Les Cenci by Stendhal

LES CENCI Stendhal Le don Juan de Moliäre est galant sans doute, mais avant tout il est homme de bonne compagnie; avant de se livrer au penchant irrÇsistible qui l’entraÃ¥ne vers les jolies femmes, il tient Ö se conformer Ö un certain modäle idÇal, il veut àtre l’homme qui serait souverainement admirÇ Ö la cour
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  • 1837
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LES CENCI

Stendhal

Le don Juan de Moliäre est galant sans doute, mais avant tout il est homme de bonne compagnie; avant de se livrer au penchant irrÇsistible qui l’entraÃ¥ne vers les jolies femmes, il tient Ö se conformer Ö un certain modäle idÇal, il veut àtre l’homme qui serait souverainement admirÇ Ö la cour d’un jeune roi galant et spirituel.

Le don Juan de Mozart est dÇjÖ plus präs de la nature, et moins franáais, il pense moins Ö l’opinion des autres; il ne songe pas, avant tout, Ö parestre, comme dit le baron de Foeneste, de d’AubignÇ. Nous n’avons que deux portraits du don Juan d’Italie, tel qu’il dut se montrer, en ce beau pays, au seiziäme siäcle, au dÇbut de la civilisation renaissante.

De ces deux portraits, il en est un que je ne puis absolument faire connaÃ¥tre, le siäcle est trop collet montÇ; il faut se rappeler ce grand mot que j’ai ou’ rÇpÇter bien des fois Ö lord Byron: This age of cant. Cette hypocrisie si ennuyeuse et qui ne trompe personne a l’immense avantage de donner quelque chose Ö dire aux sots: ils se scandalisent de ce qu’on a osÇ dire telle chose; de ce qu’on a osÇ rire de telle autre, etc. Son dÇsavantage est de raccourcir infiniment le domaine de l’histoire.

Si le lecteur a le bon goñt de me le permettre, je vais lui prÇsenter, en toute humilitÇ, une notice historique sur le second des don Juan, dont il est possible de parler en 1837; il se nommait Franáois Cenci.

Pour que le don Juan soit possible, il faut qu’il y ait de l’hypocrisie dans le monde. Le don Juan eñt ÇtÇ un effet sans cause dans l’antiquitÇ; la religion Çtait une fàte, elle exhortait les hommes au plaisir, comment aurait-elle flÇtri des àtres qui faisaient d’un certain plaisir leur unique affaire? Le gouvernement seul parlait de s’abstenir; il dÇfendait les choses qui pouvaient nuire Ö la patrie, c’est-Ö-dire Ö l’intÇràt bien entendu de tous, et non ce qui peut nuire Ö l’individu qui agit.

Tout homme qui avait du goñt pour les femmes et beaucoup d’argent pouvait donc àtre un don Juan dans Athänes, personne n’y trouvait Ö redire; personne ne professait que cette vie est une vallÇe de larmes et qu’il y a du mÇrite Ö se faire souffrir.

Je ne pense pas que le don Juan athÇnien pñt arriver jusqu’au crime aussi rapidement que le don Juan des monarchies modernes, une grande partie du plaisir de celui-ci consiste Ö braver l’opinion, et il a dÇbutÇ, dans sa jeunesse, par s’imaginer qu’il bravait seulement l’hypocrisie.

Violer les lois dans la monarchie Ö la Louis XV tirer un coup de fusil Ö un couvreur, et le faire dÇgringoler du haut de son toit, n’est-ce pas une preuve que l’on vit dans la sociÇtÇ du prince, que l’on est du meilleur ton, et que l’on se moque fort du juge? Se moquer du juge, n’est-ce pas le premier pas, le premier essai de tout petit don Juan qui dÇbute?

Parmi nous, les femmes ne sont plus Ö la mode, c’est pourquoi les don Juan sont rares; mais quand il y en avait, ils commenáaient toujours par chercher des plaisirs fort naturels, tout en se faisant gloire de braver ce qui leur semblait des idÇes non fondÇes en raison dans la religion de leurs contemporains. Ce n’est que plus tard, et lorsqu’il commence Ö se pervertir, que le don Juan trouve une voluptÇ exquise Ö braver les opinions qui lui semblent Ö lui-màme justes et raisonnables.

Ce passage devait àtre fort difficile chez les anciens, et ce n’est guäre que sous les empereurs romains, et apräs Tibäre et CaprÇe, que l’on trouve des libertins qui aiment la corruption pour elle-màme, c’est-Ö-dire pour le plaisir de braver les opinions raisonnables de leurs contemporains.

Ainsi, c’est Ö la religion chrÇtienne que j’attribue la possibilitÇ du rìle satanique de don Juan. C’est sans doute cette religion qui enseigna au monde qu’un pauvre esclave, qu’un gladiateur avait une Éme absolument Çgale en facultÇ Ö celle de CÇsar lui-màme; ainsi, il faut la remercier de l’apparition des sentiments dÇlicats; je ne doute pas, au reste, que tìt ou tard ces sentiments ne se fussent fait jour dans le sein des peuples. L’EnÇide est dÇjÖ bien plus tendre que l’Iliade.

La thÇorie de JÇsus Çtait celle des philosophes arabes ses contemporains; la seule chose nouvelle qui se soit introduite dans le monde Ö la suite des principes pràchÇs par saint Paul, c’est un corps de pràtres absolument sÇparÇ du reste des citoyens et màme ayant des intÇràts opposÇs*. * Voir Montesquieu: Politique des Romains dans la religion.

Ce corps fit son unique affaire de cultiver et de fortifier le sentiment religieux; il inventa des prestiges et des habitudes pour Çmouvoir les esprits de toutes les classes, depuis le pÉtre inculte jusqu’au vieux courtisan blasÇ; il sut lier son souvenir aux impressions charmantes de la premiäre enfance, il ne laissa point passer la moindre peste ou le moindre grand malheur sans en profiter pour redoubler la peur et le sentiment religieux, ou tout au moins pour bÉtir une belle Çglise, comme la Salute Ö Venise.

L’existence de ce corps produisit cette chose admirable: le pape saint LÇon, rÇsistant sans force physique au fÇroce Attila et Ö ses nuÇes de barbares qui venaient d’effrayer la Chine, la Perse et les Gaules.

Ainsi, la religion, comme le pouvoir absolu tempÇrÇ par des chansons, qu’on appelle la monarchie franáaise, a produit des choses singuliäres que le monde n’eñt jamais vues, peut-àtre, s’il eñt ÇtÇ privÇ de ces deux institutions.

Parmi ces choses bonnes ou mauvaises, mais toujours singuliäres et curieuses, et qui eussent bien ÇtonnÇ Aristote, Polybe, Auguste, et les autres bonnes tàtes de l’antiquitÇ, je place sans hÇsiter le caractäre tout moderne de don Juan. C’est, Ö mon avis, un produit des institutions ascÇtiques des papes venus apräs Luther; car LÇon X et sa cour (1506) suivaient Ö peu präs les principes de la religion d’Athänes.

Le Don Juan de Moliäre fut reprÇsentÇ au commencement du rägne de Louis XIV, le 15 fÇvrier 1665; ce prince n’Çtait point encore dÇvot, et cependant la censure ecclÇsiastique fit supprimer la scäne du pauvre dans la foràt. Cette censure, pour se donner des forces, voulait persuader Ö ce jeune roi, si prodigieusement ignorant, que le mot judiciaire Çtait synonyme de rÇpublicain*. * Saint-Simon: MÇmoires de l’abbÇ Blache.

L’original est d’un Espagnol, Tirso de Molina*; une troupe italienne en jouait une imitation Ö Paris vers 1664, et faisait fureur. C’est probablement la comÇdie du monde qui a ÇtÇ reprÇsentÇe le plus souvent. C’est qu’il y a le diable et l’amour, la peur de l’enfer et une passion exaltÇe pour une femme, c’est-Ö-dire, ce qu’il y a de plus terrible et de plus doux aux yeux de tous les hommes pour peu qu’ils soient au-dessus de l’Çtat sauvage. * Ce nom fut adoptÇ par un moine, homme d’esprit, fray Gabriel Tellez. Il appartenait Ö l’ordre de la Merci, et l’on a de lui plusieurs piäces oó se trouvent des scänes de gÇnie, entre autres, le Timide Ö la Cour. Tellez fit trois cents comÇdies, dont soixante ou quatre-vingts existent encore. Il mourut’ vers 1610.

Il n’est pas Çtonnant que la peinture du don Juan ait ÇtÇ introduite dans la littÇrature par un poäte espagnol. L’amour tient une grande place dans la vie de ce peuple; c’est, lÖ-bas, une passion sÇrieuse et qui se fait sacrifier, haut la main, toutes les autres, et màme, qui le croirait? la vanitÇ! Il en est de màme en Allemagne et en Italie. A le bien prendre, la France seule est complätement dÇlivrÇe de cette passion, qui fait faire tant de folies Ö ces Çtrangers: par exemple, Çpouser une fille pauvre, sous le prÇtexte qu’elle est jolie et qu’on en est amoureux. Les filles qui manquent de beautÇ ne manquent pas d’admirateurs en France; nous sommes gens avisÇs. Ailleurs, elles sont rÇduites Ö se faire religieuses, et c’est pourquoi les couvents sont indispensables en Espagne. Les filles n’ont pas de dot en ce pays, et cette loi a maintenu le triomphe de l’amour. En France, l’amour ne s’est-il pas rÇfugiÇ au cinquiäme Çtage, c’est-Ö-dire parmi les filles qui ne se marient pas avec l’entremise du notaire de la famille?

Il ne faut point parler du don Juan de lord Byron, ce n’est qu’un Faublas, un beau jeune homme insignifiant, et sur lequel se prÇcipitent toutes sortes de bonheurs invraisemblables.

C’est donc en Italie et au seiziäme siäcle seulement qu’a dñ paraÃ¥tre, pour la premiäre fois, ce caractäre singulier. C’est en Italie et au dix-septiäme siäcle qu’une princesse disait, en prenant une glace avec dÇlices le soir d’une journÇe fort chaude: Quel dommage que ce ne soit pas un pÇchÇ!

Ce sentiment forme, suivant moi, la base du caractäre du don Juan, et comme on voit, la religion chrÇtienne lui est nÇcessaire.

Sur quoi un auteur napolitain s’Çcrie: “N’est-ce rien que de braver le ciel, et de croire qu’au moment màme le ciel peut vous rÇduire en cendre? De lÖ l’extràme voluptÇ, dit-on, d’avoir une maÃ¥tresse religieuse, et religieuse remplie de pitiÇ, sachant fort bien qu’elle fait mal, et demandant pardon Ö Dieu avec passion, comme elle päche avec passion*.” * D. Dominico Paglietta.

Supposons un chrÇtien extràmement pervers, nÇ Ö Rome, au moment oó le sÇväre Pie V venait de remettre en honneur ou d’inventer une foule de pratiques minutieuses absolument Çtrangäres Ö cette morale simple qui n’appelle vertu que ce qui est utile aux hommes. Une inquisition inexorable, et tellement inexorable qu’elle dura peu en Italie, et dut se rÇfugier en Espagne, venait d’àtre renforcÇe* et faisait peur Ö tous. Pendant quelques annÇes, on attacha de träs grandes peines Ö la non-exÇcution ou au mÇpris public de ces petites pratiques minutieuses ÇlevÇes au rang des devoirs les plus sacrÇs de la religion; il aura haussÇ les Çpaules en voyant l’universalitÇ des citoyens trembler devant les lois terribles de l’inquisition. * Saint Pie V Ghislieri, PiÇmontais, dont on voit la figure maigre et sÇväre au tombeau de Sixte-Quint, Ö Sainte-Marie-Majeure, Çtait grand inquisiteur quand il fut appelÇ au trìne de saint Pierre en 1566. Il gouverna l’Çglise six ans et vingt-quatre jours. Voir ses lettres, publiÇes par M. de Potter, le seul homme parmi nous qui ait connu ce point d’histoire. L’ouvrage de M. de Potter, vaste mine de faits, est le fruit de quatorze ans d’Çtudes consciencieuses dans les bibliothäques de Florence, de Venise et de Rome.

“Eh bien! se sera-t-il dit, je suis l’homme le plus riche de Rome, cette capitale du monde; je vais en àtre aussi le plus brave; je vais me moquer publiquement de tout ce que ces gens-lÖ respectent, et qui ressemble si peu Ö ce qu’on doit respecter.”

Car un don Juan, pour àtre tel, doit àtre homme de coeur et possÇder cet esprit vif et net qui fait voir clair dans les motifs des actions des hommes.

Franáois Cenci se sera dit: “Par quelles actions parlantes, moi Romain, nÇ Ö Rome en 1527, prÇcisÇment pendant les six mois durant lesquels les soldats luthÇriens du connÇtable de Bourbon’ y commirent, sur les choses saintes, les plus affreuses profanations; par quelles actions pourrais-je faire remarquer mon courage et me donner, le plus profondÇment possible, le plaisir de braver l’opinion? Comment Çtonnerai je mes sots contemporains? Comment pourrai-je me donner le plaisir si vif de me sentir diffÇrent de tout ce vulgaire?”

Il ne pouvait entrer dans la tàte d’un Romain, et d’un Romain du Moyen Age, de se borner Ö des paroles. Il n’est pas de pays oó les paroles hardies soient plus mÇprisÇes qu’en Italie.

L’homme qui a pu se dire Ö lui-màme ces choses se nommait Franáois Cenci: il a ÇtÇ tuÇ sous les yeux de sa fille et de sa femme, le 15 septembre 1598. Rien d’aimable ne nous reste de ce don Juan, son caractäre ne fut point adouci et amoindri par l’idÇe d’àtre, avant tout, homme de bonne compagnie, comme le don Juan de Moliäre. Il ne songeait aux autres hommes que pour marquer sa supÇrioritÇ sur eux, s’en servir dans ses desseins ou les haãr. Le don Juan n’a jamais de plaisir par les sympathies, par les douces ràveries ou les illusions d’un coeur tendre. Il lui faut, avant tout, des plaisirs qui soient des triomphes, qui puissent àtre vus par les autres, qui ne puissent àtre niÇs; il lui faut la liste dÇployÇe par l’insolent Leporello aux yeux de la triste Elvire.

Le don Juan romain s’est bien gardÇ de la maladresse insigne de donner la clef de son caractäre, et de faire des confidences Ö un laquais, comme le don Juan de Moliäre; il a vÇcu sans confident, et n’a prononcÇ de paroles que celles qui Çtaient utiles pour l’avancement de ses desseins. Nul ne vit en lui de ces moments de tendresse vÇritable et de gaietÇ charmante qui nous font pardonner au don Juan de Mozart; en un mot, le portrait que je vais traduire est affreux.

Par choix, je n’aurais pas racontÇ ce caractäre, je me serais contentÇ de l’Çtudier, car il est plus voisin de l’horrible que du curieux; mais j’avouerai qu’il m’a ÇtÇ demandÇ par des compagnons de voyage auxquels je ne pouvais rien refuser. En 1823, j’eus le bonheur de voir l’Italie avec des àtres aimables et que je n’oublierai jamais, je fus sÇduit comme eux par l’admirable portrait de BÇatrix Cenci, que l’on voit Ö Rome, au palais Barberini.

La galerie de ce palais est maintenant rÇduite Ö sept ou huit tableaux; mais quatre sont des chefs-d’oeuvre: c’est d’abord le portrait de la cÇläbre Fornarina, la maÃ¥tresse de Raphaâl, par Raphaâl lui-màme. Ce portrait, sur l’authenticitÇ duquel il ne peut s’Çlever aucun doute, car on trouve des copies contemporaines, est tout diffÇrent de la figure qui, Ö la galerie de Florence, est donnÇe comme le portrait de la maÃ¥tresse de Raphaâl, et a ÇtÇ gravÇ, sous ce nom, par Morghen. Le portrait de Florence n’est pas màme de Raphaâl. En faveur de ce grand nom, le lecteur voudra-t-il pardonner Ö cette petite digression?

Le second portrait prÇcieux de la galerie Barberini est du Guide; c’est le portrait de BÇatrix Cenci, dont on voit tant de mauvaises gravures. Ce grand peintre a placÇ sur le cou de BÇatrix un bout de draperie insignifiant, il l’a coiffÇe d’un turban; il eñt craint de pousser la vÇritÇ jusqu’Ö l’horrible, s’il eñt reproduit exactement l’habit qu’elle s’Çtait fait faire pour paraÃ¥tre Ö l’exÇcution, et les cheveux en dÇsordre d’une pauvre fille de seize ans qui vient de s’abandonner au dÇsespoir. La tàte est douce et belle, le regard träs doux et les yeux fort grands: ils ont l’air ÇtonnÇ d’une personne qui vient d’àtre surprise au moment oó elle pleurait Ö chaudes larmes. Les cheveux sont blonds et träs beaux. Cette tàte n’a rien de la fiertÇ romaine et de cette conscience de ses propres forces que l’on surprend souvent dans le regard assurÇ d’une file du Tibre, di una figlia del Tevere, disent-elles d’elles-màmes avec fiertÇ. Malheureusement les demi-teintes ont poussÇ au rouge de brique pendant ce long intervalle de deux cent trente-huit ans qui nous sÇpare de la catastrophe dont on va lire le rÇcit.

Le troisiäme portrait de la galerie Barberini est celui de Lucräce Petroni, belle-märe de BÇatrix, qui fut exÇcutÇe avec elle. C’est le type de la matrone romaine dans sa beautÇ et sa fiertÇ* naturelles. Les traits sont grands et la carnation d’une Çclatante blancheur, les sourcils noirs et fort marquÇs, le regard est impÇrieux et en màme temps chargÇ de voluptÇ. C’est un beau contraste avec la figure si douce, si simple, presque allemande de sa belle-fille. * Cette fiertÇ ne provient point du rang dans le monde, comme dans les portraits de Van Dyck.

Le quatriäme portrait, brillant par la vÇritÇ et l’Çclat des couleurs, est l’un des chefs-d’oeuvre de Titien; c’est une esclave grecque qui fut la maÃ¥tresse du fameux doge Barbarigo.

Presque tous les Çtrangers qui arrivent Ö Rome se font conduire, däs le commencement de leur tournÇe, Ö la galerie Barberini; ils sont appelÇs, les femmes surtout, par les portraits de BÇatrix Cenci et de sa belle-märe. J’ai partagÇ la curiositÇ commune; ensuite, comme tout le monde, j’ai cherchÇ Ö obtenir communication des piäces de ce procäs cÇläbre. Si on a ce crÇdit, on sera tout ÇtonnÇ, je pense, en lisant ces piäces, oó tout est latin, exceptÇ les rÇponses des accusÇs, de ne trouver presque pas l’explication des faits. C’est qu’Ö Rome, en 1599, personne n’ignorait les faits. J’ai achetÇ la permission de copier un rÇcit contemporain; j’ai cru pouvoir en donner la traduction sans blesser aucune convenance; du moins cette traduction put-elle àtre lue tout haut devant des dames en 1823. Il est bien entendu que le traducteur cesse d’àtre fidäle lorsqu’il ne peut plus l’àtre: l’horreur l’emporterait facilement sur l’intÇràt de curiositÇ.

Le triste rìle du don Juan pur (celui qui ne cherche Ö se conformer Ö aucun modäle idÇal, et qui ne songe Ö l’opinion du monde que pour l’outrager) est exposÇ ici dans toute son horreur. Les excäs de ses crimes forcent deux femmes malheureuses Ö le faire tuer sous leurs yeux; ces deux femmes Çtaient l’une son Çpouse, et l’autre sa fille, et le lecteur n’osera dÇcider si elles furent coupables. Leurs contemporains trouvärent qu’elles ne devaient pas pÇrir.

Je suis convaincu que la tragÇdie de Galeotto Manfredi (qui fut tuÇ par sa femme, sujet traitÇ par le grand poäte Monti) et tant d’autres tragÇdies domestiques du quinziäme siäcle, qui sont moins connues et Ö peine indiquÇes dans les histoires particuliäres des villes d’Italie, finirent par une scäne semblable Ö celle du chÉteau de Petrella. Voici la traduction du rÇcit contemporain; il est en italien de Rome. et fut Çcrit le 14 septembre 1599.

HISTOIRE VêRITABLE

de la mort de Jacques et BÇatrix Cenci, et de Lucräce Petroni Cenci, leur belle-märe, exÇcutÇs pour crime de parricide, samedi dernier 11 septembre 1599, sous le rägne de notre saint päre le pape, ClÇment VIII, Aldobrandini.

La vie exÇcrable qu’a toujours menÇe Franáois Cenci, nÇ Ö Rome et l’un de nos concitoyens les plus opulents, a fini par le conduire Ö sa perte. Il a entraÃ¥nÇ Ö une mort prÇmaturÇe ses fils, jeunes gens forts et courageux, et sa fille BÇatrix qui, quoiqu’elle ait ÇtÇ conduite au supplice Ö peine ÉgÇe de seize ans (il y a aujourd’hui quatre jours), n’en passait pas moins pour une des plus belles personnes des Etats du pape et de l’Italie tout entiäre. La nouvelle se rÇpand que le signor Guido Reni, un des Çläves de cette admirable Çcole de Bologne, a voulu faire le portrait de la pauvre BÇatrix, vendredi dernier, c’est-Ö-dire le jour màme qui a prÇcÇdÇ son exÇcution. Si ce grand peintre s’est acquittÇ de cette tÉche comme il a fait pour les autres peintures qu’il a exÇcutÇes dans cette capitale, la postÇritÇ pourra se faire quelque idÇe de ce que fut la beautÇ de cette fille admirable. Afin qu’elle puisse aussi conserver quelque souvenir de ses malheurs sans pareils, et de la force Çtonnante avec laquelle cette Éme vraiment romaine sut les combattre, j’ai rÇsolu d’Çcrire ce que j’ai appris sur l’action qui l’a conduite Ö la mort, et ce que j’ai vu le jour de sa glorieuse tragÇdie.

Les personnes qui m’ont donnÇ mes informations Çtaient placÇes de faáon Ö savoir les circonstances les plus secrätes, lesquelles sont ignorÇes dans Rome màme aujourd’hui, quoique depuis six semaines on ne parle d’autre chose que du procäs des Cenci. J’Çcrirai avec une certaine libertÇ, assurÇ que je suis de pouvoir dÇposer mon commentaire dans des archives respectables, et d’oó certainement il ne sera tirÇ qu’apräs moi. Mon unique chagrin est de devoir parler, mais ainsi le veut la vÇritÇ, contre l’innocence de cette pauvre BÇatrix Cenci, adorÇe et respectÇe de tous ceux qui l’ont connue, autant que son horrible päre Çtait ha’ et exÇcrÇ.

Cet homme qui, l’on ne peut le nier, avait reáu du ciel une sagacitÇ et une bizarrerie Çtonnantes, fut fils de monseigneur Cenci, lequel, sous Pie V (Ghislieri), s’Çtait ÇlevÇ au poste de trÇsorier (ministre des finances). Ce saint pape, tout occupÇ, comme on sait, de sa juste haine contre l’hÇrÇsie et du rÇtablissement de son admirable inquisition, n’eut que du mÇpris pour l’administration temporelle de son Etat, de faáon que ce monsignor Cenci, qui fut trÇsorier pendant quelques annÇes avant 1572, trouva moyen de laisser Ö cet homme affreux qui fut son fils et päre de BÇatrix un revenu net de cent soixante mille piastres (environ deux millions cinq cent mille francs de 1837).

Franáois Cenci, outre cette grande fortune, avait une rÇputation de courage et de prudence Ö laquelle, dans son jeune temps, aucun autre Romain ne put atteindre; et cette rÇputation le mettait d’autant plus en crÇdit Ö la cour du pape et parmi tout le peuple, que les actions criminelles que l’on commenáait Ö lui imputer n’Çtaient que du genre de celles que le monde pardonne facilement. Beaucoup de Romains se rappelaient encore, avec un amer regret, la libertÇ de penser et d’agir dont on avait joui du temps de LÇon X, qui nous fut enlevÇ en 1513, et sous Paul III, mort en 1549. On commenáa Ö parler, sous ce dernier pape, du jeune Franáois Cenci Ö cause de certains amours singuliers, amenÇs Ö bonne rÇussite par des moyens plus singuliers encore.

Sous Paul III, temps oó l’on pouvait encore parler avec une certaine confiance, beaucoup disaient que Franáois Cenci Çtait avide surtout d’ÇvÇnements bizarres qui pussent lui donner des peripezie di nuova idea, sensations nouvelles et inquiÇtantes; ceux-ci s’appuient sur ce qu’on a trouvÇ dans ses livres de comptes des articles tels que celui-ci:

“Pour les aventures et peripezie de Toscanella, trois mille cinq cents piastres (environ soixante mille francs de 1837) e non fu caro (et ce ne fut pas trop cher).”

On ne sait peut-àtre pas, dans les autres ville d’Italie, que notre sort et notre faáon d’àtre Ö Rome changent selon le caractäre du pape rÇgnant. Ainsi. pendant treize annÇes sous le bon pape GrÇgoire XIII (Buoncompagni), tout Çtait permis Ö Rome; qui voulait faisait poignarder son ennemi, et n’Çtait point poursuivi, pour peu qu’il se conduisÃ¥t d’une faáon modeste. A cet excäs d’indulgence succÇda l’excäs de la sÇvÇritÇ pendant les cinq annÇes que rÇgna le grand Sixte Quint, duquel il a ÇtÇ dit, comme de l’empereur Auguste, qu’il fallait qu’il ne vÃ¥nt jamais ou qu’il restÉt toujours. Alors on vit exÇcuter des malheureux pour des assassinats ou empoisonnements oubliÇs depuis dix ans, mais dont ils avaient eu le malheur de se confesser au cardinal Montalto, depuis Sixte Quint.

Ce fut principalement sous GrÇgoire XIII que l’on commenáa Ö beaucoup parler de Franáois Cenci; il avait ÇpousÇ une femme fort riche et telle qu’il convenait Ö un seigneur si accrÇditÇ, elle mourut apräs lui avoir donnÇ sept enfants. ` Peu apräs sa mort, il prit en secondes noces Lucräce Petroni, d’une rare beautÇ et cÇläbre surtout par l’Çclatante blancheur de son teint, mais un peu trop repläte comme c’est le dÇfaut commun de nos Romaines De Lucräce, il n’eut point d’enfants.

Le moindre vice qui fñt Ö reprendre en Franáois Cenci, ce fut la propension Ö un amour infÉme, le plus grand fut celui de ne pas croire en Dieu. De sa vie on ne le vit entrer dans une Çglise.

Mis trois fois en prison pour ses amours infÉmes, il s’en tira en donnant deux cent mille piastres aux personnes en faveur aupräs des douze papes sous lesquels il a successivement vÇcu. (Deux cent mille piastres font Ö peu präs cinq millions de 1837.)

Je n’ai vu Franáois Cenci que lorsqu’il avait dÇjÖ les cheveux grisonnants, sous le rägne du pape Buoncompagni, quand tout Çtait permis Ö qui osait. C’Çtait un homme d’Ö peu präs cinq pieds quatre pouces, fort bien fait, quoique trop maigre; il passait pour àtre extràmement fort, peut-àtre faisait-il courir ce bruit lui-màme; il avait les yeux grands et expressifs, mais la paupiäre supÇrieure retombait un peu trop; il avait le nez trop avancÇ et trop grand, les lävres minces et un sourire plein de grÉce. Ce sourire devenait terrible lorsqu’il fixait le regard sur ses ennemis; pour peu qu’il fñt Çmu ou irritÇ, il tremblait excessivement et de faáon Ö l’incommoder. Je l’ai vu dans ma jeunesse, sous le pape Buoncompagni, aller Ö cheval de Rome Ö Naples, sans doute pour quelqu’une de ses amourettes, il passait par les bois de San Germano et de la Faggola, sans avoir nul souci des brigands, et faisait, dit-on, la route en moins de vingt heures. Il voyageait toujours seul, et sans prÇvenir personne; quand son premier cheval Çtait fatiguÇ, il en achetait ou en volait un autre. Pour peu qu’on fÃ¥t des difficultÇs, il ne faisait pas difficultÇ, lui, de donner un coup de poignard. Mais il est vrai de dire que du temps de ma jeunesse c’est-Ö-dire quand il avait quarante-huit ou cinquante ans, personne n’Çtait assez hardi pour lui rÇsister. Son grand plaisir Çtait surtout de braver ses ennemis.

Il Çtait fort connu sur toutes les routes des Etats de Sa SaintetÇ, il payait gÇnÇreusement, mais aussi il Çtait capable, deux ou trois mois apräs une offense Ö lui faite, d’expÇdier un de ses sicaires pour tuer la personne qui l’avait offensÇ.

La seule action vertueuse qu’il ait faite pendant toute sa longue vie, a ÇtÇ de bÉtir, dans la cour de son vaste palais präs du Tibre, une Çglise dÇdiÇe Ö saint Thomas, et encore il fut poussÇ Ö cette belle action par le dÇsir singulier d’avoir sous ses yeux les tombeaux de tous ses enfants*, pour lesquels il eut une haine excessive et contre nature, màme däs leur plus tendre jeunesse, quand ils ne pouvaient encore l’avoir offensÇ en rien. * A Rome on enterre sous les Çglises.

C’est lÖ que je veux les mettre tous, disait-il souvent avec un rire amer aux ouvriers qu’il employait Ö construire son Çglise. Il envoya les trois aÃ¥nÇs, Jacques, Christophe et Roch, Çtudier Ö l’universitÇ de Salamanque en Espagne. Une fois qu’ils furent dans ce pays lointain, il prit un malin plaisir Ö ne leur faire passer aucune remise d’argent, de faáon que ces malheureux jeunes gens, apräs avoir adressÇ Ö leur päre nombre de lettres, qui toutes restärent sans rÇponse, furent rÇduits Ö la misÇrable nÇcessitÇ de revenir dans leur patrie en empruntant de petites sommes d’argent ou en mendiant tout le long de la route.

A Rome, ils trouvärent un päre plus sÇväre et plus rigide, plus Épre que jamais, lequel, malgrÇ ses immenses richesses, ne voulut ni les vàtir ni leur donner l’argent nÇcessaire pour acheter les aliments les plus grossiers. Ces malheureux furent forcÇs d’avoir recours au pape, qui foráa Franáois Cenci Ö leur faire une petite pension. Avec ce secours fort mÇdiocre ils se sÇparärent de lui.

Bientìt apräs, Ö l’occasion de ses amours infÉmes, Franáois fut mis en prison pour la troisiäme et derniäre fois, sur quoi les trois fräres sollicitärent une audience de notre saint päre le pape actuellement rÇgnant, et le priärent en commun de faire mourir Franáois Cenci leur päre, qui, dirent-ils, dÇshonorerait leur maison. ClÇment VIII en avait grande envie, mais il ne voulut pas suivre sa premiäre pensÇe, pour ne pas donner contentement Ö ces enfants dÇnaturÇs, et il les chassa honteusement de sa prÇsence.

Le päre, comme nous l’avons dit plus haut, sortit de prison en donnant une grosse somme d’argent Ö qui le pouvait protÇger. On conáoit que l’Çtrange dÇmarche de ses trois fils aÃ¥nÇs dut augmenter encore la haine qu’il portait Ö ses enfants. Il les maudissait Ö chaque instant, grands et petits, et tous les jours il accablait de coups de bÉton ses deux pauvres filles qui habitaient avec lui dans son palais.

La plus ÉgÇe, quoique surveillÇe de präs, se donna tant de soins, qu’elle parvint Ö faire prÇsenter une supplique au pape; elle conjura Sa SaintetÇ de la marier ou de la placer dans un monastäre. ClÇment VIII eut pitiÇ de ses malheurs, et la maria Ö Charles Gabrielli, de la famille la plus noble de Gubbio; Sa SaintetÇ obligea le päre Ö donner une forte dot.

A ce coup imprÇvu, Franáois Cenci montra une extràme coläre, et pour empàcher que BÇatrix, en devenant plus grande, n’eut l’idÇe de suivre l’exemple de sa soeur, il la sÇquestra dans un des appartements de son immense palais. LÖ, personne n’eut la permission de voir BÇatrix, alors Ö peine ÉgÇe de quatorze ans, et dÇjÖ dans tout l’Çclat d’une ravissante beautÇ. Elle avait surtout une gaietÇ, une candeur et un esprit comique que je n’ai jamais vus qu’Ö elle. Franáois Cenci lui portait lui-màme Ö manger. Il est Ö croire que c’est alors que le monstre en devint amoureux, ou feignit d’en devenir amoureux, afin de mettre au supplice sa malheureuse fille. Il lui parlait souvent du tour perfide que lui avait jouÇ sa soeur aÃ¥nÇe, et, se mettant en coläre au son de ses propres paroles, finissait pas accabler de coups BÇatrix.

Sur ces entrefaites, Roch Cenci, son fils, fut tuÇ par un charcutier, et l’annÇe suivante, Christophe Cenci fut tuÇ par Paul Corso de Massa. A cette occasion, il montra sa noire impiÇtÇ, car aux funÇrailles de ses deux fils il ne voulut pas dÇpenser màme un baãoque pour des cierges. En apprenant le sort de son fils Christophe, il s’Çcria qu’il ne pourrait goñter quelque joie que lorsque tous ses enfants seraient enterrÇs, et que, lorsque le dernier viendrait Ö mourir, il voulait, en signe de bonheur, mettre le feu Ö son palais. Rome fut ÇtonnÇe de ce propos, mais elle croyait tout possible d’un pareil homme, qui mettait sa gloire Ö braver tout le monde et le pape lui-màme.

(Ici il devient absolument impossible de suivre le narrateur romain dans le rÇcit fort obscur des choses Çtranges par lesquelles Franáois Cenci chercha Ö Çtonner ses contemporains. Sa femme et sa malheureuse fille furent, suivant toute apparence, victimes de ses idÇes abominables.)

Toutes ces choses ne lui suffirent point; il tenta avec des menaces, et en employant la force, de violer sa propre fille BÇatrix, laquelle Çtait dÇjÖ grande et belle; il n’eut pas honte d’aller se placer dans son lit, lui se trouvant dans un Çtat complet de nuditÇ. Il se promenait avec elle dans les salles de son palais, lui Çtant parfaitement nu; puis il la conduisait dans le lit de sa femme, afin qu’Ö la lueur des lampes la pauvre Lucräce pñt voir ce qu’il faisait avec BÇatrix.

Il donnait Ö entendre Ö cette pauvre fille une hÇrÇsie effroyable, que j’ose Ö peine rapporter, Ö savoir que, lorsqu’un päre connaÃ¥t sa propre fille, les enfants qui naissent sont nÇcessairement des saints et que tous les plus grands saints vÇnÇrÇs par l’Eglise sont nÇs de cette faáon, c’est-Ö-dire que leur grand-päre maternel a ÇtÇ leur päre.

Lorsque BÇatrix rÇsistait Ö ses exÇcrables volontÇs il l’accablait des coups les plus cruels, de sorte que cette pauvre fille, ne pouvant tenir Ö une vie si malheureuse, eut l’idÇe de suivre l’exemple que sa soeur lui avait donnÇ. Elle adressa Ö notre saint päre le pape une supplique fort dÇtaillÇe; mais il est Ö croire que Franáois Cenci avait pris ses prÇcautions, car il ne paraÃ¥t pas que cette supplique soit jamais parvenue aux mains de Sa SaintetÇ; du moins fut-il impossible de la retrouver Ö la secrÇtairerie des Memoriali, lorsque, BÇatrix Çtant en prison, son dÇfenseur eut le plus grand besoin de cette piäce; elle aurait pu prouver en quelque sorte les excäs inouãs qui furent commis dans le chÉteau de Petrella. N’eñt-il pas ÇtÇ Çvident pour tous que BÇatrix Cenci s’Çtait trouvÇe dans le cas d’une lÇgitime dÇfense? Ce mÇmorial parlait aussi au nom de Lucräce belle-märe de BÇatrix.

Franáois Cenci eut connaissance de cette tentative, et l’on peut juger avec quelle coläre il redoubla de mauvais traitements envers ces deux malheureuses femmes.

Leur vie leur devint absolument insupportable, et ce fut alors que, voyant bien qu’elles n’avaient rien Ö espÇrer de la justice du souverain, dont les courtisans Çtaient gagnÇs par les riches cadeaux de Franáois, elles eurent l’idÇe d’en venir au parti extràme qui les a perdues, mais qui pourtant a eu cet avantage de terminer leurs souffrances en ce monde.

Il faut savoir que le cÇläbre monsignor Guerra allait souvent au palais Cenci; il Çtait d’une taille ÇlevÇe et d’ailleurs fort bel homme, il avait reáu ce don spÇcial de la destinÇe, qu’Ö quelque chose qu’il voulñt s’appliquer il s’en tirait avec une grÉce toute particuliäre. On a supposÇ qu’il aimait BÇatrix et avait le projet de quitter la mantelletta et de l’Çpouser*; mais, quoiqu’il prÃ¥t soin de cacher ses sentiments avec une attention extràme, il Çtait exÇcrÇ de Franáois Cenci, qui lui reprochait d’avoir ÇtÇ fort liÇ avec tous ses enfants. Quand monsignor Guerra apprenait que le signor Cenci Çtait hors de son palais, il montait Ö l’appartement des dames et passait plusieurs heures Ö discourir avec elles et Ö Çcouter leurs plaintes des traitements incroyables auxquels toutes les deux Çtaient en butte. Il paraÃ¥t que BÇatrix la premiäre osa parler de vive voix Ö monsignor Guerra du projet auquel elles s’Çtaient arràtÇes. Avec le temps il y donna les mains; et vivement pressÇ Ö diverses reprises par BÇatrix, il consentit enfin Ö communiquer cet Çtrange dessein Ö Giacomo Cenci, sans le consentement duquel on ne pouvait rien faire, puisqu’il Çtait le fräre aÃ¥nÇ et chef de la maison apräs Franáois. * La plupart des monsignori ne sont point engagÇs dans les ordres sacrÇs et peuvent se marier.

On trouva de grandes facilitÇs Ö l’attirer dans la conspiration; il Çtait extràmement maltraitÇ par son päre, qui ne lui donnait aucun secours, chose d’autant plus sensible Ö Giacomo qu’il Çtait mariÇ et avait six enfants. On choisit pour s’assembler et traiter des moyens de donner la mort Ö Franáois Cenci l’appartement de monsignor Guerra. L’affaire se traita avec toutes les formes convenables, et l’on prit sur toutes choses le vote de la belle-märe et de la jeune fille. Quand enfin le parti fut arràtÇ, on fit choix de deux vassaux de Franáois Cenci, lesquels avaient conáu contre lui une haine mortelle. L’un d’eux s’appelait Marzio; c’Çtait un homme de coeur, fort attachÇ aux malheureux enfants de Franáois, et, pour faire quelque chose qui leur fñt agrÇable, il consentit Ö prendre part au parricide. Olimpio, le second, avait ÇtÇ choisi pour chÉtelain de la forteresse de la Petrella, au royaume de Naples, par le prince Colonna; mais, par son crÇdit tout-puissant aupräs du prince, Franáois Cenci l’avait fait chasser.

On convint de toute chose avec ces deux hommes Franáois Cenci ayant annoncÇ que, pour Çviter lÇ mauvais air de Rome, il irait passer l’ÇtÇ suivant dans cette forteresse de la Petrella, on eut l’idÇe de rÇunir une douzaine de bandits napolitains. Olimpio se chargea de les fournir. On dÇcida qu’on les ferait cacher dans les foràts voisines de la Petrella, qu’on les avertirait du moment oó Franáois Cenci se mettrait en chemin, qu’ils l’enläveraient sur la route, et feraient annoncer Ö sa famille qu’ils le dÇlivreraient moyennant une forte ranáon. Alors les enfants seraient obligÇs de retourner Ö Rome pour amasser la somme demandÇe par les brigands; ils devaient feindre de ne pas pouvoir trouver cette somme avec rapiditÇ, et les brigands, suivant leur menace, ne voyant point arriver l’argent, auraient mis Ö mort Franáois Cenci. De cette faáon, personne ne devait àtre amenÇ Ö soupáonner les vÇritables auteurs de cette mort.

Mais, l’ÇtÇ venu, lorsque Franáois Cenci partit de Rome pour la Petrella, l’espion qui devait donner avis du dÇpart, avertit trop tard les bandits placÇs dans les bois, et ils n’eurent pas le temps de descendre sur la grande route. Cenci arriva sans encombre Ö la Petrella; les brigands, las d’attendre une proie douteuse, allärent voler ailleurs pour leur propre compte.

De son cìtÇ, Cenci, vieillard sage et soupáonneux, ne se hasardait jamais Ö sortir de la forteresse. Et, sa mauvaise humeur augmentant avec les infirmitÇs de l’Ége, qui lui Çtaient insupportables, il redoublait les traitements atroces qu’il faisait subir aux deux pauvres femmes. Il prÇtendait qu’elles se rÇjouissaient de sa faiblesse.

BÇatrix, poussÇe Ö bout par les choses horribles qu’elle avait Ö supporter, fit appeler sous les murs de la forteresse Marzio et Olimpio. Pendant la nuit, tandis que son päre dormait, elle leur parla d’une fenàtre basse et leur jeta des lettres qui Çtaient destinÇes Ö monsignor Guerra.

Au moyen de ces lettres, il fut convenu que monsignor Guerra promettrait Ö Marzio et Ö Olimpio mille piastres s’ils voulaient se charger eux-màmes de mettre Ö mort Franáois Cenci. Un tiers de la somme devait àtre payÇ Ö Rome, avant l’action, par monsignor Guerra, et les deux autres tiers par Lucräce et BÇatrix, lorsque, la chose faite, elles seraient maÃ¥tresses du coffre-fort de Cenci.

Il fut convenu de plus que la chose aurait lieu le jour de la NativitÇ de la Vierge, et Ö cet effet ces deux hommes furent introduits avec adresse dans la forteresse. Mais Lucräce fut arràtÇe par le respect dñ Ö une fàte de la Madone, et elle engagea BÇatrix Ö diffÇrer d’un jour, afin de ne pas commettre un double pÇchÇ.

Ce fut donc le 9 septembre 1598, dans la soirÇe, que, la märe et la fille ayant donnÇ de l’opium avec beaucoup de dextÇritÇ Ö Franáois Cenci, cet homme si difficile Ö tromper, il tomba dans un profond sommeil.

Vers minuit, BÇatrix introduisit elle-màme dans la forteresse Marzio et Olimpio; ensuite Lucräce et BÇatrix les conduisirent dans la chambre du vieillard, qui dormait profondÇment. LÖ on les laissa afin qu’ils effectuassent ce qui avait ÇtÇ convenu, et les deux femmes allärent attendre dans une chambre voisine. Tout Ö coup elles virent revenir ces deux hommes avec des figures pÉles, et comme hors d’eux-màmes.

– Qu’y a-t-il de nouveau? s’Çcriärent les femmes.

– Que c’est une bassesse et une honte, rÇpondirent-ils, de tuer un pauvre vieillard endormi! la pitiÇ nous a empàchÇs d’agir.

En entendant cette excuse, BÇatrix fut saisie d’indignation et commenáa Ö les injurier, disant:

– Donc, vous autres hommes, bien prÇparÇs Ö une telle action, vous n’avez pas le courage de tuer un homme qui dort*! bien moins encore oseriez-vous le regarder en face s’il Çtait ÇveillÇ! Et c’est pour en finir ainsi que vous osez prendre de l’argent! Eh bien! puisque votre lÉchetÇ le veut, moi-màme je tuerai mon päre; et, quant Ö vous autres, vous ne vivrez pas longtemps! * Tous ces dÇtails sont prouvÇs au procäs.

AnimÇs par ce peu de paroles fulminantes, et craignant quelque diminution dans le prix convenu, les assassins renträrent rÇsolument dans la chambre, et furent suivis par les femmes. L’un d’eux avait un grand clou qu’il posa verticalement sur l’oeil du vieillard endormi; l’autre, qui avait un marteau, lui fit entrer ce clou dans la tàte. On fit entrer de màme un autre grand clou dans la gorge, de faáon que cette pauvre Éme, chargÇe de tant de pÇchÇs rÇcents, fñt enlevÇe par les diables; le corps se dÇbattit, mais en vain.

La chose faite, la jeune fille donna Ö Olimpio une grosse bourse remplie d’argent; elle donna Ö Marzio un manteau de drap garni d’un galon d’or, qui avait appartenu Ö son päre, et elle les renvoya.

Les femmes, restÇes seules, commencärent par retirer ce grand clou enfoncÇ dans la tàte du cadavre et celui qui Çtait dans le cou; ensuite, ayant enveloppÇ le corps dans un drap de lit, elles le traÃ¥närent Ö travers une longue suite de chambres jusqu’Ö une galerie qui donnait sur un petit jardin abandonnÇ. De lÖ, elles jetärent le corps sur un grand sureau qui croissait en ce lieu solitaire. Comme il y avait des lieux Ö l’extrÇmitÇ de cette petite galerie, elles espÇrärent que, lorsque le lendemain on trouverait le corps du vieillard tombÇ dans les branches du sureau, on supposerait que le pied lui avait glissÇ, et qu’il Çtait tombÇ en allant aux lieux.

La chose arriva prÇcisÇment comme elles l’avaient prÇvu. Le matin, lorsqu’on trouva le cadavre, il s’Çleva une grande rumeur dans la forteresse, elles ne manquärent pas de jeter de grands cris, et de pleurer la mort si malheureuse d’un päre et d’un Çpoux. Mais la jeune BÇatrix avait le courage de la pudeur offensÇe, et non la prudence nÇcessaire dans la vie; däs le grand matin, elle avait donnÇ Ö une femme qui blanchissait le linge dans la forteresse un drap tachÇ de sang, lui disant de ne pas s’Çtonner d’une telle quantitÇ de sang, parce que, toute la nuit, elle avait souffert d’une grande perte, de faáon que, pour le moment, tout se passa bien.

On donna une sÇpulture honorable Ö Franáois Cenci, et les femmes revinrent Ö Rome jouir de cette tranquillitÇ qu’elles avaient dÇsirÇe en vain depuis si longtemps.

Elles se croyaient heureuses Ö jamais, parce qu’elles ne savaient pas ce qui se passait Ö Naples.

La justice de Dieu, qui ne voulait pas qu’un parricide si atroce restÉt sans punition, fit qu’aussitìt qu’on apprit en cette capitale ce qui s’Çtait passÇ dans la forteresse de la Petrella, le principal juge eut des doutes, et envoya un commissaire royal pour visiter le corps et faire arràter les gens soupáonnÇs.

Le commissaire royal fit arràter tout ce qui habitait dans la forteresse. Tout ce monde fut conduit Ö Naples enchaÃ¥nÇ; et rien ne parut suspect dans les dÇpositions, si ce n’est que la blanchisseuse dit avoir reáu de BÇatrix un drap ou des draps ensanglantÇs. On lui demanda si BÇatrix avait cherchÇ Ö expliquer ces grandes taches de sang; elle rÇpondit que BÇatrix avait parlÇ d’une indisposition naturelle. On lui demanda si des taches d’une telle grandeur pouvaient provenir d’une telle indisposition; elle rÇpondit que non, que les taches sur le drap Çtait d’un rouge trop vif.

On envoya sur-le-champ ce renseignement Ö la justice de Rome, et cependant il se passa plusieurs mois avant que l’on songeÉt, parmi nous, Ö faire arràter les enfants de Franáois Cenci. Lucräce, BÇatrix et Giacomo eussent pu mille fois se sauver, soit en allant Ö Florence sous le prÇtexte de quelque pälerinage, soit en s’embarquant Ö Civita-Vecchia; mais Dieu leur refusa cette inspiration salutaire.

Monsignor Guerra, ayant eu avis de ce qui se passait Ö Naples , mit sur-le-champ en campagne des hommes qu’il chargea de tuer Marzio et Olimpio; mais le seul Olimpio put àtre tuÇ Ö Terni. La justice napolitaine avait fait arràter Marzio, qui fut conduit Ö Naples, oó sur-le-champ il avoua toutes choses.

Cette dÇposition terrible fut aussitìt envoyÇe Ö la justice de Rome, laquelle se dÇtermina enfin Ö faire arràter et conduire Ö la prison de Corte Savella Jacques et Bernard Cenci, les seuls fils survivants de Franáois, ainsi que Lucräce, sa veuve. BÇatrix fut gardÇe dans le palais de son päre par une grosse troupe de sbires. Marzio fut amenÇ de Naples, et placÇ, lui aussi, dans la prison Savella; lÖ, on le confronta aux deux femmes, qui niärent tout avec constance, et BÇatrix en particulier ne voulut jamais reconnaÃ¥tre le manteau galonnÇ qu’elle avait donnÇ Ö Marzio. Celui-ci pÇnÇtrÇ d’enthousiasme pour l’admirable beautÇ et l’Çloquence Çtonnante de la jeune fille rÇpondant au juge, nia tout ce qu’il avait avouÇ Ö Naples. On le mit Ö la question, il n’avoua rien, et prÇfÇra mourir dans les tourments; juste hommage Ö la beautÇ de BÇatrix.

Apräs la mort de cet homme, le corps du dÇlit n’Çtant point prouvÇ, les juges ne trouvärent pas qu’il y eñt raison suffisante pour mettre Ö la torture soit les deux fils de Cenci, soit les deux femmes. On les conduisit tous quatre au chÉteau Saint-Ange, oó ils passärent plusieurs mois fort tranquillement.

Tout semblait terminÇ, et personne ne doutait plus dans Rome que cette jeune fille si belle, si courageuse, et qui avait inspirÇ un si vif intÇràt, ne fñt bientìt mise en libertÇ, lorsque, par malheur, la justice vint Ö arràter le brigand qui, Ö Terni, avait tuÇ Olimpio; conduit Ö Rome, cet homme avoua tout.

Monsignor Guerra, si Çtrangement compromis par l’aveu du brigand, fut citÇ Ö comparaÃ¥tre sous le moindre dÇlai; la prison Çtait certaine et probablement la mort. Mais cet homme admirable, Ö qui la destinÇe avait donnÇ de savoir bien faire toutes choses, parvint Ö se sauver d’une faáon qui tient du miracle. Il passait pour le plus bel homme de la cour du pape, et il Çtait trop connu dans Rome pour pouvoir espÇrer de se sauver; d’ailleurs, on faisait bon ne garde au x portes , et probablement, däs le moment de la citation, sa maison avait ÇtÇ surveillÇe. Il faut savoir qu’il Çtait fort grand, il avait le visage d’une blancheur parfaite, une belle barbe blonde et des cheveux admirables de la màme couleur.

Avec une rapiditÇ inconcevable, il gagna un marchand de charbon, prit ses habits, se fit raser la tàte et la barbe, se teignit le visage, acheta deux Énes, et se mit Ö courir les rues de Rome, et Ö vendre du charbon en boitant. Il prit admirablement un certain air grossier et hÇbÇtÇ, et allait criant partout son charbon avec la bouche pleine de pain et d’oignons, tandis que des centaines de sbires le cherchaient non seulement dans Rome, mais encore sur toutes les routes. Enfin, quand sa figure fut bien connue de la plupart des sbires, il osa sortir de Rome, chassant toujours devant lui ses deux Énes chargÇs de charbon. Il rencontra plusieurs troupes de sbires qui n’eurent garde de l’arràter. Depuis, on n’a jamais reáu de lui qu’une seule lettre; sa märe lui a envoyÇ de l’argent Ö Marseille, et on suppose qu’il fait la guerre en France, comme soldat.

La confession de l’assassin de Terni et cette fuite de monsignor Guerra, qui produisit une sensation Çtonnante dans Rome, ranimärent tellement les soupáons et màme les indices contre les Cenci, qu’ils furent extraits du chÉteau Saint-Ange et ramenÇs Ö la prison Savella.

Les deux fräres, mis Ö la torture, furent bien loin d’imiter la grandeur d’Éme du brigand Marzio; ils eurent la pusillanimitÇ de tout avouer. La signora Lucräce Petroni Çtait tellement accoutumÇe Ö la mollesse et aux aisances du grand luxe, et d’ailleurs elle Çtait d’une taille tellement forte, qu’elle ne put supporter la question de la corde: elle dit tout ce qu’elle savait.

Mais il n’en fut pas de màme pour BÇatrix Cenci, jeune fille pleine de vivacitÇ et de courage. Les bonnes paroles ni les menaces du juge Moscati n’y firent rien. Elle supportait les tourments de` la corde sans un moment d’altÇration et avec un courage parfait. Jamais le juge ne put l’induire Ö une rÇponse qui la compromÃ¥t le moins du monde; et, bien plus, par sa vivacitÇ pleine d’esprit, elle confondit complätement ce cÇläbre Ulysse Moscati, juge chargÇ de l’interroger. Il fut tellement ÇtonnÇ des faáons d’agir de cette jeune fille, qu’il crut devoir faire rapport du tout Ö Sa SaintetÇ le pape ClÇment VIII, heureusement rÇgnant.

Sa SaintetÇ voulut voir les piäces du procäs et l’Çtudier. Elle craignit que le juge Ulysse Moscati, si cÇläbre pour sa profonde science et la sagacitÇ si supÇrieure de son esprit, n’eñt ÇtÇ vaincu par la beautÇ de BÇatrix et ne la mÇnageÉt dans les interrogatoires. Il suivit de lÖ que Sa SaintetÇ lui ìta la direction de ce procäs et la donna Ö un autre juge plus sÇväre. En effet, ce barbare eut le courage de tourmenter sans pitiÇ un si beau corps ad torturam capillorum (c’est-Ö-dire qu’on donna la question Ö BÇatrix Cenci en la suspendant par les cheveux*). * Voir le traitÇ de Suppliclis du cÇläbre Farinacci, jurisconsulte contemporain. Il y a des dÇtails horribles dont notre sensibilitÇ du XlXe siäcle ne supporterait pas la lecture et que supporta fort bien une jeune Romaine ÉgÇe de seize ans et abandonnÇe par son amant.

Pendant qu’elle Çtait attachÇe Ö la corde, ce nouveau juge fit paraÃ¥tre devant BÇatrix sa belle-märe et ses fräres. Aussitìt que Giacomo et la signora Lucräce la virent:

– Le pÇchÇ est commis, lui criärent-ils; il faut faire aussi la pÇnitence, et ne pas se laisser dÇchirer le corps par une vaine obstination.

– Donc vous voulez couvrir de honte notre maison, rÇpondit la jeune fille, et mourir avec ignominie? Vous àtes dans une grande erreur; mais, puisque vous le voulez, qu’il en soit ainsi.

Et, s’Çtant tournÇe vers les sbires:

– DÇtachez-moi, leur dit-elle, et qu’on me lise l’interrogatoire de ma märe, j’approuverai ce qui doit àtre approuvÇ, et je nierai ce qui doit àtre niÇ.

Ainsi fut fait; elle avoua tout ce qui Çtait vrai*. Aussitìt on ìta les chaÃ¥nes Ö tous, et parce qu’il y avait cinq mois qu’elle n’avait vu ses fräres, elle voulut dÃ¥ner avec eux, et ils passärent tous quatre une journÇe fort gaie. * On trouve dans Farinacci plusieurs passages des aveux de BÇatrix, ils me semblent d’une simplicitÇ touchante.

Mais le jour suivant ils furent sÇparÇs de nouveau; les deux fräres furent conduits Ö la prison de Tordinona, et les femmes restärent Ö la prison Savella. Notre saint päre le pape, ayant vu l’acte authentique contenant les aveux de tous, ordonna que sans dÇlai ils fussent attachÇs Ö la queue de chevaux indomptÇs et ainsi mis Ö mort.

Rome entiäre frÇmit en apprenant cette dÇcision rigoureuse. Un grand nombre de cardinaux et de princes allärent se mettre Ö genoux devant le pape, le suppliant de permettre Ö ces malheureux de prÇsenter leur dÇfense.

– Et eux, ont-ils donnÇ Ö leur vieux päre le temps de prÇsenter la sienne? rÇpondit le pape indignÇ.

Enfin, par grÉce spÇciale, il voulut bien accorder un sursis de vingt-cinq jours. Aussitìt les premiers avocats de Rome se mirent Ö Çcrire dans cette cause qui avait rempli la ville de trouble et de pitiÇ. Le vingt-cinquiäme jour, ils parurent tous ensemble devant Sa SaintetÇ. Nicolo De’ Angalis parla le premier, mais il avait Ö peine lu deux lignes de sa dÇfense, que ClÇment VIII l’interrompit:

– Donc, dans Rome, s’Çcria-t-il, on trouve des hommes qui tuent leur päre, et ensuite des avocats pour dÇfendre ces hommes!

Tous restaient muets, lorsque Farinacci osa Çlever la voix.

– Träs-saint-päre, dit-il, nous ne sommes pas ici pour dÇfendre le crime, mais pour prouver, si nous le pouvons, qu’un ou plusieurs de ces malheureux sont innocents du crime.

Le pape lui fit signe de parler, et il parla trois grandes heures, apräs quoi le pape prit leurs Çcritures Ö tous et les renvoya. Comme ils s’en allaient, l’Altieri marchait le dernier, il eut peur de s’àtre compromis, et alla se mettre Ö genoux devant le pape, disant:

– Je ne pouvais pas faire moins que de paraÃ¥tre dans cette cause, Çtant avocat des pauvres.

A quoi le pape rÇpondit:

– Nous ne nous Çtonnons pas de vous, mais des autres.

Le pape ne voulut point se mettre au lit, mais passa toute la nuit Ö lire les plaidoyers des avocats, se faisant aider en ce travail par le cardinal de Saint-Marcel; Sa SaintetÇ parut tellement touchÇe, que plusieurs conáurent quelque espoir pour la vie de ces malheureux. Afin de sauver les fils, les avocats rejetaient tout le crime sur BÇatrix. Comme il Çtait prouvÇ dans le procäs que plusieurs fois son päre avait employÇ la force dans un dessein criminel, les avocats espÇraient que le meurtre lui serait pardonnÇ, Ö elle, comme se trouvant dans le cas de lÇgitime dÇfense; s’il en Çtait ainsi, l’auteur principal du crime obtenant la vie, comment ses fräres, qui avaient ÇtÇ sÇduits par elle, pouvaient-ils àtre punis de mort?

Apräs cette nuit donnÇe Ö ses devoirs de juge, ClÇment VIII ordonna que les accusÇs fussent reconduits en prison, et mis au secret. Cette circonstance donna de grandes espÇrances Ö Rome, qui dans toute cette cause ne voyait que BÇatrix. Il Çtait avÇrÇ qu’elle avait aimÇ monsignor Guerra, mais n’avait jamais transgressÇ les rägles de la vertu la plus sÇväre: on ne pouvait donc, en vÇritable justice, lui imputer les crimes d’un monstre, et on la punirait parce qu’elle avait usÇ du droit de se dÇfendre! qu’eñt-on fait si elle eñt consenti? Fallait-il que la justice hum aine vÃ¥nt augmenter l’infortune d’une crÇature si aimable, si digne de pitiÇ et dÇjÖ si malheureuse? Apräs une vie si triste qui avait accumulÇ sur elle tous les genres de malheurs avant qu’elle eñt seize ans, n’avait-elle pas droit enfin Ö quelques jours moins affreux? Chacun dans Rome semblait chargÇ de sa dÇfense. N’eñt-elle pas ÇtÇ pardonnÇe si, la premiäre fois que Franáois Cenci tenta le crime, elle l’eñt poignardÇ?

Le pape ClÇment VIII Çtait doux et misÇricordieux. Nous commencions Ö espÇrer qu’un peu honteux de la boutade qui lui avait fait interrompre le plaidoyer des avocats, il pardonnerait Ö qui avait repoussÇ la force par la force, non pas, Ö la vÇritÇ, au moment du premier crime, mais lorsque l’on tentait de le commettre de nouveau. Rome tout entiäre Çtait dans l’anxiÇtÇ, lorsque le pape reáut la nouvelle de la mort violente de la marquise Constance Santa Croce. Son fils Paul Santa Croce venait de tuer Ö coups de poignard cette dame, ÉgÇe de soixante ans, parce qu’elle ne voulait pas s’engager Ö le laisser hÇritier de tous ses biens. Le rapport ajoutait que Santa Croce avait pris la fuite, et que l’on ne pouvait conserver l’espoir de l’arràter. Le pape se rappela le fratricide des Massini, commis peu de temps auparavant. DÇsolÇe de la frÇquence de ces assassinats commis sur de proches parents, Sa SaintetÇ ne crut pas qu’il lui fñt permis de pardonner. En recevant ce fatal rapport sur Santa Croce, le pape se trouvait au palais de Monte Cavallo, oó il Çtait le 6 septembre, pour àtre plus voisin, la matinÇe suivante, de l’Çglise de Sainte-Marie-des-Anges, oó il devait consacrer comme Çvàque un cardinal allemand.

Le vendredi Ö 22 heures (4 heures du soir), il fit appeler Ferrante Taverna*, gouverneur de Rome, et lui dit ces propres paroles: * Depuis cardinal pour une si singuliäre cause. (Note du manuscrit.)

– Nous vous remettons l’affaire des Cenci, afin que justice soit faite par vos soins et sans nul dÇlai.

Le gouverneur revint Ö son palais fort touchÇ de l’ordre qu’il venait de recevoir; il expÇdia aussitìt la sentence de mort, et rassembla une congrÇgation pour dÇlibÇrer sur le mode d’exÇcution.

Samedi matin, 11 septembre 1599, les premiers seigneurs de Rome, membres de la confrÇrie des confortatori, se rendirent aux deux prisons, Ö Corte Savella, oó Çtaient BÇatrix et sa belle-märe, et Ö Tordinona, oó se trouvaient Jacques et Bernard Cenci. Pendant toute la nuit du vendredi au samedi, les seigneurs romains qui avaient su ce qui se passait ne firent autre chose que courir du palais de Monte Cavallo Ö ceux des principaux cardinaux, afin d’obtenir au moins que les femmes fussent mises Ö mort dans l’intÇrieur de la prison, et non sur un infÉme Çchafaud; et que l’on fit grÉce au jeune Bernard Cenci, qui, Ö peine ÉgÇ de quinze ans, n’avait pu àtre admis Ö aucune confidence. Le noble cardinal Sforza s’est surtout distinguÇ par son zäle dans le cours de cette nuit fatale, mais quoique prince si puissant, il n’a pu rien obtenir. Le crime de Santa Croce Çtait un crime vil, commis pour avoir de l’argent, et le crime de BÇatrix fut commis pour sauver l’honneur.

Pendant que les cardinaux les plus puissants faisaient tant de pas inutiles, Farinacci, notre grand jurisconsulte, a bien eu l’audace de pÇnÇtrer jusqu’au pape; arrivÇ devant Sa SaintetÇ, cet homme Çtonnant a eu l’adresse d’intÇresser sa conscience, et enfin il a arrachÇ Ö force d’importunitÇs la vie de Bernard Cenci.

Lorsque le pape prononáa ce grand mot, il pouvait àtre quatre heures du matin (du samedi 11 septembre). Toute la nuit on avait travaillÇ sur la place du pont Saint-Ange aux prÇparatifs de cette cruelle tragÇdie. Cependant toutes les copies nÇcessaires de la sentence de mort ne purent àtre terminÇes qu’Ö cinq heures du matin, de faáon que ce ne fut qu’Ö six heures que l’on put aller annoncer la fatale nouvelle Ö ces pauvres malheureux, qui dormaient tranquillement.

La jeune fille, dans les premiers moments, ne pouvait màme trouver des forces pour s’habiller. Elle jetait des cris peráants et continuels, et se livrait sans retenue au plus affreux dÇsespoir.

– Comment est-il possible, ah! Dieu! s’Çcriait-elle, qu’ainsi Ö l’improviste je doive mourir?

Lucräce Petroni, au contraire, ne dit rien que de fort convenable; d’abord elle pria Ö genoux, puis exhorta tranquillement sa fille Ö venir avec elle Ö la chapelle, oó elles devaient toutes deux se prÇparer Ö ce grand passage de la vie Ö la mort.

Ce mot rendit toute sa tranquillitÇ Ö BÇatrix; autant elle avait montrÇ d’extravagance et d’emportement d’abord, autant elle fut sage et raisonnable däs que sa belle-märe eut rappelÇ cette grande Éme Ö elle-màme. Däs ce moment elle a ÇtÇ un miroir de constance que Rome entiäre a admirÇ.

Elle a demandÇ un notaire pour faire son testament, ce qui lui a ÇtÇ accordÇ. Elle a prescrit que son corps fñt Ö Saint-Pierre in Montorio; elle a laissÇ trois cent mille francs aux StimÉte (religieuses des Stigmates de saint Franáois); cette somme doit servir Ö doter cinquante pauvres filles. Cet exemple a Çmu la signora Lucräce, qui, elle aussi, a fait son testament et ordonnÇ que son corps fñt portÇ Ö Saint-Georges; elle a laissÇ cinq cent mille francs d’aumìnes Ö cette Çglise et fait d’autres legs pieux.

A huit heures elles se confessärent, entendirent la messe, et reáurent la sainte communion. Mais, avant d’aller Ö la messe, la signora BÇatrix considÇra qu’il n’Çtait pas convenable de paraÃ¥tre sur l’Çchafaud, aux yeux de tout le peuple avec les riches habillements qu’elles portaient. Elle ordonna deux robes, l’une pour elle, l’autre pour sa märe. Ces robes furent faites comme celles des religieuses, sans ornements Ö la poitrine et aux Çpaules, et seulement plissÇes avec des manches larges. La robe de la belle-märe fut de toile de coton noir; celle de la jeune fille de taffetas bleu avec une grosse corde qui ceignait la ceinture.

Lorsqu’on apporta les robes, la signora BÇatrix, qui Çtait Ö genoux, se leva et dit Ö la signora Lucräce:

– Madame ma märe, l’heure de notre passion approche; il sera bien que nous nous prÇparions, que nous prenions ces autres habits, et que nous nous rendions pour la derniäre fois le service rÇciproque de nous habiller.

On avait dressÇ sur la place du pont Saint-Ange un grand Çchafaud avec un cep et une mannaja (sorte de guillotine). Sur les treize heures (Ö huit heures du matin), la compagnie de la MisÇricorde apporta son grand crucifix Ö la porte de la prison. Giacomo Cenci sortit le premier de la prison; il se mit Ö genoux dÇvotement sur le seuil de la porte, fit sa priäre et baisa les saintes plaies du crucifix. Il Çtait suivi de Bernard Cenci, son jeune fräre, qui, lui aussi, avait les mains liÇes et une petite planche devant les yeux. La foule Çtait Çnorme, et il y eut du tumulte Ö cause d’un vase qui tomba d’une fenàtre presque sur la tàte d’un des pÇnitents qui tenait une torche allumÇe Ö cìtÇ de la banniäre.

Tous regardaient les deux fräres, lorsqu’Ö l’improviste s’avanáa le fiscal de Rome, qui dit:

– Signor Bernardo, Notre-Seigneur vous fait grÉce de la vie; soumettez-vous Ö accompagner vos parents et priez Dieu pour eux.

A l’instant ses deux confortatori lui ìtärent la petite planche qui Çtait devant ses yeux. Le bourreau arrangeait sur la charrette Giacomo Cenci et lui avait ìtÇ son habit afin de pouvoir le tenailler. Quand le bourreau vint Ö Bernard, il vÇrifia la signature de la grÉce, le dÇlia, lui ìta ses menottes, et, comme il Çtait sans habit, devant àtre tenaillÇ, le bourreau le mit sur la charrette et l’enveloppa du riche manteau de drap galonnÇ d’or. (On a dit que c’Çtait le màme qui fut donnÇ par BÇatrix Ö Marzio apräs l’action dans la forteresse de Petrella.) La foule immense qui Çtait dans la rue, aux fenàtres et sur les toits, s’Çmut tout Ö coup; on entendait un bruit sourd et profond, on commenáait Ö dire que cet enfant avait sa grÉce.

Les chants des psaumes commencärent et la procession s’achemina lentement par la place Navonne vers la prison Savella. ArrivÇe Ö la porte de la prison, la banniäre s’arràta, les deux femmes sortirent firent leur adoration au pied du saint crucifix et ensuite s’acheminärent Ö pied l’une Ö la suite de l’autre. Elles Çtaient vàtues ainsi qu’il a ÇtÇ dit, la tàte couverte d’un grand voile de taffetas qui arrivait presque jusqu’Ö la ceinture.

La signora Lucräce, en sa qualitÇ de veuve, portait un voile noir et des mules de velours noir sans talons selon l’usage.

Le voile de la jeune fille Çtait de` taffetas bleu, comme sa robe; elle avait de plus un grand voile de drap d’argent sur les Çpaules, une jupe de drap violet, et des mules de velours blanc, lacÇes avec ÇlÇgance et retenues par des cordons cramoisis. Elle avait une grÉce singuliäre en marchant dans ce costume, et les larmes venaient dans tous les yeux Ö mesure qu’on l’apercevait s’avanáant lentement dans les derniers rangs de la procession.

Les femmes avaient toutes les deux les mains libres, mais les bras liÇs au corps, de faáon que chacune d’elles pouvait porter un crucifix, elles le tenaient fort präs des yeux. Les manches de leurs robes Çtaient fort larges, de faáon qu’on voyait leurs bras, qui Çtaient couverts d’une chemise serrÇe aux poignets, comme c’est l’usage en ce pays.

La signora Lucräce, qui avait le coeur moins ferme, pleurait presque continuellement; la jeune BÇatrix, au contraire, montrait un grand courage; et tournant les yeux vers chacune des Çglises devant lesquelles la procession passait, se mettait Ö genoux pour un instant et disait d’une voix ferme: Adoramus te, Christe!

Pendant ce temps, le pauvre Giacomo Cenci Çtait tenaillÇ sur sa charrette, et montrait beaucoup de constance.

La procession put Ö peine traverser le bas de la place du pont Saint-Ange, tant Çtait grand le nombre des carrosses et la foule du peuple. On conduisit sur-le-champ les femmes dans la chapelle qui avait ÇtÇ prÇparÇe, on y amena ensuite Giacomo Cenci.

Le jeune Bernard, recouvert de son manteau galonnÇ, fut conduit directement sur l’Çchafaud; alors tous crurent qu’on allait le faire mourir et qu’il n’avait pas sa grÉce. Ce pauvre enfant eut une telle peur, qu’il tomba Çvanoui au second pas qu’il fit sur l’Çchafaud. On le fit revenir avec de l’eau fraÃ¥che et on le plaáa assis vis-Ö-vis la mannaja.

Le bourreau alla chercher la signora Lucräce Petroni; ses mains Çtaient liÇes derriäre le dos, elle n’avait plus de voile sur les Çpaules. Elle parut sur la place accompagnÇe par la banniäre, la tàte enveloppÇe dans le voile de taffetas noir; lÖ elle fit sa rÇconciliation avec Dieu et elle baisa les saintes plaies. On lui dit de laisser ses mules sur le pavÇ; comme elle Çtait fort grosse, elle eut quelque peine Ö monter. Quand elle fut sur l’Çchafaud et qu’on lui ìta le voile de taffetas noir, elle souffrit beaucoup d’àtre vue avec les Çpaules et la poitrine dÇcouvertes; elle se regarda, puis regarda la mannaja, et, en signe de rÇsignation, leva lentement les Çpaules; les larmes lui vinrent aux yeux, elle dit: O mon Dieu!… Et vous, mes fräres, priez pour mon Éme.

Ne sachant ce qu’elle avait Ö faire, elle demanda Ö Alexandre, premier bourreau, comment elle devrait se comporter. Il lui dit de se placer Ö cheval sur la planche du cep. Mais ce mouvement lui parut offensant pour la pudeur, et elle mit beaucoup de temps Ö le faire. (Les dÇtails qui suivent sont tolÇrables pour le public italien, qui tient Ö savoir toutes choses avec la derniäre exactitude; qu’il suffise au lecteur franáais de savoir que la pudeur de cette pauvre femme fit qu’elle se blessa Ö la poitrine; le bourreau montra la tàte au peuple et ensuite l’enveloppa dans le voile de taffetas noir.)

Pendant qu’on mettait en ordre la mannaja pour la jeune fille, un Çchafaud chargÇ de curieux tomba, et beaucoup de gens furent tuÇs. Ils parurent ainsi devant Dieu avant BÇatrix.

Quand BÇatrix vit la banniäre revenir vers la chapelle pour la prendre, elle dit avec vivacitÇ:

– Madame ma märe est-elle bien morte?

On lui rÇpondit que oui; elle se jeta Ö genoux devant le crucifix et pria avec ferveur pour son Éme. Ensuite elle parla haut et pendant longtemps au crucifix.

– Seigneur, tu es retournÇ pour moi, et moi je te suivrai de bonne volontÇ, ne dÇsespÇrant pas de ta misÇricorde pour mon Çnorme pÇchÇ, etc.

Elle rÇcita ensuite plusieurs psaumes et oraisons toujours Ö la louange de Dieu. Quand enfin le bourreau parut devant elle avec une corde, elle dit:

– Lie ce corps qui doit àtre chÉtiÇ, et dÇlie cette Éme qui doit arriver Ö l’immortalitÇ et Ö une gloire Çternelle.

Alors elle se leva, fit la priäre, laissa ses mules au bas de l’escalier, et, montÇe sur l’Çchafaud, elle passa lestement la jambe sur la planche, posa le cou sous la mannaja, et s’arrangea parfaitement bien elle-màme pour Çviter d’àtre touchÇe par le bourreau. Par la rapiditÇ de ses mouvements, elle Çvita qu’au moment oó son voile de taffetas lui fut ìtÇ le public aperáñt ses Çpaules et sa poitrine. Le coup fut longtemps Ö àtre donnÇ, parce qu’il survint un embarras. Pendant ce temps, elle invoquait Ö haute voix le nom de JÇsus-Christ et de la träs-sainte Vierge*. Le corps fit un grand mouvement au moment fatal. Le pauvre Bernard Cenci, qui Çtait toujours restÇ assis sur l’Çchafaud, tomba de nouveau Çvanoui, et il fallut plus d’une grosse demi-heure Ö ses confortatori pour le ranimer. Alors parut sur l’Çchafaud Jacques Cenci; mais il faut encore ici passer sur des dÇtails trop atroces. Jacques Cenci fut assommÇ (mazzolato). * Un auteur contemporain raconte que ClÇment VIII Çtait fort inquiet pour le salut de l’Éme de BÇatrix comme il savait qu’elle se trouvait injustement condamnÇe, il craignait un mouvement d’impatience. Au moment oó elle eut placÇ la tàte sur la mannaja, le fort Saint-Ange, d’oó la mannaja se voyait fort bien, tira un coup de canon. Le pape, qui Çtait en priäre Ö Monte Cavallo, attendant ce signal, donna aussitìt a la jeune fille l’absolution papale majeure, in articulo mortis. De lÖ le retard dans ce cruel moment dont parle le chroniqueur.

Sur-le-champ, on reconduisit Bernard en prison, il avait une forte fiävre, on le saigna.

Quant aux pauvres femmes, chacune fut accommodÇe dans sa biäre, et dÇposÇe Ö quelques pas de l’Çchafaud, aupräs de la statue de saint Paul, qui est la premiäre Ö droite sur le pont Saint-Ange. Elles restärent lÖ jusqu’Ö quatre heures et un quart apräs midi. Autour de chaque biäre brñlaient quatre cierges de cire blanche.

Ensuite, avec ce qui restait de Jacques Cenci, elles furent portÇes au palais du consul de Florence. A neuf heures et un quart du soir*, le corps de la jeune fille, recouvert de ses habits et couronnÇ de fleurs avec profusion, fut portÇ Ö Saint-Pierre in Montorio. Elle Çtait d’une ravissante beautÇ; on eñt dit qu’elle dormait. Elle fut enterrÇe devant le grand autel et la Transfiguration de Raphaâl d’Urbin. Elle Çtait accompagnÇe de cinquante gros cierges allumÇs et de tous les religieux franciscains de Rome. * C’est l’heure rÇservÇe Ö Rome aux obsäques des princes. Le convoi du bourgeois a lieu au coucher du soleil, la petite noblesse est portÇe Ö l’Çglise Ö une heure de nuit, les cardinaux et les princes É deux heures et demie de nuit, qui, le 11 septembre. correspondaient Ö neuf heures et trois quarts.

Lucräce Petroni fut portÇe, Ö dix heures du soir, Ö l’Çglise de Saint-Georges. Pendant cette tragÇdie, la foule fut innombrable; aussi loin que le regard pouvait s’Çtendre, on voyait les rues remplies de carrosses et de peuple, les Çchafaudages, les fenàtres et les toits couverts de curieux. Le soleil Çtait d’une telle ardeur ce jour-lÖ que beaucoup de gens perdirent connaissance. Un nombre infini prit la fiävre; et lorsque tout fut terminÇ, Ö dix-neuf heures (deux heures moins un quart), et que la foule se dispersa, beaucoup de personnes furent ÇtouffÇes, d’autres ÇcrasÇes par les chevaux. Le nombre des morts fut considÇrable.

La signora Lucräce Petroni Çtait plutìt petite que grande, et, quoique ÉgÇe de cinquante ans, elle Çtait encore fort bien. Elle avait de fort beaux traits, le nez petit, les yeux noirs, le visage träs blanc avec de belles couleurs, elle avait peu de cheveux et ils Çtaient chÉtains.

BÇatrix Cenci, qui inspirera des regrets Çternels, avait justement seize ans; elle Çtait petite; elle avait un joli embonpoint et des fossettes au milieu des joues, de faáon que, morte et couronnÇe de fleurs on eñt dit qu’elle dormait et màme qu’elle riait, comme il lui arrivait fort souvent quand elle Çtait en vie. Elle avait la bouche petite, les cheveux blonds et naturellement bouclÇs. En allant Ö la mort ces cheveux blonds et bouclÇs lui retombaient sur les yeux ce qui donnait une certaine grÉce et portait Ö lÖ compassion.

Giacomo Cenci Çtait de petite taille, gros, le visage blanc et la barbe noire; il avait vingt-six ans Ö peu präs quand il mourut.

Bernard Cenci ressemblait tout Ö fait Ö sa soeur, et comme il portait les cheveux longs comme elle, beaucoup de gens, lorsqu’il parut sur l’Çchafaud, le prirent pour elle.

Le soleil avait ÇtÇ si ardent, que plusieurs des spectateurs de cette tragÇdie moururent dans la nuit, et parmi eux Ubaldino Ubaldini, jeune homme d’une rare beautÇ et qui jouissait auparavant d’une parfaite santÇ. Il Çtait fräre du signor Renzi, si connu dans Rome. Ainsi les ombres des Cenci s’en allärent bien accompagnÇes.

Hier, qui fut mardi 14 septembre 1599, les pÇnitents de San Marcello, Ö l’occasion de la fàte de Sainte-Croix, usärent de leur priviläge pour dÇlivrer de la prison le signor Bernard Cenci, qui s’est obligÇ de payer dans un an quatre cent mille francs Ö la träs sainte trinitÇ du pont Sixte.

(AjoutÇ d’une autre main)

C’est de lui que descendent Franáois et Bernard Cenci qui vivent aujourd’hui.

Le cÇläbre Farinacci, qui, par son obstination, sauva la vie du jeune Cenci, a publiÇ ses plaidoyers. Il donne seulement un extrait du plaidoyer numÇro 66, qu’il prononáa devant ClÇment VIII en faveur des Cenci. Ce plaidoyer, en langue latine, formerait six grandes pages, et je ne puis le placer ici, ce dont j’ai du regret; il peint les faáons de penser de 1599; il me semble fort raisonnable. Bien des annÇes apräs l’an 1599, Farinacci, en envoyant ses plaidoyers Ö l’impression, ajouta une note Ö celui qu’il avait prononcÇ en faveur des Cenci: Omnes fuerant ultimo supplicio effecti, excepto Bernardo qui ad triremes cum bonorum confiscatione condemnatus fuit, ac etiam ad interessendum aliorum morti prout interfuit. La fin de cette note latine est touchante, mais je suppose que le lecteur est las d’une si longue histoire.