LES CENCI
Stendhal
Le don Juan de Moliäre est galant sans doute, mais avant tout il est homme de bonne compagnie; avant de se livrer au penchant irrÃsistible qui l’entraÃ¥ne vers les jolies femmes, il tient à se conformer à un certain modäle idÃal, il veut à tre l’homme qui serait souverainement admirà à la cour d’un jeune roi galant et spirituel.
Le don Juan de Mozart est dÃjà plus präs de la nature, et moins franáais, il pense moins à l’opinion des autres; il ne songe pas, avant tout, à parestre, comme dit le baron de Foeneste, de d’AubignÃ. Nous n’avons que deux portraits du don Juan d’Italie, tel qu’il dut se montrer, en ce beau pays, au seiziäme siäcle, au dÃbut de la civilisation renaissante.
De ces deux portraits, il en est un que je ne puis absolument faire connaÃ¥tre, le siäcle est trop collet montÃ; il faut se rappeler ce grand mot que j’ai ou’ rÃpÃter bien des fois à lord Byron: This age of cant. Cette hypocrisie si ennuyeuse et qui ne trompe personne a l’immense avantage de donner quelque chose à dire aux sots: ils se scandalisent de ce qu’on a osà dire telle chose; de ce qu’on a osà rire de telle autre, etc. Son dÃsavantage est de raccourcir infiniment le domaine de l’histoire.
Si le lecteur a le bon goñt de me le permettre, je vais lui prÃsenter, en toute humilitÃ, une notice historique sur le second des don Juan, dont il est possible de parler en 1837; il se nommait Franáois Cenci.
Pour que le don Juan soit possible, il faut qu’il y ait de l’hypocrisie dans le monde. Le don Juan eñt Ãtà un effet sans cause dans l’antiquitÃ; la religion Ãtait une fà te, elle exhortait les hommes au plaisir, comment aurait-elle flÃtri des à tres qui faisaient d’un certain plaisir leur unique affaire? Le gouvernement seul parlait de s’abstenir; il dÃfendait les choses qui pouvaient nuire à la patrie, c’est-Ã-dire à l’intÃrà t bien entendu de tous, et non ce qui peut nuire à l’individu qui agit.
Tout homme qui avait du goñt pour les femmes et beaucoup d’argent pouvait donc à tre un don Juan dans Athänes, personne n’y trouvait à redire; personne ne professait que cette vie est une vallÃe de larmes et qu’il y a du mÃrite à se faire souffrir.
Je ne pense pas que le don Juan athÃnien pñt arriver jusqu’au crime aussi rapidement que le don Juan des monarchies modernes, une grande partie du plaisir de celui-ci consiste à braver l’opinion, et il a dÃbutÃ, dans sa jeunesse, par s’imaginer qu’il bravait seulement l’hypocrisie.
Violer les lois dans la monarchie à la Louis XV tirer un coup de fusil à un couvreur, et le faire dÃgringoler du haut de son toit, n’est-ce pas une preuve que l’on vit dans la sociÃtà du prince, que l’on est du meilleur ton, et que l’on se moque fort du juge? Se moquer du juge, n’est-ce pas le premier pas, le premier essai de tout petit don Juan qui dÃbute?
Parmi nous, les femmes ne sont plus à la mode, c’est pourquoi les don Juan sont rares; mais quand il y en avait, ils commenáaient toujours par chercher des plaisirs fort naturels, tout en se faisant gloire de braver ce qui leur semblait des idÃes non fondÃes en raison dans la religion de leurs contemporains. Ce n’est que plus tard, et lorsqu’il commence à se pervertir, que le don Juan trouve une voluptà exquise à braver les opinions qui lui semblent à lui-mà me justes et raisonnables.
Ce passage devait à tre fort difficile chez les anciens, et ce n’est guäre que sous les empereurs romains, et apräs Tibäre et CaprÃe, que l’on trouve des libertins qui aiment la corruption pour elle-mà me, c’est-Ã-dire pour le plaisir de braver les opinions raisonnables de leurs contemporains.
Ainsi, c’est à la religion chrÃtienne que j’attribue la possibilità du rìle satanique de don Juan. C’est sans doute cette religion qui enseigna au monde qu’un pauvre esclave, qu’un gladiateur avait une Ãme absolument Ãgale en facultà à celle de CÃsar lui-mà me; ainsi, il faut la remercier de l’apparition des sentiments dÃlicats; je ne doute pas, au reste, que tìt ou tard ces sentiments ne se fussent fait jour dans le sein des peuples. L’EnÃide est dÃjà bien plus tendre que l’Iliade.
La thÃorie de JÃsus Ãtait celle des philosophes arabes ses contemporains; la seule chose nouvelle qui se soit introduite dans le monde à la suite des principes prà chÃs par saint Paul, c’est un corps de prà tres absolument sÃparà du reste des citoyens et mà me ayant des intÃrà ts opposÃs*. * Voir Montesquieu: Politique des Romains dans la religion.
Ce corps fit son unique affaire de cultiver et de fortifier le sentiment religieux; il inventa des prestiges et des habitudes pour Ãmouvoir les esprits de toutes les classes, depuis le pÃtre inculte jusqu’au vieux courtisan blasÃ; il sut lier son souvenir aux impressions charmantes de la premiäre enfance, il ne laissa point passer la moindre peste ou le moindre grand malheur sans en profiter pour redoubler la peur et le sentiment religieux, ou tout au moins pour bÃtir une belle Ãglise, comme la Salute à Venise.
L’existence de ce corps produisit cette chose admirable: le pape saint LÃon, rÃsistant sans force physique au fÃroce Attila et à ses nuÃes de barbares qui venaient d’effrayer la Chine, la Perse et les Gaules.
Ainsi, la religion, comme le pouvoir absolu tempÃrà par des chansons, qu’on appelle la monarchie franáaise, a produit des choses singuliäres que le monde n’eñt jamais vues, peut-à tre, s’il eñt Ãtà privà de ces deux institutions.
Parmi ces choses bonnes ou mauvaises, mais toujours singuliäres et curieuses, et qui eussent bien Ãtonnà Aristote, Polybe, Auguste, et les autres bonnes tà tes de l’antiquitÃ, je place sans hÃsiter le caractäre tout moderne de don Juan. C’est, à mon avis, un produit des institutions ascÃtiques des papes venus apräs Luther; car LÃon X et sa cour (1506) suivaient à peu präs les principes de la religion d’Athänes.
Le Don Juan de Moliäre fut reprÃsentà au commencement du rägne de Louis XIV, le 15 fÃvrier 1665; ce prince n’Ãtait point encore dÃvot, et cependant la censure ecclÃsiastique fit supprimer la scäne du pauvre dans la forà t. Cette censure, pour se donner des forces, voulait persuader à ce jeune roi, si prodigieusement ignorant, que le mot judiciaire Ãtait synonyme de rÃpublicain*. * Saint-Simon: MÃmoires de l’abbà Blache.
L’original est d’un Espagnol, Tirso de Molina*; une troupe italienne en jouait une imitation à Paris vers 1664, et faisait fureur. C’est probablement la comÃdie du monde qui a Ãtà reprÃsentÃe le plus souvent. C’est qu’il y a le diable et l’amour, la peur de l’enfer et une passion exaltÃe pour une femme, c’est-Ã-dire, ce qu’il y a de plus terrible et de plus doux aux yeux de tous les hommes pour peu qu’ils soient au-dessus de l’Ãtat sauvage. * Ce nom fut adoptà par un moine, homme d’esprit, fray Gabriel Tellez. Il appartenait à l’ordre de la Merci, et l’on a de lui plusieurs piäces oó se trouvent des scänes de gÃnie, entre autres, le Timide à la Cour. Tellez fit trois cents comÃdies, dont soixante ou quatre-vingts existent encore. Il mourut’ vers 1610.
Il n’est pas Ãtonnant que la peinture du don Juan ait Ãtà introduite dans la littÃrature par un poäte espagnol. L’amour tient une grande place dans la vie de ce peuple; c’est, lÃ-bas, une passion sÃrieuse et qui se fait sacrifier, haut la main, toutes les autres, et mà me, qui le croirait? la vanitÃ! Il en est de mà me en Allemagne et en Italie. A le bien prendre, la France seule est complätement dÃlivrÃe de cette passion, qui fait faire tant de folies à ces Ãtrangers: par exemple, Ãpouser une fille pauvre, sous le prÃtexte qu’elle est jolie et qu’on en est amoureux. Les filles qui manquent de beautà ne manquent pas d’admirateurs en France; nous sommes gens avisÃs. Ailleurs, elles sont rÃduites à se faire religieuses, et c’est pourquoi les couvents sont indispensables en Espagne. Les filles n’ont pas de dot en ce pays, et cette loi a maintenu le triomphe de l’amour. En France, l’amour ne s’est-il pas rÃfugià au cinquiäme Ãtage, c’est-Ã-dire parmi les filles qui ne se marient pas avec l’entremise du notaire de la famille?
Il ne faut point parler du don Juan de lord Byron, ce n’est qu’un Faublas, un beau jeune homme insignifiant, et sur lequel se prÃcipitent toutes sortes de bonheurs invraisemblables.
C’est donc en Italie et au seiziäme siäcle seulement qu’a dñ paraÃ¥tre, pour la premiäre fois, ce caractäre singulier. C’est en Italie et au dix-septiäme siäcle qu’une princesse disait, en prenant une glace avec dÃlices le soir d’une journÃe fort chaude: Quel dommage que ce ne soit pas un pÃchÃ!
Ce sentiment forme, suivant moi, la base du caractäre du don Juan, et comme on voit, la religion chrÃtienne lui est nÃcessaire.
Sur quoi un auteur napolitain s’Ãcrie: “N’est-ce rien que de braver le ciel, et de croire qu’au moment mà me le ciel peut vous rÃduire en cendre? De là l’extrà me voluptÃ, dit-on, d’avoir une maÃ¥tresse religieuse, et religieuse remplie de pitiÃ, sachant fort bien qu’elle fait mal, et demandant pardon à Dieu avec passion, comme elle päche avec passion*.” * D. Dominico Paglietta.
Supposons un chrÃtien extrà mement pervers, nà à Rome, au moment oó le sÃväre Pie V venait de remettre en honneur ou d’inventer une foule de pratiques minutieuses absolument Ãtrangäres à cette morale simple qui n’appelle vertu que ce qui est utile aux hommes. Une inquisition inexorable, et tellement inexorable qu’elle dura peu en Italie, et dut se rÃfugier en Espagne, venait d’à tre renforcÃe* et faisait peur à tous. Pendant quelques annÃes, on attacha de träs grandes peines à la non-exÃcution ou au mÃpris public de ces petites pratiques minutieuses ÃlevÃes au rang des devoirs les plus sacrÃs de la religion; il aura haussà les Ãpaules en voyant l’universalità des citoyens trembler devant les lois terribles de l’inquisition. * Saint Pie V Ghislieri, PiÃmontais, dont on voit la figure maigre et sÃväre au tombeau de Sixte-Quint, à Sainte-Marie-Majeure, Ãtait grand inquisiteur quand il fut appelà au trìne de saint Pierre en 1566. Il gouverna l’Ãglise six ans et vingt-quatre jours. Voir ses lettres, publiÃes par M. de Potter, le seul homme parmi nous qui ait connu ce point d’histoire. L’ouvrage de M. de Potter, vaste mine de faits, est le fruit de quatorze ans d’Ãtudes consciencieuses dans les bibliothäques de Florence, de Venise et de Rome.
“Eh bien! se sera-t-il dit, je suis l’homme le plus riche de Rome, cette capitale du monde; je vais en à tre aussi le plus brave; je vais me moquer publiquement de tout ce que ces gens-là respectent, et qui ressemble si peu à ce qu’on doit respecter.”
Car un don Juan, pour à tre tel, doit à tre homme de coeur et possÃder cet esprit vif et net qui fait voir clair dans les motifs des actions des hommes.
Franáois Cenci se sera dit: “Par quelles actions parlantes, moi Romain, nà à Rome en 1527, prÃcisÃment pendant les six mois durant lesquels les soldats luthÃriens du connÃtable de Bourbon’ y commirent, sur les choses saintes, les plus affreuses profanations; par quelles actions pourrais-je faire remarquer mon courage et me donner, le plus profondÃment possible, le plaisir de braver l’opinion? Comment Ãtonnerai je mes sots contemporains? Comment pourrai-je me donner le plaisir si vif de me sentir diffÃrent de tout ce vulgaire?”
Il ne pouvait entrer dans la tà te d’un Romain, et d’un Romain du Moyen Age, de se borner à des paroles. Il n’est pas de pays oó les paroles hardies soient plus mÃprisÃes qu’en Italie.
L’homme qui a pu se dire à lui-mà me ces choses se nommait Franáois Cenci: il a Ãtà tuà sous les yeux de sa fille et de sa femme, le 15 septembre 1598. Rien d’aimable ne nous reste de ce don Juan, son caractäre ne fut point adouci et amoindri par l’idÃe d’à tre, avant tout, homme de bonne compagnie, comme le don Juan de Moliäre. Il ne songeait aux autres hommes que pour marquer sa supÃriorità sur eux, s’en servir dans ses desseins ou les haãr. Le don Juan n’a jamais de plaisir par les sympathies, par les douces rà veries ou les illusions d’un coeur tendre. Il lui faut, avant tout, des plaisirs qui soient des triomphes, qui puissent à tre vus par les autres, qui ne puissent à tre niÃs; il lui faut la liste dÃployÃe par l’insolent Leporello aux yeux de la triste Elvire.
Le don Juan romain s’est bien gardà de la maladresse insigne de donner la clef de son caractäre, et de faire des confidences à un laquais, comme le don Juan de Moliäre; il a vÃcu sans confident, et n’a prononcà de paroles que celles qui Ãtaient utiles pour l’avancement de ses desseins. Nul ne vit en lui de ces moments de tendresse vÃritable et de gaietà charmante qui nous font pardonner au don Juan de Mozart; en un mot, le portrait que je vais traduire est affreux.
Par choix, je n’aurais pas racontà ce caractäre, je me serais contentà de l’Ãtudier, car il est plus voisin de l’horrible que du curieux; mais j’avouerai qu’il m’a Ãtà demandà par des compagnons de voyage auxquels je ne pouvais rien refuser. En 1823, j’eus le bonheur de voir l’Italie avec des à tres aimables et que je n’oublierai jamais, je fus sÃduit comme eux par l’admirable portrait de BÃatrix Cenci, que l’on voit à Rome, au palais Barberini.
La galerie de ce palais est maintenant rÃduite à sept ou huit tableaux; mais quatre sont des chefs-d’oeuvre: c’est d’abord le portrait de la cÃläbre Fornarina, la maÃ¥tresse de Raphaâl, par Raphaâl lui-mà me. Ce portrait, sur l’authenticità duquel il ne peut s’Ãlever aucun doute, car on trouve des copies contemporaines, est tout diffÃrent de la figure qui, à la galerie de Florence, est donnÃe comme le portrait de la maÃ¥tresse de Raphaâl, et a Ãtà gravÃ, sous ce nom, par Morghen. Le portrait de Florence n’est pas mà me de Raphaâl. En faveur de ce grand nom, le lecteur voudra-t-il pardonner à cette petite digression?
Le second portrait prÃcieux de la galerie Barberini est du Guide; c’est le portrait de BÃatrix Cenci, dont on voit tant de mauvaises gravures. Ce grand peintre a placà sur le cou de BÃatrix un bout de draperie insignifiant, il l’a coiffÃe d’un turban; il eñt craint de pousser la vÃrità jusqu’à l’horrible, s’il eñt reproduit exactement l’habit qu’elle s’Ãtait fait faire pour paraÃ¥tre à l’exÃcution, et les cheveux en dÃsordre d’une pauvre fille de seize ans qui vient de s’abandonner au dÃsespoir. La tà te est douce et belle, le regard träs doux et les yeux fort grands: ils ont l’air Ãtonnà d’une personne qui vient d’à tre surprise au moment oó elle pleurait à chaudes larmes. Les cheveux sont blonds et träs beaux. Cette tà te n’a rien de la fiertà romaine et de cette conscience de ses propres forces que l’on surprend souvent dans le regard assurà d’une file du Tibre, di una figlia del Tevere, disent-elles d’elles-mà mes avec fiertÃ. Malheureusement les demi-teintes ont poussà au rouge de brique pendant ce long intervalle de deux cent trente-huit ans qui nous sÃpare de la catastrophe dont on va lire le rÃcit.
Le troisiäme portrait de la galerie Barberini est celui de Lucräce Petroni, belle-märe de BÃatrix, qui fut exÃcutÃe avec elle. C’est le type de la matrone romaine dans sa beautà et sa fiertÃ* naturelles. Les traits sont grands et la carnation d’une Ãclatante blancheur, les sourcils noirs et fort marquÃs, le regard est impÃrieux et en mà me temps chargà de voluptÃ. C’est un beau contraste avec la figure si douce, si simple, presque allemande de sa belle-fille. * Cette fiertà ne provient point du rang dans le monde, comme dans les portraits de Van Dyck.
Le quatriäme portrait, brillant par la vÃrità et l’Ãclat des couleurs, est l’un des chefs-d’oeuvre de Titien; c’est une esclave grecque qui fut la maÃ¥tresse du fameux doge Barbarigo.
Presque tous les Ãtrangers qui arrivent à Rome se font conduire, däs le commencement de leur tournÃe, à la galerie Barberini; ils sont appelÃs, les femmes surtout, par les portraits de BÃatrix Cenci et de sa belle-märe. J’ai partagà la curiosità commune; ensuite, comme tout le monde, j’ai cherchà à obtenir communication des piäces de ce procäs cÃläbre. Si on a ce crÃdit, on sera tout ÃtonnÃ, je pense, en lisant ces piäces, oó tout est latin, exceptà les rÃponses des accusÃs, de ne trouver presque pas l’explication des faits. C’est qu’à Rome, en 1599, personne n’ignorait les faits. J’ai achetà la permission de copier un rÃcit contemporain; j’ai cru pouvoir en donner la traduction sans blesser aucune convenance; du moins cette traduction put-elle à tre lue tout haut devant des dames en 1823. Il est bien entendu que le traducteur cesse d’à tre fidäle lorsqu’il ne peut plus l’à tre: l’horreur l’emporterait facilement sur l’intÃrà t de curiositÃ.
Le triste rìle du don Juan pur (celui qui ne cherche à se conformer à aucun modäle idÃal, et qui ne songe à l’opinion du monde que pour l’outrager) est exposà ici dans toute son horreur. Les excäs de ses crimes forcent deux femmes malheureuses à le faire tuer sous leurs yeux; ces deux femmes Ãtaient l’une son Ãpouse, et l’autre sa fille, et le lecteur n’osera dÃcider si elles furent coupables. Leurs contemporains trouvärent qu’elles ne devaient pas pÃrir.
Je suis convaincu que la tragÃdie de Galeotto Manfredi (qui fut tuà par sa femme, sujet traità par le grand poäte Monti) et tant d’autres tragÃdies domestiques du quinziäme siäcle, qui sont moins connues et à peine indiquÃes dans les histoires particuliäres des villes d’Italie, finirent par une scäne semblable à celle du chÃteau de Petrella. Voici la traduction du rÃcit contemporain; il est en italien de Rome. et fut Ãcrit le 14 septembre 1599.
HISTOIRE VêRITABLE
de la mort de Jacques et BÃatrix Cenci, et de Lucräce Petroni Cenci, leur belle-märe, exÃcutÃs pour crime de parricide, samedi dernier 11 septembre 1599, sous le rägne de notre saint päre le pape, ClÃment VIII, Aldobrandini.
La vie exÃcrable qu’a toujours menÃe Franáois Cenci, nà à Rome et l’un de nos concitoyens les plus opulents, a fini par le conduire à sa perte. Il a entraÃ¥nà à une mort prÃmaturÃe ses fils, jeunes gens forts et courageux, et sa fille BÃatrix qui, quoiqu’elle ait Ãtà conduite au supplice à peine ÃgÃe de seize ans (il y a aujourd’hui quatre jours), n’en passait pas moins pour une des plus belles personnes des Etats du pape et de l’Italie tout entiäre. La nouvelle se rÃpand que le signor Guido Reni, un des Ãläves de cette admirable Ãcole de Bologne, a voulu faire le portrait de la pauvre BÃatrix, vendredi dernier, c’est-Ã-dire le jour mà me qui a prÃcÃdà son exÃcution. Si ce grand peintre s’est acquittà de cette tÃche comme il a fait pour les autres peintures qu’il a exÃcutÃes dans cette capitale, la postÃrità pourra se faire quelque idÃe de ce que fut la beautà de cette fille admirable. Afin qu’elle puisse aussi conserver quelque souvenir de ses malheurs sans pareils, et de la force Ãtonnante avec laquelle cette Ãme vraiment romaine sut les combattre, j’ai rÃsolu d’Ãcrire ce que j’ai appris sur l’action qui l’a conduite à la mort, et ce que j’ai vu le jour de sa glorieuse tragÃdie.
Les personnes qui m’ont donnà mes informations Ãtaient placÃes de faáon à savoir les circonstances les plus secrätes, lesquelles sont ignorÃes dans Rome mà me aujourd’hui, quoique depuis six semaines on ne parle d’autre chose que du procäs des Cenci. J’Ãcrirai avec une certaine libertÃ, assurà que je suis de pouvoir dÃposer mon commentaire dans des archives respectables, et d’oó certainement il ne sera tirà qu’apräs moi. Mon unique chagrin est de devoir parler, mais ainsi le veut la vÃritÃ, contre l’innocence de cette pauvre BÃatrix Cenci, adorÃe et respectÃe de tous ceux qui l’ont connue, autant que son horrible päre Ãtait ha’ et exÃcrÃ.
Cet homme qui, l’on ne peut le nier, avait reáu du ciel une sagacità et une bizarrerie Ãtonnantes, fut fils de monseigneur Cenci, lequel, sous Pie V (Ghislieri), s’Ãtait Ãlevà au poste de trÃsorier (ministre des finances). Ce saint pape, tout occupÃ, comme on sait, de sa juste haine contre l’hÃrÃsie et du rÃtablissement de son admirable inquisition, n’eut que du mÃpris pour l’administration temporelle de son Etat, de faáon que ce monsignor Cenci, qui fut trÃsorier pendant quelques annÃes avant 1572, trouva moyen de laisser à cet homme affreux qui fut son fils et päre de BÃatrix un revenu net de cent soixante mille piastres (environ deux millions cinq cent mille francs de 1837).
Franáois Cenci, outre cette grande fortune, avait une rÃputation de courage et de prudence à laquelle, dans son jeune temps, aucun autre Romain ne put atteindre; et cette rÃputation le mettait d’autant plus en crÃdit à la cour du pape et parmi tout le peuple, que les actions criminelles que l’on commenáait à lui imputer n’Ãtaient que du genre de celles que le monde pardonne facilement. Beaucoup de Romains se rappelaient encore, avec un amer regret, la libertà de penser et d’agir dont on avait joui du temps de LÃon X, qui nous fut enlevà en 1513, et sous Paul III, mort en 1549. On commenáa à parler, sous ce dernier pape, du jeune Franáois Cenci à cause de certains amours singuliers, amenÃs à bonne rÃussite par des moyens plus singuliers encore.
Sous Paul III, temps oó l’on pouvait encore parler avec une certaine confiance, beaucoup disaient que Franáois Cenci Ãtait avide surtout d’ÃvÃnements bizarres qui pussent lui donner des peripezie di nuova idea, sensations nouvelles et inquiÃtantes; ceux-ci s’appuient sur ce qu’on a trouvà dans ses livres de comptes des articles tels que celui-ci:
“Pour les aventures et peripezie de Toscanella, trois mille cinq cents piastres (environ soixante mille francs de 1837) e non fu caro (et ce ne fut pas trop cher).”
On ne sait peut-à tre pas, dans les autres ville d’Italie, que notre sort et notre faáon d’à tre à Rome changent selon le caractäre du pape rÃgnant. Ainsi. pendant treize annÃes sous le bon pape GrÃgoire XIII (Buoncompagni), tout Ãtait permis à Rome; qui voulait faisait poignarder son ennemi, et n’Ãtait point poursuivi, pour peu qu’il se conduisÃ¥t d’une faáon modeste. A cet excäs d’indulgence succÃda l’excäs de la sÃvÃrità pendant les cinq annÃes que rÃgna le grand Sixte Quint, duquel il a Ãtà dit, comme de l’empereur Auguste, qu’il fallait qu’il ne vÃ¥nt jamais ou qu’il restÃt toujours. Alors on vit exÃcuter des malheureux pour des assassinats ou empoisonnements oubliÃs depuis dix ans, mais dont ils avaient eu le malheur de se confesser au cardinal Montalto, depuis Sixte Quint.
Ce fut principalement sous GrÃgoire XIII que l’on commenáa à beaucoup parler de Franáois Cenci; il avait Ãpousà une femme fort riche et telle qu’il convenait à un seigneur si accrÃditÃ, elle mourut apräs lui avoir donnà sept enfants. ` Peu apräs sa mort, il prit en secondes noces Lucräce Petroni, d’une rare beautà et cÃläbre surtout par l’Ãclatante blancheur de son teint, mais un peu trop repläte comme c’est le dÃfaut commun de nos Romaines De Lucräce, il n’eut point d’enfants.
Le moindre vice qui fñt à reprendre en Franáois Cenci, ce fut la propension à un amour infÃme, le plus grand fut celui de ne pas croire en Dieu. De sa vie on ne le vit entrer dans une Ãglise.
Mis trois fois en prison pour ses amours infÃmes, il s’en tira en donnant deux cent mille piastres aux personnes en faveur aupräs des douze papes sous lesquels il a successivement vÃcu. (Deux cent mille piastres font à peu präs cinq millions de 1837.)
Je n’ai vu Franáois Cenci que lorsqu’il avait dÃjà les cheveux grisonnants, sous le rägne du pape Buoncompagni, quand tout Ãtait permis à qui osait. C’Ãtait un homme d’à peu präs cinq pieds quatre pouces, fort bien fait, quoique trop maigre; il passait pour à tre extrà mement fort, peut-à tre faisait-il courir ce bruit lui-mà me; il avait les yeux grands et expressifs, mais la paupiäre supÃrieure retombait un peu trop; il avait le nez trop avancà et trop grand, les lävres minces et un sourire plein de grÃce. Ce sourire devenait terrible lorsqu’il fixait le regard sur ses ennemis; pour peu qu’il fñt Ãmu ou irritÃ, il tremblait excessivement et de faáon à l’incommoder. Je l’ai vu dans ma jeunesse, sous le pape Buoncompagni, aller à cheval de Rome à Naples, sans doute pour quelqu’une de ses amourettes, il passait par les bois de San Germano et de la Faggola, sans avoir nul souci des brigands, et faisait, dit-on, la route en moins de vingt heures. Il voyageait toujours seul, et sans prÃvenir personne; quand son premier cheval Ãtait fatiguÃ, il en achetait ou en volait un autre. Pour peu qu’on fÃ¥t des difficultÃs, il ne faisait pas difficultÃ, lui, de donner un coup de poignard. Mais il est vrai de dire que du temps de ma jeunesse c’est-Ã-dire quand il avait quarante-huit ou cinquante ans, personne n’Ãtait assez hardi pour lui rÃsister. Son grand plaisir Ãtait surtout de braver ses ennemis.
Il Ãtait fort connu sur toutes les routes des Etats de Sa SaintetÃ, il payait gÃnÃreusement, mais aussi il Ãtait capable, deux ou trois mois apräs une offense à lui faite, d’expÃdier un de ses sicaires pour tuer la personne qui l’avait offensÃ.
La seule action vertueuse qu’il ait faite pendant toute sa longue vie, a Ãtà de bÃtir, dans la cour de son vaste palais präs du Tibre, une Ãglise dÃdiÃe à saint Thomas, et encore il fut poussà à cette belle action par le dÃsir singulier d’avoir sous ses yeux les tombeaux de tous ses enfants*, pour lesquels il eut une haine excessive et contre nature, mà me däs leur plus tendre jeunesse, quand ils ne pouvaient encore l’avoir offensà en rien. * A Rome on enterre sous les Ãglises.
C’est là que je veux les mettre tous, disait-il souvent avec un rire amer aux ouvriers qu’il employait à construire son Ãglise. Il envoya les trois aÃ¥nÃs, Jacques, Christophe et Roch, Ãtudier à l’università de Salamanque en Espagne. Une fois qu’ils furent dans ce pays lointain, il prit un malin plaisir à ne leur faire passer aucune remise d’argent, de faáon que ces malheureux jeunes gens, apräs avoir adressà à leur päre nombre de lettres, qui toutes restärent sans rÃponse, furent rÃduits à la misÃrable nÃcessità de revenir dans leur patrie en empruntant de petites sommes d’argent ou en mendiant tout le long de la route.
A Rome, ils trouvärent un päre plus sÃväre et plus rigide, plus Ãpre que jamais, lequel, malgrà ses immenses richesses, ne voulut ni les và tir ni leur donner l’argent nÃcessaire pour acheter les aliments les plus grossiers. Ces malheureux furent forcÃs d’avoir recours au pape, qui foráa Franáois Cenci à leur faire une petite pension. Avec ce secours fort mÃdiocre ils se sÃparärent de lui.
Bientìt apräs, à l’occasion de ses amours infÃmes, Franáois fut mis en prison pour la troisiäme et derniäre fois, sur quoi les trois fräres sollicitärent une audience de notre saint päre le pape actuellement rÃgnant, et le priärent en commun de faire mourir Franáois Cenci leur päre, qui, dirent-ils, dÃshonorerait leur maison. ClÃment VIII en avait grande envie, mais il ne voulut pas suivre sa premiäre pensÃe, pour ne pas donner contentement à ces enfants dÃnaturÃs, et il les chassa honteusement de sa prÃsence.
Le päre, comme nous l’avons dit plus haut, sortit de prison en donnant une grosse somme d’argent à qui le pouvait protÃger. On conáoit que l’Ãtrange dÃmarche de ses trois fils aÃ¥nÃs dut augmenter encore la haine qu’il portait à ses enfants. Il les maudissait à chaque instant, grands et petits, et tous les jours il accablait de coups de bÃton ses deux pauvres filles qui habitaient avec lui dans son palais.
La plus ÃgÃe, quoique surveillÃe de präs, se donna tant de soins, qu’elle parvint à faire prÃsenter une supplique au pape; elle conjura Sa Saintetà de la marier ou de la placer dans un monastäre. ClÃment VIII eut pitià de ses malheurs, et la maria à Charles Gabrielli, de la famille la plus noble de Gubbio; Sa Saintetà obligea le päre à donner une forte dot.
A ce coup imprÃvu, Franáois Cenci montra une extrà me coläre, et pour empà cher que BÃatrix, en devenant plus grande, n’eut l’idÃe de suivre l’exemple de sa soeur, il la sÃquestra dans un des appartements de son immense palais. LÃ, personne n’eut la permission de voir BÃatrix, alors à peine ÃgÃe de quatorze ans, et dÃjà dans tout l’Ãclat d’une ravissante beautÃ. Elle avait surtout une gaietÃ, une candeur et un esprit comique que je n’ai jamais vus qu’à elle. Franáois Cenci lui portait lui-mà me à manger. Il est à croire que c’est alors que le monstre en devint amoureux, ou feignit d’en devenir amoureux, afin de mettre au supplice sa malheureuse fille. Il lui parlait souvent du tour perfide que lui avait jouà sa soeur aÃ¥nÃe, et, se mettant en coläre au son de ses propres paroles, finissait pas accabler de coups BÃatrix.
Sur ces entrefaites, Roch Cenci, son fils, fut tuà par un charcutier, et l’annÃe suivante, Christophe Cenci fut tuà par Paul Corso de Massa. A cette occasion, il montra sa noire impiÃtÃ, car aux funÃrailles de ses deux fils il ne voulut pas dÃpenser mà me un baãoque pour des cierges. En apprenant le sort de son fils Christophe, il s’Ãcria qu’il ne pourrait goñter quelque joie que lorsque tous ses enfants seraient enterrÃs, et que, lorsque le dernier viendrait à mourir, il voulait, en signe de bonheur, mettre le feu à son palais. Rome fut ÃtonnÃe de ce propos, mais elle croyait tout possible d’un pareil homme, qui mettait sa gloire à braver tout le monde et le pape lui-mà me.
(Ici il devient absolument impossible de suivre le narrateur romain dans le rÃcit fort obscur des choses Ãtranges par lesquelles Franáois Cenci chercha à Ãtonner ses contemporains. Sa femme et sa malheureuse fille furent, suivant toute apparence, victimes de ses idÃes abominables.)
Toutes ces choses ne lui suffirent point; il tenta avec des menaces, et en employant la force, de violer sa propre fille BÃatrix, laquelle Ãtait dÃjà grande et belle; il n’eut pas honte d’aller se placer dans son lit, lui se trouvant dans un Ãtat complet de nuditÃ. Il se promenait avec elle dans les salles de son palais, lui Ãtant parfaitement nu; puis il la conduisait dans le lit de sa femme, afin qu’à la lueur des lampes la pauvre Lucräce pñt voir ce qu’il faisait avec BÃatrix.
Il donnait à entendre à cette pauvre fille une hÃrÃsie effroyable, que j’ose à peine rapporter, à savoir que, lorsqu’un päre connaÃ¥t sa propre fille, les enfants qui naissent sont nÃcessairement des saints et que tous les plus grands saints vÃnÃrÃs par l’Eglise sont nÃs de cette faáon, c’est-Ã-dire que leur grand-päre maternel a Ãtà leur päre.
Lorsque BÃatrix rÃsistait à ses exÃcrables volontÃs il l’accablait des coups les plus cruels, de sorte que cette pauvre fille, ne pouvant tenir à une vie si malheureuse, eut l’idÃe de suivre l’exemple que sa soeur lui avait donnÃ. Elle adressa à notre saint päre le pape une supplique fort dÃtaillÃe; mais il est à croire que Franáois Cenci avait pris ses prÃcautions, car il ne paraÃ¥t pas que cette supplique soit jamais parvenue aux mains de Sa SaintetÃ; du moins fut-il impossible de la retrouver à la secrÃtairerie des Memoriali, lorsque, BÃatrix Ãtant en prison, son dÃfenseur eut le plus grand besoin de cette piäce; elle aurait pu prouver en quelque sorte les excäs inouãs qui furent commis dans le chÃteau de Petrella. N’eñt-il pas Ãtà Ãvident pour tous que BÃatrix Cenci s’Ãtait trouvÃe dans le cas d’une lÃgitime dÃfense? Ce mÃmorial parlait aussi au nom de Lucräce belle-märe de BÃatrix.
Franáois Cenci eut connaissance de cette tentative, et l’on peut juger avec quelle coläre il redoubla de mauvais traitements envers ces deux malheureuses femmes.
Leur vie leur devint absolument insupportable, et ce fut alors que, voyant bien qu’elles n’avaient rien à espÃrer de la justice du souverain, dont les courtisans Ãtaient gagnÃs par les riches cadeaux de Franáois, elles eurent l’idÃe d’en venir au parti extrà me qui les a perdues, mais qui pourtant a eu cet avantage de terminer leurs souffrances en ce monde.
Il faut savoir que le cÃläbre monsignor Guerra allait souvent au palais Cenci; il Ãtait d’une taille ÃlevÃe et d’ailleurs fort bel homme, il avait reáu ce don spÃcial de la destinÃe, qu’à quelque chose qu’il voulñt s’appliquer il s’en tirait avec une grÃce toute particuliäre. On a supposà qu’il aimait BÃatrix et avait le projet de quitter la mantelletta et de l’Ãpouser*; mais, quoiqu’il prÃ¥t soin de cacher ses sentiments avec une attention extrà me, il Ãtait exÃcrà de Franáois Cenci, qui lui reprochait d’avoir Ãtà fort lià avec tous ses enfants. Quand monsignor Guerra apprenait que le signor Cenci Ãtait hors de son palais, il montait à l’appartement des dames et passait plusieurs heures à discourir avec elles et à Ãcouter leurs plaintes des traitements incroyables auxquels toutes les deux Ãtaient en butte. Il paraÃ¥t que BÃatrix la premiäre osa parler de vive voix à monsignor Guerra du projet auquel elles s’Ãtaient arrà tÃes. Avec le temps il y donna les mains; et vivement pressà à diverses reprises par BÃatrix, il consentit enfin à communiquer cet Ãtrange dessein à Giacomo Cenci, sans le consentement duquel on ne pouvait rien faire, puisqu’il Ãtait le fräre aÃ¥nà et chef de la maison apräs Franáois. * La plupart des monsignori ne sont point engagÃs dans les ordres sacrÃs et peuvent se marier.
On trouva de grandes facilitÃs à l’attirer dans la conspiration; il Ãtait extrà mement maltraità par son päre, qui ne lui donnait aucun secours, chose d’autant plus sensible à Giacomo qu’il Ãtait marià et avait six enfants. On choisit pour s’assembler et traiter des moyens de donner la mort à Franáois Cenci l’appartement de monsignor Guerra. L’affaire se traita avec toutes les formes convenables, et l’on prit sur toutes choses le vote de la belle-märe et de la jeune fille. Quand enfin le parti fut arrà tÃ, on fit choix de deux vassaux de Franáois Cenci, lesquels avaient conáu contre lui une haine mortelle. L’un d’eux s’appelait Marzio; c’Ãtait un homme de coeur, fort attachà aux malheureux enfants de Franáois, et, pour faire quelque chose qui leur fñt agrÃable, il consentit à prendre part au parricide. Olimpio, le second, avait Ãtà choisi pour chÃtelain de la forteresse de la Petrella, au royaume de Naples, par le prince Colonna; mais, par son crÃdit tout-puissant aupräs du prince, Franáois Cenci l’avait fait chasser.
On convint de toute chose avec ces deux hommes Franáois Cenci ayant annoncà que, pour Ãviter là mauvais air de Rome, il irait passer l’Ãtà suivant dans cette forteresse de la Petrella, on eut l’idÃe de rÃunir une douzaine de bandits napolitains. Olimpio se chargea de les fournir. On dÃcida qu’on les ferait cacher dans les forà ts voisines de la Petrella, qu’on les avertirait du moment oó Franáois Cenci se mettrait en chemin, qu’ils l’enläveraient sur la route, et feraient annoncer à sa famille qu’ils le dÃlivreraient moyennant une forte ranáon. Alors les enfants seraient obligÃs de retourner à Rome pour amasser la somme demandÃe par les brigands; ils devaient feindre de ne pas pouvoir trouver cette somme avec rapiditÃ, et les brigands, suivant leur menace, ne voyant point arriver l’argent, auraient mis à mort Franáois Cenci. De cette faáon, personne ne devait à tre amenà à soupáonner les vÃritables auteurs de cette mort.
Mais, l’Ãtà venu, lorsque Franáois Cenci partit de Rome pour la Petrella, l’espion qui devait donner avis du dÃpart, avertit trop tard les bandits placÃs dans les bois, et ils n’eurent pas le temps de descendre sur la grande route. Cenci arriva sans encombre à la Petrella; les brigands, las d’attendre une proie douteuse, allärent voler ailleurs pour leur propre compte.
De son cìtÃ, Cenci, vieillard sage et soupáonneux, ne se hasardait jamais à sortir de la forteresse. Et, sa mauvaise humeur augmentant avec les infirmitÃs de l’Ãge, qui lui Ãtaient insupportables, il redoublait les traitements atroces qu’il faisait subir aux deux pauvres femmes. Il prÃtendait qu’elles se rÃjouissaient de sa faiblesse.
BÃatrix, poussÃe à bout par les choses horribles qu’elle avait à supporter, fit appeler sous les murs de la forteresse Marzio et Olimpio. Pendant la nuit, tandis que son päre dormait, elle leur parla d’une fenà tre basse et leur jeta des lettres qui Ãtaient destinÃes à monsignor Guerra.
Au moyen de ces lettres, il fut convenu que monsignor Guerra promettrait à Marzio et à Olimpio mille piastres s’ils voulaient se charger eux-mà mes de mettre à mort Franáois Cenci. Un tiers de la somme devait à tre payà à Rome, avant l’action, par monsignor Guerra, et les deux autres tiers par Lucräce et BÃatrix, lorsque, la chose faite, elles seraient maÃ¥tresses du coffre-fort de Cenci.
Il fut convenu de plus que la chose aurait lieu le jour de la Natività de la Vierge, et à cet effet ces deux hommes furent introduits avec adresse dans la forteresse. Mais Lucräce fut arrà tÃe par le respect dñ à une fà te de la Madone, et elle engagea BÃatrix à diffÃrer d’un jour, afin de ne pas commettre un double pÃchÃ.
Ce fut donc le 9 septembre 1598, dans la soirÃe, que, la märe et la fille ayant donnà de l’opium avec beaucoup de dextÃrità à Franáois Cenci, cet homme si difficile à tromper, il tomba dans un profond sommeil.
Vers minuit, BÃatrix introduisit elle-mà me dans la forteresse Marzio et Olimpio; ensuite Lucräce et BÃatrix les conduisirent dans la chambre du vieillard, qui dormait profondÃment. Là on les laissa afin qu’ils effectuassent ce qui avait Ãtà convenu, et les deux femmes allärent attendre dans une chambre voisine. Tout à coup elles virent revenir ces deux hommes avec des figures pÃles, et comme hors d’eux-mà mes.
– Qu’y a-t-il de nouveau? s’Ãcriärent les femmes.
– Que c’est une bassesse et une honte, rÃpondirent-ils, de tuer un pauvre vieillard endormi! la pitià nous a empà chÃs d’agir.
En entendant cette excuse, BÃatrix fut saisie d’indignation et commenáa à les injurier, disant:
– Donc, vous autres hommes, bien prÃparÃs à une telle action, vous n’avez pas le courage de tuer un homme qui dort*! bien moins encore oseriez-vous le regarder en face s’il Ãtait ÃveillÃ! Et c’est pour en finir ainsi que vous osez prendre de l’argent! Eh bien! puisque votre lÃchetà le veut, moi-mà me je tuerai mon päre; et, quant à vous autres, vous ne vivrez pas longtemps! * Tous ces dÃtails sont prouvÃs au procäs.
AnimÃs par ce peu de paroles fulminantes, et craignant quelque diminution dans le prix convenu, les assassins renträrent rÃsolument dans la chambre, et furent suivis par les femmes. L’un d’eux avait un grand clou qu’il posa verticalement sur l’oeil du vieillard endormi; l’autre, qui avait un marteau, lui fit entrer ce clou dans la tà te. On fit entrer de mà me un autre grand clou dans la gorge, de faáon que cette pauvre Ãme, chargÃe de tant de pÃchÃs rÃcents, fñt enlevÃe par les diables; le corps se dÃbattit, mais en vain.
La chose faite, la jeune fille donna à Olimpio une grosse bourse remplie d’argent; elle donna à Marzio un manteau de drap garni d’un galon d’or, qui avait appartenu à son päre, et elle les renvoya.
Les femmes, restÃes seules, commencärent par retirer ce grand clou enfoncà dans la tà te du cadavre et celui qui Ãtait dans le cou; ensuite, ayant enveloppà le corps dans un drap de lit, elles le traÃ¥närent à travers une longue suite de chambres jusqu’à une galerie qui donnait sur un petit jardin abandonnÃ. De lÃ, elles jetärent le corps sur un grand sureau qui croissait en ce lieu solitaire. Comme il y avait des lieux à l’extrÃmità de cette petite galerie, elles espÃrärent que, lorsque le lendemain on trouverait le corps du vieillard tombà dans les branches du sureau, on supposerait que le pied lui avait glissÃ, et qu’il Ãtait tombà en allant aux lieux.
La chose arriva prÃcisÃment comme elles l’avaient prÃvu. Le matin, lorsqu’on trouva le cadavre, il s’Ãleva une grande rumeur dans la forteresse, elles ne manquärent pas de jeter de grands cris, et de pleurer la mort si malheureuse d’un päre et d’un Ãpoux. Mais la jeune BÃatrix avait le courage de la pudeur offensÃe, et non la prudence nÃcessaire dans la vie; däs le grand matin, elle avait donnà à une femme qui blanchissait le linge dans la forteresse un drap tachà de sang, lui disant de ne pas s’Ãtonner d’une telle quantità de sang, parce que, toute la nuit, elle avait souffert d’une grande perte, de faáon que, pour le moment, tout se passa bien.
On donna une sÃpulture honorable à Franáois Cenci, et les femmes revinrent à Rome jouir de cette tranquillità qu’elles avaient dÃsirÃe en vain depuis si longtemps.
Elles se croyaient heureuses à jamais, parce qu’elles ne savaient pas ce qui se passait à Naples.
La justice de Dieu, qui ne voulait pas qu’un parricide si atroce restÃt sans punition, fit qu’aussitìt qu’on apprit en cette capitale ce qui s’Ãtait passà dans la forteresse de la Petrella, le principal juge eut des doutes, et envoya un commissaire royal pour visiter le corps et faire arrà ter les gens soupáonnÃs.
Le commissaire royal fit arrà ter tout ce qui habitait dans la forteresse. Tout ce monde fut conduit à Naples enchaÃ¥nÃ; et rien ne parut suspect dans les dÃpositions, si ce n’est que la blanchisseuse dit avoir reáu de BÃatrix un drap ou des draps ensanglantÃs. On lui demanda si BÃatrix avait cherchà à expliquer ces grandes taches de sang; elle rÃpondit que BÃatrix avait parlà d’une indisposition naturelle. On lui demanda si des taches d’une telle grandeur pouvaient provenir d’une telle indisposition; elle rÃpondit que non, que les taches sur le drap Ãtait d’un rouge trop vif.
On envoya sur-le-champ ce renseignement à la justice de Rome, et cependant il se passa plusieurs mois avant que l’on songeÃt, parmi nous, à faire arrà ter les enfants de Franáois Cenci. Lucräce, BÃatrix et Giacomo eussent pu mille fois se sauver, soit en allant à Florence sous le prÃtexte de quelque pälerinage, soit en s’embarquant à Civita-Vecchia; mais Dieu leur refusa cette inspiration salutaire.
Monsignor Guerra, ayant eu avis de ce qui se passait à Naples , mit sur-le-champ en campagne des hommes qu’il chargea de tuer Marzio et Olimpio; mais le seul Olimpio put à tre tuà à Terni. La justice napolitaine avait fait arrà ter Marzio, qui fut conduit à Naples, oó sur-le-champ il avoua toutes choses.
Cette dÃposition terrible fut aussitìt envoyÃe à la justice de Rome, laquelle se dÃtermina enfin à faire arrà ter et conduire à la prison de Corte Savella Jacques et Bernard Cenci, les seuls fils survivants de Franáois, ainsi que Lucräce, sa veuve. BÃatrix fut gardÃe dans le palais de son päre par une grosse troupe de sbires. Marzio fut amenà de Naples, et placÃ, lui aussi, dans la prison Savella; lÃ, on le confronta aux deux femmes, qui niärent tout avec constance, et BÃatrix en particulier ne voulut jamais reconnaÃ¥tre le manteau galonnà qu’elle avait donnà à Marzio. Celui-ci pÃnÃtrà d’enthousiasme pour l’admirable beautà et l’Ãloquence Ãtonnante de la jeune fille rÃpondant au juge, nia tout ce qu’il avait avouà à Naples. On le mit à la question, il n’avoua rien, et prÃfÃra mourir dans les tourments; juste hommage à la beautà de BÃatrix.
Apräs la mort de cet homme, le corps du dÃlit n’Ãtant point prouvÃ, les juges ne trouvärent pas qu’il y eñt raison suffisante pour mettre à la torture soit les deux fils de Cenci, soit les deux femmes. On les conduisit tous quatre au chÃteau Saint-Ange, oó ils passärent plusieurs mois fort tranquillement.
Tout semblait terminÃ, et personne ne doutait plus dans Rome que cette jeune fille si belle, si courageuse, et qui avait inspirà un si vif intÃrà t, ne fñt bientìt mise en libertÃ, lorsque, par malheur, la justice vint à arrà ter le brigand qui, à Terni, avait tuà Olimpio; conduit à Rome, cet homme avoua tout.
Monsignor Guerra, si Ãtrangement compromis par l’aveu du brigand, fut cità à comparaÃ¥tre sous le moindre dÃlai; la prison Ãtait certaine et probablement la mort. Mais cet homme admirable, à qui la destinÃe avait donnà de savoir bien faire toutes choses, parvint à se sauver d’une faáon qui tient du miracle. Il passait pour le plus bel homme de la cour du pape, et il Ãtait trop connu dans Rome pour pouvoir espÃrer de se sauver; d’ailleurs, on faisait bon ne garde au x portes , et probablement, däs le moment de la citation, sa maison avait Ãtà surveillÃe. Il faut savoir qu’il Ãtait fort grand, il avait le visage d’une blancheur parfaite, une belle barbe blonde et des cheveux admirables de la mà me couleur.
Avec une rapidità inconcevable, il gagna un marchand de charbon, prit ses habits, se fit raser la tà te et la barbe, se teignit le visage, acheta deux Ãnes, et se mit à courir les rues de Rome, et à vendre du charbon en boitant. Il prit admirablement un certain air grossier et hÃbÃtÃ, et allait criant partout son charbon avec la bouche pleine de pain et d’oignons, tandis que des centaines de sbires le cherchaient non seulement dans Rome, mais encore sur toutes les routes. Enfin, quand sa figure fut bien connue de la plupart des sbires, il osa sortir de Rome, chassant toujours devant lui ses deux Ãnes chargÃs de charbon. Il rencontra plusieurs troupes de sbires qui n’eurent garde de l’arrà ter. Depuis, on n’a jamais reáu de lui qu’une seule lettre; sa märe lui a envoyà de l’argent à Marseille, et on suppose qu’il fait la guerre en France, comme soldat.
La confession de l’assassin de Terni et cette fuite de monsignor Guerra, qui produisit une sensation Ãtonnante dans Rome, ranimärent tellement les soupáons et mà me les indices contre les Cenci, qu’ils furent extraits du chÃteau Saint-Ange et ramenÃs à la prison Savella.
Les deux fräres, mis à la torture, furent bien loin d’imiter la grandeur d’Ãme du brigand Marzio; ils eurent la pusillanimità de tout avouer. La signora Lucräce Petroni Ãtait tellement accoutumÃe à la mollesse et aux aisances du grand luxe, et d’ailleurs elle Ãtait d’une taille tellement forte, qu’elle ne put supporter la question de la corde: elle dit tout ce qu’elle savait.
Mais il n’en fut pas de mà me pour BÃatrix Cenci, jeune fille pleine de vivacità et de courage. Les bonnes paroles ni les menaces du juge Moscati n’y firent rien. Elle supportait les tourments de` la corde sans un moment d’altÃration et avec un courage parfait. Jamais le juge ne put l’induire à une rÃponse qui la compromÃ¥t le moins du monde; et, bien plus, par sa vivacità pleine d’esprit, elle confondit complätement ce cÃläbre Ulysse Moscati, juge chargà de l’interroger. Il fut tellement Ãtonnà des faáons d’agir de cette jeune fille, qu’il crut devoir faire rapport du tout à Sa Saintetà le pape ClÃment VIII, heureusement rÃgnant.
Sa Saintetà voulut voir les piäces du procäs et l’Ãtudier. Elle craignit que le juge Ulysse Moscati, si cÃläbre pour sa profonde science et la sagacità si supÃrieure de son esprit, n’eñt Ãtà vaincu par la beautà de BÃatrix et ne la mÃnageÃt dans les interrogatoires. Il suivit de là que Sa Saintetà lui ìta la direction de ce procäs et la donna à un autre juge plus sÃväre. En effet, ce barbare eut le courage de tourmenter sans pitià un si beau corps ad torturam capillorum (c’est-Ã-dire qu’on donna la question à BÃatrix Cenci en la suspendant par les cheveux*). * Voir le traità de Suppliclis du cÃläbre Farinacci, jurisconsulte contemporain. Il y a des dÃtails horribles dont notre sensibilità du XlXe siäcle ne supporterait pas la lecture et que supporta fort bien une jeune Romaine ÃgÃe de seize ans et abandonnÃe par son amant.
Pendant qu’elle Ãtait attachÃe à la corde, ce nouveau juge fit paraÃ¥tre devant BÃatrix sa belle-märe et ses fräres. Aussitìt que Giacomo et la signora Lucräce la virent:
– Le pÃchà est commis, lui criärent-ils; il faut faire aussi la pÃnitence, et ne pas se laisser dÃchirer le corps par une vaine obstination.
– Donc vous voulez couvrir de honte notre maison, rÃpondit la jeune fille, et mourir avec ignominie? Vous à tes dans une grande erreur; mais, puisque vous le voulez, qu’il en soit ainsi.
Et, s’Ãtant tournÃe vers les sbires:
– DÃtachez-moi, leur dit-elle, et qu’on me lise l’interrogatoire de ma märe, j’approuverai ce qui doit à tre approuvÃ, et je nierai ce qui doit à tre niÃ.
Ainsi fut fait; elle avoua tout ce qui Ãtait vrai*. Aussitìt on ìta les chaÃ¥nes à tous, et parce qu’il y avait cinq mois qu’elle n’avait vu ses fräres, elle voulut dÃ¥ner avec eux, et ils passärent tous quatre une journÃe fort gaie. * On trouve dans Farinacci plusieurs passages des aveux de BÃatrix, ils me semblent d’une simplicità touchante.
Mais le jour suivant ils furent sÃparÃs de nouveau; les deux fräres furent conduits à la prison de Tordinona, et les femmes restärent à la prison Savella. Notre saint päre le pape, ayant vu l’acte authentique contenant les aveux de tous, ordonna que sans dÃlai ils fussent attachÃs à la queue de chevaux indomptÃs et ainsi mis à mort.
Rome entiäre frÃmit en apprenant cette dÃcision rigoureuse. Un grand nombre de cardinaux et de princes allärent se mettre à genoux devant le pape, le suppliant de permettre à ces malheureux de prÃsenter leur dÃfense.
– Et eux, ont-ils donnà à leur vieux päre le temps de prÃsenter la sienne? rÃpondit le pape indignÃ.
Enfin, par grÃce spÃciale, il voulut bien accorder un sursis de vingt-cinq jours. Aussitìt les premiers avocats de Rome se mirent à Ãcrire dans cette cause qui avait rempli la ville de trouble et de pitiÃ. Le vingt-cinquiäme jour, ils parurent tous ensemble devant Sa SaintetÃ. Nicolo De’ Angalis parla le premier, mais il avait à peine lu deux lignes de sa dÃfense, que ClÃment VIII l’interrompit:
– Donc, dans Rome, s’Ãcria-t-il, on trouve des hommes qui tuent leur päre, et ensuite des avocats pour dÃfendre ces hommes!
Tous restaient muets, lorsque Farinacci osa Ãlever la voix.
– Träs-saint-päre, dit-il, nous ne sommes pas ici pour dÃfendre le crime, mais pour prouver, si nous le pouvons, qu’un ou plusieurs de ces malheureux sont innocents du crime.
Le pape lui fit signe de parler, et il parla trois grandes heures, apräs quoi le pape prit leurs Ãcritures à tous et les renvoya. Comme ils s’en allaient, l’Altieri marchait le dernier, il eut peur de s’à tre compromis, et alla se mettre à genoux devant le pape, disant:
– Je ne pouvais pas faire moins que de paraÃ¥tre dans cette cause, Ãtant avocat des pauvres.
A quoi le pape rÃpondit:
– Nous ne nous Ãtonnons pas de vous, mais des autres.
Le pape ne voulut point se mettre au lit, mais passa toute la nuit à lire les plaidoyers des avocats, se faisant aider en ce travail par le cardinal de Saint-Marcel; Sa Saintetà parut tellement touchÃe, que plusieurs conáurent quelque espoir pour la vie de ces malheureux. Afin de sauver les fils, les avocats rejetaient tout le crime sur BÃatrix. Comme il Ãtait prouvà dans le procäs que plusieurs fois son päre avait employà la force dans un dessein criminel, les avocats espÃraient que le meurtre lui serait pardonnÃ, à elle, comme se trouvant dans le cas de lÃgitime dÃfense; s’il en Ãtait ainsi, l’auteur principal du crime obtenant la vie, comment ses fräres, qui avaient Ãtà sÃduits par elle, pouvaient-ils à tre punis de mort?
Apräs cette nuit donnÃe à ses devoirs de juge, ClÃment VIII ordonna que les accusÃs fussent reconduits en prison, et mis au secret. Cette circonstance donna de grandes espÃrances à Rome, qui dans toute cette cause ne voyait que BÃatrix. Il Ãtait avÃrà qu’elle avait aimà monsignor Guerra, mais n’avait jamais transgressà les rägles de la vertu la plus sÃväre: on ne pouvait donc, en vÃritable justice, lui imputer les crimes d’un monstre, et on la punirait parce qu’elle avait usà du droit de se dÃfendre! qu’eñt-on fait si elle eñt consenti? Fallait-il que la justice hum aine vÃ¥nt augmenter l’infortune d’une crÃature si aimable, si digne de pitià et dÃjà si malheureuse? Apräs une vie si triste qui avait accumulà sur elle tous les genres de malheurs avant qu’elle eñt seize ans, n’avait-elle pas droit enfin à quelques jours moins affreux? Chacun dans Rome semblait chargà de sa dÃfense. N’eñt-elle pas Ãtà pardonnÃe si, la premiäre fois que Franáois Cenci tenta le crime, elle l’eñt poignardÃ?
Le pape ClÃment VIII Ãtait doux et misÃricordieux. Nous commencions à espÃrer qu’un peu honteux de la boutade qui lui avait fait interrompre le plaidoyer des avocats, il pardonnerait à qui avait repoussà la force par la force, non pas, à la vÃritÃ, au moment du premier crime, mais lorsque l’on tentait de le commettre de nouveau. Rome tout entiäre Ãtait dans l’anxiÃtÃ, lorsque le pape reáut la nouvelle de la mort violente de la marquise Constance Santa Croce. Son fils Paul Santa Croce venait de tuer à coups de poignard cette dame, ÃgÃe de soixante ans, parce qu’elle ne voulait pas s’engager à le laisser hÃritier de tous ses biens. Le rapport ajoutait que Santa Croce avait pris la fuite, et que l’on ne pouvait conserver l’espoir de l’arrà ter. Le pape se rappela le fratricide des Massini, commis peu de temps auparavant. DÃsolÃe de la frÃquence de ces assassinats commis sur de proches parents, Sa Saintetà ne crut pas qu’il lui fñt permis de pardonner. En recevant ce fatal rapport sur Santa Croce, le pape se trouvait au palais de Monte Cavallo, oó il Ãtait le 6 septembre, pour à tre plus voisin, la matinÃe suivante, de l’Ãglise de Sainte-Marie-des-Anges, oó il devait consacrer comme Ãvà que un cardinal allemand.
Le vendredi à 22 heures (4 heures du soir), il fit appeler Ferrante Taverna*, gouverneur de Rome, et lui dit ces propres paroles: * Depuis cardinal pour une si singuliäre cause. (Note du manuscrit.)
– Nous vous remettons l’affaire des Cenci, afin que justice soit faite par vos soins et sans nul dÃlai.
Le gouverneur revint à son palais fort touchà de l’ordre qu’il venait de recevoir; il expÃdia aussitìt la sentence de mort, et rassembla une congrÃgation pour dÃlibÃrer sur le mode d’exÃcution.
Samedi matin, 11 septembre 1599, les premiers seigneurs de Rome, membres de la confrÃrie des confortatori, se rendirent aux deux prisons, à Corte Savella, oó Ãtaient BÃatrix et sa belle-märe, et à Tordinona, oó se trouvaient Jacques et Bernard Cenci. Pendant toute la nuit du vendredi au samedi, les seigneurs romains qui avaient su ce qui se passait ne firent autre chose que courir du palais de Monte Cavallo à ceux des principaux cardinaux, afin d’obtenir au moins que les femmes fussent mises à mort dans l’intÃrieur de la prison, et non sur un infÃme Ãchafaud; et que l’on fit grÃce au jeune Bernard Cenci, qui, à peine Ãgà de quinze ans, n’avait pu à tre admis à aucune confidence. Le noble cardinal Sforza s’est surtout distinguà par son zäle dans le cours de cette nuit fatale, mais quoique prince si puissant, il n’a pu rien obtenir. Le crime de Santa Croce Ãtait un crime vil, commis pour avoir de l’argent, et le crime de BÃatrix fut commis pour sauver l’honneur.
Pendant que les cardinaux les plus puissants faisaient tant de pas inutiles, Farinacci, notre grand jurisconsulte, a bien eu l’audace de pÃnÃtrer jusqu’au pape; arrivà devant Sa SaintetÃ, cet homme Ãtonnant a eu l’adresse d’intÃresser sa conscience, et enfin il a arrachà à force d’importunitÃs la vie de Bernard Cenci.
Lorsque le pape prononáa ce grand mot, il pouvait à tre quatre heures du matin (du samedi 11 septembre). Toute la nuit on avait travaillà sur la place du pont Saint-Ange aux prÃparatifs de cette cruelle tragÃdie. Cependant toutes les copies nÃcessaires de la sentence de mort ne purent à tre terminÃes qu’à cinq heures du matin, de faáon que ce ne fut qu’à six heures que l’on put aller annoncer la fatale nouvelle à ces pauvres malheureux, qui dormaient tranquillement.
La jeune fille, dans les premiers moments, ne pouvait mà me trouver des forces pour s’habiller. Elle jetait des cris peráants et continuels, et se livrait sans retenue au plus affreux dÃsespoir.
– Comment est-il possible, ah! Dieu! s’Ãcriait-elle, qu’ainsi à l’improviste je doive mourir?
Lucräce Petroni, au contraire, ne dit rien que de fort convenable; d’abord elle pria à genoux, puis exhorta tranquillement sa fille à venir avec elle à la chapelle, oó elles devaient toutes deux se prÃparer à ce grand passage de la vie à la mort.
Ce mot rendit toute sa tranquillità à BÃatrix; autant elle avait montrà d’extravagance et d’emportement d’abord, autant elle fut sage et raisonnable däs que sa belle-märe eut rappelà cette grande Ãme à elle-mà me. Däs ce moment elle a Ãtà un miroir de constance que Rome entiäre a admirÃ.
Elle a demandà un notaire pour faire son testament, ce qui lui a Ãtà accordÃ. Elle a prescrit que son corps fñt à Saint-Pierre in Montorio; elle a laissà trois cent mille francs aux StimÃte (religieuses des Stigmates de saint Franáois); cette somme doit servir à doter cinquante pauvres filles. Cet exemple a Ãmu la signora Lucräce, qui, elle aussi, a fait son testament et ordonnà que son corps fñt portà à Saint-Georges; elle a laissà cinq cent mille francs d’aumìnes à cette Ãglise et fait d’autres legs pieux.
A huit heures elles se confessärent, entendirent la messe, et reáurent la sainte communion. Mais, avant d’aller à la messe, la signora BÃatrix considÃra qu’il n’Ãtait pas convenable de paraÃ¥tre sur l’Ãchafaud, aux yeux de tout le peuple avec les riches habillements qu’elles portaient. Elle ordonna deux robes, l’une pour elle, l’autre pour sa märe. Ces robes furent faites comme celles des religieuses, sans ornements à la poitrine et aux Ãpaules, et seulement plissÃes avec des manches larges. La robe de la belle-märe fut de toile de coton noir; celle de la jeune fille de taffetas bleu avec une grosse corde qui ceignait la ceinture.
Lorsqu’on apporta les robes, la signora BÃatrix, qui Ãtait à genoux, se leva et dit à la signora Lucräce:
– Madame ma märe, l’heure de notre passion approche; il sera bien que nous nous prÃparions, que nous prenions ces autres habits, et que nous nous rendions pour la derniäre fois le service rÃciproque de nous habiller.
On avait dressà sur la place du pont Saint-Ange un grand Ãchafaud avec un cep et une mannaja (sorte de guillotine). Sur les treize heures (à huit heures du matin), la compagnie de la MisÃricorde apporta son grand crucifix à la porte de la prison. Giacomo Cenci sortit le premier de la prison; il se mit à genoux dÃvotement sur le seuil de la porte, fit sa priäre et baisa les saintes plaies du crucifix. Il Ãtait suivi de Bernard Cenci, son jeune fräre, qui, lui aussi, avait les mains liÃes et une petite planche devant les yeux. La foule Ãtait Ãnorme, et il y eut du tumulte à cause d’un vase qui tomba d’une fenà tre presque sur la tà te d’un des pÃnitents qui tenait une torche allumÃe à cìtà de la banniäre.
Tous regardaient les deux fräres, lorsqu’à l’improviste s’avanáa le fiscal de Rome, qui dit:
– Signor Bernardo, Notre-Seigneur vous fait grÃce de la vie; soumettez-vous à accompagner vos parents et priez Dieu pour eux.
A l’instant ses deux confortatori lui ìtärent la petite planche qui Ãtait devant ses yeux. Le bourreau arrangeait sur la charrette Giacomo Cenci et lui avait ìtà son habit afin de pouvoir le tenailler. Quand le bourreau vint à Bernard, il vÃrifia la signature de la grÃce, le dÃlia, lui ìta ses menottes, et, comme il Ãtait sans habit, devant à tre tenaillÃ, le bourreau le mit sur la charrette et l’enveloppa du riche manteau de drap galonnà d’or. (On a dit que c’Ãtait le mà me qui fut donnà par BÃatrix à Marzio apräs l’action dans la forteresse de Petrella.) La foule immense qui Ãtait dans la rue, aux fenà tres et sur les toits, s’Ãmut tout à coup; on entendait un bruit sourd et profond, on commenáait à dire que cet enfant avait sa grÃce.
Les chants des psaumes commencärent et la procession s’achemina lentement par la place Navonne vers la prison Savella. ArrivÃe à la porte de la prison, la banniäre s’arrà ta, les deux femmes sortirent firent leur adoration au pied du saint crucifix et ensuite s’acheminärent à pied l’une à la suite de l’autre. Elles Ãtaient và tues ainsi qu’il a Ãtà dit, la tà te couverte d’un grand voile de taffetas qui arrivait presque jusqu’à la ceinture.
La signora Lucräce, en sa qualità de veuve, portait un voile noir et des mules de velours noir sans talons selon l’usage.
Le voile de la jeune fille Ãtait de` taffetas bleu, comme sa robe; elle avait de plus un grand voile de drap d’argent sur les Ãpaules, une jupe de drap violet, et des mules de velours blanc, lacÃes avec ÃlÃgance et retenues par des cordons cramoisis. Elle avait une grÃce singuliäre en marchant dans ce costume, et les larmes venaient dans tous les yeux à mesure qu’on l’apercevait s’avanáant lentement dans les derniers rangs de la procession.
Les femmes avaient toutes les deux les mains libres, mais les bras liÃs au corps, de faáon que chacune d’elles pouvait porter un crucifix, elles le tenaient fort präs des yeux. Les manches de leurs robes Ãtaient fort larges, de faáon qu’on voyait leurs bras, qui Ãtaient couverts d’une chemise serrÃe aux poignets, comme c’est l’usage en ce pays.
La signora Lucräce, qui avait le coeur moins ferme, pleurait presque continuellement; la jeune BÃatrix, au contraire, montrait un grand courage; et tournant les yeux vers chacune des Ãglises devant lesquelles la procession passait, se mettait à genoux pour un instant et disait d’une voix ferme: Adoramus te, Christe!
Pendant ce temps, le pauvre Giacomo Cenci Ãtait tenaillà sur sa charrette, et montrait beaucoup de constance.
La procession put à peine traverser le bas de la place du pont Saint-Ange, tant Ãtait grand le nombre des carrosses et la foule du peuple. On conduisit sur-le-champ les femmes dans la chapelle qui avait Ãtà prÃparÃe, on y amena ensuite Giacomo Cenci.
Le jeune Bernard, recouvert de son manteau galonnÃ, fut conduit directement sur l’Ãchafaud; alors tous crurent qu’on allait le faire mourir et qu’il n’avait pas sa grÃce. Ce pauvre enfant eut une telle peur, qu’il tomba Ãvanoui au second pas qu’il fit sur l’Ãchafaud. On le fit revenir avec de l’eau fraÃ¥che et on le plaáa assis vis-Ã-vis la mannaja.
Le bourreau alla chercher la signora Lucräce Petroni; ses mains Ãtaient liÃes derriäre le dos, elle n’avait plus de voile sur les Ãpaules. Elle parut sur la place accompagnÃe par la banniäre, la tà te enveloppÃe dans le voile de taffetas noir; là elle fit sa rÃconciliation avec Dieu et elle baisa les saintes plaies. On lui dit de laisser ses mules sur le pavÃ; comme elle Ãtait fort grosse, elle eut quelque peine à monter. Quand elle fut sur l’Ãchafaud et qu’on lui ìta le voile de taffetas noir, elle souffrit beaucoup d’à tre vue avec les Ãpaules et la poitrine dÃcouvertes; elle se regarda, puis regarda la mannaja, et, en signe de rÃsignation, leva lentement les Ãpaules; les larmes lui vinrent aux yeux, elle dit: O mon Dieu!… Et vous, mes fräres, priez pour mon Ãme.
Ne sachant ce qu’elle avait à faire, elle demanda à Alexandre, premier bourreau, comment elle devrait se comporter. Il lui dit de se placer à cheval sur la planche du cep. Mais ce mouvement lui parut offensant pour la pudeur, et elle mit beaucoup de temps à le faire. (Les dÃtails qui suivent sont tolÃrables pour le public italien, qui tient à savoir toutes choses avec la derniäre exactitude; qu’il suffise au lecteur franáais de savoir que la pudeur de cette pauvre femme fit qu’elle se blessa à la poitrine; le bourreau montra la tà te au peuple et ensuite l’enveloppa dans le voile de taffetas noir.)
Pendant qu’on mettait en ordre la mannaja pour la jeune fille, un Ãchafaud chargà de curieux tomba, et beaucoup de gens furent tuÃs. Ils parurent ainsi devant Dieu avant BÃatrix.
Quand BÃatrix vit la banniäre revenir vers la chapelle pour la prendre, elle dit avec vivacitÃ:
– Madame ma märe est-elle bien morte?
On lui rÃpondit que oui; elle se jeta à genoux devant le crucifix et pria avec ferveur pour son Ãme. Ensuite elle parla haut et pendant longtemps au crucifix.
– Seigneur, tu es retournà pour moi, et moi je te suivrai de bonne volontÃ, ne dÃsespÃrant pas de ta misÃricorde pour mon Ãnorme pÃchÃ, etc.
Elle rÃcita ensuite plusieurs psaumes et oraisons toujours à la louange de Dieu. Quand enfin le bourreau parut devant elle avec une corde, elle dit:
– Lie ce corps qui doit à tre chÃtiÃ, et dÃlie cette Ãme qui doit arriver à l’immortalità et à une gloire Ãternelle.
Alors elle se leva, fit la priäre, laissa ses mules au bas de l’escalier, et, montÃe sur l’Ãchafaud, elle passa lestement la jambe sur la planche, posa le cou sous la mannaja, et s’arrangea parfaitement bien elle-mà me pour Ãviter d’à tre touchÃe par le bourreau. Par la rapidità de ses mouvements, elle Ãvita qu’au moment oó son voile de taffetas lui fut ìtà le public aperáñt ses Ãpaules et sa poitrine. Le coup fut longtemps à à tre donnÃ, parce qu’il survint un embarras. Pendant ce temps, elle invoquait à haute voix le nom de JÃsus-Christ et de la träs-sainte Vierge*. Le corps fit un grand mouvement au moment fatal. Le pauvre Bernard Cenci, qui Ãtait toujours restà assis sur l’Ãchafaud, tomba de nouveau Ãvanoui, et il fallut plus d’une grosse demi-heure à ses confortatori pour le ranimer. Alors parut sur l’Ãchafaud Jacques Cenci; mais il faut encore ici passer sur des dÃtails trop atroces. Jacques Cenci fut assommà (mazzolato). * Un auteur contemporain raconte que ClÃment VIII Ãtait fort inquiet pour le salut de l’Ãme de BÃatrix comme il savait qu’elle se trouvait injustement condamnÃe, il craignait un mouvement d’impatience. Au moment oó elle eut placà la tà te sur la mannaja, le fort Saint-Ange, d’oó la mannaja se voyait fort bien, tira un coup de canon. Le pape, qui Ãtait en priäre à Monte Cavallo, attendant ce signal, donna aussitìt a la jeune fille l’absolution papale majeure, in articulo mortis. De là le retard dans ce cruel moment dont parle le chroniqueur.
Sur-le-champ, on reconduisit Bernard en prison, il avait une forte fiävre, on le saigna.
Quant aux pauvres femmes, chacune fut accommodÃe dans sa biäre, et dÃposÃe à quelques pas de l’Ãchafaud, aupräs de la statue de saint Paul, qui est la premiäre à droite sur le pont Saint-Ange. Elles restärent là jusqu’à quatre heures et un quart apräs midi. Autour de chaque biäre brñlaient quatre cierges de cire blanche.
Ensuite, avec ce qui restait de Jacques Cenci, elles furent portÃes au palais du consul de Florence. A neuf heures et un quart du soir*, le corps de la jeune fille, recouvert de ses habits et couronnà de fleurs avec profusion, fut portà à Saint-Pierre in Montorio. Elle Ãtait d’une ravissante beautÃ; on eñt dit qu’elle dormait. Elle fut enterrÃe devant le grand autel et la Transfiguration de Raphaâl d’Urbin. Elle Ãtait accompagnÃe de cinquante gros cierges allumÃs et de tous les religieux franciscains de Rome. * C’est l’heure rÃservÃe à Rome aux obsäques des princes. Le convoi du bourgeois a lieu au coucher du soleil, la petite noblesse est portÃe à l’Ãglise à une heure de nuit, les cardinaux et les princes à deux heures et demie de nuit, qui, le 11 septembre. correspondaient à neuf heures et trois quarts.
Lucräce Petroni fut portÃe, à dix heures du soir, à l’Ãglise de Saint-Georges. Pendant cette tragÃdie, la foule fut innombrable; aussi loin que le regard pouvait s’Ãtendre, on voyait les rues remplies de carrosses et de peuple, les Ãchafaudages, les fenà tres et les toits couverts de curieux. Le soleil Ãtait d’une telle ardeur ce jour-là que beaucoup de gens perdirent connaissance. Un nombre infini prit la fiävre; et lorsque tout fut terminÃ, à dix-neuf heures (deux heures moins un quart), et que la foule se dispersa, beaucoup de personnes furent ÃtouffÃes, d’autres ÃcrasÃes par les chevaux. Le nombre des morts fut considÃrable.
La signora Lucräce Petroni Ãtait plutìt petite que grande, et, quoique ÃgÃe de cinquante ans, elle Ãtait encore fort bien. Elle avait de fort beaux traits, le nez petit, les yeux noirs, le visage träs blanc avec de belles couleurs, elle avait peu de cheveux et ils Ãtaient chÃtains.
BÃatrix Cenci, qui inspirera des regrets Ãternels, avait justement seize ans; elle Ãtait petite; elle avait un joli embonpoint et des fossettes au milieu des joues, de faáon que, morte et couronnÃe de fleurs on eñt dit qu’elle dormait et mà me qu’elle riait, comme il lui arrivait fort souvent quand elle Ãtait en vie. Elle avait la bouche petite, les cheveux blonds et naturellement bouclÃs. En allant à la mort ces cheveux blonds et bouclÃs lui retombaient sur les yeux ce qui donnait une certaine grÃce et portait à là compassion.
Giacomo Cenci Ãtait de petite taille, gros, le visage blanc et la barbe noire; il avait vingt-six ans à peu präs quand il mourut.
Bernard Cenci ressemblait tout à fait à sa soeur, et comme il portait les cheveux longs comme elle, beaucoup de gens, lorsqu’il parut sur l’Ãchafaud, le prirent pour elle.
Le soleil avait Ãtà si ardent, que plusieurs des spectateurs de cette tragÃdie moururent dans la nuit, et parmi eux Ubaldino Ubaldini, jeune homme d’une rare beautà et qui jouissait auparavant d’une parfaite santÃ. Il Ãtait fräre du signor Renzi, si connu dans Rome. Ainsi les ombres des Cenci s’en allärent bien accompagnÃes.
Hier, qui fut mardi 14 septembre 1599, les pÃnitents de San Marcello, à l’occasion de la fà te de Sainte-Croix, usärent de leur priviläge pour dÃlivrer de la prison le signor Bernard Cenci, qui s’est obligà de payer dans un an quatre cent mille francs à la träs sainte trinità du pont Sixte.
(Ajoutà d’une autre main)
C’est de lui que descendent Franáois et Bernard Cenci qui vivent aujourd’hui.
Le cÃläbre Farinacci, qui, par son obstination, sauva la vie du jeune Cenci, a publià ses plaidoyers. Il donne seulement un extrait du plaidoyer numÃro 66, qu’il prononáa devant ClÃment VIII en faveur des Cenci. Ce plaidoyer, en langue latine, formerait six grandes pages, et je ne puis le placer ici, ce dont j’ai du regret; il peint les faáons de penser de 1599; il me semble fort raisonnable. Bien des annÃes apräs l’an 1599, Farinacci, en envoyant ses plaidoyers à l’impression, ajouta une note à celui qu’il avait prononcà en faveur des Cenci: Omnes fuerant ultimo supplicio effecti, excepto Bernardo qui ad triremes cum bonorum confiscatione condemnatus fuit, ac etiam ad interessendum aliorum morti prout interfuit. La fin de cette note latine est touchante, mais je suppose que le lecteur est las d’une si longue histoire.