faut absolument prendre un parti. Notre situation ne peut pas durer plus de quelques jours encore, et si le vent n’arrive pas, nous sommes perdus. ª
Le docteur ne rÃpondit pas.
´ Eh bien! il faut que quelqu’un se dÃvoue au sort commun, et il est tout naturel que ce soit moi!
–Que veux-tu dire? quel est ton projet?
–Un projet bien simple: prendre des vivres, et marcher toujours devant moi jusqu’â¡ ce que j’arrive quelque part, ce qui ne peut manquer. Pendant ce temps, si le ciel vous envoie un vent favorable, vous ne m’attendrez pas, vous partirez. De mon cÃtÃ, si je parviens â¡ un village, je me tirerai d’affaire avec les quelques mots d’arabe que vous me donnerez par Ãcrit, et je vous ramÃnerai du secours, ou j’y laisserai ma peau! Que dites-vous de mon dessein?
–Il est insensÃ, mais digne de ton brave cúur, Joe. Cela est impossible, tu ne nous quitteras pas.
–Enfin, Monsieur, il faut tenter quelque chose; cela ne peut vous nuire en rien, puisque, je vous le rÃpÃte, vous ne m’attendrez pas, et, â¡ la rigueur, je puis rÃussir!
–Non, Joe! non! ne nous sÃparons pas! ce serait une douleur ajoutÃe aux autres. Il Ãtait Ãcrit qu’il en serait ainsi, et il est trÃs probablement Ãcrit qu’il en sera autrement plus tard. Ainsi, attendons avec rÃsignation.
–Soit, Monsieur, mais je vous prÃviens d’une chose: je vous donne encore un jour; je, n’attendrai pas davantage; c’est aujourd’hui dimanche, ou plutÃt lundi, car il est une heure du matin; si mardi nous ne partons pas, je tenterai l’aventure; c’est un projet irrÃvocablement dÃcidÃ. ª
Le docteur ne rÃpondit pas; bientÃt il rejoignait la nacelle, et il y prit place auprÃs de Kennedy. Celui-ci Ãtait plongà dans un silence absolu qui ne devait pas Ãtre le sommeil.
CHAPITRE XXVII
Chaleur effrayante.–Hallucinations.–Les derniÃres gouttes d’eau.–Nuit de dÃsespoir.–Tentative de suicide.–Le simoun.–L’oasis.–Lion et lionne.
Le premier soin du docteur fut, le lendemain, de consulter le baromÃtre. C’est â¡ peine si la colonne de mercure avait subi une dÃpression apprÃciable.
´ Rien! se dit-il, rien! ª
Il sortit de la nacelle, et vint examiner le temps; mÃme chaleur, mÃme duretÃ, mÃme implacabilitÃ.
´ Faut-il donc dÃsespÃrer! ª s’Ãcria-t-il.
Joe ne disait mot, absorbà dans sa pensÃe, et mÃditant son projet d’exploration.
Kennedy se releva fort malade, et en proie â¡ une surexcitation inquiÃtante. Il souffrait horriblement de la soif. Sa langue et ses lÃvres tumÃfiÃes pouvaient â¡ peine articuler un son.
Il y avait encore lâ¡ quelques gouttes d’eau; chacun le savait, chacun y pensait et se sentait attirà vers elles; mais personne n’osait faire un pas.
Ces trois compagnons, ces trois amis se regardaient avec des yeux hagards, avec un sentiment d’avidità bestiale, qui se dÃcelait surtout chez Kennedy; sa puissante organisation succombait plus vite â¡ ces intolÃrables privations; pendant toute la journÃe, il fut en proie au dÃlire; il allait et venait, poussant des cris rauques, se mordant les poings, prÃt â¡ s’ouvrir les veines pour en boire le sang.
´ Ah! s’Ãcria-t-il! pays de la soif! tu serais bien nommà pays du dÃsespoir! ª
Puis il tomba dans une prostration profonde; on n’entendit plus que le sifflement de sa respiration entre ses lÃvres altÃrÃes.
Vers le soir, Joe fut pris â¡ son tour d’un commencement de folie; ce vaste oasis de sable lui paraissait comme un Ãtang immense, avec des eaux claires et limpides; plus d’une fois il se prÃcipita sur ce sol enflammà pour boire â¡ mÃme, et il se relevait la bouche pleine de poussiÃre.
´ MalÃdiction! dit-il avec colÃre! c’est de l’eau salÃe! ª
Alors, tandis que Fergusson et Kennedy demeuraient Ãtendus sans mouvement, il fut saisi par l’invincible pensÃe d’Ãpuiser les quelques gouttes d’eau mises en rÃserve. Ce fut plus fort que lui; il s’avanÃa vers la nacelle en se traÃnant sur les genoux, il couva des yeux la bouteille oË s’agitait ce liquide, il y jeta un regard dÃmesurÃ, il la saisit et la porta â¡ ses lÃvres.
En ce moment, ces mots: ´ A boire! â¡ boire! ª furent prononcÃs avec un accent dÃchirant.
C’Ãtait Kennedy qui se traÃnait prÃs de lui; le malheureux faisait pitiÃ, il demandait â¡ genoux, il pleurait.
Joe, pleurant aussi, lui prÃsenta la bouteille, et jusqu’â¡ la derniÃre goutte, Kennedy en Ãpuisa le contenu.
´ Merci, ª fit-il.
Mais Joe ne l’entendit pas; il Ãtait comme lui retombà sur le sable.
Ce qui se passa pendant cette nuit orageuse, on l’ignore. Mais le mardi matin, sous ces douches de feu que versait le soleil, les infortunÃs sentirent leurs membres se dessÃcher peu â¡ peu. Quand Joe voulut se lever, cela lui fut impossible; il ne put mettre son projet â¡ exÃcution.
Il jeta les yeux autour de lui. Dans la nacelle, le docteur accablÃ, les bras croisÃs sur la poitrine, regardait dans l’espace un point imaginaire avec une fixità idiote. Kennedy Ãtait effrayant; il balanÃait la tÃte de droite et de gauche comme une bÃte fÃroce en cage.
Tout d’un coup, les regards du chasseur se portÃrent sur sa carabine dont la crosse dÃpassait le bord de la nacelle.
´ Ah! ª s’Ãcria-t-il en se relevant par un effort surhumain.
Il se prÃcipita sur l’arme, Ãperdu, fou, et il en dirigea le canon vers sa bouche.
´ Monsieur! Monsieur! fit Joe, se prÃcipitant sur lui.
–Laisse-moi! va-t-en, ª dit en râlant l’â¦cossais.
Tous les deux luttaient avec acharnement.
´ Va-t-en, ou je te tue, ª rÃpÃta Kennedy.
Mais Joe s’accrochait â¡ lui avec force; ils se dÃbattirent ainsi, sans que le docteur parËt les apercevoir, et pendant prÃs d’une minute; dans la lutte, la carabine partit soudain; au bruit de la dÃtonation, le docteur se releva droit comme un spectre; il regarda autour de lui.
Mais, tout d’un coup. voici que son regard s’anime, sa main s’Ãtend vers l’horizon, et, d’une voix qui n’avait plus rien d’humain, il s’Ãcrie:
´ Lâ¡! lâ¡! lâ¡-bas! ª
Il y avait une telle Ãnergie dans son geste, que Joe et Kennedy se sÃparÃrent, et tous deux regardÃrent.
La plaine s’agitait comme une mer en fureur par un jour de tempÃte; des vagues de sable dÃferlaient les unes sur les autres au milieu d’une poussiÃre intense; une immense colonne venait du sud-est en tournoyant avec une extrÃme rapiditÃ; le soleil disparaissait derriÃre un nuage opaque dont l’ombre dÃmesurÃe s’allongeait jusquÃau Victoria; les grains de sable fin glissaient avec la facilità de molÃcules liquides, et cette marÃe montante gagnait peu â¡ peu.
Un regard Ãnergique d’espoir brilla dans les yeux de Fergusson.
´ Le simoun! s’Ãcria-t-il.
–Le simoun! rÃpÃta Joe sans trop comprendre.
–Tant mieux, s’Ãcria Kennedy avec une rage dÃsespÃrÃe! tant mieux! nous allons mourir!
–Tant mieux! rÃpliqua le docteur, nous allons vivre au contraire!
Il se mit â¡ rejeter rapidement le sable qui lestait la nacelle.
Ses compagnons le comprirent enfin, se joignirent â¡ lui, et prirent place â¡ ses cÃtÃs.
´ Et maintenant, Joe, dit le docteur, jette-moi en dehors une cinquantaine de livres de ton minerai! ª
Joe n’hÃsita pas, et cependant il Ãprouva quelque chose comme un regret rapide. Le ballon s’enleva.
´ Il Ãtait temps, ª s’Ãcria le docteur.
Le simoun arrivait en effet avec la rapidità de la foudre. Un peu plus le Victoria Ãtait ÃcrasÃ, mis en piÃces, anÃanti. L’immense trombe allait l’atteindre; il fut couvert dÃune grÃle de sable.
´ Encore du lest! cria le docteur ⡠Joe.
–Voilâ¡, ª rÃpondit ce dernier en prÃcipitant un Ãnorme fragment de quartz.
Le Victoria monta rapidement au-dessus de la trombe; mais, enveloppà dans l’immense dÃplacement d’air, il fut entraÃnà avec une vitesse incalculable au-dessus de cette mer Ãcumante.
Samuel, Dick et Joe ne parlaient pas; ils regardaient, ils espÃraient, rafraÃchis d’ailleurs par le vent de ce tourbillon.
A trois heures, la tourmente cessait; le sable, en retombant, formait une innombrable quantità de monticules; le ciel reprenait sa tranquillità premiÃre.
Le Victoria, redevenu immobile, planait en vue d’une oasis, Ãle couverte d’arbres verts et remontÃe â¡ la surface de cet ocÃan.
´ L’eau! l’eau est lâ¡! s’Ãcria le docteur.
AussitÃt, ouvrant la soupape supÃrieure, il donna passage â¡ l’hydrogÃne, et descendit doucement â¡ deux cents pas de l’oasis.
En quatre heures, les voyageurs avaient franchi un espace de deux cent quarante milles [Cent lieues].
La nacelle fut aussitÃt ÃquilibrÃe, et Kennedy, suivi de Joe, s’ÃlanÃa sur le sol.
´ Vos fusils! s’Ãcria le docteur, vos fusils, et soyez prudents. ª
Dick se prÃcipita sur sa carabine, et Joe s’empara de l’un des fusils. Ils s’avancÃrent rapidement jusqu’aux arbres et pÃnÃtrÃrent sous cette fraÃche verdure qui leur annonÃait des sources abondantes; ils ne prirent pas garde â¡ de larges piÃtinements, â¡ des traces fraÃches qui marquaient Ãâ¡ et lâ¡ le sol humide.
Soudain, un rugissement retentit â¡ vingt pas d’eux.
´ Le rugissement d’un lion! dit Joe.
–Tant mieux! rÃpliqua le chasseur exaspÃrÃ, nous nous battrons! On est fort quand il ne s’agit que de se battre.
–De la prudence, Monsieur Dick, de la prudence! de la vie de l’un dÃpend la vie de tous. ª
Mais Kennedy ne l’Ãcoutait pas; il s’avanÃait, lÃúil flamboyant, la carabine armÃe, terrible dans son audace. Sous un palmier, un Ãnorme lion â¡ criniÃre noire se tenait dans une posture d’attaque. A peine eut-il aperÃu le chasseur qu’il bondit; mais il n’avait pas touchà terre qu’une balle au cúur le foudroyait; il tomba mort.
´ Hourra! hourra! ª s’Ãcria Joe.
Kennedy se prÃcipita vers le puits, glissa sur les marches humides, et s’Ãtala devant une source fraÃche, dans laquelle il trempa ses lÃvres avidement; Joe l’imita, et l’on n’entendit plus que ces clappements de langue des animaux qui se dÃsaltÃrent.
´ Prenons garde, Monsieur Dick, dit Joe en respirant. N’abusons pas! ª
Mais Dick, sans rÃpondre, buvait toujours. Il plongeait sa tÃte et ses mains dans cette eau bienfaisante; il s’enivrait.
´ Et monsieur Fergusson? ª dit Joe.
Ce seul mot rappela Kennedy â¡ lui-mÃme! il remplit une bouteille qu’il avait apportÃe, et s’ÃlanÃa sur les marches du puits.
Mais quelle fut sa stupÃfaction! Un corps opaque, Ãnorme, en fermait l’ouverture. Joe, qui suivait Dick, dut reculer avec lui.
´ Nous sommes enfermÃs!
–C’est impossible! qu’est-ce que cela veut dire?… ª
Dick n’acheva pas; un rugissement terrible lui fit comprendre â¡ quel nouvel ennemi il avait affaire.
´ Un autre lion! s’Ãcria Joe.
–Non pas, une lionne! Ah! maudite bÃte, attends, ª dit le chasseur en rechargeant prestement sa carabine.
Un instant aprÃs, il faisait feu, mais l’animal avait disparu.
´ En avant! s’Ãcria-t-il.
–Non, Monsieur Dick, non, vous ne l’avez pas tuÃe du coup; son corps eut roulà jusqu’ici; elle est lâ¡ prÃte â¡ bondir sur le premier d’entre nous qui paraÃtra, et celui-lâ¡ est perdu!
–Mais que faire? Il faut sortir! Et Samuel qui nous attend!
–Attirons l’animal; prenez mon fusil, et passez-moi votre carabine
–Quel est ton projet?
–Vous allez voir. ª
Joe, retirant sa veste de toile, la disposa au bout de l’arme et la prÃsenta comme appât au-dessus de l’ouverture. La bÃte furieuse se prÃcipita dessus; Kennedy l’attendait au passage, et d’une balle il lui fracassa l’Ãpaule. La lionne rugissante roula sur l’escalier, renversant Joe. Celui-ci croyait dÃjâ¡ sentir les Ãnormes pattes de l’animal s’abattre sur lui, quand une seconde dÃtonation retentit, et le docteur Fergusson apparut â¡ l’ouverture, son fusil â¡ la main et fumant encore.
Joe se releva prestement, franchit le corps de la bÃte, et passa â¡ son maÃtre la bouteille pleine d’eau.
La porter â¡ ses lÃvres, la vider â¡ demi fut pour Fergusson l’affaire d’un instant, et les trois voyageurs remerciÃrent du fond du cúur la Providence qui les avait si miraculeusement sauvÃs.
CHAPITRE XXVIII
SoirÃe dÃlicieuse.–La cuisine de Joe.–Dissertation sur la viande crue.–Histoire de James Bruce.–Le bivouac.–Les rÃves de Joe.–Le baromÃtre baisse.–Le baromÃtre remonte.–PrÃparatifs de dÃpart.–L’ouragan.
La soirÃe fut charmante et se passa sous de frais ombrages de mimosas, aprÃs un repas rÃconfortant; le thà et le grog n’y furent pas mÃnagÃs.
Kennedy avait parcouru ce petit domaine dans tous les sens, il en avait fouillà les buissons; les voyageurs Ãtaient les seuls Ãtres animÃs de ce paradis terrestre; ils s’Ãtendirent sur leurs couvertures et passÃrent une nuit paisible, qui leur apporta l’oubli des douleurs passÃes.
Le lendemain, 7 mai, le soleil brillait de tout son Ãclat, mais ses rayons ne pouvaient traverser l’Ãpais rideau d’ombrage. Comme il avait des vivres en suffisante quantitÃ, le docteur rÃsolut d’attendre en cet endroit un vent favorable.
Joe y avait transportà sa cuisine portative, et il se livrait â¡ une foule de combinaisons culinaires, en dÃpensant l’eau avec une insouciante prodigalitÃ.
´ Quelle Ãtrange succession de chagrins et de plaisirs! s’Ãcria Kennedy; cette abondance aprÃs cette privation! ce luxe succÃdant â¡ cette misÃre! Ah! j’ai Ãtà bien prÃs de devenir fou!
–Mon cher Dick, lui dit le docteur, sans Joe, tu ne serais pas lâ¡ en train de discourir sur l’instabilità des choses humaines.
–Brave ami! fit Dick en tendant la main â¡ Joe.
–Il n’y a pas de quoi, rÃpondit celui-ci. A charge de revanche, Monsieur Dick, en prÃfÃrant toutefois que l’occasion ne se prÃsente pas de me rendre la pareille!
–C’est une pauvre nature que la notre! reprit Fergusson. Se laisser abattre pour si peu!
–Pour si peu d’eau, voulez-vous dire, mon maÃtre! Il faut que cet ÃlÃment soit bien nÃcessaire â¡ la vie!
–Sans doute, Joe, et les gens privÃs de manger rÃsistent plus longtemps que les gens privÃs de boire.
–Je le crois; d’ailleurs, au besoin, on mange ce qui se rencontre, mÃme son semblable, quoique cela doive faire un repas â¡ vous rester longtemps sur le cúur!
–Les sauvages ne s’en font pas faute, cependant, dit Kennedy.
–Oui, mais ce sont des sauvages, et qui sont habituÃs â¡ manger de la viande crue; voilâ¡ une coutume qui me rÃpugnerait!
–Cela est assez rÃpugnant, en effet, reprit le docteur, pour que personne n’ait ajoutà foi aux rÃcits des premiers voyageurs en Afrique; ceux-ci rapportÃrent que plusieurs peuplades se nourrissaient de viande crue, et on refusa gÃnÃralement d’admettre le fait. Ce fut dans ces circonstances qu’il arriva une singuliÃre aventure â¡ James Bruce.
–Contez-nous cela, Monsieur; nous avons le temps de vous entendre, dit Joe en s’Ãtalant voluptueusement sur l’herbe fraÃche.
–Volontiers. James Bruce Ãtait un â¦cossais du comtà de Stirling, qui, de 1768 â¡ 1772, parcourut toute lÃAbyssinie jusqu’au lac Tyana, â¡ la recherche des sources du Nil; puis, il revint en Angleterre, oË il publia ses voyages en 1790 seulement. Ses rÃcits furent accueillis avec une incrÃdulità extrÃme, incrÃdulità qui sans doute est rÃservÃe aux nÃtres. Les habitudes des Abyssiniens semblaient si diffÃrentes des us et coutumes anglais, que personne ne voulait y croire. Entre autres dÃtails, James Bruce avait avancà que les peuples de l’Afrique orientale mangeaient de la viande crue. Ce fait souleva tout le monde contre lui. Il pouvait en parler â¡ son aise! on n’irait point voir! Bruce Ãtait un homme trÃs courageux et trÃs rageur. Ces doutes l’irritaient au suprÃme degrÃ. Un jour, dans un salon dÃâ¦dimbourg, un â¦cossais reprit en sa prÃsence le thÃme des plaisanteries quotidiennes, et â¡ l’endroit de la viande crue, il dÃclara nettement que la chose n’Ãtait ni possible ni vraie. Bruce ne dit rien; il sortit, et rentra quelques instants aprÃs avec un beefsteack cru, saupoudrà de sel et de poivre â¡ lâ¡ mode africaine. ´ Monsieur, dit-il â¡ l’â¦cossais, en doutant d’une chose que j’ai avancÃe, vous m’avez fait une injure grave; en la croyant impraticable, vous vous Ãtes complÃtement trompÃ. Et, pour le prouver â¡ tous, vous allez manger tout de suite ce beefsteack cru, ou vous me rendrez raison de vos paroles. ª
L’â¦cossais eut peur, et il obÃit non sans de fortes grimaces. Alors, avec le plus grand sang-froid, James Bruce ajouta: ´ En admettant mÃme que la chose ne soit pas vraie, Monsieur, vous ne soutiendrez plus, du moins, qu’elle est impossible. ª
–Bien ripostÃ, fit Joe Si l’â¦cossais a pu attraper une indigestion, il n’a eu que ce qu’il mÃritait. Et si, â¡ notre retour en Angleterre, on met notre voyage en doute…
–Eh bien! que feras-tu? Joe.
–Je ferai manger aux incrÃdules les morceaux du Victoria, sans sel et sans poivre! ª
Et chacun de rire des expÃdients de Joe. La journÃe se passa de la sorte, en agrÃables propos; avec la force revenait l’espoir; avec l’espoir, l’audace. Le passà s’effaÃait devant l’avenir avec une providentielle rapiditÃ.
Joe n’aurait jamais voulu quitter cet asile enchanteur; c’Ãtait le royaume de ses rÃves; il se sentait chez lui; il fallut que son maÃtre lui en donnât le relÃvement exact, et ce fut avec un grand sÃrieux quÃil inscrivit sur ses tablettes de voyage: 15â 43′ de longitude et 8â 32′ de latitude.
Kennedy ne regrettait qu’une seule chose, de ne pouvoir chasser dans cette forÃt en miniature; selon lui, la situation manquait un peu de bÃtes fÃroces.
´ Cependant, mon cher Dick, reprit le docteur, tu oublies promptement. Et ce lion, et cette lionne?
–«a! fit-il avec le dÃdain du vrai chasseur pour l’animal abattu! Mais, au fait leur prÃsence dans cette oasis peut faire supposer que nous ne sommes pas trÃs ÃloignÃs de contrÃes plus fertiles.
–Preuve mÃdiocre, Dick; ces animaux-lâ¡, pressÃs par la faim ou la soif, franchissent souvent des distances considÃrables pendant la nuit prochaine, nous ferons mÃme bien de veiller avec plus de vigilance et d’allumer des feux.
–Par cette tempÃrature, fit Joe! Enfin, si cela est nÃcessaire, on le fera. Mais j’Ãprouverai une vÃritable peine â¡ brËler ce joli bois, qui nous a Ãtà si utile.
–Nous ferons surtout attention â¡ ne pas l’incendier, rÃpondit le docteur, afin que d’autres puissent y trouver quelque jour un refuge au milieu du dÃsert!
–On y veillera, Monsieur; mais pensez-vous que cette oasis soit connue?
–Certainement. C’est un lieu de halte pour les caravanes qui frÃquentent le centre de l’Afrique, et leur visite pourrait bien ne pas te plaire, Joe.
–Est-ce qu’il y a encore par ici de ces affreux Nyam-Nyam?
–Sans doute, c’est le nom gÃnÃral de toutes ces populations, et, sous le mÃme climat, les mÃmes races doivent avoir des habitudes pareilles.
–Pouah! fit Joe! AprÃs tout, cela est bien naturel! Si des sauvages avaient les goËts des gentlemen, oË serait la diffÃrence? Par exemple, voilâ¡ des braves gens qui ne se seraient pas fait prier pour avaler le beefsteak de l’â¦cossais, et mÃme l’â¦cossais par-dessus le marchÃ. ª
Sur cette rÃflexion trÃs sensÃe, Joe alla dresser ses bËchers pour la nuit, les faisant aussi minces que possible. Ces prÃcautions furent heureusement inutiles, et chacun s’endormit tour â¡ tour dans un profond sommeil.
Le lendemain, le temps ne changea pas encore; il se maintenait au beau avec obstination. Le ballon demeurait immobile, sans qu’aucune oscillation ne vÃnt trahir un souffle de vent.
Le docteur recommenÃait â¡ s’inquiÃter: si le voyage devait ainsi se prolonger, les vivres seraient insuffisants. AprÃs avoir failli succomber faute d’eau, en serait-on rÃduit â¡ mourir de faim?
Mais il reprit assurance en voyant le mercure baisser trÃs sensiblement dans le baromÃtre; il y avait des signes Ãvidents d’un changement prochain dans l’atmosphÃre; il rÃsolut donc de faire ses prÃparatifs de dÃpart pour profiter de la premiÃre occasion; la caisse d’alimentation et la caisse â¡ eau furent entiÃrement remplies toutes les deux.
Fergusson dut rÃtablir ensuite l’Ãquilibre de l’aÃrostat, et Joe fut obligà de sacrifier une notable partie de son prÃcieux minerai. Avec la santÃ, les idÃes d’ambition lui Ãtaient revenues; il fit plus d’une grimace avant d’obÃir â¡ son maÃtre; mais celui-ci lui dÃmontra qu’il ne pouvait enlever un poids aussi considÃrable; il lui donna â¡ choisir entre l’eau ou l’or; Joe n’hÃsita plus, et il jeta sur le sable une forte quantità de ses prÃcieux cailloux
´ Voilâ¡ pour ceux qui viendront aprÃs nous, dit-il; ils seront bien ÃtonnÃs de trouver la fortune en pareil lieu.
–Eh! fit Kennedy, si quelque savant voyageur vient â¡ rencontrer ces Ãchantillons?…
–Ne doute pas, mon cher Dick, qu’il n’en soit fort surpris et qu’il ne publie sa surprise en nombreux in-folios! Nous entendrons parler quelque jour d’un merveilleux gisement de quartz aurifÃre au milieu des sables de l’Afrique.
–Et c’est Joe qui en sera la cause. ª
L’idÃe de mystifier peut-Ãtre quelque savant consola le brave garÃon et le fit sourire.
Pendant le reste de la journÃe, le docteur attendit vainement un changement dans l’atmosphÃre. La tempÃrature s’Ãleva et, sans les ombrages de l’oasis, elle eut Ãtà insoutenable. Le thermomÃtre marqua au soleil cent quarante-neuf degrÃs [50]. Une vÃritable pluie de feu traversait l’air. Ce fut la plus haute chaleur qui eut encore Ãtà observÃe.
Joe disposa comme la veille le bivouac du soir, et, pendant les quarts du docteur et de Kennedy, il ne se produisit aucun incident nouveau.
Mais, vers trois heures du matin, Joe veillant, la tempÃrature s’abaissa subitement, le ciel se couvrit de nuages, et l’obscurità augmenta.
´ Alerte! s’Ãcria Joe en rÃveillant ses deux compagnons! alerte! voici le vent.
–Enfin! dit le docteur en considÃrant le ciel, c’est une tempÃte! Au Victoria! au Victoria! ª
Il Ãtait temps d’y arriver. Le Victoria se courbait sous l’effort de l’ouragan et entraÃnait la nacelle qui rayait le sable. Si, par hasard, une partie du lest eut Ãtà prÃcipitÃe â¡ terre, le ballon serait parti, et tout espoir de le retrouver eut Ãtà ⡠jamais perdu.
Mais le rapide Joe courut â¡ toutes jambes et arrÃta la nacelle, tandis que l’aÃrostat se couchait sur le sable au risque de se dÃchirer. Le docteur prit sa place habituelle, alluma son chalumeau, et jeta l’excÃs de poids.
Les voyageurs regardÃrent une derniÃre fois les arbres de l’oasis qui pliaient sous la tempÃte, et bientÃt, ramassant le vent dÃest â¡ deux cents pieds du sol, ils disparurent dans la nuit.
CHAPITRE XXIX
SymptÃmes de vÃgÃtation.–IdÃe fantaisiste dÃun auteur franÃais.–Pays magnifique.–Royaume d’Adamova.–Les explorations de Speke et Burton reliÃes â¡ celles de Barth.–Les monts Atlantika.–Le fleuve BenouÃ.–La ville d’Yola.–Le BagÃlÃ.–Le mont Mendif.
Depuis le moment de leur dÃpart, les voyageurs marchÃrent avec une grande rapiditÃ; il leur tardait de quitter ce dÃsert qui avait failli leur Ãtre si funeste.
Vers neuf heures un quart du matin, quelques symptÃmes de vÃgÃtation furent entrevus, herbes flottant sur cette mer de sable, et leur annonÃant, comme â¡ Christophe Colomb, la proximità de la terre; des pousses vertes pointaient timidement entre des cailloux qui allaient eux-mÃmes redevenir les rochers de cet OcÃan.
Des collines encore peu ÃlevÃes ondulaient â¡ lÃhorizon; leur profil, estompà par la brume, se dessinait vaguement; la monotonie disparaissait. Le docteur saluait avec joie cette contrÃe nouvelle, et, comme un marin en vigie, il Ãtait sur le point de s’Ãcrier:
´ Terre! terre! ª
Une heure plus tard, le continent s’Ãtalait sous ses yeux, d’un aspect encore sauvage, mais moins plat, moins nu, quelques arbres se profilaient sur le ciel gris.
Nous sommes donc en pays civilisÃ? dit le chasseur.
–CivilisÃ? Monsieur Dick; c’est une maniÃre de parler; on ne voit pas encore d’habitants.
–Ce ne sera pas long, rÃpondit Fergusson, au train dont nous marchons.
–Est-ce que nous sommes toujours dans le pays des nÃgres, Monsieur Samuel?
–Toujours, Joe, en attendant le pays des Arabes.
–Des Arabes, Monsieur, de vrais Arabes, avec leurs chameaux?
–Non, sans chameaux; ces animaux sont rares, pour ne pas dire inconnus dans ces contrÃes; il faut remonter quelques degrÃs au nord pour les rencontrer.
–C’est fâcheux.
–Et pourquoi, Joe
–Parce que, si le vent devenait contraire, ils pourraient nous servir.
–Comment?
–Monsieur, c’est une idÃe qui me vient: on pourrait les atteler â¡ la nacelle et se faire remorquer par eux. Qu’en dites-vous?
–Mon pauvre Joe, cette idÃe, un autre l’a eue avant toi; elle a Ãtà exploitÃe par un trÃs spirituel auteur franÃais [M. MÃry] … dans un roman, il est vrai. Des voyageurs se font traÃner en ballon par des chameaux; arrive un lion qui dÃvore les chameaux, avale la remorque, et traÃne â¡ leur place; ainsi de suite. Tu vois que tout ceci est de la haute fantaisie, et n’a rien de commun avec notre genre de locomotion.
Joe, un peu humilià ⡠la pensÃe que son idÃe avait dÃjâ¡ servi, chercha quel animal aurait pu dÃvorer le lion; mais il ne trouva pas et se remit â¡ examiner le pays.
Un lac d’une moyenne Ãtendue s’Ãtendait sous ses regards, avec un amphithÃâtre de collines qui n’avaient pas encore le droit de s’appeler des montagnes; lâ¡, serpentaient des vallÃes nombreuses et fÃcondes, et leurs inextricables fouillis d’arbres les plus variÃs; l’ÃlaÃs dominait cette masse, portant des feuilles de quinze pieds de longueur sur sa tige hÃrissÃe d’Ãpines aiguÃs; le bombax chargeait le vent â¡ son passage du fin duvet de ses semences; les parfums actifs du pendanus, ce ´ kenda ª des Arabes, embaumaient les airs jusqu’â¡ la zone que traversait le Victoria; le papayer aux feuilles palmÃes, le sterculier qui produit la noix du Soudan, le baobab et les bananiers complÃtaient cette flore luxuriante des rÃgions intertropicales.
´ Le pays est superbe, dit le docteur.
–Voici les animaux, fit Joe; les hommes ne sont pas loin.
–Ah! les magnifiques ÃlÃphants! s’Ãcria Kennedy. Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de chasser un peu?
–Et comment nous arrÃter, mon cher Dick, avec un courant de cette violence? Non, goËte un peu le supplice de Tantale! Tu te dÃdommageras plus tard. ª
Il y avait de quoi, en effet, exciter l’imagination d’un chasseur; le cúur de Dick bondissait dans sa poitrine, et ses doigts se crispaient sur la crosse de son Purdey.
La faune de ce pays en valait la flore. Le búuf sauvage se vautrait dans une herbe Ãpaisse sous laquelle il disparaissait tout entier; des ÃlÃphants gris, noirs ou jaunes, de la plus grande taille, passaient comme une trombe au milieu des forÃts, brisant, rongeant, saccageant, marquant leur passage par une dÃvastation; sur le versant boisà des collines suintaient des cascades et des cours d’eau entraÃnÃs vers le nord; lâ¡, les hippopotames se baignaient â¡ grand bruit, et des lamentins de douze pieds de long, au corps pisciforme, s’Ãtalaient sur les rives, en dressant vers le ciel leurs rondes mamelles gonflÃes de lait.
C’Ãtait toute une mÃnagerie rare dans une serre merveilleuse, oË des oiseaux sans nombre et de mille couleurs chatoyaient â¡ travers les plantes arborescentes.
A cette prodigalità de la nature, le docteur reconnut le superbe royaume d’Adamova.
´ Nous empiÃtons, dit-il, sur les dÃcouvertes modernes; j’ai repris la piste interrompue des voyageurs; c’est une heureuse fatalitÃ, mes amis; nous allons pouvoir rattacher les travaux des capitaines Burton et Speke aux explorations du docteur Barth; nous avons quittà des Anglais pour retrouver un Hambourgeois, et bientÃt nous arriverons au point extrÃme atteint par ce savant audacieux.
–Il me semble, dit Kennedy, qu’entre ces deux explorations, il y a une vaste Ãtendue de pays, si j’en juge par le chemin que nous avons fait.
–C’est facile â¡ calculer; prends la carte et vois quelle est la longitude de la pointe mÃridionale du lac UkÃrÃouà atteinte par Speke.
–Elle se trouve â¡ peu prÃs sur le trente-septiÃme degrÃ.
–Et la ville d’Yola, que nous relÃverons ce soir, et â¡ laquelle Barth parvint, comment est-elle situÃe?
–Sur le douziÃme degrà de longitude environ.
–Cela fait donc vingt-cinq degrÃs; â¡ soixante milles chaque, soit quinze cents milles [Six cent vingt-cinq lieues].
–Un joli bout de promenade, fit Joe, pour les gens qui iraient â¡ pied.
–Cela se fera cependant. Livingstone et Moffat montent toujours vers l’intÃrieur; le Nyassa, qu’ils ont dÃcouvert, n’est pas trÃs Ãloignà du lac Tanganayka, reconnu par Burton; avant la fin du siÃcle, ces contrÃes immenses seront certainement explorÃes Mais, ajouta le docteur en consultant sa boussole, je regrette que le vent nous porte tant â¡ l’ouest; j’aurais voulu remonter au nord. ª
AprÃs douze heures de marche, le Victoria se trouva sur les confins de la Nigritie. Les premiers habitants de cette terre, des Arabes Chouas, paissaient leurs troupeaux nomades. Les vastes sommets des monts Atlantika passaient par-dessus l’horizon, montagnes que nul pied europÃen n’a encore foulÃes, et dont l’altitude est estimÃe â¡