La Chartreuse de Parme
by Stendhal [1 of 170 pseudnyms used by Marie-Henri Beyle]
LIVRE PREMIER
Gia mi fur dolci inviti a empir le carte I luoghi ameni.
Ariost, sat. IV.
CHAPITRE PREMIER
Milan en 1796
Le 15 mai 1796, le gnral Bonaparte fit son entre dans Milan la tte de cette jeune arme qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’aprs tant de sicles Csar et Alexandre avaient un successeur. Les miracles de bravoure et de gnie dont l’Italie fut tmoin en quelques mois rveillrent un peuple endormi; huit jours encore avant l’arrive des Franais, les Milanais ne voyaient en eux qu’un ramassis de brigands, habitus fuir toujours devant les troupes de Sa Majest Impriale et Royale: c’tait du moins ce que leur rptait trois fois la semaine un petit journal grand comme la main, imprim sur du papier sale.
Au Moyen Age, les Lombards rpublicains avaient fait preuve d’une bravoure gale celle des Franais, et ils mritrent de voir leur ville entirement rase par les empereurs d’Allemagne. Depuis qu’ils taient devenus de fidles sujets leur grande affaire tait d’imprimer des sonnets sur de petits mouchoirs de taffetas rose quand arrivait le mariage d’une jeune fille appartenant quelque famille noble ou riche. Deux ou trois ans aprs cette grande poque de sa vie, cette jeune fille prenait un cavalier servant: quelquefois le nom du sigisbe choisi par la famille du mari occupait une place honorable dans le contrat de mariage. Il y avait loin de ces moeurs effmines aux motions profondes que donna l’arrive imprvue de l’arme franaise. Bientt surgirent des moeurs, nouvelles et passionnes. Un peuple tout entier s’aperut, le 15 mai 1796, que tout ce qu’il avait respect jusque-l tait souverainement ridicule et quelquefois odieux. Le dpart du dernier rgiment de l’Autriche marqua la chute des ides anciennes: exposer sa vie devint la mode; on vit que pour tre heureux aprs des sicles de sensations affadissantes, il fallait aimer la patrie d’un amour rel et chercher les actions hroques. On tait plong dans une nuit profonde par la continuation du despotisme jaloux de Charles-Quint et de Philippe II; on renversa leurs statues, et tout coup l’on se trouva inond de lumire. Depuis une cinquantaine d’annes, et mesure que l’Encyclopdie et Voltaire clataient en France, les moines criaient au bon peuple de Milan, qu’apprendre lire ou quelque chose au monde tait une peine fort inutile, et qu’en payant bien exactement la dme son cur et lui racontant fidlement tous ses petits pchs, on tait peu prs sr d’avoir une belle place au paradis. Pour achever d’nerver ce peuple autrefois si terrible et si raisonneur, l’Autriche lui avait vendu bon march le privilge de ne point fournir de recrues a son arme.
En 1796 l’arme milanaise se composait de vingt-quatre faquins habills de rouge, lesquels gardaient la ville de concert avec quatre magnifiques rgiments de grenadiers hongrois. La libert des moeurs tait extrme, mais la passion fort rare; d’ailleurs, outre le dsagrment de devoir tout raconter au cur, sous peine de ruine mme en ce monde, le bon peuple de Milan tait encore soumis certaines petites entraves monarchiques qui ne laissaient pas que d’tre vexantes. Par exemple l’archiduc ‘, qui rsidait Milan et gouvernait au nom de l’empereur, son cousin, avait eu l’ide lucrative de faire le commerce des bls. En consquence, dfense aux paysans de vendre leurs grains jusqu’ ce que Son Altesse et rempli ses magasins.
En mai 1796, trois jours aprs l’entre des Franais, un jeune peintre en miniature, un peu fou, nomm Gros, clbre depuis, et qui tait venu avec l’arme entendant raconter au grand Caf des Servi ( la mode alors) les exploits de l’archiduc, qui de plus tait norme, prit la liste des glaces imprime en placard sur une feuille de vilain papier jaune. Sur le revers de la feuille il dessina le gros archiduc; un soldat franais lui donnait un coup de baonnette dans le ventre, et, au lieu du sang, il en sortait une quantit de bl incroyable. La chose nomme plaisanterie ou caricature n’tait pas connue en ce pays de despotisme cauteleux. Le dessin laiss par Gros sur la table du Caf des Selvi parut un miracle descendu du ciel; il fut grav dans la nuit, et le lendemain on en vendit vingt mille exemplaires.
Le mme jour, on affichait l’avis d’une contribution de guerre de six millions, frappe pour les besoins de l’arme franaise, laquelle, venant de gagner six batailles et de conqurir vingt provinces, manquait seulement de souliers, de pantalons, d’habits et de chapeaux.
La masse de bonheur et de plaisir qui fit irruption en Lombardie avec ces Franais si pauvres fut telle que les prtres seuls et quelques nobles s’aperurent de la douleur de cette contribution de six millions, qui, bientt, fut suivie de beaucoup d’autres. Ces soldats franais riaient et chantaient toute la journe; ils avaient moins de vingt-cinq ans, et leur gnral en chef, qui en avait vingt-sept’, passait pour l’homme le plus g de son arme. Cette gaiet, cette jeunesse, cette insouciance, rpondaient d’une faon plaisante aux prdications furibondes des moines qui, depuis six mois, annonaient du haut de la chaire sacre que les Franais taient des monstres, obligs, sous peine de mort, tout brler et couper la tte tout le monde. A cet effet, chaque rgiment marchait avec la guillotine en tte.
Dans les campagnes l’on voyait sur la porte des chaumires le soldat franais occup bercer le petit enfant de la matresse du logis, et presque chaque soir quelque tambour, jouant du violon, improvisait un bal. Les contredanses se trouvant beaucoup trop savantes et compliques pour que les soldats, qui d’ailleurs ne les savaient gure, pussent les apprendre aux femmes du pays, c’taient celles-ci qui montraient aux jeunes Franais la Monfrine, la Sauteuse et autres danses italiennes.
Les officiers avaient t logs, autant que possible, chez les gens riches; ils avaient bon besoin de se refaire. Par exemple, un lieutenant, nomm Robert, eut un billet de logement pour le palais de la marquise del Dongo. Cet officier, jeune rquisitionnaire assez leste, possdait pour tout bien, en entrant dans ce palais, un cu de six francs qu’il venait de recevoir Plaisance. Aprs le passage du pont de Lodi, il prit un bel officier autrichien tu par un boulet un magnifique pantalon de nankin tout neuf, et jamais vtement ne vint plus propos. Ses paulettes d’officier taient en laine et le drap de son habit tait cousu la doublure des manches pour que les morceaux tinssent ensemble; mais il y avait une circonstance plus triste: les semelles de ses souliers taient en morceaux de chapeau galement pris sur le champ de bataille, au-del du pont de Lodi. Ces semelles improvises tenaient au-dessus des souliers par des ficelles fort visibles, de faon que lorsque le majordome de la maison se prsenta dans la chambre du lieutenant Robert pour l’inviter dner avec Mme la marquise, celui-ci fut plong dans un mortel embarras. Son voltigeur et lui passrent les deux heures qui les sparaient de ce fatal dner tcher de recoudre un peu l’habit et teindre en noir avec de l’encre les malheureuses ficelles des souliers. Enfin le moment terrible arriva.
– De la vie je ne fus plus mal mon aise, me disait le lieutenant Robert, ces dames pensaient que j’allais leur faire peur, et moi j’tais plus tremblant qu’elles. Je regardais mes souliers et ne savais comment marcher avec grce. La marquise del Dongo, ajoutait-il, tait alors dans tout l’clat de sa beaut: vous l’avez connue avec ses yeux si beaux et d’une douceur anglique, et ses jolis cheveux d’un blond fonc qui dessinaient si bien l’ovale de cette figure charmante. J’avais dans ma chambre une Hrodiade de Lonard de Vinci, qui semblait son portrait. Dieu voulut que je fusse tellement saisi de cette beaut surnaturelle que j’en oubliai mon costume. Depuis deux ans je ne voyais que des choses laides et misrables dans les montagnes du pays de Gnes: j’osai lui adresser quelques mots sur mon ravissement.
“Mais j’avais trop de sens pour m’arrter longtemps dans le genre complimenteur. Tout en tournant mes phrases, je voyais, dans une salle manger toute de marbre, douze laquais et des valets de chambre vtus avec ce qui me semblait alors le comble de la magnificence. Figurez-vous que ces coquins-l avaient non seulement de bons souliers, mais encore des boucles d’argent. Je voyais du coin de l’oeil tous ces regards stupides fixs sur mon habit, et peut-tre aussi sur mes souliers, ce qui me perait le coeur. J’aurais pu d’un mot faire peur tous ces gens, mais comment les mettre leur place sans courir le risque d’effaroucher les dames? car la marquise pour se donner un peu de courage, comme elle me l’a dit cent fois depuis, avait envoy prendre au couvent, o elle tait pensionnaire en ce temps-l , Gina del Dongo, soeur de son mari, qui fut depuis cette charmante comtesse de Pietranera: personne dans la prosprit ne la surpassa par la gaiet et l’esprit aimable, comme personne ne la surpassa par le courage et la svrit d’me dans la fortune contraire.
“Gina, qui pouvait alors avoir treize ans, mais qui en paraissait dix-huit, vive et franche, comme vous savez avait tant de peur d’clater de rire en prsence d mon costume, qu’elle n’osait pas manger; la marquise, au contraire, m’accablait de politesses contraintes; elle voyait fort bien dans mes yeux des mouvements d’impatience. En un mot, je faisais une sotte figure, je mchais le mpris, chose qu’on dit impossible un Franais. Enfin une ide descendue du ciel vint m’illuminer: je me mis raconter ces dames ma misre, et ce que nous avions souffert depuis deux ans dans les montagnes du pays de Gnes o nous retenaient de vieux gnraux imbciles. L , disais-je, on nous donnait des assignats qui n’avaient pas cours dans le pays, et trois onces de pain par jour. Je n’avais pas parl deux minutes, que la bonne marquise avait les larmes aux yeux, et la Gina tait devenue srieuse.
“- Quoi, monsieur le lieutenant, me disait celle-ci, trois onces de pain!
“- Oui, mademoiselle; mais en revanche la distribution manquait trois fois la semaine, et comme les paysans chez lesquels nous logions taient encore plus misrables que nous, nous leur donnions un peu de notre pain.
“En sortant de table, j’offris mon bras la marquise jusqu’ la porte du salon, puis, revenant rapidement sur mes pas, je donnai au domestique qui m’avait servi table cet unique cu de six francs sur l’emploi duquel j’avais fait tant de chteaux en Espagne.
“Huit jours aprs, continuait Robert, quand il fut bien avr que les Franais ne guillotinaient personne, le marquis del Dongo revint de son chteau de Grianta, sur le lac de Cme, o bravement il s’tait rfugi l’approche de l’arme, abandonnant aux hasards de la guerre sa jeune femme si belle et sa seur. La haine que ce marquis avait pour nous tait gale sa peur, c’est- -dire incommensurable: sa grosse figure ple et dvote tait amusante voir quand il me faisait des politesses. Le lendemain de son retour Milan, je reus trois aunes de drap et deux cents francs sur la contribution des six millions: je me remplumai, et devins le chevalier de ces dames, car les bals commencrent.”
L’histoire du lieutenant Robert fut peu prs celle de tous les Franais; au lieu de se moquer de la misre de ces braves soldats, on en eut piti, et on les aima.
Cette poque de bonheur imprvu et d’ivresse ne dura que deux petites annes; la folie avait t si excessive et si gnrale, qu’il me serait impossible d’en donner une ide, si ce n’est par cette rflexion historique et profonde: ce peuple s’ennuyait depuis cent ans.
La volupt naturelle aux pays mridionaux avait rgn jadis la cour des Visconti et des Sforce, ces fameux ducs de Milan. Mais depuis l’an 1624, que les Espagnols s’taient empars du Milanais, et empars en matres taciturnes, souponneux, orgueilleux, et craignent toujours la rvolte, la gaiet s’tait enfuie. Les peuples, prenant, les moeurs de leurs matres, songeaient plutt se venger de la moindre insulte par un coup de poignard qu’ jouir du moment prsent.
La joie folle, la gaiet, la volupt, l’oubli de tous les sentiments tristes, ou seulement raisonnables, furent pousss un tel point, depuis le 15 mai 1796, que les Franais entrrent Milan, jusqu’en avril 1799, qu’ils en furent chasss la suite de la bataille de Cassano, que l’on a pu citer de vieux marchands millionnaires, de vieux usuriers, de vieux notaires qui, pendant cet intervalle, avaient oubli d’tre moroses et de gagner de l’argent.
Tout au plus et-il t possible de compter quelques familles appartenant la haute noblesse, qui s’taient retires dans leurs palais la campagne, comme pour bouder contre l’allgresse gnrale et l’panouissement de tous les coeurs. Il est vritable aussi que ces familles nobles et riches avaient t distingues d’une manire fcheuse dans la rpartition des contributions de guerre demandes pour l’arme franaise.
Le marquis del Dongo, contrari de voir tant de gaiet, avait t un des premiers regagner son magnifique chteau de Grianta, au-del de Cme, o les dames menrent le lieutenant Robert. Ce chteau, situ dans une position peut-tre unique au monde, sur un plateau cent cinquante pieds ‘ au-dessus de ce lac sublime dont il domine une grande partie, avait t une place forte. La famille del Dongo le fit construire au XVe sicle, comme le tmoignaient de toutes parts les marbres chargs de ses armes; on y voyait encore des ponts-levis et des fosss profonds, la vrit privs d’eau; mais avec ces murs de quatre-vingts pieds de haut et de six pieds d’paisseur, ce chteau tait l’abri d’un coup de main; et c’est pour cela qu’il tait cher au souponneux marquis. Entour de vingt-cinq ou trente domestiques qu’il supposait dvous, apparemment parce qu’il ne leur parlait jamais que l’injure la bouche, il tait moins tourment par la peur qu’ Milan.
Cette peur n’tait pas tout fait gratuite: il correspondait fort activement avec un espion plac par l’Autriche sur la frontire suisse trois lieues de Grianta, pour faire vader les prisonniers faits sur le champ de bataille, ce qui aurait pu tre pris au srieux par les gnraux franais.
Le marquis avait laiss sa jeune femme Milan: elle y dirigeait les affaires de la famille, elle tait charge de faire face aux contributions imposes la casa del Dongo, comme on dit dans le pays; elle cherchait les faire diminuer, ce qui l’obligeait voir ceux des nobles qui avaient accept des fonctions publiques, et mme quelques non-nobles fort influents. Il survint un grand vnement dans cette famille. Le marquis avait arrang le mariage de sa jeune soeur Gina avec un personnage fort riche et de la plus haute naissance; mais il portait de la poudre: ce titre, Gina le recevait avec de grands clats de rire, et bientt elle fit la folie d’pouser le comte Pietranera. C’tait la vrit un fort bon gentilhomme, trs bien fait de sa personne, mais ruin de pre en fils, et, pour comble de disgrce, partisan fougueux des ides nouvelles. Pietranera tait sous-lieutenant dans la lgion italienne, surcrot de dsespoir pour le marquis.
Aprs ces deux annes de folie et de bonheur, le Directoire de Paris, se donnant des airs de souverain bien tabli, montra une haine nouvelle pour tout ce qui n’tait pas mdiocre. Les gnraux ineptes qu’il donna l’arme d’Italie perdirent une suite de batailles dans ces mmes plaines de Vrone, tmoins deux ans auparavant des prodiges d’Arcole et de Lonato. Les Autrichiens se rapprochrent de Milan; le lieutenant Robert, devenu chef de bataillon et bless la bataille de Cassano, vint loger pour la dernire fois chez son amie la marquise del Dongo ‘. Les adieux furent tristes; Robert partit avec le comte Pietranera qui suivait les Franais dans leur retraite sur Novi. La jeune comtesse, laquelle son frre refusa de payer sa lgitime, suivit l’arme monte sur une charrette.
Alors commena cette poque de raction et de retour aux ides anciennes, que les Milanais appellent i tredici mesi (les treize mois), parce qu’en effet leur bonheur voulut que ce retour la sottise ne durt que treize mois, jusqu’ Marengo. Tout ce qui tait vieux, dvot, morose, reparut la tte des affaires, et reprit la direction de la socit: bientt les gens rests fidles aux bonnes doctrines publirent dans les villages que Napolon avait t pendu par les Mameluks en Egypte, comme il le mritait tant de titres.
Parmi ces hommes qui taient alls bouder dans leurs terres et qui revenaient altrs de vengeance, le marquis del Dongo se distinguait par sa fureur; son exagration le porta naturellement la tte du parti. Ces messieurs, fort honntes gens quand ils n’avaient pas peur, mais qui tremblaient toujours, parvinrent circonvenir le gnral autrichien: assez bon homme, il se laissa persuader que la svrit tait de la haute politique, et fit arrter cent cinquante patriotes: c’tait bien alors ce qu’il y avait de mieux en Italie.
Bientt on les dporta aux bouches de Cattaro, et, jets dans des grottes souterraines, l’humidit et surtout le manque de pain firent bonne et prompte justice de tous ces coquins.
Le marquis del Dongo eut une grande place, et, comme il joignait une avarice sordide une foule d’autres belles qualits, il se vanta publiquement de ne pas envoyer un cu sa soeur, la comtesse Pietranera: toujours folle d’amour, elle ne voulait pas quitter son mari, et mourait de faim en France avec lui. La bonne marquise tait dsespre; enfin elle russit drober quelques petits diamants dans son crin, que son mari lui reprenait tous les soirs pour l’enfermer sous son lit dans une caisse de fer: la marquise avait apport huit cent mille francs de dot son mari et recevait quatre-vingts francs par mois pour ses dpenses personnelles. Pendant les treize mois que les Franais passrent hors de Milan, cette femme si timide trouva des prtextes et ne quitta pas le noir.
Nous avouerons que, suivant l’exemple de beaucoup de graves auteurs, nous avons commenc l’histoire de notre hros une anne avant sa naissance. Ce personnage essentiel n’est autre, en effet, que Fabrice Valserra, marchesino del Dongo, comme on dit Milan. Il venait justement de se donner la peine de natre ‘ lorsque les Franais furent chasss et se trouvait, par le hasard de la naissance, le second fils de ce marquis del Dongo si grand seigneur, et dont vous connaissez dj le gros visage blme, le sourire faux et la haine sans bornes pour les ides nouvelles. Toute la fortune de la maison tait substitue au fils an Ascanio del Dongo, le digne portrait de son pre. Il avait huit ans, et Fabrice deux, lorsque tout coup ce gnral Bonaparte, que tous les gens bien ns croyaient pendu depuis longtemps, descendit du mont Saint-Bernard. Il entra dans Milan 2 ce moment est encore unique dans l’histoire; figurez-vous tout un peuple amoureux fou. Peu de jours aprs, Napolon gagna la bataille de Marengo. Le reste est inutile dire. L’ivresse des Milanais fut au comble; mais, cette fois, elle tait mlange d’ides de vengeance: on avait appris la haine ce bon peuple. Bientt l’on vit arriver ce qui restait des patriotes dports aux bouches de Cattaro; leur retour fut clbr par une fte nationale. Leurs figures ples, leurs grands yeux tonnes, leurs membres amaigris, faisaient un trange contraste avec la joie qui clatait de toutes parts. Leur arrive fut le signal du dpart pour les familles les plus compromises. Le marquis del Dongo fut un des premiers s’enfuir son chteau de Grianta. Les chefs des grandes familles taient remplis de haine et de peur; mais leurs femmes leurs filles, se rappelaient les joies du premier sjour des Franais, et regrettaient Milan et les bals si gais, qui aussitt aprs Marengo s’organisrent la Casa Tanzi;. Peu de jours aprs la victoire, le gnral franais charg de maintenir la tranquillit dans la Lombardie s’aperut que tous
les fermiers des nobles, que toutes les vieilles femmes de la campagne, bien loin de songer encore cette tonnante victoire de Marengo qui avait chang les destines de l’Italie, et reconquis treize places fortes en un jour, n’avaient l’me occupe que d’une prophtie de saint Giovita, le premier patron de Brescia. Suivant cette parole sacre, les prosprits des Franais et de Napolon devaient cesser treize semaines juste aprs Marengo. Ce qui excuse un peu le marquis del Dongo et tous les nobles boudeurs des campagnes, c’est que rellement et sans comdie ils croyaient la prophtie. Tous ces gens-l n’avaient pas lu quatre volumes en leur vie; ils faisaient ouvertement leurs prparatifs pour rentrer Milan au bout de treize semaines, mais le temps, en s’coulant, marquait de nouveaux succs pour la cause de la France. De retour Paris, Napolon, par de sages dcrets, sauvait la Rvolution l’intrieur, comme il l’avait sauve Marengo contre les trangers. Alors les nobles lombards, rfugis dans leurs chteaux, dcouvrirent que d’abord ils avaient mal compris la prdiction du saint patron de Brescia: il ne s’agissait pas de treize semaines, mais bien de treize mois. Les treize mois s’coulrent, et la prosprit de la France semblait s’augmenter tous les jours.
Nous glissons sur dix annes de progrs et de bonheur, de 1800 1810; Fabrice passa les premires au chteau de Grianta, donnant et recevant force coups de poing au milieu des petits paysans du village, et en n’apprenant rien, pas mme lire. Plus tard, on l’envoya au collge des jsuites Milan. Le marquis son pre exigea qu’on lui montrt le latin, non point d’aprs ces vieux auteurs qui parlent toujours de rpubliques, mais sur un magnifique volume orn de plus de cent gravures, chef-d’oeuvre des artistes du XVIIe sicle; c’tait la gnalogie latine des Valserra, marquis del Dongo, publie en 1650 par Fabrice del Dongo, archevque de Parme. La fortune des Valserra tant surtout militaire, les gravures reprsentaient force batailles, et toujours on voyait quelque hros de ce nom donnant de grands coups d’pe. Ce livre plaisait fort au jeune Fabrice. Sa mre, qui l’adorait, obtenait de temps en temps la permission de venir le voir Milan, mais son mari ne lui offrant jamais d’argent pour ces voyages, c’tait sa belle-soeur, l’aimable comtesse Pietranera, qui lui en prtait. Aprs le retour des Franais, la comtesse tait devenue l’une des femmes les plus brillantes de la cour du prince Eugne, vice-roi d’Italie.
Lorsque Fabrice eut fait sa premire communion, elle obtint du marquis, toujours exil volontaire, la permission de le faire sortir quelquefois de son collge. Elle le trouva singulier, spirituel, fort srieux, mais joli garon, et ne dparant point trop le salon d’une femme la mode; du reste, ignorant plaisir, et sachant peine crire. La comtesse, qui portait en toutes choses son caractre enthousiaste, promit sa protection au chef de l’tablissement, si son neveu Fabrice faisait des progrs tonnants, et la fin de l’anne avait beaucoup de prix. Pour lui donner les moyens de les mriter, elle l’envoyait chercher tous les samedis soir, et souvent ne le rendait ses matres que le mercredi ou le jeudi. Les jsuites, quoique tendrement chris par le prince vice-roi, taient repousss d’Italie par les lois du royaume, et le suprieur du collge, homme habile, sentit tout le parti qu’il pourrait tirer de ses relations avec une femme toute-puissante la cour. Il n’eut garde de se plaindre des absences de Fabrice, qui, plus ignorant que jamais, la fin de l’anne obtint cinq premiers prix. A cette condition, la brillante comtesse Pietranera, suivie de son mari, gnral commandant une des divisions de la garde, et de cinq ou six des plus grands personnages de la cour du vice-roi, vint assister la distribution des prix chez les jsuites. Le suprieur fut complimente par ses chefs.
La comtesse conduisait son neveu toutes ces ftes brillantes qui marqurent le rgne trop court de l’aimable prince Eugne. Elle l’avait cr de son autorit officier de hussards, et Fabrice, g de douze ans, portait cet uniforme. Un jour, la comtesse, enchante de sa jolie tournure, demanda pour lui au prince une place de page, ce qui voulait dire que la famille del Dongo se ralliait. Le lendemain, elle eut besoin de tout son crdit pour obtenir que le vice-roi voult bien ne pas se souvenir de cette demande, laquelle rien ne manquait que le consentement du pre du futur page, et ce consentement et t refus avec clat. A la suite de cette folie, qui fit frmir le marquis boudeur, il trouva un prtexte pour rappeler Grianta le jeune Fabrice. La comtesse mprisait souverainement son frre; elle le regardait comme un sot triste, et qui serait mchant si jamais il en avait le pouvoir. Mais elle tait folle de Fabrice, et, aprs dix ans de silence, elle crivit au marquis pour rclamer son neveu: sa lettre fut laisse sans rponse.
A son retour dans ce palais formidable, bti par le plus belliqueux de ses anctres, Fabrice ne savait rien au monde que faire l’exercice et monter cheval. Souvent le comte Pietranera, aussi fou de cet enfant que sa femme, le faisait monter cheval, et le menait avec lui la parade.
En arrivant au chteau de Grianta, Fabrice, les yeux encore bien rouges de larmes rpandues en quittant les beaux salons de sa tante, ne trouva que les caresses passionnes de sa mre et de ses soeurs. Le marquis tait enferm dans son cabinet avec son fils an, le marchesino Ascanio. Ils y fabriquaient des lettres chiffres qui avaient l’honneur d’tre envoyes Vienne; le pre et le fils ne paraissaient qu’aux heures des repas. Le marquis rptait avec affectation qu’il apprenait son successeur naturel tenir, en partie double, le compte des produits de chacune de ses terres. Dans le fait, le marquis tait trop jaloux de son pouvoir pour parler de ces choses-l un fils, hritier ncessaire de toutes ces terres substitues. Il l’employait chiffrer des dpches de quinze ou vingt pages que deux ou trois fois la semaine il faisait passer en Suisse, d’o on les acheminait Vienne. Le marquis prtendait faire connatre ses souverains lgitimes l’tat intrieur du royaume d’Italie qu’il ne connaissait pas lui-mme, et toutefois ses lettres avaient beaucoup de succs; voici comment. Le marquis faisait compter sur la grande route, par quelque agent sr, le nombre des soldats de tel rgiment franais ou italien qui changeait de garnison, et, en rendant compte du fait la cour de Vienne, il avait soin de diminuer d’un grand quart le nombre des soldats prsents. Ces lettres, d’ailleurs ridicules, avaient le mrite d’en dmentir d’autres plus vridiques, et elles plaisaient. Aussi, peu de temps avant l’arrive de Fabrice au chteau, le marquis avait-il reu la plaque d’un ordre renomm: c’tait la cinquime qui ornait son habit de chambellan. A la vrit, il avait le chagrin de ne pas oser arborer cet habit hors de son cabinet; mais il ne se permettait jamais de dicter une dpche sans avoir revtu le costume brod, garni de tous ses ordres. Il et cru manquer de respect d’en agir autrement.
La marquise fut merveille des grces de son fils. Mais elle avait conserv l’habitude d’crire deux ou trois fois par an au gnral comte d’A***; c’tait le nom actuel du lieutenant Robert. La marquise avait horreur de mentir aux gens qu’elle aimait; elle interrogea son fils et fut pouvante de son ignorance.
“S’il me semble peu instruit, se disait-elle, moi qui ne sais rien, Robert, qui est si savant, trouverait son ducation absolument manque; or, maintenant il faut du mrite.”Une autre particularit qui l’tonna presque autant, c’est que Fabrice avait pris au srieux toutes les choses religieuses qu’on lui avait enseignes chez les jsuites. Quoique fort pieuse elle-mme, le fanatisme de cet enfant la fit frmir.”Si le marquis a l’esprit de deviner ce moyen d’influence, il va m’enlever l’amour de mon fils.”Elle pleura beaucoup, et sa passion pour Fabrice s’en augmenta.
La vie de ce chteau, peupl de trente ou quarante domestiques, tait fort triste; aussi Fabrice passait-il toutes ses journes la chasse ou courir le lac sur une barque. Bientt il fut troitement li avec les cochers et les hommes des curies; tous taient partisans fous des Franais et se moquaient ouvertement des valets de chambre dvots, attachs la personne du marquis ou celle de son fils an. Le grand sujet de plaisanterie contre ces personnages graves, c’est qu’ils portaient de la poudre l’instar de leurs matres.
CHAPITRE II
… Alors que Vesper vient embrunir nos yeux Tout pris d’avenir, je contemple les cieux En qui Dieu nous escrit, par notes non obscures, Les sorts et les destins de toutes cratures. Car lui du fond cieux regardant un humain Parfois m de piti, lui montre le chemin; Par les astrcs du ciel qui sont des caractres Les choses nous prdit et bonnes et contraires. Mais les hommes chargs de terre et de trpas Mprisent tel crit, et ne le lisent pas.
Ronsard
Le marquis professait une haine vigoureuse pour les lumires: a Ce sont les ides, disait-il, qui ont perdu l’Italie.”Il ne savait trop comment concilier cette sainte horreur de l’instruction, avec le dsir de voir son fils Fabrice perfectionner l’ducation si brillamment commence chez les jsuites. Pour courir le moins de risques possible, il chargea le bon abb Blans, cur de Grianta, de faire continuer Fabrice ses tudes en latin. Il et fallu que le cur lui-mme st cette langue; or, elle tait l’objet de ses mpris; ses connaissances en ce genre se bornaient rciter, par coeur, les prires de son missel, dont il pouvait rendre peu prs le sens ses ouailles. Mais ce cur n’en tait pas
moins fort respect et mme redout dans le canton; il avait toujours dit que ce n’tait point en treize semaines, ni mme en treize mois, que l’on verrait s’accomplir la clbre prophtie de saint Giovita, le patron de Brescia. Il ajoutait, quand il parlait des amis srs, que ce nombre treize devait tre interprt d’une faon qui tonnerait bien du monde, s’il tait permis de tout dire (1813).
Le fait est que l’abb Blans, personnage d’une honntet et d’une vertu primitives, et de plus homme d’esprit, passait toutes les nuits au haut de son clocher; il tait fou d’astrologie. Aprs avoir us ses journes calculer des conjonctions et des positions d’toiles, il employait la meilleure part de ses nuits les suivre dans le ciel. Par suite de sa pauvret, il n’avait d’autre instrument qu’une longue lunette tuyau de carton. On peut juger du mpris qu’avait pour l’tude des langues un homme qui passait sa vie dcouvrir l’poque prcise de la chute des empires et des rvolutions qui changent la face du monde.”Que sais-je de plus sur un cheval, disait-il Fabrice, depuis qu’on m’a appris qu’en latin il s’appelle equus?”
Les paysans redoutaient l’abb Blans comme un grand magicien: pour lui, l’aide de la peur qu’inspiraient ses stations dans le clocher, il les empchait de voler. Ses confrres les curs des environs, fort jaloux de son influence, le dtestaient; le marquis del Dongo le mprisait tout simplement parce qu’il raisonnait trop pour un homme de si bas tage. Fabrice l’adorait: pour lui plaire, il passait quelquefois des soires entires faire des additions ou des multiplications normes. Puis il montait au clocher: c’tait une grande faveur et que l’abb Blans n’avait jamais accorde personne; mais il aimait cet enfant pour sa navet.
– Si tu ne deviens pas hypocrite, lui disait-il, peut-tre tu seras un homme.
Deux ou trois fois par an, Fabrice, intrpide et passionn dans ses plaisirs, tait sur le point de se noyer dans le lac. Il tait le chef de toutes les grandes expditions des petits paysans de Grianta et de la Cadenabia. Ces enfants s’taient procur quelques petites clefs, et quand la nuit tait bien noire, ils essayaient d’ouvrir les cadenas de ces chanes qui attachent les bateaux quelque grosse pierre ou quelque arbre voisin du rivage. Il faut savoir que sur le lac de Cme l’industrie des pcheurs place des lignes dormantes une grande distance des bords. L’extrmit suprieure de la corde est attache une planchette double de lige, et une branche de coudrier trs flexible fiche sur cette planchette, soutient une petite sonnette qui tinte lorsque le poisson, pris la ligne, donne des secousses la corde.
Le grand objet de ces expditions nocturnes, que Fabrice commandait en chef, tait d’aller visiter les lignes dormantes, avant que les pcheurs eussent entendu l’avertissement donn par les petites clochettes. On choisissait les temps d’orage; et, pour ces parties hasardeuses, on s’embarquait le matin, une heure avant l’aube. En montant dans la barque, ces enfants croyaient se prcipiter dans les plus grands dangers, c’tait l le beau ct de leur action, et, suivant l’exemple de leurs pres, ils rcitaient dvotement un Ave Maria. Or, il arrivait souvent qu’au moment du dpart, et l’instant qui suivait l’Ave Maria, Fabrice tait frapp d’un prsage. C’tait l le fruit qu’il avait retir des tudes astrologiques de son ami l’abb Blans, aux prdictions duquel il ne croyait point. Suivant sa jeune imagination, ce prsage lui annonait avec certitude le bon ou le mauvais succs; et comme il avait plus de rsolution qu’aucun de ses camarades, peu peu toute la troupe prit tellement l’habitude des prsages, que si, au moment de s’embarquer, on apercevait sur la cte un prtre, ou si l’on voyait un corbeau s’envoler main gauche’, on se htait de remettre le cadenas la chane du bateau, et chacun allait se recoucher. Ainsi l’abb Blans n’avait pas communiqu sa science assez difficile Fabrice, mais son insu il lui avait inocul une confiance illimite dans ls signes qui peuvent prdire l’avenir.
Le marquis sentait qu’un accident arriv sa correspondance chiffre pouvait le mettre la merci de sa soeur; aussi tous les ans, l’poque de la Sainte-Angela, fte de la comtesse Pietranera Fabrice obtenait la permission d’aller passer huit jours Milan. Il vivait toute l’anne dans l’esprance ou le regret de ces huit jours. En cette grande occasion, pour accomplir ce voyage politique, le marquis remettait son fils quatre cus et, suivant l’usage, ne donnait rien sa femme, qui le menait. Mais un des cuisiniers, six laquais et un cocher avec deux chevaux, partaient pour Cme, la veille du voyage, et chaque jour, Milan, la marquise trouvait une voiture ses ordres, et un dner de douze couverts.
Le genre de vie boudeur que menait le marquis del Dongo tait assurment fort peu divertissant; mais il avait cet avantage qu’il enrichissait jamais les familles qui avaient la bont de s’y livrer. Le marquis, qui avait plus de deux cent mille livres de rente, n’en dpensait pas le quart, il vivait d’esprances. Pendant les treize annes de 1800 1813, il crut constamment et fermement que Napolon serait renvers avant six mois. Qu’on juge de son ravissement quand, au commencement de 1813, il apprit les dsastres de la Brsina! La prise de Paris et la chute de Napolon faillirent lui faire perdre la tte; il se permit alors les propos les plus outrageants envers sa femme et sa soeur. Enfin, aprs quatorze annes d’attente, il eut cette joie inexprimable de voir les troupes autrichiennes rentrer dans Milan. D’aprs les ordres venus de Vienne, le gnral autrichien reut le marquis del Dongo avec une considration voisine du respect; on se hta de lui offrir une des premires places dans le gouvernement, et il l’accepta comme le paiement d’une dette. Son fils an eut une lieutenance dans l’un des plus beaux rgiments de la monarchie; mais le second ne voulut jamais accepter une place de cadet qui lui tait offerte. Ce triomphe, dont le marquis jouissait avec une insolence rare, ne dura que quelques mois, et fut suivi d’un revers humiliant. Jamais il n’avait eu le talent des affaires, et quatorze annes passes la campagne, entre ses valets, son notaire et son mdecin, jointes la mauvaise humeur de la vieillesse qui tait survenue, en avaient fait un homme tout fait incapable. Or, il n’est pas possible, en pays autrichien, de conserver une place importante sans avoir le genre de talent que rclame l’administration lente et complique, mais fort raisonnable, de cette vieille monarchie. Les bvues du marquis del Dongo scandalisaient les employs et mme arrtaient la marche des affaires. Ses propos ultra-monarchiques irritaient les populations qu’on voulait plonger dans le sommeil et l’incurie. Un beau jour, il apprit que Sa Majest avait daign accepter gracieusement la dmission qu’il donnait de son emploi dans l’administration, et en mme temps lui confrait la place de second grand majordome major du royaume lombardo-vnitien. Le marquis fut indign de l’injustice atroce dont il tait victime; il fit imprimer une lettre un ami, lui qui excrait tellement la libert de la presse. Enfin il crivit l’empereur que ses ministres le trahissaient, et n’taient que des jacobins. Ces choses faites, il revint tristement son chteau de Grianta. Il eut une consolation. Aprs la chute de Napolon, certains personnages puissants Milan firent assommer dans les rues le comte Prina, ancien ministre du roi d’Italie, et homme du premier mrite’. Le comte Pietranera exposa sa vie pour sauver celle du ministre, qui fut tu coups de parapluie, et dont le supplice dura cinq heures. Un prtre, confesseur du marquis del Dongo, et pu sauver Prina en lui ouvrant la grille de l’glise de San Giovanni, devant laquelle on tranait le malheureux ministre, qui mme un instant fut abandonn dans le ruisseau, au milieu de la rue, mais il refusa d’ouvrir sa grille avec drision, et, six mois aprs, le marquis eut le bonheur de lui faire obtenir un bel avancement.
Il excrait le comte Pietranera, son beau-frre, lequel, n’ayant pas cinquante louis de rente, osait tre assez content, s’avisait de se montrer fidle ce qu’il avait aim toute sa vie, et avait l’insolence de prner cet esprit de justice sans acceptation de personnes, que le marquis appelait un jacobinisme infme. Le comte avait refus de prendre du service en Autriche; on fit valoir ce refus, et, quelques mois aprs la mort de Prina, les mmes personnages qui avaient pay les assassins obtinrent que le gnral Pietranera serait jet en prison. Sur quoi la comtesse, sa femme, prit un passeport et demanda des chevaux de poste pour aller Vienne dire la vrit l’empereur. Les assassins de Prina eurent peur, et l’un d’eux, cousin de Mme Pietranera, vint lui apporter minuit, une heure avant son dpart pour Vienne, l’ordre de mettre en libert son mari. Le lendemain, le gnral autrichien fit appeler le comte Pietranera, le reut avec toute la distinction possible, et l’assura que sa pension de retraite ne tarderait pas tre liquide sur le pied le plus avantageux. Le brave gnral Bubna, homme d’esprit et de coeur, avait l’air tout honteux de l’assassinat de Prina et de la prison du comte.
Aprs cette bourrasque, conjure par le caractre ferme de la comtesse, les deux poux vcurent, tant bien que mal, avec la pension de retraite, qui, grce la recommandation du gnral Bubna, ne se fit pas attendre.
Par bonheur, il se trouva que, depuis cinq ou six ans, la comtesse avait beaucoup d’amiti pour un jeune homme fort riche, lequel tait aussi ami intime du comte, et ne manquait pas de mettre leur disposition le plus bel attelage de chevaux anglais qui ft alors Milan, sa loge au thtre de la Scala, et son chteau la campagne. Mais le comte avait la conscience de sa bravoure, son me tait gnreuse, il s’emportait facilement, et alors se permettait d’tranges propos. Un jour qu’il tait la chasse avec des jeunes gens, l’un d’eux, qui avait servi sous d’autres drapeaux que lui, se mit faire des plaisanteries sur la bravoure des soldats de la rpublique cisalpine; le comte lui donna un soufflet, l’on se battit aussitt, et le comte, qui tait seul de son bord, au milieu de tous ces jeunes gens, fut tu. On parla beaucoup de cette espce de duel, et les personnes qui s’y taient trouves prirent le parti d’aller voyager en Suisse.
Ce courage ridicule qu’on appelle rsignation, le courage d’un sot qui se laisse pendre sans mot dire, n’tait point l’usage de la comtesse. Furieuse de la mort de son mari, elle aurait voulu que Limercati, ce jeune homme riche, son ami intime, prt aussi la fantaisie de voyager en Suisse, et de donner un coup de carabine ou un soufflet au meurtrier du comte Pietranera.
Limercati trouva ce projet d’un ridicule achev, et la comtesse s’aperut que chez elle le mpris avait tu l’amour. Elle redoubla d’attention pour Limercati; elle voulait rveiller son amour, et ensuite le planter l et le mettre au dsespoir. Pour rendre ce plan de vengeance intelligible en France, je dirai qu’ Milan, pays fort loign du ntre, on est encore au dsespoir par amour. La comtesse, qui, dans ses habits de deuil, clipsait de bien loin toutes ses rivales, fit des coquetteries aux jeunes gens qui tenaient le haut du pav, et l’un d’eux, le comte N…, qui, de tout temps, avait dit qu’il trouvait le mrite de Limercati un peu lourd, un peu empes pour une femme d’autant d’esprit, devint amoureux fou de la comtesse. Elle crivit Limercati :
Voulez-vous agir une fois en homme d’esprit? Figurez-vous que vous ne m’avez jamais connue. Je suis, avec un peu de mpris peut-tre, votre trs humble servante. Gina Pietranera.
A la lecture de ce billet, Limercati partit pour un de ses chteaux; son amour s’exalta, il devint fou, et parla de se brler la cervelle, chose inusite dans les pays enfer. Ds le lendemain de son arrive la campagne, il avait crit la comtesse pour lui offrir sa main et ses deux cent mille livres de rente. Elle lui renvoya sa lettre non dcachete par le groom du comte N… Sur quoi Limercati a pass trois ans dans ses terres, revenant tous les deux mois Milan, mais sans avoir jamais le courage d’y rester, et ennuyant tous ses amis de son amour passionn pour la comtesse, et du rcit circonstanci des bonts que jadis elle avait pour lui. Dans les commencements, il ajoutait qu’avec le comte N… elle se perdait, et qu’une telle liaison la dshonorait.
Le fait est que la comtesse n’avait aucune sorte d’amour pour le comte N…, et c’est ce qu’elle lui dclara quand elle fut tout fait sre du dsespoir de Limercati. Le comte, qui avait de l’usage, la pria de ne point divulguer la triste vrit dont elle lui faisait confidence:
– Si vous avez l’extrme indulgence, ajouta-t-il, de continuer me recevoir avec toutes les distinctions extrieures accordes l’amant rgnant, je trouverai peut-tre une place convenable.
Aprs cette dclaration hroque, la comtesse ne voulut plus des chevaux ni de la loge du comte N… Mais depuis quinze ans elle tait accoutume la vie la plus lgante: elle eut rsoudre ce problme difficile ou pour mieux dire impossible: vivre Milan avec une pension de quinze cents francs. Elle quitta son palais, loua deux chambres un cinquime tage, renvoya tous ses gens et jusqu’ sa femme de chambre remplace par une pauvre vieille faisant des mnages. Ce sacrifice tait dans le fait moins hroque et moins pnible qu’il ne nous semble; Milan la pauvret n’est pas ridicule, et partant ne se montre pas aux mes effrayes comme le pire des maux. Aprs quelques mois de cette pauvret noble, assige par les lettres continuelles de Limercati, et mme du comte N… qui lui aussi voulait pouser, il arriva que le marquis del Dongo, ordinairement d’une avarice excrable, vint penser que ses ennemis pourraient bien triompher de la misre de sa soeur. Quoi! une del Dongo tre rduite vivre avec la pension que la cour de Vienne, dont il avait tant se plaindre, accorde aux veuves de ses gnraux!
Il lui crivit qu’un appartement et un traitement dignes de sa soeur l’attendaient au chteau de Grianta. L’me mobile de la comtesse embrassa avec enthousiasme l’ide de ce nouveau genre de vie; il y avait vingt ans qu’elle n’avait habit ce chteau vnrable s’levant majestueusement au milieu des vieux chtaigniers plants du temps des Sforce.”L , se disait-elle, je trouverai le repos, et, mon ge, n’est-ce pas le bonheur? (Comme elle avait trente et un ans elle se croyait arrive au moment de la retraite.) Sur ce lac sublime o je suis ne, m’attend enfin une vie heureuse et paisible.”
Je ne sais si elle se trompait, mais ce qu’il y a de sr c’est que cette me passionne, qui venait de refuser si lestement l’offre de deux immenses fortunes, apporta le bonheur au chteau du Grianta. Ses deux nices taient folles de joie.
– Tu m’as rendu les beaux jours de la jeunesse, lui disait la marquise en l’embrassant, la veille de ton arrive, j’avais cent ans.
La comtesse se mit revoir, avec Fabrice tous ces lieux enchanteurs voisins de Grianta, et si clbrs par les voyageurs: la villa Melzi de l’autre ct du lac, vis- -vis le chteau, et qui lui sert de point de vue; au-dessus le bois sacr des Sfondrata et le hardi promontoire qui spare les deux branches du lac, celle de Cme, si voluptueuse, et celle qui court vers Lecco, pleine de svrit: aspects sublimes et gracieux, que le site le plus renomm du monde, la baie de Naples, gale, mais ne surpasse point. C’tait avec ravissement que la comtesse retrouvait les souvenirs de sa premire jeunesse et les comparait ses sensations actuelles.”Le lac de Cme, se disait-elle, n’est point environn, comme le lac de Genve, de grandes pices de terre bien closes et cultives selon les meilleures mthodes, choses qui rappellent l’argent et la spculation. Ici de tous cts je vois des collines d’ingales hauteurs couvertes de bouquets d’arbres plants par le hasard, et que la main de l’homme n’a point encore gts et forcs rendre du revenu. Au milieu de ces collines aux formes admirables et se prcipitant vers le lac par des pentes si singulires, je puis garder toutes les illusions des descriptions du Tasse et de l’Arioste. Tout est noble et tendre, tout parle d’amour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation. Les villages situs mi-cte sont cachs par de grands arbres, et au-dessus des sommets des arbres s’lve l’architecture charmante de leurs jolis clochers. Si quelque petit champ de cinquante pas de large vient interrompre de temps autre les bouquets de chtaigniers et de cerisiers sauvages, l’oeil satisfait y voit crotre des plantes plus vigoureuses et plus heureuses l qu’ailleurs. Par-del ces collines, dont le fate offre des ermitages qu’on voudrait tous habiter, l’oeil tonn aperoit les pics des Alpes, toujours couverts de neige, et leur austrit svre lui rappelle des malheurs de la vie et ce qu’il en faut pour accrotre la volupt prsente. L’imagination est touche par le son lointain de la cloche de quelque petit village cach sous les arbres: ces sons ports sur les eaux qui les adoucissent prennent une teinte de douce mlancolie et de rsignation, et semblent dire l’homme: la vie s’enfuit, ne te montre donc point si difficile envers le bonheur qui se prsente hte-toi de jouir.”Le langage de ces lieux ravissants, et qui n’ont point de pareils au monde, rendit la comtesse son coeur de seize ans. Elle ne concevait pas comment elle avait pu passer tant d’annes sans revoir le lac.”Est-ce donc au commencement de la vieillesse, se disait-elle, que le bonheur se serait rfugi?”Elle acheta une barque que Fabrice, la marquise et elle ornrent de leurs mains, car on manquait d’argent pour tout, au milieu de l’tat de maison le plus splendide depuis sa disgrce, le marquis del Dongo avait redoubl de faste aristocratique. Par exemple, pour gagner dix pas de terrain sur le lac, prs de la fameuse alle de platanes, ct de la Cadenabia, il faisait construire une digue dont le devis allait quatre-vingt mille francs. A l’extrmit de la digue on voyait s’lever, sur les dessins du fameux marquis Cagnola, une chapelle btie tout entire en blocs de granit normes, et, dans la chapelle, Marchesi, le sculpteur la mode de Milan, lui btissait un tombeau sur lequel des bas-reliefs nombreux devaient reprsenter les belles actions de ses anctres.
Le frre an de Fabrice, le marchesine Ascagne, voulut se mettre des promenades de ces dames; mais sa tante jetait de l’eau sur ses cheveux poudrs, et avait tous les jours quelque nouvelle niche lancer sa gravit. Enfin il dlivra de l’aspect de sa grosse figure blafarde la joyeuse troupe qui n’osait rire en sa prsence. On pensait qu’il tait l’espion du marquis son pre, et il fallait mnager ce despote svre et toujours furieux depuis sa dmission force.
Ascagne jura de se venger de Fabrice.
Il y eut une tempte o l’on courut des dangers; quoiqu’on et infiniment peu d’argent, on paya gnreusement les deux bateliers pour qu’ils ne dissent rien au marquis, qui dj tmoignait beaucoup d’humeur de ce qu’on emmenait ses deux filles. On rencontra une seconde tempte; elles sont terribles et imprvues sur ce beau lac: des rafales de vent sortent l’improviste de deux gorges de montagnes places dans des directions opposes et luttent sur les eaux. La comtesse voulut dbarquer au milieu de l’ouragan et des coups de tonnerre; elle prtendait que, place sur un rocher isol au milieu du lac, et grand comme une petite chambre’, elle aurait un spectacle singulier; elle se verrait assige de toutes parts par des vagues furieuses; mais, en sautant de la barque elle tomba dans l’eau. Fabrice se jeta aprs elle pour la sauver, et tous deux furent entrans assez loin. Sans doute il n’est pas beau de se noyer, mais l’ennui, tout tonn, tait banni du chteau fodal. La comtesse s’tait passionne pour le caractre primitif et pour l’astrologie de l’abb Blans. Le peu d’argent qui lui restait aprs l’acquisition de la barque avait t employ acheter un petit tlescope de rencontre, et presque tous les soirs, avec ses nices et Fabrice, elle allait s’tablir sur la plate-forme d’une des tours gothiques du chteau. Fabrice tait le savant de la troupe, et l’on passait l plusieurs heures fort gaiement, loin des espions.
Il faut avouer qu’il y avait des journes o la comtesse n’adressait la parole personne; on la voyait se promener sous les hauts chtaigniers, plonge dans de sombres rveries; elle avait trop d’esprit pour ne pas sentir parfois l’ennui qu’il y a ne pas changer ses ides. Mais le lendemain elle riait comme la veille: c’taient les dolances de la marquise, sa belle-soeur, qui produisaient ces impressions sombres sur cette me naturellement si agissante.
– Passerons-nous donc ce qui nous reste de jeunesse dans ce triste chteau! s’criait la marquise.
Avant l’arrive de la comtesse, elle n’avait pas mme le courage d’avoir de ces regrets.
L’on vcut ainsi pendant l’hiver de 1814 1815. Deux fois, malgr sa pauvret, la comtesse vint passer quelques jours Milan; il s’agissait de voir un ballet sublime de Vigano, donn au thtre de la Scala, et le marquis ne dfendait point sa femme d’accompagner sa belle-soeur. On allait toucher les quartiers de la petite pension, et c’tait la pauvre veuve du gnral cisalpin qui prtait quelques sequins la richissime marquise del Dongo. Ces parties taient charmantes; on invitait dner de vieux amis, et l’on se consolait en riant de tout, comme de vrais enfants. Cette gaiet italienne, pleine de brio et d’imprvu, faisait oublier la tristesse sombre que les regards du marquis et de son fils an rpandaient autour d’eux Grianta. Fabrice, peine g de seize ans, reprsentait fort bien le chef de la maison.
Le 7 mars 1815 les dames taient de retour, depuis l’avant-veille, d’un charmant petit voyage de Milan; elles se promenaient dans la belle alle de platanes, rcemment prolonge sur l’extrme bord du lac. Une barque parut, venant du ct de Cme, et fit des signes singuliers. Un agent du marquis sauta sur la digue: Napolon venait de dbarquer au golfe de Juan. L’Europe eut la bonhomie d’tre surprise de cet vnement, qui ne surprit pont le marquis del Dongo, il crivit son souverain une lettre pleine d’effusion de coeur; il lui offrait ses talents et plusieurs millions, et lui rptait que ses ministres taient des jacobins d’accord avec les meneurs de Paris.
Le 8 mars, six heures du matin, le marquis, revtu de ses insignes, se faisait dicter, par son fils an, le brouillon d’une troisime dpche politique il s’occupait avec gravit la transcrire de sa belle criture soigne, sur du papier portant en filigrane l’effigie du souverain. Au mme instant Fabrice se faisait annoncer chez la comtes se Pietranera.
– Je pars, lui dit-il, je vais rejoindre l’Empereur, qui est aussi roi d’Italie; il avait tant d’amiti pour ton mari! Je passe par la Suisse. Cette nuit, Menaggio, mon ami Vasi, le marchand de baromtres, m’a donn son passeport; maintenant donne-moi quelques napolons, car je n’en ai que deux moi; mais s’il le faut, j’irai pied.
La comtesse pleurait de joie et d’angoisse.
– Grand Dieu! pourquoi faut-il que cette ide te soit venue! s’criait-elle en saisissant les mains de Fabrice.
Elle se leva et alla prendre dans l’armoire au linge, o elle tait soigneusement cache, une petite bourse orne de perles; c’tait tout ce qu’elle possdait au monde.
– Prends, dit-elle Fabrice; mais au nom de Dieu! ne te fais pas tuer. Que restera-t-il ta malheureuse mre et moi. si tu nous manques? Quant au succs de Napolon, il est impossible, mon pauvre ami; nos messieurs sauront bien le faire prir. N’as-tu pas entendu, il y a huit jours, Milan, l’histoire des vingt-trois projets d’assassinat tous si bien combins et auxquels il n’chappa que par miracle? et alors il tait tout-puissant. Et tu as vu que ce n’est pas la volont de le perdre qui manque nos ennemis la France n’tait plus rien depuis son dpart.
C’tait avec l’accent de l’motion la plus vive que la comtesse parlait Fabrice des futures destines de Napolon.
– En te permettant d’aller le rejoindre, je lui sacrifie ce que j’ai de plus cher au monde, disait-elle.
Les yeux de Fabrice se mouillrent, il rpandit des larmes en embrassant la comtesse, mais sa rsolution de partir ne fut pas un instant branle. Il expliquait avec effusion cette amie si chre toutes les raisons qui le dterminaient, et que nous prenons la libert de trouver bien plaisantes.
– Hier soir, il tait six heures moins sept minutes, nous nous promenions, comme tu sais sur le bord du lac dans l’alle de platanes, au-dessous de la Casa Sommariva, et nous marchions vers le sud. L , pour la premire fois, j’ai remarqu au loin le bateau qui venait de Cme, porteur d’une si grande nouvelle. Comme je regardais ce bateau sans songer l’Empereur, et seulement enviant le sort de ceux qui peuvent voyager, tout coup j’ai t saisi d’une motion profonde. Le bateau a pris terre, l’agent a parl bas mon pre, qui a chang de couleur, et nous a pris part pour nous annoncer la terrible nouvelle. Je me tournai vers le lac sans autre but que de cacher les larmes de joie dont mes yeux taient inonds. Tout coup, une hauteur immense et ma droite j’ai vu un aigle, l’oiseau de Napolon; il volait majestueusement, se dirigeant vers la Suisse, et par consquent vers Paris. Et moi aussi, me suis-je dit l’instant, je traverserai la Suisse avec la rapidit de l’aigle, et j’irai offrir ce grand homme bien peu de chose, mais enfin tout ce que je puis offrir, le secours de mon faible bras. Il voulut nous donner une patrie et il aima mon oncle. A l’instant, quand je voyais encore l’aigle, par un effet singulier mes larmes se sont taries; et la preuve que cette ide vient d’en haut, c’est qu’au mme moment, sans discuter, j’ai pris ma rsolution et j’ai vu les moyens d’excuter ce voyage. En un clin d’oeil toutes les tristesses qui, comme tu sais, empoisonnent ma vie, surtout les dimanches, ont t comme enleves par un souffle divin. J’ai vu cette grande image de l’Italie se relever de la fange o les Allemands la retiennent plonge’; elle tendait ses bras meurtris et encore demi chargs de chanes vers son roi et son librateur. Et moi, me suis-je dit, fils encore inconnu de cette mre malheureuse, je partirai, j’irai mourir ou vaincre avec cet homme marqu par le destin, et qui voulut nous laver du mpris que nous jettent mme les plus esclaves et les plus vils parmi les habitants de l’Europe.
“Tu sais, ajouta-t-il voix basse en se rapprochant de la comtesse, et fixant sur elle ses yeux d’o jaillissaient des flammes, tu sais ce jeune marronnier que ma mre, l’hiver de ma naissance, planta elle-mme au bord de la grande fontaine dans notre fort, deux lieues d’ici: avant de rien faire, j’ai voulu l’aller visiter. Le printemps n’est pas trop avanc, me disais-je: eh bien! si mon arbre a des feuilles, ce sera un signe pour moi. Moi aussi je dois sortir de l’tat de torpeur o je languis dans ce triste et froid chteau. Ne trouves-tu pas que ces vieux murs noircis, symboles maintenant et autrefois moyens du despotisme, sont une vritable image du triste hiver? ils sont pour moi ce que l’hiver est pour mon arbre.
“Le croirais-tu, Gina? hier soir sept heures et demie j’arrivais mon marronnier; il avait des feuilles, de jolies petites feuilles dj assez grandes! Je les baisai sans leur faire de mal. J’ai bch la terre avec respect l’entour de l’arbre chri. Aussitt, rempli d’un transport nouveau, j’ai travers la montagne; je suis arriv Menagio: il me fallait un passeport pour entrer en Suisse. Le temps avait vol, il tait dj une heure du matin quand je me suis vu la porte de Vasi. Je pensais devoir frapper longtemps pour le rveiller; mais il tait debout avec trois de ses amis. A mon premier mot,”Tu vas rejoindre Napolon!”s’est-il cri; et il m’a saut au cou. Les autres aussi m’ont embrass avec transport.”Pourquoi suis-je mari!”disait l’un d’eux.”
Mme Pietranera tait devenue pensive, elle crut devoir prsenter quelques objections. Si Fabrice et eu la moindre exprience, il et bien vu que la comtesse elle-mme ne croyait pas aux bonnes raisons qu’elle se htait de lui donner. Mais, dfaut d’exprience, il avait de la rsolution; il ne daigna pas mme couter ces raisons. La comtesse se rduisit bientt obtenir de lui que du moins il ft part de son projet sa mre.
– Elle le dira mes soeurs, et ces femmes me trahiront leur insu! s’cria Fabrice avec une sorte de hauteur hroque.
– Parlez donc avec plus de respect. dit la comtesse souriant au milieu de ses larmes, du sexe qui fera votre fortune; car vous dplairez toujours aux hommes, vous avez trop de feu pour les mes prosaques.
La marquise fondit en larmes en apprenant l’trange projet de son fils; elle n’en sentait pas l’hrosme, et fit tout son possible pour le retenir. Quand elle fut convaincue que rien au monde, except les murs d’une prison, ne pourrait l’empcher de partir, elle lui remit le peu d’argent qu’elle possdait; puis elle se souvint qu’elle avait depuis la veille huit ou dix petits diamants valant peut-tre dix mille francs, que le marquis lui avait confis pour les faire monter Milan. Les soeurs de Fabrice entrrent chez leur mre tandis que la comtesse cousait ces diamants dans l’habit de voyage de notre hros; il rendait ces pauvres femmes leurs chtifs napolons. Ses soeurs furent tellement enthousiasmes de son projet, elles l’embrassaient avec une joie si broyante qu’il prit la main quelques diamants qui restaient encore cacher, et voulut partir sur-le-champ.
– Vous me trahiriez votre insu, dit-il ses soeurs. Puisque j’ai tant d’argent, il est inutile d’emporter des hardes; on en trouve partout.
Il embrassa ces personnes qui lui taient si chres, et partit l’instant mme sans vouloir rentrer dans sa chambre. Il marcha si vite, craignant toujours d’tre poursuivi par des gens cheval, que le soir mme il entrait Lugano. Grce Dieu, il tait dans une ville suisse, et ne craignait plus d’tre violent sur la route solitaire par des gendarmes pays par son pre. De ce lieu, il lui crivit une belle lettre, faiblesse d’enfant qui donna de la consistance la colre du marquis. Fabrice prit la poste, passa le Saint-Gothard; son voyage fut rapide, et il entra en France par Pontarlier. L’Empereur tait Paris. L commencrent les malheurs de Fabrice, il tait parti dans la ferme intention de parler l’Empereur: jamais il ne lui tait venu l’esprit que ce ft chose difficile. A Milan, dix fois par jour il voyait le prince Eugne et et pu lui adresser la parole. A Paris, tous les matins, il allait dans la cour du chteau des Tuileries assister aux revues passes par Napolon; mais jamais il ne put approcher de l’Empereur. Notre hros croyait tous les Franais profondment mus comme lui de l’extrme danger que courait la patrie. A la table de l’htel o il tait descendu, il ne fit point mystre de ses projets et de son dvouement; il trouva des jeunes gens d’une douceur aimable, encore plus enthousiastes que lui, et qui en peu de jours, ne manqurent pas de lui voler tout l’argent qu’il possdait. Heureusement, par pure modestie, il n’avait pas parl des diamants donns par sa mre. Le matin o, la suite d’une orgie, il se trouva dcidment vol, il acheta deux beaux chevaux, prit pour domestique un ancien soldat palefrenier du maquignon, et, dans son mpris pour les jeunes Parisiens beaux parleurs, partit pour l’arme. Il ne savait rien, sinon qu’elle se rassemblait vers Maubeuge. A peine fut-il arriv sur la frontire, qu’il trouva ridicule de se tenir dans une maison, occup se chauffer devant une bonne chemine, tandis que des soldats bivouaquaient. Quoi que pt lui dire son domestique, qui ne manquait pas de bon sens, il courut se mler imprudemment aux bivouacs de l’extr
frontire, sur la route de Belgique. A peine fut-il arriv au premier bataillon plac ct de la route, que les soldats se mirent regarder ce jeune bourgeois, dont la mise n’avait rien qui rappelt l’uniforme. La nuit tombait, il faisait un vent froid. Fabrice s’approcha d’un feu, et demanda l’hospitalit en payant. Les soldats se regardrent tonns surtout de l’ide de payer, et lui accordrent avec bont une place au feu, son domestique lui fit un abri. Mais, une heure aprs, l’adjudant du rgiment passant porte du bivouac, les soldats allrent lui raconter l’arrive de cet tranger parlant mal franais. L’adjudant interrogea Fabrice, qui lui parla de son enthousiasme pour l’Empereur avec un accent fort suspect; sur quoi ce sous-officier le pria de le suivre jusque chez le colonel, tabli dans une ferme voisine. Le domestique de Fabrice s’approcha avec les deux chevaux. Leur vue parut frapper si vivement l’adjudant sous-officier, qu’aussitt il changea de pense, et se mit interroger aussi le domestique. Celui-ci, ancien soldat, devinant d’abord le plan de campagne de son interlocuteur parla des grandes protections qu’avait son matre, ajoutant que, certes, on ne lui chiperait pas ses beaux chevaux. Aussitt un soldat appel par l’adjudant lui mit la main sur le collet; un autre soldat prit soin des chevaux, et, d’un air svre, l’adjudant ordonna Fabrice de le suivre sans rpliquer.
Aprs lui avoir fait faire une bonne lieue, pied, dans l’obscurit rendue plus profonde en apparence par le feu des bivouacs qui de toutes parts clairaient l’horizon, l’adjudant remit Fabrice un officier de gendarmerie qui, d’un air grave, lui demanda ses papiers. Fabrice montra son passeport qui le qualifiait marchand de baromtres portant sa marchandise.
– Sont-ils btes, s’cria l’officier, c’est aussi trop fort!
Il fit des questions notre hros qui parla de l’Empereur et de la libert dans les termes du plus vif enthousiasme; sur quoi l’officier de gendarmerie fut saisi d’un rire fou.
– Parbleu! tu n’es pas trop adroit! s’cria-t-il. Il est un peu fort de caf que l’on ose nous expdier des blancs-becs de ton espce!
Et quoi que pt dire Fabrice, qui se tuait expliquer qu’en effet il n’tait pas marchand de baromtres, l’officier l’envoya la prison de B…, petite ville du voisinage o notre hros arriva sur les trois heures du matin, outr de fureur et mort de fatigue.
Fabrice, d’abord tonn, puis furieux, ne comprenant absolument rien ce qui lui arrivait, passa trente-trois longues journes dans cette misrable prison, il crivait lettres sur lettres au commandant de la place, et c’tait la femme du gelier, belle Flamande de trente-six ans, qui se chargeait de les faire parvenir. Mais comme elle n’avait nulle envie de faire fusiller un aussi joli garon, et que d’ailleurs il payait bien, elle ne manquait pas de jeter au feu toutes ces lettres. Le soir fort tard, elle daignait venir couter les dolances du prisonnier; elle avait dit son mari que le blanc-bec avait de l’argent, sur quoi le prudent gelier lui avait donn carte blanche. Elle usa de la permission et reut quelques napolons d’or, car l’adjudant n’avait enlev que les chevaux, et l’officier de gendarmerie n’avait rien confisqu du tout. Une aprs-midi du mois de juin, Fabrice entendit une forte canonnade assez loigne. On se battait donc enfin! son coeur bondissait d’impatience. Il entendit aussi beaucoup de bruit dans la ville; en effet un grand mouvement s’oprait, trois divisions traversaient B… Quand, sur les onze heurcs du soir, la femme du gelier vint partager ses peines, Fabrice fut plus aimable encore que de coutume; puis, lui prenant les mains:
– Faites-moi sortir d’ici, je jurerai sur l’honneur de revenir dans la prison ds qu’on aura cess de se battre.
– Balivernes que tout cela! As-tu du quibus?
Il parut inquiet, il ne comprenait pas le mot quibus. La gelire, voyant ce mouvement, jugea que les eaux taient basses, et, au lieu de parler de napolons d’or comme elle l’avait rsolu, elle ne parla plus que de francs.
– Ecoute, lui dit-elle, si tu peux donner une centaine de francs, je mettrai un double napolon sur chacun des yeux du caporal qui va venir relever la garde pendant la nuit. Il ne pourra te voir partir de prison, et si son rgiment doit filer dans la journe, il acceptera.
Le march fut bientt conclu. La gelire consentit mme cacher Fabrice dans sa chambre, d’o il pourrait plus facilement s’vader le lendemain matin.
Le lendemain, avant l’aube, cette femme tout attendrie dit Fabrice:
– Mon cher petit, tu es encore bien jeune pour faire ce vilain mtier: crois-moi, n’y reviens plus.
– Mais quoi! rptait Fabrice, il est donc criminel de vouloir dfendre la patrie?
– Suffit. Rappelle-toi toujours que je t’ai sauv la vie; ton cas tait net, tu aurais t fusill; mais ne le dis personne, car tu nous ferais perdre notre place mon mari et moi; surtout ne rpte jamais ton mauvais conte d’un gentilhomme de Milan dguis en marchand de baromtres, c’est trop bte. Ecoute-moi bien, je vais te donner les habits d’un hussard mort avant-hier dans la prison: n’ouvre la bouche que le moins possible, mais enfin, si un marchal des logis ou un officier t’interroge de faon te forcer de rpondre, dis que tu es rest malade chez un paysan qui t’a recueilli par charit comme tu tremblais la fivre dans un foss de la route. Si l’on n’est pas satisfait de cette rponse, ajoute que tu vas rejoindre ton rgiment. On t’arrtera peut-tre cause de ton accent: alors dis que tu es n en Pimont’, que tu es un conscrit rest en France l’anne passe, etc.
Pour la premire fois, aprs trente-trois jours de fureur, Fabrice comprit le fin mot de tout ce qui lui arrivait. On le prenait pour un espion. Il raisonna avec la gelire, qui, ce matin-l , tait fort tendre, et enfin, tandis qu’arme d’une aiguille elle rtrcissait les habits du hussard, il raconta son histoire bien clairement cette femme tonne. Elle y crut un instant, il avait l’air si naf, et il tait si joli habill en hussard!
– Puisque tu as tant de bonne volont pour te battre, lui dit-elle enfin demi persuade, il fallait donc en arrivant Paris t’engager dans un rgiment. En payant boire un marchal des logis ton affaire tait faite!
La gelire ajouta beaucoup de bons avis pour l’avenir, et enfin, la petite pointe du jour mit Fabrice hors de chez elle, aprs lui avoir fait jurer cent et cent fois que jamais il ne prononcerait son nom, quoi qu’il pt arriver. Ds que Fabrice fut sorti de la petite ville, marchant gaillardement le sabre de hussard sous le bras, il lui vint un scrupule.”Me voici, se dit-il, avec l’habit et la feuille de route d’un hussard mort en prison o l’avait conduit, dit-on, le vol d’une vache et d quelques couverts d’argent! j’ai pour ainsi dire succd son tre… et cela sans le vouloir ni le prvoir en aucune manire! Gare la prison!… Le prsage est clair, j’aurai beaucoup souffrir de la prison!”
Il n’y avait pas une heure que Fabrice avait quitt sa bienfaitrice, lorsque la pluie commena tomber avec une telle force qu’ peine le nouvel hussard pouvait-il marcher, embarrass par des bottes grossires qui n’taient pas faites pour lui. Il fit rencontre d’un paysan mont sur un mchant cheval, il acheta le cheval en s’expliquant par signes; la gelire lui avait recommand de parler le moins possible, cause de son accent.
Ce jour-l l’arme, qui venait de gagner la bataille de Ligny, tait en pleine marche sur Bruxelles, on tait la veille de la bataille de Waterloo. Sur le midi, la pluie verse continuant toujours, Fabrice entendit le bruit du canon; ce bonheur lui fit oublier tout fait les affreux moments de dsespoir que venait de lui donner cette prison si injuste. Il marcha jusqu’ la nuit trs avance, et comme il commenait avoir quelque bon sens, il alla prendre son logement dans une maison de paysan fort loigne de la route. Ce paysan pleurait et prtendait qu’on lui avait tout pris; Fabrice lui donna un cu, et il trouva de l’avoine.”Mon cheval n’est pas beau, se dit Fabrice, mais n’importe! il pourrait bien se trouver du got de quelque adjudant”, et il alla coucher l’curie ses cts. Une heure avant le jour le lendemain, Fabrice tait sur la route, et, forc de caresses, il tait parvenu faire prendre le trot son cheval. Sur les cinq heures, il entendit la canonnade: c’taient les prliminaires de Waterloo.
CHAPITRE III
Fabrice trouva bientt des vivandires, et l’extrme reconnaissance qu’il avait pour la gelire de B… le porta leur adresser la parole; il demanda l’une d’elles o tait le 4c rgiment de hussards, auquel il appartenait.
– Tu ferais tout aussi bien de ne pas tant te presser, mon petit soldat, dit la cantinire touche par la pleur et les beaux yeux de Fabrice. Tu n’as pas encore la poigne assez ferme pour les coups de sabre qui vont se donner aujourd’hui. Encore si tu avais un fusil, je ne dis pas, tu pourrais lcher ta balle tout comme un autre.
Ce conseil dplut Fabrice, mais il avait beau pousser son cheval, il ne pouvait aller plus vite que la charrette de la cantinire. De temps autre le bruit du canon semblait se rapprocher et les empchait de s’entendre, car Fabrice tait tellement hors de lui d’enthousiasme et de bonheur, qu’il avait renou la conversation. Chaque mot de la cantinire redoublait son bonheur en le lui faisant comprendre. A l’exception de son vrai nom et de sa fuite de prison, il finit par tout dire cette femme qui semblait si bonne. Elle tait fort tonne et ne comprenait rien du tout ce que lui racontait ce beau jeune soldat.
– Je vois le fin mot, s’cria-t-elle enfin d’un air de triomphe: vous tes un jeune bourgeois amoureux de la femme de quelque capitaine du 4’` de hussards. Votre amoureuse vous aura fait cadeau de l’uniforme que vous portez et vous courez aprs elle. Vrai, comme Dieu est l -haut, vous n’avez jamais t soldat; mais, comme un brave garon que vous tes, puisque votre rgiment est au feu, vous voulez y paratre, et ne pas passer pour un capon.
Fabrice convint de tout: c’tait le seul moyen qu’il et de recevoir de bons conseils.”J’ignore toutes les faons d’agir de ces Franais, se disait-il, et, si je ne suis pas guid par quelqu’un, je parviendrai encore me faire jeter en prison, et l’on me volera mon cheval.”
– D’abord, mon petit, lui dit la cantinire, qui devenait de plus en plus son amie, conviens que tu n’as pas vingt et un ans: c’est tout le bout du monde si tu en as dix-sept.
C’tait la vrit, et Fabrice l’avoua de bonne grce.
– Ainsi, tu n’es pas mme conscrit, c’est uniquement cause des beaux yeux de la madame que tu vas te faire casser les os. Peste! elle n’est pas dgote. Si tu as encore quelques-uns de ces jaunets qu’elle t’a remis, il faut primo que tu achtes un autre cheval; vois comme ta rosse dresse les oreilles quand le bruit du canon ronfle d’un peu prs; c’est l un cheval de paysan qui te fera tuer ds que tu seras en ligne. Cette fume blanche, que tu vois l -bas par-dessus la haie, ce sont des feux de peloton, mon petit! Ainsi, prpare-toi avoir une fameuse venette, quand tu vas entendre siffler les balles. Tu ferais aussi bien de manger un morceau tandis que tu en as encore le temps.
Fabrice suivit ce conseil, et, prsentant un napolon la vivandire, la pria de se payer.
– C’est piti de le voir! s’cria cette femme; le pauvre petit ne sait pas seulement dpenser son argent! Tu mriterais bien qu’aprs avoir empoign ton napolon je fisse prendre son grand trot Cocotte, du diable si ta rosse pourrait me suivre. Que ferais-tu, nigaud, en me voyant dtaler? Apprends que, quand le brutal gronde, on ne montre jamais d’or. Tiens, lui dit-elle, voil dix-huit francs cinquante centimes, et ton djeuner te cote trente sous. Maintenant, nous allons bientt avoir des chevaux revendre. Si la bte est petite, tu en donneras dix francs, et, dans tous les cas jamais plus de vingt francs, quand ce serait l cheval des quatre fils Aymon.
Le djeuner fini, la vivandire, qui prorait toujours, fut interrompue par une femme qui s’avanait travers champs, et qui passa sur la route.
– Hol , h! lui cria cette femme; hol ! Margot! ton 6c lger est sur la droite.
– Il faut que je te quitte, mon petit, dit la vivandire notre hros, mais en vrit tu me fais piti; j’ai de l’amiti pour toi, sacrdi! Tu ne sais rien de rien tu vas te faire moucher, comme Dieu est Dieu! Vins-t’en au 6c lger avec moi.
– Je comprends bien que je ne sais rien, lui dit Fabrice, mais je veux me battre et suis rsolu d’aller l -bas vers cette fume blanche.
– Regarde comme ton cheval remue les oreilles! Ds qu’il sera l -bas, quelque peu de vigueur qu’il ait, il te forcera la main il se mettra galoper, et Dieu sait o il te mnera. Veux-tu m’en croire? Ds que tu seras avec les petits soldats ramasse un fusil et une giberne, mets-toi ct des soldats et fais comme eux. exactement. Mais, mon Dieu, je parie que tu ne sais pas seulement dchirer une cartouche.
Fabrice, fort piqu, avoua cependant sa nouvelle amie qu’elle avait devin juste.
– Pauvre petit! il va tre tu tout de suite; vrai comme Dieu! a ne sera pas long. Il faut absolument que tu viennes avec moi, reprit la cantinire d’un air d’autorit.
– Mais je veux me battre.
– Tu te battras aussi; va, le 6 lger est un fameux, et aujourd’hui il y en a pour tout le monde.
– Mais serons-nous bientt votre rgiment?
– Dans un quart d’heure tout au plus.
“Recommand par cette brave femme, se dit Fabrice, mon ignorance de toutes choses ne me fera pas prendre pour un espion, et je pourrai me battre.”A ce moment, le bruit du canon redoubla, un coup n’attendait pas l’autre.
– C’est comme un chapelet, dit Fabrice.
– On commence distinguer les feux de peloton, dit la vivandire en donnant un coup de fouet son petit cheval qui semblait tout anim par le feu.
La cantinire tourna droite et prit un chemin de traverse au milieu des prairies; il y avait un pied de boue; la petite charrette fut sur le point d’y rester: Fabrice poussa la roue. Son cheval tomba deux fois bientt le chemin, moins rempli d’eau, ne fut plus qu’un sentier au milieu du gazon. Fabrice n’avait pas fait cinq cents pas que sa rosse s’arrta tout court: c’tait un cadavre, pos en travers du sentier, qui faisait horreur au cheval et au cavalier.
La figure de Fabrice, trs ple naturellement, prit une teinte verte fort prononce; la cantinire aprs avoir regard le mort, dit, comme en se parlant elle-mme:
– a n’est pas de notre division.
Puis, levant les yeux sur notre hros, elle clata de rire.
– Ah! Ah! mon petit! s’cria-t-elle, en voil du nanan!
Fabrice restait glac. Ce qui le frappait surtout, c’tait la salet des pieds de ce cadavre qui dj tait dpouill de ses souliers, et auquel on n’avait laiss qu’un mauvais pantalon tout souill de sang.
– Approche, lui dit la cantinire; descends de cheval; il faut que tu t’y accoutumes; tiens, s’cria-t-elle, il en a eu par la tte.
Une balle, entre ct du nez, tait sortie par la tempe oppose, et dfigurait ce cadavre d’une faon hideuse; il tait rest avec un oeil ouvert.
– Descends donc de cheval, petit, dit la cantinire, et donne-lui une poigne de main pour voir s’il te la rendra.
Sans hsiter, quoique prt rendre l’me de dgot, Fabrice se jeta bas de cheval et prit la main du cadavre qu’il secoua ferme; puis il resta comme ananti, il sentait qu’il n’avait pas la force de remonter cheval. Ce qui lui faisait horreur surtout, c’tait cet oeil ouvert.
“La vivandire va me croire un lche”, se disait-il avec amertume, mais il sentait l’impossibilit de faire un mouvement: il serait tomb. Ce moment fut affreux, Fabrice fut sur le point de se trouver mal tout fait. La vivandire s’en aperut, sauta lestement bas de sa petite voiture, et lui prsenta, sans mot dire, un verre d’eau-de-vie qu’il avala d’un trait; il put remonter sur sa rosse, et continua la route sans dire une parole. La vivandire le regardait de temps autre du coin de l’oeil.
– Tu te battras demain, mon petit, lui dit-elle enfin, aujourd’hui tu resteras avec moi. Tu vois bien qu’il faut que tu apprennes le mtier de soldat.
– Au contraire, je veux me battre tout de suite s’cria notre hros d’un air sombre, qui sembla de bon augure la vivandire.
Le bruit du canon redoublait et semblait s’approcher. Les coups commenaient former comme une basse continue; un coup n’tait spar du coup voisin par aucun intervalle, et sur cette basse continue, qui rappelait le bruit d’un torrent lointain, on distinguait fort bien les feux de peloton.
Dans ce moment la route s’enfonait au milieu d’un bouquet de bois: la vivandire vit trois ou quatre soldats des ntres qui venaient elle courant toutes jambes; elle sauta lestement bas de sa voiture et courut se cacher quinze ou vingt pas du chemin. Elle se blottit dans un trou qui tait rest au lieu o l’on venait d’arracher un grand arbre.”Donc, se dit Fabrice, je vais voir si je suis un lche!”Il s’arrta auprs de la petite voiture abandonne par la cantinire et tira son sabre. Les soldats ne firent pas attention lui et passrent en courant le long du bois, gauche de la route.
– Ce sont des ntres, dit tranquillement la vivandire en revenant tout essouffle vers sa petite voiture… Si ton cheval tait capable de galoper, je te dirais: pousse en avant jusqu’au bout du bois, vois s’il y a quelqu’un dans la plaine.
Fabrice ne se le fit pas dire deux fois, il arracha une branche un peuplier, l’effeuilla et se mit battre son cheval tour de bras; la rosse prit le galop un instant puis revint son petit trot accoutum. La vivandire avait mis son cheval au galop:
– Arrte-toi donc, arrte! criait-elle Fabrice.
Bientt tous les deux furent hors du bois; en arrivant au bord de la plaine, ils entendirent un tapage effroyable, le canon et la mousqueterie tonnaient de tous les cts, droite, gauche, derrire. Et comme le bouquet de bois d’o ils sortaient occupait un tertre lev de huit ou dix pieds au-dessus de la plaine, ils aperurent assez bien un coin de la bataille; mais enfin il n’y avait personne dans le pr au-del du bois. Ce pr tait bord, mille pas de distance, par une longue rang de saules, trs touffus; au-dessus des saules paraissait une fume blanche qui quelquefois s’levait dans le ciel en tournoyant.
– Si je savais seulement o est le rgiment! disait la cantinire embarrasse. Il ne faut pas traverser ce grand pr tout droit. A propos, toi, dit-elle Fabrice, si tu vois un soldat ennemi, pique-le avec la pointe de ton sabre, ne va pas t’amuser le sabrer.
A ce moment, la cantinire aperut les quatre soldats dont nous venons de parler, ils dbouchaient du bois dans la plaine gauche de la route. L’un d’eux tait cheval.
Voil ton affaire, dit-elle Fabrice. Hol , ho! cria-t-elle celui qui tait cheval, viens donc ici boire le verre d’eau-de-vie.
Les soldats s’approchrent.
– O est le 6c lger? cria-t-elle.
– L -bas, cinq minutes d’ici, en avant de ce canal qui est le long des saules; mme que le colonel Macon vient d’tre tu.
– Veux-tu cinq francs de ton cheval, toi?
– Cinq francs! tu ne plaisantes pas mal, petite mre, un cheval d’officier que je vais vendre cinq napolons avant un quart d’heure.
– Donne-m’en un de tes napolons, dit la vivandire Fabrice.
Puis s’approchant du soldat cheval:
– Descends vivement, lui dit-elle, voil ton napolon.
Le soldat descendit, Fabrice sauta en selle gaiement, la vivandire dtachait le petit portemanteau qui tait sur la rosse.
– Aidez-moi donc, vous autres! dit-elle aux soldats, c’est comme a que vous laissez travailler une dame!
Mais peine le cheval de prise sentit le portemanteau, qu’il se mit cabrer, et Fabrice, qui montait fort bien, eut besoin de toute sa force pour le contenir.
– Bon signe! dit la vivandire, le monsieur n’est pas accoutum au chatouillement du portemanteau.
– Un cheval de gnral, s’criait le soldat qui l’avait vendu, un cheval qui vaut dix napolons comme un liard!
– Voil vingt francs, lui dit Fabrice, qui ne se sentait pas de joie de se trouver entre les jambes un cheval qui et du mouvement.
A ce moment, un boulet donna dans la ligne de saules, qu’il prit de biais, et Fabrice eut le curieux spectacle de toutes ces petites branches volant de ct et d’autre comme rases par un coup de faux.
– Tiens, voil le brutal qui s’avance, lui dit le soldat en prenant ses vingt francs.
Il pouvait tre deux heures.
Fabrice tait encore dans l’enchantement de ce spectacle curieux, lorsqu’une troupe de gnraux, suivis d’une vingtaine de hussards, traversrent au galop un des angles de la vaste prairie au bord de laquelle il tait arrt: son cheval hennit, se cabra deux ou trois fois de suite, puis donna des coups de tte violents contre la bride qui le retenait.”Eh bien, soit!”se dit Fabrice.
Le cheval laiss lui-mme partit ventre terre et alla rejoindre l’escorte qui suivait les gnraux. Fabrice compta quatre chapeaux bords. Un quart d’heure aprs, par quelques mots que dit un hussard son voisin, Fabrice comprit qu’un de ces gnraux tait le clbre marchal Ney. Son bonheur fut au comble; toutefois il ne put deviner lequel des quatre gnraux tait le marchal Ney; il et donn tout au monde pour le savoir, mais il se rappela qu’il ne fallait pas parler. L’escorte s’arrta pour passer un large foss rempli d’eau par la pluie de la veille; il tait bord de grands arbres et terminait sur la gauche la prairie l’entre de laquelle Fabrice avait achet le cheval. Presque tous les hussards avaient mis pied terre; le bord du foss tait pic et fort glissant, et l’eau se trouvait bien trois ou quatre pieds en contrebas au-dessous de la prairie. Fabrice, distrait par sa joie, songeait plus au marchal Ney et la gloire qu’ son cheval, lequel, tant fort anim, sauta dans le canal; ce qui fit rejaillir l’eau une hauteur considrable. Un des gnraux fut entirement mouill par la nappe d’eau, et s’cria en jurant:
– Au diable la f… bte!
Fabrice se sentit profondment bless de cette injure.”Puis-je en demander raison?”se dit-il. En attendant, pour prouver qu’il n’tait pas si gauche, il entreprit de faire monter son cheval la rive oppose du foss; mais elle tait pic et haute de cinq six pieds. Il fallut y renoncer alors il remonta le courant, son cheval ayant de ;’eau jusqu’ la tte, et enfin trouva une sorte d’abreuvoir; par cette pente douce il gagna facilement le champ de l’autre ct du canal. Il fut le premier homme de l’escorte qui y parut, il se mit trotter firement le long du bord: au fond du canal, les hussards se dmenaient, assez embarrasss de leur position; car en beaucoup d’endroits l’eau avait cinq pieds de profondeur. Deux ou trois chevaux prirent peur et voulurent nager, ce qui fit un barbotement pouvantable. Un marchal des logis s’aperut de la manoeuvre que venait de faire ce blanc-bec, qui avait l’air si peu militaire.
– Remontez! il y a un abreuvoir gauche! s’cria-t-il, et peu peu tous passrent.
En arrivant sur l’autre rive, Fabrice y avait trouv les gnraux tout seuls; le bruit du canon lui sembla redoubler; ce fut peine s’il entendit le gnral, par lui si bien mouill, qui criait son oreille:
– O as-tu pris ce cheval?
Fabrice tait tellement troubl qu’il rpondit en italien:
– L’ho comprato poco fa. (Je viens de l’acheter l’instant.)
– Que dis-tu? lui cria le gnral.
Mais le tapage devint tellement fort en ce moment, que Fabrice ne put lui rpondre. Nous avouerons que notre hros tait fort peu hros en ce moment. Toutefois, la peur ne venait chez lui qu’en seconde ligne; il tait surtout scandalis de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. L’escorte prit le galop; on traversait une grande pice de terre laboure, situe au-del du canal, et ce champ tait jonch de cadavres.
– Les habits rouges! les habits rouges! criaient avec joie les hussards de l’escorte.
Et d’abord Fabrice ne comprenait pas; enfin il remarqua qu’en effet presque tous les cadavres taient vtus de rouge. Une circonstance lui donna un frisson d’horreur; il remarqua que beaucoup de ces malheureux habits rouges vivaient encore; ils criaient videmment pour demander du secours, et personne ne s’arrtait pour leur en donner. Notre hros, fort humain, se donnait toutes les peines du monde pour que son cheval ne mt les pieds sur aucun habit rouge. L’escorte s’arrta; Fabrice qui ne faisait pas assez d’attention son devoir de soldat, galopait toujours en regardant un malheureux bless.
– Veux-tu bien t’arrter, blanc-bec! lui cria le marchal des logis.
Fabrice s’aperut qu’il tait vingt pas sur la droite en avant des gnraux, et prcisment du ct o ils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger la queue des autres hussards rests quelques pas en arrire, il vit le plus gros de ces gnraux qui parlait son voisin, gnral aussi; d’un air d’autorit et presque de rprimande, il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosit; et, malgr le conseil de ne point parler, lui donn par son amie la gelire, il arrangea une petite phrase bien franaise, bien correcte, et dit son voisin:
– Quel est-il ce gnral qui gourmande son voisin?
– Pardi, c’est le marchal!
– Quel marchal?
– Le marchal Ney, bta! Ah ! o as-tu servi jusqu’ici?
Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point se fcher de l’injure; il contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la Moskova, le brave des braves.
Tout coup on partit au grand galop. Quelques instants aprs, Fabrice vit, vingt pas en avant, une terre laboure qui tait remue d’une faon singulire. Le fond des sillons tait plein d’eau, et la terre fort humide qui formait la crte de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancs trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier; puis sa pense se remit songer la gloire du marchal. Il entendit un cri sec auprs de lui: c’taient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets; et, lorsqu’il les regarda, ils taient dj vingt pas de l’escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se dbattait sur la terre laboure, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles il voulait suivre les autres: le sang coulait dans la boue.
“Ah! m’y voil donc enfin au feu! se dit-il. J’ai vu le feu! se rptait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire.” A ce moment, l’escorte allait ventre terre, et notre hros comprit que c’taient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau regarder du ct d’o venaient les boulets, il voyait la fume blanche de la batterie une distance norme, et, au milieu du ronflement gal et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des dcharges beaucoup plus voisines; il n’y comprenait rien du tout.
A ce moment, les gnraux et l’escorte descendirent dans un petit chemin plein d’eau, qui tait cinq pieds en contrebas.
Le marchal s’arrta, et regarda de nouveau avec sa lorgnette. Fabrice, cette fois, put le voir tout son aise; il le trouva trs blond, avec une grosse tte rouge.”Nous n’avons point des figures comme celle-l en Italie, se dit-il. Jamais, moi qui suis si ple et qui ai des cheveux chtains, je ne serai comme a”, ajoutait-il avec tristesse. Pour lui ces paroles voulaient dire: “Jamais je ne serai un hros.”Il regarda les hussards; l’exception d’un seul tous avaient des moustaches jaunes. Si Fabrice regardait les hussards de l’escorte, tous le regardaient aussi. Ce regard le fit rougir, et, pour finir son embarras, il tourna la tte vers l’ennemi. C’taient des lignes fort tendues d’hommes rouges; mais, ce qui l’tonna fort, ces hommes lui semblaient tout petits. Leurs longues files, qui taient des rgiments ou des divisions, ne lui paraissaient pas plus hautes que des haies. Une ligne de cavaliers rouges trottait pour se rapprocher du chemin en contrebas que le marchal et l’escorte s’taient mis suivre au petit pas, pataugeant dans la boue. La fume empchait de rien distinguer du ct vers lequel on s’avanait, l’on voyait quelquefois des hommes au galop se dtacher sur cette fume blanche.
Tout coup, du ct de l’ennemi, Fabrice vit quatre hommes qui arrivaient ventre terre.”Ah! nous sommes attaqus”, se dit-il; puis il vit deux de ces hommes parler au marchal. Un des gnraux de la suite de ce dernier partit au galop du ct de l’ennemi, suivi de deux hussards de l’escorte et des quatre hommes qui venaient d’arriver. Aprs un canal que tout le monde passa, Fabrice se trouva ct d’un marchal des logis qui avait l’air fort bon enfant.”Il faut que je parle celui-l , se dit-il, peut-tre ils cesseront de me regarder.”Il mdita longtemps.
– Monsieur, c’est la premire fois que j’assiste la bataille, dit-il enfin au marchal des logis; mais ceci est-il une vritable bataille?
– Un peu. Mais vous, qui tes-vous?
– Je suis frre de la femme d’un capitaine.
– Et comment l’appelez-vous, ce capitaine?
Notre hros fut terriblement embarrass; il n’avait point prvu cette question. Par bonheur, le marchal et l’escorte repartaient au galop.”Quel nom franais dirai-je?”pensait-il. Enfin il se rappela le nom du matre de l’htel o il avait log Paris, il rapprocha son cheval de celui du marchal des logis, et lui cria de toutes ses forces:
– Le capitaine Meunier!
L’autre entendant mal cause du roulement du canon, lui rpondit:
– Ah! le capitaine Teulier’? Eh bien! il a t tu.
“Bravo! se dit Fabrice. Le capitaine Teulier; il faut faire l’afflig.”
– Ah! mon Dieu! cria-t-il, et il prit une mine piteuse.
On tait sorti du chemin en contrebas, on traversait un petit pr, on allait ventre terre, les boulets arrivaient de nouveau, le marchal se porta vers une division de cavalerie. L’escorte se trouvait au milieu de cadavres et de blesss; mais ce spectacle ne faisait dj plus autant d’impression sur notre hros; il avait autre chose penser.
Pendant que l’escorte tait arrte, il aperut la petite voiture d’une cantinire , et sa tendresse pour ce corps respectable l’emportant sur tout, il partit au galop pour la rejoindre.
– Restez donc, s…! lui cria le marchal des logis.
“Que peut-il me faire ici?”pensa Fabrice, et il continua de galoper vers la cantinire. En donnant de l’peron son cheval, il avait eu quelque espoir que c’tait sa bonne cantinire du matin; les chevaux et les petites charrettes se ressemblaient fort, mais la propritaire tait tout autre, et notre hros lui trouva l’air fort mchant. Comme il l’abordait, Fabrice l’entendit qui disait:
– Il tait pourtant bien bel homme!
Un fort vilain spectacle attendait l le nouveau soldat; on coupait la cuisse un cuirassier, beau jeune homme de cinq pieds dix pouces. Fabrice ferma les yeux et but coup sur coup quatre verres d’eau-de-vie.
– Comme tu y vas, gringalet! s’cria la cantinire.
L’eau-de-vie lui donna une ide: “Il faut que j’achte la bienveillance de mes camarades les hussards de l’escorte.”
– Donnez-moi le reste de la bouteille, dit-il la vivandire.
– Mais, sais-tu, rpondit-elle, que ce reste-l cote dix francs, un jour comme aujourd’hui?
Comme il regagnait l’escorte au galop:
– Ah! tu nous rapportes la goutte! s’cria le marchal des logis, c’est pour a que tu dsertais? Donne.
La bouteille circula; le dernier qui la prit la jeta en l’air aprs avoir bu.
– Merci, camarade! cria-t-il Fabrice.
Tous les yeux le regardrent avec bienveillance. Ces regards trent un poids de cent livres de dessus le coeur de Fabrice: c’tait un de ces coeurs de fabrique trop fine qui ont besoin de l’amiti de ce qui les entoure’. Enfin il n’tait plus mal vu de ses compagnons, il y avait liaison entre eux! Fabrice respira profondment, puis d’une voix libre, il dit au marchal des logis:
– Et si le capitaine Teulier a t tu, o pourrai-je rejoindre ma soeur?
Il se croyait un petit Machiavel, de dire si bien Teulier au lieu de Meunier.
– C’est ce que vous saurez ce soir, lui rpondit le marchal des logis.
L’escorte repartit et se porta vers des divisions d’infanterie. Fabrice se sentait tout fait enivr, il avait bu trop d’eau-de-vie, il roulait un peu sur sa selle: il se souvint fort propos d’un mot que rptait le cocher de sa mre: “Quand on a lev le coude, il faut regarder entre les oreilles de son cheval, et faire comme fait le voisin.”Le marchal s’arrta longtemps auprs de plusieurs corps de cavalerie qu’il fit charger; mais pendant une heure ou deux notre hros n’eut gure la conscience de ce qui se passait autour de lui. Il se sentait fort las, et quand son cheval galopait il retombait sur la selle comme un morceau de plomb.
Tout coup le marchal des logis cria ses hommes:
– Vous ne voyez donc pas l’Empereur, s…!
Sur-le-champ l’escorte cria vive l’Empereur! tue-tte. On peut penser si notre hros regarda de tous ses yeux, mais il ne vit que des gnraux qui galopaient, suivis, eux aussi, d’une escorte. Les longues crinires pendantes que portaient leurs casques les dragons de la suite l’empchrent de distinguer les figures.”Ainsi, je n’ai pu voir l’Empereur sur un champ de bataille, cause de ces maudits verres d’eau-de-vie!”Cette rflexion le rveilla tout fait.
On redescendit dans un chemin rempli d’eau, les chevaux voulurent boire.
– C’est donc l’Empereur qui a pass l ? dit-il son voisin.
– Eh! certainement, celui qui n’avait pas d’habit brod. Comment ne l’avez-vous pas vu? lui rpondit le camarade avec bienveillance.
Fabrice eut grande envie de galoper aprs l’escorte de l’Empereur et de s’y incorporer. Quel bonheur de faire rellement la guerre la suite de ce hros! C’tait pour cela qu’il tait venu en France.”J’en suis parfaitement le matre, se dit-il, car enfin je n’ai d’autre raison pour faire le service que je fais, que la volont de mon cheval qui s’est mis galoper pour suivre ces gnraux.”
Ce qui dtermina Fabrice rester, c’est que les hussards ses nouveaux camarades lui faisaient bonne mine; il commenait se croire l’ami intime de tous les soldats avec lesquels il galopait depuis quelques heures. Il voyait entre eux et lui cette noble amiti des hros du Tasse et de l’Arioste. S’il se joignait l’escorte de l’Empereur, il y aurait une nouvelle connaissance faire; peut-tre mme on lui ferait la mine, car ces autres cavaliers taient des dragons et lui portait l’uniforme de hussard ainsi que tout ce qui suivait le marchal. La faon dont on le regardait maintenant mit notre hros au comble du bonheur; il et fait tout au monde pour ses camarades, son me et son esprit taient dans les nues. Tout lui semblait avoir chang de face depuis qu’il tait avec des amis, il mourait d’envie de faire des questions.”Mais je suis encore un peu ivre, se dit-il, il faut que je me souvienne de la gelire.”Il remarqua en sortant du chemin creux que l’escorte n’tait plus avec le marchal Ney; le gnral qu’ils suivaient tait grand, mince, et avait la figure sche et l’oeil terrible.
Ce gnral n’tait autre que le comte d’A…, le lieutenant Robert du 15 mai 1796. Quel bonheur il et trouv voir Fabrice del Dongo!
Il y avait dj longtemps que Fabrice n’apercevait plus la terre volant en miettes noires sous l’action des boulets; on arriva derrire un rgiment de cuirassiers, il entendit distinctement les biscaens 2 frapper sur les cuirasses et il vit tomber plusieurs hommes.
Le soleil tait dj fort bas, et il allait se coucher lorsque l’escorte, sortant d’un chemin creux, monta une petite pente de trois ou quatre pieds pour entrer dans une terre laboure. Fabrice entendit un petit bruit singulier tout prs de lui: il tourna la tte, quatre hommes taient tombs avec leurs chevaux; le gnral lui-mme avait t renvers, mais il se relevait tout couvert de sang. Fabrice regardait les hussards jets par terre: trois faisaient encore quelques mouvements convulsifs, le quatrime criait:
– Tirez-moi de dessous.
Le marchal des logis et deux ou trois hommes avaient mis pied terre pour secourir le gnral qui, s’appuyant sur son aide de camp, essayait de faire quelques pas; il cherchait s’loigner de son cheval qui se dbattait renvers par terre et lanait des coups de pied furibonds.
Le marchal des logis s’approcha de Fabrice. A ce moment notre hros entendit dire derrire lui et tout prs de son oreille:
– C’est le seul qui puisse encore galoper.
Il se sentit saisir les pieds; on les levait en mme temps qu’on lui soutenait le corps par-dessous les bras, on le fit passer par-dessus la croupe de son cheval, puis on le laissa glisser jusqu’ terre, o il tomba assis.
L’aide de camp prit le cheval de Fabrice par la bride, le gnral, aid par le marchal des logis, monta et partit au galop; il fut suivi rapidement par les six hommes qui restaient. Fabrice se releva furieux, et se mit courir aprs eux en criant:
– Ladri! ladri! (voleurs! voleurs!)
Il tait plaisant de courir aprs des voleurs au milieu d’un champ de bataille.
L’escorte et le gnral, comte d’A…, disparurent bientt derrire une range de saules. Fabrice, ivre de colre, arriva aussi cette ligne de saules; il se trouva tout contre un canal fort profond qu’il traversa. Puis, arriv de l’autre ct, il se remit jurer en apercevant de nouveau, mais une trs grande distance, le gnral et l’escorte qui se perdaient dans les arbres.
– Voleurs! voleurs! criait-il maintenant en franais.
Dsespr, bien moins de la perte de son cheval que de la trahison, il se laissa tomber au bord du foss, fatigu et mourant de faim. Si son beau cheval lui et t enlev par l’ennemi, il n’y et pas song; mais se voir trahir et voler par ce marchal des logis qu’il aimait tant et par ces hussards qu’il regardait comme des frres! c’est ce qui lui brisait le coeur. Il ne pouvait se consoler de tant d’infamie, et, le dos appuy contre un saule, il se mit pleurer chaudes larmes. Il dfaisait un un tous ses beaux rves d’amiti chevaleresque et sublime, comme celle des hros de la Jrusalem dlivre. Voir arriver la mort n’tait rien, entour d’mes hroques et tendres, de nobles amis qui vous serrent la main au moment du dernier soupir! mais garder son enthousiasme, entour de vils fripons’!!! Fabrice exagrait comme tout homme indign. Au bout d’un quart d’heure d’attendrissement, il remarqua que les boulets commenaient arriver jusqu’ la range d’arbres l’ombre desquels il mditait. Il se leva et chercha s’orienter. Il regardait ces prairies bordes par un large canal et la range de saules touffus: il crut se reconnatre. Il aperut un corps d’infanterie qui passait le foss et entrait dans les prairies, un quart de lieue en avant de lui.”J’allais m’endormir, se dit-il; il s’agit de n’tre pas prisonnier”; et il se mit marcher trs vite. En avanant il fut rassur, il reconnut l’uniforme, les rgiments par lesquels il craignait d’tre coup taient franais. Il obliqua droite pour les rejoindre.
Aprs la douleur morale d’avoir t si indignement trahi et vol, il en tait une autre qui, chaque instant, se faisait sentir plus vivement: il mourait de faim. Ce fut donc avec une joie extrme qu’aprs avoir march, ou plutt couru pendant dix minutes, il s’aperut que le corps d’infanterie, qui allait trs vite aussi, s’arrtait comme pour prendre position. Quelques minutes plus tard, il se trouvait au milieu des premiers soldats.
– Camarades, pourriez-vous me vendre un morceau de pain?
– Tiens, cet autre qui nous prend pour des boulangers!
Ce mot dur et le ricanement gnral qui le suivit accablrent Fabrice. La guerre n’tait donc plus ce noble et commun lan d’mes amantes de la gloire qu’il s’tait figur d’aprs les proclamations de Napolon! Il s’assit, ou plutt se laissa tomber sur le gazon; il devint trs ple. Le soldat qui lui avait parl, et qui s’tait arrt dix pas pour nettoyer la batterie de son fusil avec son mouchoir, s’approcha et lui jeta un morceau de pain; puis, voyant qu’il ne le ramassait pas, le soldat lui mit un morceau de ce pain dans la bouche. Fabrice ouvrit les yeux, et mangea ce pain sans avoir la force de parler. Quand enfin il chercha des yeux le soldat pour le payer, il se trouva seul, les soldats les plus voisins de lui taient loigns de cent pas et marchaient. Il se leva machinalement et les suivit. Il entra dans un bois; il allait tomber de fatigue, et cherchait dj de l’oeil une place commode; mais quelle ne fut pas sa joie en reconnaissant d’abord le cheval, puis la voiture, et enfin la cantinire du matin! Elle accourut lui et fut effraye de sa mine.
– Marche encore, mon petit, lui dit-elle; tu es donc bless? et ton beau cheval?
En parlant ainsi elle le conduisait vers sa voiture, o elle le fit monter, en le soutenant par-dessous les bras. A peine dans la voiture, notre hros, excd de fatigue, s’endormit profondment.
CHAPITRE IV
Rien ne put le rveiller, ni les coups de fusil tirs fort prs de la petite charrette, ni le trot du cheval que la cantinire fouettait tour de bras. Le rgiment, attaqu l’improviste par des nues de cavalerie prussienne, aprs avoir cru la victoire toute la journe, battait en retraite, ou plutt s’enfuyait du ct de la France.
Le colonel, beau jeune homme, bien ficel, qui venait de succder Macon, fut sabr, le chef de bataillon qui le remplaa dans le commandement vieillard cheveux blancs, fit faire halte au rgiment.
– F…! dit-il aux soldats, du temps de la rpublique on attendait pour filer d’y tre forc par l’ennemi… Dfendez chaque pouce de terrain et faites-vous tuer, s’criait-il en jurant; c’est maintenant le sol de la patrie que ces Prussiens veulent envahir!
La petite charrette s’arrta, Fabrice se rveilla tout coup. Le soleil tait couch depuis longtemps; il fut tout tonn de voir qu’il tait presque nuit. Les soldats couraient de ct et d’autre dans une confusion qui surprit fort notre hros; il trouva qu’ils avaient l’air penaud.
– Qu’est-ce donc? dit-il la cantinire.
– Rien du tout. C’est que nous sommes flambs, mon petit; c’est la cavalerie des Prussiens qui nous sabre, rien que a. Le bta de gnral a d’abord cru que c’tait la ntre. Allons, vivement, aide-moi rparer le trait de Cocotte qui s’est cass.
Quelques coups de fusil partirent dix pas de distance: notre hros, frais et dispos, se dit: “Mais rellement, pendant toute la journe, je ne me suis pas battu, j’ai seulement escort un gnral.”
– Il faut que je me batte, dit-il la cantinire.
– Sois tranquille, tu te battras, et plus que tu ne voudras! Nous sommes perdus.
“Aubry, mon garon, cria-t-elle un caporal qui passait, regarde toujours de temps en temps o en est la petite voiture.”
– Vous allez vous battre? dit Fabrice Aubry.
– Non, je vais mettre mes escarpins pour aller la danse!
– Je vous suis.
– Je te recommande le petit hussard, cria la cantinire, le jeune bourgeois a du coeur.
Le caporal Aubry marchait sans dire mot. Huit ou dix soldats le rejoignirent en courant, il les conduisit derrire un gros chne entour de ronces. Arriv l , il les plaa au bord du bois, toujours sans mot dire, sur une ligne fort tendue; chacun tait au moins dix pas de son voisin.
– Ah ! vous autres, dit le caporal, et c’tait la premire fois qu’il parlait, n’allez pas faire feu avant l’ordre, songez que vous n’avez plus que trois cartouches.
“Mais que se passe-t-il donc?”se demandait Fabrice. Enfin, quand il se trouva seul avec le caporal, il lui dit:
– Je n’ai pas de fusil.
– Tais-toi d’abord! Avance-toi l , cinquante pas en avant du bois, tu trouveras quelqu’un des pauvres soldats du rgiment qui viennent d’tre sabrs; tu lui prendras sa giberne et son fusil. Ne va pas dpouiller un bless, au moins; prends le fusil et la giberne d’un qui soit bien mort, et dpche-toi, pour ne pas recevoir les coups de fusil de nos gens.
Fabrice partit en courant et revint bien vite avec un fusil et une giberne.
– Charge ton fusil et mets-toi l derrire cet arbre, et surtout ne va pas tirer avant l’ordre que je t’en donnerai… Dieu de Dieu! dit le caporal en s’interrompant, il ne sait pas mme charger son arme!… (Il aida Fabrice en continuant son discours.) Si un cavalier ennemi galope sur toi pour te sabrer, tourne autour de ton arbre et ne lche ton coup qu’ bout portant, quand ton cavalier sera trois pas de toi; il faut presque que ta baonnette touche son uniforme.
“Jette donc ton grand sabre, s’cria le caporal, veux-tu qu’il te fasse tomber, nom de D…! Quels soldats on nous donne maintenant!”
En parlant ainsi, il prit lui-mme le sabre qu’il jeta au loin avec colre.
– Toi, essuie la pierre de ton fusil avec ton mouchoir. Mais as-tu jamais tir un coup de fusil?
– Je suis chasseur.
– Dieu soit lou! reprit le caporal avec un gros soupir. Surtout ne tire pas avant l’ordre que je te donnerai.
Et il s’en alla.
Fabrice tait tout joyeux.”Enfin je vais me battre rellement, se disait-il, tuer un ennemi! Ce matin ils nous envoyaient des boulets, et moi je ne faisais rien que m’exposer tre tu; mtier de dupe.”Il regardait de tous cts avec une extrme curiosit. Au bout d’un moment, il entendit partir sept huit coups de fusil tout prs de lui. Mais, ne recevant point l’ordre de tirer, il se tenait tranquille derrire son arbre. Il tait presque nuit; il lui semblait tre l’espre, la chasse l’ours, dans la montagne de la Tramezzina, au-dessus de Grianta. Il lui vint une ide de chasseur; il prit une cartouche dans sa giberne et en dtacha la balle: a si je le vois, dit-il, il ne faut pas que je le manque >>, et il fit couler cette seconde balle dans le canon de son fusil. Il entendit tirer deux coups de feu tout ct de son arbre; en mme temps il vit un cavalier vtu de bleu qui passait au galop devant lui, se dirigeant de sa droite sa gauche.”Il n’est pas trois pas, se dit-il, mais cette distance je suis sr de mon coup”, il suivit bien le cavalier du bout de son fusil et enfin pressa la dtente; le cavalier tomba avec son cheval.”Notre hros se croyait la chasse: il courut tout joyeux sur la pice qu’il venait d’abattre. Il touchait dj l’homme qui lui semblait mourant, lorsque, avec une rapidit incroyable deux cavaliers prussiens arrivrent sur lui pour l sabrer. Fabrice se sauva toutes jambes vers le bois; pour mieux courir il jeta son fusil. Les cavaliers prussiens n’taient plus qu’ trois pas de lui lorsqu’il atteignit une nouvelle plantation de petits chnes gros comme le bras et bien droits qui bordaient le bois. Ces petits chnes arrtrent un instant les cavaliers, mais ils passrent et se remirent poursuivre Fabrice dans une clairire. De nouveau ils taient prs de l’atteindre, lorsqu’il se glissa entre sept huit gros arbres. A ce moment, il eut presque la figure brle par la flamme de cinq ou six coups de fusil qui partirent en avant de lui. Il baissa la tte; comme il la relevait, il se trouva vis- -vis du caporal.
– Tu as tu le tien? lui demanda le caporal Aubry.
– Oui, mais j’ai perdu mon fusil.
– Ce n’est pas les fusils qui nous manquent; tu es un bon b…; malgr ton air cornichon, tu as bien gagn ta journe, et ces soldats-ci viennent de manquer ces deux qui te poursuivaient et venaient droit eux; moi, je ne les voyais pas. Il s’agit maintenant de filer rondement; le rgiment doit tre un demi-quart de lieue, et, de plus, il y a un petit bout de prairie o nous pouvons tre ramasss au demi-cercle.
Tout en parlant, le caporal marchait rapidement la tte de ses dix hommes. A deux cents pas de l , en entrant dans la petite prairie dont il avait parl, on rencontra un gnral bless qui tait port par son aide de camp et par un domestique.
– Vous allez me donner quatre hommes, dit-il au caporal d’une voix teinte, il s’agit de me transporter l’ambulance j’ai la jambe fracasse.
– Va te faire f…, rpondit le caporal toi et tous les gnraux. Vous avez tous trahi l’Empereur aujourd’hui.
– Comment, dit le gnral en fureur, vous mconnaissez mes ordres! Savez-vous que je suis le gnral comte B***, commandant votre division, etc.
Il fit des phrases. L’aide de camp se jeta sur les soldats. Le caporal lui lana un coup de baonnette dans le bras, puis fila avec ses hommes en doublant le pas.
– Puissent-ils tre tous comme toi, rptait le caporal en jurant, les bras et les jambes fracasss! Tas de freluquets! Tous vendus aux Bourbons, et trahissant l’Empereur!
Fabrice coutait avec saisissement cette affreuse accusation.
Vers les dix heures du soir, la petite troupe rejoignit le rgiment l’entre d’un gros village qui formait plusieurs rues fort troites’, mais Fabrice remarqua que le caporal Aubry vitait de parler aucun des officiers.
– Impossible d’avancer! s’cria le caporal.
Toutes ces rues taient encombres d’infanterie, de cavaliers et surtout de caissons d’artillerie et de fourgons. Le caporal se prsenta l’issue de trois de ces rues; aprs avoir fait vingt pas il fallait s’arrter: tout le monde jurait et se fchait.
– Encore quelque tratre qui commande! s’cria le caporal; si l’ennemi a l’esprit de tourner le village nous sommes tous prisonniers comme des chiens. Suivez-moi, vous autres.
Fabrice regarda; il n’y avait plus que six soldats avec le caporal. Par une grande porte ouverte ils entrrent dans une vaste basse-cour, de la basse-cour ils passrent dans une curie, dont la petite porte leur donna entre dans un jardin. Ils s’y perdirent un moment, errant de ct et d’autre. Mais enfin, en passant une haie, ils se trouvrent dans une vaste pice de bl noir. En moins d’une demi-heure, guids par les cris et le bruit confus, ils eurent regagn la grande route au-del du village. Les fosss de cette route taient remplis de fusils abandonns; Fabrice en choisit un, mais la route, quoique fort large, tait tellement encombre de fuyards et de charrettes, qu’en une demi-heure de temps, peine si le caporal et Fabrice avaient avanc de cinq cents pas; on disait que cette route conduisait Charleroi. Comme onze heures sonnaient l’horloge du village: _ Prenons de nouveau travers champs, s’cria le caporal.
La petite troupe n’tait plus compose que de trois soldats, le caporal et Fabrice. Quand on fut un quart de lieue de la grande route:
– Je n’en puis plus, dit un des soldats.
– Et moi itou, dit un autre.
– Belle nouvelle! Nous en sommes tous logs l , dit le caporal; mais obissez-moi, et vous vous en trouverez bien.
Il vit cinq ou six arbres le long d’un petit foss au milieu d’une immense pice de bl.
– Aux arbres! dit-il ses hommes; couchez-vous l , ajouta-t-il quand on y fut arriv, et surtout pas de bruit. Mais, avant de s’endormir, qui est-ce qui a du pain?
– Moi, dit un des soldats.
– Donne, dit le caporal, d’un air magistral.
Il divisa le pain en cinq morceaux et prit le plus petit.
– Un quart d’heure avant le point du jour, dit-il en mangeant, vous allez avoir sur le dos la cavalerie ennemie. Il s’agit de ne pas se laisser sabrer. Un seul est flamb avec de la cavalerie sur le dos, dans ces grandes plaines, cinq au contraire peuvent se sauver: restez avec moi bien unis, ne tirez qu’ bout portant, et demain soir je me fais fort de vous rendre Charleroi.
Le caporal les veilla une heure avant le jour; il leur fit renouveler la charge de leurs armes, le tapage sur la grande route continuait, et avait dur toute la nuit: c’tait comme le bruit d’un torrent entendu dans le lointain.
– Ce sont comme des moutons qui se sauvent, dit Fabrice au caporal, d’un air naf.
– Veux-tu bien te taire, blanc-bec! dit le caporal indign.
Et les trois soldats qui composaient toute son arme avec Fabrice regardrent celui-ci d’un air de colre, comme s’il et blasphm. Il avait insult la nation.
“Voil qui est fort! pensa notre hros; j’ai dj remarqu cela chez le vice-roi Milan; ils ne fuient pas, non! Avec ces Franais il n’est pas permis de dire la vrit quand elle choque leur vanit. Mais quant leur air mchant je m’en moque, il faut que je le leur fasse comprendre.”On marchait toujours cinq cents pas de ce torrent de fuyards qui couvraient la grande route. A une lieue de l , le caporal et sa troupe traversrent un chemin qui allait rejoindre la route et o beaucoup de soldats taient couchs. Fabrice acheta un cheval assez bon qui lui cota quarante francs, et parmi tous les sabres jets de ct et d’autre, il choisit avec soin un grand sabre droit.”Puisqu’on dit qu’il faut piquer, pensa-t-il, celui-ci est le meilleur.”Ainsi quip, il mit son cheval au galop et rejoignit bientt le caporal qui avait pris les devants. Il s’affermit sur ses triers, prit de la main gauche le fourreau de son sabre droit, et dit aux quatre Franais:
– Ces gens qui se sauvent sur la grande route ont l’air d’un troupeau de moutons… Ils marchent comme des moutons effrays…
Fabrice avait beau appuyer sur le mot mouton, ses camarades ne se souvenaient plus d’avoir t fchs par ce mot une heure auparavant. Ici se trahit un des contrastes des caractres italien et franais; le Franais est sans doute le plus heureux, il glisse sur les vnements de la vie et ne garde pas rancune.
Nous ne cacherons point que Fabrice fut trs satisfait de sa personne aprs avoir parl des moutons. On marchait en faisant la petite conversation. A deux lieues de l le caporal, toujours fort tonn de ne point voir la cavalerie ennemie, dit Fabrice:
– Vous tes notre cavalerie, galopez vers cette ferme sur ce petit tertre, demandez au paysan s’il veut nous vendre djeuner dites bien que nous ne sommes que cinq. S’il hsite donnez-lui cinq francs d’avance de votre argent mais soyez tranquille, nous reprendrons la pice blanche aprs le djeuner.
Fabrice regarda le caporal, il vit en lui une gravit imperturbable, et vraiment l’air de la supriorit morale; il obit. Tout se passa comme l’avait prvu le commandant en chef, seulement Fabrice insista pour qu’on ne reprt pas de vive force les cinq francs qu’il avait donns au paysan.
– L’argent est moi, dit-il ses camarades, je ne paie pas pour vous, je paie pour l’avoine qu’il a donne mon cheval.
Fabrice prononait si mal le franais, que ses camarades crurent voir dans ses paroles un ton de supriorit; ils furent vivement choqus, et ds lors dans leur esprit, un duel se prpara pour la fin de la journe. Ils le trouvaient fort diffrent d’eux-mmes, ce qui les choquait, Fabrice au contraire commenait se sentir beaucoup d’amiti pour eux.
On marchait sans rien dire depuis deux heures lorsque le caporal, regardant la grande route s’cria avec un transport de joie:
– Voici le rgiment!
On fut bientt sur la route; mais, hlas! autour de l’aigle il n’y avait pas deux cents hommes. L’oeil de Fabrice eut bientt aperu la vivandire: elle marchait pied, avait les yeux rouges et pleurait de temps autre. Ce fut en vain que Fabrice chercha la petite charrette et Cocotte.
– Pills, perdus, vols, s’cria la vivandire rpondant aux regards de notre hros.
Celui-ci, sans mot dire, descendit de son cheval, le prit par la bride, et dit la vivandire:
– Montez.
Elle ne se le fit pas dire deux fois.
– Raccourcis-moi les triers, fit-elle.
Une fois bien tablie cheval, elle se mit raconter Fabrice tous les dsastres de la nuit. Aprs un rcit d’une longueur infinie, mais avidement cout par notre hros qui, vrai dire, ne comprenait rien rien, mais avait une tendre amiti pour la vivandire, celle-ci ajouta:
– Et dire que ce sont des Franais qui m’ont pille, battue, abme…
– Comment! ce ne sont pas les ennemis? dit Fabrice d’un air naf qui rendait charmante sa belle figure grave et ple.
– Que tu es bte, mon pauvre petit! dit la vivandire, souriant au milieu de ses larmes; et quoique a, tu es bien gentil.
– Et tel que vous le voyez, il a fort bien descendu son Prussien, dit le caporal Aubry qui, au milieu de la cohue gnrale, se trouvait par hasard de l’autre ct du cheval mont par la cantinire. Mais il est fier, continua le caporal…
Fabrice fit un mouvement.
– Et comment t’appelles-tu? continua le caporal, car enfin, s’il y a un rapport, je veux te nommer.
– Je m’appelle Vasi, rpondit Fabrice, faisant une mine singulire, c’est- -dire Boulot, ajouta-t-il se reprenant vivement.
Boulot avait t le nom du propritaire de la feuille de route que la gelire de B… lui avait remise; l’avant-veille il l’avait tudie avec soin, tout en marchant, car il commenait rflchir quelque peu et n’tait plus si tonn des choses. Outre la feuille de route du hussard Boulot, il conservait prcieusement le passeport italien d’aprs lequel il pouvait prtendre au noble nom de Vasi, marchand de baromtres. Quand le caporal lui avait reproch d’tre fier, il avait t sur le point de rpondre: “Moi fier! moi Fabrice Valserra, marchesino del Dongo, qui consens porter le nom d’un Vasi, marchand de baromtres!”
Pendant qu’il faisait des rflexions et qu’il se disait: “Il faut bien me rappeler que je m’appelle Boulot, ou gare la prison dont le sort me menace”, le caporal et la cantinire avaient chang plusieurs mots sur son compte.
– Ne m’accusez pas d’tre une curieuse, lui dit la cantinire en cessant de le tutoyer; c’est pour votre bien que je vous fais des questions. Qui tes-vous, l , rellement?
Fabrice ne rpondit pas d’abord; il considrait que jamais il ne pourrait trouver d’amis plus dvous pour leur demander conseil, et il avait un pressant besoin de conseils.”Nous allons entrer dans une place de guerre, le gouverneur voudra savoir qui je suis, et gare l’a prison si je fais voir par mes rponses que je ne connais personne au 4e rgiment de hussards dont je porte l’uniforme!”En sa qualit de sujet de l’Autriche Fabrice savait toute l’importance qu’il faut attacher un passeport. Les membres de sa famille quoique nobles et dvots, quoique appartenant au parti vainqueur, avaient t vexs plus de vingt fois l’occasion de leurs passeports; il ne fut donc nullement choqu de la question que lui adressait la cantinire. Mais comme, avant que de rpondre, il cherchait les mots franais les plus clairs, la cantinire, pique d’une vive curiosit, ajouta pour l’engager parler:
– Le caporal Aubry et moi nous allons vous donner de bons avis pour vous conduire.
– Je n’en doute pas, rpondit Fabrice: je m’appelle Vasi et je suis de Gnes; ma soeur, clbre par sa beaut, a pous un capitaine. Comme je n’ai que dix-sept ans, elle me faisait venir auprs d’elle pour me faire voir la France, et me former un peu; ne la trouvant pas Paris et sachant qu’elle tait cette arme, j’y suis venu, je l’ai cherche de tous les cts sans pouvoir la trouver. Les soldats, tonns de mon accent, m’ont fait arrter. J’avais de l’argent alors, j’en ai donn au gendarme, qui m’a remis une feuille de route, un uniforme et m’a dit: “File, et jure-moi de ne Jamais prononcer mon nom.”
– Comment s’appelait-il? dit la cantinire.
– J’ai donn ma parole, dit Fabrice.
– Il a raison, reprit le caporal, le gendarme est un gredin, mais le camarade ne doit pas le nommer. Et comment s’appelle-t-il, ce capitaine, mari de votre soeur? Si nous savons son nom, nous pourrons le chercher.
– Teulier, capitaine au 4c de hussards, rpondit notre hros.
– Ainsi, dit le caporal avec assez de finesse, votre accent tranger, les soldats vous prirent pour un espion?
– C’est l le mot infme! s’cria Fabrice, les yeux brillants. Moi qui aime tant l’Empereur et les Franais! Et c’est par cette insulte que je suis le plus vex.
– Il n’y a pas d’insulte, voil ce qui vous trompe; l’erreur des soldats tait fort naturelle, reprit gravement le caporal Aubry.
Alors il lui expliqua avec beaucoup de pdanterie qu’ l’arme il faut appartenir un corps et porter un uniforme, faute de quoi il est tout simple qu’on vous prenne pour un espion. L’ennemi nous en lche beaucoup: tout le monde trahit dans cette guerre. Les cailles tombrent des yeux de Fabrice; il comprit pour la premire fois qu’il avait tort dans tout ce qui lui arrivait depuis deux mois.
– Mais il faut que le petit nous raconte tout dit la cantinire dont la curiosit tait de plus en plus excite.
Fabrice obit. Quand il eut fini:
– Au fait, dit la cantinire parlant d’un air grave au caporal, cet enfant n’est point militaire; nous allons faire une vilaine guerre maintenant que nous sommes battus et trahis. Pourquoi se ferait-il casser les os gratis pro Deo?
– Et mme, dit le caporal, qu’il ne sait pas charger son fusil, ni en douze temps, ni volont. C’est moi qui ai charg le coup qui a descendu le Prussien.
– De plus, il montre son argent tout le monde, ajouta la cantinire; il sera vol de tout ds qu’il ne sera plus avec nous.
– Le premier sous-officier de cavalerie qu’il rencontre, dit le caporal, le confisque son profit pour se faire payer la goutte, et peut-tre on le recrute pour l’ennemi, car tout le monde trahit. Le premier venu va lui ordonner de le suivre, et il le suivra; il ferait mieux d’entrer dans notre rgiment.
– Non pas, s’il vous plat, caporal! s’cria vivement Fabrice; il est plus commode d’aller cheval, et d’ailleurs je ne sais pas charger un fusil, et vous avez vu que je manie un cheval.
Fabrice fut trs fier de ce petit discours. Nous ne rendrons pas compte de la longue discussion sur sa destine future, qui eut lieu entre le caporal et la cantinire. Fabrice remarqua qu’en discutant ces gens rptaient trois ou quatre fois toutes les circonstances de son histoire: les soupons des soldats, le gendarme lui vendant une feuille de route et un uniforme, la faon dont la veille il s’tait trouv faire partie de l’escorte du marchal, l’Empereur vu au galop, le cheval escofi, etc.
Avec une curiosit de femme, la cantinire revenait sans cesse sur la faon dont on l’avait dpossd du bon cheval qu’elle lui avait fait acheter.
– Tu t’es senti saisir par les pieds, on t’a fait passer doucement par-dessus la queue de ton cheval, et l’on t’a assis par terre!”Pourquoi rpter si souvent, se disait Fabrice, ce que nous connaissons tous trois parfaitement bien?”Il ne savait pas encore que c’est ainsi qu’en France les gens du peuple vont la recherche des ides.
– Combien as-tu d’argent? lui dit tout coup la cantinire.
Fabrice n’hsita pas rpondre; il tait sr de la noblesse d’me de cette femme: c’est l le beau ct de la France.
– En tout, il peut me rester trente napolons en or et huit ou dix cus de cinq francs.
– En ce cas, tu as le champ libre! s’cria la cantinire tire-toi du milieu de cette arme en droute; jette-toi de ct, prends la premire route un peu fraye que tu trouveras l sur ta droite; pousse ton cheval ferme, toujours t’loignant de l’arme. A la premire occasion achte des habits de pkin. Quand tu seras huit ou dix lieues, et que tu ne verras plus de soldats, prends la poste, et va te reposer huit jours et manger des biftecks dans quelque bonne ville. Ne dis jamais personne que tu as t l’arme, les gendarmes te ramasseraient comme dserteur; et quoique tu sois bien gentil, mon petit, tu n’es pas encore assez ft pour rpondre des gendarmes. Ds que tu auras sur le dos des habits de bourgeois, dchire ta feuille de route en mille morceaux et reprends ton nom vritable; dis que tu es Vasi.
“Et d’o devra-t-il dire qu’il vient? fit-elle au caporal.
– De Cambrai sur l’Escaut: c’est une bonne ville toute petite, entends-tu? et o il y a une cathdrale et Fnelon.
– C’est a, dit la cantinire; ne dis jamais que tu as t la bataille, ne souffle mot de B…, ni du gendarme qui t’a vendu la feuille de route. Quand tu voudras rentrer Paris, rends-toi d’abord Versailles, et passe la barrire de Paris de ce ct-l en flnant, en marchant pied comme un promeneur. Couds tes napolons dans ton pantalon; et surtout quand tu as payer quelque chose, ne montre tout juste que l’argent qu’il faut pour payer. Ce qui me chagrine, c’est qu’on va t’empaumer, on va te chiper tout ce que tu as et que feras-tu une fois sans argent, toi qui ne sais pas te conduire? etc.
La bonne cantinire parla longtemps encore; le caporal appuyait ses avis par des signes de tte, ne pouvant trouver jour saisir la parole. Tout coup cette foule qui couvrait la grande route, d’abord doubla le pas; puis, en un clin d’oeil, passa le petit foss qui bordait la route gauche, et se mit fuir toutes jambes.
– Les Cosaques! les Cosaques’! criait-on de tous les cts.
– Reprends ton cheval! s’cria la cantinire.
– Dieu m’en garde! dit Fabrice. Galopez! fuyez! je vous le donne. Voulez-vous de quoi racheter une petite voiture? La moiti de ce que j’ai est vous.
– Reprends ton cheval, te dis-je! s’cria la cantinire en colre.
Et elle se mettait en devoir de descendre.
Fabrice tira son sabre:
– Tenez-vous bien! lui cria-t-il, et il donna deux ou trois coups de plat de sabre au cheval, qui prit le galop et suivit les fuyards.
Notre hros regarda la grande route; nagure trois ou quatre mille individus s’y pressaient, serrs comme des paysans la suite d’une procession. Aprs le mot Cosaques il n’y vit exactement plus personne; les fuyards avaient abandonn des shakos, des fusils, des sabres, etc. Fabrice, tonn, monta dans un champ droite du chemin, et qui tait lev de vingt ou trente pieds; il regarda la grande route des deux cts et la plaine, il ne vit pas trace de cosaques.”Drles de gens, que ces Franais! se dit-il. Puisque je dois aller sur la droite, pensa-t-il, autant vaut marcher tout de suite; il est possible que ces gens aient pour courir une raison que je ne connais pas.”Il ramassa un fusil, vrifia qu’il tait charg, remua la poudre de l’amorce, nettoya la pierre, puis choisit une giberne bien garnie, et regarda encore de tous les cts; il tait absolument seul au milieu de cette plaine nagure si couverte de monde. Dans l’extrme lointain, il voyait les fuyards qui commenaient disparatre derrire les arbres, et couraient toujours.”Voil qui est bien singulier!”se dit-il; et, se rappelant la manoeuvre employe la veille par le caporal, il alla s’asseoir au milieu d’un champ de bl. Il ne s’loignait pas, parce qu’il dsirait revoir ses bons amis, la cantinire et le caporal Aubry.
Dans ce bl, il vrifia qu’il n’avait plus que dix-huit napolons, au lieu de trente comme il le pensait, mais il lui restait de petits diamants qu’il avait placs dans la doublure des bottes du hussard, le matin, dans la chambre de la gelire, B… Il cacha ses napolons du mieux qu’il put, tout en rflchissant profondment cette disparition si soudaine.”Cela est-il d’un mauvais prsage pour moi?”se disait-il. Son principal chagrin tait de ne pas avoir adress cette question au caporal Aubry:
“Ai-je rellement assist une bataille?”Il lui semblait que oui, et il et t au comble du bonheur s’il en et t certain.
“Toutefois, se dit-il, j’y ai assist portant le nom d’un prisonnier, j’avais la feuille de route d’un prisonnier dans ma poche, et, bien plus, son habit sur moi! Voil qui est fatal pour l’avenir: qu’en et dit l’abb Blans? Et ce malheureux Boulot mort en prison! Tout cela est de sinistre augure; le destin me conduira en prison.”Fabrice et donn tout au monde pour savoir si le hussard Boulot tait rellement coupable; en rappelant ses souvenirs, il lui semblait que la gelire de B… lui avait dit que le hussard avait t ramass non seulement pour des couverts d’argent, mais encore pour avoir vol la vache d’un paysan, et battu le paysan toute outrance: Fabrice ne doutait pas qu’il ne ft mis un jour en prison pour une faute qui aurait quelque rapport avec celle du hussard Boulot. Il pensait son ami le cur Blans; que n’et-il pas donn pour pouvoir le consulter! Puis il se rappela qu’il n’avait pas crit sa tante depuis qu’il avait quitt Paris.”Pauvre Gina!”se dit-il, et il avait les larmes aux yeux, lorsque tout coup il entendit un petit bruit tout prs de lui; c’tait un soldat qui faisait manger le bl par trois chevaux auxquels il avait t la bride, et qui semblaient morts de faim; il les tenait par le bridon. Fabrice se leva comme un perdreau le soldat eut peur. Notre hros le remarqua, et cda au plaisir de jouer un instant le rle de hussard.
– Un de ces chevaux m’appartient, f…! s’cria-t-il, mais je veux bien te donner cinq francs pour la peine que tu as prise de me l’amener ici.
– Est-ce que tu te fiches de moi? dit le soldat.
Fabrice le mit en joue six pas de distance.
– Lche le cheval ou je te brle!
Le soldat avait son fusil en bandoulire, il donna un tour d’paule pour le reprendre.
– Si tu fais le plus petit mouvement tu es mort! s’cria Fabrice en lui courant dessus.
– Eh bien! donnez les cinq francs et prenez un des chevaux, dit le soldat confus, aprs avoir jet un regard de regret sur la grande route o il n’y avait absolument personne.
Fabrice, tenant son fusil haut de la main gauche, de la droite lui jeta trois pices de cinq francs.
– Descends, ou tu es mort… Bride le noir et va-t’en plus loin avec les deux autres… Je te brle si tu remues.
Le soldat obit en rechignant. Fabrice s’approcha du cheval et passa la bride dans son bras gauche, sans perdre de vue le soldat qui s’loignait lentement; quand Fabrice le vit une cinquantaine de pas, il sauta lestement sur le cheval. Il y tait peine et cherchait l’trier de droite avec le pied, lorsqu’il entendit siffler une balle de fort prs: c’tait le soldat qui lui lchait son coup de fusil. Fabrice, transport de colre, se mit galoper sur le soldat qui s’enfuit toutes jambes, et bientt Fabrice le vit mont sur un de ses deux chevaux et galopant.”Bon, le voil hors de porte”, se dit-il. Le cheval qu’il venait d’acheter tait magnifique, mais paraissait mourant de faim. Fabrice revint sur la grande route, o il n’y avait toujours me qui vive; il la traversa et mit son cheval au trot pour atteindre un petit repli de terrain sur la gauche o il esprait retrouver la cantinire; mais quand il fut au sommet de la petite monte il n’aperut, plus d’une lieue de distance, que quelques soldats isols.”Il est crit que je ne la reverrai plus, se dit-il avec un soupir brave et bonne femme!”Il gagna une ferme qu’il apercevait dans le lointain et sur la droite de la route. Sans descendre de cheval, et aprs avoir pay d’avance, il fit donner de l’avoine son pauvre cheval, tellement affam qu’il mordait la mangeoire. Une heure plus tard, Fabrice trottait sur la grande route toujours dans le vague espoir de retrouver la cantinire, ou du moins le caporal Aubry. Allant toujours et regardant de tous les cts il arriva une rivire marcageuse traverse par un pont en bois assez troit. Avant le pont, sur la droite de la route, tait une maison isole portant l’enseigne du Cheval-Blanc.”L , je vais dner”, se dit Fabrice. Un officier de cavalerie avec le bras en charpe se trouvait l’entre du pont; il tait cheval et avait l’air fort triste, dix pas de lui, trois cavaliers pied arrangeaient leurs pipes.”Voil des gens, se dit Fabrice, qui m’ont bien la mine de vouloir m’acheter mon cheval encore moins cher qu’il ne m’a cot.”L’officier bless et les trois pitons le regardaient venir et semblaient l’attendre.”Je devrais bien ne pas passer sur ce pont, et suivre le bord de la rivire droite, ce serait la route conseille par la cantinire pour sortir d’embarras… Oui, se dit notre hros; mais si je prends la fuite, demain j’en serai tout honteux: d’ailleurs mon cheval a de bonnes jambes, celui de l’officier est probablement fatigu; s’il entreprend de me dmonter je galoperai.”En faisant ces raisonnements, Fabrice rassemblait son cheval et s’avanait au plus petit pas possible.
– Avancez donc, hussard, lui cria l’officier d’un air d’autorit.
Fabrice avana quelques pas et s’arrta.
– Voulez-vous me prendre mon cheval? cria-t-il.
– Pas le moins du monde; avancez.
Fabrice regarda l’officier: il avait des moustaches blanches, et l’air le plus honnte du monde; le mouchoir qui soutenait son bras gauche tait plein de sang, et sa main droite aussi tait enveloppe d’un linge sanglant.”Ce sont les pitons qui vont sauter la bride de mon cheval”, se dit Fabrice; mais, en y regardant de prs, il vit que les pitons aussi taient blesss.
– Au nom de l’honneur, lui dit l’officier qui portait les paulettes de colonel, restez ici en vedette, et dites tous les dragons, chasseurs et hussards que vous verrez, que le colonel Le Baron est dans l’auberge que voil , et que je leur ordonne de venir me joindre.
Le vieux colonel avait l’air navr de douleur; ds le premier mot il avait fait la conqute de notre hros, qui lui rpondit avec bon sens:
– Je suis bien jeune, monsieur, pour que l’on veuille m’couter; il faudrait un ordre crit de votre main.
– Il a raison dit le colonel en le regardant beaucoup; cris l’ordre, La Rose, toi qui as une main droite.
Sans rien dire, La Rose tira de sa poche un petit livret de parchemin, crivit quelques lignes, et, dchirant une feuille, la remit Fabrice, le colonel rpta l’ordre celui-ci, ajoutant qu’aprs deux heures de faction il serait relev, comme de juste, par un des trois cavaliers blesss qui taient avec lui. Cela dit, il entra dans l’auberge avec ses hommes. Fabrice les regardait marcher et restait immobile au bout de son pont de bois, tant il avait t frapp par la douleur morne et silencieuse de ces trois personnages’.”On dirait des gnies enchants”, se dit-il. Enfin il ouvrit le papier pli et lut l’ordre ainsi conu:
Le colonel Le Baron, du 6e dragons, commandant la seconde brigade de la premire division de cavalerie du 14e corps, ordonne tous cavaliers, dragons, chasseurs et hussards de ne point passer le pont, et de le rejoindre l’Auberge du Cheval-Blanc, prs le pont, o est son quartier gnral.
Au quartier gnral, prs le pont de la Sainte, le 19 juin 1815.
Pour le colonel Le Baron, bless au bras droit, et par son ordre, le marchal des logis. La Rose.
Il y avait peine une demi-heure que Fabrice tait en sentinelle au pont, quand il vit arriver six chasseurs monts et trois pied; il leur communique l’ordre du colonel.
– Nous allons revenir, disent quatre des chasseurs monts, et ils passent le pont au grand trot.
Fabrice parlait alors aux deux autres. Durant la discussion qui s’animait, les trois hommes pied passent le pont. Un des deux chasseurs monts qui restaient finit par demander revoir l’ordre, et l’emporte en disant:
– Je vais le porter mes camarades, qui ne manqueront pas de revenir, attends-les ferme.
Et il part au galop; son camarade le suit. Tout cela fut fait en un clin d’oeil.
Fabrice, furieux appela un des soldats blesss, qui parut une ds fentres du Cheval-Blanc. Ce soldat, auquel Fabrice vit des galons de marchal des logis, descendit et lui cria en s’approchant.
– Sabre la main donc! vous tes en faction.
Fabrice obit, puis lui dit:
– Ils ont emport l’ordre.
– Ils ont de l’humeur de l’affaire d’hier, reprit l’autre d’un air morne. Je vais vous donner un de mes pistolets; si l’on force de nouveau la consigne, tirez-le en l’air, je viendrai, ou le colonel lui-mme paratra.
Fabrice avait fort bien vu un geste de surprise chez le marchal des logis, l’annonce de l’ordre enlev; il comprit que c’tait une insulte personnelle qu’on lui avait faite, et se promit bien de ne plus se laisser jouer.
Arm du pistolet d’aron du marchal des logis, Fabrice avait repris firement sa faction lorsqu’il vit arriver lui sept hussards monts: il s’tait plac de faon barrer le pont, il leur communique l’ordre du colonel, ils en ont l’air fort contrari, le plus hardi cherche passer. Fabrice suivant le sage prcepte de son amie la vivandire qui, la veille au matin, lui disait qu’il fallait piquer et non sabrer, abaisse la pointe de son grand sabre droit et fait mine d’en porter un coup celui qui veut forcer la consigne.
– Ah! il veut nous tuer, le blanc-bec! s’crient les hussards, comme si nous n’avions pas t assez tus hier!
Tous tirent leurs sabres la fois et tombent sur Fabrice; il se crut mort; mais il songea la surprise du marchal des logis, et ne voulut pas tre mpris de nouveau. Tout en reculant sur son pont, il tchait de donner des coups de pointe. Il avait une si drle de mine en maniant ce grand sabre droit de grosse cavalerie, beaucoup trop lourd pour lui, que les hussards virent bientt qui ils avaient affaire; ils cherchrent alors, non pas le blesser, mais lui couper son habit sur le corps. Fabrice reut ainsi trois ou quatre petits coups de sabre sur les bras. Pour lui, toujours fidle au prcepte de la cantinire, il lanait de tout son coeur force coups de pointe. Par malheur un de ces coups de pointe blessa un hussard la main: fort en colre d’tre touch par un tel soldat, il riposta par un coup de pointe fond qui atteignit Fabrice au haut de la cuisse. Ce qui fit porter le coup, c’est que le cheval de notre hros, loin de fuir la bagarre, semblait y prendre plaisir et se jeter sur les assaillants. Ceux-ci voyant couler le sang de Fabrice le long de son bras droit, craignirent d’avoir pouss le jeu trop avant, et, le poussant vers le parapet gauche du pont, partirent au galop. Ds que Fabrice eut un moment de loisir il tira en l’air son coup de pistolet pour avertir le colonel.
Quatre hussards monts et deux pied, du mme rgiment que les autres, venaient vers le pont et en taient encore deux cents pas lorsque le coup de pistolet partit: ils regardaient fort attentivement ce qui se passait sur le pont, et s’imaginant que Fabrice avait tir sur leurs camarades, les quatre cheval fondirent sur lui au galop et le sabre haut, c’tait une vritable charge. Le colonel Le Baron, averti par le coup de pistolet, ouvrit la porte de l’auberge et se prcipita sur le pont au moment o les hussards au galop y arrivaient, et il leur intima lui-mme l’ordre de s’arrter.
– Il n’y a plus de colonel ici, s’cria l’un d’eux, et il poussa son cheval.
Le colonel exaspr, interrompit la remontrance qu’il leur adressait, et, de sa main droite blesse, saisit la rne de ce cheval du ct hors du montoir.
– Arrte! mauvais soldat, dit-il au hussard; je te connais, tu es de la compagnie du capitaine Henriet.
– Eh bien! que le capitaine lui-mme me donne l’ordre! Le capitaine Henriet a t tu hier, ajouta-t-il en ricanant et va te faire f…
En disant ces paroles, il veut forcer le passage et pousse le vieux colonel qui tombe assis sur le pav du pont. Fabrice, qui tait deux pas plus loin sur le pont, mais faisant face du ct de l’auberge, pousse son cheval, et tandis que le poitrail du cheval de l’assaillant jette par terre le colonel qui ne lche point la rne hors du montoir, Fabrice, indign, porte au hussard un coup de pointe fond. Par bonheur le cheval du hussard, se sentant tir vers la terre par la bride que tenait le colonel, fit un mouvement de ct, de faon que la longue lame du sabre de grosse cavalerie de Fabrice glissa le long du gilet du hussard et passa tout entire sous ses yeux. Furieux, le hussard se retourne et lance un coup de toutes ses forces, qui coupe la manche de Fabrice et entre profondment dans son bras: notre hros tombe.
Un des hussards dmonts voyant les deux dfenseurs du pont par terre, saisit l’ -propos, saute sur le cheval de Fabrice et veut s’en emparer en le lanant au galop sur le pont.
Le marchal des logis, en accourant de l’auberge, avait vu tomber son colonel, et le croyait gravement bless. Il court aprs le cheval de Fabrice et plonge la pointe de son sabre dans les reins du voleur, celui-ci tombe. Les hussards, ne voyant plus sur le pont que le marchal des logis pied, passent au galop et filent rapidement. Celui qui tait pied s’enfuit dans la campagne.
Le marchal des logis s’approcha des blesss. Fabrice s’tait dj relev, il souffrait peu, mais perdait beaucoup de sang. Le colonel se releva plus lentement; il tait tout tourdi de sa chute, mais n’avait reu aucune blessure.
– Je ne souffre, dit-il au marchal des logis, que de mon ancienne blessure la main.
Le hussard bless par le marchal des logis mourait.
– Le diable l’emporte! s’cria le colonel, mais, dit-il au marchal des logis et aux deux autres cavaliers qui accouraient, songez ce petit jeune homme que j’ai expos mal propos. Je vais rester au pont moi-mme pour tcher d’arrter ces enrags. Conduisez le petit jeune homme l’auberge et pansez son bras; prenez une de mes chemises.
CHAPITRE V
Toute cette aventure n’avait pas dur une minute; les blessures de Fabrice n’taient rien; on lui serra le bras avec des bandes tailles dans la chemise du colonel. On voulait lui arranger un lit au premier tage de l’auberge:
– Mais pendant que je serai ici bien choy au premier tage, dit Fabrice au marchal des logis mon cheval, qui est l’curie, s’ennuiera tout seul et s’en ira avec un autre matre.
– Pas mal pour un conscrit! dit le marchal des logis.
Et l’on tablit Fabrice sur de la paille bien frache, dans la mangeoire mme laquelle son cheval tait attach.
Puis, comme Fabrice se sentait trs faible, le marchal des logis lui apporta une cuelle de vin chaud et fit un peu la conversation avec lui. Quelques compliments inclus dans cette conversation mirent notre hros au troisime ciel.
Fabrice ne s’veilla que le lendemain au point du jour; les chevaux poussaient de longs hennissements et faisaient un tapage affreux; l’curie se remplissait de fume. D’abord Fabrice ne comprenait rien tout ce bruit, et ne savait mme o il tait; enfin demi touff par la fume, il eut l’ide que la maison brlait; en un clin d’oeil il fut hors de l’curie et cheval. Il leva la tte; la fume sortait avec violence par les deux fentres au-dessus de l’curie, et le toit tait couvert d’une fume noire qui tourbillonnait. Une centaine de fuyards taient arrivs dans la nuit l’Auberge du Cheval-Blanc; tous criaient et juraient. Les cinq ou six que Fabrice put voir de prs lui semblrent compltement ivres; l’un d’eux voulait l’arrter et lui criait:
– O emmnes-tu mon cheval?
Quand Fabrice fut un quart de lieue, il tourna la tte; personne ne le suivait, la maison tait en flammes. Fabrice reconnut le pont, il pensa sa blessure et sentit son bras serr par des bandes et fort chaud. a Et le vieux colonel, que sera-t-il devenu? Il a donn sa chemise pour panser mon bras.”Notre hros tait ce matin-l du plus beau sang-froid du monde; la quantit de sang qu’il avait perdue l’avait dlivr de toute la partie romanesque de son caractre.
“A droite! se dit-il, et filons.”Il se mit tranquillement suivre le cours de la rivire qui, aprs avoir pass sous le pont, coulait vers la droite de la route. Il se rappelait les conseils de la bonne cantinire.”Quelle amiti! se disait-il, quel caractre ouvert!”
Aprs une heure de marche, il se trouva trs faible.”Ah ! vais-je m’vanouir? se dit-il: si je m’vanouis, on me vole mon cheval et peut-tre mes habits, et avec les habits le trsor.”Il n’avait plus la force de conduire son cheval, et il cherchait se tenir en quilibre, lorsqu’un paysan, qui bchait dans un champ ct de la grande route, vit sa pleur et vint lui offrir un verre de bire et du pain.
– A vous voir si ple, j’ai pens que vous tiez un des blesss de la grande bataille! lui dit le paysan.
Jamais secours ne vint plus propos. Au moment o Fabrice mchait le morceau de pain noir, les yeux commencrent lui faire mal quand il regardait devant lui. Quand il fut un peu remis, il remercia.
– Et o suis-je? demanda-t-il.
Le paysan lui apprit qu’ trois quarts de lieue plus loin se trouvait le bourg de Zonders, o il serait trs bien soign. Fabrice arriva dans ce bourg, ne sachant pas trop ce qu’il faisait, et ne songeant chaque pas qu’ ne pas tomber de cheval. Il vit une grande porte ouverte, il entra: c’tait l’Auberge de l’Etrille. Aussitt accourut la bonne matresse de la maison, femme norme; elle appela du secours d’une voix altre par la piti. Deux jeunes filles aidrent Fabrice mettre pied terre, peine descendu de cheval, il s’vanouit compltement. Un chirurgien fut appel, on le saigna. Ce jour-l et ceux qui suivirent, Fabrice ne savait pas trop ce qu’on lui faisait, il dormait presque sans cesse.
Le coup de pointe la cuisse menaait d’un dpt considrable. Quand il avait sa tte lui, il recommandait qu’on prt soin de son cheval, et rptait souvent qu’il paierait bien, ce qui offensait la bonne matresse de l’auberge et ses filles. Il y avait quinze jours qu’il tait admirablement soign et il commenait reprendre un peu ses ides, lorsqu’il s’aperut un soir que ses htesses avaient l’air fort troubl. Bientt un officier allemand entra dans sa chambre: on se servait pour lui rpondre d’une langue qu’il n’entendait pas mais il vit bien qu’on parlait de lui; il feignit d dormir. Quelque temps aprs, quand il pensa que l’officier pouvait tre sorti il appela ses htesses: _ Cet officier ne vient-il pas m’crire sur une liste, et me faire prisonnier?
L’htesse en convint les larmes aux yeux.
– Eh bien! il y a de l’argent dans mon dolman! s’cria-t-il en se relevant sur son lit; achetez-moi des habits bourgeois, et, cette nuit, je pars sur mon cheval. Vous m’avez sauv la vie une fois en me recevant au moment o j’allais tomber dans la rue, sauvez-la-moi encore en me donnant les moyens de rejoindre ma mre.
En ce moment, les filles de l’htesse se mirent fondre en larmes; elles tremblaient pour Fabrice; et comme elles comprenaient peine le franais, elles s’approchrent de son lit pour lui faire des questions. Elles discutrent en flamand avec leur mre; mais, chaque instant, des yeux attendris se tournaient vers notre hros; il crut comprendre qu’elles voulaient bien en courir la chance. Il les remercia avec effusion et en joignant les mains. Un juif du pays fournit un habillement complet; mais, quand il l’apporta vers les dix heures du soir, ces demoiselles reconnurent, en comparant l’habit avec le dolman de Fabrice, qu’il fallait le rtrcir infiniment. Aussitt elles se mirent l’ouvrage; il n’y avait pas de temps perdre. Fabrice indiqua quelques napolons cachs dans ses habits, et pria ses htesses de les coudre dans les vtements qu’on venait d’acheter. On avait apport avec les habits une belle paire de bottes neuves. Fabrice n’hsita point prier ces bonnes filles de couper les bottes la hussarde l’endroit qu’il leur indiqua, et l’on cacha ses petits diamants dans la doublure des nouvelles bottes.
Par un effet singulier de la perte de sang et de la faiblesse qui en tait la suite, Fabrice avait presque tout fait oubli le franais; il s’adressait en italien ses htesses qui parlaient un patois flamand, de faon que ;’on s’entendait presque uniquement par signes. Quand les jeunes filles, d’ailleurs parfaitement dsintresses, virent les diamants, leur enthousiasme pour lui n’eut plus de bornes; elles le crurent un prince dguis. Aniken, la cadette et la plus nave, l’embrassa sans autre faon. Fabrice, de son ct, les trouvait charmantes; et vers minuit, lorsque le chirurgien lui eut permis un peu de vin, cause de la route qu’il allait entreprendre, il avait presque envie de ne pas partir.”O pourrais-je tre mieux qu’ici?”disait-il. Toutefois, sur les deux heures du matin, il s’habilla. Au moment de sortir de sa chambre, la bonne htesse lui apprit que son cheval avait t emmen par l’officier qui, quelques heures auparavant, tait venu faire la visite de la maison.
– Ah! canaille! s’criait Fabrice en jurant, un bless!
Il n’tait pas assez philosophe, ce jeune Italien, pour se rappeler quel prix lui-mme avait achet ce cheval.
Aniken lui apprit en pleurant qu’on avait lou un cheval pour lui; elle et voulu qu’il ne partt pas, les adieux furent tendres. Deux grands jeunes gens, parents de la bonne htesse, portrent Fabrice sur la selle, pendant la route, ils le soutenaient cheval, tandis qu’un troisime, qui prcdait le petit convoi de quelques centaines de pas, examinait s’il n’y avait point de patrouille suspecte dans les chemins. Aprs deux heures de marche, on s’arrta chez une cousine de l’htesse de l’Etrille. Quoi que Fabrice pt leur dire, les jeunes gens qui l’accompagnaient ne voulurent jamais le quitter; ils prtendaient qu’ils connaissaient mieux que personne les passages dans les bois. _ Mais demain matin, quand on saura ma fuite, et qu’on ne vous verra pas dans le pays, votre absence vous compromettra, disait Fabrice.
On se remit en marche. Par bonheur, quand le jour vint paratre, la plaine tait couverte d’un brouillard pais. Vers les huit heures du matin l’on arriva prs d’une petite ville. L’un des jeunes gens se dtacha pour voir si les chevaux de la poste avaient t vols. Le matre de poste avait eu le temps de les faire disparatre, et de recruter des rosses infmes dont il avait garni ses curies. On alla chercher deux chevaux dans les marcages o ils taient cachs, et, trois heures aprs Fabrice monta dans un petit cabriolet tout dlabr, mais attel de deux bons chevaux de poste. Il avait repris des forces. Le moment de la sparation avec les jeunes gens, parents de l’htesse, fut du dernier pathtique; jamais, quelque prtexte aimable que Fabrice pt trouver, ils ne voulurent accepter d’argent.
– Dans votre tat, monsieur, vous en avez plus besoin que nous, rpondaient toujours ces braves jeunes gens.
Enfin ils partirent avec des lettres o Fabrice un peu fortifi par l’agitation de la route, avait essay de faire connatre ses htesses tout ce qu’il sentait pour elles. Fabrice crivait les larmes aux yeux, et il y avait certainement de l’amour dans la lettre adresse la petite Aniken.
Le reste du voyage n’eut rien que d’ordinaire. En arrivant Amiens il souffrait beaucoup du coup de pointe qu’il avait reu la cuisse; le chirurgien de campagne n’avait pas song dbrider la plaie, et, malgr les saignes, il s’y tait form un dpt. Pendant les quinze jours que Fabrice passa dans l’auberge d’Amiens tenue par une famille complimenteuse et avide, les Allis envahissaient la France, et Fabrice devint comme un autre homme, tant il fit des rflexions profondes sur les choses qui venaient de lui arriver. Il n’tait rest enfant que sur ce point: ce qu’il avait vu, tait-ce une bataille, et en second lieu, cette bataille tait-elle Waterloo? Pour la premire fois de sa vie il trouva du plaisir lire; il esprait toujours trouver dans les journaux, ou dans les rcits de la bataille, quelque description qui lui permettrait de reconnatre les lieux qu’il avait parcourus la suite du marchal Ney, et plus tard avec l’autre gnral. Pendant son sjour Amiens il crivit presque tous les jours ses bonnes amies de l’Etrille. Ds qu’il fut guri, il vint Paris; il trouva son ancien htel vingt lettres de sa mre et de sa tante qui le suppliaient de revenir au plus vite. Une dernire lettre de la comtesse de Pietranera avait un certain tour nigmatique qui l’inquita fort, cette lettre lui enleva toutes ses rveries tendres. C’tait un caractre auquel il ne fallait qu’un mot pour prvoir facilement les plus grands malheurs; son imagination se chargeait ensuite de lui peindre ces malheurs avec les dtails les plus horribles.
“Garde-toi bien de signer les lettres que tu cris pour donner de tes nouvelles, lui disait la comtesse. A ton retour tu ne dois point venir d’emble sur le lac de Cme: arrte-toi Lugano sur le territoire suisse.”Il devait arriver dans cette petite ville sous le nom de Cavi; il trouverait la principale auberge le valet de chambre de la comtesse, qui lui indiquerait ce qu’il fallait faire. Sa tante finissait par ces mots: “Cache par tous les moyens possibles la folie que tu as faite, et surtout ne conserve sur toi aucun papier imprim ou crit; en Suisse tu seras environn des amis de Sainte-Marguerite. Si j’ai assez d’argent, lui disait la comtesse, j’enverrai quelqu’un Genve, l’htel des Balances, et tu auras des dtails que je ne puis crire et qu’il faut pourtant que tu saches avant d’arriver. Mais, au nom de Dieu, pas un jour de plus Paris; tu y serais reconnu par nos espions.”L’imagination de Fabrice se mit se figurer les choses les plus tranges, et il fut incapable de tout autre plaisir que celui de chercher deviner ce que sa tante pouvait avoir lui apprendre de si trange. Deux fois, en traversant la France, il fut arrt; mais il sut se dgager; il dot ces dsagrments son passeport italien et cette trange qualit de marchand de baromtres, qui n’tait gure d’accord avec sa figure jeune et son bras en charpe.
Enfin, dans Genve, il trouva un homme appartenant la comtesse qui lui raconta de sa part, que lui, Fabrice, avait t dnonc par la police de Milan comme tant all porter Napolon des propositions arrtes par une vaste conspiration organise dans le ci-devant royaume d’Italie. Si tel n’et pas t le but de son voyage, disait la dnonciation, a quoi bon prendre un nom suppose? Sa mre chercherait prouver ce qui tait vrai; c’est- -dire:
1ø Qu’il n’tait jamais sorti de la Suisse;
2ø Qu’il avait quitt le chteau l’improviste la suite d’une querelle avec son frre an.
A ce rcit, Fabrice eut un sentiment d’orgueil.”J’aurais t une sorte d’ambassadeur auprs de Napolon! se dit-il j’aurais eu l’honneur de parler ce grand homme plt Dieu!”Il se souvint que son septime aeul, le petit-fils de celui qui arriva Milan la suite de Sforce, eut l’honneur d’avoir la tte tranche par les ennemis du duc, qui le surprirent comme il allait en Suisse porter des propositions aux louables cantons et recruter des soldats. Il voyait des yeux de l’me l’estampe relative ce fait, place dans la gnalogie de la famille. Fabrice, en interrogeant ce valet de chambre, le trouva outr d’un dtail qui enfin lui chappa, malgr l’ordre exprs de le lui taire, plusieurs fois rpt par la comtesse. C’tait Ascagne, son frre an, qui l’avait dnonc la police de Milan. Ce mot cruel donna comme un accs de folie notre hros. De Genve pour aller en Italie on passe par Lausanne; il voulut partir pied et sur-le-champ, et faire ainsi dix ou douze lieues, quoique la diligence de Genve Lausanne dot partir deux heures plus tard. Avant de sortir de Genve, il se prit de querelle dans un des tristes cafs du pays, avec un jeune homme qui le regardait, disait-il, d’une faon singulire. Rien de plus vrai, le jeune Genevois flegmatique, raisonnable et ne songeant qu’ l’argent, le croyait fou; Fabrice en entrant avait jet des regards furibonds de tous les cts, puis renvers sur son pantalon la tasse de caf qu’on lui servait’. Dans cette querelle, le premier mouvement de Fabrice fut tout fait du XVIe sicle: au lieu de parler de duel au jeune Genevois, il tira son poignard et se jeta sur lui pour l’en percer. En ce moment de passion, Fabrice oubliait tout ce qu’il avait appris sur les rgles de l’honneur, et revenait l’instinct, ou, pour mieux dire, aux souvenirs de la premire enfance.
L’homme de confiance intime qu’il trouva dans Lugano augmenta sa fureur en lui donnant de nouveaux dtails. Comme Fabrice tait aim Grianta, personne n’et prononc son nom, et sans l’aimable procd de son frre, tout le monde et feint de croire qu’il tait Milan, et jamais l’attention de la police de cette ville n’et t appele sur son absence.
– Sans doute les douaniers ont votre signalement, lui dit l’envoy de sa tante, et si nous suivons la grande route, la frontire du royaume lombardo-vnitien, vous serez arrt.
Fabrice et ses gens connaissaient les moindres sentiers de la montagne qui spare Lugano du lac de Cme: ils se dguisrent en chasseurs, c’est- -dire en contrebandiers, et comme ils taient trois et porteurs de mines assez rsolues, les douaniers qu’ils rencontrrent ne songrent qu’ les saluer. Fabrice s’arrangea de faon n’arriver au chteau que vers minuit; cette heure, son pre et tous les valets de chambre portant de la poudre taient couchs depuis longtemps. Il descendit sans peine dans le foss profond et pntra dans le chteau par la fentre d’une cave: c’est l qu’il tait attendu par sa mre et sa tante; bientt ses soeurs accoururent. Les transports de tendresse et les larmes se succdrent pendant longtemps, et l’on commenait peine parler raison lorsque les premires lueurs de l’aube vinrent avertir ces tres qui se croyaient malheureux, que le temps volait.
– J’espre que ton frre ne se sera pas dout de ton arrive, lui dit Mme Pietranera; je ne lui parlais gure depuis sa belle quipe, ce dont son amour-propre me faisait l’honneur d’tre fort piqu: ce soir souper j’ai daign lui adresser la parole, j’avais besoin de trouver un prtexte pour cacher la joie folle qui pouvait lui donner des soupons. Puis, lorsque je me suis aperue qu’il tait tout fier de cette prtendue rconciliation, j’ai profit de sa joie pour le faire boire d’une faon dsordonne, et certainement il n’aura pas song se mettre en embuscade pour continuer son mtier d’espion.
– C’est dans ton appartement qu’il faut cacher notre hussard, dit la marquise, il ne peut partir tout de suite; dans ce premier moment, nous ne sommes pas assez matresses de notre raison, et il s’agit de choisir la meilleure faon de mettre en dfaut cette terrible police de Milan.
On suivit cette ide; mais le marquis et son fils an remarqurent, le jour d’aprs, que la marquise tait sans cesse dans la chambre de sa belle-soeur. Nous ne nous arrterons pas peindre les transports de tendresse et de joie qui ce jour-l encore agitrent ces tres si heureux. Les coeurs italiens sont, beaucoup plus que les ntres, tourments par les soupons et par les ides folles que leur prsente une imagination brlante, mais en revanche leurs joies sont bien plus intenses et durent plus longtemps. Ce jour-l la comtesse et la marquise taient absolument prives de leur raison; Fabrice fut oblig de recommencer tous ses rcits: enfin on rsolut d’aller cacher la joie commune Milan, tant il sembla difficile de se drober plus longtemps la police du marquis et de son fils Ascagne.
On prit la barque ordinaire de la maison pour aller Cme; en agir autrement et t rveiller mille soupons; mais en arrivant au port de Cme la marquise se souvint qu’elle avait oubli Grianta des papiers de la dernire importance: elle se hta d’y renvoyer les bateliers, et ces hommes ne purent faire aucune remarque sur la manire dont ces deux dames employaient leur temps Cme. A peine arrives, elles lourent au hasard une de ces voitures qui attendent pratique prs de cette haute tour du Moyen Age qui s’lve au-dessus de la porte de Milan. On partit l’instant mme sans que le cocher et le temps de parler personne. A un quart de lieue de la ville, on trouva un jeune chasseur de la connaissance de ces dames, et qui par complaisance, comme elles n’avaient aucun homme avec elles, voulut bien leur servir de chevalier jusqu’aux portes de Milan, o il se rendait en chassant. Tout allait bien, et ces dames faisaient la conversation la plus joyeuse avec le jeune voyageur, lorsqu’ un dtour que fait la route pour tourner la charmante colline et le bois de San Giovanni, trois gendarmes dguiss sautrent la bride des chevaux.
– Ah! mon mari nous a trahis! s’cria la marquise, et elle s’vanouit.
Un marchal des logis qui tait rest un peu en arrire s’approcha de la voiture en trbuchant, et dit d’une voix qui avait l’air de sortir du cabaret:
– Je suis fch de la mission que j’ai remplir mais je vous arrte, gnral Fabio Conti.
Fabrice crut que le marchal des logis lui faisait une mauvaise plaisanterie en l’appelant gnral.”Tu me le paieras”, se dit-il il regardait les gendarmes dguiss, et guettait ;e moment favorable pour sauter bas de la voiture et se sauver travers champs.
La comtesse sourit tout hasard, je crois, puis dit au marchal des logis:
– Mais, mon cher marchal, est-ce donc cet enfant de seize ans que vous prenez pour le marchal Conti?
– N’tes-vous pas la fille du gnral? dit le marchal des logis.
– Voyez mon pre, dit la comtesse en montrant Fabrice.
Les gendarmes furent saisis d’un rire fou.
– Montrez vos passeports sans raisonner, reprit le marchal des logis piqu de la gaiet gnrale.
– Ces dames n’en prennent jamais pour aller Milan, dit le cocher d’un air froid et philosophique elles viennent de leur chteau de Grianta. Celle-ci est Mme la comtesse Pietranera, celle-l , Mme la marquise del Dongo.
Le marchal des logis, tout dconcert, passa la tte des chevaux, et l tint conseil avec ses hommes. La confrence durait bien depuis cinq minutes, lorsque la comtesse Pietranera pria ces messieurs de permettre que la voiture ft avance de quelques pas et place l’ombre; la chaleur tait accablante, quoiqu’il ne ft que onze heures du matin. Fabrice, qui regardait fort attentivement de tous les cts cherchant le moyen de se sauver vit dboucher d’un petit sentier travers champs et arriver sur la grande route, couverte de poussire, une jeune fille de quatorze quinze ans qui pleurait timidement sous son mouchoir. Elle s’avanait pied entre deux gendarmes en uniforme, et, trois pas derrire elle, aussi entre deux gendarmes, marchait un grand homme sec qui affectait des airs de dignit comme un prfet suivant une procession.
– O les avez-vous donc trouvs? dit le marchal des logis tout fait ivre en ce moment.
– Se sauvant travers champs, et pas plus de passeports que sur la main.
Le marchal des logis parut perdre tout fait la tte, il avait devant lui cinq prisonniers au lieu de deux qu’il lui fallait. Il s’loigna de quelques pas, ne laissant qu’un homme pour garder le prisonnier qui faisait de la majest, et un autre pour empcher les chevaux d’avancer.
– Reste, dit la comtesse Fabrice qui avait dj saut terre, tout va s’arranger.
On entendit un gendarme s’crier:
– Qu’importe! s’ils n’ont pas de passeports, ils sont de bonne prise tout de mme.
Le marchal des logis semblait n’tre pas tout fait aussi dcid, le nom de la comtesse Pietranera lui donnait de l’inquitude, il avait connu le gnral, dont il ne savait pas la mort.”Le gnral n’est pas homme ne pas se venger si j’arrte sa femme mal propos”, se disait-il.
Pendant cette dlibration qui fut longue, la comtesse avait li conversation avec la jeune fille qui tait pied sur la route et dans la poussire ct de la calche; elle avait t frappe de sa beaut.
– Le soleil va vous faire mal, mademoiselle; ce brave soldat, ajouta-t-elle en parlant au gendarme plac la tte des chevaux, vous permettra bien de monter en calche.
Fabrice, qui rdait autour de la voiture, s’approcha pour aider la jeune fille monter en calche. Celle-ci s’lanait dj sur le marchepied, le bras soutenu par Fabrice, lorsque l’homme imposant, qui tait six pas en arrire de la voiture, cria d’une voix grossie par la volont d’tre digne:
– Restez sur la route, ne montez pas dans une voiture qui ne vous appartient pas.
Fabrice n’avait pas entendu cet ordre; la jeune fille au lieu de monter dans la calche, voulut redescendre, et Fabrice continuant la soutenir, elle tomba dans ses bras. Il sourit, elle rougit profondment; ils restrent un instant se regarder aprs que la jeune fille se fut dgage de ses bras.”Ce serait une charmante compagne de prison, se dit Fabrice: quelle pense profonde sous ce front! elle saurait aimer.”
Le marchal des logis s’approcha d’un air d’autorit:
– Laquelle de ces dames se nomme Cllia Conti?
– Moi, dit la jeune fille.
– Et moi, s’cria l’homme g, je suis le gnral Fabio Conti, chambellan de S.A. S. Mgr le prince de Parme; je trouve fort inconvenant qu’un homme de ma sorte soit traqu comme un voleur.
– Avant-hier, en vous embarquant au port de Cme, n’avez-vous pas envoy promener l’inspecteur de police qui vous demandait votre passeport? Eh bien! aujourd’hui il vous empche de vous promener.
– Je m’loignais dj avec ma barque, j’tais press, le temps tant l’orage; un homme sans uniforme m’a cri du quai de rentrer au port, je lui ai dit mon nom et j’ai continu mon voyage.
– Et ce matin, vous vous tes enfui de Cme?
– Un homme comme moi ne prend pas de passeport pour aller de Milan voir le lac. Ce matin, Cme, on m’a dit que je serais arrt la porte, je suis sorti pied avec ma fille; j’esprais trouver sur la route quelque voiture qui me conduirait jusqu’ Milan, o certes ma premire visite sera pour porter mes plaintes au gnral commandant la province.
Le marchal des logis parut soulag d’un grand poids.
– Eh bien! gnral, vous tes arrt, et je vais vous conduire Milan. Et vous, qui tes-vous? dit-il Fabrice.
– Mon fils, reprit la comtesse: Ascagne, fils du gnral de division Pietranera.
– Sans passeport, madame la comtesse? dit le marchal des logis fort radouci.
– A son ge il n’en a jamais pris; il ne voyage jamais seul, il est toujours avec moi.
Pendant ce colloque, le gnral Conti faisait de la dignit de plus en plus offense avec les gendarmes.
– Pas tant de paroles, lui dit l’un d’eux, vous tes arrt, suffit!
– Vous serez trop heureux, dit le marchal des logis, que nous consentions ce que vous louiez un cheval de quelque paysan; autrement, malgr la poussire et la chaleur, et le grade de chambellan de Parme, vous marcherez fort bien pied au milieu de nos chevaux.
Le gnral se mit jurer.
– Veux-tu bien te taire? reprit le gendarme. O est ton uniforme de gnral? Le premier venu ne peut-il pas dire qu’il est gnral?
Le gnral se fcha de plus belle. Pendant ce temps les affaires allaient beaucoup mieux dans la calche.
La comtesse faisait marcher les gendarmes comme s’ils eussent t ses gens. Elle venait de donner un cu l’un d’eux pour aller chercher du vin et surtout de l’eau frache dans une cassine que l’on apercevait deux cents pas. Elle avait trouv le temps de calmer Fabrice, qui, toute force, voulait se sauver dans le bois qui couvrait la colline.”J’ai de bons pistolets”, disait-il. Elle obtint du gnral irrit qu’il laisserait monter sa fille dans la voiture. A cette occasion le gnral qui aimait parler de lui et de sa famille, apprit ces dames que sa fille n’avait que douze ans, tant ne en 1803, le 27 octobre; mais tout le monde lui donnait quatorze ou quinze ans, tant elle avait de raison.
“Homme tout fait commun”, disaient les yeux de la comtesse la marquise. Grce la comtesse, tout s’arrangea aprs un colloque d’une heure. Un gendarme, qui se trouva avoir affaire dans le village voisin, loua son cheval au gnral Conti, aprs que la comtesse lui eut dit:
– Vous aurez dix francs.
Le marchal des logis partit seul avec le gnral; les autres gendarmes restrent sous un arbre en compagnie avec quatre normes bouteilles de vin, sorte de petites dames-jeannes, que le gendarme envoy la cassine avait rapportes, aid par un paysan. Cllia Conti fut autorise par le digne chambellan accepter, pour revenir Milan, une place dans la voiture de ces dames, et personne ne songea arrter le fils du brave gnral comte Pietranera. Aprs les premiers moments donns la politesse et aux commentaires sur le petit incident qui venait de se terminer, Cllia Conti remarqua la nuance d’enthousiasme avec laquelle une aussi belle dame que la comtesse parlait Fabrice; certainement elle n’tait pas sa mre. Son attention fut surtout excite par des allusions rptes quelque chose d’hroque, de hardi, de dangereux au suprme degr, qu’il avait fait depuis peu; mais, malgr toute son intelligence, la jeune Cllia ne put deviner de quoi il s’agissait.
Elle regardait avec tonnement ce jeune hros dont les yeux semblaient respirer encore tout le feu de l’action. Pour lui, il tait un peu interdit de la beaut si singulire de cette jeune fille de douze ans. et ses regards la faisaient rougir.
Une lieue avant d’arriver Milan, Fabrice dit qu’il allait voir son oncle et prit cong des dames.
– Si jamais je me tir d’affaire, dit-il Cllia, j’irai voir les beaux tableaux de Parme, et alors daignerez-vous vous rappeler ce nom: Fabrice del Dongo?
– Bon! dit la comtesse, voil comme tu sais garder l’incognito! Mademoiselle, daignez vous rappeler que ce mauvais sujet est mon fils et s’appelle Pietranera et non del Dongo.
Le soir, fort tard, Fabrice rentra dans Milan par la porte Renza, qui conduit une promenade la mode. L’envoi des deux domestiques en Suisse avait puis les fort petites conomies de la marquise et de sa soeur, par bonheur, Fabrice avait encore quelques napolons, et l’un des diamants, qu’on rsolut de vendre.
Ces dames taient aimes et connaissaient toute la ville; les personnages les plus considrables dans le parti autrichien et dvot allrent parler en faveur de Fabrice au baron Binder, chef de la police. Ces messieurs ne concevaient pas, disaient-ils, comment l’on pouvait prendre au srieux l’incartade d’un enfant de seize ans qui se dispute avec un frre an et dserte la maison paternelle.
– Mon mtier est de tout prendre au srieux, rpondait doucement le baron Binder, homme sage et triste.
Il tablissait alors cette fameuse police de Milan, et s’tait engag prvenir une rvolution comme celle de 1746, qui chassa les Autrichiens de Gnes. Cette police de Milan, devenue depuis si clbre par les aventures de MM. Pellico et d’Andryane, ne fut pas prcisment cruelle, elle excutait raisonnablement et sans piti des lois svres. L’empereur Franois II voulait qu’on frappt de terreurs ces imaginations italiennes si hardies.
– Donnez-moi jour par jour, rptait le baron Binder aux protecteurs de Fabrice, l’indication prouve de ce qu’a fait le jeune marchesino del Dongo; prenons-le depuis le moment de son dpart de Grianta, 8 mars, jusqu’ son arrive, hier soir, dans cette ville, o il s’est cach dans une des chambres de l’appartement de sa mre, et je suis prt le traiter comme le plus aimable et le plus espigle des jeunes gens de la ville. Si vous ne pouvez pas me fournir l’itinraire du jeune homme pendant toutes les journes qui ont suivi son dpart de Grianta, quels que soient la grandeur de sa naissance et le respect que je porte aux amis de sa famille, mon devoir n’est-il pas de le faire arrter? Ne dois-je pas le retenir en prison jusqu’ ce qu’il m’ait donn la preuve qu’il n’est pas all porter des paroles Napolon de la part de quelques mcontents qui peuvent exister en Lombardie parmi les sujets de Sa Majest Impriale et Royale? Remarquez encore, messieurs, que si le jeune del Dongo parvient se justifier sur ce point, il restera coupable d’avoir pass l’tranger sans passeport rgulirement dlivr, et de plus en prenant un faux nom et faisant usage sciemment d’un passeport dlivr un simple ouvrier, c’est- -dire un individu d’une classe tellement au-dessous de celle laquelle il appartient.
Cette dclaration, cruellement raisonnable, tait accompagne de toutes les marques de dfrence et de respect que le chef de la police devait la haute position de la marquise del Dongo et celle des personnages importants qui venaient s’entremettre pour elle.
La marquise fut au dsespoir quand elle apprit la rponse du baron Binder.
– Fabrice va tre arrt, s’cria-t-elle en pleurant, et une fois en prison, Dieu sait quand il en sortira! Son pre le reniera!
Mme Pietranera et sa belle-soeur tinrent conseil avec deux ou trois amis intimes et, quoi qu’ils pussent dire la marquise voulut absolument faire partir son fils ds la nuit suivante.
– Mais tu vois bien, lui disait la comtesse, que le baron Binder sait que ton fils est ici, cet homme n’est point mchant.
– Non, mais il veut plaire l’empereur Franois.
– Mais s’il croyait utile son avancement de jeter Fabrice en prison, il y serait dj ; et c’est lui marquer une mfiance injurieuse que de le faire sauver.
– Mais nous avouer qu’il sait o est Fabrice c’est nous dire faites-le partir! Non, je ne vivrai pas tant que je pourrai me rpter: Dans un quart d’heure mon fils peut tre entre quatre murailles! Quelle que soit l’ambition du baron Binder ajoutait la marquise, il croit utile sa position personnelle en ce pays d’afficher des mnagements pour un homme du rang de mon mari, et j’en vois une preuve dans cette ouverture de cour singulire avec laquelle il avoue qu’il sait o prendre mon fils. Bien plus, le baron dtaille complaisamment les deux contraventions dont Fabrice est accus d’aprs la dnonciation de son indigne frre; il explique que ces deux contraventions emportent la prison; n’est-ce pas nous dire que si nous aimons mieux l’exil c’est nous de choisir?
– Si tu choisis l’exil, rptait toujours la comtesse, de la vie nous ne le reverrons.
Fabrice, prsent tout l’entretien, avec un des anciens amis de la marquise, maintenant conseiller au tribunal form par l’Autriche, tait grandement d’avis de prendre la clef des champs. Et, en effet, le soir mme il sortit du palais, cach dans la voiture qui conduisait au thtre de la Scala sa mre et sa tante. Le cocher, dont on se dfiait, alla faire comme d’habitude une station au cabaret, et pendant que le laquais, homme sr, gardait les chevaux, Fabrice, dguise en paysan, se glissa hors de la voiture et sortit de la ville. Le lendemain matin il passa la frontire avec le mme bonheur, et quelques heures plus tard il tait install dans une terre que sa mre avait en Pimont, prs de Novare, prcisment Romagnano, o Bayard fut tu.
On peut penser avec quelle attention ces dames arrives dans leur loge, la Scala, coutaient le spectacle. Elles n’y taient alles que pour pouvoir consulter plusieurs de leurs amis appartenant au parti libral, et dont l’apparition au palais del Dongo et pu tre mal interprte par la police. Dans la loge, il fut rsolu de faire une nouvelle dmarche auprs du baron Binder. Il ne pouvait pas tre question d’offrir une somme d’argent ce magistrat parfaitement honnte homme et d’ailleurs ces dames taient fort pauvres, elles avaient forc Fabrice emporter tout ce qui restait sur le produit du diamant.
Il tait fort important toutefois d’avoir le dernier mot du baron. Les amis de la comtesse lui rappelrent un certain chanoine Borda, jeune homme fort aimable, qui jadis avait voulu lui faire la cour, et avec d’assez vilaines faons; ne pouvant russir, il avait dnonc son amiti pour Limercati au gnral Pietranera, sur quoi il avait t chass comme un vilain. Or, maintenant ce chanoine faisait tous les soirs la partie de tarots de la baronne Binder, et naturellement tait l’ami intime du mari. La comtesse se dcida la dmarche horriblement pnible d’aller voir ce chanoine et le lendemain matin de bonne heure, avant qu’il sortt de chez lui, elle se fit annoncer.
Lorsque le domestique unique du chanoine pronona le nom de la comtesse Pietranera , cet homme fut mu au point d’en perdre la voix, il ne chercha point carter le dsordre d’un nglig fort simple.
– Faites entrer et allez-vous-en, dit-il d’une voix teinte.
La comtesse entra; Borda se jeta genoux.
– C’est dans cette position qu’un malheureux fou doit recevoir vos ordres, dit-il la comtesse qui ce matin-l , dans son nglig demi-dguisement, tait d’un piquant irrsistible.
Le profond chagrin de l’exil de Fabrice, la violence qu’elle se faisait pour paratre chez un homme qui en avait agi tratreusement avec elle, tout se runissait pour donner son regard un clat incroyable.
– C’est dans cette position que je veux recevoir vos ordres, s’cria le chanoine, car il est vident que vous avez quelque service me demander, autrement vous n’auriez pas honor de votre prsence la pauvre maison d’un malheureux fou: jadis transport d’amour et de jalousie, il se conduisit avec vous comme un lche, une fois qu’il vit qu’il ne pouvait vous plaire.
Ces paroles taient sincres et d autant plus belles que le chanoine jouissait maintenant d’un grand pouvoir: la comtesse en fut touche jusqu’aux larmes; l’humiliation, la crainte glaaient son me, en un instant l’attendrissement et un peu d’espoir leur succdaient. D’un tat fort malheureux elle passait en un clin d’oeil presque au bonheur.
– Baise ma main, dit-elle au chanoine en la lui prsentant, et lve-toi. (Il faut savoir qu’en Italie le tutoiement indique la bonne et franche amiti tout aussi bien qu’un sentiment plus tendre.) Je viens te demander grce pour mon neveu Fabrice. Voici la vrit complte et sans le moindre dguisement comme on la dit un vieil ami. A seize ans et demi il vient de faire une insigne folie; nous tions au chteau de Grianta, sur le lac de Cme. Un soir, sept heures, nous avons appris, par un bateau de Cme, le dbarquement de l’Empereur au golfe de Juan. Le lendemain matin Fabrice est parti pour la France, aprs s’tre fait donner le passeport d’un de ses amis du peuple, un marchand de baromtres nomm Vasi. Comme il n’a pas l’air prcisment d’un marchand de baromtres, peine avait-il fait dix lieues en France, que sur sa bonne mine on l’a arrt, ses lans d’enthousiasme en mauvais franais semblaient suspects. Au bout de quelque temps il s’est sauv et a pu gagner Genve; nous avons envoy sa rencontre Lugano…
– C’est- -dire Genve, dit le chanoine en souriant.
La comtesse acheva l’histoire .
– Je ferai pour vous tout ce qui est humainement possible, reprit le chanoine avec effusion; je me mets entirement vos ordres. Je ferai mme des imprudences, ajouta-t-il. Dites, que dois-je faire au moment o ce pauvre salon sera priv de cette apparition cleste, et qui fait poque dans l’histoire de ma vie?
– Il faut aller chez le baron Binder lui dire que vous aimez Fabrice depuis sa naissance, que vous avez vu natre cet enfant quand vous veniez chez nous, et qu’enfin, au nom de l’amiti qu’il vous accorde, vous le suppliez d’employer tous ces espions vrifier si, avant son dpart pour la Suisse, Fabrice a eu la moindre entrevue avec aucun de ces libraux qu’il surveille. Pour peu que le baron soit bien servi, il verra qu’il s’agit ici uniquement d’une vritable tourderie de jeunesse. Vous savez que j’avais, dans mon bel appartement du palais Dugnani, les estampes des batailles gagnes par Napolon: c’est en lisant les lgendes de ces gravures que mon neveu apprit lire. Ds l’ge de cinq ans, mon pauvre mari lui expliquait ces batailles; nous lui mettions sur la tte le casque de mon mari, l’enfant tranait son grand sabre. Eh bien! un beau jour il apprend que le dieu de mon mari, que l’Empereur est de retour en France; il part pour le rejoindre, comme un tourdi, mais il n’y russit pas. Demandez votre baron de quelle peine il veut punir ce moment de folie.
– J’oubliais une chose, s’cria le chanoine vous allez voir que je ne suis pas tout fait indigne du pardon que vous m’accordez. Voici, dit-il en cherchant sur la table parmi ses papiers, voici la dnonciation de cet infme coltorto (hypocrite), voyez, signe Ascanio Valserra del Dongo, qui a commenc toute cette affaire, je l’ai prise hier soir dans les bureaux de la police, et suis all la Scala, dans l’espoir de trouver quelqu’un allant d’habitude dans votre loge, par lequel je pourrais vous la faire communiquer. Copie de cette pice est Vienne depuis longtemps. Voil l’ennemi que nous devons combattre.
Le chanoine lut la dnonciation avec la comtesse, et il fut convenu que, dans la journe, il lui en ferait tenir une copie par une personne sre. Ce fut la joie dans le coeur que la comtesse rentra au palais del Dongo.
– Il est impossible d’tre plus galant homme que cet ancien coquin, dit-elle la marquise; ce soir la Scala, dix heures trois quarts l’horloge du thtre, nous renverrons tout le monde de notre loge, nous teindrons les bougies, nous fermerons notre porte, et, onze heures, le chanoine lui-mme viendra nous dire ce qu’il a pu faire. C’est ce que nous avons trouv de moins compromettant pour lui.
Ce chanoine avait beaucoup d’esprit; il n’eut garde de manquer au rendez-vous; il y montra une bont complte et une ouverture de coeur sans rserve que l’on ne trouve gure que dans les pays o la vanit ne domine pas tous les sentiments. Sa dnonciation de la comtesse au gnral Pietranera, son mari, tait un des grands remords de sa vie, et il trouvait un moyen d’abolir ce remords.
Le matin, quand la comtesse tait sortie de chez lui: “La voil qui fait l’amour avec son neveu, s’tait-il dit avec amertume, car il n’tait point guri. Altire comme elle l’est, tre venue chez moi!… A la mort de ce pauvre Pietranera, elle repoussa avec horreur mes offres de service, quoique fort polies et trs bien prsentes par le colonel Scotti, son ancien amant. La belle Pietranera vivre avec 1500 francs! ajoutait le chanoine en se promenant avec action dans sa chambre! Puis aller habiter le chteau de Grianta avec un abominable secatore, ce marquis del Dongo!… Tout s’explique maintenant! Au fait, ce jeune Fabrice est plein de grces, grand, bien fait, une figure toujours riante… et, mme que cela, un certain regard charg de douce volupt… une physionomie la Corrge, ajoutait le chanoine avec amertume.
“La diffrence d’ge… point trop grande… Fabrice n aprs l’entre des Franais, vers 98, ce me semble, la comtesse peut avoir vingt-sept ou vingt-huit ans, impossible d’tre plus jolie, plus adorable; dans ce pays fertile en beauts, elle les bat toutes; la Marini, la Gherardi, la Ruga, l’Aresi, la Pietragrua, elle l’emporte sur toutes ces femmes… Ils vivaient heureux cachs sur ce beau lac de Cme quand le jeune homme a voulu rejoindre Napolon… Il y a encore des mes en Italie! et, quoi qu’on fasse! Chre patrie!… Non, continuait ce coeur enflamm par la jalousie, impossible d’expliquer autrement cette rsignation vgter la campagne, avec le dgot de voir tous les jours, tous les repas, cette horrible figure du marquis del Dongo, plus cette infme physionomie blafarde du marchesino Ascanio, qui sera pis que son pre!… Eh bien! je la servirai franchement. Au moins j’aurais le plaisir de la voir autrement qu’au bout de ma lorgnette.”
Le chanoine Borda expliqua fort clairement l’affaire ces dames. Au fond, Binder tait on ne peut pas mieux dispos; il tait charm que Fabrice et pris la clef des champs avant les ordres qui pouvaient arriver de Vienne; car le Binder n’avait le pouvoir de dcider de rien, il attendait des ordres pour cette affaire comme pour toutes les autres; il envoyait Vienne chaque jour la copie exacte de toutes les informations: puis il attendait.
Il fallait que dans son exil Romagnano Fabrice:
1ø Ne manqut pas d’aller la messe tous les jours, prt pour confesseur un homme d’esprit, dvou la cause de la monarchie, et ne lui avout, au tribunal de la pnitence, que des sentiments fort irrprochables.
2ø Il ne devait frquenter aucun homme passant pour avoir de l’esprit, et, dans l’occasion, il fallait parler de la rvolte avec horreur, et comme n’tant jamais permise.
3ø Il ne devait point se faire voir au caf, il ne fallait jamais lire d’autres journaux que les gazettes officielles de Turin et de Milan; en gnral, montrer du dgot pour la lecture, ne jamais lire, surtout aucun ouvrage imprim aprs 1720, exception tout au plus pour les romans de Walter Scott;
4ø Enfin, ajouta le chanoine avec un peu de malice, il faut surtout qu’il fasse ouvertement la cour quelqu’une des jolies femmes du pays, de la classe noble, bien entendu; cela montrera qu’il n’a pas le gnie sombre et mcontent d’un conspirateur en herbe.
Avant de se coucher, la comtesse et la marquise crivirent Fabrice deux lettres infinies dans lesquelles on lui expliquait avec une anxit charmante tous les conseils donns par Borda.
Fabrice n’avait nulle envie de conspirer: il aimait Napolon, et, en sa qualit de noble, se croyait fait pour tre plus heureux qu’un autre et trouvait les bourgeois ridicules. Jamais il n’avait ouvert un livre depuis le collge, o il n’avait lu que des livres arrangs par les jsuites. Il s’tablit quelque distance de Romagnano, dans un palais magnifique; l’un des chefs-d’oeuvre du fameux architecte San Micheli mais depuis trente ans on ne l’avait pas habit, d sorte qu’il pleuvait dans toutes les pices et pas une fentre ne fermait. Il s’empara des chevaux de l’homme d’affaires, qu’il montait sans faon toute la journe; il ne parlait point, et rflchissait. Le conseil de prendre une matresse dans une famille ultra lui parut plaisant et il le suivit la lettre. Il choisit pour confesseur un jeune prtre intrigant qui voulait devenir vque (comme le confesseur du Spielberg); mais il faisait trois lieues pied et s’enveloppait d’un mystre qu’il croyait impntrable, pour lire Le Constitutionnel’, qu’il trouvait sublime.”Cela est aussi beau qu’Alfieri et le Dante!”s’criait-il souvent. Fabrice avait cette ressemblance avec la jeunesse franaise qu’il s’occupait beaucoup plus srieusement de son cheval et de son journal que de sa matresse bien pensante. Mais il n’y avait pas encore de place pour l’imitation des autres dans cette me nave et ferme, et il ne fit pas d’amis dans la socit du gros bourg de Romagnano; sa simplicit passait pour de la hauteur; on ne savait que dire de ce caractre.
– C’est un cadet mcontent de n’tre pas an dit le cur.
CHAPITRE VI
Nous avouerons avec sincrit que la jalousie du chanoine Borda n’avait pas absolument tort, son retour de France, Fabrice parut aux yeux de la comtesse Pietranera comme un bel tranger qu’elle et beaucoup connu jadis. S’il et parl d’amour, elle l’et aim; n’avait-elle pas dj pour sa conduite et sa personne une admiration passionne et pour ainsi dire sans bornes? Mais Fabrice l’embrassait avec une telle effusion d’innocente reconnaissance et de bonne amiti qu’elle se ft fait horreur elle-mme si elle et cherch un autre sentiment dans cette amiti presque filiale.”Au fond, se disait la comtesse, quelques amis qui m’ont connue, il y a six ans, la cour du prince Eugne, peuvent encore me trouver jolie et mme jeune, mais pour lui je suis une femme respectable… et, s’il faut tout dire sans nul mnagement pour mon amour-propre, une femme ge.”La comtesse se faisait illusion sur l’poque de la vie o elle tait arrive, mais ce n’est pas la faon des femmes vulgaires.”A son ge, d’ailleurs, ajoutait-elle, on s’exagre un peu les ravages du temps; un homme plus avanc dans la vie…”
La comtesse, qui se promenait dans son salon, s’arrta devant une glace, puis sourit. Il faut savoir que depuis quelques mois le coeur de Mme Pietranera tait attaqu d’une faon srieuse et par un singulier personnage. Peu aprs le dpart de Fabrice pour la France, la comtesse qui, sans qu’elle se l’avout tout fait, commenait dj s’occuper beaucoup de lui, tait tombe dans une profonde mlancolie. Toutes ses occupations lui semblaient sans plaisir, et, si l’on ose ainsi parler, sans saveur, elle se disait que Napolon, voulant s’attacher ses peuples d’Italie, prendrait Fabrice pour aide de camp.
– Il est perdu pour moi! s’criait-elle en pleurant, je ne le reverrai plus; il m’crira, mais que serai-je pour lui dans dix ans?
Ce fut dans ces dispositions qu’elle fit un voyage Milan; elle esprait y trouver des nouvelles plus directes de Napolon, et, qui sait, peut-tre par contrecoup des nouvelles de Fabrice. Sans se l’avouer, cette me active commenait tre bien lasse de la vie monotone qu’elle menait la campagne.”C’est s’empcher de mourir, disait-elle, ce n’est pas vivre. Tous les jours voir ces figures poudres, le frre, le neveu Ascagne, leurs valets de chambre! Que seraient les promenades sur le lac sans Fabrice?”Son unique consolation tait puise dans l’amiti qui l’unissait la marquise. Mais depuis quelque temps, cette intimit avec la mre de Fabrice, plus ge qu’elle, et dsesprant de la vie, commenait lui tre moins agrable.
Telle tait la position singulire de Mme Pietranera: Fabrice parti, elle esprait peu de l’avenir; son coeur avait besoin de consolation et de nouveaut. Arrive Milan, elle se prit de passion pour l’opra la mode; elle allait s’enfermer toute seule, durant de longues heures, la Scala, dans la loge du gnral Scotti, son ancien ami. Les hommes qu’elle cherchait rencontrer pour avoir des nouvelles de Napolon et de son arme lui semblaient vulgaires et grossiers. Rentre chez elle, elle improvisait sur son piano jusqu’ trois heures du matin. Un soir, la Scala, dans la loge d’une de ses amies, o elle allait chercher des nouvelles de France, on lui prsenta le comte Mosca, ministre de Parme : c’tait un homme aimable et qui parla de la France et de Napolon de faon donner son coeur de nouvelles raisons pour esprer ou pour craindre. Elle retourna dans cette loge le lendemain: cet homme d’esprit revint, et, tout le temps du spectacle, elle lui parla avec plaisir. Depuis le dpart de Fabrice, elle n’avait pas trouv une soire vivante comme celle-l . Cet homme qui l’amusait, le comte Mosca della Rovere Sorezana, tait alors ministre de la guerre, de la police et des finances de ce fameux prince de Parme, Ernest IV, si clbre par ses svrits que les libraux de Milan appelaient des cruauts. Mosca pouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans; il avait de grands traits, aucun vestige d’importance, et un air simple et gai qui prvenait en sa faveur; il et t fort bien encore, si une bizarrerie de son prince ne l’et oblig porter de la poudre dans les cheveux comme gages de bons sentiments politiques. Comme on craint peu de choquer la vanit, on arrive fort vite en Italie au ton de l’intimit, et dire des choses personnelles. Le correctif de cet usage est de ne pas se revoir si l’on est bless.
– Pourquoi donc, comte, portez-vous de la poudre? lui dit Mme Pietranera la troisime fois qu’elle le voyait. De la poudre! un homme comme vous, aimable, encore jeune et qui a fait la guerre en Espagne avec nous!
– C’est que je n’ai rien vol dans cette Espagne, et qu’il faut vivre. J’tais fou de la gloire; une parole flatteuse du gnral franais, Gouvion-Saint-Cyr, qui nous commandait, tait alors tout pour moi. A la chute de Napolon, il s’est trouv que, tandis que je mangeais mon bien son service, mon pre, homme d’imagination et qui me voyait dj gnral, me btissait un palais dans Parme. En 1813, je me suis trouv pour tout bien un grand palais finir et une pension.
– Une pension : 3500 francs, comme mon mari?
– Le comte Pietranera tait gnral de division. Ma pension moi, pauvre chef d’escadron, n’a jamais t que de 800 francs, et encore je n’en ai t pay que depuis que je suis ministre des finances.
Comme il n’y avait dans la loge que la dame d’opinions fort librales laquelle elle appartenait, l’entretien continua avec la mme franchise. Le comte Mosca, interrog, parla de sa vie Parme.
– En Espagne, sous le gnral Saint-Cyr, j’affrontais des coups de fusil pour arriver la croix et ensuite un peu de gloire, maintenant je m’habille comme un personnage de comdie pour gagner un grand tat de maison et quelques milliers de francs. Une fois entr dans cette sorte de jeu d’checs, choqu des insolences de mes suprieurs, j’ai voulu occuper une des premires places; j’y suis arriv: mais mes jours les plus heureux sont toujours ceux que de temps autre je puis venir passer Milan; l vit encore, ce me semble, le coeur de votre arme d’Italie.
La franchise, la disenvoltura avec laquelle parlait ce ministre d’un prince si redout piqua la curiosit de la comtesse; sur son titre elle avait cru trouver un pdant plein d’importance, elle voyait un homme qui avait honte de la gravit de sa place. Mosca lui avait promis de lui faire parvenir toutes les nouvelles de France qu’il pourrait recueillir: c’tait une grande indiscrtion Milan, dans le mois qui prcda Waterloo; il s’agissait alors pour l’Italie d’tre ou de n’tre pas; tout le monde avait la fivre, Milan, d’esprance ou de crainte. Au milieu de ce trouble universel, la comtesse fit des questions sur le compte d’un homme qui parlait si lestement d’une place si envie et qui tait sa seule ressource.
Des choses curieuses et d’une bizarrerie intressante furent rapportes Mme Pietranera:
– Le comte Mosca della Rovere Sorezana lui dit-on, est sur le point de devenir premier ministre et favori dclar de Ranuce Ernest IV, souverain absolu de Parme, et, de plus, l’un des princes les plus riches de l’Europe. Le comte serait dj arriv ce poste suprme s’il et voulu prendre une mine plus grave; on dit que le prince lui fait souvent la leon cet gard.
– Qu’importent mes faons Votre Altesse, rpond-il librement, si je fais bien ses affaires?
– Le bonheur de ce favori, ajoutait-on, n’est pas sans pines. Il faut plaire un souverain, homme de sens et d’esprit sans doute, mais qui, depuis qu’il est mont sur un trne absolu, semble avoir perdu la tte et montre, par exemple, des soupons dignes d’une femmelette.
“Ernest IV n’est brave qu’ la guerre. Sur les champs de bataille, on l’a vu vingt fois guider une colonne l’attaque en brave gnral; mais aprs la mort de son pre Ernest III, de retour dans ses Etats, o, pour son malheur, il possde un pouvoir sans limites, il s’est mis dclamer follement contre les libraux et la libert. Bientt il s’est figur qu’on le hassait; enfin, dans un moment de mauvaise humeur, il a fait pendre deux libraux, peut-tre peu coupables, conseill cela par un misrable nomm Rassi, sorte de ministre de la justice.
“Depuis ce moment fatal, la vie du prince a t change; on le voit tourment par les soupons les plus bizarres. Il n’a pas cinquante ans, et la peur l’a tellement amoindri, si l’on peut parler ainsi, que, ds qu’il parle des jacobins et des projets du Comit directeur de Paris, on lui trouve la physionomie d’un vieillard de quatre-vingts ans, il retombe dans les peurs chimriques de la premire enfance. Son favori Rassi, fiscal gnral (ou grand juge), n’a d’influence que par la peur de son matre; et ds qu’il craint pour son crdit, il se hte de dcouvrir quelque nouvelle conspiration des plus noires et des plus chimriques. Trente imprudents se runissent-ils pour lire un numro du Constitutionnel, Rassi les dclare conspirateurs et les envoie prisonniers dans cette fameuse citadelle de Parme, terreur de toute la Lombardie. Comme elle est fort leve, cent quatre-vingts pieds, dit-on, on l’aperoit de fort loin au milieu de cette plaine immense; et la forme physique de cette prison, de laquelle on raconte des choses horribles, la fait reine, de par la peur, de toute cette plaine, qui s’tend de Milan Bologne.”
– Le croiriez-vous? disait la comtesse un autre voyageur, la nuit, au troisime tage de son palais, gard par quatre-vingts sentinelles qui, tous les quarts d’heure, hurlent une phrase entire, Ernest IV tremble dans sa chambre. Toutes les portes fermes dix verrous, et les pices voisines, au-dessus comme au-dessous, remplies de soldats, il a peur des jacobins. Si une feuille du parquet vient crier, il saute sur ses pistolets et croit un libral cach sous son lit. Aussitt toutes les sonnettes du chteau sont en mouvement, et un aide de camp va rveiller le comte Mosca. Arriv au chteau, ce ministre de la police se garde bien de nier la conspiration, au contraire; seul avec le prince, et arm jusqu’aux dents, il visite tous les coins des appartements, regarde sous les lits, et, en un mot, se livre une foule d’action ridicules dignes d’une vieille femme. Toutes ces prcautions eussent sembl bien avilissantes au prince lui-mme dans les temps heureux o il faisait la guerre et n’avait tu personne qu’ coups de fusil. Comme c’est un homme d’infiniment d’esprit, il a honte de ces prcautions, elles lui semblent ridicules, mme au moment o il s’y livre, et la source de l’immense crdit du comte Mosca, c’est qu’il emploie toute son adresse faire que le prince n’ait jamais rougir en sa prsence. C’est lui, Mosca, qui, en sa qualit de ministre de la police, insiste pour regarder sous les meubles, et, dit-on Parme, jusque dans les tuis de contrebasses’. C est le prince qui s’y oppose, et plaisante son ministre sur sa ponctualit excessive.”Ceci est un parti, lui rpond le comte Mosca: songez aux sonnets satiriques dont les jacobins nous accableraient si nous vous laissions tuer. Ce n’est pas seulement votre vie que nous dfendons; c’est notre honneur.”Mais il parat que le prince n’est dupe qu’ demi, car si quelqu’un dans la ville s’avise de dire que la veille on a pass une nuit blanche au chteau, le grand fiscal Rassi envoie le mauvais plaisant la citadelle, et une fois dans cette demeure leve et en bon air, comme on dit Parme, il faut un miracle pour que l’on se souvienne du prisonnier. C’est parce qu’il est militaire, et qu’en Espagne, il s’est sauv vingt fois le pistolet la main, au milieu des surprises, que le prince prfre le comte Mosca Rassi, qui est bien plus flexible et plus bas. Ces malheureux prisonniers de la citadelle sont au secret le plus rigoureux et l’on fait des histoires sur leur compte. Les libraux prtendent que, par une invention de Rassi, les geliers et confesseurs ont ordre de leur persuader que, tous les mois peu prs, l’un d’eux est conduit la mort. Ce jour-l les prisonniers ont la permission de monter sur l’esplanade de l’immense tour, cent quatre-vingts pieds d’lvation, et de l ils voient dfiler un cortge avec un espion qui joue le rle d’un pauvre diable qui marche la mort.
Ces contes, et vingt autres du mme genre et d’une non moindre authenticit, intressaient vivement Mme Pietranera, le lendemain elle demandait des dtails au comte Mosca, qu’elle plaisantait vivement. Elle le trouvait amusant et lui soutenait qu’au fond il tait un monstre sans s’en douter. Un jour, en rentrant son auberge, le comte se dit: “Non seulement cette comtesse Pietranera est une femme charmante; mais quand je passe la soire dans sa loge, je parviens oublier certaines choses de Parme dont le souvenir me perce le coeur.”
“Ce ministre, malgr son air lger et ses faons brillantes, n’avait pas une me la franaise; il ne savait pas oublier les chagrins. Quand son chevet avait une pine, il tait oblig de la briser et de l’user force d’y piquer ses membres palpitants.”Je demande pardon pour cette phrase, traduite de l’italien.
Le lendemain de cette dcouverte, le comte trouva que, malgr les affaires qui l’appelaient Milan, la journe tait d’une longueur norme; il ne pouvait tenir en place; il fatigua les chevaux de sa voiture. Vers les six heures, il monta cheval pour aller au Corso; il avait quelque espoir d’y rencontrer Mme Pietranera; ne l’y ayant pas vue, il se rappela qu’ huit heures le thtre de la Scala ouvrait; il y entra et ne vit que dix personnes dans cette salle immense. Il eut quelque pudeur de se trouver l .”Est-il possible, dit-il, qu’ quarante-cinq ans sonns je fasse des folies dont rougirait un sous-lieutenant! Par bonheur personne ne les souponne.”Il s’enfuit et essaya d’user le temps en se promenant dans ces rues si jolies qui entourent le thtre de la Scala. Elles sont occupes par des cafs qui, cette heure, regorgent de monde; devant chacun de ces cafs, des foules de curieux tablis sur des chaises, au milieu de la rue, prennent des glaces et critiquent les passants. Le comte tait un passant remarquable; aussi eut-il le plaisir d’tre reconnu et accost. Trois ou quatre importuns, de ceux qu’on ne peut brusquer, saisirent cette occasion d’avoir audience d’un ministre si puissant. Deux d’entre eux lui remirent des ptitions; le troisime se contenta de lui adresser des conseils fort longs sur sa conduite politique.
“On ne dort point, dit-il, quand on a tant d’esprit; on ne se promne point quand on est aussi puissant.”Il rentra au thtre et eut l’ide de louer une loge au troisime rang; de l son regard pourrait plonger, sans tre remarqu de personne, sur la loge des secondes o il esprait voir arriver la comtesse. Deux grandes heures d’attente ne parurent point trop longues cet amoureux; sur de n’tre point vu, il se livrait avec bonheur toute sa folie.”La vieillesse, se disait-il, n’est-ce pas, avant tout, n’tre plus capable de ces enfantillages dlicieux?”
Enfin la comtesse parut. Arm de sa lorgnette, il l’examinait avec transport.”Jeune, brillante, lgre comme un oiseau, se disait-il, elle n’a pas vingt-cinq ans. Sa beaut est son moindre charme: o trouver ailleurs cette me toujours sincre, qui jamais n’agit avec prudence, qui se livre tout entire l’impression du moment, qui ne demande qu’ tre entrane par quelque objet nouveau? Je conois les folies du comte Nani.”
Le comte se donnait d’excellentes raisons pour tre fou, tant qu’il ne songeait qu’ conqurir le bonheur qu’il voyait sous ses yeux. Il n’en trouvait plus d’aussi bonnes quand il venait considrer son ge et les soucis quelquefois fort tristes qui remplissaient sa vie.”Un homme habile qui la peur te l’esprit me donne une grande existence et beaucoup d’argent pour tre son ministre; c’est- -dire tout ce qu’il y a au monde de plus mpris voil un aimable personnage offrir l comtesse!”Ces penses taient trop noires, il revint Mme Pietranera; il ne pouvait se lasser de la regarder, et pour mieux penser elle il ne descendait pas dans sa loge.”Elle n’avait pris Nani, vient-on de me dire, que pour faire pice cet imbcile de Limercati qui ne voulut pas entendre donner un coup d’pe ou faire donner un coup de poignard l’assassin du mari. Je me battrais vingt fois pour elle”, s’cria le comte avec transport. A chaque instant il consultait l’horloge du thtre qui par des chiffres clatants de lumire et se dtachant sur un fond noir avertit les spectateurs, toutes les cinq minutes, de l’heure o il leur est permis d’arriver dans une loge amie. Le comte se disait: “Je ne saurais passer qu’une demi-heure tout au plus dans sa loge, moi, connaissance de si frache date; si j’y reste davantage, je m’affiche, et grce mon ge et plus encore ces maudits cheveux poudrs, j’aurai l’air attrayant d’un Cassandre.”Mais une rflexion le dcida tout coup: “Si elle allait quitter cette loge pour faire une visite, je serais bien rcompens de l’avarice avec laquelle je m’conomise ce plaisir.”Il se levait pour descendre dans la loge o il voyait la comtesse; tout coup, il ne se sentit presque plus d’envie de s’y prsenter.”Ah! voici qui est charmant, s’cria-t-il en riant de soi-mme et s’arrtant sur l’escalier; c’est un mouvement d timidit vritable! voil bien vingt-cinq ans que pareille aventure ne m’est arrive.”
Il entra dans la loge en faisant presque effort sur lui-mme; et, profitant en homme d’esprit de l’accident qui lui arrivait, il ne chercha point du tout montrer de l’aisance ou faire de l’esprit en se jetant dans quelque rcit plaisant, il eut le courage d’tre timide, il employa son esprit laisser entrevoir son trouble sans tre ridicule.”Si elle prend la chose de travers, se disait-il, je me perds jamais. Quoi! timide avec des cheveux couverts de poudre, et qui sans le secours de la poudre paratraient gris! Mais enfin la chose est vraie, donc elle ne peut tre ridicule que si je l’exagre ou si j’en fais trophe.”La comtesse s’tait si souvent ennuye au chteau de Grianta vis- -vis des figures poudres de son frre, de son neveu et de quelques ennuyeux bien pensants du voisinage qu’elle ne songea pas s’occuper de la coiffure d son nouvel adorateur.
L’esprit de la comtesse ayant un bouclier contre l’clat de rire de l’entre, elle ne fut attentive qu’aux nouvelles de France que Mosca avait toujours lui donner en particulier, en arrivant dans la loge sans doute il inventait. En les discutant avec lui, elle remarqua ce soir-l son regard, qui tait beau et bienveillant.
– Je m’imagine, lui dit-elle, qu’ Parme, au milieu de vos esclaves, vous n’allez pas avoir ce regard aimable, cela gterait tout et leur donnerait quelque espoir de n’tre pas pendus.
L’absence totale d’importance chez un homme qui passait pour le premier diplomate de l’Italie parut singulire la comtesse, elle trouva mme qu’il avait de la grce. Enfin, comme il parlait bien et avec feu, elle ne fut point choque qu’il et Juge a propos de prendre pour une soire, et sans consquence, le rle d’attentif.
Ce fut un grand pas de fait, et bien dangereux par bonheur pour le ministre, qui, Parme, ne trouvait pas de cruelles, c’tait seulement depuis peu de jours que la comtesse arrivait de Grianta; son esprit tait encore tout raidi par l’ennui de la vie champtre. Elle avait comme oubli la plaisanterie; et toutes ces choses qui appartiennent une faon de vivre lgante et lgre avaient pris ses yeux comme une teinte de nouveaut qui les rendait sacres; elle n’tait dispose se moquer de rien, pas mme d’un amoureux de quarante-cinq ans et timide. Huit jours plus tard, la tmrit du comte et pu recevoir un tout autre accueil.
A la Scala, il est d’usage de ne faire durer qu’une vingtaine de minutes ces petites visites que l’on fait dans les loges; le comte passa toute la soire dans celle o il avait le bonheur de rencontrer Mme Pietranera.”C’est une femme, se disait-il, qui me rend toutes les folies de la jeunesse!”Mais il sentait bien le danger.”Ma qualit de pacha tout-puissant quarante lieues d’ici me fera-t-elle pardonner cette sottise? je m’ennuie tant Parme!”Toutefois, de quart d’heure en quart d’heure il se promettait de partir.
– Il faut avouer, madame, dit-il en riant la comtesse qu’ Parme je meurs d’ennui, et il doit m’tre permis de m’enivrer de plaisir quand j’en trouve sur ma route. Ainsi, sans consquence et pour une soire, permettez-moi de jouer auprs de vous le rle d’amoureux. Hlas! dans peu de jours je serai bien loin de cette loge qui me fait oublier tous les chagrins et mme, direz-vous, toutes les convenances.
Huit jours aprs cette visite monstre dans la loge la Scala et la suite de plusieurs petits incidents dont l rcit semblerait long peut-tre, le comte Mosca tait absolument fou d’amour, et la comtesse pensait dj que l’ge ne devait pas faire objection, si d’ailleurs on le trouvait aimable. On en tait ces penses quand Mosca fut rappel par un courrier de Parme. On et dit que son prince avait peur tout seul. La comtesse retourna Grianta; son imagination ne parant plus ce beau lieu, il lui parut dsert.”Est-ce que je me serais attache cet homme?”se dit-elle. Mosca crivit et n’eut rien jouer, l’absence lui avait enlev la source de toutes ses penses; ses lettres taient amusantes, et, par une petite singularit qui ne fut pas mal prise, pour viter les commentaires du marquis del Dongo qui n’aimait pas payer des ports de lettres, il envoyait des courriers qui jetaient les siennes la poste Cme, Lecco, Varse ou dans quelque autre de ces petites villes charmantes des environs du lac. Ceci tendait obtenir que le courrier lui rapportt les rponses; il y parvint.
Bientt les jours de courrier firent vnement pour la comtesse; ces courriers apportaient des fleurs, des fruits, de petits cadeaux sans valeur mais qui l’amusaient, ainsi que sa belle-soeur. Le souvenir du comte se mlait l’ide de son grand pouvoir, la comtesse tait devenue curieuse de tout ce qu’on disait de lui, les libraux eux-mmes rendaient hommage ses talents.
La principale source de mauvaise rputation pour le comte, c’est qu’il passait pour le chef du parti ultra la cour de Parme, et que le parti libral avait sa tte une intrigante capable de tout, et mme de russir, la marquise Raversi, immensment riche. Le prince tait fort attentif ne pas dcourager celui des deux partis qui n’tait pas au pouvoir; il savait bien qu’il serait toujours le matre, mme avec un ministre pris dans le salon de Mme Raversi. On donnait Grianta mille dtails sur ces intrigues; l’absence de Mosca, que tout le monde peignait comme un ministre du premier talent et un homme d’action, permettait de ne plus songer aux cheveux poudrs, symbole de tout ce qui est lent et triste; c’tait un dtail sans consquence, une des obligations de la cour, o il jouait d’ailleurs un si beau rle.
– Une cour, c’est ridicule, disait la comtesse la marquise, mais c’est amusant; c’est un jeu qui m’intresse, mais dont il faut accepter les rgles. Qui s’est jamais avis de se rcrier contre le ridicule des rgles du whist? Et pourtant une fois qu’on s’est accoutum aux rgles, il est agrable de faire l’adversaire repic et capot.
La comtesse pensait souvent l’auteur de tant de lettres aimables; le jour o elle les recevait tait agrable pour elle; elle prenait sa barque et allait les lire dans les beaux sites du lac, la Pliniana, Blan, au bois des Sfondrata. Ces lettres semblaient la consoler un peu de l’absence de Fabrice. Elle ne pouvait du moins refuser au comte d’tre fort amoureux; un mois ne s’tait pas coul qu’elle songeait lui avec une amiti tendre. De son ct, le comte Mosca tait presque de bonne foi quand il lui offrait de donner sa dmission, de quitter le ministre, et de venir passer sa vie avec elle Milan ou ailleurs.
– J’ai 400000 francs, ajoutait-il, ce qui nous fera toujours 15000 livres de rente.
“De nouveau une loge, des chevaux! etc.”se disait la comtesse; c’taient des rves aimables. Les sublimes beauts des aspects du lac de Cme recommenaient la charmer. Elle allait rver sur ses bords ce retour de vie brillante et singulire qui, contre toute apparence, redevenait possible pour elle. Elle se voyait sur le Corso, Milan, heureuse et gaie, comme au temps du vice-roi.
“La jeunesse, ou du moins la vie active recommencerait pour moi!”
Quelquefois son imagination ardente lui cachait les choses, mais jamais avec elle il n’y avait de ces illusions volontaires que donne la lchet. C’tait surtout une femme de bonne foi avec elle-mme.”Si je suis un peu trop ge pour faire des folies, se disait-elle, l’envie, qui se fait des illusions comme l’amour, peut empoisonner pour moi le sjour de Milan. Aprs la mort de mon mari, ma pauvret noble eut du succs, ainsi que le refus de deux grandes fortunes. Mon pauvre petit comte Mosca n’a pas la vingtime partie de l’opulence que mettaient mes pieds ces deux nigauds Limercati et Nani. La chtive pension de veuve pniblement obtenue, les gens congdis, ce qui eut de l’clat, la petite chambre au cinquime qui amenait vingt carrosses la porte, tout cela forma jadis un spectacle singulier. Mais j’aurai des moments dsagrables, quelque adresse que j’y mette, si, ne possdant toujours pour fortune que la pension de veuve, je reviens vivre Milan avec la bonne petite aisance bourgeoise que peuvent nous donner les 15000 livres qui resteront Mosca aprs sa dmission. Une puissante objection, dont l’envie se fera une arme terrible, c’est que le comte, quoique spar de sa femme depuis longtemps, est mari. Cette sparation se sait Parme, mais Milan elle sera nouvelle, et on me l’attribuera. Ainsi, mon beau thtre de la Scala, mon divin lac de Cme… adieu! adieu!”
Malgr toutes ces prvisions, si la comtesse avait eu la moindre fortune, elle et accept l’offre de la dmission de Mosca. Elle se croyait une femme ge, et la cour lui faisait peur, mais ce qui paratra de la dernire invraisemblance d ce ct-ci des Alpes, c’est que le comte et donn cette dmission avec bonheur. C’est du moins ce qu’il parvint persuader son amie. Dans toutes ses lettres il sollicitait avec une folie toujours croissante une seconde entrevue Milan, on la lui accorda.
– Vous jurer que j’ai pour vous une passion folle, lui disait la comtesse, un jour Milan, ce serait mentir; je serais trop heureuse d’aimer aujourd’hui, trente ans passs, comme jadis j’aimais vingt-deux! Mais j’ai vu tomber tant de choses que j’avais crues ternelles! J’ai pour vous la plus tendre amiti, je vous accorde une confiance sans bornes, et de tous les hommes, vous tes celui que je prfre.
La comtesse se croyait parfaitement sincre; pourtant vers la fin, cette dclaration contenait un petit mensonge. Peut-tre, si Fabrice l’et voulu, il et emport sur tout dans son coeur. Mais Fabrice n’tait qu’un enfant aux yeux du comte Mosca; celui-ci arriva Milan trois jours aprs le dpart du jeune tourdi pour Novare, et il se hta d’aller parler en sa faveur au baron Binder. Le comte pensa que l’exil tait une affaire sans remde.
Il n’tait point arriv seul Milan, il avait dans sa voiture le duc Sanseverina-Taxis, joli petit vieillard de soixante-huit ans, gris pommel, bien poli, bien propre immensment riche mais pas assez noble. C’tait son grand-pre seulement qui avait amass des millions par le mtier de fermier gnral des revenus de l’Etat de Parme. Son pre s’tait fait nommer ambassadeur du prince de Parme la cour de ***, la suite du raisonnement que voici:
– Votre Altesse accorde 30000 francs son envoy la cour de ***, lequel y fait une figure fort mdiocre. Si elle daigne me donner cette place, j’accepterai 6000 francs d’appointements. Ma dpense la cour de *** ne sera jamais au-dessous de 100000 francs par an et mon intendant remettra chaque anne 20000 francs la caisse des affaires trangres Parme. Avec cette somme, l’on pourra placer auprs de moi tel secrtaire d’ambassade que l’on voudra et je ne me montrerai nullement jaloux des secrets diplomatiques, s’il y en a. Mon but est de donner de l’clat ma maison nouvelle encore, et de l’illustrer par une des grandes charges du pays.
Le duc actuel, fils de cet ambassadeur, avait eu la gaucherie de se montrer demi libral, et, depuis deux ans, il tait au dsespoir. Du temps de Napolon, il avait perdu deux ou trois millions par son obstination rester l’tranger, et toutefois, depuis le rtablissement de l’ordre en Europe, il n’avait pu obtenir un certain grand cordon qui ornait le portrait de son pre; l’absence de ce cordon le faisait dprir.
Au point d’intimit qui suit l’amour en Italie, il n’y avait plus d’objection de vanit entre les deux amants. Ce fut donc avec la plus parfaite simplicit que Mosca dit la femme qu’il adorait:
– J’ai deux ou trois plans de conduite vous offrir, tous assez bien combins; je ne rve qu’ cela depuis trois mois.
“1ø Je donne ma dmission, et nous vivons en bons bourgeois Milan, Florence, Naples, o vous voudrez. Nous avons quinze mille livres de rente, indpendamment des bienfaits du prince qui dureront plus ou moins.
“2ø Vous daignez venir dans le pays o je puis quelque chose, vous achetez une terre, Sacca, par exemple, maison charmante, au milieu d’une fort, dominant le cours du P, vous pouvez avoir le contrat de vente sign d’ici huit jours. Le prince vous attache sa cour. Mais ici se prsente une immense objection. On vous recevra bien cette cour; personne ne s’aviserait de broncher devant moi; d’ailleurs la princesse se croit malheureuse, et je viens de lui rendre des services votre intention. Mais je vous rappellerai une objection capitale: le prince est parfaitement dvot, et, comme vous le savez encore, la fatalit veut que je sois mari. De l un million de dsagrments de dtail. Vous tes veuve, c’est un beau titre qu’il faudrait changer contre un autre, et ceci fait l’objet de ma troisime proposition.
“On pourrait trouver un nouveau mari point gnant. Mais d’abord il le faudrait fort avanc en ge, car pourquoi me refuseriez-vous l’espoir de le remplacer un jour? Eh bien! j’ai conclu cette affaire singulire avec le duc Sanseverina-Taxis qui, bien entendu, ne sait pas le nom de la future duchesse. Il sait seulement qu’elle le fera ambassadeur et lui donnera un grand cordon qu’avait son pre, et dont l’absence le rend le plus infortun des mortels. A cela prs, ce duc n’est point trop imbcile; il fait venir de Paris ses habits et ses perruques. Ce n’est nullement un homme mchancets pourpenses d’avance, il croit srieusement que l’honneur consiste avoir un cordon et il a honte de son bien. Il vint il y a un an me proposer de fonder un hpital pour gagner ce cordon; je me moquai de lui, mais il ne s’est point roqu de moi quand je lui ai propos un mariage; ma premire condition a t, bien entendu, que jamais il ne remettrait le pied dans Parme.
– Mais savez-vous que ce que vous me proposez l est fort immoral? dit la comtesse.
– Pas plus immoral que tout ce qu’on fait notre cour et dans vingt autres. Le pouvoir absolu a cela de commode qu’il sanctifie tout aux yeux des peuples; or, qu’est-ce qu’un ridicule que personne n’aperoit? Notre politique, pendant vingt ans, va consister avoir peur des jacobins, et quelle peur! Chaque anne nous nous croirons la veille de 93. Vous entendrez, j’espre, les phrases que je fais l -dessus mes rceptions! C’est beau! Tout ce qui pourra diminuer un peu cette peur sera souverainement moral aux yeux des nobles et des dvots. Or, Parme, tout ce qui n’est pas noble ou dvot est en prison, ou fait ses paquets pour y entrer; soyez bien convaincue que ce mariage ne semblera singulier chez nous que du jour o je serai disgraci. Cet arrangement n’est une friponnerie envers personne, voil l’essentiel, ce me semble. Le prince, de la faveur duquel nous faisons mtier et marchandise, n’a mis qu’une condition son consentement, c’est que la future duchesse ft ne noble. L’an pass, ma place, tout calcul, m’a valu cent sept mille francs, mon revenu a d tre au total de cent vingt-deux mille; j’en ai plac vingt mille Lyon. Eh bien! choisissez: 1ø une grande existence base sur cent vingt-deux mille francs dpenser, qui, Parme, font au moins comme quatre cent mille Milan; mais avec ce mariage qui vous donne le nom d’un homme passable et que vous ne verrez jamais qu’ l’autel, 2′ ou bien la petite vie bourgeoise avec quinze mille francs Florence ou Naples, car je suis de votre avis, on vous a trop admire Milan; l’envie vous y perscuterait, et peut-tre parviendrait-elle nous donner de l’humeur. La grande existence Parme aura, je l’espre, quelques nuances de nouveaut, mme vos yeux qui ont vu la cour du prince Eugne; il serait sage de la connatre avant de s’en fermer la porte. Ne croyez pas que je cherche influencer votre opinion. Quant moi, mon choix est bien arrt: j’aime mieux vivre dans un quatrime tage avec vous que de continuer seul cette grande existence.
La possibilit de cet trange mariage fut dbattue chaque jour entre les deux amants. La comtesse vit au bal de la Scala le duc Sanseverina-Taxis qui lui sembla fort prsentable. Dans une de leurs dernires conversations, Mosca rsumait ainsi sa proposition:
– Il faut prendre un parti dcisif, si nous voulons passer le reste de notre vie d’une faon allgre et n’tre pas vieux avant le temps. Le prince a donn son approbation; Sanseverina est un personnage plutt bien que mal; il possde le plus beau palais de Parme et une fortune sans bornes il a soixante-huit ans et une passion folle pour l grand cordon; mais une tache gte sa vie, il acheta jadis dix mille francs un buste de Napolon par Canova. Son second pch qui le fera mourir, si vous ne venez son secours, c’est d’avoir prt vingt-cinq napolons Ferrante Palla, un fou de notre pays, mais quelque peu homme de gnie, que depuis nous avons condamn mort, heureusement par contumace. Ce Ferrante a fait deux cents vers en sa vie, dont rien n’approche; je vous les rciterai c’est aussi beau que le Dante. Le prince envoie Sanseverina la cour de *** il vous pouse le jour de son dpart, et la second anne de son voyage, qu’il appellera une ambassade, il reoit ce cordon de *** sans lequel il ne peut vivre. Vous aurez en lui un frre qui ne sera nullement dsagrable, il signe d’avance tous les papiers que je veux, et d’ailleurs vous le verrez peu ou jamais, comme il vous conviendra. Il ne demande pas mieux que de ne point se montrer Parme o son grand-pre fermier et son prtendu libralisme le gnent. Rassi, notre bourreau, prtend que le duc a t abonn en secret au Constitutionnel par l’intermdiaire de Ferrante Palla le pote, et cette calomnie a fait longtemps obstacle srieux au consentement du prince.
Pourquoi l’historien qui suit fidlement les moindres dtails du rcit qu’on lui a fait serait-il coupable? Est-ce sa faute si les personnages, sduits par des passions qu’il ne partage point, malheureusement pour lui, tombent dans des actions profondment immorales? Il est vrai que des choses de cette sorte ne se font plus dans un pays o l’unique passion survivante toutes les autres est l’argent, moyen de vanit.
Trois mois aprs les vnements raconts jusqu’ici, la duchesse Sanseverina-Taxis tonnait la cour de Parme par son amabilit facile et par la noble srnit de son esprit; sa maison fut sans comparaison la plus agrable de la ville. C’est ce que le comte Mosca avait promis son matre. Ranuce-Ernest IV le prince rgnant, et la princesse sa femme auxquels elle fut prsente par deux des plus grandes dames du pays, lui firent un accueil fort distingu. La duchesse tait curieuse de voir ce prince matre du sort de l’homme qu’elle aimait, elle voulut lui plaire et y russit trop. Elle trouva un homme d’une taille leve, mais un peu paisse; ses cheveux, ses moustaches, ses normes favoris taient d’un beau blond selon ses courtisans; ailleurs ils eussent provoqu, par leur couleur efface, le mot ignoble de filasse. Au milieu d’un gros visage s’levait fort peu un tout petit nez presque fminin. Mais la duchesse remarqua que pour apercevoir tous ces motifs de laideur, il fallait chercher dtailler les traits du prince. Au total, il avait l’air d’un homme d’esprit et d’un caractre ferme. Le port du prince, sa manire de se tenir n’taient point sans majest, mais souvent il voulait imposer son interlocuteur; alors il s’embarrassait lui-mme et tombait dans un balancement d’une jambe l’autre presque continuel. Du reste, Ernest IV avait un regard pntrant et dominateur les gestes de ses bras avaient de la noblesse et ses paroles taient la fois mesures et concises.
Mosca avait prvenu la comtesse que le prince avait, dans le grand cabinet o il recevait en audience, un portrait en pied de Louis XIV, et une table fort belle de scagliola de Florence. Elle trouva que l’imitation tait frappante; videmment il cherchait le regard et la parole noble de Louis XIV, et il s’appuyait sur la table de scagliola, de faon se donner la tournure de Joseph II. Il s’assit aussitt aprs les premires paroles adresses par lui la duchesse, afin de lui donner l’occasion de faire usage du tabouret qui appartenait son rang. A cette cour, les duchesses, les princesses et les femmes des grands d’Espagne s’assoient seules, les autres femmes attendent que le prince ou la princesse les y engagent; et, pour marquer la diffrence des rangs, ces personnages augustes ont toujours soin de laisser passer un petit intervalle avant de convier les dames non duchesses s’asseoir. La duchesse trouva qu’en de certains moments l’imitation de Louis XIV tait un peu trop marque chez le prince; par exemple, dans sa faon de sourire avec bont tout en renversant la tte.
Ernest IV portait un frac la mode arrivant de Paris; on lui envoyait tous les mois de cette ville qu’il abhorrait, un frac, une redingote et un chapeau. Mais, par un bizarre mlange de costumes, le jour o la duchesse fut reue il avait pris une culotte rouge, des bas de soie et des souliers fort couverts, dont on peut trouver les modles dans les portraits de Joseph II.
Il reut Mme Sanseverina avec grce; il lui dit des choses spirituelles et fines; mais elle remarqua fort bien qu’il n’y avait pas excs dans la bonne rception.
– Savez-vous pourquoi? lui dit le comte Mosca au retour de l’audience, c’est que Milan est une ville plus grande et plus belle que Parme. Il et craint, en vous faisant l’accueil auquel je m’attendais et qu’il m’avait fait esprer, d’avoir l’air d’un provincial en extase devant les grces d’une belle dame arrivant de la capitale. Sans doute aussi il est encore contrari d’une particularit que je n’ose vous dire: le prince ne voit sa cour aucune femme qui puisse vous le disputer en beaut. Tel a t hier soir, son petit coucher, l’unique sujet de son entretien avec Pernice, son premier valet de chambre, qui a des bonts pour moi. Je prvois une petite rvolution dans l’tiquette; mon plus grand ennemi cette cour est un sot qu’on appelle le gnral Fabio Conti. Figurez-vous un original qui a t la guerre un jour peut-tre en sa vie, et qui part de l pour imiter la tenue de Frdric le Grand. De plus, il tient aussi reproduire l’affabilit noble du gnral Lafayette, et cela parce qu’il est ici le chef du parti libral. (Dieu sait quels libraux!)
– Je connais le Fabio Conti, dit la duchesse; j’en ai eu la vision prs de Cme; il se disputait avec la gendarmerie.
Elle raconta la petite aventure dont le lecteur se souvient peut-tre.
– Vous saurez un jour, madame, si votre esprit parvient jamais se pntrer des profondeurs de notre tiquette, que les demoiselles ne paraissent la cour qu’aprs leur mariage. Eh bien! le prince a pour la supriorit de sa ville de Parme sur toutes les autres un patriotisme tellement brlant, que je parierais qu’il va trouver un moyen de se faire prsenter la petite Cllia Conti, fille de notre Lafayette. Elle est ma foi charmante, et passait encore, il y a huit jours, pour la plus belle personne des Etats du prince.
“Je ne sais, continua le comte, si les horreurs que les ennemis du souverain ont publies sur son compte sont arrives jusqu’au chteau de Grianta; on en a fait un monstre un ogre. Le fait est qu’Ernest IV avait tout plein de bonnes petites vertus, et l’on peut ajouter que, s’il et t invulnrable comme Achille, il et continu tre le modle des potentats. Mais dans un moment d’ennui et de colre, et aussi un peu pour imiter Louis XIV faisant couper la tte je ne sais quel hros de la Fronde que l’on dcouvrit vivant tranquillement et insolemment dans une terre ct de Versailles, cinquante ans aprs la Fronde, Ernest IV a fait pendre un jour deux libraux. Il parat que ces imprudents se runissaient jour fixe pour dire du mal du prince et adresser au ciel des voeux ardents, afin que la peste pt venir Parme, et les dlivrer du tyran. Le mot tyran a t prouv. Rassi appela cela conspirer; il les fit condamner mort, et l’excution de l’un d’eux, le comte L…, fut atroce. Ceci se passait avant moi. Depuis ce moment fatal, ajouta le comte en baissant la voix, le prince est sujet des accs de peur indignes d’un homme, mais qui sont la source unique de la faveur dont je jouis. Sans la peur souveraine, j’aurais un genre de mrite trop brusque, trop pre pour cette cour, o l’imbcile foisonne. Croiriez-vous que le prince regarde sous les lits de son appartement avant de se coucher, et dpense un million, ce qui Parme est comme quatre millions Milan, pour avoir une bonne police, et vous voyez devant vous, madame la duchesse, le chef de cette police terrible. Par la police, c’est- -dire par la peur, je suis devenu ministre de la guerre et des finances; et comme le ministre de l’intrieur est mon chef nominal, en tant qu’il a la police dans ses attributions, j’ai fait donner ce portefeuille au comte Zurla-Contarini, un imbcile bourreau de travail, qui se donne le plaisir d’crire quatre-vingts lettres chaque jour. Je viens d’en recevoir une ce matin sur laquelle le comte Zurla-Contarini a eu la satisfaction d’crire de sa propre main le numro 20715.
La duchesse Sanseverina fut prsente la triste princesse de Parme Clara-Paolina, qui, parce que son mari avait une matresse (une assez jolie femme, la marquise Balbi), se croyait la plus malheureuse personne de l’univers ce qui l’en avait rendue peut-tre la plus ennuyeuse. La duchesse trouva une femme fort grande et fort maigre, qui n’avait pas trente-six ans et en paraissait cinquante. Une figure rgulire et noble et pu passer pour belle, quoique un peu dpare par de gros yeux ronds qui n’y voyaient gure, si la princesse ne se ft pas abandonne elle-mme. Elle reut la duchesse avec une timidit si marque, que quelques courtisans ennemis du comte Mosca, osrent dire que la princesse avait l’air de la femme qu’on prsente, et la duchesse de la souveraine. La duchesse, surprise et presque dconcerte, ne savait o trouver des termes pour se mettre une place infrieure celle que la princesse se donnait elle-mme. Pour rendre quelque sang-froid cette pauvre princesse, qui au fond ne manquait point d’esprit, la duchesse ne trouva rien de mieux que d’entamer et de faire durer une longue dissertation sur la botanique. La princesse tait rellement savante en ce genre; elle avait de fort belles serres avec force plantes des tropiques. La duchesse, en cherchant tout simplement se tirer d’embarras, fit jamais la conqute de la princesse Clara-Paolina, qui, de timide et d’interdite qu’elle avait t au commencement de l’audience, se trouva vers la fin tellement son aise, que, contre toutes les rgles de l’tiquette, cette premire audience ne dura pas moins de cinq quarts d’heure. Le lendemain, la duchesse fit acheter des plantes exotiques, et se porta pour grand amateur de botanique.
La princesse passait sa vie avec le vnrable pre Landriani, archevque de Parme, homme de science, homme d’esprit mme, et parfaitement honnte homme, mais qui offrait un singulier spectacle quand il tait assis dans sa chaise de velours cramoisi (c’tait le droit de sa place), vis- -vis le fauteuil de la princesse, entoure de ses dames d’honneur et de ses deux dames pour accompagner. Le vieux prlat en longs cheveux blancs tait encore plus timide, s’il se peut, que la princesse; ils se voyaient tous les jours, et toutes les audiences commenaient par un silence d’un gros quart d’heure. C’est au point que la comtesse Alvizi, une des dames pour accompagner, tait devenue une sorte de favorite, parce qu’elle avait l’art de les encourager se parler et de les faire rompre le silence.
Pour terminer le cours de ses prsentations la duchesse fut admise chez S. A. S. le prince hrditaire, personnage d’une plus haute taille que son pre, et plus timide que sa mre. Il tait fort en minralogie, et avait seize ans. Il rougit excessivement en voyant entrer la duchesse, et fut tellement dsorient, que jamais il ne put inventer un mot dire cette belle dame. Il tait fort bel homme, et passait sa vie dans les bois un marteau la main. Au moment o la duchesse se levait pour mettre fin cette audience silencieuse:
– Mon Dieu! madame, que vous tes jolie! s’cria le prince hrditaire, ce qui ne fut pas trouv de trop mauvais got par la dame prsente.
La marquise Balbi’, jeune femme de vingt-cinq ans, pouvait encore passer pour le plus parfait modle du joli italien, deux ou trois ans avant l’arrive de la duchesse Sanseverina Parme. Maintenant c’taient toujours les plus beaux yeux du monde et les petites mines les plus gracieuses; mais, vue de prs, sa peau tait parseme d’un nombre infini de petites rides fines, qui faisaient de la marquise comme une jeune vieille. Aperue une certaine distance, par exemple au thtre, dans sa loge, c’tait encore une beaut; et les gens du parterre trouvaient le prince de fort bon got. Il passait toutes les soires chez la marquise Balbi, mais souvent sans ouvrir la bouche, et l’ennui o elle voyait le prince avait fait tomber cette pauvre femme dans une maigreur extraordinaire. Elle prtendait une finesse sans bornes, et toujours souriait avec malice; elle avait les plus belles dents du monde, et tout hasard, n’ayant gure de sens, elle voulait, par un sourire malin, faire entendre autre chose que ce que disaient ses paroles. Le comte Mosca disait que c’taient ces sourires continuels, tandis qu’elle billait intrieurement qui lui donnaient tant de rides. La Balbi entrait dans toutes les affaires, et l’Etat ne faisait pas un march de mille francs, sans qu’il y et un souvenir pour la marquise (c’tait le mot honnte Parme). Le bruit public voulait qu’elle et plac six millions de francs en Angleterre, mais sa fortune, la vrit de frache date, ne s’levait pas en ralit quinze cent mille francs. C’tait pour tre l’abri de ses finesses, et pour l’avoir dans sa dpendance, que le comte Mosca s’tait fait ministre des finances. La seule passion de la marquise tait la peur dguise en avarice sordide: Je mourrai sur la paille, disait-elle quelquefois au prince que ce propos outrait. La duchesse remarqua que l’antichambre, resplendissante de dorures, du palais de la Balbi, tait claire par une seule chandelle coulant sur une table de marbre prcieux, et les portes de son salon taient noircis par les doigts des laquais.
– Elle m’a reue, dit la duchesse son ami, comme si elle et attendu de moi une gratification de cinquante francs.
Le cours des succs de la duchesse fut un peu interrompu par la rception que lui fit la femme la plus adroite de la cour, la clbre marquise Raversi, intrigante consomme qui se trouvait la tte du parti oppos celui du comte Mosca. Elle voulait le renverser et d’autant plus depuis quelques mois, qu’elle tait nice du comte Sanseverina, et craignait de voir attaquer l’hritage par les grces de la nouvelle duchesse.
– La Raversi n’est point une femme mpriser, disait le comte son amie, je la tiens pour tellement capable de tout que je me suis spar de ma femme uniquement parce qu’elle s’obstinait prendre pour amant le chevalier Bentivoglio, l’un des amis de la Raversi.
Cette dame, grande virago aux cheveux fort noirs, remarquable par les diamants qu’elle portait ds le matin, et par le rouge dont elle couvrait ses joues, s’tait dclare d’avance l’ennemie de la duchesse, et en la recevant chez elle prit tche de commencer la guerre. Le duc Sanseverina, dans les lettres qu’il crivait de ***, paraissait tellement enchant de son ambassade, et surtout de l’espoir du grand cordon, que sa famille craignait qu’il ne laisst une partie de sa fortune sa femme qu’il accablait de petits cadeaux. La Raversi, quoique rgulirement laide, avait pour amant le comte Balbi, le plus joli homme de la cour: en gnral elle russissait tout ce qu’elle entreprenait.
La duchesse tenait le plus grand tat de maison. Le palais Sanseverina avait toujours t un des plus magnifiques de la ville de Parme, et le duc, l’occasion de son ambassade et de son futur grand cordon, dpensait de fort grosses sommes pour l’embellir: la duchesse dirigeait les rparations.
Le comte avait devin juste: peu de jours aprs la prsentation de la duchesse, la jeune Cllia Conti vint la cour, on l’avait faite chanoinesse. Afin de parer le coup que cette faveur pouvait avoir l’air de porter au crdit du comte, la duchesse donna une fte sous prtexte d’inaugurer le jardin de son palais, et, par ses faons pleines de grces, elle fit de Cllia, qu’elle appelait sa jeune amie du lac de Cme, la reine de la soire. Son chiffre se trouva comme par hasard sur les principaux transparents’. La jeune Cllia, quoique un peu pensive, fut aimable dans ses faons de parler de la petite aventure prs du lac, et de sa vive reconnaissance. On la disait fort dvote et fort amie de la solitude.
– Je parierais, disait le comte, qu’elle a assez d’esprit pour avoir honte de son pre.
La duchesse fit son amie de cette jeune fille, elle se sentait de l’inclination pour elle; elle ne voulait pas paratre jalouse. et la mettait toutes ses parties de plaisir; enfin son systme tait de chercher diminuer toutes les haines dont le comte tait l’objet.
Tout souriait la duchesse, elle s’amusait de cette existence de cour o la tempte est toujours craindre; il lui semblait recommencer la vie. Elle tait tendrement attache au comte, qui littralement tait fou de bonheur. Cette aimable situation lui avait procur un sang-froid parfait pour tout ce qui ne regardait que ses intrts d’ambition. Aussi deux mois peine aprs l’arrive de la duchesse, il obtint la patente et les honneurs de premier ministre, lesquels approchent fort de ceux que l’on rend au souverain lui-mme. Le comte pouvait tout sur l’esprit de son matre, on en eut Parme une preuve qui frappa tous les esprits.
Au sud-est et dix minutes de la ville, s’lve cette fameuse citadelle si renomme en Italie, et dont la grosse tour a cent quatre-vingts pieds de haut et s’aperoit de si loin. Cette tour, btie sur le modle du mausole d’Adrien, Rome, par les Farnse, petits-fils de Paul III, vers le commencement du XVIe sicle, est tellement paisse, que sur l’esplanade qui la termine on a pu btir un palais pour le gouverneur de la citadelle et une nouvelle prison appele la tour Farnse. Cette prison, construite en l’honneur du fils an de Ranuce-Ernest II, lequel tait devenu l’amant aim de sa belle-mre, passe pour belle et singulire dans le pays. La duchesse eut la curiosit de la voir; le jour de sa visite, la chaleur tait accablante Parme, et l -haut, dans cette position leve elle trouva de l’air, ce dont elle fut tellement ravie, qu’elle y passa plusieurs heures. On s’empressa de lui ouvrir les salles de la tour Farnse.
La duchesse rencontra sur l’esplanade de la grosse tour un pauvre libral prisonnier, qui tait venu jouir de la demi-heure de promenade qu’on lui accordait tous les trois jours. Redescendue Parme, et n’ayant pas encore la discrtion ncessaire dans une cour absolue, elle parla de cet homme qui lui avait racont toute son histoire. Le parti de la marquise Raversi s’empara de ces propos de la duchesse et les rpta beaucoup, esprant fort qu’ils choqueraient le prince. En effet, Ernest IV rptait souvent que l’essentiel tait surtout de frapper les imaginations.
– Toujours est un grand mot, disait-il, et plus terrible en Italie qu’ailleurs.
En consquence, de sa vie il n’avait accord de grce. Huit jours aprs sa visite la forteresse, la duchesse reut une lettre de commutation de peine, signe du prince et du ministre, avec le nom en blanc. Le prisonnier dont elle crirait le nom devait obtenir la restitution de ses biens, et la permission d’aller passer en Amrique le reste de ses jours. La duchesse crivit le nom de l’homme qui lui avait parl. Par malheur cet homme se trouva un demi-coquin, une me faible; c’tait sur ses aveux que le fameux Ferrante Palla avait t condamn mort.
La singularit de cet te grce mit le comble l’agrment de la position de Mme Sanseverina. Le comte Mosca tait fou de bonheur, ce fut une belle poque de sa vie, et elle eut une influence dcisive sur les destines de Fabrice. Celui-ci tait toujours Romagnano, prs de Novare, se confessant, chassant, ne lisant point et faisant la cour une femme noble comme le portaient ses instructions. La duchesse tait toujours un peu choque par cette dernire ncessit. Un autre signe qui ne valait rien pour le comte, c’est qu’tant avec lui de la dernire franchise sur tout au monde, et pensant tout haut en sa prsence, elle ne lui parlait jamais de Fabrice qu’aprs avoir song la tournure de sa phrase.
– Si vous voulez, lui disait un jour le comte, j’crirai cet aimable frre que vous avez sur le lac de Cme, et je forcerai bien ce marquis del Dongo, avec un peu de peine pour moi et mes amis de ***, demander la grce de votre aimable Fabrice. S’il est vrai, comme je me garderais bien d’en douter, que Fabrice soit un peu au-dessus des jeunes gens qui promnent leurs chevaux anglais dans les rues de Milan, quelle vie que celle qui dix-huit ans ne fait rien et a la perspective de ne jamais rien faire! Si le ciel lui avait accord une vraie passion pour quoi que ce soit, ft-ce pour la pche la ligne, je la respecterais; mais que ferat-il Milan mme aprs sa grce obtenue? Il montera un cheval qu’il aura fait venir d’Angleterre une certaine heure, une autre le dsoeuvrement le conduira chez sa matresse qu’il aimera moins que son cheval… Mais si vous m’en donnez l’ordre, je tcherai de procurer ce genre de vie votre neveu.
– Je le voudrais officier, dit la duchesse.
– Conseilleriez-vous un souverain de confier un poste qui, dans un jour donn, peut tre de quelque importance un jeune homme 1ø susceptible d’enthousiasme; 2ø qui a montr de l’enthousiasme pour Napolon, au point d’aller le rejoindre Waterloo? Songez ce que nous serions tous si Napolon et vaincu Waterloo! Nous n’aurions point de libraux craindre, il est vrai, mais les souverains des anciennes familles ne pourraient rgner qu’en pousant les filles de ses marchaux. Ainsi la carrire militaire pour Fabrice, c’est la vie de l’cureuil dans la cage qui tourne: beaucoup de mouvement pour n’avancer en rien. Il aura le chagrin de se voir primer par tous les dvouements plbiens. La premire qualit chez un jeune homme aujourd’hui, c’est- -dire pendant cinquante ans peut-tre, tant que nous aurons peur et que la religion ne sera point rtablie, c’est de n’tre pas susceptible d’enthousiasme et de n’avoir pas d’esprit.
“J’ai pens une chose, mais qui va vous faire jeter les hauts cris d’abord, et qui me donnera moi des peines infinies et pendant plus d’un jour, c’est une folie que je veux faire pour vous. Mais dites-moi, si vous le savez, quelle folie je ne ferais pas pour obtenir un sourire.
– Eh bien? dit la duchesse.
– Eh bien! nous avons eu pour archevque Parme trois membres de votre famille: Ascagne del Dongo qui a crit, en 16…, Fabrice en 1699, et un second Ascagne en 1740. Si Fabrice veut entrer dans la prlature et marquer par des vertus du premier ordre, je le fais vque quelque part, puis archevque ici, si toutefois mon influence dure. L’objection relle est celle-ci: resterai-je ministre assez longtemps pour raliser ce beau plan qui exige plusieurs annes? Le prince peut mourir, il peut avoir le mauvais got de me renvoyer. Mais enfin c’est le seul moyen que j’aie de faire pour Fabrice quelque chose qui soit digne de vous.
On discuta longtemps: cette ide rpugnait fort la duchesse.
– Rprouvez-moi, dit-elle au comte, que toute autre carrire est impossible pour Fabrice.
Le comte prouva.
– Vous regretterez, ajouta-t-il, le brillant uniforme; mais cela je ne sais que faire.
Aprs un mois que la duchesse avait demand pour rflchir, elle se rendit en soupirant aux vues sages du ministre.
– Monter d’un air empes un cheval anglais dans quelque grande ville, rptait le comte, ou prendre un tat qui ne jure pas avec sa naissance je ne vois pas de milieu. Par malheur un gentilhomme ne peut se faire ni mdecin, ni avocat, et le sicle est aux avocats.
“Rappelez-vous toujours, madame, rptait le comte, que vous faites votre neveu, sur le pav de Milan, le sort dont jouissent les jeunes gens de son ge qui passent pour les plus fortuns. Sa grce obtenue, vous lui donnez quinze, vingt, trente mille francs; peu vous importe, ni vous ni moi ne prtendons faire des conomies.
La duchesse tait sensible la gloire, elle ne voulait pas que Fabrice ft un simple mangeur d’argent; elle revint au plan de son amant.
– Remarquez, lui disait le comte, que je ne prtends pas faire de Fabrice un prtre exemplaire comme vous en voyez tant. Non, c’est un grand seigneur avant tout; il pourra rester parfaitement ignorant si bon lui semble, et n’en deviendra pas moins vque et archevque, si le prince commence me regarder comme un homme utile.
“Si vos ordres daignent changer ma proposition en dcret immuable, ajouta le comte, il ne faut point que Parme voie notre protg dans une petite fortune. La sienne choquera, si on l’a vu ici simple prtre; il ne doit paratre Parme qu’avec les bas violets’ et dans un quipage convenable. Tout le monde alors devinera que votre neveu doit tre vque, et personne ne sera choqu.
“Si vous m’en croyez, vous enverrez Fabrice faire sa thologie, et passer trois annes Naples. Pendant les vacances de l’Acadmie ecclsiastique, il ira, s’il veut, voir Paris et Londres; mais il ne se montrera jamais Parme.
Ce mot donna comme un frisson la duchesse.
Elle envoya un courrier son neveu, et lui donna rendez-vous Plaisance. Faut-il dire que ce courrier tait porteur de tous les moyens d’argent et de tous les passeports ncessaires?
Arriv le premier Plaisance, Fabrice courut au-devant de la duchesse, et l’embrassa avec des transports qui la firent fondre en larmes. Elle fut heureuse que le comte ne ft pas prsent; depuis leurs amours, c’tait la premire fois qu’elle prouvait cette sensation.
Fabrice fut profondment touch et ensuite afflig des plans que la duchesse avait faits pour lui; son espoir avait toujours t que, son affaire de Waterloo arrange, il finirait par tre militaire. Une chose frappa la duchesse et augmenta encore l’opinion romanesque qu’elle s’tait forme de son neveu; il refusa absolument de mener la vie de caf dans une des grandes villes d’Italie.
– Te vois-tu au corso de Florence ou de Naples, disait la duchesse, avec des chevaux anglais de pur sang! Pour le soir, une voiture, un joli appartement, etc.
Elle insistait avec dlices sur la description de ce bonheur vulgaire qu’elle voyait Fabrice repousser avec ddain.”C’est un hros”, pensait-elle.
– Et aprs dix ans de cette vie agrable, qu’aurais-je fait? disait Fabrice; que serais-je? Un jeune homme mr qui doit cder le haut du pav au premier bel adolescent qui dbute dans le monde, lui aussi sur un cheval anglais.
Fabrice rejeta d’abord bien loin le parti de l’Eglise; il parlait d’aller New York, de se faire citoyen et soldat rpublicain en Amrique.
– Quelle erreur est la tienne! Tu n’auras pas la guerre, et tu retombes dans la vie de caf, seulement sans lgance, sans musique, sans amours rpliqua la duchesse. Crois-moi, pour toi comme pour moi, ce serait une triste vie que celle d’Amrique.
Elle lui expliqua le culte du dieu dollar, et ce respect qu’il faut avoir pour les artisans de la rue, qui par leurs votes dcident de tout. On revint au parti de l’Eglise.
– Avant de te gendarmer, lui dit la duchesse comprends donc ce que le comte te demande: ii ne s’agit pas du tout d’tre un pauvre prtre plus ou moins exemplaire et vertueux, comme l’abb Blans. Rappelle-toi ce que furent tes oncles les archevques de Parme relis les notices sur leurs vies, dans le supplment la gnalogie. Avant tout il convient un homme de ton nom d’tre un grand seigneur, noble, gnreux, protecteur de la justice, destin d’avance se trouver la tte de son ordre… et dans toute sa vie ne faisant qu’une coquinerie, mais celle-l fort utile.
– Ainsi voil toutes mes illusions vau-l’eau disait Fabrice en soupirant profondment l sacrifice est cruel! je l’avoue, je n’avais pas rflchi cette horreur pour l’enthousiasme et l’esprit, mme exercs leur profit, qui dsormais va rgner parmi les souverains absolus.
– Songe qu’une proclamation, qu’un caprice du coeur prcipite l’homme enthousiaste dans le parti contraire celui qu’il a servi toute la vie!
– Moi enthousiaste! rpta Fabrice; trange accusation! je ne puis pas mme tre amoureux!
– Comment? s’cria la duchesse.
– Quand j’ai l’honneur de faire la cour une beaut, mme de bonne naissance, et dvote, je ne puis penser elle que quand je la vois.
Cet aveu fit une trange impression sur la duchesse.
– Je te demande un mois, reprit Fabrice, pour prendre cong de Mme C. de Novare et, ce qui est encore plus difficile, des chteaux en Espagne de toute ma vie. J’crirai ma mre, qui sera assez bonne pour venir me voir Belgirate, sur la rive pimontaise du lac Majeur, et le trente et unime jour aprs celui-ci, je serai incognito dans Parme.
– Garde-t’en bien! s’cria la duchesse.
Elle ne voulait pas que le comte Mosca la vt parler Fabrice.
Les mmes personnages se revirent Plaisance; la duchesse cette fois tait fort agite; un orage s’tait lev la cour; le parti de la marquise Raversi touchait au triomphe, il tait possible que le comte Mosca ft remplac par le gnral Fabio Conti, chef de ce qu’on appelait Parme le parti libral. Except le nom du rival qui croissait dans la faveur du prince, la duchesse dit tout Fabrice. Elle discuta de nouveau les chances de son avenir, mme avec la perspective de manquer de la toute-puissante protection du comte.
– Je vais passer trois ans l’Acadmie ecclsiastique de Naples, s’cria Fabrice; mais puisque je dois tre avant tout un jeune gentilhomme, et que tu ne m’astreins pas mener la vie svre d’un sminariste vertueux, ce sjour Naples ne m’effraie nullement, cette vie-l vaudra bien celle de Romagnano; la bonne compagnie de l’endroit commenait me trouver jacobin. Dans mon exil j’ai dcouvert que je ne sais rien, pas mme le latin, pas mme l’orthographe. J’avais le projet de refaire mon ducation Novare, j’tudierai volontiers la thologie Naples; c’est une science complique.
La duchesse fut ravie.
– Si nous sommes chasss, lui dit-elle, nous irons te voir Naples. Mais puisque tu acceptes jusqu’ nouvel ordre le parti des bas violets, le comte, qui connat bien l’Italie actuelle, m’a charge d’une ide pour toi. Crois ou ne crois pas ce qu’on t’enseignera, mais ne fais jamais aucune objection. Figure-toi qu’on t’enseigne les rgles du jeu de whist; est-ce que tu ferais des objections aux rgles du whist? J’ai dit au comte que tu croyais, et il s’en est flicit; cela est utile dans ce monde et dans l’autre. Mais si tu crois, ne tombe point dans la vulgarit de parler avec horreur de Voltaire, Diderot, Raynal, et de tous ces cervels de Franais prcurseurs des deux Chambres. Que ces noms-l se trouvent rarement dans ta bouche mais enfin quand il le faut, parle de ces messieurs avec une ironie calme; ce sont gens depuis longtemps rfuts, et dont les attaques ne sont plus d’aucune consquence. Crois aveuglment tout ce que l’on te dira l’Acadmie. Songe qu’il y a des gens qui tiendront note fidle de tes moindres objections; on te pardonnera une petite intrigue galante si elle est bien mene, et non pas un doute; l’ge supprime l’intrigue et augmente le doute. Agis sur ce principe au tribunal de la pnitence. Tu auras une lettre de recommandation pour un vque factotum du cardinal archevque de Naples; lui seul tu dois avouer ton escapade en France, et ta prsence, le 18 juin, dans les environs de Waterloo. Du reste abrge beaucoup diminue cette aventure, avoue-le seulement pour qu’on ne puisse pas te reprocher de l’avoir cache; tu tais si jeune alors!
” La seconde ide que le comte t’envoie est celle-ci: S’il te vient une raison brillante, une rplique victorieuse qui change le cours de la conversation, ne cde point la tentation de briller, garde le silence; les gens fins verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d’avoir de l’esprit quand tu seras vque.
Fabrice dbuta Naples avec une voiture modeste, et quatre domestiques, bons Milanais, que sa tante lui avait envoys. Aprs une anne d’tude personne ne disait que c’tait un homme d’esprit, on le regardait comme un grand seigneur appliqu, fort gnreux, mais un peu libertin.
Cette anne assez amusante pour Fabrice, fut terrible pour la duchesse. Le comte fut trois ou quatre fois deux doigts de sa perte; le prince, plus peureux que jamais parce qu’il tait malade cette anne-l , croyait, en le renvoyant, se dbarrasser de l’odieux des excutions faites avant l’entre du comte au ministre. Le Rassi tait le favori du coeur qu’on voulait garder avant tout. Les prils du comte lui attachrent passionnment la duchesse, elle ne songeait plus Fabrice. Pour donner une couleur leur retraite possible, il se trouva que l’air de Parme, un peu humide en effet, comme celui de toute la Lombardie, ne convenait nullement sa sant. Enfin aprs des intervalles de disgrce, qui allrent pour le comte, premier ministre, jusqu’ passer quelquefois vingt jours entiers sans voir son matre en particulier, Mosca l’emporta; il fit nommer le gnral Fabio Conti, le prtendu libral, gouverneur de la citadelle o l’on enfermait les libraux jugs par Rassi.”Si Conti use d’indulgence envers ses prisonniers, disait Mosca son amie, on le disgracie comme un jacobin auquel ses ides politiques font oublier ses devoirs de gnral, s’il se montre svre et impitoyable, et c’est ce me semble de ce ct-l qu’il inclinera, il cesse d’tre le chef de son propre parti, et s’aline toutes les familles qui ont un des leurs la citadelle. Ce pauvre homme sait prendre un air tout confit de respect l’approche du prince; au besoin il change de costume quatre fois en un jour; il peut discuter une question d’tiquette, mais ce n’est point une tte capable de suivre le chemin difficile par lequel seulement il peut se sauver; et dans tous les cas je suis l .”
Le lendemain de la nomination du gnral Fabio Conti, qui terminait la crise ministrielle on apprit que Parme aurait un journal ultra-monarchique’.
– Que de querelles ce journal va faire natre! disait la duchesse.
– Ce journal, dont l’ide est peut-tre mon chef-d’oeuvre, rpondait le comte en riant, peu peu je m’en laisserai bien malgr moi ter la direction par les ultra-furibonds. J’ai fait attacher de beaux appointements aux places de rdacteur. De tous cts on va solliciter ces places: cette affaire va nous faire passer un mois ou deux, et l’on oubliera les prils que je viens de courir. Les graves personnages P. et D. sont dj sur les rangs.
– Mais ce journal sera d’une absurdit rvoltante.
– J’y compte bien, rpliquait le comte. Le prince le lira tous les matins et admirera ma doctrine moi qui l’ai fond. Pour les dtails, il approuvera ou sera choqu; des heures qu’il consacre au travail, en voil deux de prises. Le journal se fera des affaires, mais l’poque o arriveront les plaintes srieuses, dans huit ou dix mois, il sera entirement dans les mains des ultra-furibonds. Ce sera ce parti qui me gne qui devra rpondre, moi j’lverai des objections contre le journal; au fond, j’aime mieux cent absurdits atroces qu’un seul pendu. Qui se souvient d’une absurdit deux ans aprs le numro du journal officiel? Au lieu que les fils et la famille du pendu me vouent une haine qui durera autant que moi et qui peut-tre abrgera ma vie.
La duchesse, toujours passionne pour quelque chose, toujours agissante, jamais oisive, avait plus d’esprit que toute la cour de Parme, mais elle manquait de patience et d’impassibilit pour russir dans les intrigues. Toutefois, elle tait parvenue suivre avec passion les intrts des diverses coteries, elle commenait mme avoir un crdit personnel auprs du prince. Clara-Paolina, la princesse rgnante, environne d’honneurs, mais emprisonne dans l’tiquette la plus suranne, se regardait comme la plus malheureuse des femmes. La duchesse Sanseverina lui fit la cour, et entreprit de lui prouver qu’elle n’tait point si malheureuse. Il faut savoir que le prince ne voyait sa femme qu’ dner; ce repas durait trente minutes et le prince passait des semaines entires sans adresser la parole Clara-Paolina. Mme Sanseverina essaya de changer tout cela; elle amusait le prince, et d’autant plus qu’elle avait su conserver toute son indpendance. Quand elle l’et voulu, elle n’et pas pu ne jamais blesser aucun des sots qui pullulaient cette cour. C’tait cette parfaite inhabilet de sa part qui la faisait excrer du vulgaire des courtisans, tous comtes ou marquis, jouissant en gnral de cinq mille livres de rentes. Elle comprit ce malheur ds les premiers jours, et s’attacha exclusivement plaire au souverain et sa femme, laquelle dominait absolument le prince hrditaire. La duchesse savait amuser le souverain et profitait de l’extrme attention qu’il accordait ses moindres paroles pour donner de bons ridicules aux courtisans qui la hassaient. Depuis les sottises que Rassi lui avait fait faire, et les sottises de sang ne se rparent pas, le prince avait peur quelquefois, et s’ennuyait souvent, ce qui l’avait conduit la triste envie; il sentait qu’il ne s’amusait gure, et devenait sombre quand il croyait voir que d’autres s’amusaient; l’aspect du bonheur le rendait furieux.”Il faut cacher nos amours”, dit la duchesse son ami; et elle laissa deviner au prince qu’elle n’tait plus que fort mdiocrement prise du comte, homme d’ailleurs si estimable.
Cette dcouverte avait donn un jour heureux Son Altesse. De temps autre, la duchesse laissait tomber quelques mots du projet qu’elle aurait de se donner chaque anne un cong de quelques mois qu’elle emploierait voir l’Italie qu’elle ne connaissait point: elle irait visiter Naples, Florence, Rome. Or, rien au monde ne pouvait faire plus de peine au prince qu’une telle apparence de dsertion: c’tait l une de ses faiblesses les plus marques, les dmarches qui pouvaient tre imputes mpris pour sa ville capitale lui peraient le coeur. Il sentait qu’il n’avait aucun moyen de retenir Mme Sanseverina, et Mme Sanseverina tait de bien loin la femme la plus brillante de Parme. Chose unique avec la paresse italienne, on revenait des campagnes environnantes pour assister ses jeudis; c’taient de vritables ftes; presque toujours la duchesse y avait quelque chose de neuf et de piquant. Le prince mourait d’envie de voir un de ces jeudis; mais comment s’y prendre? Aller chez un simple particulier! c’tait une chose que ni son pre ni lui n’avaient jamais faite!
Un certain jeudi, il pleuvait, il faisait froid; chaque instant de la soire le duc entendait des voitures qui branlaient le pav de la place du palais, en allant chez Mme Sanseverina. Il eut un mouvement d’impatience: d’autres s’amusaient, et lui, prince souverain, matre absolu, qui devait s’amuser plus que personne au monde, il connaissait l’ennui! Il sonna son aide de camp, il fallut le temps de placer une douzaine de gens affids dans la rue qui conduisait du palais de Son Altesse au palais Sanseverina. Enfin, aprs une heure qui parut un sicle au prince, et pendant laquelle il fut vingt fois tent de braver les poignards et de sortir l’tourdie et sans nulle prcaution, il parut dans le premier salon de Mme Sanseverina. La foudre serait tombe dans ce salon qu’elle n’et pas produit une pareille surprise. En un clin d’oeil et mesure que le prince s’avanait, s’tablissait dans ces salons si bruyants et si gais un silence de stupeur; tous les yeux, fixs sur le prince, s’ouvraient outre mesure. Les courtisans paraissaient dconcerts, la duchesse elle seule n’eut point l’air tonn. Quand enfin l’on eut retrouv la force de parler, la grande proccupation de toutes les personnes prsentes fut de dcider cette importante question: la duchesse avait-elle t avertie de cette visite, ou bien a-t-elle t surprise comme tout le monde?
Le prince s’amusa, et l’on va juger du caractre tout de premier mouvement de la duchesse, et du pouvoir infini que les ides vagues de dpart adroitement jetes lui avaient laiss prendre.
En reconduisant le prince qui lui adressait des mots fort aimables, il lui vint une ide singulire et qu’elle osa bien lui dire tout simplement, et comme une chose des plus ordinaires.
– Si Votre Altesse Srnissime voulait adresser la princesse trois ou quatre de ces phrases charmantes qu’elle me prodigue, elle ferait mon bonheur bien plus srement qu’en me disant ici que je suis jolie. C’est que je ne voudrais pas pour tout au monde que la princesse pt voir de mauvais oeil l’insigne marque de faveur dont Votre Altesse vient de m’honorer.
Le prince la regarda fixement et rpliqua d’un air sec:
– Apparemment que je suis le matre d’aller o il me plat.
La duchesse rougit.
– Je voulais seulement, reprit-elle l’instant, ne pas exposer Son Altesse faire une course inutile, car ce jeudi sera le dernier; je vais aller passer quelques jours Bologne ou Florence.
Comme elle rentrait dans ses salons, tout le monde la croyait au comble de la faveur, et elle venait de hasarder ce que de mmoire d’homme personne n’avait os Parme. Elle fit un signe au comte qui quitta sa table de whist et la suivit dans un petit salon clair, mais solitaire.
– Ce que vous avez fait est bien hardi, lui dit-il je ne vous l’aurais pas conseill; mais dans les cours bien pris, ajouta-t-il en riant, le bonheur augmente l’amour, et si vous partez demain matin, je vous suis demain soir. Je ne serai retard que par cette corve du ministre des finances dont j’ai eu la sottise de me charger, mais en quatre heures de temps bien employes on peut faire la remise de bien des caisses. Rentrons, chre amie, et faisons de la fatuit ministrielle en toute libert, et sans nulle retenue, c’est peut-tre la dernire reprsentation que nous donnons en cette ville. S’il se croit brav, l’homme est capable de tout; il appellera cela faire un exemple. Quand ce monde sera parti, nous aviserons aux moyens de vous barricader pour cette nuit; le mieux serait peut-tre de partir sans dlai pour votre maison de Sacca, prs du P, qui a l’avantage de n’tre qu’ une demi-heure de distance des Etats autrichiens.
L’amour et l’amour-propre de la duchesse eurent un moment dlicieux; elle regarda le comte, et ses yeux se mouillrent de larmes. Un ministre si puissant, environn de cette foule de courtisans qui l’accablaient d’hommages gaux ceux qu’ils adressaient au prince lui-mme, tout quitter pour elle et avec cette aisance!
En rentrant dans les salons, elle tait folle de joie. Tout le monde se prosternait devant elle.
“Comme le bonheur change la duchesse, disaient de toutes parts les courtisans, c’est ne pas la reconnatre. Enfin cette me romaine et au-dessus de tout daigne pourtant apprcier la faveur exorbitante dont elle vient d’tre l’objet de la part du souverain!”
Vers la fin de la soire, le comte vint elle:
– Il faut que je vous dise des nouvelles.
Aussitt les personnes qui se trouvaient auprs de la duchesse s’loignrent.
– Le prince en rentrant au palais, continua le comte, s’est fait annoncer chez sa femme. Jugez de la surprise! Je viens vous rendre compte, lui a-t-il dit, d’une soire fort aimable, en vrit, que j’ai passe chez la Sanseverina. C’est elle qui m’a pri de vous faire le dtail de la faon dont elle a arrang ce vieux palais enfum. Alors le prince, aprs s’tre assis, s’est mis faire la description de chacun de vos salons.
“Il a pass plus de vingt minutes chez sa femme qui pleurait de joie; malgr son esprit, elle n’a pas pu trouver un mot pour soutenir la conversation sur le ton lger que Son Altesse voulait bien lui donner.”
Ce prince n’tait point un mchant homme, quoi qu’en pussent dire les libraux d’Italie. A la vrit, il avait fait jeter dans les prisons un assez bon nombre d’entre eux, mais c’tait par peur, et il rptait quelquefois comme pour se consoler de certains souvenirs: Il vaut mieux tuer le diable que si le diable nous tue. Le lendemain de la soire dont nous venons de parler, il tait tout joyeux, il avait fait deux belles actions: aller au jeudi et parler sa femme. A dner, il lui adressa la parole, en un mot, ce jeudi de Mme Sanseverina amena une rvolution d’intrieur dont tout Parme retentit; la Raversi fut consterne, et la duchesse eut une double joie: elle avait pu tre utile son amant et l’avait trouv plus pris que Jamais.
– Tout cela cause d’une ide bien imprudente qui m’est venue! disait-elle au comte. Je serais plus libre sans doute Rome ou Naples, mais y trouverais-je un jeu aussi attachant? Non, en vrit, mon cher comte, et vous faites mon bonheur.
CHAPITRE VII
C’est de petits dtails de cour aussi insignifiants que celui que nous venons de raconter qu’il faudrait remplir l’histoire des quatre annes qui suivirent. Chaque printemps, la marquise venait avec ses filles passer deux mois au palais Sanseverina ou la terre de Sacca, aux bords du P, il y avait des moments bien doux, et l’on parlait de Fabrice; mais le comte ne voulut jamais lui permettre une seule visite Parme. La duchesse et le ministre eurent bien rparer quelques tourderies, mais en gnral Fabrice suivait assez sagement la ligne de conduite qu’on lui avait indique: un grand seigneur qui tudie la thologie et qui ne compte point absolument sur sa vertu pour faire son avancement. A Naples, il s’tait pris d’un got trs vif pour l’tude de l’antiquit, il faisait des fouilles ‘; cette passion avait presque remplac celle des chevaux. Il avait vendu ses chevaux anglais pour continuer des fouilles Misne, o il avait trouv un buste de Tibre, jeune encore, qui avait pris rang parmi les plus beaux restes de l’antiquit. La dcouverte de ce buste fut presque le plaisir le plus vif qu’il et rencontr Naples. Il avait l’me trop haute pour chercher imiter les autres jeunes gens, et, par exemple, pour vouloir jouer avec un certain srieux le rle d’amoureux. Sans doute il ne manquait point de matresses, mais elles n’taient pour lui d’aucune consquence, et, malgr son ge, on pouvait dire de lui qu’il ne connaissait point l’amour; il n’en tait que plus aim. Rien ne l’empchait d’agir avec le plus beau sang-froid, car pour lui une femme jeune et jolie tait toujours l’gale d’une autre femme jeune et jolie; seulement la dernire connue lui semblait la plus piquante. Une des dames les plus admires Naples avait fait des folies en son honneur pendant la dernire anne de son sjour, ce qui d’abord l’avait amus, et avait fini par l’excder d’ennui, tellement qu’un des bonheurs de son dpart fut d’tre dlivr des attentions de la charmante duchesse d’A… Ce fut en 1821, qu’ayant subi passablement tous ses examens, son directeur d’tudes ou gouverneur eut une croix et un cadeau, et lui partit pour voir enfin cette ville de Parme laquelle il songeait souvent. Il tait Monsignore, et il avait quatre chevaux sa voiture; la poste avant Parme, il n’en prit que deux, et dans la ville fit arrter devant l’glise de Saint-Jean. L se trouvait le riche tombeau de l’archevque Ascagne del Dongo, son arrire-grand-oncle, l’auteur de la Gnalogie latine. Il pria auprs du tombeau, puis arriva pied au palais de la duchesse qui ne l’attendait que quelques jours plus tard. Elle avait grand monde dans son salon, bientt on la laissa seule.
– Eh bien! es-tu contente de moi? lui dit-il en se jetant dans ses bras: grce toi, j’ai pass quatre annes assez heureuses Naples, au lieu de m’ennuyer Novare avec ma matresse autorise par la police.
La duchesse ne revenait pas de son tonnement elle ne l’et pas reconnu le voir passer dans l rue; elle le trouvait ce qu’il tait en effet, l’un des plus jolis hommes de l’Italie; il avait surtout une physionomie charmante. Elle l’avait envoy Naples avec la tournure d’un hardi casse-cou; la cravache qu’il portait toujours alors semblait faire partie inhrente de son tre: maintenant il avait l’air le plus noble et le plus mesur devant les trangers, et dans le particulier, elle lui trouvait tout le feu de sa premire jeunesse. C’tait un diamant qui n’avait rien perdu tre poli. Il n’y avait pas une heure que Fabrice tait arriv, lorsque le comte Mosca survint; il arriva un peu trop tt. Le jeune homme lui parla en si bons termes de la croix de Parme accorde son gouverneur, et il exprima sa vive reconnaissance pour d’autres bienfaits dont il n’osait parler d’une faon aussi claire, avec une mesure si parfaite, que du premier coup d’oeil le ministre le jugea favorablement.
– Ce neveu, dit-il tout bas la duchesse, est fait pour orner toutes les dignits auxquelles vous voudrez l’lever par la suite.
Tout allait merveille jusque-l , mais quand le ministre, fort content de Fabrice, et jusque-l attentif uniquement ses faits et gestes, regarda la duchesse, il lui trouva des yeux singuliers.”Ce jeune homme fait ici une trange impression”, se dit-il. Cette rflexion fut amre; le comte avait atteint la cinquantaine, c’est un mot bien cruel et dont peut-tre un homme perdument amoureux peut seul sentir tout le retentissement. Il tait fort bon, fort digne d’tre aim, ses svrits prs comme ministre. Mais, ses yeux, ce mot cruel la cinquantaine jetait du noir sur toute sa vie et et t capable de le faire cruel pour son propre compte. Depuis cinq annes qu’il avait dcid la duchesse venir Parme, elle avait souvent excit sa jalousie, surtout dans les premiers temps, mais jamais elle ne lui avait donn de sujet de plainte rel. Il croyait mme, et il avait raison, que c’tait dans le dessein de mieux s’assurer de son coeur que la duchesse avait eu recours ces apparences de distinction en faveur de quelques jeunes beaux de la cour. Il tait sr, par exemple, qu’elle avait refus les hommages du prince, qui mme, cette occasion avait dit un mot instructif.
– Mais si j’acceptais les hommages de Votre Altesse, lui disait la duchesse en riant, de quel front oser reparatre devant le comte?
– Je serais presque aussi dcontenanc que vous. Le cher comte! mon ami! Mais c’est un embarras bien facile tourner et auquel j’ai song: le comte serait mis la citadelle pour le reste de ses jours.
Au moment de l’arrive de Fabrice, la duchesse fut tellement transporte de bonheur, qu’elle ne songea pas du tout aux ides que ses yeux pourraient donner au comte. L’effet fut profond et les soupons sans remde.
Fabrice fut reu par le prince deux heures aprs son arrive, la duchesse, prvoyant le bon effet que cette audience impromptu devait produire dans le public, la sollicitait depuis deux mois: cette faveur mettait Fabrice hors de pair ds le premier instant; le prtexte avait t qu’il ne faisait que passer Parme pour aller voir sa mre en Pimont. Au moment o un petit billet charmant de la duchesse vint dire au prince que Fabrice attendait ses ordres, Son Altesse s’ennuyait.”Je vais voir, se dit-elle, un petit saint bien niais, une mine plate ou sournoise.”Le commandant de la place avait dj rendu compte de la premire visite au tombeau de l’oncle archevque. Le prince vit entrer un grand jeune homme, que, sans ses bas violets, il et pris pour quelque jeune officier.
Cette petite surprise chassa l’ennui: “Voil un gaillard, se dit-il, pour lequel on va me demander Dieu sait quelles faveurs, toutes celles dont je puis disposer. Il arrive, il doit tre mu: je m’en vais faire de la politique jacobine; nous verrons un peu comment il rpondra.”
Aprs les premiers mots gracieux de la part du prince:
– Eh bien! Monsignore, dit-il Fabrice, les peuples de Naples sont-ils heureux? Le roi est-il aim?
– Altesse Srnissime, rpondit Fabrice sans hsiter un instant, j’admirais, en passant dans la rue, l’excellente tenue des soldats des divers rgiments de S. M. le Roi; la bonne compagnie est respectueuse envers ses matres comme elle doit l’tre mais j’avouerai que de la vie je n’ai souffert que ls gens des basses classes me parlassent d’autre chose que du travail pour lequel je les paie.
– Peste! dit le prince quel sacre’! voici un oiseau bien styl, c’est l’esprit de la Sanseverina.
Piqu au jeu, le prince employa beaucoup d’adresse faire parler Fabrice sur ce sujet si scabreux. Le jeune homme, anim par le danger, eut le bonheur de trouver des rponses admirables:
– C’est presque de l’insolence que d’afficher de l’amour pour son roi, disait-il, c’est de l’obissance aveugle qu’on lui doit.
A la vue de tant de prudence, le prince eut presque de l’humeur.”Il parat que voici un homme d’esprit qui nous arrive de Naples, et je n’aime pas cette engeance; un homme d’esprit a beau marcher dans les meilleurs principes et mme de bonne foi, toujours par quelque ct il est cousin germain de Voltaire et de Rousseau.”
Le prince se trouvait comme brav par les manires si convenables et les rponses tellement inattaquables du jeune chapp de collge; ce qu’il avait prvu n’arrivait point: en un clin d’oeil il prit le ton de la bonhomie, et, remontant, en quelques mots, jusqu’aux grands principes des socits et du gouvernement, il dbita, en les adaptant la circonstance, quelques phrases de Fnelon qu’on lui avait fait apprendre par coeur ds l’enfance pour les audiences publiques.
– Ces principes vous tonnent, jeune homme dit-il Fabrice (il l’avait appel monsignore au commencement de l’audience, et il comptait lui donner du monsignore en le congdiant, mais dans le courant de la conversation il trouvait plus adroit, plus favorable aux tournures pathtiques, de l’interpeller par un petit nom d’amiti); ces principes vous tonnent, jeune homme, j’avoue qu’ils ne ressemblent gure aux tartines d’absolutisme (ce fut le mot) que l’on peut lire tous les jours dans mon journal officiel… Mais, grand Dieu! qu’est-ce que je vais vous citer l ? ces crivains du journal sont pour vous bien inconnus.
– Je demande pardon Votre Altesse Srnissime; non seulement je lis le journal de Parme, qui me semble assez bien crit, mais encore je tiens, avec lui, que tout ce qui a t fait depuis la mort de Louis XIV, en 1715, est la fois un crime et une sottise. Le plus grand intrt de l’homme c’est son salut, il ne peut pas y avoir deux faons de voir ce sujet, et ce bonheur-l doit durer une ternit. Les mots libert, justice, bonheur du plus grand nombre sont infmes et criminels: ils donnent aux esprits l’habitude de la discussion et de la mfiance. Une Chambre des dputs se dfie de ce que ces gens-l appellent le ministre. Cette fatale habitude de la mfiance une fois contracte, la faiblesse humaine l’applique tout l’homme arrive se mfier de la Bible, des ordres de l’Eglise, de la tradition, etc.; ds lors il est perdu. Quand bien mme, ce qui est horriblement faux et criminel dire, cette mfiance envers l’autorit des princes tablis de Dieu donnerait le bonheur pendant les vingt ou trente annes de vie que chacun de nous peut prtendre, qu’est-ce qu’un demi-sicle ou un sicle tout entier, compar une ternit de supplices? etc.
On voyait, l’air dont Fabrice parlait, qu’il cherchait arranger ses ides de faon les faire saisir le plus facilement possible par son auditeur, il tait clair qu’il ne rcitait pas une leon.
Bientt le prince ne se soucia plus de lutter avec ce jeune homme dont les manires simples et graves le gnaient.
– Adieu, monsignore, lui dit-il brusquement je vois qu’on donne une excellente ducation dans l’Acadmie ecclsiastique de Naples, et il est tout simple que quand ces bons prceptes tombent sur un esprit aussi distingu, on obtienne des rsultats brillants. Adieu.
Et il lui tourna le dos.
“Je n’ai point plu cet animal”, se dit Fabrice.
“Maintenant il nous reste voir, dit le prince ds qu’il fut seul, si ce beau jeune homme est susceptible de passion pour quelque chose; en ce cas il serait complet… Peut-on rpter avec plus d’esprit les leons de la tante? Il me semblait l’entendre parler; s’il y avait une rvolution chez moi ce serait elle qui rdigerait Le Moniteur, comme jadis la San Felice Naples! Mais la San Felice, malgr ses vingt-cinq ans et sa beaut, fut un peu perdue! Avis aux femmes de trop d’esprit.”En croyant Fabrice l’lve de sa tante, le prince se trompait: les gens d’esprit qui naissent sur le trne ou ct perdent bientt toute finesse de tact; ils proscrivent, autour d’eux, la libert de conversation qui leur parat grossiret; ils ne veulent voir que des masques et prtendent juger de la beaut du teint; le plaisant c’est qu’ils se croient beaucoup de tact. Dans ce cas-ci, par exemple, Fabrice croyait peu prs tout ce que nous lui avons entendu dire; il est vrai qu’il ne songeait pas deux fois par mois tous ces grands principes. Il avait des gots vifs, il avait de l’esprit, mais il avait la foi.
Le got de la libert, la mode et le culte du bonheur du plus grand nombre, dont le XIXe sicle s’est entich, n’taient ses yeux qu’une hrsie qui passera comme les autres, mais aprs avoir tu beaucoup d’mes, comme la peste tandis qu’elle rgne dans une contre tue beaucoup de corps. Et malgr tout cela Fabrice lisait avec dlices les journaux franais, et faisait mme des imprudences pour s’en procurer.
Comme Fabrice revenait tout bouriff de son audience au palais, et racontait sa tante les diverses attaques du prince:
– Il faut, lui dit-elle, que tu ailles tout prsentement chez le pre Landriani, notre excellent archevque; vas-y pied, monte doucement l’escalier, fais peu de bruit dans les antichambres; si l’on te fait attendre, tant mieux, mille fois tant mieux! en un mot, sois apostolique!
– J’entends, dit Fabrice, notre homme est un Tartufe.
– Pas le moins du monde, c’est la vertu mme.
– Mme aprs ce qu’il a fait, reprit Fabrice tonn, lors du supplice du comte Palanza?
– Oui, mon ami, aprs ce qu’il a fait: le pre de notre archevque tait un commis au ministre des finances, un petit bourgeois, voil qui explique tout. Mgr Landriani est un homme d’un esprit vif, tendu, profond; il est sincre, il aime la vertu: je suis convaincue que si un empereur Dcius revenait au monde, il subirait le martyre comme le Polyeucte de l’Opra, qu’on nous donnait la semaine passe. Voil le beau ct de la mdaille, voici le revers: ds qu’il est en prsence du souverain, ou seulement du premier ministre, il est bloui de tant de grandeur, il se trouble, il rougit; il lui est matriellement impossible de dire non. De l les choses qu’il a faites, et qui lui ont valu cette cruelle rputation dans toute l’Italie; mais ce qu’on ne sait pas, c’est que, lorsque l’opinion publique vint l’clairer sur le procs du comte Palanza, il s’imposa pour pnitence de vivre au pain et l’eau pendant treize semaines, autant de semaines qu’il y a de lettres dans les noms Davide Palanza. Nous avons cette cour un coquin d’infiniment d’esprit, nomm Rassi, grand juge ou fiscal gnral, qui, lors de la mort du comte Palanza, ensorcela le pre Landriani. A l’poque de la pnitence des treize semaines, le comte Mosca, par piti et un peu par malice, l’invitait dner une et mme deux fois par semaine; le bon archevque, pour faire sa cour, dnait comme tout le monde. Il et cru qu’il y avait rbellion et jacobinisme afficher une pnitence pour une action approuve du souverain. Mais l’on savait que, pour chaque dner, o son devoir de fidle sujet l’avait oblig manger comme tout le monde, il s’imposait une pnitence de deux journes de nourriture au pain et l’eau.
“Mgr Landriani, esprit suprieur, savant du premier ordre, n’a qu’un faible, il veut tre aim: ainsi, attendris-toi en le regardant, et, la troisime visite, aime-le tout fait. Cela, joint ta naissance, te fera adorer tout de suite. Ne marque pas de surprise s’il te reconduit jusque sur l’escalier, aie l’air d’tre accoutum ces faons; c’est un homme n genoux devant la noblesse. Du reste, sois simple, apostolique, pas d’esprit, pas de brillant, pas de repartie prompte; si tu ne l’effarouches point, il se plaira avec toi, songe qu’il faut que de son propre mouvement il te fasse son grand vicaire. Le comte et moi nous serons surpris et mme fchs de ce trop rapide avancement, cela est essentiel vis- -vis du souverain.
Fabrice courut l’archevch: par un bonheur singulier, le valet de chambre du bon prlat, un peu sourd, n’entendit pas le nom del Dongo; il annona un jeune prtre, nomm Fabrice; l’archevque se trouvait avec un cur de moeurs peu exemplaires, et qu’il avait fait venir pour le gronder. Il tait en train de faire une rprimande, chose trs pnible pour lui, et ne voulait pas avoir ce chagrin sur le coeur plus longtemps; il fit donc attendre trois quarts d’heure le petit neveu du grand archevque Ascanio del Dongo.
Comment peindre ses excuses et son dsespoir quand, aprs avoir reconduit le cur jusqu’ la seconde antichambre, et lorsqu’il demandait en repassant, cet homme qui attendait, en quoi il pouvait le servir, il aperut les bas violets et entendit le nom Fabrice del Dongo? La chose parut si plaisante notre hros, que, ds cette premire visite, il se hasarda baiser la main du saint prlat, dans un transport de tendresse. Il fallait entendre l’archevque rpter avec dsespoir:
– Un del Dongo attendre dans mon antichambre!
Il se crut oblig, en forme d’excuse, de lui raconter toute l’anecdote du cur, ses torts, ses rponses, etc.
“Est-il bien possible, se disait Fabrice en revenant au palais Sanseverina, que ce soit l l’homme qui a fait hter le supplice de ce pauvre comte Palanza!”
– Que pense Votre Excellence, lui dit en riant le comte Mosca, en le voyant rentrer chez la duchesse (le comte ne voulait pas que Fabrice l’appelt Excellence).
– Je tombe des nues; je ne connais rien au caractre des hommes: j’aurais pari, si je n’avais pas su son nom, que celui-ci ne peut voir saigner un poulet.
– Et vous auriez gagn, reprit le comte; mais quand il est devant le prince, ou seulement devant moi, il ne peut dire non. A la vrit, pour que je produise tout mon effet, il faut que j’aie le grand cordon jaune pass par-dessus l’habit, en frac il me contredirait, aussi je prends toujours un uniforme pour le recevoir. Ce n’est pas nous dtruire le prestige du pouvoir, les journaux franais le dmolissent bien assez vite; peine si la manie respectante vivra autant que nous, et vous, mon neveu, vous survivrez au respect. Vous, vous serez bon homme!
Fabrice se plaisait fort dans la socit du comte: c’tait le premier homme suprieur qui et daign lui parler sans comdie; d’ailleurs ils avaient un got commun, celui des antiquits et des fouilles. Le comte de son ct, tait flatt de l’extrme attention avec laquelle le jeune homme l’coutait; mais il y avait une objection capitale: Fabrice occupait un appartement dans le palais Sanseverina, passait sa vie avec la duchesse, laissait voir en toute innocence que cette intimit faisait son bonheur, et Fabrice avait des yeux, un teint d’une fracheur dsesprante.
De longue main, Ranuce-Ernest IV, qui trouvait rarement de cruelles tait piqu de ce que la vertu de la duchesse, bien connue la cour, n’avait pas fait une exception en sa faveur. Nous l’avons vu, l’esprit et la prsence d’esprit de Fabrice l’avaient choqu ds le premier jour. Il prit mal l’extrme amiti que sa tante et lui se montraient l’tourdie; il prta l’oreille avec une extrme attention aux propos de ses courtisans qui furent infinis. L’arrive de ce jeune homme et l’audience si extraordinaire qu’il avait obtenue firent pendant un mois la cour la nouvelle et l’tonnement; sur quoi le prince eut une ide.
Il avait dans sa garde un simple soldat qui supportait le vin d’une admirable faon; cet homme passait sa vie au cabaret, et rendait compte de l’esprit du militaire directement au souverain. Carlone ne savait pas crire sans quoi depuis longtemps il et obtenu de l’avancement. Or, sa consigne tait de se trouver devant le palais, tous les jours quand midi sonnait la grande horloge. Le prince alla lui-mme un peu avant midi disposer d’une certaine faon la persienne d’un entresol tenant la pice o Son Altesse s’habillait. Il retourna dans cet entresol un peu aprs que midi eut sonn, il y trouva le soldat; le prince avait dans sa poche une feuille de papier et une critoire. il dicta au soldat’ le billet que voici:
Votre Excellence a beaucoup d’esprit, sans doute, et c’est grce sa profonde sagacit que nous voyons cet Etat si bien gouvern. Mais, mon cher comte, de si grands succs ne marchent point sans un peu d’envie, et je crains fort qu’on ne rie un peu vos dpens, si votre sagacit ne devine pas qu’un certain beau jeune homme a eu le bonheur d’inspirer, malgr lui peut-tre, un amour des plus singuliers. Cet heureux mortel n’a, dit-on, que vingt-trois ans, et, cher comte, ce qui complique la question, c’est que vous et moi nous en avons beaucoup plus que le double de cet ge. Le soir, une certaine distance, le comte est charmant, smillant, homme d’esprit, aimable au possible; mais le matin, dans l’intimit, bien prendre les choses, le nouveau venu a peut-tre plus d’agrments. Or, nous autres femmes, nous faisons grand cas de cette fracheur de la jeunesse, surtout quand nous avons pass la trentaine. Ne parle-t-on pas dj de fixer cet aimable adolescent notre cour, par quelque belle place? Et quelle est donc la personne qui en parle le plus souvent Votre Excellence?
Le prince prit la lettre et donna deux cus au soldat.
– Ceci outre vos appointements, lui dit-il d’un air morne; le silence absolu envers tout le monde ou bien la plus humide des basses fosses la citadelle.
Le prince avait dans son bureau une collection d’enveloppes avec les adresses de la plupart des gens de sa cour, de la main de ce mme soldat qui passait pour ne pas savoir crire, et n’crivait jamais mme ses rapports de police: le prince choisit celle qu’il fallait.
Quelques heures plus tard, le comte Mosca reut une lettre par la poste; on avait calcul l’heure o elle pourrait arriver, et au moment o le facteur, qu’on avait vu entrer tenant une petite lettre la main, sortit du palais du ministre, Mosca fut appel chez Son Altesse. Jamais le favori n’avait paru domin par une plus noire tristesse: pour en jouir plus l’aise, le prince lui cria en le voyant.
– J’ai besoin de me dlasser en jasant au hasard avec l’ami, et non pas de travailler avec le ministre. Je jouis ce soir d’un mal la tte fou, et de plus il me vient des ides noires.
Faut-il parler de l’humeur abominable qui agitait le premier ministre, comte Mosca de la Rovre, l’instant o il lui fut permis de quitter son auguste matre? Ranuce-Ernest IV tait parfaitement habile dans l’art de torturer un coeur, et je pourrais faire ici sans trop d’injustice la comparaison du tigre qui aime jouer avec sa proie.
Le comte se fit reconduire chez lui au galop; il cria en passant qu’on ne laisst monter me qui vive, fit dire l’auditeur de service qu’il lui rendait la libert (savoir un tre humain porte de sa voix lui tait odieux), et courut s’enfermer dans la grande galerie de tableaux. L enfin, il put se livrer toute sa fureur; l il passa la soire sans lumires se promener au hasard, comme un homme hors de lui. Il cherchait imposer silence son coeur, pour concentrer toute la force de son attention dans la discussion du parti prendre. Plong dans des angoisses qui eussent fait piti son plus cruel ennemi, il se disait: “L’homme que j’abhorre loge chez la duchesse, passe tous ses moments avec elle. Dois-je tenter de faire parler une de ses femmes? Rien de plus dangereux; elle est si bonne; elle les paie bien! elle est adore! (Et de qui, grand Dieu, n’est-elle pas adore!) Voici la question, reprenait-il avec rage: Faut-il laisser deviner la Jalousie qui me dvore, ou ne pas en parler? Si je me tais, on ne se cachera point de moi. Je connais Gina, c’est une femme toute de premier mouvement; sa conduite est imprvue mme pour elle, si elle veut se tracer un rle d’avance, elle s’embrouille; toujours, au moment de l’action, il lui vient une nouvelle ide qu’elle suit avec transport comme tant ce qu’il y a de mieux au monde, et qui gte tout.
“Ne disant mot de mon martyre, on ne se cache point de moi et je vois tout ce qui peut se passer…
“Oui, mais en parlant, je fais natre d’autres circonstances; je fais natre des rflexions; je prviens beaucoup de ces choses horribles qui peuvent arriver… Peut-tre on l’loigne (le comte respira), alors j’ai presque partie gagne; quand mme on aurait un peu d’humeur dans le moment, je la calmerai… et cette humeur quoi de plus naturel?… elle l’aime comme un fils depuis quinze ans. L gt tout mon espoir: comme un fils… mais elle a cess de le voir depuis sa fuite pour Waterloo; mais en revenant de Naples, surtout pour elle, c’est un autre homme. Un autre homme, rpta-t-il avec rage, et cet homme est charmant; il a surtout cet air naf et tendre et cet oeil souriant qui promettent tant de bonheur! et ces yeux-l la duchesse ne doit pas tre accoutume les trouver notre cour!… Ils y sont remplacs par le regard morne ou sardonique. Moi-mme, poursuivi par les affaires, ne rgnant que par mon influence sur un homme qui voudrait me tourner en ridicule, quels regards dois-je avoir souvent? Ah! quelques soins que je prenne, c’est surtout mon regard qui doit tre vieux en moi! Ma gaiet n’est-elle pas toujours voisine de l’ironie?… Je dirai plus ici il faut tre sincre, ma gaiet ne laisse-t-elle pas entrevoir, comme chose toute proche, le pouvoir absolu… et la mchancet? Est-ce que quelquefois je ne me dis pas moi-mme, surtout quand on m’irrite: Je puis ce que je veux? et mme j’ajoute une sottise: je dois tre plus heureux qu’un autre, puisque je possde ce que les autres n’ont pas: le pouvoir souverain dans les trois quarts des choses. Eh bien! soyons juste, l’habitude de cette pense doit gter mon sourire… doit me donner un air d’gosme… content… Et, comme son sourire lui est charmant! il respire le bonheur facile de la premire jeunesse, et il le fait natre.”
Par malheur pour le comte, ce soir-l le temps tait chaud, touff, annonant la tempte; de ces temps, en un mot, qui, dans ces pays-l , portent aux rsolutions extrmes. Comment rapporter tous les raisonnements, toutes les faons de voir ce qui lui arrivait, qui, durant trois mortelles heures, mirent la torture cet homme passionn? Enfin le parti de la prudence l’emporta, uniquement par suite de cette rflexion: “Je suis fou, probablement; en croyant raisonner, je ne raisonne pas, je me retourne seulement pour chercher une position moins cruelle, je passe sans la voir ct de quelque raison dcisive. Puisque je suis aveugl par l’excessive douleur, suivons cette rgle, approuve de tous les gens sages, qu’on appelle prudence.
“D’ailleurs, une fois que j’ai prononc le mot fatal jalousie, mon rle est trac tout jamais. Au contraire, ne disant rien aujourd’hui, je puis parler demain, je reste matre de tout.”
La crise tait trop forte, le comte serait devenu fou, si elle et dur. Il fut soulag pour quelques instants, son attention vint s’arrter sur la lettre anonyme. De quelle part pouvait-elle venir? Il y eut l une recherche de noms et un jugement propos de chacun d’eux, qui fit diversion. A la fin, le comte se rappela un clair de malice qui avait jailli de l’oeil du souverain, quand il en tait venu dire, vers la fin de l’audience:
– Oui, cher ami, convenons-en, les plaisirs et les soins de l’ambition la plus heureuse, mme du pouvoir sans bornes, ne sont rien auprs du bonheur intime que donnent les relations de tendresse et d’amour. Je suis homme avant d’tre prince, et, quand j’ai le bonheur d’aimer, ma matresse s’adresse l’homme et non au prince.
Le comte rapprocha ce moment de bonheur malin de cette phrase de la lettre: C’est grce votre profonde sagacit que nous voyons cet Etat Si bien gouverne.
“Cette phrase est du prince, s’cria-t-il, chez un courtisan elle serait d’une imprudence gratuite; la lettre vient de son Altesse.”
Ce problme rsolu, la petite joie cause par le plaisir de deviner fut bientt efface par la cruelle apparition des grces charmantes de Fabrice, qui revint de nouveau. Ce fut comme un poids norme qui retomba sur le coeur du malheureux.
– Qu’importe de qui soit la lettre anonyme! s’cria-t-il avec fureur, le fait qu’elle me dnonce en existe-t-il moins? Ce caprice peut changer ma vie, dit-il, comme pour s’excuser d’tre tellement fou. Au premier moment, si elle l’aime d’une certaine faon, elle part avec lui pour Belgirate, pour la Suisse, pour quelque coin du monde. Elle est riche, et d’ailleurs, dt-elle vivre avec quelques louis chaque anne, que lui importe? Ne m’avouait-elle pas, il n’y a pas huit jours, que son palais, si bien arrang, si magnifique, l’ennuie? Il faut du nouveau cette me si jeune! Et avec quelle simplicit se prsente cette flicit nouvelle! elle sera entrane avant d’avoir song au danger, avant d’avoir song me plaindre! Et je suis pourtant si malheureux! s’cria le comte fondant en larmes.
Il s’tait jur de ne pas aller chez la duchesse ce soir-l , mais il n’y put tenir; jamais ses yeux n’avaient eu une telle soif de la regarder. Sur le minuit il se prsenta chez elle; il la trouva seule avec son neveu; dix heures elle avait renvoy tout le monde et fait fermer sa porte.
A l’aspect de l’intimit tendre qui rgnait entre ces deux tres, et de la joie nave de la duchesse une affreuse difficult s’leva devant les yeux du comte, et l’improviste! il n’y avait pas song durant la longue dlibration dans la galerie de tableaux: comment cacher sa jalousie?
Ne sachant quel prtexte avoir recours, il prtendit que ce soir-l , il avait trouv le prince excessivement prvenu contre lui, contredisant toutes ses assertions, etc. Il eut la douleur de voir la duchesse l’couter peine, et ne faire aucune attention ces circonstances qui, l’avant-veille encore, l’auraient jete dans des raisonnements infinis. Le comte regarda Fabrice: jamais cette belle figure lombarde ne lui avait paru si simple et si noble! Fabrice faisait plus d’attention que la duchesse aux embarras qu’il racontait.
“Rellement, se dit-il, cette tte joint l’extrme bont l’expression d’une certaine joie nave et tendre qui est irrsistible. Elle semble dire: Il n’y a que l’amour et le bonheur qu’il donne qui soient choses srieuses en ce monde. Et pourtant arrive-t-on quelque dtail o l’esprit soit ncessaire son regard se rveille et vous tonne, et l’on rest confondu.
“Tout est simple ses yeux parce que tout est vu de haut. Grand Dieu! comment combattre un tel ennemi? Et aprs tout, qu’est-ce que la vie sans l’amour de Gina? Avec quel ravissement elle semble couter les charmantes saillies de cet esprit si jeune, et qui, pour une femme, doit sembler unique au monde!”
Une ide atroce saisit le comte comme une crampe: “Le poignarder l devant elle, et me tuer aprs?”
Il fit un tour dans la chambre, se soutenant peine sur ses jambes, mais la main serre convulsivement autour du manche de son poignard. Aucun des deux ne faisait attention ce qu’il pouvait faire. Il dit qu’il allait donner un ordre au laquais, on ne l’entendit mme pas; la duchesse riait tendrement d’un mot que Fabrice venait de lui adresser. Le comte s’approcha d’une lampe dans le premier salon, et regarda si la pointe de son poignard tait bien affile.”Il faut tre gracieux et de manires parfaites envers ce jeune homme”, se disait-il en revenant et se rapprochant d’eux.
Il devenait fou; il lui sembla qu’en se penchant ils se donnaient des baisers, l , sous ses yeux.”Cela est impossible en ma prsence, se dit-il; ma raison s’gare. Il faut se calmer; si j’ai des manires rudes, la duchesse est capable, par simple pique de vanit, de le suivre Belgirate; et l , ou pendant le voyage, le hasard peut amener un mot qui donnera un nom ce qu’ils sentent l’un pour l’autre; et aprs, en un instant, toutes les consquences.
“La solitude rendra ce mot dcisif, et d’ailleurs une fois la duchesse loin de moi, que devenir? et si, aprs beaucoup de difficults surmontes du ct du prince, je vais montrer ma figure vieille et soucieuse Belgirate, quel rle jouerai-je au milieu de ces gens fous de bonheur?
“Ici mme que suis-je autre chose que le terzo incomodo?”(Cette belle langue italienne est toute faite pour l’amour!) Terzo incomodo (un tiers prsent qui incommode)! Quelle douleur pour un homme d’esprit de sentir qu’on joue ce rle excrable, et de ne pouvoir prendre sur soi de se lever et de s’en aller!”
Le comte allait clater ou du moins trahir sa douleur par la dcomposition de ses traits. Comme en faisant des tours dans le salon, il se trouvait prs de la porte, il prit la fuite en criant d’un air bon et intime:
– Adieu, vous autres!
“Il faut viter le sang”, se dit-il.
Le lendemain de cette horrible soire, aprs une nuit passe tantt se dtailler les avantages de Fabrice, tantt dans les affreux transports de la plus cruelle jalousie, le comte eut l’ide de faire appeler un jeune valet de chambre lui, cet homme faisait la cour une jeune fille nomme Chkina, l’une des femmes de chambre de la duchesse et sa favorite. Par bonheur ce jeune domestique tait fort rang dans sa conduite, avare mme, et il dsirait une place de concierge dans l’un des tablissements publics de Parme. Le comte ordonna cet homme de faire venir l’instant Chkina, sa matresse. L’homme obit, et une heure plus tard le comte parut l’improviste dans la chambre o cette fille se trouvait avec son prtendu. Le comte les effraya tous deux par la quantit d’or qu’il leur donna, puis il adressa ce peu de mots la tremblante Chkina’, en la regardant entre les deux yeux.
– La duchesse fait-elle l’amour avec Monsignore?
– Non, dit cette fille prenant sa rsolution aprs un moment de silence… non, pas encore, mais il baise souvent les mains de Madame, en riant, il est vrai, mais avec transport.
Ce tmoignage fut complt par cent rponses autant de questions furibondes du comte; sa passion inquite fit bien gagner ces pauvres gens l’argent qu’il leur avait jet: il finit par croire ce qu’on lui disait, et fut moins malheureux.
– Si jamais la duchesse se doute de cet entretien, dit-il Chkina, j’enverrai votre prtendu passer vingt ans la forteresse, et vous ne le reverrez qu’en cheveux blancs.
Quelques jours se passrent pendant lesquels Fabrice son tour perdit toute sa gaiet.
– Je t’assure, disait-il la duchesse, que le comte Mosca a de l’antipathie pour moi.
– Tant pis pour Son Excellence, rpondait-elle avec une sorte d’humeur.
Ce n’tait point l le vritable sujet d’inquitude qui avait fait disparatre la gaiet de Fabrice.”La position o le hasard me place n’est pas tenable, se disait-il. Je suis bien sr qu’elle ne parlera jamais, elle aurait horreur d’un mot trop significatif comme d’un inceste. Mais si un soir, aprs une journe imprudente et folle, elle vient faire l’examen de sa conscience, si elle croit que j’ai pu deviner le got qu’elle semble prendre pour moi, quel rle jouerai-je a ses yeux? exactement le casto Giuseppe (proverbe italien, allusion au rle ridicule de Joseph avec la femme de l’eunuque Putiphar).
“Faire entendre par une belle confidence que je ne suis pas susceptible d’amour srieux? je n’ai pas assez de tenue dans l’esprit pour noncer ce fait de faon ce qu’il ne ressemble pas comme deux gouttes d’eau une impertinence. Il ne me reste que la ressource d’une grande passion laisse Naples, en ce cas, y retourner pour vingt-quatre heures: ce parti est sage, mais c’est bien de la peine! Resterait un petit amour de bas tage Parme, ce qui peut dplaire; mais tout est prfrable au rle affreux de l’homme qui ne veut pas deviner. Ce dernier parti pourrait, il est vrai, compromettre mon avenir; il faudrait, force de prudence et en achetant la discrtion, diminuer le danger.”
Ce qu’il y avait de cruel au milieu de toutes ces penses, c’est que rellement Fabrice aimait la duchesse de bien loin plus qu’aucun tre au monde.”Il faut tre bien maladroit, se disait-il avec colre, pour tant redouter de ne pouvoir persuader ce qui est si vrai!”Manquant d’habilet pour se tirer de cette position, il devint sombre et chagrin.”Que serait-il de moi, grand Dieu! si je me brouillais avec le seul tre au monde pour qui j’aie un attachement passionn?”D’un autre ct, Fabrice ne pouvait se rsoudre gter un bonheur si dlicieux par un mot indiscret. Sa position tait si remplie de charmes! L’amiti intime d’une femme si aimable et si jolie tait si douce! Sous les rapports plus vulgaires de la vie, la protection lui faisait une position si agrable cette cour, dont les grandes intrigues, grce elle qui les lui expliquait, l’amusaient comme une comdie!”Mais au premier moment je puis tre rveill par un coup de foudre! se disait-il. Ces soires si gaies, si tendres, passes presque en tte tte avec une femme si piquante, si elles conduisent quelque chose de mieux, elle croira trouver en moi un amant; elle me demandera des transports de la folie, et je n’aurai toujours lui offrir que l’amiti la plus vive, mais sans amour; la nature m’a priv de cette sorte de folie sublime. Que de reproches n’ai-je pas eu essayer cet gard! Je crois encore entendre la duchesse d’A ***, et je me moquais de la duchesse! Elle croira que je manque d’amour pour elle, tandis que c’est l’amour qui manque en moi; Jamais elle ne voudra me comprendre. Souvent la suite d’une anecdote sur la cour conte par elle avec cette grce cette folie qu’elle seule au monde possde, et d’ailleurs ncessaire mon instruction, je lui baise les mains et quelquefois la joue. Que devenir si cette main presse la mienne d’une certaine faon?”
Fabrice paraissait chaque jour dans les maisons les plus considres et les moins gaies de Parme. Dirig par les conseils habiles de la duchesse, il faisait une cour savante aux deux princes pre et fils, la princesse Clara-Paolina et Mgr l’archevque. Il avait des succs, mais qui ne le consolaient point de la peur mortelle de se brouiller avec la duchesse.
CHAPITRE VIII
Ainsi moins d’un mois seulement aprs son arrive la cour, Fabrice avait tous les chagrins d’un courtisan, et l’amiti intime qui faisait le bonheur de sa vie tait empoisonne. Un soir, tourment par ces ides, il sortit de ce salon de la duchesse o il avait trop l’air d’un amant rgnant; errant au hasard dans la ville, il passa devant le thtre qu’il vit clair; il entra. C’tait une imprudence gratuite chez un homme de sa robe et qu’il s’tait bien promis d’viter Parme, qui aprs tout n’est qu’une petite ville de quarante mille habitants. Il est vrai que ds les premiers jours il s’tait affranchi de son costume officiel, le soir, quand il n’allait pas dans le trs grand monde, il tait simplement vtu de noir comme un homme en deuil.
Au thtre il prit une loge du troisime rang pour n’tre pas vu; l’on donnait La Jeune Htesse, de Goldoni. Il regardait l’architecture de la salle: peine tournait-il les yeux vers la scne. Mais le public nombreux clatait de rire chaque instant; Fabrice jeta les yeux sur la jeune actrice qui faisait le rle de l’htesse, il la trouva drle. Il regarda avec plus d’attention, elle lui sembla tout fait gentille et surtout remplie de naturel: c’tait une jeune fille nave qui riait la premire des jolies choses que Goldoni mettait dans sa bouche, et qu’elle avait l’air tout tonne de prononcer. Il demanda comment elle s’appelait, on lui dit:
– Marietta, Valserra.
“Ah! pensa-t-il, elle a pris mon nom, c’est singulier.”Malgr ses projets il ne quitta le thtre qu’ la fin de la pice. Le lendemain il revint; trois jours aprs il savait l’adresse de la Marietta Valserra.
Le soir mme du jour o il s’tait procur cette adresse avec assez de peine, il remarqua que le comte lui faisait une mine charmante. Le pauvre amant jaloux, qui avait toutes les peines du monde se tenir dans les bornes de la prudence, avait mis des espions la suite du jeune homme, et son quipe du thtre lui plaisait. Comment peindre la joie du comte lorsque le lendemain du jour o il avait pu prendre sur lui d’tre aimable avec Fabrice, il apprit que celui-ci, la vrit demi dguis par une longue redingote bleue, avait mont jusqu’au misrable appartement que la Marietta Valserra occupait au quatrime tage d’une vieille maison derrire le thtre? Sa joie redoubla lorsqu’il sut que Fabrice s’tait prsent sous un faux nom, et avait eu l’honneur d’exciter la jalousie d’un mauvais garnement nomm Giletti, lequel la ville jouait les troisimes rles de valet, et dans les villages dansait sur la corde. Ce noble amant de la Marietta se rpandait en injures contre Fabrice et disait qu’il voulait le tuer.
Les troupes d’opra sont formes par un impresario qui engage de ct et d’autre les sujets qu’il peut payer ou qu’il trouve libres, et la troupe amasse au hasard reste ensemble une saison ou deux tout au plus. Il n’en est pas de mme des compagnies comiques, tout en courant de ville en ville et changeant de rsidence tous les deux ou trois mois, elle n’en forme pas moins comme une famille dont tous les membres s’aiment ou se hassent. Il y a dans ces compagnies des mnages tablis que les beaux des villes o la troupe va jouer trouvent quelquefois beaucoup de difficults dsunir. C’est prcisment ce qui arrivait notre hros: la petite Marietta l’aimait assez, mais elle avait une peur horrible du Giletti qui prtendait tre son matre unique et la surveillait de prs. Il protestait partout qu’il tuerait le monsignore, car il avait suivi Fabrice et tait parvenu dcouvrir son nom. Ce Giletti tait bien l’tre le plus laid et le moins fait pour l’amour: dmesurment grand, il tait horriblement maigre, fort marqu de la petite vrole et un peu louche. Du reste, plein des grces de son mtier, il entrait ordinairement dans les coulisses o ses camarades taient runis, en faisant la roue sur les pieds et sur les mains ou quelque autre tour gentil. Il triomphait dans ;es rles o l’acteur doit paratre la figure blanchie avec de la farine et recevoir ou donner un nombre infini de coups de bton. Ce digne rival de Fabrice avait trente-deux francs d’appointements par mois et se trouvait fort riche.
Il sembla au comte Mosca revenir des portes du tombeau, quand ses observateurs lui donnrent la certitude de tous ces dtails. L’esprit aimable reparut; il sembla plus gai et de meilleure compagnie que jamais dans le salon de la duchesse, et se garda bien de rien lui dire de la petite aventure qui le rendait la vie. Il prit mme des prcautions pour qu’elle ft informe de tout ce qui se passait le plus tard possible. Enfin il eut le courage d’couter la raison qui lui criait en vain depuis un mois que toutes les fois que le mrite d’un amant plit, cet amant doit voyager.
Une affaire importante l’appela Bologne, et deux fois par jour des courriers du cabinet lui apportaient bien moins les papiers officiels de ses bureaux que des nouvelles des amours de la petite Marietta, de la colre du terrible Giletti et des entreprises de Fabrice.
Un des agents du comte demanda plusieurs fois Arlequin squelette et pt, l’un des triomphes de Giletti (il sort du pt au moment o son rival Brighella l’entame et le btonne); ce fut un prtexte pour lui faire passer cent francs. Giletti, cribl de dettes, se garda bien de parler de cette bonne aubaine, mais devint d’une fiert tonnante.
La fantaisie de Fabrice se changea en pique d’amour-propre ( son ge, les soucis l’avaient dj rduit avoir des fantaisies)! La vanit le conduisait au spectacle; la petite fille jouait fort gaiement et l’amusait; au sortir du thtre il tait amoureux pour une heure. Le comte revint Parme sur la nouvelle que Fabrice courait des dangers rels; le Giletti, qui avait t dragon dans le beau rgiment des dragons Napolon, parlait srieusement de tuer Fabrice, et prenait des mesures pour s’enfuir ensuite en Romagne. Si le lecteur est trs jeune, il se scandalisera de notre admiration pour ce beau trait de vertu. Ce ne fut pas cependant un petit effort d’hrosme de la part du comte que celui de revenir de Bologne car enfin, souvent, le matin, il avait le teint fatigu, et Fabrice avait tant de fracheur, tant de srnit! Qui et song lui faire un sujet de reproche de la mort de Fabrice, arrive en son absence, et pour une si sotte cause? Mais il avait une de ces mes rares qui se font un remords ternel d’une action gnreuse qu’elles pouvaient faire et qu’elles n’ont pas faite; d’ailleurs, il ne put supporter l’ide de voir la duchesse triste, et par sa faute.
Il la trouva, son arrive, silencieuse et morne; voici ce qui s’tait pass: la petite femme de chambre, Chkina, tourmente par les remords, et jugeant de l’importance de sa faute par l’normit de la somme qu’elle avait reue pour la commettre, tait tombe malade. Un soir, la duchesse qui l’aimait, monta jusqu’ sa chambre. La petite fille ne put rsister cette marque de bont; elle fondit en larmes, voulut remettre sa matresse ce qu’elle possdait encore sur l’argent qu’elle avait reu, et enfin eut le courage de lui avouer les questions faites par le comte et ses rponses. La duchesse courut vers la lampe qu’elle teignit, puis dit la petite Chkina qu’elle lui pardonnait, mais condition qu’elle ne dirait jamais un mot de cette trange scne qui que ce ft:
– Le pauvre comte, ajouta-t-elle d’un air lger, craint le ridicule; tous les hommes sont ainsi.
La duchesse se hta de descendre chez elle. A peine enferme dans sa chambre, elle fondit en larmes; elle trouvait quelque chose d’horrible dans l’ide de faire l’amour avec ce Fabrice qu’elle avait vu natre; et pourtant que voulait dire sa conduite?
Telle avait t la premire cause de la noire mlancolie dans laquelle le comte la trouva plonge; lui arriv, elle eut des accs d’impatience contre lui, et presque contre Fabrice; elle et voulu ne plus les revoir ni l’un ni l’autre; elle tait dpite du rle ridicule ses yeux que Fabrice jouait auprs de la petite Marietta; car le comte lui avait tout dit en vritable amoureux incapable de garder un secret. Elle ne pouvait s’accoutumer ce malheur: son idole avait un dfaut; enfin dans un moment de bonne amiti elle demanda conseil au comte, ce fut pour celui-ci un instant dlicieux et une belle rcompense du mouvement honnte qui l’avait fait revenir Parme.
– Quoi de plus simple! dit le comte en riant; les jeunes gens veulent avoir toutes les femmes, puis le lendemain, ils n’y pensent plus. Ne doit-il pas aller Belgirate, voir la marquise del Dongo? Eh bien! qu’il parte. Pendant son absence je prierai la troupe comique de porter ailleurs ses talents, je paierai les frais de route; mais bientt nous le verrons amoureux de la premire jolie femme que le hasard conduira sur ses pas; c’est dans l’ordre, et je ne voudrais pas le voir autrement… S’il est ncessaire, faites crire par la marquise.
Cette ide, donne avec l’air d’une complte indiffrence fut un trait de lumire pour la duchesse, elle avait peur de Giletti. Le soir le comte annona, comme par hasard, qu’il y avait un courrier qui, allant Vienne, passait par Milan, trois jours aprs Fabrice recevait une lettre de sa mre. Il partit fort piqu de n’avoir pu encore, grce la jalousie de Giletti, profiter des excellentes intentions dont la petite Marietta lui faisait porter l’assurance par une mammacia, vieille femme qui lui servait de mre.
Fabrice trouva sa mre et une de ses soeurs Belgirate, gros village pimontais, sur la rive droite du lac Majeur; la rive gauche appartient au Milanais, et par consquent l’Autriche. Ce lac, parallle au lac de Cme, et qui court aussi du nord au midi, est situ une vingtaine de lieues plus au couchant. L’air des montagnes, l’aspect majestueux et tranquille de ce lac superbe, qui lui rappelait celui prs duquel il avait pass son enfance, tout contribua changer en douce mlancolie le chagrin de Fabrice, voisin de la colre. C’tait avec une tendresse infinie que le souvenir de la duchesse se prsentait maintenant lui; il lui semblait que de loin il prenait pour elle cet amour qu’il n’avait jamais prouv pour aucune femme; rien ne lui et t plus pnible que d’en tre jamais spar, et dans ces dispositions, si la duchesse et daign avoir recours la moindre coquetterie, elle et conquis ce coeur, par exemple, en lui opposant un rival. Mais bien loin de prendre un parti aussi dcisif, ce n’tait pas sans se faire de vifs reproches qu’elle trouvait sa pense toujours attache aux pas du jeune voyageur. Elle se reprochait ce qu’elle appelait encore une fantaisie, comme si c’et t une horreur, elle redoubla d’attentions et de prvenances pour le comte qui, sduit par tant de grces, n’coutait pas la saine raison qui prescrivait un second voyage Bologne.
La marquise del Dongo, presse par les noces de sa fille ane qu’elle mariait un duc milanais, ne put donner que trois jours son fils bien-aim; jamais elle n’avait trouv en lui une si tendre amiti. Au milieu de la mlancolie qui s’emparait de plus en plus de l’me de Fabrice, une ide bizarre et mme ridicule s’tait prsente et tout coup s’tait fait suivre. Oserons-nous dire qu’il voulait consulter l’abb Blans? Cet excellent vieillard tait parfaitement incapable de comprendre les chagrins d’un coeur tiraill par des passions puriles et presque gales en force; d’ailleurs il et fallu huit jours pour lui faire entrevoir seulement tous les intrts que Fabrice devait mnager Parme; mais en songeant le consulter Fabrice retrouvait la fracheur de ses sensations de seize ans. Le croira-t-on? ce n’tait pas simplement comme homme sage, comme ami parfaitement dvou que Fabrice voulait lui parler; l’objet de cette course et les sentiments qui agitrent notre hros pendant les cinquante heures qu’elle dura, sont tellement absurdes que sans doute, dans l’intrt du rcit, il et mieux valu les supprimer. Je crains que la crdulit de Fabrice ne le prive de la sympathie du lecteur; mais enfin, il tait ainsi, pourquoi le flatter lui plutt qu’un autre? Je n’ai point flatt le comte Mosca ni le prince.
Fabrice donc, puisqu’il faut tout dire, Fabrice reconduisit sa mre jusqu’au port de Laveno, rive gauche du lac Majeur, rive autrichienne, o elle descendit vers les huit heures du soir. (Le lac est considr comme un pays neutre et l’on ne demande point de passeport qui ne descend point terre.) Mais peine la nuit fut-elle venue qu’il se fit dbarquer sur cette mme rive autrichienne, au milieu d’un petit bois qui avance dans les flots. Il avait lou une sediola, sorte de tilbury champtre et rapide, l’aide duquel il put suivre cinq cents pas de distance, la voiture de sa mre, il tait dguis en domestique de la casa del Dongo, et aucun des nombreux employs de la police ou de la douane n’eut l’ide de lui demander son passeport. A un quart de lieue de Cme, o la marquise et sa fille devaient s’arrter pour passer la nuit, il prit un sentier gauche, qui, contournant le bourg de Vico, se runit en suite un petit chemin rcemment tabli sur l’extrme bord du lac. Il tait minuit, et Fabrice pouvait esprer de ne rencontrer aucun gendarme. Les arbres des bouquets de bois que le petit chemin traversait chaque instant dessinaient le noir contour de leur feuillage sur un ciel toil, mais voil par une brume lgre. Les eaux et le ciel taient d’une tranquillit profonde; l’me de Fabrice ne put rsister cette beaut sublime; il s’arrta puis s’assit sur un rocher qui s’avanait dans le lac, formant comme un petit promontoire. Le silence universel n’tait troubl, intervalles gaux, que par la petite lame du lac qui venait expirer sur la grve. Fabrice avait un coeur italien; j’en demande pardon pour lui: ce dfaut, qui le rendra moins aimable, consistait surtout en ceci: il n’avait de vanit que par accs, et l’aspect seul de la beaut sublime le portait l’attendrissement, et tait ses chagrins leur pointe pre et dure. Assis sur son rocher isol, n’ayant plus se tenir en garde contre les agents de la police, protg par la nuit profonde et le vaste silence, de douces larmes mouillrent ses yeux, et il trouva l , peu de frais, les moments les plus heureux qu’il et gots depuis longtemps.
Il rsolut de ne jamais dire de mensonges la duchesse, et c’est parce qu’il l’aimait l’adoration en ce moment, qu’il se jura de ne jamais lui dire qu’il l’aimait; jamais il ne prononcerait auprs d’elle le mot d’amour, puisque la passion que l’on appelle ainsi tait trangre son coeur. Dans l’enthousiasme de gnrosit et de vertu qui faisait sa flicit en ce moment, il prit la rsolution de lui tout dire la premire occasion: son coeur n’avait jamais connu l’amour. Une fois ce parti courageux bien adopt, il se sentit comme dlivr d’un poids norme.”Elle me dira peut-tre quelques mots sur Marietta: eh bien! je ne reverrai jamais la petite Marietta”, se rpondit-il lui-mme avec gaiet.
La chaleur accablante qui avait rgn pendant la journe commenait tre tempre par la brise du matin. Dj l’aube dessinait par une faible lueur blanche les pics des Alpes qui s’lvent au nord et l’orient du lac de Cme. Leurs masses, blanchies par les neiges, mme au mois de juin, se dessinent sur l’azur clair d’un ciel toujours pur ces hauteurs immenses. Une branche des Alpes s’avanant au midi vers l’heureuse Italie spare les versants du lac de Cme de ceux du lac de Garde. Fabrice suivait de l’oeil toutes les branches de ces montagnes sublimes, l’aube en s’claircissant venait marquer les valles qui les sparent en clairant la brume lgre qui s’levait du fond des gorges.
Depuis quelques instants Fabrice s’tait remis en marche; il passa la colline qui forme la presqu’le de Durini, et enfin parut ses yeux ce clocher du village de Grianta, o si souvent il avait fait des observations d’toiles avec l’abb Blans.”Quelle n’tait pas mon ignorance en ce temps-l ! Je ne pouvais comprendre, se disait-il, mme le latin ridicule de ces traits d’astrologie que feuilletait mon matre, et je crois que je les respectais surtout parce que, n’y entendant que quelques mots par-ci par-l , mon imagination se chargeait de leur prter un sens, et le plus romanesque possible.”
Peu peu sa rverie prit un autre cours.”Y aurait-il quelque chose de rel dans cette science? Pourquoi serait-elle diffrente des autres? Un certain nombre d’imbciles et de gens adroits conviennent entre eux qu’ils savent le mexicain, par exemple; ils s’imposent en cette qualit la socit qui les respecte et aux gouvernements qui les paient. On les accable de faveurs prcisment parce qu’ils n’ont point d’esprit, et que le pouvoir n’a pas craindre qu’ils soulvent les peuples et fassent du pathos l’aide des sentiments gnreux! Par exemple le pre Bari, auquel Ernest IV vient d’accorder quatre mille francs de pension et la croix de son ordre pour avoir restitu dix-neuf vers d’un dithyrambe grec!
“Mais, grand Dieu! ai-je bien le droit de trouver ces choses-l ridicules? Est-ce bien moi de me plaindre? se dit-il tout coup en s’arrtant, est-ce que cette mme croix ne vient pas d’tre donne mon gouverneur de Naples?”Fabrice prouva un sentiment de malaise profond; le bel enthousiasme de vertu qui nagure venait de faire battre son coeur se changeait dans le vil plaisir d’avoir une bonne part dans un vol.”Eh bien! se dit-il enfin avec les yeux teints d’un homme mcontent de soi, puisque ma naissance me donne le droit de profiter de ces abus, il serait d’une insigne duperie moi de n’en pas prendre ma part; mais il ne faut point m’aviser de les maudire en public.”Ces raisonnements ne manquaient pas de justesse; mais Fabrice tait bien tomb de cette lvation de bonheur sublime o il s’tait trouv transport une heure auparavant. La pense du privilge avait dessch cette plante toujours si dlicate qu’on nomme le bonheur.
“S’il ne faut pas croire l’astrologie, reprit-il en cherchant s’tourdir, si cette science est, comme les trois quarts des sciences non mathmatiques, une runion de nigauds enthousiastes et d ‘hypocrites adroits et pays par qui ils servent, d’o vient que je pense si souvent et avec motion cette circonstance fatale? Jadis je suis sorti de la prison de B…, mais avec l’habit et la feuille de route d’un soldat jet en prison pour de justes causes.”
Le raisonnement de Fabrice ne put jamais pntrer plus loin; il tournait de cent faons autour de la difficult sans parvenir la surmonter. Il tait trop jeune encore; dans ses moments de loisir, son me s’occupait avec ravissement goter les sensations produites par des circonstances romanesques que son imagination tait toujours prte lui fournir. Il tait bien loin d’employer son temps regarder avec patience les particularits relles des choses pour ensuite deviner leurs causes. Le rel lui semblait encore plat et fangeux; je conois qu’on n’aime pas le regarder, mais alors il ne faut pas en raisonner. Il ne faut pas surtout faire des objections avec les diverses pices de son ignorance.
C’est ainsi que, sans manquer d’esprit, Fabrice ne put parvenir voir que sa demi-croyance dans les prsages tait pour lui une religion, une impression profonde reue son entre dans la vie. Penser cette croyance c’tait sentir, c’tait un bonheur. Et il s’obstinait chercher comment ce pouvait tre une science prouve, relle, dans le genre de la gomtrie par exemple. Il recherchait avec ardeur, dans sa mmoire, toutes les circonstances o des prsages observs par lui n’avaient pas t suivis de l’vnement heureux ou malheureux qu’ils semblaient annoncer. Mais tout en croyant suivre un raisonnement et marcher la vrit, son attention s’arrtait avec bonheur sur le souvenir des cas o le prsage avait t largement suivi par l’accident heureux ou malheureux qu’il lui semblait prdire, et son me tait frappe de respect et attendrie; et il et prouv une rpugnance invincible pour l’tre qui et ni les prsages, et surtout s’il et employ l’ironie.
Fabrice marchait sans s’apercevoir des distances, et il en tait l de ces raisonnements impuissants, lorsqu’en levant la tte il vit le mur du jardin de son pre. Ce mur, qui soutenait une belle terrasse, s’levait plus de quarante pieds au-dessus du chemin, droite. Un cordon de pierres de taille tout en haut, prs de la balustrade, lui donnait un air monumental.”Il n’est pas mal, se dit froidement Fabrice, cela est d’une bonne architecture, presque dans le got romain. >> Il appliquait ses nouvelles connaissances en antiquits. Puis il dtourna la tte avec dgot, les svrits de son pre, et surtout la dnonciation de son frre Ascagne au retour de son voyage en France, lui revinrent l’esprit.
“Cette dnonciation dnature a t l’origine de ma vie actuelle; je puis la har, je puis la mpriser, mais enfin elle a chang ma destine. Que devenais-je une fois relgu Novare et n’tant presque que souffert chez l’homme-d’affaires de mon pre, si ma tante n’avait fait l’amour avec un ministre puissant? si cette tante se ft trouve n’avoir qu’une me sche et commune au lieu de cette me tendre et passionne et qui m’aime avec une sorte d’enthousiasme qui m’tonne? o en serais-je maintenant si la duchesse avait eu l’me de son frre le marquis del Dongo?”
Accabl par ces souvenirs cruels, Fabrice ne marchait plus que d’un pas incertain; il parvint au bord du foss prcisment vis- -vis la magnifique faade du chteau. Ce fut peine s’il jeta un regard sur ce grand difice noirci par le temps. Le noble langage de l’architecture le trouva insensible, le souvenir de son frre et de son pre fermait son me toute sensation de beaut, il n’tait attentif qu’ se tenir sur ses gardes en prsence d’ennemis hypocrites et dangereux. Il regarda un instant, mais avec un dgot marqu, la petite fentre de la chambre qu’il occupait avant 1815 au troisime tage. Le caractre de son pre avait dpouill de tout charme les souvenirs de la premire enfance’.”Je n’y suis pas rentr, pensa-t-il, depuis le 7 mars 8 heures du soir. J’en sortis pour aller prendre le passeport de Vasi, et le lendemain, la crainte des espions me fit prcipiter mon dpart. Quand je repassai aprs le voyage en France, je n’eus pas le temps d’y monter, mme pour revoir mes gravures, et cela grce la dnonciation de mon frre.”
Fabrice dtourna la tte avec horreur.”L’abb Blans a plus de quatre-vingt-trois ans, se dit-il tristement, il ne vient presque plus au chteau, ce que m’a racont ma soeur les infirmits de la vieillesse ont produit leur effet. Ce coeur si ferme et si noble est glac par l’ge. Dieu sait depuis combien de temps il ne va plus son clocher! je me cacherai dans le cellier, sous les cuves ou sous le pressoir jusqu’au moment de son rveil, je n’irai pas troubler le sommeil du bon vieillard; probablement il aura oubli jusqu’ mes traits, six ans font beaucoup cet ge! je ne trouverai plus que le tombeau d’un ami! Et c’est un vritable enfantillage, ajouta-t-il, d’tre venu ici affronter le dgot que me cause le chteau de mon pre.”
Fabrice entrait alors sur la petite place de l’glise; ce fut avec un tonnement allant jusqu’au dlire qu’il vit, au second tage de l’antique clocher, la fentre troite et longue claire par la petite lanterne de l’abb Blans. L’abb avait coutume de l’y dposer, en montant la cage de planches qui formait son observatoire, afin que la clart ne l’empcht pas de lire sur son planisphre. Cette carte du ciel tait tendue sur un grand vase de terre cuite qui avait appartenu jadis un oranger du chteau. Dans l’ouverture, au fond du vase, brlait la plus exigu des lampes, dont un petit tuyau de fer-blanc conduisait la fume hors du vase, et l’ombre du tuyau marquait le nord sur la carte. Tous ces souvenirs de choses si simples inondrent d’motions l’me de Fabrice et la remplirent de bonheur.
Presque sans y songer, il fit avec l’aide de ses deux mains le petit sifflement bas et bref qui, autrefois tait le signal de son admission. Aussitt il entendit tirer plusieurs reprises la corde qui, du haut de l’observatoire, ouvrait le loquet de la porte du clocher. Il se prcipita dans l’escalier, mu jusqu’au transport; il trouva l’abb sur son fauteuil de bois sa place accoutume; son oeil tait fix sur la petite lunette d’un quart de cercle mural. De la main gauche, l’abb lui fit signe de ne pas l’interrompre dans son observation, un instant aprs il crivit un chiffre sur une carte jouer, puis, se retournant sur son fauteuil, il ouvrit les bras notre hros qui s’y prcipita en fondant en larmes. L’abb Blans tait son vritable pre.
– Je t’attendais, dit Blans, aprs les premiers mots d’panchement et de tendresse.
L’abb faisait-il son mtier de savant; ou bien, comme il pensait souvent Fabrice, quelque signe astrologique lui avait-il par un pur hasard annonc son retour?
– Voici ma mort qui arrive, dit l’abb Blans.
– Comment! s’cria Fabrice tout mu.
– Oui, reprit l’abb d’un ton srieux, mais point triste: cinq mois et demi ou six mois et demi aprs que je t’aurai revu, ma vie, ayant trouv son complment de bonheur, s’teindra.
Come face al mancar dell’ alimento
(comme la petite lampe quand l’huile vient manquer.) Avant le moment suprme, je passerai probablement un ou deux mois sans parler, aprs quoi je serai reu dans le sein de notre Pre; si toutefois il trouve que j’ai rempli mon devoir dans le poste o il m’avait plac en sentinelle.
“Toi, tu es excd de fatigue, ton motion te dispose au sommeil. Depuis que je t’attends, j’ai cach un pain et une bouteille d’eau-de-vie dans la grande caisse de mes instruments. Donne ces soutiens ta vie et tche de prendre assez de forces pour m’couter encore quelques instants. Il est en mon pouvoir de te dire plusieurs choses avant que la nuit soit tout fait remplace par le jour; maintenant je les vois beaucoup plus distinctement que peut-tre je ne les verrai demain. Car, mon enfant, nous sommes toujours faibles, et il faut toujours faire entrer cette faiblesse en ligne de compte. Demain peut-tre le vieil homme, l’homme terrestre sera occup en moi des prparatifs de ma mort, et demain soir neuf heures, il faut que tu me quittes.
Fabrice lui ayant obi en silence comme c’tait sa coutume:
– Donc, il est vrai, reprit le vieillard, que lorsque tu as essay de voir Waterloo, tu n’as trouv d’abord qu’une prison?
– Oui, mon pre, rpliqua Fabrice tonn.
– Eh bien! ce fut un rare bonheur. car. averti par ma voix, ton me peut se prparer une autre prison bien autrement dure, bien plus terrible! Probablement tu n’en sortiras que par un crime, mais, grce au ciel, ce crime ne sera pas commis par toi. Ne tombe jamais dans le crime avec quelque violence que tu sois tent; je crois voir qu’il sera question de tuer un innocent, qui; sans le savoir, usurpe tes droits; si tu rsistes la violente tentation qui semblera justifie par les lois de l’honneur, ta vie sera trs heureuse aux yeux des hommes… et raisonnablement heureuse aux yeux du sage, ajouta-t-il, aprs un instant de rflexion; tu mourras comme moi, mon fils, assis sur un sige de bois, loin de tout luxe, et dtromp du luxe, et comme moi n’ayant te faire aucun reproche grave.
“Maintenant, les choses de l’tat futur sont termines entre nous, je ne pourrais ajouter rien de bien important. C’est en vain que j’ai cherch voir de quelle dure sera cette prison; s’agit-il de six mois, d’un an, de dix ans? Je n’ai rien pu dcouvrir; apparemment j’ai commis quelque faute, et le ciel a voulu me punir par le chagrin de cette incertitude. J’ai vu seulement qu’aprs la prison, mais je ne sais si c’est au moment mme de la sortie, il y aura ce que j’appelle un crime, mais par bonheur je crois tre sr qu’il ne sera pas commis par toi. Si tu as la faiblesse de tremper dans ce crime, tout le reste de mes calculs n’est qu’une longue erreur. Alors tu ne mourras point avec la paix de l’me, sur un sige de bois et vtu de blanc.
En disant ces mots, l’abb Blans voulut se lever; ce fut alors que Fabrice s’aperut des ravages du temps; il mit prs d’une minute se lever et se retourner vers Fabrice. Celui-ci le laissait faire, immobile et silencieux. L’abb se jeta dans ses bras diverses reprises; il le serra avec une extrme tendresse. Aprs quoi il reprit avec toute sa gaiet d’autrefois:
– Tche de t’arranger au milieu de mes instruments pour dormir un peu commodment prends mes pelisses; tu en trouveras plusieurs d grand prix que la duchesse Sanseverina me fit parvenir il y a quatre ans. Elle me demanda une prdiction sur ton compte, que je me gardai bien de lui envoyer, tout en gardant ses pelisses et son beau quart de cercle. Toute annonce de l’avenir est une infraction la rgle, et ce danger qu’elle peut changer l’vnement, auquel cas toute la science tombe par terre comme un vritable jeu d’enfant et d’ailleurs il y avait des choses dures dire cette duchesse toujours si jolie. A propos, ne sois point effray dans ton sommeil par les cloches qui vont faire un tapage effroyable ct de ton oreille, lorsque l’on va sonner la messe de sept heures; plus tard, l’tage infrieur, ils vont mettre en branle le gros bourdon qui secoue tous mes instruments. C’est aujourd’hui la saint Giovita martyr et soldat’. Tu sais le petit village de Grianta a le mme patron que la grande ville de Brescia, ce qui, par parenthse, trompa d’une faon bien plaisante mon illustre matre Jacques Marini de Ravenne. Plusieurs fois il m’annona que je ferais une assez belle fortune ecclsiastique, il croyait que je serais cur de la magnifique glise de Saint-Giovita, Brescia, j’ai t cur d’un petit village de sept cent cinquante feux! Mais tout a t pour le mieux. J’ai vu, il n’y a pas dix ans de cela, que si j’eusse t cur Brescia, ma destine tait d’tre mis en prison sur une colline de la Moravie. au Spielberg. Demain je t’apporterai toutes sortes de mets dlicats vols au grand dner que je donne tous les curs des environs qui viennent chanter ma grand-messe. Je les apporterai en bas, mais ne cherche point me voir, ne descends pour te mettre en possession de ces bonnes choses que lorsque tu m’auras entendu ressortir. Il ne faut pas que tu me revoies de jour, et le soleil se couchant demain sept heures et vingt-sept minutes, je ne viendrai t’embrasser que vers les huit heures, et il faut que tu partes pendant que les heures se comptent encore par neuf, c’est- -dire avant que l’horloge ait sonn dix heures. Prends garde que l’on ne te voie aux fentres du clocher: les gendarmes ont ton signalement et ils sont en quelque sorte sous les ordres de ton frre qui est un fameux tyran. Le marquis del Dongo s’affaiblit, ajouta Blans d’un air triste, et s’il te revoyait peut-tre te donnerait-il quelque chose de la main la main. Mais de tels avantages entachs de fraude ne conviennent point un homme tel que toi, dont la force sera un jour dans sa conscience. Le marquis abhorre son fils Ascagne, et c’est ce fils qu’choieront les cinq ou six millions qu’il possde. C’est justice. Toi, sa mort, tu auras une pension de quatre mille francs, et cinquante aunes de drap noir pour le deuil de tes gens.
CHAPITRE IX
L’me de Fabrice tait exalte par les discours du vieillard, par la profonde attention et par l’extrme fatigue. Il eut grand-peine s’endormir, et son sommeil fut agit de songes, peut-tre prsages de l’avenir; le matin, dix heures, il fut rveill par le tremblement gnral du clocher, un bruit effroyable semblait venir du dehors. Il se leva perdu, et se crut la fin du monde, puis il pensa qu’il tait en prison; il lui fallut du temps pour reconnatre le son de la grosse cloche que quarante paysans mettaient en mouvement en l’honneur du grand saint Giovita, dix auraient suffi.
Fabrice chercha un endroit convenable pour voir sans tre vu; il s’aperut que de cette grande hauteur, son regard plongeait sur les jardins, et mme sur la cour intrieure du chteau de son pre. Il l’avait oubli. L’ide de ce pre arrivant aux bornes de la vie changeait tous ses sentiments. Il distinguait jusqu’aux moineaux qui cherchaient quelques miettes de pain sur le grand balcon de la salle manger.”Ce sont les descendants de ceux qu’autrefois j’avais apprivoiss”, se dit-il. Ce balcon, comme tous les autres balcons du palais, tait charg d’un grand nombre d’orangers dans des vases de terre plus ou moins grands: cette vue l’attendrit; l’aspect de cette cour intrieure, ainsi orne avec ses ombres bien tranches et marques par un soleil clatant, tait vraiment grandiose.
L’affaiblissement de son pre lui revenait l’esprit.”Mais c’est vraiment singulier, se disait-il, mon pre n’a que trente-cinq ans de plus que moi; trente-cinq et vingt-trois ne font que cinquante-huit!”Ses yeux, fixs sur les fentres de la chambre de cet homme svre et qui ne l’avait jamais aim, se remplirent de larmes. Il frmit, et un froid soudain courut dans ses veines lorsqu’il crut reconnatre son pre traversant une terrasse garnie d’orangers, qui se trouvait de plain-pied avec sa chambre, mais ce n’tait qu’un valet de chambre. Tout fait sous le clocher, une quantit de jeunes filles vtues de blanc et divises en diffrentes troupes taient occupes tracer des dessins avec des fleurs rouges, bleues et jaunes sur le sol des rues o devait passer la procession. Mais il y avait un spectacle qui parlait plus vivement l’me de Fabrice: du clocher, ses regards plongeaient sur les deux branches du lac une distance de plusieurs lieues, et cette vue sublime lui fit bientt oublier tous les autres; elle rveillait chez lui les sentiments les plus levs. Tous les souvenirs de son enfance vinrent en foule assiger sa pense; et cette journe passe en prison dans un clocher fut peut-tre l’une des plus heureuses de sa vie.
Le bonheur le porta une hauteur de penses assez trangre son caractre; il considrait les vnements de la vie lui, si jeune, comme si dj il ft arriv sa dernire limite.”Il faut en convenir, depuis mon arrive Parme, se dit-il enfin aprs plusieurs heures de rveries dlicieuses, je n’ai point eu de joie tranquille et parfaite, comme celle que je trouvais Naples en galopant dans les chemins de Vomero ou en courant les rives de Misne. Tous les intrts si compliqus de cette petite cour mchante m’ont rendu mchant… Je n’ai point du tout de plaisir har, je crois mme que ce serait un triste bonheur pour moi que celui d’humilier mes ennemis si j’en avais, mais je n’ai point d’ennemi… Halte-l ! se dit-il tout coup, j’ai pour ennemi Giletti… Voil qui est singulier, se dit-il, le plaisir que j’prouverais voir cet homme si laid aller tous les diables, survit au got fort lger que j’avais pour la petite Marietta… Elle ne vaut pas, beaucoup prs, le duchesse d’A*** que j’tais oblig d’aimer Naples puisque je lui avais dit que j’tais amoureux d’elle. Grand Dieu! que de fois je me suis ennuy durant les longs rendez-vous que m’accordait cette belle duchesse, jamais rien de pareil dans la petite chambre dlabre et servant de cuisine o la petite Marietta m’a reu deux fois, et pendant deux minutes chaque fois.
“Eh! grand Dieu! qu’est-ce que ces gens-l mangent? C’est faire piti! J’aurais d faire elle et la mammacia une pension de trois beefsteacks payables tous les jours… La petite Marietta, ajouta-t-il, me distrayait des penses mchantes que me donnait le voisinage de cette cour.
“J’aurais peut-tre bien fait de prendre la vie de caf, comme dit la duchesse; elle semblait pencher de ce ct-l , et elle a bien plus de gnie que moi. Grce ses bienfaits, ou bien seulement avec cette pension de quatre mille francs et ce fonds de quarante mille placs Lyon et que ma mre me destine, j’aurais toujours un cheval et quelques cus pour faire des fouilles et former un cabinet. Puisqu’il semble que je ne dois pas connatre l’amour, ce seront toujours l pour moi les grandes sources de flicit; je voudrais, avant de mourir, aller revoir le champ de bataille de Waterloo, et tcher de reconnatre la prairie o je fus si gaiement enlev de mon cheval et assis par terre. Ce plerinage accompli, je reviendrais souvent sur ce lac sublime; rien d’aussi beau ne peut se voir au monde, du moins pour mon coeur. A quoi bon aller si loin chercher le bonheur, il est l sous mes veux!
“Ah! se dit Fabrice, comme objection, la police me chasse du lac de Cme, mais je suis plus jeune que les gens qui dirigent les coups de cette police. Ici, ajouta-t-il en riant, je ne trouverais point de duchesse d’A***, mais je trouverais une de ces petites filles l -bas qui arrangent des fleurs sur le pav et, en vrit, je l’aimerais tout autant: l’hypocrisie me glace mme en amour, et nos grandes dames visent des effets trop sublimes. Napolon leur a donn des ides de moeurs et de constance.
“Diable!”se dit-il tout coup, en retirant la tte de la fentre, comme s’il et craint d’tre reconnu malgr l’ombre de l’norme jalousie de bois qui garantissait les cloches de la pluie, voici une entre de gendarmes en grande tenue.”En effet, dix gendarmes, dont quatre sous-officiers, paraissaient dans le haut de la grande rue du village. Le marchal des logis les distribuait de cent pas en cent pas, le long du trajet que devait parcourir la procession.”Tout le monde me connat ici; si l’on me voit, je ne fais qu’un saut des bords du lac de Cme au Spielberg, o l’on m’attachera chaque jambe une chane pesant cent dix livres: et quelle douleur pour la duchesse!”
Fabrice eut besoin de deux ou trois minutes pour se rappeler que d’abord il tait plac plus de quatre-vingts pieds d’lvation, que le lieu o il se trouvait tait comparativement obscur, que les yeux des gens qui pourraient le regarder taient frapps par un soleil clatant, et qu’enfin ils se promenaient les yeux grands ouverts dans les rues dont toutes les maisons venaient d’tre blanchies au lait de` chaux, en l’honneur de la fte de saint Giovita. Malgr des raisonnements si clairs, l’me italienne de Fabrice et t dsormais hors d’tat de goter aucun plaisir, s’il n’et interpos entre lui et les gendarmes un lambeau de vieille toile qu’il cloua contre la fentre et auquel il fit deux trous pour les yeux.
Les cloches branlaient l’air depuis dix minutes, la procession sortait de l’glise, les mortaretti se firent entendre. Fabrice tourna la tte et reconnut cette petite esplanade garnie d’un parapet et dominant le lac, o si souvent, dans sa jeunesse, il s’tait expos voir les mortaretti lui partir entre les jambes, ce qui faisait que le matin des jours de fte sa mre voulait le voir auprs d’elle.
Il faut savoir que les mortaretti (ou petits mortiers) ne sont autre chose que des canons de fusil que l’on scie de faon ne leur laisser que quatre pouces de longueur; c’est pour cela que les paysans recueillent avidement les canons de fusil que, depuis 1796, la politique de l’Europe a sems foison dans les plaines de la Lombardie. Une fois rduits quatre pouces de longueur, on charge ces petits canons jusqu’ la gueule, on les place terre dans une position verticale, et une trane de poudre va de l’un l’autre; ils sont rangs sur trois lignes comme un bataillon, et au nombre de deux ou trois cents, dans quelque emplacement voisin du lieu que doit parcourir la procession. Lorsque le Saint-Sacrement approche, on met le feu la trane de poudre, et alors commence un feu de file de coups secs, le plus ingal du monde et le plus ridicule; les femmes sont ivres de joie. Rien n’est gai comme le bruit de ces mortaretti entendu de loin sur le lac, et adouci par le balancement des eaux; ce bruit singulier et qui avait fait si souvent la joie de son enfance chassa les ides un peu trop srieuses dont notre hros tait assig, il alla chercher la grande lunette astronomique de l’abb, et reconnut la plupart des hommes et des femmes qui suivaient la procession. Beaucoup de charmantes petites filles que Fabrice avait laisses l’ge de onze ou douze ans taient maintenant des femmes superbes, dans toute la fleur de la plus vigoureuse jeunesse; elles firent renatre le courage de notre hros, et pour leur parler il et fort bien brav les gendarmes.
La procession passe et rentre dans l’glise par une porte latrale que Fabrice ne pouvait apercevoir, la chaleur devint bientt extrme mme au haut du clocher; les habitants rentrrent chez eux et il se fit un grand silence dans le village. Plusieurs barques se chargrent de paysans retournant Bellagio, Menaggio et autres villages situs sur le lac; Fabrice distinguait le bruit de chaque coup de rame: ce dtail si simple le ravissait en extase; sa joie actuelle se composait de tout le malheur, de toute la gne qu’il trouvait dans la vie complique des cours. Qu’il et t heureux en ce moment de faire une lieue sur ce beau lac si tranquille et qui rflchissait si bien la profondeur des cieux! Il entendit ouvrir la porte d’en bas du clocher: c’tait la vieille servante de l’abb Blans, qui apportait un grand panier; il eut toutes les peines du monde s’empcher de lui parler. a Elle a pour moi presque autant d’amiti que son matre, se disait-il, et d ailleurs je pars ce soir neuf heures; est-ce qu’elle ne garderait pas le secret qu’elle m’aurait jur, seulement pendant quelques heures? Mais, se dit Fabrice, je dplairais mon ami! je pourrais le compromettre avec les gendarmes!”Et il laissa partir la Ghita sans lui parler. Il fit un excellent dner, puis s’arrangea pour dormir quelques minutes: il ne se rveilla qu’ huit heures et demie du soir, l’abb Blans lui secouait le bras, et il tait nuit.
Blans tait extrmement fatigu, il avait cinquante ans de plus que la veille. Il ne parla plus de choses srieuses; assis sur son fauteuil de bois:
– Embrasse-moi, dit-il Fabrice.
Il le reprit plusieurs fois dans ses bras.
– La mort, dit-il enfin, qui va terminer cette vie si longue, n’aura rien d’aussi pnible que cette sparation. J’ai une bourse que je laisserai en dpt la Ghita, avec ordre d’y puiser pour ses besoins, mais de te remettre ce qui restera si jamais tu viens le demander. Je la connais; aprs cette recommandation, elle est capable, par conomie pour toi, de ne pas acheter de la viande quatre fois par an, si tu ne lui donnes des ordres bien prcis. Tu peux toi-mme tre rduit la misre, et l’obole du vieil ami te servira. N’attends rien de ton frre que des procds atroces, et tche de gagner de l’argent par un travail qui te rende utile la socit. Je prvois des orages tranges; peut-tre dans cinquante ans ne voudra-t-on plus d’oisifs. Ta mre et ta tante peuvent te manquer, tes soeurs devront obir leurs maris… Va-t’en, va-t’en! fois! s’cria Blans avec empressement.
Il venait d’entendre un petit bruit dans l’horloge qui annonait que dix heures allaient sonner, il ne voulut pas mme permettre Fabrice de l’embrasser une dernire fois.
– Dpche! dpche! lui cria-t-il; tu mettras au moins une minute descendre l’escalier; prends garde de tomber, ce serait d’un affreux prsage.
Fabrice se prcipita dans l’escalier, et, arriv sur la place, se mit courir. Il tait peine arriv devant le chteau de son pre, que la cloche sonna dix heures, chaque coup retentissait dans sa poitrine et y portait un trouble singulier. Il s’arrta pour rflchir, ou plutt pour se livrer aux sentiments passionns que lui inspirait la contemplation de cet difice majestueux qu’il jugeait si froidement la veille. Au milieu de sa rverie, des pas d’homme vinrent le rveiller; il regarda et se vit au milieu de quatre gendarmes. Il avait deux excellents pistolets dont il venait de renouveler les amorces en dnant, le petit bruit qu’il fit en les armant attira l’attention d’un des gendarmes, et fut sur le point de le faire arrter. Il s’aperut du danger qu’il courait et pensa faire feu le premier; c’tait son droit, car c’tait la seule manire qu’il et de rsister quatre hommes bien arms. Par bonheur les gendarmes, qui circulaient pour faire vacuer les cabarets, ne s’taient point montrs tout fait insensibles aux politesses qu’ils avaient reues dans plusieurs de ces lieux aimables; ils ne se dcidrent pas assez rapidement faire leur devoir. Fabrice prit la faite en courant toutes jambes. Les gendarmes firent quelques pas en courant aussi et criant:
– Arrte! arrte!
Puis tout rentra dans le silence. A trois cents pas de l , Fabrice s’arrta pour reprendre haleine.”Le bruit de mes pistolets a failli me faire prendre; c’est bien pour le coup que la duchesse m’et dit, si jamais il m’et t donn de revoir ses beaux yeux, que mon me trouve du plaisir contempler ce qui arrivera dans dix ans, et oublie de regarder ce qui se passe actuellement mes cts.”
Fabrice frmit en pensant au danger qu’il venait d’viter; il doubla le pas, mais bientt il ne put s’empcher de courir, ce qui n’tait pas trop prudent, car il se fit remarquer de plusieurs paysans qui regagnaient leur logis. Il ne put prendre sur lui de s’arrter que dans la montagne, plus d’une lieue de Grianta, et, mme arrt, il eut une sueur froide en pensant au Spielberg.
“Voil une belle peur! se dit-il. (En entendant le son de ce mot, il fut presque tent d’avoir honte.) Mais ma tante ne me dit-elle pas que la chose dont j’ai le plus besoin c’est d’apprendre me pardonner? Je me compare toujours un modle parfait, et qui ne peut exister. Eh bien! je me pardonne ma peur, car, d’un autre ct, j’tais bien dispos dfendre ma libert, et certainement tous les quatre ne seraient pas rests debout pour me conduire en prison. Ce que je fais en ce moment, ajouta-t-il, n’est pas militaire; au lieu de me retirer rapidement, aprs avoir rempli mon objet, et peut-tre donn l’veil mes ennemis, je m’amuse une fantaisie plus ridicule peut-tre que toutes les prdictions du bon abb.”
En effet, au lieu de se retirer par la ligne la plus courte, et de gagner les bords du lac Majeur, o sa barque l’attendait, il faisait un norme dtour pour aller voir son arbre. Le lecteur se souvient peut-tre de l’amour que Fabrice portait un marronnier plante par sa mre vingt-trois ans auparavant.”Il serait digne de mon frre, se dit-il, d’avoir fait couper cet arbre, mais ces tres-l ne sentent pas les choses dlicates; il n’y aura pas song. Et d’ailleurs, ce ne serait pas d’un mauvais augure”, ajouta-t-il avec fermet. Deux heures plus tard son regard fut constern; des mchants ou un orage avaient rompu l’une des principales branches du jeune arbre, qui pendait dessche; Fabrice la coupa avec respect, l’aide de son poignard, et tailla bien net la coupure, afin que l’eau ne pt pas s’introduire dans le tronc. Ensuite quoique le temps ft bien prcieux pour lui, car l jour allait paratre, il passa une bonne heure bcher la terre autour de l’arbre chri. Toutes ces folies accomplies, il reprit rapidement la route du lac Majeur. Au total, il n’tait point triste, l’arbre tait d’une belle venue, plus vigoureux que jamais, et, en cinq ans, il avait presque doubl. La branche n’tait qu’un accident sans consquence; une fois coupe, elle ne nuisait plus l’arbre, et mme il serait plus lanc, sa membrure commenant plus haut.
Fabrice n’avait pas fait une lieue, qu’une bande clatante de blancheur dessinait l’orient les pics du Resegon di Lek, montagne clbre dans le pays. La route qu’il suivait se couvrait de paysans; mais, au lieu d’avoir des ides militaires, Fabrice se laissait attendrir par les aspects sublimes ou touchants de ces forts des environs du lac de Cme. Ce sont peut-tre les plus belles du monde; je ne veux pas dire celles qui rendent le plus d’cus neufs, comme on dirait en Suisse, mais celles qui parlent le plus l’me. Ecouter ce langage dans la position o se trouvait Fabrice, en butte aux attentions de MM. les gendarmes lombardo-vnitiens, c’tait un vritable enfantillage.”Je suis une demi-lieue de la frontire, se dit-il enfin, je vais rencontrer des douaniers et des gendarmes faisant leur ronde au matin: cet habit de drap fin va leur tre suspect, ils vont me demander mon passeport; or, ce passeport porte en toutes lettres un nom promis la prison; me voici dans l’agrable ncessit de commettre un meurtre. Si, comme de coutume, les gendarmes marchent deux ensemble, je ne puis pas attendre bonnement pour faire feu que l’un des deux cherche me prendre au collet; pour peu qu’en tombant il me retienne un instant, me voil au Spielberg.”Fabrice, saisi d’horreur surtout de cette ncessit de faire feu le premier, peut-tre sur un ancien soldat de son oncle, le comte Pietranera, courut se cacher dans le tronc creux d’un norme chtaignier; il renouvelait l’amorce de ses pistolets, lorsqu’il entendit un homme qui s’avanait dans le bois en chantant trs bien un air dlicieux de Mercadante, alors la mode en Lombardie.
“Voil qui est d’un bon augure!”se dit Fabrice. Cet air qu’il coutait religieusement lui ta la petite pointe de colre qui commenait se mler ses raisonnements. Il regarda attentivement la grande route des deux cts, il n’y vit personne.
“Le chanteur arrivera par quelque chemin de traverse”, se dit-il. Presque au mme instant, il vit un valet de chambre trs proprement vtu l’anglaise, et mont sur un cheval de suite, qui s’avanait au petit pas en tenant en main un beau cheval de race, peut-tre un peu trop maigre.
“Ah! si je raisonnais comme Mosca, se dit Fabrice, lorsqu’il me rpte que les dangers que court un homme sont toujours la mesure de ses droits sur le voisin, je casserais la tte d’un coup de pistolet ce valet de chambre, et, une fois mont sur le cheval maigre, je me moquerais fort de tous les gendarmes du monde. A peine de retour Parme, j’enverrais de l’argent cet homme ou sa veuve… mais ce serait une horreur!”
CHAPITRE X
Tout en se faisant la morale, Fabrice sautait sur la grande route qui de Lombardie va en Suisse: en ce lieu, elle est bien quatre ou cinq pieds en contrebas de la fort. << Si mon homme prend peur, se dit Fabrice, il part d’un temps de galop, et je reste plant l faisant la vraie figure d’un nigaud.”En ce moment, il se trouvait dix pas du valet de chambre qui ne chantait plus: il vit dans ses yeux qu’il avait peur; il allait peut-tre retourner ses chevaux. Sans tre encore dcid rien, Fabrice fit un saut et saisit la bride du cheval maigre.
– Mon ami, dit-il au valet de chambre, je ne suis pas un voleur ordinaire, car je vais commencer par vous donner vingt francs, mais je suis oblig de vous emprunter votre cheval; je vais tre tu si je ne f… pas le camp rapidement. J’ai sur les talons les quatre frres Riva, ces grands chasseurs que vous connaissez sans doute, ils viennent de me surprendre dans la chambre de leur soeur, j’ai saut par la fentre et me voici. Ils sont sortis dans la fort avec leurs chiens et leurs fusils. Je m’tais cach dans ce gros chtaignier creux, parce que j’ai vu l’un d’eux traverser la route, leurs chiens vont me dpister! Je vais monter sur votre cheval et galoper jusqu’ une lieue au-del de Cme; je vais Milan me jeter aux genoux du vice-roi. Je laisserai votre cheval la poste avec deux napolons pour vous, si vous consentez de bonne grce. Si vous faites la moindre rsistance, je vous tue avec les pistolets que voici. Si, une fois parti, vous mettez les gendarmes mes trousses, mon cousin, le brave comte Alari, cuyer de l’empereur, aura soin de vous faire casser les os.
Fabrice inventait ce discours mesure qu’il le prononait d’un air tout pacifique.
– Au reste, dit-il, en riant, mon nom n’est point un secret; je suis le Marchesino Ascanio del Dongo, mon chteau est tout prs d’ici, Grianta. F…, dit-il, en levant la voix, lchez donc le cheval!
Le valet de chambre, stupfait, ne soufflait mot. Fabrice passa son pistolet dans la main gauche, saisit la bride que l’autre lcha, sauta cheval et partit au petit galop. Quand il fut trois cents pas, il s’aperut qu’il avait oubli de donner les vingt francs promis; il s’arrta: il n’y avait toujours personne sur la route que le valet de chambre qui le suivait au galop; il lui fit signe avec son mouchoir d’avancer, et quand il le vit cinquante pas, il jeta sur la route une poigne de monnaie, et repartit. Il vit de loin le valet de chambre ramasser les pices d’argent.”Voil un homme vraiment raisonnable, se dit Fabrice en riant, pas un mot inutile.”Il fila rapidement, vers le midi, s’arrta dans une maison carte, et se remit en route quelques heures plus tard. A deux heures du matin il tait sur le bord du lac Majeur; bientt il aperut sa barque qui battait l’eau, elle vint au signal convenu. Il ne vit point de paysan qui remettre le cheval; il rendit la libert au noble animal, trois heures aprs il tait Belgirate. L , se trouvant en pays ami, il prit quelque repos; il tait fort joyeux, il avait russi parfaitement bien. Oserons-nous indiquer les vritables causes de sa joie? Son arbre tait d’une venue superbe, et son me avait t rafrachie par l’attendrissement profond qu’il avait trouv dans les bras de l’abb Blans.”Croit-il rellement, se disait-il, toutes les prdictions qu’il m’a faites, ou bien comme mon frre m’a fait la rputation d’un jacobin, d’un homme sans foi ni loi, capable de tout, a-t-il voulu seulement m’engager ne pas cder la tentation de casser la tte quelque animal qui m’aura jou un mauvais tour?”Le surlendemain Fabrice tait Parme, o il amusa fort la duchesse et le comte, en leur narrant avec la dernire exactitude, comme il faisait toujours, toute l’histoire de son voyage.
A son arrive, Fabrice trouva le portier et tous les domestiques du palais Sanseverina chargs des insignes du plus grand deuil.
– Quelle perte avons-nous faite? demanda-t-il la duchesse.
– Cet excellent homme qu’on appelait mon mari vient de mourir Baden. Il me laisse ce palais, c’tait une chose convenue, mais en signe de bonne amiti, il y ajoute un legs de trois cent mille francs qui m’embarrasse fort; je ne veux pas y renoncer en faveur de sa nice, la marquise Raversi, qui me joue tous les jours des tours pendables. Toi qui es amateur, il faudra que tu me trouves quelque bon sculpteur; j’lverai au duc un tombeau de trois cent mille francs.
Le comte se mit rire des anecdotes sur la Raversi.
– C’est en vain que j’ai cherch l’amadouer par des bienfaits, dit la duchesse. Quant aux neveux du duc, je les ai tous faits colonels ou gnraux. En revanche, il ne se passe pas de mois qu’ils ne m’adressent quelque lettre anonyme abominable, j’ai t oblige de prendre un secrtaire pour lire les lettres de ce genre.
– Et ces lettres anonymes sont leurs moindres pchs, reprit le comte Mosca; ils tiennent manufacture de dnonciations infmes. Vingt fois j’aurais pu faire traduire toute cette clique devant les tribunaux, et Votre Excellence peut penser, ajouta-t-il en s’adressant Fabrice, si mes bons juges les eussent condamns.
– Eh bien! voil qui me gte tout le reste rpliqua Fabrice avec une navet bien plaisante la cour, j’aurais mieux aim les voir condamns par des magistrats jugeant en conscience.
– Vous me ferez plaisir, vous qui voyagez pour vous instruire, de me donner l’adresse de tels rnagistrats, je leur crirai avant de me mettre au lit.
– Si j’tais ministre, cette absence de juges honntes gens blesserait mon amour-propre.
– Mais il me semble, rpliqua le comte, que Votre Excellence qui aime tant les Franais, et qui mme jadis leur prta le secours de son bras invincible, oublie en ce moment une de leurs grandes maximes: Il vaut mieux tuer le diable que si le diable vous tue. Je voudrais voir comment vous gouverneriez ces mes ardentes, et qui lisent toute la journe l’histoire de la Rvolution de France avec des juges qui renverraient acquitts les gens que j’accuse. Ils arriveraient ne pas condamner les coquins le plus videmment coupables et se croiraient des Brutus. Mais je veux vous faire une querelle; votre me si dlicate n’a-t-elle pas quelque remords au sujet de ce beau cheval un peu maigre que vous venez d’abandonner sur les rives du lac Majeur?
– Je compte bien, dit Fabrice d’un grand srieux, faire remettre ce qu’il faudra au matre du cheval pour le rembourser des frais d’affiches et autres, la suite desquels il se le sera fait rendre par les paysans qui l’auront trouv; je vais lire assidment le journal de Milan, afin d’y chercher l’annonce d’un cheval perdu; je connais fort bien le signalement de celui-ci.
– Il est vraiment primitif, dit le comte la duchesse. Et que serait devenue Votre Excellence, poursuivit-il en riant, si lorsqu’elle galopait ventre terre sur ce cheval emprunt, il se ft avis de faire un faux pas? Vous tiez au Spielberg, mon cher petit neveu, et tout mon crdit et peine pu parvenir faire diminuer d’une trentaine de livres le poids de la chane attache chacune de vos jambes. Vous auriez pass en ce lieu de plaisance une dizaine d’annes, peut-tre vos jambes se fussent-elles enfles et gangrenes, alors on les et fait couper proprement …
– Ah! de grce, ne poussez pas plus loin un si triste roman, s’cria la duchesse les larmes aux yeux. Le voici de retour…
– Et j’en ai plus de joie que vous, vous pouvez le croire, rpliqua le ministre, d’un grand srieux; mais enfin pourquoi ce cruel enfant ne m’a-t-il pas demand un passeport sous un nom convenable puisqu’il voulait pntrer en Lombardie? A la premire nouvelle de son arrestation je serais parti pour Milan, et les amis que j’ai dans ce pays-l auraient bien voulu fermer les yeux et supposer que leur gendarmerie avait arrt un sujet du prince de Parme. Le rcit de votre course est gracieux, amusant, j’en conviens volontiers, rpliqua le comte en reprenant un ton moins sinistre, votre sortie du bois sur la grande route me plat assez; mais entre nous, puisque ce valet de chambre tenait votre vie entre ses mains, vous aviez le droit de prendre la sienne. Nous allons faire Votre Excellence une fortune brillante, du moins voici Madame qui me l’ordonne, et je ne crois pas que mes plus grands ennemis puissent m’accuser d’avoir jamais dsobi ses commandements. Quel chagrin mortel pour elle et pour moi si dans cette espce de course au clocher que vous venez de faire avec ce cheval maigre, il et fait un faux pas. Il et presque mieux valu, ajouta le comte, que ce cheval vous casst le cou.
– Vous tes bien tragique ce soir, mon ami, dit la duchesse tout mue.
– C’est que nous sommes environns d’vnements tragiques, rpliqua le comte aussi avec motion; nous ne sommes pas ici en France, o tout finit par des chansons ou par un emprisonnement d’un an ou deux; et j’ai rellement tort de vous parler de toutes ces choses en riant. Ah ! mon petit neveu, je suppose que je trouve jour vous faire vque, car bonnement je ne puis pas commencer par l’archevch de Parme, ainsi que le veut, trs raisonnablement, Mme la duchesse ici prsente; dans cet vch o vous serez loin de nos sages conseils, dites-nous un peu quelle sera votre politique?
– Tuer le diable plutt qu’il ne me tue, comme disent fort bien mes amis les Franais, rpliqua Fabrice avec des yeux ardents; conserver par tous les moyens possibles, y compris le coup de pistolet, la position que vous m’aurez faite. J’ai lu dans la gnalogie des del Dongo l’histoire de celui de nos anctres qui btit le chteau de Grianta. Sur la fin de sa vie, son bon ami Galas, duc de Milan l’envoie visiter un chteau fort sur notre lac; on craignait une nouvelle invasion de la part des Suisses.”Il faut pourtant que j’crive un mot de politesse au commandant”, lui dit le duc de Milan en le congdiant. Il crit et lui remet une lettre de deux lignes; puis il la lui redemande pour la cacheter.”Ce sera plus poli”, dit le prince. Vespasien del Dongo part, mais en naviguant sur le lac, il se souvient d’un vieux conte grec, car il tait savant; il ouvre la lettre de son bon matre et y trouve l’ordre adress au commandant du chteau, de le mettre mort aussitt son arrive. Le Sforce trop attentif la comdie qu’il jouait avec notre aeul, avait laiss un intervalle entre la dernire ligne du billet et sa signature; Vespasien del Dongo y crit l’ordre de le reconnatre pour gouverneur gnral de tous les chteaux sur le lac, et supprime la tte de la lettre. Arriv et reconnu dans le fort, il jette le commandant dans un puits, dclare la guerre au Sforce, et au bout de quelques annes il change sa forteresse contre ces terres immenses qui ont fait la fortune de toutes les branches de notre famille, et qui un jour me vaudront moi quatre mille livres de rente.
– Vous parlez comme un acadmicien, s’cria le comte en riant; c’est un beau coup de tte que vous nous racontez l , mais ce n’est que tous les dix ans que l’on a l’occasion amusante de faire de ces choses piquantes. Un tre demi stupide, mais attentif, mais prudent tous les jours, gote trs souvent le plaisir de triompher des hommes imagination. C’est par une folie d’imagination que Napolon s’est rendu au prudent John Bull, au lieu de chercher gagner l’Amrique. John Bull, dans son comptoir, a bien ri de sa lettre o il cite Thmistocle. De tous temps les vils Sancho Pana l’emporteront la longue sur les sublimes don Quichotte. Si vous voulez consentir ne rien faire d’extraordinaire, je ne doute pas que vous ne soyez un vque trs respect, si ce n’est trs respectable. Toutefois, ma remarque subsiste; Votre Excellence s’est conduite avec lgret dans l’affaire du cheval, elle a t deux doigts d’une prison ternelle.
Ce mot fit tressaillir Fabrice, il resta plong dans un profond tonnement. a Etait-ce l , se disait-il, cette prison dont je suis menac? Est-ce le crime que je ne devais pas commettre?”Les prdictions de Blans, dont il se moquait fort en tant que prophties, prenaient ses yeux toute l’importance de prsages vritables.
– Eh bien! qu’as-tu donc? lui dit la duchesse tonne; le comte t’a plong dans les noires images.
– Je suis illumin par une vrit nouvelle, et, au lieu de me rvolter contre elle, mon esprit l’adopte. Il est vrai, j’ai pass bien prs d’une prison sans fin! Mais ce valet de chambre tait si joli dans son habit l’anglaise! quel dommage de le tuer!
– Le ministre fut enchant de son petit air sage.
– Il est fort bien de toutes faons, dit-il en regardant la duchesse. Je vous dirai, mon ami, que vous avez fait une conqute, et la plus dsirable de toutes, peut-tre.
“Ah! pensa Fabrice, voici une plaisanterie sur la petite Marietta.”Il se trompait; le comte ajouta:
– Votre simplicit vanglique a gagn le coeur de notre vnrable archevque, le pre Landriani. Un de ces jours nous allons faire de vous un grand-vicaire, et, ce qui fait le charme de cette plaisanterie, c’est que les trois grands-vicaires actuels, gens de mrite, travailleurs, et dont deux, je pense, taient grands-vicaires avant votre naissance, demanderont, par une belle lettre adresse leur archevque, que vous soyez le premier en rang parmi eux. Ces messieurs se fondent sur vos vertus d’abord, et ensuite sur ce que vous tes petit-neveu du clbre archevque Ascagne del Dongo. Quand j’ai appris le respect qu’on avait pour vos vertus, j’ai sur-le-champ nomm capitaine le neveu du plus ancien des vicaires gnraux; il tait lieutenant depuis le sige de Tarragone par le marchal Suchet.
– Va-t’en tout de suite en nglig, comme tu es, faire une visite de tendresse ton archevque s’cria la duchesse. Raconte-lui le mariage de ta soeur; quand il saura qu’elle va tre duchesse, il te trouvera bien plus apostolique. Du reste, tu ignores tout ce que le comte vient de te confier sur ta future nomination.
Fabrice courut au palais archipiscopal; il y fut simple et modeste, c’tait un ton qu’il prenait avec trop de facilit; au contraire, il avait besoin d’efforts pour jouer le grand seigneur. Tout en coutant les rcits un peu longs de Mgr Landriani, il se disait: “Aurais-je d tirer un coup de pistolet au valet de chambre qui tenait par la bride le cheval maigre?”Sa raison lui disait oui, mais son coeur ne pouvait s’accoutumer l’image sanglante du beau jeune homme tombant de cheval dfigur.
“Cette prison o j’allais m’engloutir, si le cheval et bronch, tait-elle la prison dont je suis menac par tant de prsages?”
Cette question tait de la dernire importance pour lui, et l’archevque fut content de son air de profonde attention.
CHAPITRE XI
Au sortir de l’archevch, Fabrice courut chez la petite Marietta; il entendit de loin la grosse voix de Giletti qui avait fait venir du vin et se rgalait avec le souffleur et les moucheurs de chandelle, ses amis. La mammacia, qui faisait fonctions de mre, rpondit seule son signal.
– Il y a du nouveau depuis toi, s’cria-t-elle; deux ou trois de nos acteurs sont accuss d’avoir clbr par une orgie la fte du grand Napolon, et notre pauvre troupe, qu’on appelle Jacobine, a reu l’ordre de vider les Etats de Parme, et vive Napolon! Mais le ministre a, dit-on, crach au bassinet. Ce qu’il y a de sr, c’est que Giletti a de l’argent, je ne sais pas combien, mais je lui ai vu une poigne d’cus. Marietta a reu cinq cus de notre directeur pour frais de voyage jusqu’ Mantoue et Venise, et moi un. Elle est toujours bien amoureuse de toi, mais Giletti lui fait peur; il y a trois jours, la dernire reprsentation que nous avons donne, il voulait absolument la tuer, il lui a lanc deux fameux soufflets, et, ce qui est abominable, il lui a dchir son chle bleu. Si tu voulais lui donner un chle bleu, tu serais bien bon enfant, et nous dirions que nous l’avons gagn une loterie. Le tambour-matre des carabiniers donne un assaut demain, tu en trouveras l’heure affiche tous les coins de rues. Viens nous voir; s’il est parti pour l’assaut, de faon nous faire esprer qu’il restera dehors un peu longtemps, je serai la fentre et je te ferai signe de monter. Tche de nous apporter quelque chose de bien joli, et la Marietta t’aime la passion.
En descendant l’escalier tournant de ce taudis infme, Fabrice tait plein de componction: “Je ne suis point chang, se disait-il; toutes mes belles rsolutions prises au bord de notre lac quand je voyais la vie d’un oeil si philosophique se sont envoles. Mon me tait hors de son assiette ordinaire, tout cela tait un rve et disparat devant l’austre ralit. Ce serait le moment d’agir”, se dit Fabrice en rentrant au palais Sanseverina sur les onze heures du soir. Mais ce fut en vain qu’il chercha dans son coeur le courage de parler avec cette sincrit sublime qui lui semblait si facile la nuit qu’il passa aux rives du lac de Cme.”Je vais fcher la personne que j’aime le mieux au monde si je parle, j’aurai l’air d’un mauvais comdien; je ne vaux rellement quelque chose que dans de certains moments d’exaltation.”
– Le comte est admirable pour moi, dit-il la duchesse aprs lui avoir rendu compte de la visite l’archevch; j’apprcie d’autant plus sa conduite que je crois m’apercevoir que je ne lui plais que fort mdiocrement; ma faon d’agir doit donc tre correcte son gard. Il a ses fouilles de Sanguigna dont il est toujours fou, en juger du moins par son voyage d’avant-hier; il a fait douze lieues au galop pour passer deux heures avec ses ouvriers. Si l’on trouve des fragments de statues dans le temple antique dont il vient de dcouvrir les fondations, il craint qu’on ne les lui vole; j’ai envie de lui proposer d’aller passer trente-six heures Sanguigna. Demain vers les cinq heures, je dois revoir l’archevque, je pourrai partir dans la soire et profiter de la fracheur de la nuit pour faire la route.
La duchesse ne rpondit pas d’abord.
– On dirait que tu cherches des prtextes pour t’loigner de moi, lui dit-elle ensuite avec une extrme tendresse; peine de retour de Belgirate, tu trouves une raison pour partir.
“Voici une belle occasion de parler, se dit Fabrice. Mais sur le lac j’tais un peu fou, je ne me suis pas aperu dans mon enthousiasme de sincrit que mon compliment finit par une impertinence; il s’agirait de dire: Je t’aime de l’amiti la plus dvoue, etc., mais mon me n’est pas susceptible d’amour. N’est-ce pas dire: Je vois que vous avez de l’amour pour moi, mais prenez garde, je ne puis vous payer en mme monnaie? Si elle a de l’amour la duchesse peut se fcher d’tre devine et elle sera rvolte de mon impudence si elle n’a pour moi qu’une amiti toute simple… et ce sont de ces offenses qu’on ne pardonne point.”
Pendant qu’il pesait ces ides importantes, Fabrice, sans s’en apercevoir, se promenait dans le salon, d’un air grave et plein de hauteur, en homme qui voit le malheur dix pas de lui.
La duchesse le regardait avec admiration; ce n’tait plus l’enfant qu’elle avait vu natre, ce n’tait plus le neveu toujours prt lui obir; c’tait un homme grave et duquel il serait dlicieux de se faire aimer. Elle se leva de l’ottomane o elle tait assise, et, se jetant dans ses bras avec transport:
– Tu veux donc me fuir? lui dit-elle.
– Non, rpondit-il de l’air d’un empereur romain, mais je voudrais tre sage.
Ce mot tait susceptible de diverses interprtations Fabrice ne se sentit pas le courage d’aller plus loin et de courir le hasard de blesser cette femme adorable. Il tait trop jeune, trop susceptible de prendre de l’motion; son esprit ne lui fournissait aucune tournure aimable pour faire entendre ce qu’il voulait dire. Par un transport naturel et malgr tout raisonnement, il prit dans ses bras cette femme charmante et la couvrit de baisers. Au mme instant, on entendit le bruit de la voiture du comte qui entrait dans la cour, et presque en mme temps lui-mme parut dans le salon; il avait l’air tout mu.
– Vous inspirez des passions bien singulires, dit-il Fabrice, qui resta presque confondu du mot.
“L’archevque avait ce soir l’audience que Son Altesse Srnissime lui accorde tous les jeudis; le prince vient de me raconter que l’archevque, d’un air tout troubl, a dbut par un discours appris par coeur et fort savant, auquel d’abord le prince ne comprenait rien. Landriani a fini par dclarer qu’il tait important pour l’glise de Parme que Monsignore Fabrice del Dongo ft nomm son premier vicaire gnral, et, par la suite, ds qu’il aurait vingt-quatre ans accomplis, son coadjuteur avec future succession.
“Ce mot m’a effray, je l’avoue, dit le comte; c’est aller un peu bien vite, et je craignais une boutade d’humeur chez le prince. Mais il m’a regard en riant et m’a dit en franais: “Ce sont l de vos coups, monsieur!”-“Je puis faire serment devant Dieu et devant Votre Altesse, me suis-je cri avec toute l’onction possible, que j’ignorais parfaitement le mot de future succession.”Alors j’ai dit la vrit, ce que nous rptions ici mme il y a quelques heures; j’ai ajout, avec entranement, que, par la suite, je me serais regard comme combl des faveurs de Son Altesse, si elle daignait m’accorder un petit vch pour commencer. Il faut que le prince m’ait cru, car il a jug propos de faire le gracieux; il m’a dit, avec toute la simplicit possible: “Ceci est une affaire officielle entre l’archevque et moi, vous n’y entrez pour rien”; le bonhomme m’adresse une sorte de rapport fort long et passablement ennuyeux, la suite duquel il arrive une proposition officielle; je lui ai rpondu trs froidement que le sujet tait bien jeune, et surtout bien nouveau dans ma cour; que j’aurais presque l’air de payer une lettre de change tire sur moi par l’empereur, en donnant la perspective d’une si haute dignit au fils d’un des grands officiers de son royaume lombardo-vnitien. L’archevque a protest qu’aucune recommandation de ce genre n’avait eu lieu. C’tait une bonne sottise me dire moi; j’en ai t surpris de la part d’un homme aussi entendu, mais il est toujours dsorient quand il m’adresse la parole, et ce soir il tait plus troubl que jamais, ce qui m’a donn l’ide qu’il dsirait la chose avec passion. Je lui ai dit que je savais mieux que lui qu’il n’y avait point eu de haute recommandation en faveur de del Dongo, que personne ma cour ne lui refusait de la capacit, qu’on ne parlait point trop mal de ses moeurs, mais que je craignais qu’il ne ft susceptible d’enthousiasme, et que je m’tais promis de ne jamais lever aux places considrables les fous de cette espce avec lesquels un prince n’est sr de rien. Alors, a continu Son Altesse, j’ai d subir un pathos presque aussi long que le premier: l’archevque me faisait l’loge de l’enthousiasme de la maison de Dieu.”Maladroit, me disais-je, tu t’gares, tu compromets la nomination qui tait presque accorde; il fallait couper court et me remercier avec effusion.”Point: il continuait son homlie avec une intrpidit ridicule, je cherchais une rponse qui ne ft point trop dfavorable au petit del Dongo; je l’ai trouve, et assez heureuse, comme vous allez en juger: “Monseigneur, lui ai-je dit, Pie VII fut un grand pape et un grand saint; parmi tous les souverains, lui seul osa dire non au tyran qui voyait l’Europe ses pieds! eh bien! il tait susceptible d’enthousiasme, ce qui l’a port, lorsqu’il tait vque d’Imola, crire sa fameuse pastorale du citoyen cardinal Chiaramonti en faveur de la rpublique cisalpine.”
“Mon pauvre archevque est rest stupfait, et, pour achever de le stupfier, je lui ai dit d’un air fort srieux: “Adieu, monseigneur, je prendrai vingt-quatre heures pour rflchir votre proposition.”Le pauvre homme a ajout quelques supplications assez mal tournes et assez inopportunes aprs le mot adieu prononc par moi. Maintenant comte Mosca della Rovre, je vous charge de dire la duchesse que je ne veux pas retarder de vingt-quatre heures une chose qui peut lui tre agrable; asseyez-vous l et crivez l’archevque le billet d’approbation qui termine toute cette affaire. J’ai crit le billet, il l’a sign, il m’a dit: “Portez-le l’instant mme la duchesse.”Voici le billet, madame, et c’est ce qui m’a donn un prtexte pour avoir le bonheur de vous revoir ce soir.”
La duchesse lut le billet avec ravissement. Pendant le long rcit du comte, Fabrice avait eu le temps de se remettre: il n’eut point l’air tonne de cet incident, il prit la chose en vritable grand seigneur qui naturellement a toujours cru qu’il avait droit ces avancements extraordinaires, ces coups de fortune qui mettraient un bourgeois hors des gonds; il parla de sa reconnaissance, mais en bons termes, et finit par dire au comte:
– Un bon courtisan doit flatter la passion dominante; hier vous tmoigniez la crainte que vos ouvriers de Sanguigna ne volent les fragments de statues antiques qu’ils pourraient dcouvrir; j’aime beaucoup les fouilles, moi; si vous voulez bien le permettre, j’irai voir les ouvriers. Demain soir, aprs les remerciements convenables au palais et chez l’archevque, je partirai pour Sanguigna.
– Mais devinez-vous, dit la duchesse au comte, d’o vient cette passion subite du bon archevque pour Fabrice?
– Je n’ai pas besoin de deviner; le grand-vicaire dont le frre est capitaine me disait hier: “Le pre Landriani part de ce principe certain, que le titulaire est suprieur au coadjuteur”, et il ne se sent pas de joie d’avoir sous ses ordres un del Dongo et de l’avoir oblig. Tout ce qui met en lumire la haute naissance de Fabrice ajoute son bonheur intime: il a un tel homme pour aide de camp! En second lieu Mgr Fabrice lui a plu, il ne se sent point timide devant lui; enfin il nourrit depuis dix ans une haine bien conditionne pour l’vque de Plaisance, qui affiche hautement la prtention de lui succder sur le sige de Parme, et qui de plus est fils d’un meunier. C’est dans ce but de succession future que l’vque de Plaisance a pris des relations fort troites avec la marquise Raversi, et maintenant ces liaisons font trembler l’archevque pour le succs de son dessein favori avoir un del Dongo son tat-major, et lui donner des ordres.
Le surlendemain, de bonne heure, Fabrice dirigeait les travaux de la fouille de Sanguigna, vis- -vis Colorno (c’est le Versailles des princes de Parme)’; ces fouilles s’tendaient dans la plaine tout prs de la grande route qui conduit de Parme au pont de Casal Maggiore, premire ville de l’Autriche. Les ouvriers coupaient la plaine par une longue tranche profonde de huit pieds et aussi troite que possible, on tait occup rechercher le long de l’ancienne voie romaine, les ruines d’un second temple qui, disait-on dans le pays, existait encore au moyen ge. Malgr les ordres du prince, plusieurs paysans ne voyaient pas sans jalousie ces longs fosss traversant leurs proprits. Quoi qu’on pt leur dire, ils s’imaginaient qu’on tait la recherche d’un trsor, et la prsence de Fabrice tait surtout convenable pour empcher quelque petite meute. Il ne s’ennuyait point, il suivait ces travaux avec passion; de temps autre on trouvait quelque mdaille, et il ne voulait pas laisser le temps aux ouvriers de s’accorder entre eux pour l’escamoter.
La journe tait belle, il pouvait tre six heures du matin: il avait emprunt un vieux fusil un coup, il tira quelques alouettes, l’une d’elles, blesse, alla tomber sur la grande route; Fabrice, en la poursuivant, aperut de loin une voiture qui venait de Parme et se dirigeait vers la frontire de Casal Maggiore. Il venait de recharger son fusil lorsque, la voiture fort dlabre s’approchant au tout petit pas, il reconnut la petite Marietta, elle avait ses cts le grand escogriffe Giletti, et cette femme ge qu’elle faisait Passer pour sa mre.
Giletti s’imagina que Fabrice s’tait plac ainsi au milieu de la route, et un fusil la main, pour l’insulter et peut-tre mme pour lui enlever la petite Marietta. En homme de coeur il sauta bas de la voiture, il avait dans la main gauche un grand pistolet fort rouill, et tenait de la droite une pe encore dans son fourreau, dont il se servait lorsque les besoins de la troupe foraient de lui confier quelque rle de marquis.
– Ah! brigand! s’cria-t-il, je suis bien aise de te trouver ici une lieue de la frontire; je vais te faire ton affaire; tu n’es plus protg ici par tes bas violets.
Fabrice faisait des mines la petite Marietta et ne s’occupait gure des cris jaloux du Giletti, lorsque tout coup il vit trois pieds de sa poitrine le bout du pistolet rouill; il n’eut que le temps de donner un coup sur ce pistolet, en se servant de son fusil comme d’un bton: le pistolet partit, mais ne blessa personne.
– Arrtez donc, f…, cria Giletti au veturino.
En mme temps il eut l’adresse de sauter sur le bout du fusil de son adversaire et de le tenir loign de la direction de son corps; Fabrice et lui tiraient le fusil chacun de toutes ses forces. Giletti, beaucoup plus vigoureux, plaant une main devant l’autre, avanait toujours vers la batterie, et tait sur le point de s’emparer du fusil, lorsque Fabrice, pour l’empcher d’en faire usage, fit partir le coup. Il avait bien observ auparavant que l’extrmit du fusil tait plus de trois pouces au-dessus de l’paule de Giletti: la dtonation eut lieu tout prs de l’oreille de ce dernier. Il resta un peu tonn, mais se remit en un clin d’oeil.
– Ah! tu veux me faire sauter le crne, canaille! je vais te faire ton compte.
Giletti jeta le fourreau de son pe de marquis, et fondit sur Fabrice avec une rapidit admirable. Celui-ci n’avait point d’arme et se vit perdu.
Il se sauva vers la voiture, qui tait arrte une dizaine de pas derrire Giletti; il passa gauche, et saisissant de la main le ressort de la voiture, il tourna rapidement tout autour et repassa tout prs de la portire droite qui tait ouverte. Giletti, lanc avec ses grandes jambes et qui n’avait pas eu l’ide de se retenir au ressort de la voiture, fit plusieurs pas dans sa premire direction avant de pouvoir s’arrter. Au moment o Fabrice passait auprs de la portire ouverte, il entendit Marietta qui lui disait demi-voix:
– Prends garde toi; il te tuera. Tiens!
Au mme instant, Fabrice vit tomber de la portire une sorte de grand couteau de chasse; il se baissa pour le ramasser, mais, au mme instant il fut touch l’paule par un coup d’pe que lui lanait Giletti. Fabrice, en se relevant, se trouva six pouces de Giletti qui lui donna dans la figure un coup furieux avec le pommeau de son pe; ce coup tait lanc avec une telle force qu’il branla tout fait la raison de Fabrice; en ce moment il fut sur le point d’tre tu. Heureusement pour lui Giletti tait encore trop prs pour pouvoir lui donner un coup de pointe. Fabrice, quand il revint soi, prit la fuite en courant de toutes ses forces; en courant, il jeta le fourreau du couteau de chasse et ensuite, se retournant vivement, il se trouva trois pas de Giletti qui le poursuivait. Giletti tait lanc, Fabrice lui porta un coup de pointe, Giletti avec son pe eut le temps de relever un peu le couteau de chasse, mais il reut le coup de pointe en plein dans la joue gauche. Il passa tout prs de Fabrice qui se sentit percer la cuisse, c’tait le couteau de Giletti que celui-ci avait eu le temps d’ouvrir. Fabrice fit un saut droite; il se retourna, et enfin les deux adversaires se trouvrent une juste distance de combat.
Giletti jurait comme un damn.
– Ah! je vais te couper la gorge, gredin de prtre, rptait-il chaque instant.
Fabrice tait tout essouffl et ne pouvait parler; le coup de pommeau d’pe dans la figure le faisait beaucoup souffrir, et son nez saignait abondamment, il para plusieurs coups avec son couteau de chasse et porta plusieurs bottes sans trop savoir ce qu’il faisait; il lui semblait vaguement tre un assaut public. Cette ide lui avait t suggre par la prsence de ses ouvriers qui, au nombre de vingt-cinq ou trente, formaient cercle autour des combattants, mais distance fort respectueuse; car on voyait ceux-ci courir tout moment et s’lancer l’un sur l’autre.