treize cents toises environ. Leur pente occidentale dÃtermine l’Ãcoulement de toutes les eaux de cette partie de l’Afrique vers l’OcÃan; ce sont les montagnes de la Lune de cette rÃgion.
Enfin, un vrai fleuve apparut aux yeux des voyageurs, et, aux immenses fourmiliÃres qui l’avoisinaient, le docteur reconnut le BÃnouÃ, l’un des grands affluents du Niger, celui que les IndigÃnes ont nommà la ´ Source des eaux. ª
Ce fleuve, dit le docteur â¡ ses compagnons, deviendra un jour la voie naturelle de communication avec l’intÃrieur de la Nigritie; sous le commandement de l’un de nos braves capitaines, le steamboat la PlÃiade lÃa dÃjâ¡ remontà jusqu’â¡ la ville d’Yola; vous voyez que nous sommes en pays de connaissance. ª
De nombreux esclaves s’occupaient des champs, cultivant le sorgho, sorte de millet qui forme la base de leur alimentation; les plus stupides Ãtonnements se succÃdaient au passage du Victoria, qui filait comme un mÃtÃore. Le soir, il s’arrÃtait â¡ quarante milles d’Yola, et devant lui, mais au loin, se dressaient les deux cÃnes aigus du mont Mendif.
Le docteur fit jeter les ancres, et s’accrocha au sommet d’un arbre ÃlevÃ; mais un vent trÃs dur ballottait le Victoria jusquÃâ¡ le coucher horizontalement, et rendait parfois la position de la nacelle extrÃmement dangereuse. Fergusson ne ferma pas l’úil de la nuit, souvent il fut sur le point de couper le câble d’attache et de fuir devant la tourmente. Enfin la tempÃte se calma, et les oscillations de l’aÃrostat n’eurent plus rien d’inquiÃtant.
Le lendemain, le vent se montra plus modÃrÃ, mais il Ãloignait les voyageurs de la ville d’Yola, qui, nouvellement reconstruite par les Foullannes, excitait la cutiosità de Fergusson; nÃanmoins il fallut se rÃsigner â¡ s’Ãlever dans le nord, et mÃme un peu dans lÃest.
Kennedy proposa dà faire une halte dans ce pays de chasse; Joe prÃtendait que le besoin de viande fraÃche se faisait sentir; mais les múurs sauvages de ce pays, l’attitude de lâ¡ population, quelques coups de fusil tirÃs dans la direction du Victoria, engagÃrent le docteur â¡ continuer son voyage. On traversait alors une contrÃe, thÃâtre de massacres et d’incendies, oË les luttes guerriÃres sont incessantes, et dans lesquelles les sultans jouent leur royaume au milieu des plus atroces carnages.
Des villages nombreux, populeux, â¡ longues cases, s’Ãtendaient entre les grands pâturages, dont l’herbe Ãpaisse Ãtait semÃe de fleurs violettes; les huttes, semblables â¡ de vastes ruches, s’abritaient derriÃre des palissades hÃrissÃes. Les versants sauvages des collines rappelaient les ´ glen ª des hautes terres d’â¦cosse, et Kennedy en fit plusieurs fois la remarque.
En dÃpit de ses efforts, le docteur portait en plein dans le nord-est, vers le mont Mendif, qui disparaissait au milieu des nuages; les hauts sommets de ces montagnes sÃparent le bassin du Niger du bassin du lac Tchad.
BientÃt apparut le BagelÃ, avec ses dix-huit villages accrochÃs â¡ ses flancs, comme toute une nichÃe d’enfants au sein de leur mÃre, magnifique spectacle pour des regards qui dominaient et saisissaient cet ensemble; les ravins, se montraient couverts de champs de riz et d’arachides.
A trois heures, le Victoria se trouvait en face du mont Mendif. On n’avait pu l’Ãviter, il fallut le franchir. Le docteur, au moyen d’une tempÃrature qu’il accrut de cent quatre-vingts degrÃs [100â centigrades], donna au ballon une nouvelle force ascensionnelle de prÃs de seize cents livres; il s’Ãleva â¡ plus de huit mille pieds. Ce fut la plus grande ÃlÃvation obtenue pendant le voyage, et la tempÃrature s’abaissa tellement que le docteur et ses compagnons durent recourir â¡ leurs couvertures.
Fergusson eut hâte de descendre, car l’enveloppe de l’aÃrostat se tendait â¡ rompre; il eut le temps de constater cependant l’origine volcanique de la montagne, dont les cratÃres Ãteints ne sont plus que de profonds abÃmes. De grandes agglomÃrations de fientes d’oiseaux donnaient aux flancs du Mendif l’apparence de roches calcaires, et il y avait lâ¡ de quoi fumer les terres de tout le Royaume-Uni.
A cinq heures, le Victoria, abrità des vents du sud, longeait doucement les pentes de la montagne, et sÃarrÃtait dans une vaste clairiÃre ÃloignÃe de toute habitation; dÃs qu’il eut touchà le sol, les prÃcautions furent prises pour l’y retenir fortement, et Kennedy, son fusil â¡ la main, s’ÃlanÃa dans la plaine inclinÃe; il ne tarda pas â¡ revenir avec une demi-douzaine de canards sauvages et une sorte de bÃcassine, que Joe accom-moda de son mieux. Le repas fut agrÃable, et la nuit se; passa dans un repos profond
CHAPITRE XXX
Mosfeia.–Le cheik.–Denham, Clapperton, Oudney.–Vogel.–La capitale du Loggoum.–Toole.–Calme au-dessus du Kernak.–Le gouverneur et sa cour.–L’attaque.–Les pigeons incendiaires.
Le lendemain, ler mai, le Victoria reprit sa course aventureuse; les voyageurs avaient en lui la confiance d’un marin pour son navire.
D’ouragans terribles, de chaleurs tropicales, de dÃparts dangereux, de descentes plus dangereuses encore, il s’Ãtait partout et toujours tirà avec bonheur. On peut dire que Fergusson le guidait d’un geste; aussi, sans connaÃtre le point d’arrivÃe, le docteur n’avait plus de craintes sur l’issue du voyage. Seulement, dans ce pays de barbares et de fanatiques, la prudence l’obligeait â¡ prendre les plus sÃvÃres prÃcautions; il recommanda donc â¡ ses compagnons d’avoir l’úil ouvert â¡ tout venant et â¡ toute heure.
Le vent les ramenait un peu plus au nord, et vers neuf heures, ils entrevirent la grande ville de Mosfeia, bâtie sur une Ãminence encaissÃe elle-mÃme entre deux hautes montagnes; elle Ãtait situÃe dans une position inexpugnable; une route Ãtroite entre un marais et un bois y donnait seule accÃs.
En ce moment, un cheik, accompagnà d’une escorte â¡ cheval, revÃtu de vÃtements aux couleurs vives, prÃcÃdà de joueurs de trompette et de coureurs qui Ãcartaient les branches sur son passage, faisait son entrÃe dans la ville.
Le docteur descendit, afin de contempler ces indigÃnes de plus prÃs; mais, â¡ mesure que le ballon grossissait â¡ leurs yeux, les signes d’une profonde terreur se manifestÃrent, et ils ne tardÃrent pas â¡ dÃtaler de toute la vitesse de leurs jambes ou de celles de leurs chevaux.
Seul, le cheik ne bougea pas; il prit son long mousquet, lÃarma et attendit fiÃrement. Le docteur s’approcha â¡ cent cinquante pieds â¡ peine, et, de sa plus belle voix, il lui adressa le salut en arabe.
Mais, â¡ ces paroles descendues du ciel, le cheik mit pied â¡ terre, se prosterna sur la poussiÃre du chemin, et le docteur ne put le distraire de son adoration.
´ Il est impossible, dit-il, que ces gens-lâ¡ ne nous prennent pas pour des Ãtres surnaturels, puisque, â¡ l’arrivÃe des premiers EuropÃens parmi eux, ils les crurent d’une race surhumaine. Et quand ce cheik parlera de cette rencontre, il ne manquera pas d’amplifier le fait avec toutes les ressources d’une imagination arabe. Jugez donc un peu de ce que les lÃgendes feront de nous quelque jour.
–Ce sera peut-Ãtre fâcheux, rÃpondit le chasseur; au point de vue de la civilisation, il vaudrait mieux passer pour de simples hommes; cela donnerait â¡ ces nÃgres une bien autre idÃe de la puissance europÃenne.
–D’accord, mon cher Dick; mais que pouvons-nous y faire? Tu expliquerais longuement aux savants du pays le mÃcanisme d’un aÃrostat, qu’ils ne sauraient te comprendre, et admettraient toujours lâ¡ une intervention surnaturelle.
–Monsieur, demanda Joe, vous avez parlà des premiers EuropÃens qui ont explorà ce pays; quels sont-ils donc, s’il vous plaÃt?
–Mon cher garÃon, nous sommes prÃcisÃment sur la route du major Denham; c’est â¡ Mosfeia mÃme quÃil fut reÃu par le sultan du Mandara; il avait quittà le Bornou, il accompagnait le cheik dans une expÃdition contre les Fellatahs, il assista â¡ l’attaque de la ville, qui rÃsista bravement avec ses flÃches aux balles arabes et mit en fuite les troupes du cheik; tout cela nÃÃtait que prÃtexte â¡ meurtres, â¡ pillages, â¡ razzias; le major fut complÃtement dÃpouillÃ, mis â¡ nu, et sans un cheval sous le ventre duquel il se glissa et qui lui permit de fuir les vainqueurs par son galop effrÃnÃ, il ne fËt jamais rentrà dans Kouka, la capitale du Bornou.
–Mais quel Ãtait ce major Denham?
–Un intrÃpide Anglais, qui de 1822 â¡ 1821 commanda une expÃdition dans le Bornou en compagnie du capitaine Clapperton et du docteur Oudney. Ils partirent de Tripoli au mois de mars, parvinrent â¡ Mourzouk, la capitale du Fezzan, et, suivant le chemin que plus tard devait prendre le docteur Barth pour revenir en Europe, ils arrivÃrent le 16 fÃvrier 1823 â¡ Kouka, prÃs du lac Tchad. Denham fit diverses explorations dans le Bornou, dans le Mandara, et aux rives orientales du lac; pendant ce temps, le 15 dÃcembre 1823, le capitaine Clapperton et le docteur Oudney s’enfonÃaient dans le Soudan jusqu’â¡ Sackatou, et Oudney mourait de fatigue et d’Ãpuisement dans la ville de Murmur.
–Cette partie de l’Afrique, demanda Kennedy, a donc payà un large tribut de victimes â¡ la science!
–Oui, cette contrÃe est fatale! Nous marchons directement vers le royaume de Barghimi, que Vogel traversa en 1856 pour pÃnÃtrer dans le WadaÃ, oË il a disparu. Ce jeune homme, â¡ vingt-trois ans, Ãtait envoyà pour coopÃrer aux travaux du docteur Barth; ils se rencontrÃrent tous deux le ler dÃcembre 1854; puis Vogel commenÃa les explorations du pays; vers 1856, il annonÃa dans ses derniÃres lettres son intention de reconnaÃtre le royaume du WadaÃ, dans lequel aucun EuropÃen n’avait encore pÃnÃtrÃ; il parait qu’il parvint jusqu’â¡ Wara, la capitale, oË il fut fait prisonnier suivant les uns, mis â¡ mort suivant les autres, pour avoir tentà l’ascension d’une montagne sacrÃe des environs; mais il ne faut pas admettre lÃgÃrement la mort des voyageurs, car cela dispense d’aller â¡ leur recherche; ainsi, que de fois la mort du docteur Barth n’a-t-elle pas Ãtà officiellement rÃpandue, ce qui lui a causà souvent une lÃgitime irritation! Il est donc fort possible que Vogel soit retenu prisonnier par le sultan du WadaÃ, qui espÃre le ranÃonner. Le baron de Neimans se mettait en route pour le WadaÃ, quand il mourut au Caire en 1855. Nous savons maintenant que M. de Heuglin, avec l’expÃdition envoyÃe de Leipzig, s’est lancà sur les traces de Vogel. Ainsi nous devrons Ãtre prochainement fixÃs sur le sort de ce jeune et intÃressant voyageur [ Depuis le dÃpart du docteur, des lettres adressÃes d’El’Obeid par M. Munzinger, le nouveau chef de lÃexpÃdition, ne, laissent malheureusement plus de doute sur la mort de Vogel]. ª
Mosfeia avait depuis longtemps dÃjâ¡ disparu â¡ l’horizon. Le Mandara dÃveloppait sous les regards des voyageurs son Ãtonnante fertilità avec les forÃts d’acacias, de locustes aux fleurs rouges, et les plantes herbacÃes des champs de cotonniers et d’indigotiers; le Shari, qui va se jeter quatre-vingts milles plus loin dans le Tchad, roulait son cours impÃtueux.
Le docteur le fit suivre â¡ ses compagnons sur les cartes de Barth.
´ Vous voyez, dit-il, que les travaux de ce savant sont d’une extrÃme prÃcision; nous nous dirigeons droit sur le district au Loggoum, et peut-Ãtre mÃme sur Kernak, sa capitale. C’est lâ¡ que mourut le pauvre Toole, â¡ peine Agà de vingt-deux ans: c’Ãtait un jeune Anglais, enseigne au 80e rÃgiment, qui avait depuis quelques semaines rejoint le major Denham en Afrique, et il ne tarda pas â¡ y rencontrer la mort. Ah! l’on peut appeler justement cette immense contrÃe le cimetiÃre des EuropÃens! ª
Quelques canots, longs de cinquante pieds, descendaient le cours du Shari; le Victoria, â¡ l,000 pieds de terre, attirait peu l’attention des indigÃnes; mais le vent, qui jusque-lâ¡ soufflait avec une certaine force, tendit â¡ diminuer.
´ Est-ce que nous allons encore Ãtre pris par un calme plat? dit le docteur.
–Bon, mon maÃtre! nous n’aurons toujours ni le manque d’eau ni le dÃsert â¡ craindre.
–Non, mais des populations plus redoutables encore.
–Voici, dit Joe, quelque chose qui ressemble â¡ une ville.
–C’est Kernak. Les derniers souffles du vent nous y portent, et, si cela nous convient, nous pourrons en lever le plan exact.
–Ne nous rapprocherons-nous pas? demanda Kennedy.
–Rien n’est plus facile, Dick; nous sommes droit au-dessus de la ville; permets-moi de tourner un peu le robinet du chalumeau, et nous ne tarderons pas â¡ descendre. ª
Le Victoria, une demi-heure aprÃs, se maintenait immobile â¡ deux cents pieds du sol.
´ Nous voici plus prÃs de Kernak, dit le docteur, que ne le serait de Londres un homme juchà dans la boule de Saint-Paul. Ainsi nous pouvons voir â¡ notre aise.
–Quel est donc ce bruit de maillets que l’on entend de tous cÃtÃs? ª
Joe regarda attentivement, et vit que ce bruit Ãtait produit par les nombreux tisserands qui frappaient en plein air leurs toiles tendues sur de vastes troncs d’arbres.
La capitale du Loggoum se laissait saisir alors dans tout son ensemble, comme sur un plan dÃroulÃ; c’Ãtait une vÃritable ville, avec des maisons alignÃes et des rues assez larges; au milieu d’une vaste place se tenait un marchà d’esclaves; il y avait grande affluence de chalands, car les mandaraines, aux pieds et aux mains d’une extrÃme petitesse, sont fort recherchÃes et se placent avantageusement.
A la vue du Victoria, l’effet si souvent produit se reproduisit encore: d’abord des cris, puis une stupÃfaction profonde; les affaires furent abandonnÃes, les travaux suspendus, le bruit cessa. Les voyageurs demeuraient dans une immobilità parfaite et ne perdaient pas un dÃtail de cette populeuse citÃ; ils descendirent mÃme â¡ soixante pieds du sol.
Alors le gouverneur de Loggoum sortit de sa demeure, dÃployant son Ãtendard vert, et accompagnà de ses musiciens qui soufflaient â¡ tout rompre, exceptà leurs poumons, dans de rauques cornes de buffle. La foule se rassembla autour de lui. Le docteur Fergusson voulut se faire entendre; il ne put y parvenir.
Cette population au front haut, aux cheveux bouclÃs, au nez presque aquilin, paraissait fiÃre et intelligente; mais la prÃsence du Victoria la troublait singuliÃrement; on voyait des cavaliers courir dans toutes les directions; bientÃt il devint Ãvident que les troupes du gouverneur se rassemblaient pour combattre un ennemi si extraordinaire Joe eut beau dÃployer des mouchoirs de toutes les couleurs, il n’obtint aucun rÃsultat.
Cependant le cheik, entourà de sa cour, rÃclama le silence et prononÃa un discours auquel le docteur ne put rien comprendre; de l’arabe mÃlà de baghirmi; seulement il reconnut, â¡ la langue universelle des gestes, une invitation expresse de s’en aller; il n’eut pas mieux demandÃ, mais, faute de vent, cela devenait impossible Son immobilità exaspÃra le gouverneur, et ses courtisans se prirent â¡ hurler pour obliger le monstre â¡ s’enfuir.
C’Ãtaient de singuliers personnages que ces courtisans, avec leurs cinq ou six chemises bariolÃes sur le corps; ils avaient des ventres Ãnormes, dont quelques-uns semblaient postiches. Le docteur Ãtonna ses compagnons en leur apprenant que c’Ãtait la maniÃre de faire sa cour au sultan. La rotondità de l’abdomen indiquait l’ambition des gens. Ces gros hommes gesticulaient et criaient, un d’entre eux surtout, qui devait Ãtre premier ministre, si son ampleur trouvait ici-bas sa rÃcompense. La foule des nÃgres unissait ses hurlements aux cris de la cour, rÃpÃtant ses gesticulations â¡ la maniÃre des singes, ce qui produisait un mouvement unique et instantanà de dix mille bras
A ces moyens d’intimidation qui furent jugÃs insuffisants, s’en joignirent d’autres plus redoutables. Des soldats armÃs d’arcs et de flÃches se rangÃrent en ordre de bataille; mais dÃjâ¡ le Victoria se gonflait et s’Ãlevait tranquillement hors de leur portÃe. Le gouverneur, saisissant alors un mousquet, le dirigea vers le ballon. Mais Kennedy le surveillait, et, d’une balle de sa carabine, il brisa l’arme dans la main du cheik.
A ce coup inattendu, ce fut une dÃroute gÃnÃrale; chacun rentra au plus vite dans sa case, et, pendant le reste du jour, la ville demeura absolument dÃserte.
La nuit vint. Le vent ne soufflait plus. Il fallut se rÃsoudre â¡ rester immobile â¡ trois cents pieds du sol. Pas un feu ne brillait dans l’ombre; il rÃgnait un silence de mort. Le docteur redoubla de prudence; ce calme pouvait cacher un piÃge.
Et Fergusson eut raison de veiller. Vers minuit, toute la ville parut comme embrasÃe; des centaines de raies de feu se croisaient comme des fusÃes, formant un enchevÃtrement de lignes de flamme.
´ Voil⡠qui est singulier! fit le docteur.
–Mais, Dieu me pardonne! rÃpliqua Kennedy, on dirait que l’incendie monte et s’approche de nous. ª
En effet, au bruit de cris effroyables et des dÃtonations des mousquets, cette masse de feu s’Ãlevait vers le Victoria. Joe se prÃpara â¡ jeter du lest. Fergusson ne tarda pas â¡ avoir l’explication de ce phÃnomÃne.
Des milliers de pigeons, la queue garnie de matiÃres combustibles, avaient Ãtà lancÃs contre le Victoria; effrayÃs, ils montaient en traÃant dans l’atmosphÃre leurs zigzags de feu. Kennedy se mit â¡ faire une dÃcharge de toutes ses armes au milieu de cette masse; mais que pouvait-il contre une innombrable armÃe! DÃjâ¡ les pigeons environnaient la nacelle et le ballon dont les parois, rÃflÃchissant cette lumiÃre, semblaient enveloppÃes dans un rÃseau de feu.
Le docteur n’hÃsita pas, et prÃcipitant un fragment de quartz, il se tint hors des atteintes de ces oiseaux dangereux. Pendant deux heures, on les aperÃut courant Ãâ¡ et lâ¡ dans la nuit; puis peu â¡ peu leur nombre diminua, et ils s’Ãteignirent
Maintenant nous pouvons dormir tranquilles, dit le docteur.
–Pas mal imaginà pour des sauvages! fit Joe.
–Oui, ils emploient assez communÃment ces pigeons pour incendier les chaumes des villages; mais cette fois, le village volait encore plus haut que leurs volatiles incendiaires!
DÃcidÃment un ballon n’a pas dÃennemis â¡ craindre, dit Kennedy.
–Si fait, rÃpliqua le docteur.
–Lesquels, donc?
–Les imprudents qu’il porte dans sa nacelle; ainsi, mes amis, de la vigilance partout, de la vigilance toujours. ª
CHAPITRE XXXI
DÃpart dans la nuit.–Tous les trois.–Les instincts de Kennedy.–PrÃcautions.–Le cours du Shari.–Le lac Tchad.–L’eau du lac.–L’hippopotame.–Une balle perdue.
Vers trois heures du matin, Joe, Ãtant de quart, vit enfin la ville se dÃplacer sous ses pieds. Le Victoria reprenait sa marche. Kennedy et le docteur se rÃveillÃrent.
Ce dernier consulta la boussole, et reconnut avec satisfaction que le vent les portait vers le nord-nord-est.
´ Nous jouons de bonheur, dit-il; tout nous rÃussit; nous dÃcouvrirons le lac Tchad aujourd’hui mÃme.
–Est-ce une grande Ãtendue d’eau! demanda Kennedy.
–ConsidÃrable, mon cher Dick; dans sa plus grande longueur et sa plus grande largeur, ce lac peut mesurer cent vingt milles.
–Cela variera un peu notre voyage de nous promener sur une nappe liquide.
–Mais il me semble que nous n’avons pas â¡ nous plaindre; il est trÃs variÃ, et surtout il se passe dans les meilleures conditions possibles.
–Sans doute, Samuel; sauf les privations du dÃsert, nous n’auront couru aucun danger sÃrieux.
–Il est certain que notre brave Victoria s’est toujours merveilleusement comportÃ. C’est aujourd’hui le 12 mai; nous sommes partis le 18 avril; c’est donc vingt-cinq jours de marche. Encore une dizaine de jours, et nous serons arrivÃs.
–OË!
–Je n’en sais rien; mais que nous importe?
–Tu as raison, Samuel; fions-nous â¡ la Providence du soin de nous diriger et de nous maintenir en bonne santÃ, comme nous voilâ¡! On n’a pas l’air d’avoir traversà les pays les plus pestilentiels du monde!
–Nous Ãtions â¡ mÃme de nous Ãlever, et c’est ce que nous avons fait.
–Vivent les voyages aÃriens! s’Ãcria Joe. Nous voici, aprÃs vingt-cinq Jours, bien portants, bien nourris, bien reposÃs, trop reposÃs peut-Ãtre, car mes jambes commencent â¡ se rouiller, et je ne serais pas fâchà de les dÃgourdir pendant une trentaine de milles
–Tu te donneras. ce plaisir-lâ¡ dans les rues de Londres, Joe; mais, pour conclure, nous sommes partis trois comme Denham, Clapperton, Overweg, comme Barth, Richardson et Vogel, et, plus heureux que nos devanciers, tous trois nous nous retrouvons encore! Mais il est bien important de ne pas nous sÃparer. Si pendant que l’un de nous est â¡ terre, le Victoria devait s’enlever pour Ãviter un danger subit, imprÃvu, qui sait si nous le reverrions jamais! Aussi, je le dis franchement â¡ Kennedy, je n’aime pas qu’il s’Ãloigne sous prÃtexte de chasse.
–Tu me permettras pourtant bien, ami Samuel, de me passer encore cette fantaisie; il n’y a pas de mal â¡ renouveler nos provisions; d’ailleurs, avant notre dÃpart, tu mÃas fait entrevoir toute une sÃrie de chasses superbes, et jusqu’ici j’ai peu fait dans la voie des Anderson et des Cumming.
–Mais, mon cher Dick, la mÃmoire te fait dÃfaut, ou ta modestie t’engage â¡ oublier tes prouesses; il me semble que, sans parler du menu gibier, tu as dÃjâ¡ une antilope, un ÃlÃphant et deux lions sur la conscience.
–Bon! qu’est-ce que cela pour un chasseur africain qui voit passer tous les animaux de la crÃation au bout de son fusil? Tiens! tiens! regarde cette troupe de girafes!
–«a, des girafes! fit Joe. elles sont grosses comme le poing!
–Parce que nous sommes â¡ mille pieds au-dessus d’elles; mais, de prÃs, tu verrais qu’elles ont trois fois ta hauteur.
–Et que dis-tu de ce troupeau de gazelles? reprit Kennedy, et ces autruches qui fuient avec la rapidità du vent?
–«a! des autruches! fit Joe, ce sont des poules, tout ce qu’il y a de plus poules!
–Voyons, Samuel, ne peut-on s’approcher?
–On peut s’approcher, Dick, mais non prendre terre A quoi bon, dÃs lors, frapper ces animaux qui ne te seront d’aucune utilitÃ? S’il s’agissait de dÃtruire un lion, un chat-tigre, une hyÃne, je le comprendrais; ce serait toujours une bÃte dangereuse de moins; mais une antilope, une gazelle, sans autre profit que la vaine satisfaction de tes instincts de chasseur, cela n’en vaut vraiment pas la peine. AprÃs tout, mon ami, nous allons nous maintenir â¡ cent pieds du sol, et si tu distingues quelque animal fÃroce, tu nous feras plaisir en lui envoyant une balle dans le cúur. ª
Le Victoria descendit peu â¡ peu, et se maintint nÃanmoins â¡ une hauteur rassurante. Dans cette contrÃe sauvage et trÃs peuplÃe, il fallait se dÃfier de pÃrils inattendus.
Les voyageurs suivaient directement alors le cours du Shari; les bords charmants de ce fleuve disparaissaient sous les ombrages d’arbres aux nuances variÃes; des lianes et des plantes grimpantes serpentaient de toutes parts et produisaient de curieux enchevÃtrements de couleurs. Les crocodiles s’Ãbattaient en plein soleil ou plongeaient sous les eaux avec une vivacità de lÃzard; en se jouant, ils accostaient les nombreuses Ãles vertes qui rompaient le courant du fleuve.
Ce fut ainsi, au milieu d’une nature riche et verdoyante, que passa le district de Maffatay. Vers neuf heures du matin, le docteur Fergusson et ses amis atteignaient enfin la rive mÃridionale du lac Tchad.
C’Ãtait donc lâ¡ cette Caspienne de l’Afrique, dont l’existence fut si longtemps relÃguÃe au rang des fables, cette mer intÃrieure â¡ laquelle parvinrent seulement les expÃditions de Denham et de Barth.
Le docteur essaya d’en fixer la configuration actuelle, bien diffÃrente dÃjâ¡ de celle de 1847; en effet, la carte de ce lac est impossible â¡ tracer; il est entourà de marais fangeux et presque infranchissables, dans lesquels Barth pensa pÃrir; d’une annÃe â¡ l’autre, ces marais, couverts de roseaux et de papyrus de quinze pieds, deviennent le lac lui-mÃme; souvent aussi, les villes ÃtalÃes sur ses bords sont â¡ demi submergÃes, comme il arriva â¡ Ngornou en 1856, et maintenant les hippopotames et les alligators plongent aux lieux mÃmes oË s’Ãlevaient les habitations du Bornou.
Le soleil versait ses rayons Ãblouissants sur cette eau tranquille, et au nord les deux ÃlÃments se confondaient dans un mÃme horizon.
Le docteur voulut constater la nature de l’eau, que longtemps on crut salÃe; il n’y avait aucun danger â¡ s’approcher de la surface du lac, et la nacelle vint le raser comme un oiseau â¡ cinq pieds de distance.
Joe plongea une bouteille, et la ramena â¡ demi pleine; cette eau fut goËtÃe et trouvÃe peu potable, avec un certain goËt de natron.
Tandis que le docteur inscrivait le rÃsultat de son expÃrience, un coup de fusil Ãclata â¡ ses cÃtÃs Kennedy n’avait pu rÃsister au dÃsir d’envoyer une balle â¡ un monstrueux hippopotame; celui-ci, qui respirait tranquillement, disparut au bruit de la dÃtonation, et la balle conique du chasseur ne parut pas le troubler autrement.
´ Il aurait mieux valu le harponner, dit Joe.
–Et comment!
–Avec une de nos ancres. C’eËt Ãtà un hameÃon convenable pour un pareil animal.
–Mais, dit Kennedy, Joe a vraiment une idÃe..
–Que je vous prie de ne pas mettre â¡ exÃcution! rÃpliqua le docteur. L’animal nous aurait vite entraÃnÃs oË nous n’avons que faire.
–Surtout maintenant que nous sommes fixÃs sur la qualità de lÃeau du Tchad. Est-ce que cela se mange, ce poisson-lâ¡, Monsieur Fergusson?
–Ton poisson, Joe, est tout bonnement un mammifÃre du genre des pachydermes; sa chair est excellente, dit-on, et fait l’objet d’un grand commerce entre les tribus riveraines du lac.
–Alors je regrette que le coup de fusil de M. Dick n’ait pas mieux rÃussi.
–Cet animal n’est vulnÃrable qu’au ventre et entre les cuisses; la balle de Dick ne l’aura pas mÃme entamÃ. Mais, si le terrain me parait propice, nous nous arrÃterons â¡ l’extrÃmità septentrionale du lac; lâ¡, Kennedy se trouvera en pleine mÃnagerie, et il pourra se dÃdommager â¡ son aise.
–Eh bien! dit Joe, que Monsieur Dick chasse un peu â¡ l’hippopotame! Je voudrais goËter la chair de cet amphibie. Il n’est vraiment pas naturel de pÃnÃtrer jusqu’au centre de l’Afrique pour y vivre de bÃcassines et de perdrix comme en Angleterre! ª
CHAPITRE XXXII
La capitale du Bornou.–Les Ãles des Biddiomahs.–Les gypaÃtes.–Les inquiÃtudes du docteur.–Ses prÃcautions.–Une attaque au milieu des airs.–L’enveloppe dÃchirÃe.–La chute.–DÃvouement sublime.–La cÃte septentrionale du lac.
Depuis son arrivÃe au lac Tchad, le Victoria avait rencontrà un courant qui s’inclinait plus â¡ l’ouest; quelques nuages tempÃraient alors la chaleur du jour; on sentait d’ailleurs un peu d’air sur cette vaste Ãtendue d’eau; mais, vers une heure, le ballon, ayant coupà de biais cette partie du lac, s’avanÃa de nouveau dans les terres pendant l’espace de sept ou huit milles.
Le docteur, un peu fâchà d’abord de cette direction, ne pensa plus â¡ s’en plaindre quand il aperÃut la ville de Kouka, la cÃlÃbre capitale du Bornou; il put l’entrevoir un instant, ceinte de ses murailles d’argile blanche; quelques mosquÃes assez grossiÃres s’Ãlevaient lourdement au-dessus de cette multitude de dÃs â¡ jouer qui forment les maisons arabes. Dans les cours des maisons et sur les places publiques poussaient des palmiers et des arbres â¡ caoutchouc, couronnÃs par un dÃme de feuillage large de plus de cent pieds. Joe fit observer que ces immenses parasols Ãtaient en rapport avec l’ardeur des rayons solaires, et il en tira des conclusions fort aimables pour la Providence.
Kouka se compose rÃellement de deux villes distinctes, sÃparÃes par le ´ dendal, ª large boulevard de trois cents toises, alors encombrà de piÃtons et de cavaliers. D’un cÃtà se carre la ville riche avec ses cases hautes et aÃrÃes; de l’autre se presse la ville pauvre, triste assemblage de huttes basses et coniques, oË vÃgÃte une indigente population, car Kouka n’est ni commerÃante ni industrielle.
Kennedy lui trouva quelque ressemblance avec un â¦dimbourg qui s’Ãtalerait dans une plaine, avec ses deux villes parfaitement dÃterminÃes.
Mais â¡ peine les voyageurs purent-ils saisir ce coup d’úil, car, avec la mobilità qui caractÃrise les courants de cette contrÃe, un vent contraire les saisit brusquement et les ramena pendant une quarantaine de milles sur le Tchad.
Ce fut alors un nouveau spectacle; ils pouvaient compter les Ãles nombreuses du lac, habitÃes par les Biddiomahs, pirates sanguinaires trÃs redoutÃs, et dont le voisinage est aussi craint que celui des Touareg du Sahara. Ces sauvages se prÃparaient â¡ recevoir courageusement le Victoria â¡ coups de flÃches et de pierres, mais celui-ci eut bientÃt fait de dÃpasser ces Ãles, sur lesquelles il semblait papillonner comme un scarabÃe gigantesque.
En ce moment, Joe regardait l’horizon, et, s’adressant â¡ Kennedy, il lui dit:
´ A la foi, Monsieur Dick, vous qui Ãtes toujours â¡ rÃver chasse, voilâ¡ justement votre affaire.
–Qu’est-ce donc, Joe?
–Et, cette fois, mon maÃtre ne s’opposera pas â¡ vos coups de fusil.
–Mais qu’y a-t-il?
–Voyez-vous lâ¡-bas cette troupe de gros oiseaux qui se dirigent sur nous?
–Des oiseaux! fit le docteur en saisissant sa lunette.
–Je les vois, rÃpliqua Kennedy; ils sont au moins une douzaine
–Quatorze, si vous voulez bien, rÃpondit Joe.
–Fasse le ciel qu’ils soient d’une espÃce assez malfaisante pour que le tendre Samuel n’ait rien â¡ m’objecter!
–Je n’aurai rien â¡ dire, rÃpondit Fergusson, mais j’aimerais mieux voir ces oiseaux-lâ¡ loin de nous!
Vous avez peur de ces volatiles! fit Joe.
–Ce sont des gypaÃtes, Joe, et de la plus grande taille; et s’ils nous attaquent…
–Eh bien! nous nous dÃfendrons, Samuel! Nous avons un arsenal pour les recevoir! je ne pense pas que ces animaux-lâ¡ soient bien redoutables!
–Qui sait? ª rÃpondit le docteur.
Dix minutes aprÃs, la troupe s’Ãtait approchÃe â¡ portÃe de fusil; ces quatorze oiseaux faisaient retentir l’air de leurs cris rauques; ils s’avanÃaient vers le Victoria, plus irritÃs qu’effrayÃs de sa prÃsence.
´ Comme ils crient! fit Joe; quel tapage! Cela ne leur convient probablement pas qu’on empiÃte sur leurs domaines, et `que l’on se permette de voler comme eux?
–A la vÃritÃ, dit le chasseur, ils ont un air assez terrible, et je les croirais assez redoutables s’ils Ãtaient armÃs d’une carabine de Purdey Moore!
–Ils n’en ont pas besoin, ª rÃpondit Fergusson qui devenait trÃs sÃrieux.
Les gypaÃtes volaient en traÃant d’immenses cercles, et leurs orbes se rÃtrÃcissaient peu â¡ peu autour du Victoria; ils rayaient le ciel dans une fantastique rapiditÃ, se prÃcipitant parfois avec la vitesse d’un boulet, et brisant leur ligne de projection par un angle brusque et hardi. Le docteur, inquiet, rÃsolut de s’Ãlever dans l’atmosphÃre pour Ãchapper â¡ ce dangereux voisinage; il dilata l’hydrogÃne du ballon, qui ne tarda pas â¡ monter.
Mais les gypaÃtes montÃrent avec lui, peu disposÃs â¡ l’abandonner.
´ Ils ont l’air de nous en vouloir, ª dit le chasseur en armant sa carabine.
En effet, ces oiseaux s’approchaient, et plus d’un, arrivant â¡ cinquante pieds â¡ peine, semblait braver les armes de Kennedy.
´ J’ai une furieuse envie de tirer dessus, dit celui-ci.
–Non, Dick, non pas! Ne les rendons point furieux sans raison! Ce serait les exciter â¡ nous attaquer.
–Mais j’en viendrai facilement â¡ bout.
–Tu te trompes, Dick.
–Nous avons une balle pour chacun d’eux.
–Et s’ils s’Ãlancent vers la partie supÃrieure du ballon, comment les atteindras-tu? Figure-toi donc que tu te trouves en prÃsence d’une troupe de lions sur terre, ou de requins en plein OcÃan! Pour des aÃronautes, la situation est aussi dangereuse.
–Parles-tu sÃrieusement, Samuel?
–TrÃs sÃrieusement, Dick.
–Attendons alors.
–Attends. Tiens-toi prÃt en cas d’attaque, mais ne fais pas feu sans mon ordre.
Les oiseaux se massaient alors â¡ une faible distance; on distinguait parfaitement leur gorge pelÃe tendue sous l’effort de leurs cris, leur crÃte cartilagineuse, garnie de papilles violettes, qui se dressait avec fureur. Ils Ãtaient de la plus forte taille; leur corps dÃpassait trois pieds en longueur, et le dessous de leurs ailes blanches resplendissait au soleil; on eut dit des requins ailÃs, avec lesquels ils avaient une formidable ressemblance.
´ Ils nous suivent, dit le docteur en les voyant s’Ãlever avec lui, et nous aurions beau monter, leur vol les porterait plus haut que nous encore!
–Eh bien, que faire? ª demanda Kennedy.
Le docteur ne rÃpondit pas.
´ â¦coute, Samuel, reprit le chasseur: ces oiseaux sont quatorze; nous avons dix-sept coups â¡ notre disposition, en faisant feu de toutes nos armes. N’y a-t-il pas moyen de les dÃtruire ou de les disperser? Je me charge d’un certain nombre d’entre eux.
–Je ne doute pas de ton adresse, Dick; je regarde volontiers comme morts ceux qui passeront devant ta carabine; mais, je te le rÃpÃte, pour peu qu’ils s’attaquent â¡ l’hÃmisphÃre supÃrieur du ballon, tu ne pourras plus les voir; ils crÃveront cette enveloppe qui nous soutient, et nous sommes â¡ trois mille pieds de hauteur! ª
En cet instant, l’un des plus farouches oiseaux piqua droit sur le Victoria, le bec et les serres ouvertes, prÃt â¡ mordre, prÃt â¡ dÃchirer.
´ Feu! feu! ª s’Ãcria le docteur.
Il avait â¡ peine achevÃ, que l’oiseau, frappà ⡠mort, tombait en tournoyant dans l’espace.
Kennedy avait saisi l’un des fusils â¡ deux coups. Joe Ãpaulait l’autre.
EffrayÃs de la dÃtonation, les gypaÃtes s’ÃcartÃrent un instant; mais ils revinrent presque aussitÃt â¡ la charge avec une rage extrÃme. Kennedy d’une premiÃre balle coupa net le cou du plus rapprochÃ. Joe fracassa l’aile de l’autre.
´ Plus que onze, ª dit-il.
Mais alors les oiseaux changÃrent de tactique, et d’un commun accord ils s’ÃlevÃrent au-dessus du Victoria, Kennedy regarda Fergusson.
Malgrà son Ãnergie et son impassibilitÃ, celui-ci devint pale. Il y eut un moment de silence effrayant. Puis un dÃchirement strident se fit entendre comme celui de la soie qu’on arrache, et la nacelle manqua sous les pieds des trois voyageurs.
´ Nous sommes perdus, s’Ãcria Fergusson en portant les yeux sur le baromÃtre qui montait avec rapiditÃ. ª
Puis il ajouta: ´ Dehors le lest, dehors! ª
En quelques secondes tous les fragments de quartz avaient disparu.
´ Nous tombons toujours!.. Videz les caisses â¡ eau!.. Joe entends-tu?.. Nous sommes prÃcipitÃs dans le lac! ª
Joe obÃit. Le docteur se pencha. Le lac semblait venir â¡ lui comme une marÃe montante; les objets grossissaient â¡ vue d’úil; la nacelle n’Ãtait pas â¡ deux cents pieds de la surface du Tchad.
´ Les provisions! les provisions! ª s’Ãcria le docteur.
Et la caisse qui les renfermait fut jetÃe dans l’espace.
La chute devint moins rapide, mais les malheureux tombaient toujours!
´ Jetez! jetez encore! s’Ãcria une derniÃre fois le docteur.
–Il n’y a plus rien, dit Kennedy.
–Si! ª rÃpondit laconiquement Joe en se signant d’une main rapide.
Et il disparut par-dessus le bord de la nacelle
´ Joe! Joe! ª fit le docteur terrifiÃ.
Mais Joe ne pouvait plus l’entendre. Le Victoria dÃlestà reprenait sa marche ascensionnelle, remontait â¡ mille pieds dans les airs, et le vent s’engouffrant dans l’enveloppe dÃgonflÃe l’entraÃnait vers les cÃtes septentrionales du lac.
´ Perdu! dit le chasseur avec un geste de dÃsespoir.
–Perdu pour nous sauver! ª rÃpondit Fergusson.
Et ces hommes si intrÃpides sentirent deux grosses larmes couler de leurs yeux. Ils se penchÃrent, en cherchant â¡ distinguer quelque trace du malheureux Joe, mais ils Ãtaient dÃjâ¡ loin.
´ Quel parti prendre! demanda Kennedy.
–Descendre â¡ terre, dÃs que cela sera possible, Dick, et puis attendre. ª
AprÃs une marche de soixante milles, le Victoria s’abattit sur une cÃte dÃserte, au nord du lac. Les ancres s’accrochÃrent dans un arbre peu ÃlevÃ, et le chasseur les assujettit fortement.
La nuit vint, mais ni Fergusson ni Kennedy ne purent trouver un instant de sommeil.
CHAPITRE XXXIII
Conjectures.–RÃtablissement de lÃÃquilibre du Victoria.–Nouveaux calculs du docteur Fergusson.–Chasse de Kennedy.–Exploration complÃte du lac Tchad.–Tangalia.–Retour.–Lari.
Le lendemain, 13 mai, les voyageurs reconnurent tout d’abord la partie de la cÃte qu’ils occupaient. C’Ãtait une sorte d’Ãle de terre ferme au milieu d’un immense marais Autour de ce morceau de terrain solide s’Ãlevaient des roseaux grands comme des arbres d’Europe et qui s’Ãtendaient â¡ perte de vue.
Ces marÃcages infranchissables rendaient sËre la position du Victoria; il fallait seulement surveiller le cÃtà du lac; la vaste nappe d’eau allait s’Ãlargissant, surtout dans l’est, et rien ne paraissait â¡ l’horizon, ni continent ni Ãles.
Les deux amis n’avaient pas encore osà parler de leur infortunà compagnon. Kennedy fut le premier â¡ faire part de ses conjectures au docteur.
´ Joe n’est peut-Ãtre pas perdu, dit-il. C’est un garÃon adroit, un nageur comme il en existe peu. Il n’Ãtait pas embarrassà de traverser le Frith of Forth â¡ â¦dimbourg. Nous le reverrons, quand et comment, je l’ignore; mais, de notre cÃtÃ, ne nÃgligeons rien pour lui donner l’occasion de nous rejoindre.
–Dieu t’entende, Dick, rÃpondit le docteur d’une voix Ãmue. Nous ferons tout au monde pour retrouver notre ami! Orientons-nous d’abord. Mais, avant tout, dÃbarrassons le Victoria de cette enveloppe extÃrieure, qui n’est plus utile; ce sera nous dÃlivrer d’un poids considÃrable, six cent cinquante livres, ce qui en vaut la peine. ª
Le docteur et Kennedy se mirent â¡ lÃouvrage; ils ÃprouvÃrent de grandes difficultÃs; il fallut arracher morceau par morceau ce taffetas trÃs rÃsistant, et le dÃcouper en minces bandes pour le dÃgager des mailles du filet. La dÃchirure produite par le bec des oiseaux de proie s’Ãtendait sur une longueur de plusieurs pieds.
Cette opÃration prit quatre heures au moins; mais enfin le ballon intÃrieur, entiÃrement dÃgagÃ, parut n’avoir aucunement souffert. Le Victoria Ãtait alors diminuà d’un cinquiÃme. Cette diffÃrence fut assez sensible pour Ãtonner Kennedy.
´ Sera-t-il suffisant? demanda-t-il au docteur.
–Ne crains rien â¡ cet Ãgard, Dick; je rÃtablirai l’Ãquilibre, et si notre pauvre Joe revient, nous saurons bien reprendre avec lui notre route accoutumÃe.
–Au moment de notre chute, Samuel, si mes souvenirs sont exacts, nous ne devions pas Ãtre ÃloignÃs d’une Ãle.
–Je me le rappelle en effet; mais cette Ãle, comme toutes celles du Tchad, est sans doute habitÃe par une race de pirates et de meurtriers; ces sauvages auront Ãtà certainement tÃmoins de notre catastrophe, et si Joe tombe entre leurs mains, â¡ moins que la superstition ne le protÃge, que deviendra-t-il?
–Il est homme â¡ se tirer d’affaire, je te le rÃpÃte; j’ai confiance dans son adresse et son intelligence.
–Je l’espÃre. Maintenant, Dick, tu vas chasser aux environs, sans tÃÃloigner toutefois; il devient urgent de renouveler nos vivres, dont la plus grande partie a Ãtà sacrifiÃe.
–Bien, Samuel; je ne serai pas longtemps absent. ª
Kennedy prit un fusil â¡ deux coups et s’avanÃa dans les grandes herbes vers un taillis assez rapprochÃ; de frÃquentes dÃtonations apprirent bientÃt au docteur que sa chasse serait fructueuse.
Pendant ce temps, celui-ci s’occupa de faire le relevà des objets conservÃs dans la nacelle et d’Ãtablir l’Ãquilibre du second aÃrostat; il restait une trentaine de livres de pemmican, quelques provisions de thà et de cafÃ, environ un gallon et demi d’eau-de-vie, une caisse â¡ eau parfaitement vide; toute la viande sÃche avait disparu.
Le docteur savait que; par la perte de l’hydrogÃne du premier ballon, sa force ascensionnelle se trouvait rÃduite de neuf cents livres environ; il dut donc se baser sur cette diffÃrence pour reconstituer son Ãquilibre. Le nouveau Victoria cubait soixante-sept mille pieds et renfermait trente. trois mille quatre cent quatre-vingts pieds cubes de gaz; l’appareil de dilatation paraissait Ãtre en bon Ãtat; ni la pile ni le serpentin n’avaient Ãtà endommagÃs.
La force ascensionnelle du nouveau ballon Ãtait donc de trois mille livres environ; en rÃunissant les poids de l’appareil, des voyageurs, de la provision d’eau, de la nacelle et de ses accessoires, en embarquant cinquante gallons d’eau et cent livres de viande fraÃche, le docteur arrivait â¡ un total de deux mille huit cent trente livres. Il pouvait donc emporter cent soixante-dix livres de lest pour les cas imprÃvus, et l’aÃrostat se trouverait alors Ãquilibrà avec l’air ambiant
Ses dispositions furent prises en consÃquence, et il remplaÃa le poids de Joe par un supplÃment de lest. Il employa la journÃe entiÃre â¡ ces divers prÃparatifs, et ceux-ci se terminaient au retour de Kennedy Le chasseur avait fait bonne chasse; il apportait une vÃritable charge d’oies, de canards sauvages, de bÃcassines, de sarcelles et de pluviers. Il s’occupa de prÃparer ce gibier et de le fumer. Chaque piÃce, embrochÃe par une mince baguette, fut suspendue au-dessus d’un foyer de bois vert. Quand la prÃparation parut convenable â¡ Kennedy, qui s’y entendait d’ailleurs, le tout fut emmagasinà dans la nacelle.
Le lendemain, le chasseur devait complÃter ses approvisionnements.
Le soir surprit les voyageurs au milieu de ces travaux. Leur souper se composa de pemmican, de biscuits et de thÃ. La fatigue aprÃs leur avoir donnà l’appÃtit, leur donna le sommeil. Chacun pendant son quart interrogea les tÃnÃbres, croyant parfois saisir la voix de Joe; mais, hÃlas, elle Ãtait bien loin, cette voix qu’ils eussent voulu entendre!
Aux premiers rayons du jour, le docteur rÃveilla Kennedy
´ J’ai longuement mÃditÃ, lui dit-il, sur ce qu’il convient de faire pour retrouver notre compagnon.
–Quel que soit ton projet, Samuel, il me va; parle.
–Avant tout, il est important que Joe ait de nos nouvelles.
–Sans doute! Si ce digne garÃon allait se figurer que nous l’abandonnons!
–Lui! il nous connaÃt trop! Jamais pareille idÃe ne lui viendrait l’esprit; mais il faut qu’il apprenne oË nous sommes.
–Comment cela?
–Nous allons reprendre notre place dans la nacelle et nous Ãlever dans l’air.
–Mais si le vent nous entraÃne?
–Il n’en sera rien, heureusement. Vois, Dick; la brise nous ramÃne sur le lac, et cette circonstance, qui eut Ãtà fâcheuse hier, est propice aujourd’hui. Nos efforts se borneront donc â¡ nous maintenir sur cette vaste Ãtendue d’eau pendant toute la journÃe. Joe ne pourra manquer de nous voir lâ¡ oË ses regards doivent se diriger sans cesse. Peut-Ãtre mÃme parviendra-t-il â¡ nous informer du lieu de sa retraite.
–S’il est seul et libre, il le fera certainement.
–Et s’il est prisonnier, reprit le docteur, l’habitude des indigÃnes n’Ãtant pas d’enfermer leurs captifs, il nous verra et comprendra le but de nos recherches.
–Mais enfin, reprit Kennedy,–car il faut prÃvoir tous les cas, –si nous ne trouvons aucun indice, s’il n’a pas laissà une trace de son passage, que ferons-nous?
–Nous essayerons de regagner la partie septentrionale du lac, en nous maintenant le plus en vue possible; lâ¡, nous attendrons, nous explorerons les rives, nous fouillerons ces bords, auxquels Joe tentera certainement de parvenir, et nous ne quitterons pas la place sans avoir tout fait pour le retrouver.
–Partons donc, ª rÃpondit le chasseur.
Le docteur prit le relÃvement exact de ce morceau de terre ferme qu’il allait quitter; il estima, d’aprÃs sa carte et son point, qu’il se trouvait au nord du Tchad, entre la ville de Lari et le village d’Ingemini, visitÃs tous deux par le major Denham. Pendant ce temps, Kennedy complÃta ses approvisionnements de viande fraÃche. Bien que les marais environnants portaient des marques de rhinocÃros, de lamentins et d’hippopotames, il n’eut pas l’occasion de rencontrer un seul de ces Ãnormes animaux.
A sept heures du matin, non sans de grandes difficultÃs dont le pauvre Joe savait se tirer â¡ merveille, l’ancre fut dÃtachÃe de l’arbre. Le gaz se dilata et le nouveau Victoria parvint â¡ deux cents pieds dans l’air. Il hÃsita d’abord en tournant sur lui-mÃme; mais enfin, pris dans un courant assez vif, il s’avanÃa sur le lac et bientÃt fut emportà avec une vitesse de vingt milles â¡ l’heure.
Le docteur se maintint constamment â¡ une hauteur qui variait entre deux cents et cinq cents pieds. Kennedy dÃchargeait souvent sa carabine. Au-dessus des Ãles, les voyageurs se rapprochaient mÃme imprudemment, fouillant du regard les taillis, les buissons, les halliers, partout oË quelque ombrage, quelque anfractuosità de roc eËt pu donner asile â¡ leur compagnon. Ils descendaient prÃs des longues pirogues qui sillonnaient le lac. Les pÃcheurs, â¡ leur vue, se prÃcipitaient â¡ l’eau et regagnaient leur Ãle avec les dÃmonstrations de crainte les moins dissimulÃes.
´ Nous ne voyons rien, dit Kennedy aprÃs deux heures de recherches.
–Attendons, Dick, et ne perdons pas courage; nous ne devons pas Ãtre ÃloignÃs du lieu de l’accident. ª
A onze heures, le Victoria s’Ãtait avancà de quatre-vingt-dix milles; il rencontra alors un nouveau courant qui, sous un angle presque droit, le poussa vers l’est pendant une soixantaine de milles. Il planait au-dessus d’une Ãle trÃs vaste et trÃs peuplÃe que le docteur jugea devoir Ãtre Farram, oË se trouve la capitale des Biddiomahs. Il s’attendait â¡ voir Joe surgir de chaque buisson, s’Ãchappant, l’appelant. Libre, on l’eut enlevà sans difficultÃ; prisonnier, en renouvelant la manúuvre employÃe pour le missionnaire, il aurait bientÃt rejoint ses amis; mais rien ne parut, rien ne bougea! C’Ãtait â¡ se dÃsespÃrer.
Le Victoria arrivait â¡ deux heures et demie en vue de Tangalia, village situà sur la rive orientale du Tchad, et qui marqua le point extrÃme atteint par Denham â¡ l’Ãpoque de son exploration.
Le docteur devint inquiet de cette direction persistante du vent. Il se sentait rejetà vers l’est, repoussà dans le centre de l’Afrique, vers d’interminables dÃserts.
´ Il faut absolument nous arrÃter, dit-il, et mÃme prendre terre; dans l’intÃrÃt de Joe surtout, nous devons revenir sur le lac; mais, auparavant, tâchons de trouver un courant opposÃ. ª
Pendant plus d’une heure, il chercha â¡ diffÃrentes zones. Le Victoria dÃrivait toujours sur la terre ferme; mais, heureusement, â¡ mille pieds un souffle trÃs violent le ramena dans le nord-ouest.
Il n’Ãtait pas possible que Joe fËt retenu sur une des Ãles du lac; il et certainement trouvà moyen de manifester sa prÃsence; peut-Ãtre l’avait-on entraÃnà sur terre. Ce fut ainsi que raisonna le docteur, quand il revit la rive septentrionale du Tchad.
Quant â¡ penser que Joe se fËt noyÃ, c’Ãtait inadmissible. Il y eut bien une idÃe horrible qui traversa l’esprit de Fergusson et de Kennedy: les caÃmans sont nombreux dans ces parages! Mais ni l’un ni l’autre n’eut le courage de formuler cette apprÃhension. Cependant elle vint si manifestement â¡ leur pensÃe, que le docteur dit sans autre prÃambule:
´ Les crocodiles ne se rencontrent que sur les rives des Ãles ou du lac; Joe aura assez d’adresse pour les Ãviter; d’ailleurs, ils sont peu dangereux, et les Africains se baignent impunÃment sans craindre leurs attaques ª
Kennedy ne rÃpondit pas; il prÃfÃrait se taire â¡ discuter cette terrible possibilitÃ.
Le docteur signala la ville de Lari vers les cinq heures du soir. Les habitants travaillaient â¡ la rÃcolte du coton devant des cabanes de roseaux tressÃs, au milieu d’enclos propres et soigneusement entretenus.
Cette rÃunion d’une cinquantaine de cases occupait une lÃgÃre dÃpression de terrain dans une vallÃe Ãtendue entre de basses montagnes. La violence du vent portait plus avant qu’il ne convenait au docteur; mais il changea une seconde fois et le ramena prÃcisÃment â¡ son point de dÃpart, dans cette sorte d’Ãle ferme oË il avait passà la nuit prÃcÃdente. L’ancre, au lieu de rencontrer les branches de l’arbre, se prit dans des paquets de roseaux mÃlÃs â¡ la vase Ãpaisse du marais et d’une rÃsistance considÃrable
Le docteur eut beaucoup de peine â¡ contenir l’aÃrostat; mais enfin le vent tomba avec la nuit, et les deux amis veillÃrent ensemble, presque dÃsespÃrÃs.
CHAPITRE XXXIV
L’ouragan.–DÃpart forcÃ.–Perte dÃune ancre.–Tristes rÃflexions.–RÃsolution prise.–La trombe.–La caravane engloutie.–Vent contraire et favorable.–Retour au sud.–Kennedy â¡ son poste.
A trois heures du matin, le vent faisait rage, et soufflait avec une violence telle que le Victoria ne pouvait demeurer prÃs de terre sans danger; les roseaux froissaient son enveloppe, qu’ils menaÃaient de dÃchirer.
´ Il faut partir, Dick, fit le docteur; nous ne pouvons rester dans cette situation.
–Mais Joe, Samuel?
–Je ne l’abandonne pas! non certes! et dut l’ouragan m’emporter â¡ cent milles dans le nord, je reviendrai! Mais ici nous compromettons la sËretà de tous.
–Partir sans lui! s’Ãcria l’â¦cossais avec l’accent d’une profonde douleur.
–Crois-tu donc, reprit Fergusson, que le cúur ne me saigne pas comme â¡ toi? Est-ce que je n’obÃis pas â¡ une impÃrieuse nÃcessitÃ?
–Je suis â¡ tes ordres, rÃpondit le chasseur. Partons. ª
Mais le dÃpart prÃsentait de grandes difficultÃs. L’ancre, profondÃment engagÃe, rÃsistait â¡ tous les efforts, et le ballon, tirant en sens inverse, accroissait encore sa tenue. Kennedy ne put parvenir â¡ l’arracher; d’ailleurs, dans la position actuelle, sa manúuvre devenait fort pÃrilleuse, car le Victoria risquait de s’enlever avant qu’il ne l’eut rejoint.
Le docteur, ne voulant pas courir une pareille chance, fit rentrer l’â¦cossais dans la nacelle, et se rÃsigna â¡ couper la corde de l’ancre. Le Victoria fit un bond de trois cents pieds dans lÃair, et prit directement la route du nord.
Fergusson ne pouvait qu’obÃir â¡ cette tourmente; il se croisa les bras et s’absorba dans ses tristes rÃflexions.
AprÃs quelques instants d’un profond silence, il se retourna vers Kennedy non moins taciturne.
´ Nous avons peut-Ãtre tentà Dieu, dit-il. Il n’appartenait pas â¡ des hommes d’entreprendre un pareil voyage! ª
Et un soupir de douleur s’Ãchappa de sa poitrine.
´ Il y a quelques jours â¡ peine, rÃpondit le chasseur, nous nous fÃlicitions d’avoir Ãchappà ⡠bien des dangers! Nous nous serrions la main tous les trois!
–Pauvre Joe! bonne et excellente nature! cúur brave et franc! Un moment Ãbloui par ses richesses, il faisait volontiers le sacrifice de ses trÃsors! Le voilâ¡ maintenant loin de nous! Et le vent nous emporte avec une irrÃsistible vitesse!
–Voyons, Samuel, en admettant qu’il ait trouvà asile parmi les tribus du lac, ne pourra-t-il faire comme les voyageurs qui les ont visitÃes avant nous, comme Denham, comme Barth? Ceux lâ¡ ont revu leur pays.
–Eh! mon pauvre Dick, Joe ne sait pas un mot de la langue! Il est seul et sans ressources! Les voyageurs dont tu parles ne s’avanÃaient qu’en envoyant aux chefs de nombreux prÃsents, au milieu d’une escorte, armÃs et prÃparÃs pour ces expÃditions. Et encore, ils ne pouvaient Ãviter des souffrances et des tribulations de la pire espÃce! Que veux-tu que devienne notre infortunà compagnon? C’est horrible â¡ penser, et voilâ¡ l’un des plus grands chagrins qu’il m’ait Ãtà donnà de ressentir!
–Mais nous reviendrons, Samuel.
–Nous reviendrons, Dick, dussions-nous abandonner le Victoria, quand il nous faudrait regagner â¡ pied le lac Tchad, et nous mettre en communication avec le sultan du Bornou! Les Arabes ne peuvent avoir conservà un mauvais souvenir des premiers EuropÃens.
–Je te suivrai, Samuel, rÃpondit le chasseur avec Ãnergie, tu peux compter sur moi! Nous renoncerons plutÃt â¡ terminer ce voyage! Joe s’est dÃvouà pour nous, nous nous sacrifierons pour lui! ª
Cette rÃsolution ramena quelque courage au cúur de ces deux hommes. Ils se sentirent forts de la mÃme idÃe. Fergusson mit tout en úuvre pour se jeter dans un courant contraire qui pËt le rapprocher du Tchad; mais c’Ãtait impossible alors, et la descente mÃme devenait impraticable sur un terrain dÃnudà et par un ouragan de cette violence.
Le Victoria traversa ainsi le pays des Tibbous; il franchit le Belad el DjÃrid, dÃsert Ãpineux qui forme la lisiÃre du Soudan, et pÃnÃtra dans le dÃsert de sable, sillonnà par de longues traces de caravanes; la derniÃre ligne de vÃgÃtation se confondit bientÃt avec le ciel â¡ l’horizon mÃridional, non loin de la principale oasis de cette partie de l’Afrique, dont les cinquante puits sont ombragÃs par des arbres magnifiques; mais il fut impossible de s’arrÃter. Un campement arabe, des tentes d’Ãtoffes rayÃes, quelques chameaux allongeant sur le sable leur tÃte de vipÃre, animaient cette solitude; mais le Victoria passa comme une Ãtoile filante, et parcourut ainsi une distance de soixante milles en trois heures, sans que Fergusson parvÃnt â¡ maÃtriser sa course.
´ Nous ne pouvons faire halte! dit-il, nous ne pouvons descendre! pas un arbre! pas une saillie de terrain! allons-nous donc franchir le Sahara? DÃcidÃment le ciel est contre nous! ª
Il parlait ainsi avec une rage de dÃsespÃrÃ, quand il vit dans le nord les sables du dÃsert se soulever au milieu d’une Ãpaisse poussiÃre, et tournoyer sous l’impulsion des courants opposÃs.
Au milieu du tourbillon, brisÃe, rompue, renversÃe, une caravane entiÃre disparaissait sous l’avalanche de sable; les chameaux pÃle-mÃle poussaient des gÃmissements sourds et lamentables; des cris, des hurlements sortaient de ce brouillard Ãtouffant. Quelquefois, un vÃtement bariolà tranchait avec ces couleurs vives dans ce chaos, et le mugissement de la tempÃte dominait cette scÃne de destruction.
BientÃt le sable s’accumula en masses compactes, et lâ¡ oË naguÃre s’Ãtendait la plaine unie, s’Ãlevait une colline encore agitÃe, tombe immense d’une caravane engloutie.
Le docteur et Kennedy, pales, assistaient â¡ ce terrible spectacle; ils ne pouvaient plus manúuvrer leur ballon, qui tournoyait au milieu des courants contraires et n’obÃissait plus aux diffÃrentes dilatations du gaz. Enlacà dans ces remous de l’air, il tourbillonnait avec une rapidità vertigineuse; la nacelle dÃcrivait de larges oscillations; les instruments suspendus sous la tente s’entrechoquaient â¡ se briser, les tuyaux du serpentin se courbaient â¡ se rompre, les caisses â¡ eau se dÃplaÃaient avec fracas; â¡ deux pieds l’un de l’autre, les voyageurs ne pouvaient s’entendre, et d’une main crispÃe s’accrochant aux cordages; ils essayaient de se maintenir contre la fureur de l’ouragan.
Kennedy, les cheveux Ãpars, regardait sans parler; le docteur avait repris son audace au milieu du danger, et rien ne parut sur ses traits de ses violentes Ãmotions, pas mÃme quand, aprÃs un dernier tournoiement, le Victoria se trouva subitement arrÃtà dans un calme inattendu; le vent du nord avait pris le dessus et le chassait en sens inverse sur la route du matin avec une rapidità non moins Ãgale.
´ OË allons-nous? s’Ãcria Kennedy.
–Laissons faire la Providence, mon cher Dick; j’ai eu tort de douter d’elle; ce qui convient, elle le sait mieux que nous, et nous voici retournant vers les lieux que nous n’espÃrions plus revoir. ª
Le sol si plat, si Ãgal pendant l’aller, Ãtait alors bouleversà comme les flots aprÃs la tempÃte; une suite de petits monticules â¡ peine fixÃs jalonnaient le dÃsert; le vent soufflait avec violence, et le Victoria volait dans l’espace.
La direction suivie par les voyageurs diffÃrait un peu de celle qu’ils avaient prise le matin; aussi vers les neuf heures, au lieu de retrouver les rives du Tchad, ils virent encore le dÃsert s’Ãtendre devant eux.
Kennedy en fit l’observation.
Peu importe, rÃpondit le docteur; l’important est de revenir au sud; nous rencontrerons les villes de Bornou, Wouddie ou Kouka, et je n’hÃsiterai pas â¡ m’y arrÃter.
–Si tu es satisfait, je le suis, rÃpondit le chasseur; mais fasse le ciel que nous ne soyons pas rÃduits â¡ traverser le dÃsert comme ces malheureux Arabes! Ce que nous avons vu est horrible.
–Et se reproduit frÃquemment? Dick. Les traversÃes du dÃsert sont autrement dangereuses que celles de l’OcÃan; le dÃsert a tous les pÃrils de la mer, mÃme l’engloutissement, et de plus, des fatigues et des privations insoutenables.
–Il me semble, dit Kennedy, que le vent tend â¡ se calmer; la poussiÃre des sables est moins compacte, leurs ondulations diminuent, l’horizon s’Ãclaircit
–Tant mieux, il faut l’examiner attentivement avec la lunette, et que pas un point n’Ãchappe â¡ notre vue!
–Je m’en charge, Samuel, et le premier arbre n’apparaÃtra pas sans que tu n’en sois prÃvenu. ª
Et Kennedy, la lunette â¡ la main, se plaÃa sur le devant de la nacelle.
CHAPITRE XXXV
L’histoire de Joe.–L’Ãle des Biddiomahs.–L’adoration.–LÃÃle engloutie.–Les rives du lac.–L’arbre aux serpents.–Voyage â¡ pied.–Souffrances.–Moustiques et fourmis.–La faim.–Passage du Victoria.–Disparition du Victoria.–DÃsespoir.–Le marais.–Un dernier cri.
Qu’Ãtait devenu Joe pendant les vaines recherches de son maÃtre?
Lorsqu’il se fut prÃcipità dans le lac, son premier mouvement â¡ la surface fut de lever les yeux en l’air; il vit le Victoria, dÃjâ¡ fort Ãlevà au-dessus du lac, remonter avec rapiditÃ, diminuer peu â¡ peu, et, pris bientÃt par un courant rapide, disparaÃtre vers le nord. Son maÃtre, ses amis Ãtaient sauvÃs.
´ Il est heureux, se dit-il, que j’aie eu cette pensÃe de me jeter dans le Tchad; elle n’eËt pas manquà de venir â¡ l’esprit de M. Kennedy, et certes il n’aurait pas hÃsità ⡠faire comme moi, car il est bien naturel qu’un homme se sacrifie pour en sauver deux autres. C’est mathÃmatique.ª
Rassurà sur ce point, Joe se mit â¡ songer â¡ lui; il Ãtait au milieu d’un lac immense, entourà de peuplades inconnues, et probablement fÃroces. Raison de plus pour se tirer d’affaire en ne comptant que sur lui; il ne s’effraya donc pas autrement.
Avant l’attaque des oiseaux de proie, qui, selon lui, s’Ãtaient conduits comme de vrais gypaÃtes, il avait avisà une Ãle â¡ l’horizon; il rÃsolut donc de se diriger vers elle, et se mit â¡ dÃployer toutes ses connaissances dans l’art de la natation, aprÃs s’Ãtre dÃbarrassà de la partie la plus gÃnante de ses vÃtements; il ne s’embarrassait guÃre d’une promenade de cinq ou six milles; aussi, tant qu’il fut en plein lac, il ne songea qu’â¡ nager vigoureusement et directement.
Au bout d’une heure et demie, la distance quile sÃparait de l’Ãle se trouvait fort diminuÃe.
Mais â¡ mesure qu’il s’approchait de terre, une pensÃe d’abord fugitive, tenace alors, s’empara de son esprit. Il savait que les rives du lac sont hantÃes par d’Ãnormes alligators, et il connaissait la voracità de ces animaux.
Quelle que fËt sa manie de trouver tout naturel en ce monde, le digne garÃon se sentait invinciblement Ãmu; il craignait que la chair blanche ne fËt particuliÃrement du goËt des crocodiles, et il ne s’avanÃa donc qu’avec une extrÃme prÃcaution, l’úil aux aguets. Il n’Ãtait plus qu’â¡ une centaine de brasses d’un rivage ombragà d’arbres verts, quand une bouffÃe d’air chargà de l’odeur pÃnÃtrante du musc arriva jusqu’â¡ lui.
´ Bon, se dit-il! voilâ¡ ce que je craignais! le caÃman n’est pas loin. ª
Et il plongea rapidement, mais pas assez pour Ãviter le contact d’un corps Ãnorme dont l’Ãpiderme Ãcailleux l’Ãcorcha au passage; il se crut perdu, et se mit â¡ nager avec une vitesse dÃsespÃrÃe; il revint â¡ la surface de l’eau, respira et disparut de nouveau. Il eut lâ¡ un quart d heure d’une indicible angoisse que toute sa philosophie ne put surmonter, et croyait entendre derriÃre lui le bruit de cette vaste mâchoire prÃte â¡ le happer. Il filait alors entre deux eaux, le plus doucement possible, quand il se sentit saisir par un bras, puis par le milieu du corps.
Pauvre Joe! il eut une derniÃre pensÃe pour son maÃtre, et se prit â¡ lutter avec dÃsespoir, en se sentant attirà non vers le fond du lac, ainsi que les crocodiles ont l’habitude de faire pour dÃvorer leur proie, mais â¡ la surface mÃme.
A peine eut-il pu respirer et ouvrir les yeux, qu’il se vit entre deux nÃgres d’un noir dÃÃbÃne; ces Africains le tenaient vigoureusement et poussaient des cris Ãtranges.
´ Tiens! ne put s’empÃcher de sÃÃcrier Joe! des nÃgres au lieu de caÃmans! Ma foi, j’aime encore mieux cela! Mais comment ces gaillards-lâ¡ osent-ils se baigner dans ces parages! ª
Joe ignorait que les habitants des Ãles du Tchad, comme beaucoup de noirs, plongent impunÃment dans les eaux infestÃes d’alligators, sans se prÃoccuper de leur prÃsence; les amphibies de ce lac ont particuliÃrement une rÃputation assez mÃrità de sauriens inoffensifs.
Mais Joe n’avait-il Ãvità un danger que pour tomber dans un autre? C’est ce qu’il donna aux ÃvÃnements â¡ dÃcider, et puisquÃil ne pouvait faire autrement, il se laissa conduire jusqu’au rivage sans montrer aucune crainte.
´ â¦videmment, se disait-il, ces gens-lâ¡ ont vu le Victoria raser les eaux du lac comme un monstre des airs; ils ont Ãtà les tÃmoins ÃloignÃs de ma chute, et ils ne peuvent manquer d’avoir des Ãgards pour un homme tombà du ciel! Laissons-les faire! ª
Joe en Ãtait lâ¡ de ses rÃflexions, quand il prit terre au milieu d’une foule hurlante, de tout sexe, de tout âge, mais non de toutes couleurs. Il se trouvait au milieu d’une tribu de Biddiomahs d’un noir superbe. Il n’eut mÃme pas â¡ rougir de la lÃgÃretà de son costume; il se trouvait ´ dÃshabillà ª â¡ la derniÃre mode du pays.
Mais avant qu’il eut le temps de se rendre compte de sa situation, il ne put se mÃprendre aux adorations dont il devint l’objet. Cela ne laissa pas de le rassurer, bien que l’histoire de Kazeh lui revint â¡ la mÃmoire.
´ Je pressens que je vais redevenir un dieu, un fils de la Lune quelconque! Eh bien, autant ce mÃtier-lâ¡ qu’un autre quand on n’a pas le choix. Ce qu’il importe, c’est de gagner du temps. Si le Victoria vient â¡ repasser, je profiterai de ma nouvelle position pour donner â¡ mes adorateurs le spectacle d’une ascension miraculeuse. ª
Pendant que Joe rÃflÃchissait de la sorte, lâ¡ foule se resserrait autour de lui; elle se prosternait, elle hurlait, elle le palpait, elle devenait familiÃre; mais, au moins, elle eut la pensÃe de lui offrir un festin magnifique, composà de lait aigre avec du riz pilà dans du miel, le digne garÃon, prenant son parti de toutes choses, fit alors un des meilleurs repas de sa vie et donna â¡ son peuple une haute idÃe de la faÃon dont les dieux dÃvorent dans les grandes occasions.
Lorsque le soir fut arrivÃ, les sorciers de l’Ãle le prirent respectueusement par la main, et le conduisirent â¡ une espÃce de case entourÃe de talismans; avant d’y pÃnÃtrer, Joe jeta un regard assez inquiet sur des monceaux d’ossements qui s’Ãlevaient autour de ce sanctuaire; il eut d’ailleurs tout le temps de rÃflÃchir â¡ sa position quand il fut enfermà dans sa cabane.
Pendant la soirÃe et une partie de la nuit, il entendit des chants de fÃte, les retentissements d’une espÃce de tambour et un bruit de ferraille bien doux pour des oreilles africaines; des chúurs hurlÃs accompagnÃrent d’interminables danses qui enlaÃaient la cabane sacrÃe de leurs contorsions et de leurs grimaces.
Joe pouvait saisir cet ensemble assourdissant â¡ travers les murailles de boue et de roseau de la case; peut-Ãtre, en toute autre circonstance, eËt-il pris un plaisir assez vif â¡ ces Ãtranges cÃrÃmonies; mais son esprit fut bientÃt tourmentà d’une idÃe fort dÃplaisante. Tout en prenant les choses de leur bon cÃtÃ, il trouvait stupide et mÃme triste d’Ãtre perdu dans cette contrÃe sauvage, au milieu de pareilles peuplades. Peu de voyageurs avaient revu leur patrie, de ceux qui osÃrent s’aventurer jusqu’â¡ ces contrÃes. D’ailleurs pouvait-il se fier aux adorations dont il se voyait l’objet! Il avait de bonnes raisons de croire â¡ la vanità des grandeurs humaines! Il se demanda si, dans ce pays, l’adoration n’allait pas jusqu’â¡ manger l’adorÃ!
Malgrà cette fâcheuse perspective, aprÃs quelques heures de rÃflexion, la fatigue l’emporta sur les idÃes noires, et Joe tomba dans un sommeil assez profond, qui se fËt prolongà sans doute jusqu’au lever du jour, si une humidità inattendue n’eËt rÃveillà le dormeur.
BientÃt cette humidità se fit eau, et cette eau monta si bien que Joe en eut jusqu’â¡ mi-corps.
´ Qu’est-ce lâ¡? dit-il, une inondation! une trombe! un nouveau supplice de ces nÃgres! Ma foi, je n’attendrai pas d’en avoir jusqu’au cou! ª
Et ce disant, il enfonÃa la muraille d’un coup d’Ãpaule et se trouva oË? en plein lac! D’Ãle, il n’y en avait plus! SubmergÃe pendant la nuit! A sa place l’immensità du Tchad!
´ Triste pays pour les propriÃtaires! ª se dit Joe, et il reprit avec vigueur lÃexercice de ses facultÃs natatoires.
Un de ces phÃnomÃnes assez frÃquents sur le lac Tchad avait dÃlivrà le brave garÃon; plus d’une Ãle a disparu ainsi, qui paraissait avoir la solidità du roc, et souvent les populations riveraines durent recueillir les malheureux ÃchappÃs â¡ ces terribles catastrophes.
Joe ignorait cette particularitÃ, mais il ne se fit pas faute d’en profiter. Il avisa une barque errante et l’accosta rapidement. C’Ãtait une sorte de tronc d’arbre grossiÃrement creusà une paire de pagaies s’y trouvait heureusement, et Joe, profitant d’un courant assez rapide, se laissa dÃriver.
´ Orientons-nous, dit-il. L’Ãtoile polaire, qui fait honnÃtement son mÃtier d’indiquer la route du nord â¡ tout le monde, voudra bien me venir en aide. ª
Il reconnut avec satisfaction que le courant le portait vers la rive septentrionale du Tchad, et il le laissa faire. Vers deux heures du matin, il prenait pied sur un promontoire couvert de roseaux Ãpineux qui parurent fort importuns, mÃme â¡ un philosophe; mais un arbre poussait lâ¡ tout exprÃs pour lui offrir un lit dans ses branches. Joe y grimpa pour plus de sËretÃ, et attendit lâ¡, sans trop dormir, les premiers rayons du jour.
Le matin venu avec cette rapidità particuliÃre aux rÃgions Ãquatoriales, Joe jeta un coup d’úil sur l’arbre qui l’avait abrità pendant la nuit; un spectacle assez inattendu le terrifia. Les branches de cet arbre Ãtaient littÃralement couvertes de serpents et de camÃlÃons; le feuillage disparaissait sous leurs entrelacements; on eËt dit un arbre d’une nouvelle espÃce qui produisait des reptiles; sous les premiers rayons du soleil, tout cela rampait et se tordait. Joe Ãprouva un vif sentiment de terreur mÃlà de dÃgoËt, et s’ÃlanÃa â¡ terre au milieu des sifflements de la bande.
´ Voilâ¡ une chose qu’on ne voudra jamais croire, ª dit-il.
Il ne savait pas que les derniÃres lettres du docteur Vogel avaient fait connaÃtre cette singularità des rives du Tchad, oË les reptiles sont plus nombreux qu’en aucun pays du monde. AprÃs ce qu’il venait de voir, Joe rÃsolut d’Ãtre plus circonspect â¡ l’avenir, et, s’orientant sur le soleil, il se mit en marche en se dirigeant vers le nord-est. Il Ãvitait avec le plus grand soin cabanes, cases, huttes, taniÃres, en un mot tout ce qui peut servir de rÃceptacle â¡ la race humaine.
Que de fois ses regards se portÃrent en l’air! Il espÃrait apercevoir le Victoria, et bien qu’il l’eut vainement cherchà pendant toute cette journÃe de marche, cela ne diminua pas sa confiance en son maÃtre; il lui fallait une grande Ãnergie de caractÃre pour prendre si philosophiquement sa situation. La faim se joignait â¡ la fatigue, car â¡ le nourrir de racines, de moelle d’arbustes, tels que le ´ mÃlÃ, ª ou des fruits du palmier doum, on ne refait pas un homme; et cependant, suivant son estime, il s’avanÃa d’une trentaine de milles vers l’ouest. Son corps portait en vingt endroits les traces des milliers d’Ãpines dont les roseaux du lac, les acacias et les mimosas sont hÃrissÃs, et ses pieds ensanglantÃs rendaient sa marche extrÃmement douloureuse. Mais enfin il put rÃagir contre ses souffrances, et, le soir venu, il rÃsolut de passer la nuit sur les rives du Tchad.
Lâ¡, il eut â¡ subir les atroces piqËres de myriades d’insectes: mouches, moustiques, fourmis longues d’un demi-pouce y couvrent littÃralement la terre. Au bout de deux heures, il ne restait pas â¡ Joe un lambeau du peu de vÃtements qui le couvraient; les insectes avaient tout dÃvorÃ! Ce fut une nuit terrible, qui ne donna pas une heure de sommeil au voyageur fatiguÃ; pendant ce temps, les sangliers, les buffles sauvages, l’ajoub, sorte de lamentin assez dangereux faisaient rage dans les buissons et sous les eaux du lac; le concert des bÃtes fÃroces retentissait au milieu de la nuit. Joe n’osa remuer. Sa rÃsignation et sa patience eurent de la peine â¡ tenir contre une pareille situation.
Enfin le jour revint; Joe se releva prÃcipitamment, et que l’on juge du dÃgoËt qu’il ressentit en voyant quel animal immonde avait partagà sa couche: un crapaud! mais un crapaud de cinq pouces de large, une bÃte monstrueuse, repoussante, qui le regardait avec des yeux ronds. Joe sentit son cúur se soulever, et, reprenant quelque force dans sa rÃpugnance, il courut â¡ grands pas se plonger dans les eaux du lac. Ce bain calma un peu les dÃmangeaisons qui le torturaient, et, aprÃs avoir mâchà quelques feuilles, il reprit sa route avec une obstination, un entÃtement dont il ne pouvait se rendre compte; il n’avait plus le sentiment de ses actes, et nÃanmoins il sentait. en lui une puissance supÃrieure au dÃsespoir.
Cependant une faim terrible le torturait; son estomac, moins rÃsignà que lui, se plaignait; il fut obligà de serrer fortement une liane autour de son corps; heureusement, sa soif pouvait s’Ãtancher â¡ chaque pas, et, en se rappelant les souffrances du dÃsert, il trouvait un bonheur relatif â¡ ne pas subir les tourments de cet impÃrieux besoin.
´ OË peut Ãtre le Victoria? se demandait-il… Le vent souffle du nord! Il devrait revenir sur le lac! Sans doute M. Samuel aura procÃdà ⡠une nouvelle installation pour rÃtablir l’Ãquilibre; mais la journÃe d’hier a dË suffire â¡ ces travaux; il ne serait donc pas impossible qu’aujourd’hui… Mais agissons comme si je ne devais jamais le revoir. AprÃs tout, si je parvenais â¡ gagner une des grandes villes du lac, je me trouverais dans la position des voyageurs dont mon maÃtre nous a parlÃ. Pourquoi ne me tirerais-je pas d’affaire comme eux? Il y en a qui en sont revenus, que diable!… Allons! courage! ª
Or, en parlant ainsi et en marchant toujours, l’intrÃpide Joe tomba en pleine forÃt au milieu d’un attroupement de sauvages; il s’arrÃta â¡ temps et ne fut pas vu. Les nÃgres s’occupaient â¡ empoisonner leurs flÃches avec le suc de l’euphorbe, grande occupation des peuplades de ces contrÃes, et qui se fait avec une sorte de cÃrÃmonie solennelle.
Joe, immobile, retenant son souffle, se cachait au milieu d’un fourrÃ, lorsqu’en levant les yeux, par une Ãclaircie du feuillage, il aperÃut le Victoria, le Victoria lui-mÃme, se dirigeant vers le lac, â¡ cent pieds â¡ peine au-dessus de lui. Impossible de se faire entendre! impossible de se faire voir!
Une larme lui vint aux yeux, non de dÃsespoir, mais de reconnaissance: son maÃtre Ãtait â¡ sa recherche! son maÃtre ne l’abandonnait pas! Il lui fallut attendre le dÃpart des noirs; il put alors quitter sa retraite et courir vers les bords du Tchad.
Mais alors le Victoria se perdait au loin dans le ciel. Joe rÃsolut de l’attendre: il repasserait certainement! Il repassa, en effet, mais plus â¡ l’est. Joe courut, gesticula, cria… Ce fut en vain! Un vent violent en-traÃnait le ballon avec une irrÃsistible vitesse!
Pour la premiÃre fois, l’Ãnergie, l’espÃrance manquÃrent au cúur de l’infortunÃ; il se vit perdu; il crut son maÃtre parti sans retour; il n’osait plus penser, il ne voulait plus rÃflÃchir.
Comme un fou, les pieds en sang, le corps meurtri, il marcha pendant toute cette journÃe et une partie de la nuit. Il se traÃnait, tantÃt sur les genoux, tantÃt sur les mains; il voyait venir le moment oË la force lui manquerait et oË il faudrait mourir.
En avanÃant ainsi, il finit par se trouver en face d’un marais, ou plutÃt de ce qu’il sut bientÃt Ãtre un marais, car la nuit Ãtait venue depuis quelques heures; il tomba inopinÃment dans une boue tenace; malgrà ses efforts, malgrà sa rÃsistance dÃsespÃrÃe, il se sentit enfoncer peu â¡ peu au milieu de ce terrain vaseux; quelques minutes plus tard il en avait jusqu’â¡ mi-corps.
´ Voilâ¡ donc la mort! se dit-il; et quelle mort!… ª
Il se dÃbattit avec rage; mais ces efforts ne servaient qu’â¡ l’ensevelir davantage dans cette tombe que le malheureux se creusait lui-mÃme. Pas un morceau de bois qui pËt l’arrÃter, pas un roseau pour le retenir!.. Il comprit que c’en Ãtait fait de lui!… Ses yeux se fermÃrent.
´ Mon maÃtre! mon maÃtre! â¡ moi!… ª s’Ãcria-t-il.
Et cette voix dÃsespÃrÃe, isolÃe, ÃtouffÃe dÃjâ¡, se perdit dans la nuit.
CHAPITRE XXXVI
Un rassemblement â¡ lÃhorizon.–Une troupe dÃarabes.–La poursuite.–CÃest lui!–Chute de cheval.–L’Arabe ÃtranglÃ.–Une balle de Kennedy.–Manúuvre.–EnlÃvement au vol.–Joe sauvÃ.
Depuis que Kennedy avait repris son poste d’observation sur le devant de la nacelle, il ne cessait dÃobserver l’horizon avec une grande attention.
Au bout de quelque temps, il se retourna vers le docteur et dit:
´ Si je ne me trompe, voici lâ¡-bas une troupe en mouvement, hommes ou animaux; il est encore impossible de les distinguer. En tout cas, ils s’agitent violemment, car ils soulÃvent un nuage de poussiÃre.
–Ne serait-ce pas encore un vent contraire, dit Samuel, une trombe qui viendrait nous repousser au nord? ª
Il se leva pour examiner l’horizon.
´ Je ne crois pas, Samuel, rÃpondit Kennedy; c’est un troupeau de gazelles ou de búufs sauvages.
–Peut-Ãtre, Dick; mais ce rassemblement est au moins â¡ neuf ou dix milles de nous, et pour mon compte, mÃme avec la lunette, je n’y puis rien reconnaÃtre.
–En tout cas, je ne le perdrai pas de vue; il y a lâ¡ quelque chose dÃextraordinaire qui m’intrigue; on dirait parfois comme une manúuvre de cavalerie. Eh! je ne me trompe pas! ce sont bien des cavaliers! regarde! ª
Le docteur observa avec attention le groupe indiquÃ.
´ Je crois que tu as raison, dit-il, c’est un dÃtachement d’Arabes ou de Tibbous; ils s’enfuient dans la mÃme direction que nous; mais nous avons plus de vitesse et nous les gagnons facilement. Dans une demi-heure, nous serons â¡ portÃe de voir et de juger ce qu’il faudra faire. ª
Kennedy avait repris sa lunette et lorgnait attentivement. La masse des cavaliers se faisait plus visible; quelques-uns dÃentre eux s’isolaient.
´ CÃest Ãvidemment, reprit Kennedy, une manúuvre ou une chasse.
–On dirait que ces gens-lâ¡ poursuivent quelque chose. Je voudrais bien savoir ce qui en est.
–Patience, Dick. Dans peu de temps nous les rattraperons et nous les dÃpasserons mÃme, s’ils continuent de suivre cette route; nous marchons avec une rapidità de vingt milles â¡ l’heure, et il n’y a pas de chevaux qui puissent soutenir un pareil train. ª
Kennedy reprit son observation, et, quelques minutes aprÃs, il dit:
´ Ce sont des Arabes lancÃs â¡ toute vitesse. Je les distingue parfaitement. Ils sont une cinquantaine. Je vois leurs burnous qui se gonflent contre le vent. C’est un exercice de cavalerie; leur chef les prÃcÃde â¡ cent pas, et ils se prÃcipitent sur ses traces.
–Quels qu’ils soient, Dick, ils ne sont pas â¡ redouter, et, si cela est nÃcessaire, je m’ÃlÃverai.
–Attends! attends encore, Samuel!
–C’est singulier, ajouta Dick aprÃs un nouvel examen, il y a quelque chose dont je ne me rends pas compte; â¡ leurs efforts et â¡ l’irrÃgularità de leur ligne, ces Arabes ont plutÃt l’air de poursuivre que de suivre.
–En es-tu certain, Dick,
–Evidemment. Je ne me trompe pas! C’est une chasse, mais une chasse â¡ l’homme! Ce n’est point un chef qui les prÃcÃde, mais un fugitif.
–Un fugitif! dit Samuel avec Ãmotion.
–Oui!
–Ne le perdons pas de vue et attendons. ª
Trois ou quatre milles furent promptement gagnÃs sur ces cavaliers qui filaient cependant avec une prodigieuse vÃlocitÃ.
´ Samuel! Samuel! s’Ãcria Kennedy d’une voix tremblante.
–Qu’as-tu, Dick?
–Est-ce une hallucination? est-ce possible?
–Que veux-tu dire?
–Attends.
Et le chasseur essuya rapidement les verres de la lunette et se prit â¡ regarder.
´ Eh bien? fit le docteur.
–C’est lui, Samuel!
–Lui! ª s’Ãcria ce dernier.
´ Lui ª disait tout! Il n’y avait pas besoin de le nommer!
´ C’est lui â¡ cheval! â¡ cent pas â¡ peine de ses ennemis! il fuit!
–C’est bien Joe! dit le docteur en palissant.
–Il ne peut nous voir dans sa fuite!
–Il nous verra, rÃpondit Fergusson en abaissant la flamme de son chalumeau.
–Mais comment?
–Dans cinq minutes nous serons â¡ cinquante pieds du sol; dans quinze, nous serons au-dessus de lui.
–Il faut le prÃvenir par un coup de fusil!
–Non! il ne peut revenir sur ses pas, il est coupÃ.
–Que faire alors?
–Attendre.
–Attendre! Et ces Arabes?
–Nous les atteindrons! Nous les dÃpasserons! Nous ne sommes pas ÃloignÃs de deux milles, et pourvu que le cheval de Joe tienne encore
–Grand Dieu! fit Kennedy.
–Qu’y-a-t-il? ª
Kennedy avait poussà un cri de dÃsespoir en voyant Joe prÃcipità ⡠terre. Son cheval, Ãvidemment rendu, ÃpuisÃ, venait de s’abattre.
´ Il nous a vus, s’Ãcria le docteur; en se relevant il nous a fait signe!
–Mais les Arabes vont l’atteindre! qu’attend-il! Ah! le courageux garÃon! Hourra! ª fit le chasseur qui ne se contenait plus.
Joe, immÃdiatement relevà aprÃs sa chute, â¡ l’instant oË l’un des plus rapides cavaliers se prÃcipitait sur lui, bondissait comme une panthÃre, lÃÃvitait par un Ãcart, se jetait en croupe, saisissait l’Arabe â¡ la gorge, de ses mains nerveuses, de ses doigts de fer, il l’Ãtranglait, le renversait sur le sable, et continuait sa course effrayante.
Un immense cri des Arabes s’Ãleva dans l’air; mais, tout entiers â¡ leur poursuite, ils n’avaient pas vu le Victoria â¡ cinq cents pas derriÃre eux, et â¡ trente pieds du sol â¡ peine; eux-mÃmes, ils n’Ãtaient pas â¡ vingt longueurs de cheval du fugitif.
L’un d’eux se rapprocha sensiblement de Joe, et il allait le percer de sa lance, quand Kennedy, l’úil fixe, la main ferme, l’arrÃta net d’une balle et le prÃcipita â¡ terre.
Joe ne se retourna pas mÃme au bruit. Une partie de la troupe suspendit sa course, et tomba la face dans la poussiÃre â¡ la vue du Victoria; l’autre continua sa poursuite.
´ Mais que fait Joe? s’Ãcria Kennedy, il ne s’arrÃte pas!
–Il fait mieux que cela, Dick; je l’ai compris! il se maintient dans la direction de l’aÃrostat. Il compte sur notre intelligence! Ah! le brave garÃon! Nous l’enlÃverons â¡ la barbe de ces Arabes! Nous ne sommes plus qu’â¡ deux cents pas.
–Que faut-il faire? demanda Kennedy.
–Laisse ton fusil de cÃtÃ.
–Voilâ¡, fit le chasseur en dÃposant son arme.
–Peux-tu soutenir dans les bras cent cinquante livres de lest?
–Plus encore.
–Non, cela suffira. ª
Et des sacs de sable furent empilÃs par le docteur entre les bras de Kennedy.
´ Tiens-toi â¡ l’arriÃre de la nacelle, et sois prÃt â¡ jeter ce lest d’un seul coup. Mais, sur ta vie! ne le fais pas avant mon ordre!
–Sois tranquille!
–Sans cela, nous manquerions Joe, et il serait perdu!
–Compte sur moi! ª
Le Victoria dominait presque alors la troupe des cavaliers qui s’ÃlanÃaient bride abattue sur les pas de Joe Le docteur, â¡ l’avant de la nacelle, tenait l’Ãchelle dÃployÃe, prÃt â¡ la lancer au moment voulu. Joe avait maintenu sa distance entre ses poursuivants et lui, cinquante pieds environ. Le Victoria les dÃpassa.
´ Attention! dit Samuel ⡠Kennedy.
–Je suis prÃt.
–Joe! garde â¡ toi!… ª cria le docteur de sa voix retentissante en jetant l’Ãchelle, dont les premiers Ãchelons soulevÃrent la poussiÃre du sol.
A l’appel du docteur, Joe, sans arrÃter son cheval, s’Ãtait retournÃ; l’Ãchelle arriva prÃs de lui, et au moment oË il s’y accrochait
´ Jette, cria le docteur ⡠Kennedy.
–C’est fait ª
Et le Victoria, dÃlestà dÃun poids supÃrieur â¡ celui de Joe, s’Ãleva â¡ cent cinquante pieds dans les airs.
Joe se cramponna fortement â¡ l’Ãchelle pendant les vastes oscillations qu’elle eut â¡ dÃcrire; puis faisant un geste indescriptible aux Arabes, et grimpant avec l’agilità d’un clown, il arriva jusqu’â¡ ses compagnons qui le reÃurent dans leurs bras.
Les Arabes poussÃrent un cri de surprise et de rage. Le fugitif venait de leur Ãtre enlevà au vol, et le Victoria s’Ãloignait rapidement.
´ Mon maÃtre! Monsieur Dick! ª avait dit Joe.
Et succombant â¡ lÃÃmotion, â¡ la fatigue, il s’Ãtait Ãvanoui, pendant que Kennedy, presque en dÃlire, s’Ãcriait:
´ SauvÃ! sauvÃ!
–Parbleu! ª fit le docteur, qui avait repris sa tranquille impassibilitÃ.
Joe Ãtait presque nu; ses bras ensanglantÃs, son corps couvert de meurtrissures, tout cela disait ses souffrances. Le docteur pansa ses blessures et le coucha sous la tente.
Joe revint bientÃt de son Ãvanouissement, et demanda un verre d’eau-de-vie, que le docteur ne crut pas devoir lui refuser, Joe n’Ãtant pas un homme â¡ traiter comme tout le monde. AprÃs avoir bu, il serra la main de ses deux compagnons et se dÃclara prÃt â¡ raconter son histoire.
Mais on ne lui permit pas de parler, et le brave garÃon retomba dans un profond sommeil, dont il paraissait avoir grand besoin.
Le Victoria prenait alors une ligne oblique vers l’ouest. Sous les efforts d’un vent excessif, il revit la lisiÃre du dÃsert Ãpineux, au-dessus des palmiers courbÃs ou arrachÃs par la tempÃte; et aprÃs avoir fourni une marche de prÃs de deux cents milles depuis l’enlÃvement de Joe, il dÃpassa vers le soir le dixiÃme degrà de longitude.
CHAPITRE XXXVII
La route de lÃouest.–Le rÃveil de Joe.–Son entÃtement.–Fin de l’histoire de Joe.–Tagelel.–InquiÃtudes de Kennedy.–Route au nord.–Une nuit prÃs dÃAgbadÃs.
Le vent pendant la nuit se reposa de ses violences du jour, et le Victoria demeura paisiblement au sommet d’un grand sycomore; le docteur et Kennedy veillÃrent â¡ tour de rÃle, et Joe en profita pour dormir vigoureusement et tout d’un somme pendant vingt-quatre heures.
Voilâ¡ le remÃde quÃil lui faut, dit Fergusson; la nature se chargera de sa guÃrison. ª
Au jour, le vent revint assez fort, mais capricieux; il se jetait brusquement dans le nord et le sud, mais en dernier lieu, le Victoria fut entraÃnà vers; l’ouest.
Le docteur, la carte â¡ la main, reconnut le royaume du Damerghou, terrain onduleux d’une grande fertilitÃ, avec les huttes de ses villages faites de longs roseaux entremÃlÃs des branchages de l’asclepia; les meules de grains s’Ãlevaient, dans les champs cultivÃs, sur de petits Ãchafaudages destinÃs â¡ les prÃserver de l’invasion des souris et des termites.
BientÃt on atteignit la ville de Zinder, reconnaissable â¡ sa vaste place des exÃcutions; au centre se dresse lÃarbre de mort; le bourreau veille au pied, et quiconque passe sous son ombre est immÃdiatement pendu!
En consultant la boussole, Kennedy ne put s’empÃcher de dire:
´ Voil⡠que nous reprenons encore la route du nord!
–Qu’importe? Si elle nous mÃne â¡ Tombouctou, nous ne nous en plaindrons pas! Jamais plus beau voyage n’aura Ãtà accompli en de meilleures circonstances!…
–Ni en meilleure santÃ, riposta Joe, qui passait sa bonne figure toute rÃjouie â¡ travers les rideaux de la tente.
–Voilâ¡ notre brave ami! s’Ãcria le chasseur, notre sauveur! Comment cela va-t-il?
–Mais trÃs naturellement, Monsieur Kennedy, trÃs naturellement! Jamais je ne me suis si bien portÃ! Rien qui vous rapproche un homme comme un petit voyage d’agrÃment prÃcÃdà d’un bain dans le Tchad! n’est-ce pas, mon maÃtre?
–Digne cúur! rÃpondit Fergusson en lui serrant la main. Que d’angoisses et d’inquiÃtudes tu nous a causÃes!
–Eh bien, et vous donc! Croyez-vous que j’Ãtais tranquille sur votre sort? Vous pouvez vous vanter de m’avoir fait une fiÃre peur!
–Nous ne nous entendrons jamais, Joe, si tu prends les choses de cette faÃon.
–Je vois que sa chute ne l’a pas changÃ, ajouta Kennedy.
–Ton dÃvouement a Ãtà sublime, mon garÃon, et il nous a sauvÃs; car le Victoria tombait dans le lac, et une fois lâ¡, personne n’eËt pu l’en tirer.
–Mais si mon dÃvouement, comme il vous plaÃt d’appeler ma culbute, vous a sauvÃs, est-ce qu’il ne m’a pas sauvà aussi, puisque nous voilâ¡ tous les trois en bonne santÃ? Par consÃquent, dans tout cela, nous n’avons rien â¡ nous reprocher.
–On ne s’entendra jamais avec ce garÃon-lâ¡, dit le chasseur.
–Le meilleur moyen de s’entendre, rÃpliqua Joe, c’est de ne plus parler de cela. Ce qui est fait est fait! Bon ou mauvais, il n’y a pas â¡ y revenir.
–EntÃtÃ! fit le docteur en riant. Au moins tu voudras bien nous raconter ton histoire?