“On dit que le souvenir de sa femme Ãmut Danton au pied de l’Ãchafaud mais Danton avait donnà de la force à une nation de freluquets, et empà chait l’ennemi d’arriver à Paris… Moi seul, je sais ce que j’aurais pu faire… Pour les autres, je ne suis tout au plus qu’un PEUT-ETRE.
“Si Mme de Rà nal Ãtait ici, dans mon cachot, au lieu de Mathilde, aurais-je pu rÃpondre de moi? L’excäs de mon dÃsespoir et de mon repentir eñt passÃ, aux yeux des Valenod et de tous les patriciens du pays, pour l’ignoble peur de la mort; ils sont si fiers, ces coeurs faibles que leur position pÃcuniaire met au-dessus des tentations! Voyez ce que c’est, auraient dit MM. de Moirod et de Cholin, qui viennent de me condamner à mort, que de naÃ¥tre fils d’un charpentier! On peut devenir savant, adroit, mais le coeur!… le coeur ne s’apprend pas. Mà me avec cette pauvre Mathilde, qui pleure maintenant, ou plutìt qui ne peut plus pleurer”, dit-il en regardant ses yeux rouges… et il la serra dans ses bras: l’aspect d’une douleur vraie lui fit oublier son syllogisme…”Elle a pleurà toute la nuit peut-à tre, se dit-il mais un jour, quelle honte ne lui fera pas ce souvenir! Elle se regardera comme ayant Ãtà ÃgarÃe, dans sa premiäre jeunesse, par les faáons de penser basses d’un plÃbÃien… Le Croisenois est assez faible pour l’Ãpouser, et, ma foi, il fera bien. Elle lui fera jouer un rìle.
Du droit qu’un esprit ferme et vaste en ses desseins A sur l’esprit grossier des vulgaires humains’.
“Ah áÃ! voici qui est plaisant: depuis que je dois mourir, tous les vers que j’ai jamais sus en ma vie me reviennent à la mÃmoire. Ce sera un signe de dÃcadence…
Mathilde lui rÃpÃtait d’une voix Ãteinte:
– Il est lÃ, dans la piäce voisine.
Enfin il fit attention à ces paroles.”Sa voix est faible, pensa-t-il, mais tout ce caractäre impÃrieux est encore dans son accent. Elle baisse la voix pour ne pas se fÃcher.”
– Et qui est lÃ? lui dit-il d’un air doux.
– L’avocat, pour vous faire signer votre appel.
– Je n’appellerai pas.
– Comment! vous n’appellerez pas, dit-elle en se levant et les yeux Ãtincelants de coläre, et pourquoi, s’il vous plaÃ¥t?
– Parce que, en ce moment, je me sens le courage de mourir sans trop faire rire à mes dÃpens. Et qui me dit que dans deux mois, apräs un long sÃjour dans ce cachot humide, Je serai aussi bien dispose? Je prÃvois des entrevues avec des prà tres, avec mon päre… Rien au monde ne peut m’à tre aussi dÃsagrÃable. Mourons.
Cette contrariÃtà imprÃvue rÃveilla toute la partie altiäre du caractäre de Mathilde. Elle n’avait pu voir l’abbà de Frilair avant l’heure oó l’on ouvre les cachots de la prison de Besanáon ; sa fureur retomba sur Julien. Elle l’adorait, et pendant un grand quart d’heure, il retrouva dans ses imprÃcations contre son caractäre, de lui Julien, dans ses regrets de l’avoir aimÃ, toute cette Ãme hautaine qui jadis l’avait accablà d’injures si poignantes, dans la bibliothäque de l’hìtel de La Mole.
– Le ciel devait à la gloire de ta race de te faire naÃ¥tre homme, lui dit-il.
“Mais quant à moi, pensait-il, je serais bien dupe de vivre encore deux mois dans ce sÃjour dÃgoñtant, en butte à tout ce que la faction patricienne peut inventer d’infÃme et d’humiliant*, et ayant pour unique consolation les imprÃcations de cette folle… Eh bien apräs-demain matin, je me bats en duel avec un homme connu par son sang-froid et par une adresse remarquable… – Fort remarquable, dit le parti mÃphistophÃläs; il ne manque Jamais son coup. * C’est un jacobin qui parle.
“Eh bien, soit, à la bonne heure (Mathilde continuait à à tre Ãloquente). Parbleau non, se dit-il, je n’appellerai pas.”
Cette rÃsolution prise, il tomba dans la rà verie…”Le courrier en passant apportera le journal à six heures comme à l’ordinaire à huit heures, apräs que M. dà Rà nal l’aura lu, êlisa marchant sur la pointe du pied, viendra le dÃposer sur son lit. Plus tard elle s’Ãveillera: tout à coup en lisant, elle sera troublÃe, sa jolie main tremblera; elle lira jusqu’à ces mots… A dix heures et cinq minutes il avait cessà d’exister.
“Elle pleurera à chaudes larmes, je la connais, en vain j’ai voulu l’assassiner, tout sera oubliÃ. Et la personne à qui j’ai voulu ìter la vie sera la seule qui sincärement pleurera ma mort.
“Ah! ceci est une antithäse!”pensa-t-il, et, pendant un grand quart d’heure que dura encore la scäne que lui faisait Mathilde, il ne songea qu’à Mme de Rà nal. Malgrà lui, et quoique rÃpondant souvent à ce que Mathilde lui disait, il ne pouvait dÃtacher son Ãme du souvenir de la chambre à coucher de Verriäres. Il voyait la gazette de Besanáon sur la courtepointe de taffetas orange. Il voyait cette main si blanche qui la serrait d’un mouvement convulsif, il voyait Mme de Rà nal pleurer… Il suivait la route de chaque larme sur cette figure charmante.
Mlle de La Mole ne pouvant rien obtenir de Julien, fit entrer l’avocat. C’Ãtait heureusement un ancien capitaine de l’armÃe d’Italie, de 1796, oó il avait Ãtà camarade de Manuel’.
Pour la forme, il combattit la rÃsolution du condamnÃ. Julien, voulant le traiter avec estime, lui dÃduisit toutes ses raisons.
– Ma foi, on peut penser comme vous, finit par lui dire M. FÃlix Vaneau, c’Ãtait le nom de l’avocat. Mais vous avez trois jours pleins pour appeler, et il est de mon devoir de revenir tous les jours. Si un volcan s’ouvrait sous la prison, d’ici à deux mois vous seriez sauvÃ. Vous pouvez mourir de maladie, dit-il en regardant Julien.
Julien lui serra la main.
– Je vous remercie, vous à tes un brave homme. A ceci je songerai.
Et lorsque Mathilde sortit enfin avec l’avocat, il se sentait beaucoup plus d’amitià pour l’avocat que pour elle.
CHAPITRE XLIII
Une heure apräs, comme il dormait profondÃment, il fut Ãveillà par des larmes qu’il sentait couler sur sa main.”Ah! c’est encore Mathilde, pensa-t-il à demi ÃveillÃ. Elle vient, fidäle à la thÃorie, attaquer ma rÃsolution par les sentiments tendres.”Ennuyà de la perspective de cette nouvelle scäne dans le genre pathÃtique, il n’ouvrit pas les yeux. Les vers de BelphÃgor fuyant sa femme lui revinrent à la pensÃe.
Il entendit un soupir singulier; il ouvrit les yeux, c’Ãtait Mme de RÃ nal.
– Ah! je te revois avant que de mourir, est-ce une illusion? s’Ãcria-t-il en se jetant à ses pieds.
“Mais pardon, madame, je ne suis qu’un assassin à vos yeux, dit-il à l’instant, en revenant à lui.
– Monsieur… je viens vous conjurer d’appeler, je sais que vous ne le voulez pas… Ses sanglots l’Ãtouffaient; elle ne pouvait parler.
– Daignez me pardonner.
– Si tu veux que je te pardonne, lui dit-elle en se levant et se jetant dans ses bras, appelle tout de suite de ta sentence de mort.
Julien la couvrait de baisers.
– Viendras-tu me voir tous les jours pendant ces deux mois?
– Je te le jure. Tous les jours, Ã moins que mon mari ne me le dÃfende.
– Je signe! s’Ãcria Julien. Quoi! tu me pardonnes! est-il possible!
Il la serrait dans ses bras; il Ãtait fou. Elle jeta un petit cri.
– Ce n’est rien, lui dit-elle tu m’as fait mal.
– A ton Ãpaule, s’Ãcria Julien fondant en larmes. Il s’Ãloigna un peu, et couvrit sa main de baisers de flamme. Qui me l’eñt dit, la derniäre fois que je te vis, dans ta chambre à Verriäres?…
– Qui m’eñt dit alors que j’Ãcrirais à M. de La Mole cette lettre infÃme?…
– Sache que je t’ai toujours aimÃe, que je n’ai aimà que toi.
– Est-il bien possible! s’Ãcria Mme de Rà nal, ravie à son tour.
Elle s’appuya sur Julien, qui Ãtait à ses genoux, et longtemps ils pleurärent en silence.
A aucune Ãpoque de sa vie, Julien n’avait trouvà un moment pareil.
Bien longtemps apräs, quand on put parler:
– Et cette jeune Mme Michelet, dit Mme de Rà nal ou plutìt cette Mlle de La Mole, car je commence en vÃrità à croire cet Ãtrange roman.
– Il n’est vrai qu’en apparence, rÃpondit Julien. C’est ma femme, mais ce n’est pas ma maÃ¥tresse…
En s’interrompant cent fois l’un l’autre, ils parvinrent à grand’peine à se raconter ce qu’ils ignoraient. La lettre Ãcrite à M. de La Mole avait Ãtà faite par le jeune prà tre qui dirigeait la conscience de Mme de Rà nal, et ensuite copiÃe par elle.
– Quelle horreur m’a fait commettre la religion! lui disait-elle; et encore j’ai adouci les passages les plus affreux de cette lettre…
Les transports et le bonheur de Julien lui prouvaient combien il lui pardonnait. Jamais il n’avait Ãtà aussi fou d’amour.
– Je me crois pourtant pieuse, lui disait Mme de Rà nal dans la suite de la conversation. Je crois sincärement en Dieu, je crois Ãgalement, et mà me cela m’est prouvÃ, que le crime que je commets est affreux, et däs que je te vois, mà me apräs que tu m’as tirà deux coups de pistolet…
Et ici, malgrà elle, Julien la couvrit de baisers.
– Laisse-moi, continua-t-elle, je veux raisonner avec toi, de peur de l’oublier… Däs que je te vois, tous les devoirs disparaissent, je ne suis plus qu’amour pour toi, ou plutìt, le mot amour est trop faible. Je sens pour toi ce que je devrais sentir uniquement pour Dieu: un mÃlange de respect, d’amour, d obÃissance… En vÃritÃ, je ne sais pas ce que tu m’inspires. Tu me dirais de donner un coup de couteau au geìlier, que le crime serait commis avant que j’y eusse songÃ. Explique-moi cela bien nettement avant que je te quitte je veux voir clair dans mon coeur; car dans deux mois nous nous quittons… A propos, nous quitterons-nous? lui dit-elle en souriant.
– Je retire ma parole, s’Ãcria Julien en se levant; je n’appelle pas de la sentence de mort, si par poison, couteau, pistolet, charbon ou de toute autre maniäre quelconque, tu cherches à mettre fin ou obstacle à ta vie.
La physionomie de Mme de Rà nal changea tout à coup; la plus vive tendresse fit place à une rà verie profonde.
– Si nous mourions tout de suite? lui dit-elle enfin.
– Qui sait ce que l’on trouve dans l’autre vie? rÃpondit Julien; peut-à tre des tourments, peut-à tre rien du tout. Ne pouvons-nous pas passer deux mois ensemble d’une maniäre dÃlicieuse? Deux mois, c’est bien des jours. Jamais je n’aurai Ãtà aussi heureux.
– Jamais tu n’auras Ãtà aussi heureux!
– Jamais, rÃpÃta Julien ravi, et je te parle comme je me parle à moi-mà me. Dieu me prÃserve d’exagÃrer.
– C’est me commander que de parler ainsi, dit-elle avec un sourire timide et mÃlancolique.
– Eh bien! tu jures, sur l’amour que tu as pour moi de n’attenter à ta vie par aucun moyen direct, ni indirect… songe, ajouta-t-il, qu’il faut que tu vives pour mon fils, que Mathilde abandonnera à des laquais, däs qu’elle sera marquise de Croisenois.
– Je jure, reprit-elle froidement, mais je veux emporter ton appel Ãcrit et signà de ta main. J’irai moi-mà me chez M. le procureur gÃnÃral.
– Prends garde, tu te compromets.
– Apräs la dÃmarche d’à tre venue te voir dans ta prison, je suis à jamais, pour Besanáon et toute la Franche-ComtÃ, une hÃroãne d’anecdotes, dit-elle d’un air profondÃment affligÃ. Les bornes de l’austäre pudeur sont franchies… Je suis une femme perdue d’honneur; il est vrai que c’est pour toi…
Son accent Ãtait si triste que Julien l’embrassa avec un bonheur tout nouveau pour lui. Ce n’Ãtait plus l’ivresse de l’amour, c’Ãtait reconnaissance extrà me. Il venait d’apercevoir, pour la premiäre fois, toute l’Ãtendue du sacrifice qu’elle lui avait fait.
Quelque Ãme charitable informa, sans doute, M. de Rà nal des longues visites que sa femme faisait à la prison de Julien; car, au bout de trois jours, il lui envoya sa voiture, avec l’ordre expräs de revenir sur-le-champ à Verriäres.
Cette sÃparation cruelle avait mal commencà la journÃe pour Julien. On l’avertit, deux ou trois heures apräs, qu’un certain prà tre intrigant et qui pourtant n’avait pu se pousser parmi les jÃsuites de Besanáon, s’Ãtait Ãtabli depuis le matin en dehors de la porte de la prison, dans la rue. Il pleuvait beaucoup, et là cet homme prÃtendait jouer le martyr. Julien Ãtait mal disposÃ, cette sottise le toucha profondÃment.
Le matin il avait dÃjà refusà la visite de ce prà tre, mais cet homme s’Ãtait mis en tà te de confesser Julien et de se faire un nom parmi les jeunes femmes de Besanáon, par toutes les confidences qu’il prÃtendrait en avoir reáues.
Il dÃclarait à haute voix qu’il allait passer la journÃe et la nuit à la porte de la prison:
– Dieu m’envoie pour toucher le coeur de cet autre apostat…
Et le bas peuple, toujours curieux d’une scäne, commenáait à s’attrouper.
– Oui, mes fräres, leur disait-il, je passerai ici la journÃe, la nuit, ainsi que toutes les journÃes, et toutes les nuits qui suivront. Le Saint-Esprit m’a parlÃ, j’ai une mission d’en haut; c’est moi qui dois sauver l’Ãme du jeune Sorel. Unissez-vous à mes priäres, etc., etc.
Julien avait horreur du scandale et de tout ce qui pouvait attirer l’attention sur lui. Il songea à saisir le moment pour s’Ãchapper du monde incognito; mais il avait quelque espoir de revoir Mme de Rà nal, et il Ãtait Ãperdument amoureux.
La porte de la prison Ãtait situÃe dans l’une des rues les plus frÃquentÃes. L’idÃe de ce prà tre crottÃ, faisant foule et scandale, torturait son Ãme.”Et, sans nul doute, à chaque instant il rÃpäte mon nom!”Ce moment fut plus pÃnible que la mort.
Il appela deux ou trois fois, à une heure d’intervalle, un porte-clefs qui lui Ãtait dÃvouÃ, pour l’envoyer voir si le prà tre Ãtait encore à la porte de la prison.
– Monsieur, il est à deux genoux dans la boue, lui disait toujours le porte-clefs; il prie à haute voix et dit des litanies pour votre Ãme…
“L’impertinent!”pensa Julien. En ce moment, en effet, il entendit un bourdonnement sourd, c’Ãtait le peuple rÃpondant aux litanies. Pour comble d’impatience, il vit le porte-clefs lui-mà me agiter ses lävres en rÃpÃtant les mots latins.
– On commence à dire, ajouta le porte-clefs, qu’il faut que vous ayez le coeur bien endurci pour refuser le secours de ce saint homme.
“O ma patrie! que tu es encore barbare!”s’Ãcria Julien ivre de coläre. Et il continua son raisonnement tout haut et sans songer à la prÃsence du porte-clefs.
“Cet homme veut un article dans le journal, et le voilà sñr de l’obtenir.
“Ah! maudits provinciaux! à Paris, je ne serais pas soumis à toutes ces vexations. On y est plus savant en charlatanisme.”
– Faites entrer ce saint prà tre dit-il enfin au porte-clefs, et la sueur coulait à grand flots sur son front.
Le porte-clefs fit le signe de la croix et sortit tout joyeux.
Ce saint prà tre se trouva horriblement laid, il Ãtait encore plus crottÃ. La pluie froide qu’il faisait augmentait l’obscurità et l’humidità du cachot. Le prà tre voulut embrasser Julien, et se mit à s’attendrir en lui parlant. La plus basse hypocrisie Ãtait trop Ãvidente; de sa vie, Julien n’avait Ãtà aussi en coläre.
Un quart d’heure apräs l’entrÃe du prà tre, Julien se trouva tout à fait un lÃche. Pour la premiäre fois, la mort lui parut horrible. Il pensait à l’Ãtat de putrÃfaction oó serait son corps deux jours apräs l’exÃcution, etc., etc.
Il allait se trahir par quelque signe de faiblesse ou se jeter sur le prà tre et l’Ãtrangler avec sa chaÃ¥ne, lorsqu’il eut l’idÃe de prier le saint homme d’aller dire pour lui une bonne messe de quarante francs, ce jour-là mà me.
Or, il Ãtait präs de midi, le prà tre dÃcampa.
CHAPITRE XLIV
Des qu’il fut sorti, Julien pleura beaucoup et pleura de mourir. Peu à peu il se dit que, si Mme de Rà nal eñt Ãtà à Besanáon, il lui eñt avouà sa faiblesse…
Au moment oó il regrettait le plus l’absence de cette femme adorÃe, il entendit le pas. de Mathilde.
“Le pire des malheurs en prison, pensa-t-il, c’est de ne pouvoir fermer sa porte.”Tout ce que Mathilde lui dit ne fit que l’irriter.
Elle lui raconta que, le jour du jugement, M. de Valenod ayant en poche sa nomination de prÃfet, il avait osà se moquer de M. de Frilair et se donner le plaisir de le condamner à mort.
– Quelle idÃe a eue votre ami, vient de me dire M. de Frilair, d’aller rÃveiller et attaquer la petite vanità de cette aristocratie bourgeoise! Pourquoi parler de caste? Il leur a indiquà ce qu’ils devaient faire dans leur intÃrà t politique: ces nigauds n’y songeaient pas et Ãtaient prà ts à pleurer. Cet intÃrà t de caste est venu masquer à leurs yeux l’horreur de condamner à mort. Il faut avouer que M. Sorel est bien neuf aux affaires. Si nous ne parvenons à le sauver par le recours en grÃce, sa mort sera une sorte de suicide…
Mathilde n’eut garde de dire à Julien ce dont elle ne se doutait pas encore: c’est que l’abbà de Frilair, voyant Julien perdu, croyait utile à son ambition d’aspirer à devenir son successeur.
Presque hors de lui à force de coläre impuissante et de contrariÃtà :
– Allez Ãcouter une messe pour moi, dit-il à Mathilde, et laissez-moi un instant de paix.
Mathilde, dÃjà fort jalouse des visites de Mme de Rà nal, et qui venait d’apprendre son dÃpart, comprit la cause de l’humeur de Julien, et fondit en larmes.
Sa douleur Ãtait rÃelle, Julien le voyait et n’en Ãtait que plus irritÃ. Il avait un besoin impÃrieux de solitude, et comment se la procurer?
Enfin, Mathilde, apräs avoir essayà de tous les raisonnements pour l’attendrir, le laissa seul, mais presque au mà me instant Fouquà parut.
– J’ai besoin d’à tre seul, dit-il à cet ami fidäle…
Et comme il le vit hÃsiter:
– Je compose un mÃmoire pour mon recours en grÃce… du reste… fais-moi un plaisir, ne me parle jamais de la mort. Si j’ai besoin de quelques services particuliers ce jour-lÃ, laisse-moi t’en parler le premier.
Quand Julien se fut enfin procurà la solitude, il se trouva plus accablà et plus lÃche qu’auparavant. Le peu de forces qui restait à cet Ãme affaiblie, avait Ãtà Ãpuisà à dÃguiser son Ãtat à Mlle de La Mole et à FouquÃ.
Vers le soir, une idÃe le consola:
“Si ce matin, dans un moment oó la mort me paraissait si laide, on m’eñt averti pour l’exÃcution, l’oeil du public eñt Ãtà aiguillon de gloire, peut-à tre ma dÃmarche eñt-elle eu quelque chose d’empesÃ, comme celle d’un fat timide qui entre dans un salon. Quelques gens clairvoyants, s’il en est parmi ces provinciaux, eussent pu deviner ma faiblesse… mais personne ne l’eñt vue.”
Et il se sentit dÃlivrà d’une partie de son malheur.”Je suis un lÃche en ce moment, se rÃpÃtait-il en chantant, mais personne ne le saura.”
Un ÃvÃnement presque plus dÃsagrÃable encore l’attendait pour le lendemain. Depuis longtemps, son päre annonáait sa visite, ce jour-lÃ, avant le rÃveil de Julien, le vieux charpentier en cheveux blancs parut dans son cachot.
Julien se sentit faible, il s’attendait aux reproches les plus dÃsagrÃables. Pour achever de complÃter sa pÃnible sensation, ce matin-là il Ãprouvait vivement le remords de ne pas aimer son päre.
“Le hasard nous a placÃs l’un präs de l’autre sur la terre, se disait-il pendant que le porte-clefs arrangeait un peu le cachot, et nous nous sommes fait à peu präs tout le mal possible. Il vient au moment de ma mort me donner le dernier coup.”
Les reproches sÃväres du vieillard commencärent däs qu’ils furent sans tÃmoin.
Julien ne put retenir ses larmes.”Quelle indigne faiblesse! se dit-il avec rage. Il ira partout exagÃrer mon manque de courage; quel triomphe pour les Valenod et pour tous les plats hypocrites qui rägnent à Verriäres! Ils sont bien grands en France, ils rÃunissent tous les avantages sociaux. Jusqu’ici je pouvais au moins me dire: Ils reáoivent de l’argent, il est vrai, tous les honneurs s’accumulent sur eux, mais moi j’ai la noblesse du coeur.
“Et voilà un tÃmoin que tous croiront, et qui certifiera à tout Verriäres, et en l’exagÃrant, que j’ai Ãtà faible devant la mort! J’aurai Ãtà un lÃche dans cette Ãpreuve que tous comprennent!”
Julien Ãtait präs du dÃsespoir. Il ne savait comment renvoyer son päre. Et feindre de maniäre à tromper ce vieillard si clairvoyant se trouvait en ce moment tout à fait au-dessus de ses forces.
Son esprit parcourait rapidement tous les possibles.
– J’ai fait des Ãconomies! s’Ãcria-t-il tout à coup.
Ce mot de gÃnie changea la physionomie du vieillard et la position de Julien.
– Comment dois-je en disposer? continua Julien plus tranquille: l’effet produit lui avait ìtà tout sentiment d’infÃrioritÃ.
Le vieux charpentier brñlait du dÃsir de ne pas laisser Ãchapper cet argent, dont il semblait que Julien voulait laisser une partie à ses fräres. Il parla longtemps et avec feu. Julien put à tre goguenard.
– Eh bien! le Seigneur m’a inspirà pour mon testament. Je donnerai mille francs à chacun de mes fräres et le reste à vous.
– Fort bien, dit le vieillard, ce reste m’est dñ; mais puisque Dieu vous a fait la grÃce de toucher votre coeur, si vous voulez mourir en bon chrÃtien, il convient de payer vos dettes. Il y a encore les frais de votre nourriture et de votre Ãducation que j’ai avancÃs, et auxquels vous ne songez pas…
“Voilà donc l’amour de päre!”se rÃpÃtait Julien l’Ãme navrÃe, lorsqu’enfin il fut seul. Bientìt parut le geìlier.
– Monsieur, apräs la visite des grands parents, j’apporte toujours à mes hìtes une bouteille de bon vin de Champagne. Cela est un peu cher, six francs la bouteille, mais cela rÃjouit le coeur.
– Apportez trois verres, lui dit Julien avec un empressement d’enfant, et faites entrer deux des prisonniers que j’entends se promener dans le corridor.
Le geìlier lui amena deux galÃriens tombÃs en rÃcidive et qui se prÃparaient à retourner au bagne. C’Ãtaient des scÃlÃrats fort gais et rÃellement träs remarquables par la finesse, le courage et le sang-froid.
– Si vous me donnez vingt francs, dit l’un d’eux à Julien, je vous conterai ma vie en dÃtail. C’est du chenu’.
– Mais vous allez me mentir? dit Julien.
– Non pas, rÃpondit-il, mon ami que voilÃ, et qui est jaloux de mes vingt francs, me dÃnoncera si je dis taux.
Son histoire Ãtait abominable . El le mon trait un coeur courageux, oó il n’y avait plus qu’une passion, celle de l’argent.
Apräs leur dÃpart, Julien n’Ãtait plus le mà me homme. Toute sa coläre contre lui-mà me avait disparu. La douleur atroce, envenimÃe par la pusillanimitÃ, à laquelle il Ãtait en proie depuis le dÃpart de Mme de Rà nal, s’Ãtait tournÃe en mÃlancolie.
“A mesure que j’aurais Ãtà moins dupe des apparences, se disait-il, j’aurais vu que les salons de Paris sont peuplÃs d’honnà tes gens tels que mon päre, ou de coquins habiles tels que ces galÃriens. Ils ont raison, jamais les hommes de salon ne se lävent le matin avec cette pensÃe poignante: Comment dÃ¥nerai-je? Et ils vantent leur probitÃ! et, appelÃs au jury, ils condamnent fiärement l’homme qui a volà un couvert d’argent parce qu’il se sentait dÃfaillir de faim!
“Mais y a-t-il une cour, s’agit-il de perdre ou de gagner un portefeuille, mes honnà tes gens de salon tombent dans des crimes exactement pareils à ceux que la nÃcessità de dÃ¥ner a inspirÃs à ces deux galÃriens…
“Il n’y a point de droit naturel, ce mot n’est qu’une antique niaiserie bien digne de l’avocat gÃnÃral qui m’a donnà chasse l’autre jour, et dont l’aãeul fut enrichi par une confiscation de Louis XIV. Il n’y a de droit que lorsqu’il y a une loi pour dÃfendre de faire telle chose sous peine de punition. Avant la loi il n’y a de naturel que la force du lion, ou le besoin de l’à tre qui a faim, qui a froid, le besoin en un mot… Non, les gens qu’on honorà ne sont que des fripons qui ont eu le bonheur de n’à tre pas pris en flagrant dÃlit. L’accusateur que la sociÃtà lance apräs moi, a Ãtà enrichi par une infamie… J’ai commis un assassinat et je suis justement condamnà mais, à cette seule action präs, le Valenod qui m’a condamnà est cent fois plus nuisible à la sociÃtÃ.
“Eh bien! ajouta Julien tristement, mais sans coläre malgrà son avarice, mon päre vaut mieux que tous ces hommes-lÃ. Il ne m’a jamais aimÃ. Je viens combler la mesure en le dÃshonorant par une mort infÃme. Cette crainte de manquer d’argent cette vue exagÃrÃe de la mÃchancetà des hommes qu’on appelle avarice, lui fait voir un prodigieux motif de consolation et de sÃcurità dans une somme de trois ou quatre cents louis que je puis lui laisser. Un dimanche apräs dÃ¥ner, il montrera son or à tous ses envieux de Verriäres. A ce prix, leur dira son regard, lequel d’entre vous ne serait pas charmà d’avoir un fils guillotinÃ?”
Cette philosophie pouvait à tre vraie, mais elle Ãtait de nature à faire dÃsirer la mort. Ainsi se passärent cinq longues journÃes. Il Ãtait poli et doux envers Mathilde qu’il voyait exaspÃrÃe par la plus vive jalousie. Un soir Julien songeait sÃrieusement à se donner la mort. Son Ãme Ãtait ÃnervÃe par le malheur profond oó l’avait jetà le dÃpart de Mme de Rà nal. Rien ne lui plaisait plus, ni dans la vie rÃelle, ni dans l’imagination. Le dÃfaut d’exercice commenáait à altÃrer sa santà et à lui donner le caractäre exaltà et faible d’un jeune Ãtudiant allemand. Il perdait cette mÃle hauteur qui repousse par un Ãnergique jurement certaines idÃes peu convenables, dont l’Ãme des malheureux est assaillie.
“J’ai aimà la vÃritÃ… Oó est-elle?… Partout hypocrisie ou du moins charlatanisme, mà me chez les plus vertueux, mà me chez les plus grands; et ses lävres prirent l’expression du dÃgoñt… Non, l’homme ne peut pas se fier à l’homme.
“Mme de*** faisant une quà te pour ses pauvres orphelins, me disait que tel prince venait de donner dix louis; mensonge. Mais que dis-je? NapolÃon à Sainte-HÃläne!… Pur charlatanisme, proclamation en faveur du roi de Rome.
“Grand Dieu! si un tel homme, et encore quand le malheur doit le rappeler sÃvärement au devoir, s’abaisse jusqu’au charlatanisme, à quoi s’attendre du reste de l’espäce?…
“Oó est la vÃritÃ? Dans la religion… Oui, ajouta-t-il avec le sourire amer du plus extrà me mÃpris, dans la bouche des Maslon, des Frilair, des Castanäde… Peut-à tre dans le vrai christianisme, dont les prà tres ne seraient pas plus payÃs que les apìtres ne l’ont ÃtÃ?… Mais saint Paul fut payà par le plaisir de commander, de parler, de faire parler de soi …
“Ah! s’il y avait une vraie religion… Sot que je suis! je vois une cathÃdrale gothique, des vitraux vÃnÃrables; mon coeur faible se figure le prà tre de ces vitraux… Mon Ãme le comprendrait, mon Ãme en a besoin… Je ne trouve qu’un fat avec des cheveux sales… aux agrÃments präs, un chevalier de Beauvoisis.
“Mais un vrai prà tre un Massillon un FÃnelon… Massillon a sacrà Dubois ;. Les MÃmoires de Saint-Simon m’ont gÃtà FÃnelon; mais enfin un vrai prà tre… Alors, les Ãmes tendres auraient un point de rÃunion dans le monde… Nous ne serions pas isolÃs… Ce bon prà tre nous parlerait de Dieu. Mais quel Dieu? Non celui de la Bible, petit despote cruel et plein de la soif de se venger… mais le Dieu de Voltaire, juste, bon, infini…”
Il fut agità par tous les souvenirs de cette Bible qu’il savait par coeur…”Mais comment, däs qu’on sera trois ensemble, croire à ce grand nom DIEU, apräs l’abus effroyable qu’en font nos prà tres?
“Vivre isolÃ!… Quel tourment!…
“Je deviens fou et injuste, se dit Julien en se frappant le front. Je suis isolà ici dans ce cachot, mais je n’ai pas vÃcu isolà sur la terre; j’avais la puissante idÃe du devoir. Le devoir que je m’Ãtais prescrit, à tort ou à raison… a Ãtà comme le tronc d’un arbre solide auquel je m’appuyais pendant l’orage; je vacillais, j’Ãtais agitÃ. Apräs tout, je n’Ãtais qu’un homme… mais Je n’Ãtais pas emporte.
“C’est l’air humide de ce cachot qui me fait penser à l’isolement…
“Et pourquoi à tre encore hypocrite en maudissant l’hypocrisie? Ce n’est ni la mort, ni le cachot, ni l’air humide, c’est l’absence de Mme de Rà nal qui m’accable. Si, à Verriäres, pour la voir, j’Ãtais obligà de vivre des semaines entiäres, cachà dans les caves de sa maison est-ce que je me plaindrais?
“L’influence de mes contemporains l’emporte, dit-il tout haut et avec un rire amer. Parlant seul avec moi-mà me, à deux pas de la mort, je suis encore hypocrite… O dix-neuviäme siäcle!
“… Un chasseur tire un coup de fusil dans une forà t, sa proie tombe, il s’Ãlance pour la saisir. Sa chaussure heurte une fourmiliäre haute de deux pieds, dÃtruit l’habitation des fourmis, säme au loin les fourmis, leurs oeufs . .. Les plus philosophes parmi les fourmis ne pourront jamais comprendre ce corps noir, immense effroyable: la botte du chasseur, qui tout à coup a pÃnÃtrà dans leur demeure, avec une incroyable rapiditÃ, et prÃcÃdÃe d’un bruit Ãpouvantable, accompagnà de gerbes d’un feu rougeÃtre..
“… Ainsi la mort, la vie l’ÃternitÃ, choses fort simples pour qui aurait les organes assez vastes pour les concevoir…
“Une mouche ÃphÃmäre naÃ¥t à neuf heures du matin dans les grands jours d’ÃtÃ, pour mourir à cinq heures du soir, comment comprendrait-elle le mot nuit?
“Donnez-lui cinq heures d’existence de plus, elle voit et comprend ce que c’est que la nuit.
“Ainsi moi, je mourrai à vingt-trois ans. Donnez-moi cinq annÃes de vie de plus, pour vivre avec Mme de Rà nal…”
Il se mit à rire comme MÃphistophÃläs.”Quelle folie de discuter ces grands problämes!
“1¯ Je suis hypocrite comme s’il y avait là quelqu’un pour m’Ãcouter.
“2à J’oublie de vivre et d’aimer, quand il me reste si peu de jours à vivre… HÃlas! Mme de Rà nal est absente; peut-à tre son mari ne la laissera plus revenir à Besanáon, et continuer à se dÃshonorer.
“Voilà ce qui m’isole, et non l’absence d’un Dieu juste, tout-puissant, point mÃchant, point avide de vengeance…
“Ah! s’il existait… hÃlas! je tomberais à ses pieds: J’ai mÃrità la mort, lui dirais-je; mais, grand Dieu, Dieu bon, Dieu indulgent, rends-moi celle que j’aime!”
La nuit Ãtait alors fort avancÃe. Apräs une heure ou deux d’un sommeil paisible, arriva FouquÃ.
Julien se sentait fort et rÃsolu comme l’homme qui voit clair dans son Ãme.
CHAPITRE XLV
– Je ne veux pas jouer à ce pauvre abbà Chas-Bernard le mauvais tour de le faire appeler, dit-il à FouquÃ; il n’en dÃ¥nerait pas de trois jours. Mais tÃche de me trouver un jansÃniste, ami de M. Pirard et inaccessible à l’intrigue.
Fouquà attendait cette ouverture avec impatience. Julien s’acquitta avec dÃcence de tout ce qu’on doit à l’opinion, en province. GrÃce à M. l’abbà de Frilair, et malgrà le mauvais choix de son confesseur, Julien Ãtait dans son cachot le protÃgà de la congrÃgation; avec plus d’esprit de conduite, il eñt pu s’Ãchapper. Mais le mauvais air du cachot produisant son effet, sa raison diminuait. Il n’en fut que plus heureux, au retour de Mme de Rà nal.
– Mon premier devoir est envers toi, lui dit-elle en l’embrassant; je me suis sauvÃe de Verriäres…
Julien n’avait point de petit amour-propre à son Ãgard, il lui raconta toutes ses faiblesses. Elle fut bonne et charmante pour lui.
Le soir, à peine sortie de la prison, elle fit venir chez sa tante le prà tre qui s’Ãtait attachà à Julien comme à une proie, comme il ne voulait que se mettre en crÃdit aupräs des jeunes femmes appartenant à la haute sociÃtà de Besanáon, Mme de Rà nal l’engagea facilement à aller faire une neuvaine à l’abbaye de Bray-le-Haut.
Aucune parole ne peut rendre l’excäs et la folie de l’amour de Julien.
A force d’or, et en usant et abusant du crÃdit de sa tante, dÃvote cÃläbre et riche, Mme de Rà nal obtint de le voir deux fois par jour.
A cette nouvelle, la jalousie de Mathilde s’exalta jusqu’à l’Ãgarement. M. de Frilair lui avait avouà que tout son crÃdit n’allait pas jusqu’à braver toutes les convenances au point de lui faire permettre de voir son ami plus d’une fois chaque jour. Mathilde fit suivre Mme de Rà nal afin de connaÃ¥tre ses moindres dÃmarches. M. de Frilair Ãpuisait toutes les ressources d’un esprit fort adroit pour lui prouver que Julien Ãtait indigne d’elle.
Au milieu de tous ces tourments, elle ne l’en aimait que plus, et, presque chaque jour, lui faisait une scäne horrible.
Julien voulait à toute force à tre honnà te homme jusqu’à la fin envers cette pauvre jeune fille qu’il avait si Ãtrangement compromise, mais, à chaque instant l’amour effrÃnà qu’il avait pour Mme de Rà nal l’emportait. Quand, par de mauvaises raisons, il ne pouvait venir à bout de persuader Mathilde de l’innocence des visites de sa rivale: “DÃsormais, la fin du drame doit à tre bien proche, se disait-il; c’est une excuse pour moi si je ne sais pas mieux dissimuler.”
Mlle de La Mole apprit la mort du marquis de Croisenois. M. de Thaler, cet homme si riche, s’Ãtait permis des propos dÃsagrÃables sur la disparition de Mathilde
M. de Croisenois alla le prier de les dÃmentir: M. de Thaler lui montra des lettres anonymes à lui adressÃes, et remplies de dÃtails rapprochÃs avec tant d’art qu’il fut impossible au pauvre marquis de ne pas entrevoir la vÃritÃ.
M. de Thaler se permit des plaisanteries dÃnuÃes de finesse. Ivre de coläre et de malheur, M. de Croisenois exigea des rÃparations tellement fortes, que le millionnaire prÃfÃra un duel. La sottise triompha, et l’un des hommes de Paris les plus dignes d’à tre aimÃs trouva la mort à moins de vingt-quatre ans.
Cette mort fit une impression Ãtrange et maladive sur l’Ãme affaiblie de Julien.
– Le pauvre Croisenois, disait-il à Mathilde, a Ãtà rÃellement bien raisonnable et bien honnà te homme envers nous; il eñt dñ me haãr lors de vos imprudences dans le salon de madame votre märe, et me chercher querelle; car la haine qui succäde au mÃpris est ordinairement furieuse…
La mort de M. de Croisenois changea toutes les idÃes de Julien sur l’avenir de Mathilde, il employa plusieurs journÃes à lui prouver qu’elle devait accepter la main de M. de Luz. C’est un homme timide, point trop jÃsuite, lui disait-il, et qui, sans doute, va se mettre sur les rangs. D’une ambition plus sombre et plus suivie que le pauvre Croisenois, et sans duchà dans sa famille, il ne fera aucune difficultà d’Ãpouser la veuve de Julien Sorel.
– Et une veuve qui mÃprise les grandes passions, rÃpliqua froidement Mathilde; car elle a assez vÃcu pour voir, apräs six mois, son amant lui prÃfÃrer une autre femme, et une femme origine de tous leurs malheurs.
– Vous à tes injuste, les visites de Mme de Rà nal fourniront des phrases singuliäres à l’avocat de Paris chargà de mon recours en grÃce, il peindra le meurtrier honorà des soins de sa victime. Cela peut faire effet, et peut-à tre, un jour, vous me verrez le sujet de quelque mÃlodrame, etc., etc.
Une jalousie furieuse et impossible à venger, la continuità d’un malheur sans espoir (car, mà me en supposant Julien sauvÃ, comment regagner son coeur?) la honte et la douleur d’aimer plus que jamais cet amant infidäle, avaient jetà Mlle de La Mole dans un silence morne, et dont les soins empressÃs de M. de Frilair, pas plus que la rude franchise de FouquÃ, ne pouvaient la faire sortir.
Pour Julien, exceptà dans les moments usurpÃs par la prÃsence de Mathilde, il vivait d’amour et sans presque songer à l’avenir. Par un Ãtrange effet de cette passion, quand elle est extrà me et sans feinte aucune, Mme de Rà nal partageait presque son insouciance et sa douce gaietÃ.
– Autrefois, lui disait Julien, quand j’aurais pu à tre si heureux pendant nos promenades dans les bois de Vergy, une ambition fougueuse entraÃ¥nait mon Ãme dans les pays imaginaires. Au lieu de serrer contre mon coeur ce bras charmant qui Ãtait si präs de mes lävres, l’avenir m’enlevait à toi; j’Ãtais aux innombrables combats que j’aurais à soutenir pour bÃtir une fortune colossale… Non 3e serais mort sans connaÃ¥tre le bonheur, si vous n’Ãtiez venue me voir dans cette prison.
Deux ÃvÃnements vinrent troubler cette vie tranquille. Le confesseur de Julien, tout jansÃniste qu’il Ãtait, ne fut point à l’abri d’une intrigue de jÃsuites, et, à son insu, devint leur instrument.
Il vint lui dire un jour qu’à moins de tomber dans l’affreux pÃchà du suicide, il devait faire toutes les dÃmarches possibles pour obtenir sa grÃce. Or, le clergà avant beaucoup d’influence au ministäre de la Justice à Paris, un moyen facile se prÃsentait: il fallait se convertir avec Ãclat…
– Avec Ãclat! rÃpÃta Julien. Ah! je vous y prends, vous aussi, mon päre, jouant la comÃdie comme un missionnaire…
– Votre Ãge, reprit gravement le jansÃniste, la figure intÃressante que vous tenez de la Providence, le motif mà me de votre crime, qui reste inexplicable, les dÃmarches hÃroãques que Mlle de La Mole prodigue en votre faveur, tout enfin, jusqu’à l’Ãtonnante amitià que montre pour vous votre victime, tout a contribuà à vous faire le hÃros des jeunes femmes de Besanáon. Elles ont tout oublià pour vous, mà me la politique…
“Votre conversion retentirait dans leurs coeurs et y laisserait une impression profonde. Vous pouvez à tre d’une utilità majeure à la religion, et moi j’hÃsiterais par la frivole raison que les jÃsuites suivraient la mà me marche en pareille occasion! Ainsi, mà me dans ce cas particulier qui Ãchappe à leur rapacitÃ, ils nuiraient encore! Qu’il n’en soit pas ainsi… Les larmes que votre conversion fera rÃpandre annuleront l’effet corrosif de dix Ãditions des ouvres impies de Voltaire.
– Et que me restera-t-il, rÃpondit froidement Julien, si je me mÃprise moi-mà me? J’ai Ãtà ambitieux, je ne veux point me blÃmer; alors, j’ai agi suivant les convenances du temps. Maintenant, je vis au jour le jour. Mais à vue de pays, je me ferais fort malheureux, si je me livrais à quelque lÃchetÃ…
L’autre incident qui fut bien autrement sensible à Julien, vint de Mme de Rà nal. Je ne sais quelle amie intrigante Ãtait parvenue à persuader à cette Ãme naãve et si timide qu’il Ãtait de son devoir de partir pour Saint-Cloud, et d’aller se jeter aux genoux du roi Charles X.
Elle avait fait le sacrifice de se sÃparer de Julien, et apräs un tel effort, le dÃsagrÃment de se donner en spectacle qui, en d’autres temps, lui eñt semblà pire que la mort n’Ãtait plus rien à ses yeux.
– J’irai au roi, j’avouerai hautement que tu es mon amant; la vie d’un homme et d’un homme tel que Julien doit l’emporter sur toutes les considÃrations. Je dirai que c’est par jalousie que tu as attente à ma vie. Il y a de nombreux exemples de pauvres jeunes gens sauvÃs dans ce cas par l’humanità du jury, ou celle du roi…
– Je cesse de te voir, je te fais fermer ma prison s’Ãcria Julien, et bien certainement le lendemain je me tue de dÃsespoir, si tu ne me jures de ne faire aucune dÃmarche qui nous donne tous les deux en spectacle au public. Cette idÃe d’aller à Paris n’est pas de toi. Dis-moi le nom de l’intrigante qui te l’a suggÃrÃe…
“Soyons heureux pendant le petit nombre de jours de cette courte vie. Cachons notre existence, mon crime n’est que trop Ãvident. Mlle de La Mole a tout crÃdit à Paris, crois bien qu’elle fait ce qui est humainement possible. Ici en province, j’ai contre moi tous les gens riches et considÃrÃs. Ta dÃmarche aigrirait encore ces hommes riches et surtout modÃrÃs, pour qui la vie est chose si facile… N’apprà tons point à rire aux Maslon, aux Valenod et à mille gens qui valent mieux.
Le mauvais air du cachot devenait insupportable à Julien. Par bonheur, le jour oó on lui annonáa qu’il fallait mourir, un beau soleil rÃjouissait la nature, et Julien Ãtait en veine de courage. Marcher au grand air fut pour lui une sensation dÃlicieuse, comme la promenade à terre pour le navigateur qui longtemps a Ãtà à la mer.”Allons, tout va bien, se dit-il, je ne manque point de fermetÃ.”
Jamais cette tà te n’avait Ãtà aussi poÃtique qu’au moment oó elle allait tomber. Les plus doux moments qu’il avait trouvÃs jadis dans les bois de Vergy se peignaient en foule à sa pensÃe et avec une extrà me Ãnergie.
Tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune affectation.
L’avant-veille, il avait dit à FouquÃ:
– Pour de l’Ãmotion, je ne puis en rÃpondre; ce cachot si laid, si humide, me donne des moments de fiävre oó je ne me reconnais pas; mais de la peur, non on ne me verra point pÃlir.
Il avait pris ses arrangements d’avance pour que, le matin du dernier jour, Fouquà enlevÃt Mathilde et Mme de Rà nal.
– Emmäne-les dans la mà me voiture, lui avait-il dit. Arrange-toi pour que les chevaux de poste ne quittent pas le galop. Elles tomberont dans les bras l’une de l’autre, ou se tÃmoigneront une haine mortelle. Dans les deux cas, les pauvres femmes seront un peu distraites de leur affreuse douleur.
Julien avait exigà de Mme de Rà nal le serment qu’elle vivrait pour donner des soins au fils de Mathilde.
– Qui sait? peut-à tre avons-nous encore des sensations apräs notre mort, disait-il un jour à FouquÃ. J’aimerais assez à reposer, puisque reposer est le mot, dans cette petite grotte de la grande montagne qui domine Verriäres. Plusieurs fois, je te l’ai contÃ; retirà la nuit dans cette grotte, et ma vue plongeant au loin sur les plus riches provinces de France, l’ambition a enflammà mon coeur: alors, c’Ãtait ma passion… Enfin, cette grotte m’est chäre, et l’on ne peut disconvenir qu’elle ne soit situÃe d’une faáon à faire envie à l’Ãme d’un philosophe… eh bien! ces bons congrÃganistes de Besanáon font argent de tout; si tu sais t’y prendre, ils te vendront ma dÃpouille mortelle…
Fouquà rÃussit dans cette triste nÃgociation. Il passait la nuit seul dans sa chambre, aupräs du corps de son ami, lorsqu’à sa grande surprise il vit entrer Mathilde. Peu d’heures auparavant, il l’avait laissÃe à dix lieues de Besanáon. Elle avait le regard et les yeux ÃgarÃs.
– Je veux le voir, lui dit-elle.
Fouquà n’eut pas le courage de parler ni de se lever. Il lui montra du doigt un grand manteau bleu sur le plancher; là Ãtait enveloppà ce qui restait de Julien.
Elle se jeta à genoux. Le souvenir de Boniface de La Mole et de Marguerite de Navarre lui donna sans doute un courage surhumain. Ses mains tremblantes ouvrirent le manteau. Fouquà dÃtourna les yeux.
Il entendit Mathilde marcher avec prÃcipitation dans la chambre. Elle allumait plusieurs bougies. Lorsque Fouquà eut la force de la regarder, elle avait placà sur une petite table de marbre, devant elle, la tà te de Julien, et la baisait au front…
Mathilde suivit son amant jusqu’au tombeau qu’il s’Ãtait choisi. Un grand nombre de prà tres escortaient la biäre et, à l’insu de tous, seule dans sa voiture drapÃe, elle porta sur ses genoux la tà te de l’homme qu’elle avait tant aimÃ.
ArrivÃs ainsi vers le point le plus Ãlevà d’une des hautes montagnes du Jura, au milieu de la nuit, dans cette petite grotte magnifiquement illuminÃe d’un nombre infini de cierges, vingt prà tres cÃlÃbrärent le service des morts. Tous les habitants des petits villages de montagne, traversÃs par le convoi, l’avaient suivi, attirÃs par la singularità de cette Ãtrange cÃrÃmonie.
Mathilde parut au milieu d’eux en longs và tements de deuil et, à la fin du service, leur fit jeter plusieurs milliers de piäces de cinq francs.
RestÃe seule avec FouquÃ, elle voulut ensevelir de ses propres mains la tà te de son amant. Fouquà faillit en devenir fou de douleur.
Par les soins de Mathilde, cette grotte sauvage fut ornÃe de marbres sculptÃs à grands frais, en Italie.
Mme de Rà nal fut fidäle à sa promesse. Elle ne chercha en aucune maniäre à attenter à sa vie; mais, trois jours apräs Julien, elle mourut en embrassant ses enfants.