– Sainclair vient ici pour à tre de l’acadÃmie, dit Norbert, voyez comme il salue le baron L…, Croisenois.
– Il serait moins bas de se mettre à genoux, reprit M. de Luz.
– Mon cher Sorel, dit Norbert, vous qui avez de l’esprit, mais qui arrivez de vos montagnes, tÃchez de ne jamais saluer comme fait ce grand poäte, fñt-ce Dieu le Päre.
– Ah! voici l’homme d’esprit par excellence, M. le baron BÃton, dit Mlle de La Mole, imitant un peu la voix du laquais qui venait de l’annoncer.
– Je crois que mà me vos yens se moquent de lui. Quel nom, baron BÃton! dit M. de Caylus.
– Que fait le nom? nous disait-il l’autre jour, reprit Mathilde Figurez-vous le duc de Bouillon annoncà pour la premiäre fois: Il ne manque au public, à mon Ãgard, qu’un peu d’habitude…
Julien quitta le voisinage du canapÃ. Peu sensible encore aux charmantes finesses d’une moquerie lÃgäre pour rire d’une plaisanterie, il prÃtendait qu’elle fñt fondÃe en raison. Il ne voyait, dans les propos de ces jeunes gens, que le ton de dÃnigrement gÃnÃral, et en Ãtait choquÃ. Sa pruderie provinciale ou anglaise allait jusqu’à y voir de l’envie, en quoi assurÃment il se trompait.
“Le comte Norbert, se disait-il, à qui j’ai vu faire trots brouillons pour une lettre de vingt lignes à son colonel, serait bien heureux s’il avait Ãcrit de sa vie une page comme celles de M. Sainclair.”
Passant inaperáu à cause de son peu d’importance, Julien s’approcha successivement de plusieurs groupes; il suivait de loin le baron BÃton et voulait l’entendre. Cet homme de tant d’esprit avait l’air inquiet, et Julien ne le vit se remettre un peu que lorsqu’il eut trouvà trots ou quatre phrases piquantes. Il sembla à Julien que ce genre d’esprit avait besoin d’espace.
Le baron ne pouvait pas dire des mots, il lui fallait au moins quatre phrases de six lignes chacune pour à tre brillant.
– Cet homme disserte, il ne cause pas, disait quelqu’un derriäre Julien.
Il se retourna et rougit de plaisir quand il entendit nommer le comte Chalvet. C’est l’homme le plus fin du siäcle. Julien avait souvent trouvà son nom dans le MÃmorial de Sainte-HÃläne et dans les morceaux d’histoire dictÃs par NapolÃon. Le comte Chalvet Ãtait bref dans sa parole, ses traits Ãtaient des Ãclairs, justes, vifs, quelquefois profonds. S’il parfait d’une affaire, sur-le-champ on voyait la discussion faire un pas. Il y portait des faits, c’Ãtait plaisir de l’entendre. Du reste, en politique, il Ãtait cynique effrontÃ.
– Je suis indÃpendant, moi, disait-il à un monsieur portent trots plaques, et dont apparemment il se moquait. Pourquoi veut-on que je sois aujourd’hui de la mà me opinion qu’il y a six semaines? En ce cas, mon opinion serait mon tyran.
Quatre jeunes yens graves, qui l’entouraient, firent la mine, ces messieurs n’aiment pas le genre plaisant. Le comte vit qu’il Ãtait allà trop loin. Heureusement, il aperáut l’honnà te M. Balland, tartufe d’honnà tetÃ. Le comte se mit à lui parler: on se rapprocha, on comprit que le pauvre Balland allait à tre immolÃ. A force de morale et de moralitÃ, quoique horriblement laid, et apräs des premiers pas dans le monde, difficiles à raconter, M. Balland a Ãpousà une femme fort riche, qui est morte; ensuite une seconde femme fort riche, que l’on ne volt point dans le monde. Il jouit en toute humilità de soixante mille livres de rentes, et a lui-mà me des flatteurs. Le comte Chalvet lui parla de tout cela et sans pitiÃ. Il y eut bientìt autour d’eux un cercle de trente personnel. Tout le monde souriait, mà me les jeunes yens graves, l’espoir du siäcle.
“Pourquoi vient-il chez M. de La Mole, oó il est le plastron Ãvidemment?”pensa Julien. Il se rapprocha de l’abbà Pirard, pour le lui demander.
M. Balland s’esquiva.
– Bon! dit Norbert, voilà un des espions de mon päre parti il ne reste plus que le petit boiteux Napier.
“Serait-ce là le mot de l’Ãnigme? pensa Julien. Mais en ce cas, pourquoi le marquis reáoit-il M. Balland?”
Le sÃväre abbà Pirard faisait la mine dans un coin du salon, en entendant les laquais annoncer.
– C’est donc une caverne, disait-il comme Basile, je ne vois arriver que des yens tarÃs.
C’est que le sÃväre abbà ne connaissait pas ce qui tient à la haute sociÃtÃ. Mais, par ses amis les jansÃnistes, il avait des notions fort exactes sur ces hommes qui n’arrivent dans les salons que par leur extrà me finesse au service de tous les partis, ou leur fortune scandaleuse. Pendant quelques minutes, ce soir-lÃ, il rÃpondit d’abondance de coeur aux questions empressÃs de Julien, puis s’arrà ta tout court, dÃsolà d’avoir toujours du mal à dire de tout le monde, et se l’imputant à pÃchÃ. Bilieux, jansÃniste, et croyant au devoir de la charità chrÃtienne sa vie dans le monde Ãtait un combat.
– Quelle figure a cet abbà Pirard! disait Mlle de La Mole, comme Julien se rapprochait du canapÃ.
Julien se sentit irritÃ, mais pourtant elle avait raison. M. Pirard Ãtait sans contredit le plus honnà te homme du salon, mais sa figure couperosÃe, qui s’agitait des bourrälements de sa conscience. le rendait hideux en ce
moment.”Croyez apräs cela aux physionomies pensa Julien; c’est dans le moment oó la dÃlicatesse dà l’abbà Pirard se reproche quelque peccadille, qu’il a l’air atroce; tandis que sur la figure de ce Napier, espion connu de tous, on lit un bonheur pur et tranquille.”L’abbà Pirard avait fait cependant de grandes concessions à son part); il avait pris un domestique, il Ãtait fort bien và tu.
Julien remarqua quelque chose de singulier dans le salon: c’Ãtait un mouvement de tous les yeux vers la porte, et un demi-silence subit. Le laquais annonáait le fameux baron de Tolly, sur lequel les Ãlections venaient de fixer tous les regards. Julien s’avanáa et le vit fort bien. Le baron prÃsidait un colläge: il eut l’idÃe lumineuse d’escamoter les petite carrÃs de papier portent les votes d’un des partis. Mais, pour qu’il y eñt compensation, il les remplaáait à mesure par d’autres petite morceaux de papier portent un nom qui lui Ãtait agrÃable. Cette manoeuvre dÃcisive fut aperáue par quelques Ãlecteurs qui s’empressärent de faire compliment au baron de Tolly. Le bonhomme Ãtait encore pÃle de cette grande affaire. Des esprits mal faits avaient annoncà le mot de galäres. M. de La Mole le reáut froidement. Le pauvre baron s’Ãchappa.
– S’il nous quitte si vise, c’est pour aller chez M. Comte’, dit le comte Chalvet, et l’on rit.
Au milieu de quelques grands seigneurs muets et des intrigants, la plupart tarÃs, mais tous yens d’esprit qui, ce soir-lÃ, abordaient successivement dans le salon de M. de La Mole (on parfait de lui pour un ministäre), le petit Tanbeau faisait ses premiäres armes. S’il n’avait pas encore la finesse des aperáus, il s’en dÃdommageait, comme on va voir, par l’Ãnergie des paroles.
– Pourquoi ne pas condamner cet homme à dix ans de prison? disait-il au moment oó Julien approcha de son groupe; c’est dans un fond de basse-fosse qu’il faut confiner les reptiles; on doit les faire mourir à l’ombre, autrement leur venin s’exalte et devient plus dangereux. A quoi bon le condamner à mille Ãcus d amende? II est pauvre, soit, tant mieux; mais son parti paiera pour lui. Il fallait cinq cents francs d’amende et dix ans de basse-fosse.
“Eh bon dieu! quel est donc le monstre dont on parle? pensa Julien, qui admirait le ton vÃhÃment et les gestes saccadÃs de son collägue.”La petite figure maigre et tirÃe du neveu favori de l’acadÃmicien Ãtait hideuse en ce moment. Julien apprit bientìt qu’il s’agissait du plus grand poäte de l’Ãpoque’.
– Ah, monstre! s’Ãcria Julien à demi haut, et des larmes gÃnÃreuses vinrent mouiller ses yeux. Ah, petit gueux! pensa-t-il, je te revaudrai ce propos.
“Voilà pourtant, pensa-t-il, les enfants perdus du parti dont le marquis est un des chefs! Et cet homme illustre qu’il calomnie, que de croix, que de sinÃcures n’eñt-il pas accumulÃes, stil se fñt vendu, je ne dis pas au plat ministäre de M. de Nerval, mais à quelqu’un de ces ministres passablement honnà tes que nous avons vus se succÃder?”
L’abbà Pirard fit signe de loin à Julien, M. de La Mole venait de lui dire un mot. Mais quand Julien, qui dans ce moment Ãcoutait, les yeux baissÃs les gÃmissements d’un Ãvà que, fut libre enfin, et put approcher de son ami, il le trouva accaparà par cet abominable petit Tanbeau. Ce petit monstre l’exÃcrait comme la source de la faveur de Julien, et venait lui faire la court
Quand ta mort nous dÃlivrera-t-elle de cette vieille pourriture? C’Ãtait dans ces termes, d’une Ãnergie biblique, que le petit homme de lettres parfait en ce moment du respectable Lord Holland, Son mÃrite Ãtait de savoir träs bien la biographie des hommes vivants, et il venait de faire une revue rapide de tous les hommes qui pouvaient aspirer à quelque influence sous le rägne du nouveau roi d’Angleterre.
L’abbà Pirard passe dans un salon voisin; Julien le suivit:
– Le marquis n’aime pas les Ãcrivailleurs, je vous en avertis; c’est sa seule antipathie. Sachez le latin, le grec si vous pouvez, l’histoire des êgyptiens, des Perses, etc., il vous honorÃe et vous protÃgera comme un savant. Mais n’allez pas Ãcrire une page en franáais, et surtout sur des matiäres graves et au-dessus de votre position dans le monde, il vous appellerait Ãcrivailleur, et vous prendrait en guignon. Comment, habitant l’hìtel d’un grand seigneur, ne savez-vous pas le mot du duc de Castries sur d’Alembert et Rousseau: Cela veut raisonner de tout, et n’a pas mille Ãcus de rente!
“Tout se sait, pensa Julien, ici comme au sÃminaire!”II avait Ãcrit huit ou dix pages assez emphatiques: c’Ãtait une sorte d’Ãloge historique du vieux chirurgien-major qui disait-il, l’avait fait homme. Et ce petit cahier, se dit Julien, a toujours Ãtà enfermà à clef! Il monta chez lui brñla son manuscrit, et revint au salon. Les coquins brillants l’avaient quittÃ, il ne restait que les hommes à plaques.
Autour de la table, que les gens venaient d’apporter toute servie, se trouvaient sept à huit femmes fort nobles, fort dÃvotes, fort affectÃes, ÃgÃes de trente à trente-cinq ans. La brillante marÃchale de Fervaques entra en faisant des excuses sur l’heure tardive. Il Ãtait plus de minuit; elle alla prendre place aupräs de la marquise. Julien fut profondÃment Ãmu; elle avait les yeux et le regard de Mme de Rà nal.
Le groupe de Mlle de La Mole Ãtait encore peuplÃ. Elle Ãtait occupÃe avec ses amis à se moquer du malheureux comte de Thaler. C’Ãtait le fils unique de ce fameux juif, cÃläbre par les richesses qu’il avait acquises en prà tant de l’argent aux rois pour faire la guerre aux peuples. Le juif venait de mourir laissant à son fils cent mille Ãcus de rente par mois, et un nom, hÃlas! trop connu’. Cette position singuliäre eñt exigà de la simplicità dans le caractäre, ou beaucoup de force de volontÃ.
Malheureusement, le comte n’Ãtait qu’un bon garáon garni de toutes sortes de prÃtentions qui se rÃveillaient successivement à la voix de ses flatteurs.
M. de Caylus prÃtendait qu’on lui avait donnà la volontà de demander en mariage Mlle de La Mole (à laquelle le marquis de Croisenois, qui devait à tre duc avec cent mille livres de rente, faisait la cour).
– Ah! ne l’accusez pas d’avoir une volontÃ, disait piteusement Norbert.
Ce qui manquait peut-à tre le plus à ce pauvre comte de Thaler, c’Ãtait la facultà de vouloir. Par ce cìtà de son caractäre il eñt Ãtà digne d’à tre roi. Prenant sans cesse conseil de tout le monde, il n’avait le courage de suivre aucun avis jusqu’au bout.
Sa physionomie eñt suffi à elle seule, disait Mlle de La Mole, pour lui inspirer une joie Ãternelle. C’Ãtait un mÃlange singulier d’inquiÃtude et de dÃsappointement; mais de temps à autre on y distinguait fort bien des bouffà es d ‘importance et de ce ton tranchant que doit avoir l’homme le plus riche de France, quand surtout il est assez bien fait de sa personne et n’a pas encore trente-six ans. Il est timidement insolent, disait M. de Croisenois. Le comte de Caylus, Norbert et deux ou trois jeunes gens à moustaches le persiflärent tant qu’ils voulurent, sans qu’il s’en doutÃt, et enfin le renvoyärent comme une heure sonnait:
– Sont-ce vos fameux chevaux arabes qui vous attendent à la porte par le temps qu’il fait? lui dit Norbert.
– Non, c’est un nouvel attelage bien moins cher rÃpondit M. de Thaler. Le cheval de gauche me coñtà cinq mille francs, et celui de droite ne vaut que cent louis, mais je vous prie de croire qu’on ne l’attelle que de nuit. C’est que son trot est parfaitement semblable à celui de l’autre.
La rÃflexion de Norbert fit penser au comte qu’il Ãtait dÃcent pour un homme comme lui d’avoir la passion des chevaux, et qu’il ne fallait pas laisser mouiller les siens. Il partit, et ces messieurs sortirent un instant apräs en se moquant de lui.
“Ainsi, pensait Julien en les entendant rire dans l’escalier, il m’a Ãtà donnà de voir l’autre extrà me de ma situation! Je n’ai pas vingt louis de rente, et je me suis trouvà cìte à cìte avec un homme qui a vingt louis de rente par heure, et l’on se moquait de lui… Une telle vue guÃrit de l’envie.”
CHAPITRE V
LA SENSIBILITê ET UNE GRANDE DAME DêVOTE
Une idÃe un peu vive y a l’air d’une grossiäretÃ, tant on y est accoutumà aux mots sans relief. Malheur à qui invente en parlant! FAUBRAS
Apräs plusieurs mois d’Ãpreuves, voici oó en Ãtait Julien le jour oó l’intendant de la maison lui remit le troisiäme quartier de ses appointements. M. de La Mole l’avait chargà de suivre l’administration de ses terres en Bretagne et en Normandie. Julien y faisait de frÃquents voyages. Il Ãtait chargà en chef de la correspondance relative au fameux procäs avec l’abbà de Frilair; M. Pirard l’avait instruit.
Sur les courtes notes que le marquis griffonnait en marge des papiers de tout genre qui lui Ãtaient adressÃs, Julien composait des lettres, qui presque toutes Ãtaient signÃes.
A l’Ãcole de thÃologie, ses professeurs se plaignaient de son peu d’assiduitÃ, mais ne l’en regardaient pas moins comme un de leurs Ãläves les plus distinguÃs. Ces diffÃrents travaux, saisis avec toute l’ardeur de l’ambition souffrante, avaient bien vite enlevà à Julien les fraÃ¥ches couleurs qu’il avait apportÃes de la province. Sa pÃleur Ãtait un mÃrite aux yeux des jeunes sÃminaristes ses camarades; il les trouvait beaucoup moins mÃchants, beaucoup moins à genoux devant un Ãcu que ceux de Besanáon; eux le croyaient attaquà de la poitrine. Le marquis lui avait donnà un cheval.
Craignant d’à tre rencontrà dans ses courses à cheval, Julien leur avait dit que cet exercice lui Ãtait prescrit par les mÃdecins. L’abbà Pirard l’avait menà dans plusieurs maisons jansÃnistes. Julien fut ÃtonnÃ, l’idÃe de la religion Ãtait invinciblement liÃe dans son esprit à celle d’hypocrisie et d’espoir de gagner de l’argent. Il admira ces hommes pieux et sÃväres qui ne songent pas au budget. Plusieurs jansÃnistes l’avaient pris en amitià et lui donnaient des conseils. Un monde nouveau s’ouvrait devant lui. Il connut chez les jansÃnistes un comte Altamira qui avait präs de six pieds de haut, libÃral condamnà à mort dans son pays, et dÃvot. Cet Ãtrange contraste, la dÃvotion et l’amour de la libertÃ, le frappa.
Julien Ãtait en froid avec le jeune comte. Norbert avait trouvà qu’il rÃpondait trop vivement aux plaisanteries de quelques-uns de ses amis. Julien, ayant manquà une ou deux fois aux convenances, s’Ãtait prescrit de ne jamais adresser la parole à Mlle Mathilde. On Ãtait toujours parfaitement poli à son Ãgard à l’hìtel de La Mole mais il se sentait dÃchu. Son bon sens de province expliquait cet effet par le proverbe vulgaire, tout beau tout nouveau.
Peut-à tre Ãtait-il un peu plus clairvoyant que les premiers jours, ou bien le premier enchantement produit par l’urbanità parisienne Ãtait passÃ.
Däs qu’il cessait de travailler, il Ãtait en proie à un ennui mortel, c’est l’effet dessÃchant de la politesse admirable, mais si mesurÃe, si parfaitement graduÃe suivant les positions, qui distingue la haute sociÃtÃ. Un coeur un peu sensible voit l’artifice.
Sans doute, on peut reprocher à la province un ton commun ou peu poli. Mais on se passionne un peu en vous rÃpondant. Jamais à l’hìtel de La Mole l’amour-propre de Julien n’Ãtait blessÃ; mais souvent, à la fin de la journÃe, en prenant sa bougie dans l’antichambre, il se sentait l’envie de pleurer. En province, un garáon de cafà prend intÃrà t à vous, s’il vous arrive un accident en entrant dans son cafÃ. Mais si cet accident offre quelque chose de dÃsagrÃable pour l’amour-propre, en vous plaignant, il rÃpÃtera dix fois le mot qui vous torture. A Paris, on a l’attention de se cacher pour rire, mais vous à tes toujours un Ãtranger.
Nous passons sous silence une foule de petites aventures, qui eussent donnà des ridicules à Julien, s’il n’eñt pas Ãtà en quelque sorte au-dessous du ridicule. Une sensibilità folle lui faisait commettre des milliers de gaucheries. Tous ses plaisirs Ãtaient de prÃcaution: il tirait le pistolet tous les jours, il Ãtait un des bons Ãläves des plus fameux maÃ¥tres d’armes. Däs qu’il pouvait disposer d’un instant, au lieu de l’employer à lire comme autrefois, il courait au manäge et demandait les chevaux les plus vicieux. Dans les promenades avec le maÃ¥tre du manäge, il Ãtait presque rÃguliärement jetà par terre.
Le marquis le trouvait commode à cause de son travail obstinÃ, de son silence, de son intelligence, et peu à peu, lui confia la suite de toutes les affaires un peu difficiles à dÃbrouiller. Dans les moments oó sa haute ambition lui laissait quelque relÃche, le marquis faisait des affaires avec sagacitÃ; à portÃe de savoir des nouvelles, il avait du bonheur à la Bourse. Il achetait des maisons, des bois; mais il prenait facilement de l’humeur. Il donnait des centaines de louis et plaidait pour des centaines de francs. Les hommes riches qui ont le coeur haut cherchent dans les affaires de l’amusement et non des rÃsultats. Le marquis avait besoin d’un chef d’Ãtat-major qui mÃ¥t un ordre clair et facile à saisir dans toutes ses affaires d’argent.
Mme de La Mole, quoique d’un caractäre si mesurÃ, se moquait quelquefois de Julien. L’imprÃvu produit par la sensibilità est l’horreur des grandes dames; c’est l’antipode des convenances. Deux ou trois fois le marquis prit son parti: “S’il est ridicule dans votre salon, il triomphe dans son bureau.”Julien, de son cìtÃ, crut saisir le secret de la marquise. Elle daignait s’intÃresser à tout däs qu’on annonáait le baron de La Joumate. C’Ãtait un à tre froid, à physionomie impassible. Il Ãtait petit, mince, laid, fort bien mis, passait sa vie au ChÃteau, et, en gÃnÃral, ne disait rien sur rien. Telle Ãtait sa faáon de penser. Mme de La Mole eñt Ãtà passionnÃment heureuse pour la premiäre fois de sa vie, si elle eñt pu en faire là mari de sa fille.
CHAPITRE VI
MANIERE DE PRONONCER
Leur haute mission est de juger avec calme les petits ÃvÃnements de la vie journaliäre des peuples. Leur sagesse doit prÃvenir les grandes coläres pour les petites causes, ou pour des ÃvÃnements que la voix de la renommÃe transfigure en les portant au loin. GRATIUS.
Pour un nouveau dÃbarquÃ, qui, par hauteur, ne faisait jamais de questions, Julien ne tomba pas dans de trop grandes sottises. Un jour, poussà dans un cafà de la rue Saint-HonorÃ, par une averse soudaine, un grand homme en redingote de castorine, Ãtonnà de son regard sombre le regarda à son tour, absolument comme jadis, à Besanáon, l’amant de Mlle Amanda.
Julien s’Ãtait reprochà trop souvent d’avoir laissà passer cette premiäre insulte, pour souffrir ce regard. Il en demanda l’explication. L’homme en redingote lui adressa aussitìt les plus sales injures: tout ce qui Ãtait dans le cafà les entoura; les passants s’arrà taient devant la porte. Par une prÃcaution de provincial, Julien portait toujours des petits pistolets, sa main les serrait dans sa poche d’un mouvement convulsif. Cependant il fut sage, et se borna à rÃpÃter à son homme de minute en minute:
– Monsieur votre adresse? je vous mÃprise.
La constance avec laquelle il s’attachait à ces six mots finit par frapper la foule.
Dame! il faut que l’autre qui parle tout seul lui donne son adresse. L’homme à la redingote, entendant cette dÃcision souvent rÃpÃtÃe, jeta au nez de Julien cinq ou six cartes. Aucune heureusement ne l’atteignit au visage, il s’Ãtait promis de ne faire usage de ses pistolets que dans le cas oó il serait touchÃ. L’homme s’en alla, non sans se retourner de temps en temps pour le menacer du poing et lui adresser des injures.
Julien se trouva baignà de sueur.”Ainsi il est au pouvoir du dernier des hommes de m’Ãmouvoir à ce point! se disait-il avec rage. Comment tuer cette sensibilità si humiliante?”
Il eñt voulu pouvoir se battre à l’instant. Mais une difficultà l’arrà tait. Dans tout ce grand Paris, oó prendre un tÃmoin? il n’avait pas un ami. Il avait eu plusieurs connaissances; mais toutes, rÃguliärement, au bout de six semaines de relations, s’Ãloignaient de lui.”Je suis insociable, et m’en voilà cruellement puni”, pensa-t-il. Enfin, il eut l’idÃe de chercher un ancien lieutenant du 96e, nommà LiÃvin, pauvre diable avec qui il faisait souvent des armes. Julien fut sincäre avec lui.
– Je veux bien à tre votre tÃmoin, dit LiÃvin, mais à une condition: si vous ne blessez pas votre homme, vous vous battrez avec moi, sÃance tenante.
– Convenu, dit Julien en lui serrant la main avec enthousiasme; et ils allärent chercher M. C. de Beauvoisis à l’adresse indiquÃe par ses billets, au fond du faubourg Saint-Germain.
Il Ãtait sept heures du matin. Ce ne fut qu’en se faisant annoncer chez lui que Julien pensa que ce pouvait bien à tre le jeune parent de Mme de Rà nal, employà jadis à l’ambassade de Rome ou de Naples, et qui avait donnà une lettre de recommandation au chanteur Geronimo.
Julien avait remis à un grand valet de chambre une des cartes jetÃes la veille, et une des siennes.
On le fit attendre, lui et son tÃmoin, trois grands quarts d’heure; enfin ils furent introduits dans un appartement admirable d’ÃlÃgance. Ils trouvärent un grand jeune homme en redingote rose-orange et blanc, mis comme une poupÃe; ses traits offraient la perfection et l’insignifiance de la beautà grecque. Sa tà te, remarquablement Ãtroite, portait une pyramide de cheveux du plus beau blond. Ils Ãtaient frisÃs avec beaucoup de soin, pas un cheveu ne dÃpassait l’autre. C’est pour se faire friser ainsi, pensa le lieutenant du 96e, que ce maudit fat nous a fait attendre. La robe de chambre bariolÃe, le pantalon du matin, tout, jusqu’aux pantoufles brodÃes, Ãtait correct et merveilleusement soignÃ. Sa physionomie, noble et vide, annonáait des idÃes convenables et rares l’idÃal de l’homme aimable, l’horreur de l’imprÃvu et de la plaisanterie, beaucoup de gravitÃ.
Julien, auquel son lieutenant du 96e avait expliquà que se faire attendre si longtemps, apräs lui avoir jetà si grossiärement sa carte à la figure, Ãtait une offense de plus, entra brusquement chez M. de Beauvoisis. Il avait l’intention d’à tre insolent, mais il aurait bien voulu en mà me temps à tre de bon ton.
Il fut si frappà de la douceur des maniäres de M. de Beauvoisis, de son air à la fois compassÃ, important et content de soi de l’ÃlÃgance admirable de ce qui l’entourait, qu’il perdit en un clin d’oeil toute idÃe d’à tre insolent. Ce n’Ãtait pas son homme de la veille. Son Ãtonnement fut tel de rencontrer un à tre aussi distinguà au lieu du grossier personnage rencontrà au cafÃ, qu’il ne put trouver une seule parole. Il prÃsenta une des cartes qu’on lui avait jetÃes.
– C’est mon nom, dit l’homme à la mode, auquel l’habit noir de Julien däs sept heures du matin, inspirait assez peu de considÃration; mais je ne comprends pas, d’honneur…
La maniäre de prononcer ces derniers mots rendit à Julien une partie de son humeur.
– Je viens pour me battre avec vous, monsieur, et il expliqua d’un trait toute l’affaire.
M. Charles de Beauvoisis, apräs y avoir mñrement pensÃ, Ãtait assez content de la coupe de l’habit noir de Julien.”Il est de Staub, c’est clair, se disait-il en l’Ãcoutant parler; ce gilet est de bon goñt, ces bottes sont bien; mais, d’un autre cìtÃ, cet habit noir däs le grand matin!… Ce sera pour mieux Ãchapper à la balle, se dit le chevalier de Beauvoisis.”
Däs qu’il se fut donnà cette explication, il revint à une politesse parfaite, et presque d’Ãgal à Ãgal envers Julien. Le colloque fut assez long, l’affaire Ãtait dÃlicate, mais enfin Julien ne put se refuser à l’Ãvidence. Le jeune homme si bien nà qu’il avait devant lui n’offrait aucun point de ressemblance avec le grossier personnage, qui la veille, l’avait insultÃ.
Julien Ãprouvait une invincible rÃpugnance à s’en aller, il faisait durer l’explication. Il observait la suffisance du chevalier de Beauvoisis, c’est ainsi qu’il s’Ãtait nommà en parlant de lui, choquà de ce que Julien l’appelait tout simplement monsieur.
Il admirait sa gravitÃ, mà lÃe d’une certaine fatuità modeste, mais qui ne l’abandonnait pas un seul instant. Il Ãtait Ãtonnà de sa maniäre singuliäre de remuer la langue en prononáant les mots… Mais enfin, dans tout cela, il n’y avait pas la plus petite raison de lui chercher querelle.
Le jeune diplomate offrait de se battre avec beaucoup de grÃce, mais l’ex-lieutenant du 96e, assis depuis une heure, les jambes ÃcartÃes, les mains sur les cuisses, et les coudes en dehors, dÃcida que son ami M. Sorel n’Ãtait point fait pour chercher une querelle d’Allemand à un homme, parce qu’on avait volà à cet homme ses billets de visite.
Julien sortait de fort mauvaise humeur. La voiture du chevalier de Beauvoisis l’attendait dans la cour, devant le perron; par hasard, Julien leva les yeux et reconnut son homme de la veille dans le cocher.
Le voir, le tirer par sa grande jaquette, le faire tomber de son siäge et l’accabler de coups de cravache ne fut que l’affaire d’un instant. Deux laquais voulurent dÃfendre leur camarade; Julien reáut des coups de poing: au mà me instant il arma un de ses petits pistolets et le tira sur eux; ils prirent la fuite. Tout cela fut l’affaire d’une minute.
Le chevalier de Beauvoisis descendait l’escalier avec la gravità la plus plaisante, rÃpÃtant avec sa prononciation de grand seigneur:
– Qu’est áa? qu’est áa?
Il Ãtait Ãvidemment fort curieux, mais l’importance diplomatique ne lui permettait pas de marquer plus d’intÃrà t. Quand il sut de quoi il s’agissait, la hauteur le disputa encore dans ses traits au sang-froid lÃgärement badin qui ne doit jamais quitter une figure de diplomate.
Le lieutenant du 96e comprit que M. de Beauvoisis avait envie de se battre; il voulut diplomatiquement aussi conserver à son ami les avantages de l’initiative.
– Pour le coup, s’Ãcria-t-il, il y a là matiäre à duel!
– Je le croirais assez, reprit le diplomate.
– Je chasse ce coquin, dit-il à ses laquais; qu’un autre monte.
On ouvrit la portiäre de la voiture: le chevalier voulut absolument en faire les honneurs à Julien et à son tÃmoin. On alla chercher un ami de M. de Beauvoisis, qui indiqua une place tranquille. La conversation en allant fut vraiment bien. Il n’y avait de singulier que le diplomate en robe de chambre.
“Ces messieurs, quoique träs nobles, pensa Julien, ne sont point ennuyeux comme les personnes qui viennent dÃ¥ner chez M. de La Mole, et je vois pourquoi, ajouta-t-il un instant apräs ils se permettent d’à tre indÃcents.”On parlait des danseuses que le public avait distinguÃes dans un ballet donnà la veille. Ces messieurs faisaient allusion à des anecdotes piquantes que Julien et son tÃmoin, le lieutenant du 96e, ignoraient absolument. Julien n’eut point la sottise de prÃtendre les savoir; il avoua de bonne grÃce son ignorance. Cette franchise plut à l’ami du chevalier, il lui raconta ces anecdotes dans les plus grands dÃtails, et fort bien.
Une chose Ãtonna infiniment Julien. Un reposoir que l’on construisait au milieu de la rue, pour la procession de la Fà te-Dieu, arrà ta un instant la voiture. Ces messieurs se permirent plusieurs plaisanteries; le curÃ, suivant eux, Ãtait fils d’un archevà que. Jamais chez le marquis de La Mole, qui voulait à tre duc, on n’eñt osà prononcer un tel mot.
Le duel fut fini en un instant: Julien eut une balle dans le bras, on le lui serra avec des mouchoirs; on les mouilla avec de l’eau-de-vie et le chevalier de Beauvoisis pria Julien träs poliment de lui permettre de le reconduire chez lui dans la mà me voiture qui l’avait amenÃ. Quand Julien indiqua l’hìtel de La Mole, il y eut Ãchange de regards entre le jeune diplomate et son ami. Le fiacre de Julien Ãtait lÃ, mais il trouvait la conversation de ces messieurs infiniment plus amusante que celle du bon lieutenant du 96e.
“Mon Dieu! un duel, n’est-ce que áa? pensait Julien. Que je suis heureux d’avoir retrouvà ce cocher! Quel serait mon malheur, si j’avais dñ supporter encore cette injure dans un cafÃ!”La conversation amusante n’avait presque pas Ãtà interrompue. Julien comprit alors que l’affectation diplomatique est bonne à quelque chose.
“L’ennui n’est donc point inhÃrent, se disait-il, à une conversation entre gens de haute naissance! Ceux-ci plaisantent de la procession de la Fà te-Dieu, ils osent raconter et avec dÃtails pittoresques des anecdotes fort scabreuses. Il ne leur manque absolument que le raisonnement sur la chose politique, et ce manque-là est plus que compensà par la grÃce de leur ton et la parfaite justesse de leurs expressions.”Julien se sentait une vive inclination pour eux.”Que je serais heureux de les voir souvent!”
A peine se fut-on quittÃ, que le chevalier de Beauvoisis courut aux informations . elles ne furent pas brillantes.
Il Ãtait fort curieux de connaÃ¥tre son homme; pouvait-il dÃcemment lui faire une visite? Le peu de renseignements qu’il put obtenir n’Ãtaient pas d’une nature encourageante.
– Tout cela est affreux! dit-il à son tÃmoin. Il est impossible que j’avoue m’à tre battu avec un simple secrÃtaire de M. de La Mole, et encore parce que mon cocher m’a volà mes cartes de visite.
– Il est sñr qu’il y aurait dans tout cela possibilità de ridicule.
Le soir mà me, le chevalier de Beauvoisis et son ami dirent partout que ce M. Sorel, d’ailleurs un jeune homme parfait, Ãtait fils naturel d’un ami intime du marquis de La Mole. Ce fait passa sans difficultÃ. Une fois qu’il fut Ãtabli, le jeune diplomate et son ami daignärent faire quelques visites à Julien, pendant les quinze jours qu’il passa dans sa chambre. Julien leur avoua qu’il n’Ãtait allà qu’une fois en sa vie à l’OpÃra.
– Cela est Ãpouvantable, lui dit-on, on ne va que lÃ; il faut que votre premiäre sortie soit pour le Comte Ory.
A l’OpÃra, le chevalier de Beauvoisis le prÃsenta au fameux chanteur Geronimo, qui avait alors un immense succäs.
Julien faisait presque la cour au chevalier; ce mÃlange de respect pour soi-mà me, d’importance mystÃrieuse et de fatuità de jeune homme l’enchantait. Par exemple le chevalier bÃgayait un peu, parce qu’il avait l’honneur de voir souvent un grand seigneur qui avait ce dÃfaut. Jamais Julien n’avait trouvà rÃunis dans un seul à tre le ridicule qui amuse et la perfection des maniäres qu’un pauvre provincial doit chercher à imiter.
On le voyait à l’OpÃra avec le chevalier de Beauvoisis; cette liaison fit prononcer son nom.
– Eh bien! lui dit un jour M. de La Mole, vous voilà donc le fils naturel d’un riche gentilhomme de Franche-ComtÃ, mon ami intime?
Le marquis coupa la parole à Julien, qui voulait protester qu’il n’avait contribuà en aucune faáon à accrÃditer ce bruit.
– M. de Beauvoisis n’a pas voulu s’Ã tre battu contre le fils d’un charpentier.
– Je le sais, je le sais, dit M. de La Mole; c’est à moi maintenant de donner de la consistance à ce rÃcit, qui me convient. Mais j’ai une grÃce à vous demander, et qui ne vous coñtera qu’une petite demi-heure de votre temps: tous les jours d’OpÃra, à onze heures et demie, allez assister dans le vestibule à la sortie du beau monde. Je vous vois encore quelquefois des faáons de province, il faudrait vous en dÃfaire, d’ailleurs il n’est pas mal de connaÃ¥tre, au moins de vue, de grands personnages aupräs desquels je puis un jour vous donner quelque mission. Passez au bureau de location pour vous faire reconnaÃ¥tre; on vous a donnà les entrÃes.
CHAPITRE VII
UNE ATTAQUE DE GOUTTE
Et j’eus de l’avancement, non pour mon mÃrite, mais parce que mon maÃ¥tre avait la goutte. BERTOLOTTI.
Le lecteur est peut-à tre surpris de ce ton libre et presque amical; nous avons oublià de dire que, depuis six semaines, le marquis Ãtait retenu chez lui par une attaque de goutte.
Mlle de La Mole et sa märe Ãtaient à Hyäres, aupräs de la märe de la marquise. Le comte Norbert ne voyait son päre que des instants, ils Ãtaient fort bien l’un pour l’autre, mais n’avaient rien à se dire. M. de La Mole, rÃduit à Julien, fut Ãtonnà de lui trouver des idÃes. Il se faisait lire les journaux. Bientìt le jeune secrÃtaire fut en Ãtat de choisir les passages intÃressants. Il y avait un journal nouveau que le marquis abhorrait; il avait jurà de ne le jamais lire, et chaque jour en parlait. Julien riait et admirait la pauvretà du duel entre le pouvoir et une idÃe. Cette petitesse du marquis lui rendait tout le sang-froid qu’il Ãtait tentà de perdre en passant des soirÃes tà te à tà te avec un si grand seigneur. Le marquis, irrità contre le temps prÃsent, se fit lire Tite-Live; la traduction improvisÃe sur le texte latin l’amusait.
Un jour le marquis dit, avec ce ton de politesse excessive, qui souvent impatientait Julien:
– Permettez, mon cher Sorel, que je vous fasse cadeau d’un habit bleu: quand il vous conviendra de le prendre et de venir chez moi, vous serez, à mes yeux, le fräre cadet du comte de Retz, c’est-Ã-dire le fils de mon ami le vieux duc.
Julien ne comprenait pas trop de quoi il s’agissait; le soir mà me, il essaya une visite en habit bleu. Le marquis le traita comme un Ãgal. Julien avait un coeur digne de sentir la vraie politesse, mais il n’avait pas l’idÃe des nuances. Il eñt jurÃ, avant cette fantaisie du marquis, qu’il Ãtait impossible d’à tre reáu par lui avec plus d’Ãgards.”Quel admirable talent!”se dit Julien; quand il se leva pour sortir, le marquis lui fit des excuses de ne pouvoir l’accompagner à cause de sa goutte.
Cette idÃe singuliäre occupa Julien: “se moquerait-il de moi?”pensa-t-il. Il alla demander conseil à l’abbà Pirard, qui, moins poli que le marquis, ne lui rÃpondit qu’en sifflant et parlant d’autre chose. Le lendemain matin, Julien se prÃsenta au marquis, en habit noir, avec son portefeuille et ses lettres à signer. Il en fut reáu à l’ancienne maniäre. Le soir en habit bleu, ce fut un ton tout diffÃrent et absolument aussi poli que la veille.
– Puisque vous ne vous ennuyez pas trop dans les visites que vous avez la bontà de faire à un pauvre vieillard malade, lui dit le marquis, il faudrait lui parler de tous les petits incidents de votre vie, mais franchement et sans songer à autre chose qu’à raconter clairement et d’une faáon amusante. Car il faut s’amuser continua le marquis; il n’y a que cela de rÃel dans la vie. Un homme ne peut pas me sauver la vie à la guerre tous les jours, ou me faire tous les jours cadeau d’un million; mais si j’avais Rivarol, ici, aupräs de ma chaise longue, tous les jours il m’ìterait une heure de souffrances et d’ennui. Je l’ai beaucoup vu à Hambourg, pendant l’Ãmigration.
Et le marquis conta à Julien les anecdotes de Rivarol avec les Hambourgeois qui s’associaient quatre pour comprendre un bon mot.
M. de La Mole, rÃduit à la sociÃtà de ce petit abbÃ, voulut l’Ãmoustiller. Il piqua d’honneur l’orgueil de Julien. Puisqu’on lui demandait la vÃritÃ, Julien rÃsolut de tout dire; mais en taisant deux choses: son admiration fanatique pour un nom qui donnait de l’humeur au marquis, et la parfaite incrÃdulità qui n’allait pas trop bien à un futur curÃ. Sa petite affaire avec le chevalier de Beauvoisis arriva fort à propos. Le marquis rit aux larmes de la scäne dans le cafà de la rue Saint-Honorà avec le cocher qui l’accablait d’injures sales. Ce fut l’Ãpoque d’une franchise parfaite dans les relations entre le maÃ¥tre et le protÃgÃ.
M. de La Mole s’intÃressa à ce caractäre singulier. Dans les commencements, il caressait les ridicules de Julien, afin d’en jouir; bientìt il trouva plus d’intÃrà t à corriger tout doucement les fausses maniäres de voir de ce jeune homme.”Les autres provinciaux qui arrivent à Paris admirent tout, pensait le marquis; celui-ci hait tout. Ils ont trop d’affectation, lui n’en a pas assez, et les sots le prennent pour un sot.”
L’attaque de goutte fut prolongÃe par les grands froids de l’hiver et dura plusieurs mois.
“On s’attache bien à un bel Ãpagneul se disait le marquis, pourquoi ai-je tant de honte de m’attacher à ce petit abbÃ? il est original. Je le traite comme un fils, eh bien! oó est l’inconvÃnient? Cette fantaisie, si elle dure me coñtera un diamant de cinq cents louis dans mon testament.”
Une fois que le marquis eut compris le caractäre ferme de son protÃgÃ, chaque jour il le chargeait de quelque nouvelle affaire.
Julien remarqua avec effroi qu’il arrivait à ce grand seigneur de lui donner des dÃcisions contradictoires sur le mà me objet.
Ceci pouvait le compromettre gravement. Julien ne travailla plus avec le marquis sans apporter un registre sur lequel il Ãcrivait les dÃcisions, et le marquis les paraphait. Julien avait pris un commis qui transcrivait les dÃcisions relatives à chaque affaire sur un registre particulier. Ce registre recevait aussi la copie de toutes les lettres.
Cette idÃe sembla d’abord le comble du ridicule et de l’ennui. Mais, en moins de deux mois, le marquis en sentit les avantages. Julien lui proposa de prendre un commis sortant de chez un banquier, et qui tiendrait en partie double le compte de toutes les recettes et de toutes les dÃpenses des terres que Julien Ãtait chargà d’administrer.
Ces mesures Ãclaircirent tellement aux yeux du marquis ses propres affaires, qu’il put se donner le plaisir d’entreprendre deux ou trois nouvelles spÃculations sans le secours de son prà te-nom qui le volait.
– Prenez trois mille francs pour vous, dit-il un jour à son jeune ministre.
– Monsieur, ma conduite peut à tre calomnie.
– Que vous faut-il donc? reprit le marquis avec humeur.
– Que vous veuilliez bien prendre un arrà tà et l’Ãcrire de votre main sur le registre; cet arrà tà me donnera une somme de trois mille francs. Au reste, c’est M. l’abbà Pirard qui a eu l’idÃe de toute cette comptabilitÃ. Le marquis, avec la mine ennuyÃe du marquis de Moncade, Ãcoutant les comptes de M. Poisson, son intendant, Ãcrivit la dÃcision.
Le soir, lorsque Julien paraissait en habit bleu, il n’Ãtait jamais question d’affaires. Les bontÃs du marquis Ãtaient si flatteuses pour l’amour-propre toujours souffrant de notre hÃros, que bientìt, malgrà lui, il Ãprouva une sorte d’attachement pour ce vieillard aimable. Ce n’est pas que Julien fñt sensible, comme on l’entend à Paris; mais ce n’Ãtait pas un monstre, et personne, depuis la mort du vieux chirurgien-major, ne lui avait parlà avec tant de bontÃ. Il remarquait avec Ãtonnement que le marquis avait pour son amour-propre des mÃnagements de politesse qu’il n’avait jamais trouvÃs chez le vieux chirurgien. Il comprit enfin que le chirurgien Ãtait plus fier de sa croix que le marquis de son cordon bleu. Le päre du marquis Ãtait un grand seigneur.
Un jour, à la fin d’une audience du matin, en habit noir et pour les affaires, Julien amusa le marquis, qui le retint deux heures, et voulut absolument lui donner quelques billets de banque que son prà te-nom venait de lui apporter de la Bourse.
– J’espäre, Monsieur le marquis, ne pas m’Ãcarter du profond respect que je vous dois en vous suppliant de me permettre un mot.
– Parlez, mon ami.
– Que Monsieur le marquis daigne souffrir que je refuse ce don. Ce n’est pas à l’homme en habit noir qu’il est adressÃ, et il gÃterait tout à fait les faáons que l’on a la bontà de tolÃrer chez l’homme en habit bleu.
Il salua avec beaucoup de respect, et sortit sans regarder.
Ce trait amusa le marquis. Il le conta le soir à l’abbà Pirard.
– Il faut que je vous avoue enfin une chose mon cher abbÃ. Je connais la naissance de Julien, et je vous autorise à ne pas me garder le secret sur cette confidence.
Son procÃdà de ce matin est noble, pensa le marquis, et moi je l’anoblis.
Quelque temps apräs, le marquis put enfin sortir.
– Allez passer deux mois à Londres, dit-il à Julien. Les courriers extraordinaires et autres vous porteront les lettres reáues par moi avec mes notes. Vous ferez les rÃponses et me les renverrez en mettant chaque lettre dans sa rÃponse. J’ai calculà que le retard ne sera que de cinq jours.
En courant la poste sur la route de Calais, Julien s’Ãtonnait de la futilità des prÃtendues affaires pour lesquelles on l’envoyait.
Nous ne dirons point avec quel sentiment de haine et presque d’horreur, il toucha le sol anglais. On connaÃ¥t sa folle passion pour Bonaparte. Il voyait dans chaque officier un sir Hudson Lowe, dans chaque grand seigneur un Lord Bathurst, ordonnant les infamies de Sainte-HÃläne et en recevant la rÃcompense par dix annÃes de ministäre.
A Londres, il connut enfin la haute fatuitÃ. Il s’Ãtait lià avec de jeunes seigneurs russes qui l’initiärent.
– Vous à tes prÃdestinÃ, mon cher Sorel, lui disaient-ils vous avez naturellement cette mine froide et à mille lieues de la sensation prÃsente, que nous cherchons tant à nous donner.
– Vous n’avez pas compris votre siäcle, lui disait le prince Korasoff: Faites toujours le contraire de ce qu’on attend de vous. VoilÃ, d’honneur, la seule religion de l’Ãpoque, ne soyez ni fou, ni affectÃ, car alors on attendrait de vous des folies et des affectations, et le prÃcepte ne serait plus accompli.
Julien se couvrit de gloire un jour dans le salon du duc de Fitz-Folke, qui l’avait engagà à dÃ¥ner, ainsi que le prince Korasoff. On attendit pendant une heure. La faáon dont Julien se conduisit, au milieu des vingt personnes qui attendaient, est encore citÃe parmi les jeunes secrÃtaires d’ambassade à Londres. Sa mine fut impayable.
Il voulut voir, malgrà les plaisanteries des dandys ses amis, le cÃläbre Philippe Vane, le seul philosophe que l’Angleterre ait eu depuis Locke. Il le trouva achevant sa septiäme annÃe de prison. L’aristocratie ne badine pas en ce pays-ci, pensa Julien; de plus, Vane est dÃshonorÃ, vilipendÃ, etc.
Julien le trouva gaillard; la rage de l’aristocratie le dÃsennuyait. VoilÃ, se dit Julien en sortant de prison, le seul homme gai que j’aie vu en Angleterre.
L’idÃe la plus utile aux tyrans est celle de Dieu, lui avait dit Vane…
Nous supprimons le reste du systäme comme cynique.
A son retour:
– Quelle idÃe amusante m’apportez-vous d’Angleterre? lui dit M. de La Mole…
Il se taisait.
– Quelle idÃe apportez-vous, amusante ou non? reprit le marquis vivement.
– Primo, dit Julien, l’Anglais le plus sage est fou une heure par jour; il est visità par le dÃmon au suicide, qui est le dieu du pays.
2¯ L’esprit et le gÃnie perdent vingt-cinq pour cent de leur valeur en dÃbarquant en Angleterre.
3¯ Rien au monde n’est beau, admirable, attendrissant comme les paysages anglais.
– A mon tour, dit le marquis:
“Primo pourquoi allez-vous dire, au bal chez l’ambassadeur dà Russie, qu’il y a en France trois cent mille jeunes gens de vingt-cinq ans qui dÃsirent passionnÃment la guerre? croyez-vous que cela soit obligeant pour les rois?
– On ne sait comment faire en parlant à nos grands diplomates, dit Julien. Ils ont la manie d’ouvrir des discussions sÃrieuses. Si l’on s’en tient aux lieux communs des journaux, on passe pour un sot. Si l’on se permet quelque chose de vrai et de neuf, ils sont ÃtonnÃs, ne savent que rÃpondre, et le lendemain matin, à sept heures, ils vous font dire par le premier secrÃtaire d’ambassade qu’on a Ãtà inconvenant.
– Pas mal, dit le marquis en riant. Au reste, je parie, monsieur l’homme profond, que vous n’avez pas devinà ce que vous à tes allà faire en Angleterre.
– Pardonnez-moi, reprit Julien; j’y ai Ãtà pour dÃ¥ner une fois la semaine chez l’ambassadeur du roi, qui est le plus poli des hommes.
– Vous à tes allà chercher la croix que voilÃ, lui dit le marquis. Je ne veux pas vous faire quitter votre habit noir et je suis accoutumà au ton plus amusant que j’ai pris avec l’homme portant l’habit bleu. Jusqu’à nouvel ordre, entendez bien ceci: quand je verrai cette croix vous serez le fils cadet de mon ami le duc de Retz, qui sans s’en douter, est depuis six mois employà dans là diplomatie. Remarquez, ajouta le marquis, d’un air fort sÃrieux, et coupant court aux actions de grÃces, que je ne veux point vous sortir de votre Ãtat. C’est toujours une faute et un malheur pour le protecteur comme pour le protÃgÃ. Quand mes procäs vous ennuieront, ou que vous ne me conviendrez plus, je demanderai pour vous une bonne cure, comme celle de notre ami l’abbà Pirard, et n’en de plus, ajouta le marquis d’un ton fort sec.
– Cette croix mit à l’aise l’orgueil de Julien; il parla beaucoup plus. Il se crut moins souvent offensà et pris de mire par ces propos, susceptibles de quelque explication peu polie et qui, dans une conversation animÃe, peuvent Ãchapper à tout le monde.
Cette croix lui valut une singuliäre visite; ce fut celle de M. le baron de Valenod, qui venait à Paris remercier le ministäre de sa baronnie et s’entendre avec lui. Il allait à tre nommà maire de Verriäres en remplacement de M. de Rà nal destituÃ.
Julien rit bien, intÃrieurement, quand M. de Valenod lui fit entendre qu’on venait de dÃcouvrir que M. de Rà nal Ãtait un jacobin. Le fait est que, dans une rÃÃlection gÃnÃrale qu’on prÃparait pour la Chambre des dÃputÃs, le nouveau baron Ãtait le candidat du ministäre, et au grand colläge du dÃpartement, à la vÃrità fort ultra, c’Ãtait M. de Rà nal qui Ãtait portà par les libÃraux.
Ce fut en vain que Julien essaya de savoir quelque chose de Mme de Rà nal; le baron parut se souvenir de leur ancienne rivalitÃ, et fut impÃnÃtrable. Il finit par demander à Julien la voix de son päre dans les Ãlections qui allaient avoir lieu. Julien promit d’Ãcrire.
– Vous devriez, Monsieur le chevalier, me prÃsenter à M. le marquis de La Mole.
En effet, je le devrais, pensa Julien; mais un tel coquin!…
– En vÃritÃ, rÃpondit-il, je suis un trop petit garáon à l’hìtel de La Mole pour prendre sur moi de prÃsenter.
Julien disait tout au marquis; le soir il lui conta la prÃtention du Valenod, ainsi que ses faits et gestes depuis 1814.
– Non seulement, reprit M. de La Mole, d’un air fort sÃrieux, vous me prÃsenterez demain le nouveau baron, mais je l’invite à dÃ¥ner pour apräs-demain. Ce sera un de nos nouveaux prÃfets.
– En ce cas, reprit Julien froidement, je demande la place de directeur du dÃpìt de mendicità pour mon päre.
– A la bonne heure dit le marquis en reprenant l’air gai; accordÃ; je m’attendais à des moralitÃs. Vous vous formez.
Julien apprit par M. de Valenod que le titulaire du bureau de loterie de Verriäres venait de mourir, Julien trouva plaisant de donner cette place à M. de Cholin, ce vieil imbÃcile dont jadis il avait ramassà la pÃtition dans la chambre de M. de La Mole. Le marquis rit de bon coeur de la pÃtition que Julien rÃcita en lui faisant signer la lettre qui demandait cette place au ministre des finances.
A peine M. de Cholin nommÃ, Julien apprit que cette place avait Ãtà demandÃe par la dÃputation du dÃpartement pour M. Gros, le cÃläbre gÃomätre: cet homme gÃnÃreux n’avait que quatorze cents francs de rente, et chaque annÃe prà tait six cents francs au titulaire qui venait de mourir, pour l’aider à Ãlever sa famille.
Julien fut Ãtonnà de ce qu’il avait fait.”Cette famille du mort, comment vit-elle aujourd’hui?”Cette idÃe lui serra le coeur.”Ce n’est rien, se dit-il; il faudra en venir à bien d’autres injustices, si je veux parvenir, et encore savoir les cacher sous de belles paroles sentimentales: pauvre M. Gros! c’est lui qui mÃritait la croix, c’est moi qui l’ai, et je dois agir dans le sens du gouvernement qui me la donne.”
CHAPITRE VIII
QUELLE EST LA DêCORATION QUI DISTINGUE?
Ton eau ne me rafraÃ¥chit pas, dit le gÃnie altÃrÃ.–C’est pourtant le puits le plus frais de tout le Diar-BÃkir. PELLICO.
Un jour Julien revenait de la charmante terre de Villequier, sur les bords de la Seine, que M. de La Mole voyait avec intÃrà t, parce que, de toutes les siennes, c’Ãtait la seule qui eñt appartenu au cÃläbre Boniface de La Mole. Il trouva à l’hìtel la marquise et sa fille, qui arrivaient d’Hyäres.
Julien Ãtait un dandy maintenant, et comprenait l’art de vivre à Paris. Il fut d’une froideur parfaite envers Mlle de La Mole. Il parut n’avoir gardà aucun souvenir des temps oó elle lui demandait si gaiement des dÃtails sur sa maniäre de tomber de cheval avec grÃce.
Mlle de La Mole le trouva grandi et pÃli. Sa taille, sa tournure n’avaient plus rien du provincial; il n’en Ãtait pas ainsi de sa conversation; on y remarquait encore trop de sÃrieux, trop de positif. Malgrà ces qualitÃs raisonnables, grÃce à son orgueil, elle n’avait rien de subalterne, on sentait seulement qu’il regardait encore trop de chose s’comme importantes. Mais on voyait qu’il Ãtait homme à soutenir son dire.
– Il manque de lÃgäretÃ, mais non pas d’esprit, dit Mlle de La Mole à son päre, en plaisantant avec lui sur la croix qu’il avait donnÃe à Julien. Mon fräre vous l’a demandÃe pendant dix-huit mois, et c’est un La Mole!
– Oui, mais Julien a de l’imprÃvu, c’est ce qui n’est jamais arrivà au La Mole dont vous me parlez.
On annonáa M. le duc de Retz.
Mathilde se sentit saisie d’un bÃillement irrÃsistible; à le voir, il lui semblait qu’elle reconnaissait les antiques dorures et les anciens habituÃs du salon paternel. Elle se faisait une image parfaitement ennuyeuse de la vie qu’elle allait reprendre à Paris. Et cependant, à Hyäres, elle regrettait Paris.
Et pourtant j’ai dix-neuf ans! pensait-elle; c’est l’Ãge du bonheur, disent tous ces nigauds à tranches dorÃes. Elle regardait huit ou dix volumes de poÃsies nouvelles accumulÃs, pendant le voyage de Provence, sur la consolà du salon. Elle avait le malheur d’avoir plus d’esprit que MM. de Croisenois, de Caylus, de Luz et ses autres amis. Elle se figurait tout ce qu’ils allaient lui dire sur le beau ciel de la Provence, la poÃsie, le midi, etc., etc.
Ces yeux si beaux, oó respiraient l’ennui le plus profond et, pis encore le dÃsespoir de trouver le plaisir s’arrà tärent sur Julien. Du moins, il n’Ãtait pas exactement comme un autre.
– Monsieur Sorel, dit-elle avec cette voix vive, bräve et qui n’a rien de fÃminin, qu’emploient les jeunes femmes de la haute classe, Monsieur Sorel, venez-vous ce soir au bal de M. de Retz?
– Mademoiselle, je n’ai pas eu l’honneur d’à tre prÃsentà à M. le duc. (On eñt dit que ces mots et ce titre Ãcorchaient la bouche du provincial orgueilleux.)
– Il a chargà mon fräre de vous amener avec lui; et, si vous y Ãtiez venu, vous m’auriez donnà des dÃtails sur la terre de Villequier, il est question d’y aller au printemps. Je voudrais savoir si le chÃteau est logeable, et si les environs sont aussi jolis qu’on le dit. Il y a tant de rÃputations usurpÃes!
Julien ne rÃpondait pas.
– Venez au bal avec mon fräre, ajouta-t-elle d’un ton fort sec.
Julien salua avec respect.”Ainsi, mà me au milieu du bal, je dois des comptes à tous les membres de la famille; ne suis-je pas payà comme homme d’affaires?”Sa mauvaise humeur ajouta: “Dieu sait encore si cc que je dirai à la fille ne contrariera pas les projets du päre, du fräre, de la märe! C’est une vÃritable cour de prince souverain. Il faudrait y à tre d’une nullità parfaite, et cependant ne donner à personne le droit de se plaindre.
“Que cette grande fille me dÃplaÃ¥t! pensa-t-il en regardant marcher Mlle de La Mole, que sa märe avait appelÃe pour la prÃsenter à plusieurs femmes de ses amies. Elle outre toutes les modes; sa robe lui tombe des Ãpaules… elle est encore plus pÃle qu’avant son voyage… Quels cheveux sans couleur, à force d’à tre blonds; on dirait que le jour passe à travers!… Que de hauteur dans cette faáon de saluer, dans ce regard! quels gestes de reine!
Mlle de La Mole venait d’appeler son fräre, au moment oó il quittait le salon.
Le comte Norbert s’approcha de Julien:
– Mon cher Sorel, lui dit-il, oó voulez-vous que je vous prenne à minuit pour le bal de M. de Retz? Il m’a chargà expressÃment de vous amener.
– Je sais bien à qui je dois tant de bontÃs, rÃpondit Julien, en saluant jusqu’à terre.
Sa mauvaise humeur, ne pouvant rien trouver à reprendre au ton de politesse et mà me d’intÃrà t avec lequel Norbert lui avait parlÃ, se mit à s’exercer sur la rÃponse que lui, Julien, avait faite à ce mot obligeant. Il y trouvait une nuance de bassesse.
Le soir, en arrivant au bal, il fut frappà de la magnificence de l’hìtel de Retz. La cour d’entrÃe Ãtait couverte d’une immense tente de coutil cramoisi avec des Ãtoiles en or: rien de plus ÃlÃgant. Au-dessous de cette tente, la cour Ãtait transformÃe en un bois d’orangers et de lauriers-roses en fleurs. Comme on avait eu soin d’enterrer suffisamment les vases, les lauriers et les orangers avaient l’air de sortir de terre. Le chemin que parcouraient les voitures Ãtait sablÃ.
Cet ensemble parut extraordinaire à notre provincial. Il n’avait pas l’idÃe d’une telle magnificence; en un instant, son imagination Ãmue fut à mille lieues de la mauvaise humeur. Dans la voiture, en venant au bal, Norbert Ãtait heureux, et lui voyait tout en noir; à peine entrÃs dans la cour. les rìles changärent.
Norbert n’Ãtait sensible qu’à quelques dÃtails, qui, au milieu de tant de magnificence, n’avaient pu à tre soignÃs. Il Ãvaluait la dÃpense de chaque chose et, à mesure qu’il arrivait à un total ÃlevÃ, Julien remarqua qu’il s’en montrait presque jaloux et prenait de l’humeur.
Pour lui, il arriva sÃduit, admirant et presque timide à force d’Ãmotion, dans le premier des salons oó l’on dansait. On se pressait à la porte du second et la foule Ãtait si grande, qu’il lui fut impossible d’avancer. La dÃcoration de ce second salon reprÃsentait l’Alhambra de Grenade.
– C’est la reine du bal, il faut en convenir, disait un jeune homme à moustaches, dont l’Ãpaule entrait dans la poitrine de Julien.
– Mlle Fourmont, qui tout l’hiver a Ãtà la plus jolie, lui rÃpondait son voisin, s’aperáoit qu’elle descend à la seconde place; vois son air singulier.
– Vraiment elle met toutes voiles dehors pour plaire. Vois, vois ce sourire gracieux au moment oó elle figure seule dans cette contredanse. C’est, d’honneur impayable.
– Mlle de La Mole a l’air d’à tre maÃ¥tresse du plaisir que lui fait son triomphe, dont elle s’aperáoit fort bien. On dirait qu’elle craint de plaire à qui lui parle.
– Träs bien! voilà l’art de sÃduire.
Julien faisait de vains efforts pour apercevoir cette femme sÃduisante: sept ou huit hommes plus grands que lui l’empà chaient de la voir.
– Il y a bien de la coquetterie dans cette retenue si noble, reprit le jeune homme à moustaches.
– Et ces grands yeux bleus qui s’abaissent si lentement au moment oó l’on dirait qu’ils sont sur le point de se trahir, reprit le voisin. Ma foi, rien de plus habile.
– Vois comme aupräs d’elle la belle Fourmont a l’air commun, dit un troisiäme.
– Cet air de retenue veut dire: Que d’amabilità je dÃploierais pour vous, si vous Ãtiez l’homme digne de moi!
– Et qui peut à tre digne de la sublime Mathilde? dit le premier; quelque prince souverain, beau, spirituel bien fait, un hÃros à la guerre, et Ãgà de vingt ans tout au plus.
– Le fils naturel de l’empereur de Russie… auquel, en faveur de ce mariage, on ferait une souverainetÃ. … ou tout simplement le comte de Thaler, avec son air de paysan habillÃ…
La porte fut dÃgagÃe, Julien put entrer.
” Puisqu’elle passe pour si remarquable aux yeux de ces poupÃes, elle vaut la peine que je l’Ãtudie, pensa-t-il. Je comprendrai quelle est la perfection pour ces gens-lÃ.”
Comme il la cherchait des yeux, Mathilde le regarda.”Mon devoir m’appelle”, se dit Julien; mais il n’y avait plus d’humeur que dans son expression. La curiosità le faisait avancer avec un plaisir que la robe, fort basse des Ãpaules, de Mathilde augmenta bien vite, à la vÃrità d’une maniäre peu flatteuse pour son amour-propre.”Sa beautà a de la jeunesse”, pensa-t-il. Cinq ou six jeunes gens, parmi lesquels Julien reconnut ceux qu’il avait entendus à la porte, Ãtaient entre elle et lui.
– Vous monsieur, qui avez Ãtà ici tout l’hiver, lui dit-elle, n’est-il pas vrai que ce bal est le plus joli de la saison?
Il ne rÃpondait pas.
– Ce quadrille de Coulon me semble admirable et ces dames le dansent d’une faáon parfaite.
Les jeunes gens se retournärent pour voir quel Ãtait l’homme heureux dont on voulait absolument avoir une rÃponse. Elle ne fut pas encourageante.
– Je ne saurais à tre un bon juge, mademoiselle; je passe ma vie à Ãcrire: c’est le premier bal de cette magnificence que j’aie vu.
Les jeunes gens à moustaches furent scandalisÃs.
– Vous à tes un sage, Monsieur Sorel, reprit-on avec un intÃrà t plus marquÃ; vous voyez tous ces bals, toutes ces fà tes, comme un philosophe, comme J.-J. Rousseau. Ces folies vous Ãtonnent sans vous sÃduire.
Un mot venait d’Ãteindre l’imagination de Julien, et de chasser de son coeur toute illusion. Sa bouche prit l’expression d’un dÃdain un peu exagÃrà peut-à tre.
– J.-J. Rousscau, rÃpondit-il, n’est à mes yeux qu’un sot, lorsqu’il s’avise de juger le grand monde; il ne le comprenait pas, et y portait le coeur d’un laquais parvenu.
– Il a fait le Contrat social, dit Mathilde du ton de la vÃnÃration.
– Tout en prà chant la rÃpublique et le renversement des dignitÃs monarchiques, ce parvenu est ivre de bonheur, si un duc change la direction de sa promenade apräs dÃ¥ner, pour accompagner un de ses amis.
– Ah! oui, le duc de Luxembourg à Montmorency accompagne un M. Coindet du cìtà de Paris…, reprit Mlle de La Mole avec le plaisir et l’abandon de la premiäre jouissance de pÃdanterie. Elle Ãtait ivre de son savoir à peu präs comme l’acadÃmicien qui dÃcouvrit l’existence du roi Feretrius. L’oeil de Julien resta pÃnÃtrant et sÃväre. Mathilde avait eu un moment d’enthousiasme, la froideur de son partner la dÃconcerta profondÃment. Elle fut d’autant plus ÃtonnÃe, que c’Ãtait elle qui avait coutume de produire cet effet-là sur les autres.
Dans ce moment, le marquis de Croisenois s’avanáait avec empressement vers Mlle de La Mole. Il fut un instant à trois pas d’elle, sans pouvoir pÃnÃtrer à cause de la foule. Il la regardait en souriant de l’obstacle. La jeune marquise de Rouvray Ãtait präs de lui: c’Ãtait une cousine de Mathilde. Elle donnait le bras à son mari, qui ne l’Ãtait que depuis quinze jours. Le marquis de Rouvray, fort jeune aussi, avait tout l’amour niais qui prend un homme qui, faisant un mariage de convenance uniquement arrangà par les notaires, trouve une personne parfaitement belle. M. de Rouvray allait à tre duc à la mort d’un oncle fort ÃgÃ.
Pendant que le marquis de Croisenois, ne pouvant percer la foule, regardait Mathilde d’un air riant elle arrà tait ses grands yeux, d’un bleu cÃleste, sur lui et ses voisins.”Quoi de plus plat, se dit-elle que tout ce groupe! Voilà Croisenois qui prÃtend m’Ãpouser, il est doux, poli, il a des maniäres parfaites comme M. de Rouvray. Sans l’ennui qu’ils donnent ces messieurs seraient fort aimables. Lui aussi me suivra au bal avec cet air bornà et content. Un an apräs le mariage, ma voiture, mes chevaux, mes robes, mon chÃteau à vingt lieues de Paris, tout cela sera aussi bien que possible tout à fait ce qu’il faut pour faire pÃrir d’envie une parvenue, une comtesse de Roiville par exemple; et apräs?…”
Mathilde s’ennuyait en espoir. Le marquis de Croisenois parvint à l’approcher, et lui parlait, mais elle rà vait sans l’Ãcouter. Le bruit de ses paroles se confondait pour elle avec le bourdonnement du bal. Elle suivait de l’oeil machinalement Julien, qui s’Ãtait Ãloignà d’un air respectueux, mais fier et mÃcontent. Elle aperáut dans un coin, loin de la foule circulante, le comte Altamira, condamnà à mort dans son pays, que le lecteur connaÃ¥t dÃjÃ. Sous Louis XIV, une de ses parentes avait Ãpousà un prince de Conti; ce souvenir le protÃgeait un peu contre la police de la congrÃgation.
“Je ne vois que la condamnation à mort qui distingue un homme, pensa Mathilde, c’est la seule chose qui ne s’achäte pas.
“Ah! c’est un bon mot que je viens de me dire! quel dommage qu’il ne soit pas venu de faáon à m’en faire honneur.”Mathilde avait trop de goñt pour amener dans la conversation un bon mot (ait d’avance, mais elle avait aussi trop de vanità pour ne pas à tre enchantÃe d’elle-mà me. Un air de bonheur remplaáa dans ses traits l’apparence de l’ennui. Le marquis de Croisenois, qui lui parlait toujours, crut entrevoir le succäs, et redoubla de faconde.
“Qu’est-ce qu’un mÃchant pourrait objecter à mon bon mot? se dit Mathilde. Je rÃpondrais au critique: Un titre de baron, de vicomte, cela s’achäte; une croix, cela se donne; mon fräre vient de l’avoir, qu’a-t-il fait? un grade, cela s’obtient. Dix ans de garnison, ou un parent ministre de la guerre, et l’on est chef d’escadron comme Norbert. Une grande fortune!… c’est encore ce qu’il y a de plus difficile et par consÃquent de plus mÃritoire. Voilà ce qui est drìle! c’est le contraire de tout ce que disent les livres… Eh bien! pour la fortune, on Ãpouse la fille de M. Rothschild.
“RÃellement mon mot a de la profondeur. La condamnation à mort est encore la seule chose que l’on ne soit pas avisà de solliciter.”
– Connaissez-vous le comte Altamira? dit-elle à M. de Croisenois.
Elle avait l’air de revenir de si loin, et cette question avait si peu de rapport avec tout ce que le pauvre marquis lui disait depuis cinq minutes, que son amabilità en fut dÃconcertÃe. C’Ãtait pourtant un homme d’esprit et fort renommà comme tel.
“Mathilde a de la singularitÃ, pensa-t-il; c’est un inconvÃnient, mais elle donne une si belle position sociale à son mari! Je ne sais comment fait ce marquis de La Mole; il est lià avec ce qu’il y a de mieux dans toutes les nuances, c’est un homme qui ne peut sombrer. Et d’ailleurs, cette singularità de Mathilde peut passer pour du gÃnie. Avec une haute naissance et beaucoup de fortune le gÃnie n’est point un ridicule, et alors quelle distinction! Elle a si bien d’ailleurs, quand elle veut, ce mÃlange d’esprit, de caractäre et d Ã-propos, qui fait l’amabilità parfaite…”Comme il est difficile de faire bien deux choses à la fois, le marquis rÃpondait à Mathilde d’un air vide et comme rÃcitant une leáon:
– Qui ne connaÃ¥t ce pauvre Altamira? Et il lui faisait l’histoire de sa conspiration, ridicule, absurde.
– Träs absurde! dit Mathilde, comme se parlant à elle-mà me, mais il a agi. Je veux voir un homme; amenez-le-moi, dit-elle au marquis träs choquÃ.
Le comte Altamira Ãtait un des admirateurs les plus dÃclarÃs de l’air hautain et presque impertinent de Mlle de La Mole, elle Ãtait suivant lui l’une des plus belles personnes de Paris.
– Comme elle serait belle sur un trìne! dit-il à M. de Croisenois, et il se laissa amener sans difficultÃ.
Il ne manque pas de gens dans le monde qui veulent Ãtablir que rien n’est de mauvais ton comme une conspiration; cela sent le jacobin. Et quoi de plus laid que le jacobin sans succäs?
Le regard de Mathilde se moquait du libÃralisme d’Altamira avec M. de Croisenois, mais elle l’Ãcoutait avec plaisir.
“Un conspirateur au bal, c’est un joli contraste”, pensait-elle. Elle trouvait à celui-ci, avec ses moustaches noires, la figure du lion quand il se repose; mais elle s’aperáut bientìt que son esprit n’avait qu’une attitude: l’utilitÃ, l’admiration pour l’utilitÃ.
Exceptà ce qui pouvait donner à son pays le gouvernement de deux Chambres, le jeune comte trouvait que rien n’Ãtait digne de son attention. Il quitta avec plaisir Mathilde, la plus sÃduisante personne du bal, parce qu’il vit entrer un gÃnÃral pÃruvien.
DÃsespÃrant de l’Europe, le pauvre Altamira en Ãtait rÃduit à penser que, quand les Etats de l’AmÃrique mÃridionale seront forts et puissants, ils pourront rendre à l’Europe la libertà que Mirabeau leur a envoyÃe. Un tourbillon de jeunes gens à moustaches s’Ãtait approchà de Mathilde . Elle avait bien vu qu’Altamira n’Ãtait pas sÃduit, et se trouvait piquÃe de son dÃpart; elle voyait son oeil noir briller en parlant au gÃnÃral pÃruvien. Mlle de La Mole promenait ses regards sur les jeunes Franáais avec ce sÃrieux profond qu’aucune de ses rivales ne pouvait imiter.”Lequel d’entre eux, pensait-elle, pourrait se faire condamner à mort, en lui supposant mà me toutes les chances favorables?”
Ce regard singulier flattait ceux qui avaient peu d’esprit, mais inquiÃtait les autres. Ils redoutaient l’explosion de quelque mot piquant et de rÃponse difficile.
“Une haute naissance donne cent qualitÃs dont l’absence m’offenserait, je le vois par l’exemple de Julien, pensait Mathilde, mais elle Ãtiole ces qualitÃs de l’Ãme qui font condamner à mort.”
En ce moment, quelqu’un disait präs d’elle:
– Ce comte Altamira est le second fils du prince de San Nazaro-Pimentel; c’est un Pimentel qui tenta de sauver Conradin, dÃcapità en 1268. C’est l’une des plus nobles familles de Naples.
“VoilÃ, se dit Mathilde, qui prouve joliment ma maxime La haute naissance ìte la force de caractäre sans laquelle on ne se fait point condamner à mort! Je suis donc prÃdestinÃe à dÃraisonner ce soir. Puisque je ne suis qu’une femme comme une autre, eh bien, il faut danser.”Elle cÃda aux instances du marquis de Croisenois, qui depuis une heure sollicitait une galope’. Pour se distraire de son malheur en philosophie, Mathilde voulut à tre parfaitement sÃduisante, M. de Croisenois fut ravi.
Mais ni la danse, ni le dÃsir de plaire à l’un des plus jolis hommes de la cour, rien ne put distraire Mathilde. Il Ãtait impossible d’avoir plus de succäs. Elle Ãtait la reine du bal, elle le voyait, mais avec froideur.
“Quelle vie effacÃe je vais passer avec un à tre tel que Croisenois! se disait-elle, comme il la ramenait à sa place une heure apräs… Oó est le plaisir pour moi, ajouta-t-elle tristement, si, apräs six mois d’absence, je ne le trouve pas au milieu d’un bal, qui fait l’envie de toutes les femmes de Paris? Et encore, j’y suis environnÃe des hommages d’une sociÃtà que je ne puis pas imaginer mieux composÃe. Il n’y a ici de bourgeois que quelques pairs et un ou deux Julien peut-à tre. Et cependant, ajoutait-elle avec une tristesse croissante, quels avantages le sort ne m’a-t-il pas donnÃs: illustration, fortune jeunesse! hÃlas! tout, exceptà le bonheur.
“Les plus douteux de mes avantages sont encore ceux dont ils m’ont parlà toute la soirÃe. L’esprit, j’y crois, car je leur fais peur Ãvidemment à tous. S’ils osent aborder un sujet sÃrieux, au bout de cinq minutes de conversation, ils arrivent tout hors d’haleine, et comme faisant une grande dÃcouverte, à une chose que je leur rÃpäte depuis une heure. Je suis belle, j’ai cet avantage pour lequel Mme de Staâl eñt tout sacrifiÃ, et pourtant il est de fait que je meurs d’ennui. Y a-t-il une raison pour que Je m’ennuie moins, quand J’aurai changà mon nom pour celui du marquis de Croisenois?
“Mais, mon Dieu! ajouta-t-elle presque avec l’envie de pleurer, n’est-ce pas un homme parfait? c’est le chef-d’oeuvre de l’Ãducation de ce siäcle; on ne peut le regarder sans qu’il trouve une chose aimable, et mà me spirituelle, à vous dire, il est brave… Mais ce Sorel est singulier, se dit-elle, et son oeil quittait l’air morne pour l’air fÃchÃ. Je l’ai averti que j’avais à lui parler, et il ne daigne pas reparaÃ¥tre!”
CHAPITRE IX
LE BAL
Le luxe des toilettes, l’Ãclat des bougies, les parfums; tant de jolis bras, de belles Ãpaules! des bouquets! des airs de Rossini qui enlävent, des peintures de CicÃri! Je suis hors de moi! Voyages d’Uzeri.
– Vous avez de l’humeur, lui dit la marquise de La Mole, je vous en avertis, c’est de mauvaise grÃce au bal.
– Je ne me sens que mal à la tà te, rÃpondit Mathilde d’un air dÃdaigneux, il fait trop chaud ici.
A ce moment, comme pour justifier Mlle de La Mole le vieux baron de Tolly se trouva mal et tomba; on fut obligà de l’emporter. On parla d’apoplexie, ce fut un ÃvÃnement dÃsagrÃable.
Mathilde ne s’en occupa point. C’Ãtait un parti pris, chez elle, de ne regarder jamais les vieillards et tous les à tres reconnus pour dire des choses tristes.
Elle dansa pour Ãchapper à la conversation sur l’apoplexie, qui mà me n’en Ãtait pas une, car le surlendemain le baron reparut.
“Mais M. Sorel ne vient point, se dit-elle encore, apräs qu’elle eut dansÃ.”Elle le cherchait presque des yeux, lorsqu’elle l’aperáut dans un autre salon. Chose Ãtonnante, il semblait avoir perdu ce ton de froideur impassible qui lui Ãtait si naturel; il n’avait plus l’air anglais.
“Il cause avec le comte Altamira, mon condamnà à mort! se dit Mathilde. Son oeil est plein d’un feu sombre il a la tournure d’un prince doguisÃ, son regard à redoublà d’orgueil.”
Julien se rapprochait de la place oó elle Ãtait, toujours causant avec Altamira, elle le regardait fixement Ãtudiant ses traits pour y chercher ces hautes qualitÃs qui peuvent valoir à un homme l’honneur d’à tre condamnà à mort.
Comme il passait präs d’elle:
– Oui, disait-il au comte Altamira, Danton Ãtait un homme!
“O ciel! serait-il un Danton, se dit Mathilde, mais il a une figure si noble, et ce Danton Ãtait si horriblement laid un boucher, je crois. Julien Ãtait encore assez präs d’elle, elle n’hÃsita pas à l’appeler, elle avait la conscience et l’orgueil de faire une question extraordinaire pour une jeune fille.
– Danton n’Ãtait-il pas un boucher? lui dit-elle.
– Oui, aux yeux de certaines personnes, lui rÃpondit Julien, avec l’expression du mÃpris le plus mal doguisÃ, et l’oeil encore enflammà de sa conversation avec Altamira mais malheureusement pour les gens bien nÃs, il Ãtait avocat à MÃry-sur-Seine; c’est-Ã-dire, mademoiselle, ajouta-t-il d’un air mÃchant, qu’il a commencà comme plusieurs pairs que je vois ici. Il est vrai que Danton avait un dÃsavantage Ãnorme aux yeux de la beautÃ, il Ãtait fort laid.
Ces derniers mots furent dits rapidement, d’un air extraordinaire et assurÃment fort peu poli.
Julien attendit un instant, le haut du corps lÃgärement penchÃ, et avec un air orgueilleusement humble. Il semblait dire: “Je suis payà pour vous rÃpondre, et je vis de mon salaire.”Il ne daignait pas lever l’oeil sur Mathilde. Elle, avec ses beaux yeux ouverts extraordinairement et fixÃs sur lui, avait l’air de son esclave. Enfin, comme le silence continuait, il la regarda ainsi qu’un valet regarde son maÃ¥tre, afin de prendre des ordres. Quoique ses veux rencontrassent en plein ceux de Mathilde, toujours fixÃs sur lui avec un regard Ãtrange, il s’Ãloigna avec un empressement marquÃ.
“Lui, qui est rÃellement si beau se dit enfin Mathilde sortant de sa rà verie, faire un tel Ãloge de la laideur! Jamais de retour sur lui-mà me! Il n’est pas comme Caylus ou Croisenois. Ce Sorel a quelque chose de l’air que prend mon päre quand il fait si bien NapolÃon au bal.”Elle avait tout à fait oublià Danton.”DÃcidÃment ce soir, je m’ennuie.”Elle saisit le bras de son fräre, et, à son grand chagrin, le foráa de faire un tour dans le bal. L’idÃe lui vint de suivre la conversation du condamnà à mort avec Julien.
La foule Ãtait Ãnorme. Elle parvint cependant à les rejoindre au moment oó, à deux pas devant elle, Altamira s’approchait d’un plateau pour prendre une glace. Il parlait à Julien, le corps à demi tournÃ. Il vit un bras d’habit brodà qui prenait une glace à cìtà de la sienne. La broderie sembla exciter son attention; il se retourna tout à fait pour voir le personnage à qui appartenait ce bras. A l’instant, ces yeux noirs, si nobles et si naãfs prirent une lÃgäre expression de dÃdain.
– Vous voyez cet homme, dit-il assez bas à Julien; c’est le prince d’Araceli, ambassadeur de***. Ce matin il a demandà mon extradition à votre ministre des affaires Ãtrangäres de France, M. de Nerval. Tenez, le voilà lÃ-bas, qui joue au whist’. M. de Nerval est assez disposà à me livrer, car nous vous avons donnà deux ou trois conspirateurs en 18162. Si l’on me rend à mon roi je suis pendu dans les vingt-quatre heures. Et ce sera quelqu’un de ces jolis messieurs à moustaches qui m’empoignera.
– Les infÃmes! s’Ãcria Julien à demi haut.
Mathilde ne perdait pas une syllabe de leur conversation. L’ennui avait disparu.
– Pas si infÃmes, reprit le comte Altamira. Je vous ai parlà de moi pour vous frapper d’une image vive. Regardez le prince d’Araceli, toutes les cinq minutes il jette les yeux sur sa toison d’or, il ne revient pas du plaisir de voir ce colifichet sur sa poitrine. Ce pauvre homme n’est au fond qu’un anachronisme. Il y a cent ans, la toison Ãtait un honneur insigne, mais alors elle eñt passà bien au-dessus de sa tà te. Aujourd’hui, parmi les gens bien nÃs, il faut à tre un Araceli pour en à tre enchantÃ. Il eñt fait pendre toute une ville pour l’obtenir.
– Est-ce à ce prix qu’il l’a eue? dit Julien avec anxiÃtÃ.
– Non pas prÃcisÃment, rÃpondit Altamira froidement; il a peut-à tre fait jeter à la riviäre une trentaine de riches propriÃtaires de son pays, qui passaient pour libÃraux.
– Quel monstre! dit encore Julien.
Mlle de La Mole, penchant la tà te avec le plus vif intÃrà t, Ãtait si präs de lui, que ses beaux cheveux touchaient presque son Ãpaule.
– Vous à tes bien jeune! rÃpondait Altamira. Je vous disais que j’ai une soeur mariÃe en Provence; elle est encore jolie, bonne, douce, c’est une excellente märe de famille, fidäle à tous ses devoirs, pieuse et non dÃvote.
“Oó veut-il en venir?”pensait Mlle de La Mole.
– Elle est heureuse, continua le comte Altamira; elle l’Ãtait en 1815. Alors j’Ãtais cachà chez elle, dans sa terre präs d’Antibes; eh bien, au moment oó elle apprit l’exÃcution du marÃchal Ney, elle se mit à danser!
– Est-il possible? dit Julien atterrÃ.
– C’est l’esprit de parti, reprit Altamira. Il n’y a plus de passions vÃritables au XIXe siäcle; c’est pour cela que l’on s’ennuie tant en France. On fait les plus grandes cruautÃs, mais sans cruautÃ.
– Tant pis! dit Julien; du moins, quand on fait des crimes, faut-il les faire avec plaisir; ils n’ont que cela de bon, et l’on ne peut mà me les justifier un peu que par cette raison.
Mlle de La Mole, oubliant tout à fait ce qu’elle se devait à elle-mà me, s’Ãtait placÃe presque entiärement entre Altamira et Julien. Son fräre qui lui donnait le bras, accoutumà à lui obÃir, regardait ailleurs dans la salle, et, pour se donner une contenance, avait l’air d’à tre arrà tà par la foule.
– Vous avez raison, disait Altamira; on fait tout sans plaisir et sans s’en souvenir, mà me les crimes. Je puis vous montrer dans ce bal dix hommes peut-à tre qui seront damnÃs comme assassins. Ils l’ont oubliÃ, et le monde aussi.
“Plusieurs sont Ãmus jusqu’aux larmes si leur chien se cas se la patte . Au Päre-Lachaise, quand on jette des fleurs sur leur tombe, comme vous dites si plaisamment à Paris, on nous apprend qu’ils rÃunissaient toutes les vertus des preux chevaliers. et l’on parle des grandes actions de leur bisaãeul qui vivait sous Henri IV. Si, malgrà les bons offices du prince d’Araceli, je ne suis pas pendu et que je jouisse jamais de ma fortune à Paris, je veux vous faire dÃ¥ner avec huit ou dix assassins honorÃs et sans remords.
“Vous et moi, à ce dÃ¥ner, nous serons les seuls purs de sang, mais je serai mÃprisà et presque haã, comme un monstre sanguinaire et jacobin, et vous, mÃprisà simplement comme homme du peuple intrus dans la bonne compagnie.
– Rien de plus vrai, dit Mlle de La Mole.
Altamira la regarda ÃtonnÃ; Julien ne daigna pas la regarder.
– Notez que la rÃvolution à la tà te de laquelle je me suis trouvÃ, continua le comte Altamira, n’a pas rÃussi uniquement parce que je n’ai pas voulu faire tomber trois tà tes et distribuer à nos partisans sept à huit millions qui se trouvaient dans une caisse dont j’avais la clef. Mon roi qui, aujourd’hui, brñle de me faire pendre, et qui, avant la rÃvolte, me tutoyait, m’eñt donnà le grand cordon de son ordre si j’avais fait tomber ces trois tà tes et distribuer l’argent de ces caisses, car j’aurais obtenu au moins un demi-succäs, et mon pays eñt eu une charte telle quelle… Ainsi va le monde, c’est une partie d’Ãchecs.
– Alors, reprit Julien l’oeil en feu, vous ne saviez pas le jeu, maintenant…
– Je ferais tomber des tà tes, voulez-vous dire, et je ne serais pas un Girondin comme vous me le faisiez entendre l’autre jour?… Je vous rÃpondrai, dit Altamira, d’un air triste, quand vous aurez tuà un homme en duel, ce qui encore est bien moins laid que de le faire exÃcuter par un bourreau.
– Ma foi! dit Julien, qui veut la fin veut les moyens; si, au lieu d’à tre un atome, j’avais quelque pouvoir, je ferais pendre trois hommes pour sauver la vie à quatre.
Ses yeux exprimaient le feu de la conscience et le mÃpris des vains jugements des hommes; ils renconträrent ceux de Mlle de La Mole tout präs de lui, et ce mÃpris, loin de se changer en air gracieux et civil, sembla redoubler.
Elle en fut profondÃment choquÃe, mais il ne fut plus en son pouvoir d’oublier Julien; elle s’Ãloigna avec dÃpit, entraÃ¥nant son fräre.
“Il faut que je prenne du punch et que je danse beaucoup, se dit-elle, je veux choisir ce qu’il y a de mieux et faire effet à tout prix. Bon, voici ce fameux impertinent, le comte de Fervaques.”Elle accepta son invitation, ils dansärent.”Il s’agit de voir, pensa-t-elle, qui des deux sera le plus impertinent; mais, pour me moquer pleinement de lui, il faut que je le fasse parler.”Bientìt tout le reste de la contredanse ne dansa que par contenants. On ne voulait pas perdre une des reparties piquantes de Mathilde. M. de Fervaques se troublait, et, ne trouvant que des paroles ÃlÃgantes au lieu d’idÃes faisait des mines, Mathilde, qui avait de l’humeur, fut cruelle pour lui, et s’en fit un ennemi. Elle dansa jusqu’au jour, et enfin se retira horriblement fatiguÃe. Mais, en voiture, le peu de forces qui lui restait Ãtait encore employà à la rendre triste et malheureuse. Elle avait Ãtà mÃprisÃe par Julien, et ne pouvait le mÃpriser.
Julien Ãtait au comble du bonheur, ravi à son insu par la musique, les fleurs, les belles femmes, l’ÃlÃgance gÃnÃrale, et, plus que tout, par son imagination qui rà vait des distinctions pour lui et la libertà pour tous.
– Quel beau bal! dit-il au comte, rien n’y manque.
– Il y manque la pensÃe, rÃpondit Altamira.
Et sa physionomie trahissait ce mÃpris, qui n’en est que plus piquant, parce qu’on voit que la politesse s’impose le devoir de le cacher.
– Vous y à tes, Monsieur le comte. N’est-ce pas la pensÃe et conspirante encore?
– Je suis ici à cause de mon nom. Mais on hait la pensÃe dans vos salons. Il faut qu’elle ne s’Ãläve pas au-dessus de la pointe d’un couplet de vaudeville, alors on la rÃcompense. Mais l’homme qui pense, s’il a de l’Ãnergie et de la nouveautà dans ses saillies, vous l’appelez cynique. N’est-ce pas ce nom-là qu’un de vos juges a donnà à Courier? Vous l’avez mis en prison, ainsi que BÃranger. Tout ce qui vaut quelque chose, chez vous, par l’esprit, la congrÃgation le jette à la police correctionnelle; et la bonne compagnie applaudit.
“C’est que votre sociÃtà vieillie prise avant tout les convenances… Vous ne vous Ãläverez jamais au-dessus de la bravoure militaire; vous aurez des Murat, et jamais de Washington. Je ne vois en France que de la vanitÃ. Un homme qui invente en parlant arrive facilement à une saillie imprudente, et le maÃ¥tre de la maison se croit dÃshonorÃ.
A ces mots, la voiture du comte, qui ramenait Julien s’arrà ta devant l’hìtel de La Mole. Julien Ãtait amoureux de son conspirateur. Altamira lui avait fait ce beau compliment, Ãvidemment Ãchappà à une profonde conviction: Vous n’avez pas la lÃgäretà franáaise et comprenez le principe de l’utilitÃ. Or il se trouvait que, justement l’avant-veille, Julien avait vu Marino Faliero, tragÃdie de M. Casimir Delavigne.
“Israâl Bertuccio, un simple charpentier de l’arsenal, n’a-t-il pas plus de caractäre que tous ces nobles VÃnitiens? se disait notre plÃbÃien rÃvoltÃ, et cependant ce sont des gens dont la noblesse prouvÃe remonte à l’an 700, un siäcle avant Charlemagne, tandis que tout ce qu’il y avait de plus noble ce soir, au bal de M. de Retz, ne remonte, et encore clopin-clopant, que jusqu’au XIIIe siäcle. Eh bien! au milieu de ces nobles de Venise, si grands par la naissance, mais si ÃtiolÃs, mais si effacÃs par le caractäre, c’est d’Israâl Bertuccio qu’on se souvient.
“Une conspiration anÃantit tous les titres donnÃs par les caprices sociaux. LÃ, un homme prend d’emblÃe le rang que lui assigne sa maniäre d’envisager la mort. L’esprit lui-mà me perd de son empire…
“Que serait Danton aujourd’hui, dans ce siäcle des Valenod et des Rà nal? pas mà me substitut du procureur du roi …
“Que dis-je? il se serait vendu à la congrÃgation, il serait ministre, car enfin ce grand Danton a volÃ. Mirabeau aussi s’est vendu. NapolÃon avait volà des millions en Italie, sans quoi il eñt Ãtà arrà tà tout court par la pauvretÃ, comme Pichegru. La Fayette seul n’a jamais volÃ. Faut-il voler, faut-il se vendre?”pensa Julien. Cette question l’arrà ta tout court. Il passa le reste de la nuit à lire l’histoire de la rÃvolution.
Le lendemain, en faisant ses lettres dans la bibliothäque, il ne songeait encore qu’à la conversation du comte Altamira.
“Dans le fait, se disait-il, apräs une longue rà verie, si ces Espagnols libÃraux avaient compromis le peuple par des crimes, on ne les eñt pas balayÃs avec cette facilitÃ. Ce furent des enfants orgueilleux et bavards… comme moi! s’Ãcria tout à coup Julien, comme se rÃveillant en sursaut.
“Qu’ai-je fait de difficile qui me donne le droit de juger de pauvres diables, qui enfin, une fois en la vie, ont osÃ, ont commencà à agir? Je suis comme un homme qui, au sortir de table, s’Ãcrie: Demain je ne dÃ¥nerai pas; ce qui ne m’empà chera point d’à tre fort et allägre comme je le suis aujourd’hui. Qui sait ce qu’on Ãprouve à moitià chemin d’une grande action? Car enfin ces choses-là ne se font pas comme on tire un coup de pistolet…”Ces hautes pensÃes furent troublÃes par l’arrivÃe imprÃvue de Mlle de La Mole, qui entrait dans la bibliothäque. Il Ãtait tellement animà par son admiration pour les grandes qualitÃs de Danton, de Mirabeau, de Carnot, qui ont su n’à tre pas vaincus, que ses yeux s’arrà tärent sur Mlle de La Mole, mais sans songer à elle, sans la saluer, sans presque la voir. Quand enfin ses grands yeux si ouverts s’aperáurent de sa prÃsence, son regard s’Ãteignit. Mlle de La Mole le remarqua avec amertume.
En vain elle lui demanda un volume de l’Histoire de France de Velly, placà au rayon le plus Ãlevà ce qui obligeait Julien à aller chercher la plus grande des deux Ãchelles; Julien avait approchà l’Ãchelle, il avait cherchà le volume, il le lui avait remis, sans encore pouvoir songer à elle. En remportant l’Ãchelle, dans sa prÃoccupation, il donna un coup de coude dans une des glaces de la bibliothäque; les Ãclats, en tombant sur le parquet le rÃveillärent enfin. Il se hÃta de faire des excuses à Mlle de La Mole, il voulut à tre poli, mais il ne fut que poli. Mathilde vit avec Ãvidence qu’elle l’avait troublÃ, et qu’il eñt mieux aimà songer à ce qui l’occupait avant son arrivÃe, que lui parler. Apräs l’avoir beaucoup regardà elle s’en alla lentement. Julien la regardait marcher. Ii jouissait du contraste de la simplicità de sa toilette actuelle, avec l’ÃlÃgance magnifique de celle de la veille. La diffÃrence entre les deux physionomies Ãtait presque aussi frappante. Cette jeune fille, si altiäre au bal du duc de Retz, avait presque en ce moment un regard suppliant.”RÃellement, se dit Julien, cette robe noire fait briller encore mieux la beautà de sa taille. Elle a un port de reine, mais pourquoi est-elle en deuil?
“Si je demande à quelqu’un la cause de ce deuil, il se trouvera que je commets encore une gaucherie.”Julien Ãtait tout à fait sorti des profondeurs de son enthousiasme.”Il faut que je relise toutes les lettres que j’ai faites ce matin; Dieu sait les mots sautÃs et les balourdises que j’y trouverai.”Comme il lisait avec une attention forcÃe la premiäre de ces lettres, il entendit tout präs de lui le bruissement d’une robe de soie, il se retourna rapidement; Mlle de La Mole Ãtait à deux pas de sa table, elle riait. Cette seconde interruption donna de l’humeur à Julien.
Pour Mathilde, elle venait de sentir vivement qu’elle n’Ãtait rien pour ce jeune homme; ce rire Ãtait fait pour cacher son embarras, elle y rÃussit.
– êvidemment, vous songez à quelque chose de bien intÃressant, Monsieur Sorel. N’est-ce point quelque anecdote curieuse sur la conspiration qui nous a envoyà à Paris M. le comte Altamira? Dites-moi ce dont il s’agit, je brñle de le savoir; je serai discräte, je vous le jure.
Elle fut ÃtonnÃe de ce mot en se l’entendant prononcer. Quoi donc, elle suppliait un subalterne! Son embarras augmentant, elle ajouta d’un petit air lÃger:
– Qu’est-ce qui a pu faire de vous, ordinairement si froid, un à tre inspirÃ, une espäce de prophäte de Michel-Ange?
Cette vive et indiscräte interrogation, blessant Julien profondÃment, lui rendit toute sa folie.
– Danton a-t-il bien fait de voler? lui dit-il brusquement et d’un air qui devenait de plus en plus farouche. Les rÃvolutionnaires du PiÃmont, de l’Espagne, devaient-ils compromettre le peuple par des crimes? donner à des gens mà me sans mÃrite toutes les places de l’armÃe, toutes les croix? les gens qui auraient portà ces croix n’eussent-ils pas redoutà le retour du roi? fallait-il mettre le trÃsor de Turin au pillage? En un mot, mademoiselle, dit-il en s’approchant d’elle d’un air terrible, l’homme qui veut chasser l’ignorance et le crime de la terre, doit-il passer comme la tempà te et faire le mal comme au hasard?
Mathilde eut peur, ne put soutenir son regard, et recula deux pas. Elle le regarda un instant; puis, honteuse de sa peur, d’un pas lÃger elle sortit de la bibliothäque.
CHAPITRE X
LA REINE MARGUERITE
Amour! dans quelle folie ne parviens-tu pas à nous faire trouver du plaisir? Lettre d’une RELIGIEUSE PORTUGAISE.
Julien relut ses lettres. Quand la cloche du dÃ¥ner se fit entendre: “Combien je dois avoir Ãtà ridicule aux yeux de cette poupÃe parisienne! se dit-il; quelle folie de lui dire rÃellement ce à quoi je pensais! mais peut-à tre folie pas si grande. La vÃrità dans cette occasion Ãtait digne de moi.
“Pourquoi aussi venir m’interroger sur des choses intimes? cette question est indiscräte de sa part. Elle a manquà d’usage. Mes pensÃs sur Danton ne font point partie du service pour lequel son päre me paye.”
En arrivant dans la salle à manger, Julien fut distrait de son humeur par le grand deuil de Mlle de La Mole, qui le frappa d’autant plus qu’aucune autre personne de la famille n’Ãtait en noir.
Apräs dÃ¥ner, il se trouva tout à fait dÃbarrassà de l’accäs d’enthousiasme qui l’avait obsÃdà toute la journÃe. Par bonheur, l’acadÃmicien qui savait le latin Ãtait de ce dÃ¥ner.”Voilà l’homme qui se moquera le moins de moi, se dit Julien, si, comme je le prÃsume, ma question sur le deuil de Mlle de La Mole est une gaucherie.”
Mathilde le regardait avec une expression singuliäre.”Voilà bien la coquetterie des femmes de ce pays telle que Mme de Rà nal me l’avait peinte, se dit Julien. Je n’ai pas Ãtà aimable pour elle ce matin, je n’ai pas cÃdà à la fantaisie qu’elle avait de causer. J’en augmente de prix à ses yeux. Sans doute le diable n’y perd rien. Plus tard, sa hauteur dÃdaigneuse saura bien se venger. Je la mets à pis faire. Quelle diffÃrence avec ce que j’ai perdu! quel naturel charmant! quelle naãvetÃ! Je savais ses pensÃes avant elle, je les voyais naÃ¥tre, je n’avais pour antagoniste, dans son coeur, que la peur de la mort de ses enfants; c’Ãtait une affection raisonnable et naturelle, aimable mà me pour moi qui en souffrais. J’ai Ãtà un sot. Les idÃes que je me faisais de Paris m’ont empà chà d’apprÃcier cette femme sublime.
“Quelle diffÃrence, grand Dieu! et qu’est-ce que je trouve ici? de la vanità säche et hautaine, toutes les nuances de l’amour-propre et rien de plus.”
On se levait de table.”Ne laissons pas engager mon acadÃmicien”, se dit Julien. Il s’approcha de lui comme on passait au jardin, prit un air doux et soumis, et partagea sa fureur contre le succäs d’Hernani.
– Si nous Ãtions encore au temps des lettres de cachet!… dit-il
– Alors il n’eñt pas osÃ, s’Ãcria l’acadÃmicien avec un geste à la Talma.
A propos d’une fleur, Julien cita quelques mots des GÃorgiques de Virgile, et trouva que rien n’Ãtait Ãgal aux vers de l’abbà Delille. En un mot, il flatta l’acadÃmicien de toutes les faáons. Apräs quoi, de l’air le plus indiffÃrent:
– Je suppose, lui dit-il que Mlle de La Mole a hÃrità de quelque oncle dont elle porte le deuil.
– Quoi! vous à tes de la maison, dit l’acadÃmicien en s’arrà tant tout court, et vous ne savez pas sa folie? Au fait, il est Ãtrange que sa märe lui permette de telles choses, mais, entre nous, ce n’est pas prÃcisÃment par la force du caractäre qu’on brille dans cette maison. Mlle Mathilde en a pour eux tous et les mäne. C’est aujourd’hui le 30 avril! et l’acadÃmicien s’arrà ta en regardant Julien d’un air fin. Julien sourit de l’air le plus spirituel qu’il put.
“Quel rapport peut-il y avoir entre mener toute une maison, porter une robe noire et le 30 avril? se disait-il. Il faut que je sois encore plus gauche que je ne le pensais.”
– Je vous avouerai…, dit-il à l’acadÃmicien, et son oeil continuait à interroger.
– Faisons un tour de jardin, dit l’acadÃmicien entrevoyant avec ravissement l’occasion de faire une longue narration ÃlÃgante.
– Quoi! est-il bien possible que vous ne sachiez pas ce qui s’est passà le 30 avril 1574?
– Et oó? dit Julien ÃtonnÃ.
– En place de Gräve.
Julien Ãtait si Ãtonnà que ce mot ne le mit pas au fait. La curiositÃ, l’attente d un intÃrà t tragique, si en rapport avec son caractäre, lui donnaient ces yeux brillants qu’un narrateur aime tant à voir chez la personne qui Ãcoute. L’acadÃmicien, ravi de trouver une oreille vierge, raconta longuement à Julien comme quoi, le 30 avril 1574, le plus joli garáon de son siäcle, Boniface de La Mole et Annibal de Coconasso, gentilhomme piÃmontais, son ami, avaient eu la tà te tranchÃe en place de Gräve. La Mole Ãtait l’amant adorà de la reine Marguerite de Navarre.
– Et remarquez, ajouta l’acadÃmicien, que Mlle de La Mole s’appelle Mathilde-Marguerite. La Mole Ãtait en mà me temps le favori du duc d’Alenáon et l’intime ami du roi de Navarre, depuis Henri IV, mari de sa maÃ¥tresse. Le jour du mardi-gras de cette annÃe 1574, la cour se trouvait à Saint-Germain avec le pauvre roi Charles IX, qui s’en allait mourant. La Mole voulut enlever les princes ses amis, que la reine Catherine de MÃdicis retenait comme prisonniers à la cour. Il fit avancer deux cents chevaux sous les murs de Saint-Germain, le duc d’Alenáon eut peur, et La Mole fut jetà au bourreau.
“Mais ce qui touche Mlle Mathilde, ce qu’elle m’a avouà elle-mà me, il y a sept à huit ans, quand elle en avait douze, car c’est une tà te, une tà te!… et l’acadÃmicien leva les yeux au ciel. Ce qui l’a frappÃe dans cette catastrophe politique, c’est que la reine Marguerite de Navarre, cachÃe dans une maison de la place de Gräve osa faire demander au bourreau la tà te de son amant. Et la nuit suivante, à minuit, elle prit cette tà te dans sa voiture, et alla l’enterrer elle-mà me dans une chapelle situÃe au pied de la colline de Montmartre.
– Est-il possible? s’Ãcria Julien touchÃ.
– Mlle Mathilde mÃprise son fräre, parce que, comme vous le voyez, il ne songe nullement à toute cette histoire ancienne, et ne prend point le deuil le 30 avril. C’est depuis ce fameux supplice, et pour rappeler l’amitià intime de La Mole pour Coconasso, lequel Coconasso comme un Italien qu’il Ãtait, s’appelait Annibal, que tous les hommes de cette famille portent ce nom. Et, ajouta l’acadÃmicien en baissant la voix, ce Coconasso fut, au dire de Charles IX lui-mà me, l’un des plus cruels assassins du 24 aoñt 1572… Mais comment est-il possible, mon cher Sorel, que vous ignoriez ces choses, vous, commensal de cette maison?
– Voilà donc pourquoi, deux fois à dÃ¥ner, Mlle de La Mole a appelà son fräre Annibal. Je croyais avoir mal entendu.
– C’Ãtait un reproche. Il est Ãtrange que la marquise souffre de telles folies… Le mari de cette grande fille en verra de belles!
Ce mot fut suivi de cinq ou six phrases satiriques. La joie et l’intimità qui brillaient dans les yeux de l’acadÃmicien choquärent Julien.”Nous voici deux domestiques occupÃs à mÃdire de leurs maÃ¥tres, pensa-t-il. Mais rien ne doit m’Ãtonner de la part de cet homme d’acadÃmie.”
Un jour, Julien l’avait surpris aux genoux de la marquise de La Mole; il lui demandait une recette de tabac pour un neveu de province. Le soir, une petite femme de chambre de Mlle de La Mole, qui faisait la cour à Julien comme jadis êlisa, lui donna cette idÃe, que le deuil dà sa maÃ¥tresse n’Ãtait point pris pour attirer les regards. Cette bizarrerie tenait au fond de son caractäre. Elle aimait rÃellement ce La Mole, amant aimà de la reine la plus spirituelle de son siäcle et qui mourut pour avoir voulu rendre la libertà à ses amis. Et quels amis! le premier prince du sang et Henri IV.
Accoutumà au naturel parfait qui brillait dans toute la conduite de Mme de Rà nal, Julien ne voyait qu’affectation dans toutes les femmes de Paris; et, pour peu qu’il fñt disposà à la tristesse, ne trouvait rien à leur dire. Mlle de La Mole fit exception.
Il commenáait à ne plus prendre pour de la sÃcheresse de coeur le genre de beautà qui tient à la noblesse du maintien. Il eut de longues conversations avec Mlle de La Mole, qui, pendant les beaux jours du printemps, se promenait avec lui dans le jardin, le long des fenà tres ouvertes du salon. Elle lui dit un jour qu’elle lisait l’histoire de d’AubignÃ, et Brantìme.”Singuliäre lecture pensa Julien; et la marquise ne lui permet pas de lire les romans de Walter Scott!”
Un jour elle lui raconta, avec ces veux brillants de plaisir qui prouvent la sincÃrità de l’admiration, ce trait d’une jeune femme du rägne de Henri III, qu’elle venait de lire dans les MÃmoires de l’Ãtoile: Trouvant son mari infidäle, elle le poignarda.
L’amour-propre de Julien Ãtait flattÃ. Une personne environnÃe de tant de respects, et qui, au dire de l’acadÃmicien, menait toute la maison, daignait lui parler d’un air qui pouvait presque ressembler à de l’amitiÃ.
“Je m’Ãtais trompÃ, pensa bientìt Julien, ce n’est pas de la familiarità je ne suis qu’un confident de tragÃdie c’est le besoin dà parler. Je passe pour savant dans cette famille. Je m’en vais lire Brantìme, d’AubignÃ, l’êstoile. Je pourrai contester quelques-unes des anecdotes dont me parle Mlle de La Mole Je veux sortir de ce rìle de confident passif.”
Peu à peu ses conversations avec cette jeune fille, d’un maintien si imposant et en mà me temps si aisÃ, devinrent plus intÃressantes. Il oubliait son triste rìle de plÃbÃien rÃvoltÃ. Il la trouvait savante, et mà me raisonnable. Ses opinions dans le jardin Ãtaient bien diffÃrentes de celles qu’elle avouait au salon. Quelquefois elle avait avec lui un enthousiasme et une franchise qui formaient un contraste parfait avec sa maniäre d’à tre ordinaire, si altiäre et si froide.
Les guerres de La Ligue sont les temps hÃroãques de la France lui disait-elle un jour, avec des yeux Ãtincelants de gÃnie et d’enthousiasme. Alors chacun se battait pour obtenir une certaine chose qu’il dÃsirait, pour faire triompher son parti, et non pas pour gagner platement une croix, comme du temps de votre empereur. Convenez qu’il y avait moins d’Ãgoãsme et de petitesse. J’aime ce siäcle.
– Et Boniface de La mole en fut le hÃros, lui dit-il.
– Du moins il fut aimà comme peut-à tre il est doux de l’à tre. Quelle femme actuellement vivante n’aurait horreur de toucher à la tà te de son amant dÃcapitÃ?
Mme de La mole appela sa fille. L’hypocrisie, pour à tre utile. doit se cacher; et Julien, comme on voit, avait fait à Mlle de La Mole une demi-confidence sur son admiration pour NapolÃon.
“Voilà l’immense avantage qu’ils ont sur nous, se dit Julien, restà seul au jardin. L’histoire de leurs aãeux les Ãläve au-dessus des sentiments vulgaires, et ils n’ont pas toujours à songer à leur subsistance! Quelle misäre! ajoutait-il avec amertume, je suis indigne de raisonner sur ces grands intÃrà ts. Je les vois mal sans doute. Ma vie n’est qu’une suite d’hypocrisies, parce que je n’ai pas mille francs de rente pour acheter du pain.”
– A quoi rà vez-vous lÃ, monsieur? lui dit Mathilde, qui revenait en courant.
Il y avait de l’intimità dans cette question, et elle revenait en courant et essoufflÃe pour à tre avec lui. Julien Ãtait las de se mÃpriser. Par orgueil, il dit franchement sa pensÃe. Il rougit beaucoup en parlant de sa pauvretà à une personne aussi riche. Il chercha à bien exprimer par son ton fier qu’il ne demandait rien. Jamais il n’avait semblà aussi joli à Mathilde; elle lui trouva une expression de sensibilità et de franchise qui souvent lui manquait.
A moins d’un mois de lÃ, Julien se promenait pensif, dans le jardin de l’hìtel de La Mole, mais sa figure n’avait plus la duretà et la roguerie philosophique qu’y imprimait le sentiment continu de son infÃrioritÃ. Il venait de reconduire jusqu’à la porte du salon Mlle de La Mole, qui prÃtendait s’à tre fait mal au pied en courant avec son fräre.
“Elle s’est appuyÃe sur mon bras d’une faáon bien singuliäre! se disait Julien. Suis-je un fat, ou serait-il vrai qu’elle a du goñt pour moi? Elle m’Ãcoute d’un air si doux, mà me quand je lui avoue toutes les souffrances de mon orgueil! Elle qui a tant de fiertà avec tout le monde! On serait bien Ãtonnà au salon, si on lui voyait cette physionomie. Träs certainement cet air doux et bon, elle ne l’a avec personne.”
Julien cherchait à ne pas s’exagÃrer cette singuliäre amitiÃ. Il la comparait lui-mà me à un commerce armÃ. Chaque jour en se retrouvant, avant de reprendre le ton presque intime de la veille, on se demandait presque: “Serons-nous aujourd’hui amis ou ennemis?”Dans les premiäres phrases ÃchangÃes, le fond des choses n’Ãtait plus rien. On n’Ãtait attentif des deux cìtÃs qu’à la forme. Julien avait compris que se laisser offenser impunÃment une seule fois par cette fille si hautaine, c’Ãtait tout perdre.”Si je dois me brouiller, ne vaut-il pas mieux que ce soit de prime abord, en dÃfendant les justes droits de mon orgueil, qu’en repoussant les marques de mÃpris dont serait bientìt suivi le moindre abandon de ce que je dois à ma dignità personnelle?”
Plusieurs fois, en des jours de mauvaise humeur Mathilde essaya de prendre avec lui le ton d’une grande dame; elle mettait une rare finesse à ces tentatives, mais Julien les repoussait rudement.
Un jour il l’interrompit brusquement:
– Mademoiselle de La Mole a-t-elle quelque ordre à donner au secrÃtaire de son päre? lui dit-il; il doit Ãcouter ses ordres et les exÃcuter avec respect, mais du reste, il n’a pas le plus petit mot à lui adresser. Il n’est point payà pour lui communiquer ses pensÃes.
Cette maniäre d’à tre et les singuliers doutes qu’avait Julien firent disparaÃ¥tre l’ennui qu’il avait trouvà durant les premiers mois dans ce salon si magnifique, mais oó l’on avait peur de tout, et oó il n’Ãtait convenable de plaisanter de rien.
“Il serait plaisant qu’elle m’aimÃt! Qu’elle m’aime ou non, continuait Julien, j’ai pour confidente intime une fille d’esprit, devant laquelle je vois trembler toute la maison, et, plus que tous les autres, le marquis de Croisenois. Ce jeune homme si poli, si doux, si brave, et qui rÃunit tous les avantages de naissance et de fortune dont un seul me mettrait le coeur si à l’aise! Il en est amoureux fou, c’est-Ã-dire autant qu’un Parisien peut à tre amoureux, il doit l’Ãpouser. Que de lettres M. de la Mole m’a fait Ãcrire aux deux notaires pour arranger le contrat! Et moi qui me vois, le matin, si subalterne la plume à la main, deux heures apräs, ici dans le jardin, je triomphe de ce jeune homme si aimable, car enfin, les prÃfÃrences sont frappantes, directes. Peut-à tre aussi elle hait en lui un mari futur. Elle a assez de hauteur pour cela. Et alors, les bontÃs qu’elle a pour moi, je les obtiens à titre de confident subalterne!
“Mais non, ou je suis fou, ou elle me fait la cour plus je me montre froid et respectueux avec elle, plus elle me recherche. Ceci pourrait à tre un parti pris, une affectation; mais je vois ses yeux s’animer, quand je parais à l’improviste. Les femmes de Paris savent-elles feindre à ce point? Que m’importe! j’ai l’apparence pour moi jouissons des apparences. Mon Dieu, qu’elle est belle! Que ses grands yeux bleus me plaisent, vus de präs, et me regardant comme ils le font souvent! Quelle diffÃrence de ce printemps-ci à celui de l’annÃe pas se c, quand je vivais malheureux et me soutenant à force de caractäre, au milieu de ces trois cents hypocrites mÃchants et sales! J’Ãtais presque aussi mÃchant qu’eux.”
Dans les jours de mÃfiance: “Cette jeune fille se moque de moi, pensait Julien. Elle est d’accord avec son fräre pour me mystifier. Mais elle a l’air de tellement mÃpriser le manque d’Ãnergie de ce fräre! Il est brave, et puis c’est tout, me dit-elle. Et encore, brave devant l’ÃpÃe des Espagnols. A Paris tout lui fait peur, il voit partout le danger du ridicule. Il n’a pas une pensÃe qui ose s’Ãcarter de la mode. C’est toujours moi qui suis obligà de prendre sa dÃfense. Une jeune fille de dix-neuf ans! A cet Ãge peut-on à tre fidäle à chaque instant de la journÃe à l’hypocrisie qu’on s’est prescrite?
“D’un autre cìtÃ, quand Mlle de La Mole fixe sur moi ses grands yeux bleus avec une certaine expression singuliäre, toujours le comte Norbert s’Ãloigne. Ceci m’est suspect; ne devrait-il pas s’indigner de ce que sa soeur distingue un domestique de leur maison? car j’ai entendu le duc de Chaulnes parler ainsi de moi.”A ce souvenir, la coläre remplaáait tout autre sentiment.”Est-ce amour du vieux langage chez ce duc maniaque?
“Eh bien, elle est jolie! continuait Julien avec des regards de tigre. Je l’aurai, je m’en irai ensuite, et malheur à qui me troublera dans ma fuite!”
Cette idÃe devint l’unique affaire de Julien; il ne pouvait plus penser à rien autre. Ses journÃes passaient comme des heures.
A chaque instant, cherchant à s’occuper de quelque affaire sÃrieuse, sa pensÃe se perdait dans une rà verie profonde et il se rÃveillait un quart d’heure apräs, le coeur palpitant d’ambition, la tà te troublÃe et rà vant à cette idÃe: “M’aime-t-elle?”
CHAPITRE XI
L’EMPIRE D’UNE JEUNE FILLE!
J’admire sa beautÃ, mais je crains son esprit. MERIMêE.
Si Julien eñt employà à examiner ce qui se passait dans le salon le temps qu’il mettait à s’exagÃrer la beautà de Mathilde, ou à se passionner contre la hauteur naturelle à sa famille, qu’elle oubliait pour lui, il eñt compris en quoi consistait son empire sur tout ce qui l’entourait. Däs qu’on dÃplaisait à Mlle de La Mole, elle savait punir par une plaisanterie si mesurÃe, si bien choisie, si convenable en apparence, lancÃe si à propos, que la blessure croissait à chaque instant, plus on y rÃflÃchissait. Peu à peu elle devenait atroce pour l’amour-propre offensÃ. Comme elle n’attachait aucun prix à bien des choses qui Ãtaient des objets de dÃsirs sÃrieux pour le reste de la famille, elle paraissait toujours de sang-froid à leurs yeux.
Les salons de l’aristocratie sont agrÃables à citer, quand on en sort, mais voilà tout. L’insignifiance compläte, les propos communs surtout qui vont au-devant mà me de l’hypocrisie finissent par impatienter à force de douceur nausÃabonde. La politesse toute seule n’est quelque chose par elle-mà me que les premiers jours. Julien l’Ãprouvait; apräs le premier enchantement, le premier Ãtonnement: “La politesse, se disait-il, n’est que l’absence de la coläre que donneraient les mauvaises maniäres.”Mathilde s’ennuyait souvent, peut-à tre se fñt-elle ennuyÃe partout. Alors aiguiser une Ãpigramme Ãtait pour elle une distraction et un vrai plaisir.
C’Ãtait peut-à tre pour avoir des victimes un peu plus amusantes que ses grands-parents, que l’acadÃmicien et les cinq ou six autres subalternes qui leur faisaient la cour, qu’elle avait donnà des espÃrances au marquis de Croisenois, au comte de Caylus et deux ou trois autres jeunes gens de la premiäre distinction. Ils n’Ãtaient pour elle que de nouveaux objets d’Ãpigramme.
Nous avouerons avec peine, car nous aimons Mathilde, qu’elle avait reáu des lettres de plusieurs d’entre eux et leur avait quelquefois rÃpondu. Nous nous hÃtons d’ajouter que ce personnage fait exception aux moeurs du siäcle. Ce n’est pas en gÃnÃral le manque de prudence que l’on peut reprocher aux Ãläves du noble couvent du SacrÃ-Coeur.
Un jour, le marquis de Croisenois rendit à Mathilde une lettre assez compromettante qu’elle lui avait Ãcrite la veille. Il croyait par cette marque de haute prudence avancer beaucoup ses affaires. Mais c’Ãtait l’imprudence que Mathilde aimait dans ses correspondances. Son plaisir Ãtait de jouer son sort. Elle ne lui adressa pas la parole de six semaines.
Elle s’amusait des lettres de ces jeunes gens; mais, suivant elle, toutes se ressemblaient. C’Ãtait toujours la passion la plus profonde, la plus mÃlancolique.
– Ils sont tous le mà me homme parfait, prà t à partir pour la Palestine, disait-elle à sa cousine. Connaissez-vous quelque chose de plus insipide? Voilà donc les lettres que je vais recevoir toute la vie! Ces lettres-là ne doivent changer que tous les vingt ans, suivant le genre d’occupation qui est à la mode. Elles devaient à tre moins dÃcolorÃes du temps de l’Empire. Alors tous ces jeunes gens du grand monde avaient vu ou fait des actions qui rÃellement avaient de la grandeur. Le duc de N***, mon oncle, a Ãtà à Wagram.
– Quel esprit faut-il pour donner un coup de sabre? Et quand cela leur est arrivÃ, ils en parlent si souvent! dit Mlle de Sainte-HÃrÃditÃ, la cousine de Mathilde.
– Eh bien! ces rÃcits me font plaisir. Etre dans une vÃritable bataille, une bataille de NapolÃon, oó l’on tuait dix mille soldats, cela prouve du courage. S’exposer au danger Ãläve l’Ãme et la sauve de l’ennui oó mes pauvres adorateurs semblent plongÃs; et il est contagieux, cet ennui. Lequel d’entre eux a l’idÃe de faire quelque chose d’extraordinaire? Ils cherchent à obtenir ma main, la belle affaire! Je suis riche et mon päre avancera son gendre. Ah! pñt-il en trouver un qui fñt un peu amusant!
La maniäre de voir vite, nette, pittoresque de Mathilde gÃtait son langage comme on voit. Souvent un mot d’elle taisait tache aux yeux de ses amis si polis. Ils se seraient presque avouÃ, si elle eñt Ãtà moins à la mode, que son parler avait quelque chose d’un peu colorà pour la dÃlicatesse fÃminine.
Elle, de son cìtÃ, Ãtait bien injuste envers les jolis cavaliers qui peuplent le bois de Boulogne. Elle voyait l’avenir non pas avec terreur, c’eñt Ãtà un sentiment vif, mais avec un dÃgoñt bien rare à son Ãge.
Que pouvait-elle dÃsirer? la fortune, la haute naissance, l’esprit, la beautà à ce qu’on disait, et à ce qu’elle croyait, tout avait Ãtà accumulà sur elle par les mains du hasard.
Voilà quelles Ãtaient les pensÃes de l’hÃritiäre la plus enviÃe du faubourg Saint-Germain, quand elle commenáa à trouver du plaisir à se promener avec Julien. Elle fut ÃtonnÃe de son orgueil; elle admira l’adresse de ce petit bourgeois.”Il saura se faire Ãvà que comme l’abbà Maury”, se dit-elle.
Bientìt cette rÃsistance sincäre et non jouÃe, avec laquelle notre hÃros accueillait plusieurs de ses idÃes l’occupa; elle y pensait; elle racontait à son amie les moindres dÃtails des conversations, et trouvait que jamais elle ne parvenait à en bien rendre toute la physionomie.
Une idÃe l’illumina tout à coup: “J’ai le bonheur d’aimer, se dit-elle un jour, avec un transport de joie incroyable. J’aime, j’aime, c’est clair! A mon Ãge, une fille jeune, belle, spirituelle, oó peut-elle trouver des sensations, si ce n’est dans l’amour? J’ai beau faire, je n’aurai jamais ‘amour pour Croisenois, Caylus, et tutt, quanti. Ils sont parfaits, trop parfaits peut-à tre, enfin, ils m’ennuient.”
Elle repassa dans sa tà te toutes les descriptions de passion qu’elle avait lues dans Manon Lescaut, la Nouvelle HÃloãse, les Lettres d’une Religieuse portugaise, etc., etc. Il n’Ãtait question, bien entendu, que de la grande passion; l’amour lÃger Ãtait indigne d’une fille de son Ãge et de sa naissance. Elle ne donnait le nom d’amour qu’à ce sentiment hÃroãque que l’on rencontrait en France du temps de Henri III et de Bassompierre. Cet amour-là ne cÃdait point bassement aux obstacles, mais, bien loin de lÃ, faisait faire de grandes choses.”Quel malheur pour moi qu’il n’y ait pas une cour vÃritable, comme celle de Catherine de MÃdicis ou de Louis XIII! Je me sens au niveau de tout ce qu’il y a de plus hardi et de plus grand. Que ne ferais-je pas d’un roi homme de coeur, comme Louis XIII, soupirant à mes pieds! Je le mänerais en VendÃe, comme dit si souvent le baron de Tolly, et de là il reconquerrait son royaume; alors plus de charte… et Julien me seconderait. Que lui manque-t-il? un nom et de la fortune. Il se ferait un nom, il acquerrait de la fortune.
“Rien ne manque à Croisenois, et il ne sera toute sa vie qu’un duc à demi ultra, à demi libÃral, un à tre indÃcis parlant quand il faut agir, toujours Ãloignà des extrà mes, et par consÃquent se trouvant le second partout.
“Quelle est la grande action qui ne soit pas un extrà me au moment oó on l’entreprend? C’est quand elle est accomplie, qu’elle semble possible aux à tres du commun. Oui, c’est l’amour avec tous ses miracles qui va rÃgner dans mon coeur; je le sens au feu qui m’anime. Le ciel me devait cette faveur. Il n’aura pas en vain accumulà sur un seul à tre tous les avantages. Mon bonheur sera digne de moi. Chacune de mes journÃes ne ressemblera pas froidement à celle de la veille. Il y a dÃjà de la grandeur et de l’audace à oser aimer un homme placà si loin de moi par sa position sociale. Voyons: continuera-t-il à me mÃriter? A la premiäre faiblesse que je vois en lui, je l’abandonne. Une fille de ma naissance, et avec le caractäre chevaleresque que l’on veut bien m’accorder (c’Ãtait un mot de son päre), ne doit pas se conduire comme une sotte.
“N’est-ce pas là le rìle que je jouerais si j’aimais le marquis de Croisenois? J’aurais une nouvelle Ãdition du bonheur de mes cousines, que je mÃprise si complätement. Je sais d’avance tout ce que me dirait le pauvre marquis, tout ce que j’aurais à lui rÃpondre. Qu’est-ce qu’un amour qui fait bÃiller? autant vaudrait à tre dÃvote. J aurais une signature de contrat comme celle de la cadette de mes cousines, oó les grands-parents s’attendriraient, si pourtant ils n’avaient pas d’humeur à cause d’une derniäre condition introduite la veille dans le contrat par le notaire de la partie adverse.”
CHAPITRE XII
SERAIT-CE UN DANTON?
Le besoin d’anxiÃtÃ, tel Ãtait le caractäre de la belle Marguerite de Valois, ma tante, qui bientìt Ãpousa le roi de Navarre, que nous voyons de prÃsent rÃgner en France, sous le nom de Henry IVe. Le besoin de jouer formait tout le secret du caractäre de cette princesse aimable; de là ses brouilles et ses raccommodements avec ses fräres däs l’Ãge de seize ans. Or que peut jouer une jeune fille? Ce qu’elle a de plus prÃcieux: sa rÃputation, la considÃration de toute sa vie. MÃmoires du duc d’ANGOULEME, fils naturel de Charles IX
“Entre Julien et moi il n’y a point de signature de contrat, point de notaire pour la cÃrÃmonie bourgeoise; tout est hÃroãque, tout sera fils du hasard. A la noblesse präs, qui lui manque, c’est l’amour de Marguerite de Valois pour le jeune La Mole, l’homme le plus distinguà de son temps. Est-ce ma faute à moi, si les jeunes gens de la Cour sont de si grands partisans du convenable, et pÃlissent à la seule idÃe de la moindre aventure un peu singuliäre? Un petit voyage en Gräce ou en Afrique est, pour eux, le comble de l’audace, et encore ne savent-ils marcher qu’en troupe. Däs qu’ils se voient seuls, ils ont peur, non de la lance du BÃdouin, mais du ridicule, et cette peur les rend fous.
“Mon petit Julien, au contraire, n’aime à agir que seul. Jamais, dans cet à tre privilÃgiÃ, la moindre idÃe de chercher de l’appui et du secours dans les autres! il mÃprise les autres et c’est pour cela que je ne le mÃprise pas.
“Si, avec sa pauvretÃ, Julien Ãtait noble, mon amour ne serait qu’une sottise vulgaire, une mÃsalliance plate; je n’en voudrais pas; il n’aurait point ce qui caractÃrise les grandes passions: l’immensità de la difficultà à vaincre et la noire incertitude de l’ÃvÃnement.”
Mlle de La Mole Ãtait si prÃoccupÃe de ces beaux raisonnements, que le lendemain, sans s’en douter, elle vantait Julien au marquis de Croisenois et à son fräre. Son Ãloquence alla si loin, qu’elle les piqua.
– Prenez bien garde à ce jeune homme qui a tant d’Ãnergie, s’Ãcria son fräre; si la rÃvolution recommence, il nous fera tous guillotiner.
Elle se garda de rÃpondre, et se hÃta de plaisanter son fräre et le marquis de Croisenois sur la peur que leur faisait l’Ãnergie. Ce n’est au fond que la peur de rencontrer l’imprÃvu, que la crainte de rester court en prÃsence de l’imprÃvu…
– Toujours, toujours, messieurs, la peur du ridicule, monstre qui, par malheur, est mort en 1816.
– Il n’y a plus de ridicule, disait M. de La Mole, dans un pays oó il y a deux partis.
Sa fille avait compris cette idÃe.
– Ainsi, messieurs, disait-elle aux ennemis de Julien, vous aurez eu bien peur toute votre vie, et apräs on vous dira:
ce n’Ãtait pas un loup, ce n’en Ãtait que l’ombre.
Mathilde les quitta bientìt. Le mot de son fräre lui faisait horreur; il l’inquiÃta beaucoup; mais, däs le lendemain, elle y voyait la plus belle des louanges.
“Dans ce siäcle, oó toute Ãnergie est morte, son Ãnergie leur fait peur. Je lui dirai le mot de mon fräre, je veux voir la rÃponse qu’il y fera. Mais je choisirai un des moments oó ses yeux brillent. Alors il ne peut me mentir.
“Ce serait un Danton! ajouta-t-elle apräs une longue et indistincte rà verie. Eh bien! la rÃvolution aurait recommencÃ. Quels rìles joueraient alors Croisenois et mon fräre? Il est Ãcrit d’avance: La rÃsignation sublime. Ce seraient des moutons hÃroãques, se laissant Ãgorger sans mot dire. Leur seule peur en mourant serait encore d’à tre de mauvais goñt. Mon petit Julien brñlerait la cervelle au jacobin qui viendrait l’arrà ter, pour peu qu’il eñt l’espÃrance de se sauver. Il n’a pas peur d’à tre de mauvais goñt, lui.”
Ce dernier mot la rendit passive; il rÃveillait de pÃnibles souvenirs, et lui ìta toute sa hardiesse. Ce mot lui rappelait les plaisanteries de MM. de Caylus, de Croisenois, de Luz et de son fräre. Ces messieurs reprochaient unanimement à Julien l’air prà tre: humble et hypocrite.
“Mais, reprit-elle tout à coup, l’oeil brillant de joie, l’amertume et la frÃquence de leurs plaisanteries prouvent, en dÃpit d’eux, que c’est l’homme le plus distinguà que nous ayons eu cet hiver. Qu’importent ses dÃfauts, ses ridicules? Il a de la grandeur et ils en sont choquÃs, eux d’ailleurs si bons et si indulgents. Il est sñr qu’il est pauvre et qu’il a Ãtudià pour à tre prà tre; eux sont chefs d’escadron, et n’ont pas eu besoin d’Ãtudes, c’est plus commode.
“Malgrà tous les dÃsavantages de son Ãternel habit noir et cette physionomie de prà tre, qu’il lui faut bien avoir, le pauvre garáon, sous peine de mourir de faim, son mÃrite leur tait peur, rien de plus clair. Et cette physionomie de prà tre, il ne l’a plus däs que nous sommes quelques instants seuls ensemble. Et quand ces messieurs disent un mot qu’ils croient fin et imprÃvu, leur premier regard n’est-il pas pour Julien? je l’ai fort bien remarquÃ. Et pourtant ils savent bien que jamais il ne leur parle, à moins d’à tre interrogÃ. Ce n’est qu’à moi qu’il adresse la parole, il me croit l’Ãme haute. Il ne rÃpond à leurs objections que juste autant qu’il faut pour à tre poli. Il tourne au respect tout de suite. Avec moi, il discute des heures entiäres, il n’est pas sñr de ses idÃes tant que j’y trouve la moindre objection. Enfin, tout cet hiver, nous n’avons pas eu de coups de fusil, il ne s’est agi que d’attirer l’attention par des paroles. Eh bien, mon päre, homme supÃrieur, et qui portera loin la fortune de notre maison, respecte Julien. Tout le reste le hait, personne ne le mÃprise, que les dÃvotes amies de ma märe.”
Le comte de Caylus avait ou feignait une grande passion pour les chevaux; il passait sa vie dans son Ãcurie et souvent y dÃjeunait. Cette grande passion, jointe à l’habitude de ne jamais rire, lui donnait beaucoup de considÃration parmi ses amis: c’Ãtait l’aigle de ce petit cercle.
Däs qu’il fut rÃuni le lendemain derriäre la bergäre de Mme de La Mole, Julien n’Ãtant point prÃsent, M. de Caylus, soutenu par Croisenois et par Norbert, attaqua vivement la bonne opinion que Mathilde avait de Julien, et cela sans Ã-propos, et presque au premier moment oó il vit Mlle de La Mole. Elle comprit cette finesse d’une lieue, et en fut charmÃe.
“Les voilà tous liguÃs, se dit-elle, contre un homme de gÃnie qui n’a pas dix louis de rente, et qui ne peut leur rÃpondre qu’autant qu’il est interrogÃ. Ils en ont peur sous son habit noir. Que serait-ce avec des Ãpaulettes?”
Jamais elle n’avait Ãtà plus brillante. Däs les premiäres attaques, elle couvrit de sarcasmes plaisants Caylus et ses alliÃs. Quand le feu des plaisanteries de ces brillants officiers fut Ãteint:
– Que demain quelque hobereau des montagnes de la Franche-ComtÃ, dit-elle à M. de Caylus, s’aperáoive que Julien est son fils naturel, et lui donne un nom et quelques milliers de francs, dans six semaines il a des moustaches comme vous, messieurs; dans six mois il est officier des housards comme vous, messieurs. Et alors la grandeur de son caractäre n’est plus un ridicule. Je vous vois rÃduit, Monsieur le duc futur, à cette ancienne mauvaise raison: la supÃriorità de la noblesse de coeur sur la noblesse de province. Mais que vous resterat-il si je veux vous pousser à bout, si j’ai la malice de donner pour päre à Julien un duc espagnol, prisonnier de guerre à Besanáon du temps de NapolÃon, et qui, par scrupule de conscience, le reconnaÃ¥t à son lit de mort?
Toutes ces suppositions de naissance non lÃgitime furent trouvÃes d’assez mauvais goñt par MM. de Caylus et de Croisenois. Voilà tout ce qu’ils virent dans le raisonnement de Mathilde.
Quelque dominà que fñt Norbert, les paroles de sa .soeur Ãtaient si claires, qu’il prit un air grave qui allait assez mal, il faut l’avouer, à sa physionomie souriante et bonne. Il osa dire quelques mots:
– Etes-vous malade, mon ami? lui rÃpondit Mathilde d’un petit air sÃrieux. Il faut que vous soyez bien mal pour rÃpondre à des plaisanteries par de la morale.
– De la morale, vous! est-ce que vous sollicitez une place de prÃfet?
Mathilde oublia bien vite l’air piquà du comte de Caylus, l’humeur de Norbert et le dÃsespoir silencieux de M. de Croisenois. Elle avait à prendre un parti sur une idÃe fatale qui venait de saisir son Ãme.
“Julien est assez sincäre avec moi, se dit-elle; à son Ãge, dans une fortune infÃrieure, malheureux comme il l’est par une ambition Ãtonnante, on a besoin d’une amie. Je suis peut-à tre cette amie; mais je ne lui vois point d’amour. Avec l’audace de son caractäre, il m’eñt parlà de cet amour.”
Cette incertitude, cette discussion avec soi-mà me, qui, däs cet instant, occupa chacun des instants de Mathilde, et pour laquelle, à chaque fois que Julien lui parlait, elle se trouvait de nouveaux arguments, chassa tout à fait ces moments d’ennui auxquels elle Ãtait tellement sujette.
Fille d’un homme d’esprit qui pouvait devenir ministre et rendre ses bois au clergÃ, Mlle de La Mole avait ÃtÃ, au couvent du SacrÃ-Coeur, l’objet des flatteries les plus excessives. Ce malheur jamais ne se rÃpare. On lui avait persuadà qu’à cause de tous ses avantages de naissance, de fortune, etc., elle devait à tre plus heureuse qu’une autre. C’est la source de l’ennui des princes et de toutes leurs folies.
Mathilde n’avait point Ãchappà à la funeste influence de cette idÃe. Quelque esprit qu’on ait, l’on n’est pas en garde à dix ans contre les flatteries de tout un couvent, et aussi bien fondÃes en apparence.
Du moment qu’elle eut dÃcidà qu’elle aimait Julien, elle ne s’ennuya plus. Tous les jours, elle se fÃlicitait du parti qu’elle avait pris de se donner une grande passion.”Cet amusement a bien des dangers, pensait-elle. Tant mieux! mille fois tant mieux!
“Sans grande passion, j’Ãtais languissante d’ennui au plus beau moment de la vie, de seize ans jusqu’à vingt. J’ai dÃjà perdu mes plus belles annÃes obligÃe pour tout plaisir à entendre dÃraisonner les amies de ma märe, qui, à Coblentz en 1792, n’Ãtaient pas tout à fait, dit-on, aussi sÃväres que leurs paroles d’aujourd’hui.”
C’Ãtait pendant que ces grandes incertitudes agitaient Mathilde, que Julien ne comprenait pas ses longs regards qui s’arrà taient sur lui. Il trouvait bien un redoublement de froideur dans les maniäres du comte Norbert, et un nouvel accäs de hauteur dans celles de MM. de Caylus, de Luz et de Croisenois. Il y Ãtait accoutumÃ. Ce malheur lui arrivait quelquefois à la suite d’une soirÃe oó il avait brillà plus qu’il ne convenait à sa position. Sans l’accueil particulier que lui faisait Mathilde, et la curiosità que tout cet ensemble lui inspirait, il eñt Ãvità de suivre au jardin ces brillants jeunes gens à moustaches, lorsque, les apräs-dÃ¥ners, ils y accompagnaient Mlle de La Mole.
“Oui, il est impossible que je me le dissimule, se disait Julien, Mlle de La Mole me regarde d’une faáon singuliäre. Mais, mà me quand ses beaux yeux bleus fixÃs sur moi sont ouverts avec le plus d’abandon, j’y lis toujours un fond d’examen, de sang-froid et de mÃchancetÃ. Est-ce possible que ce soit là de l’amour? Quelle diffÃrence avec les regards de Mme de Rà nal!”
Une apräs-dÃ¥ner, Julien, qui avait suivi M. de La Mole dans son cabinet, revenait rapidement au jardin. Comme il approchait sans prÃcaution du groupe de Mathilde, il surprit quelques mots prononcÃs träs haut. Elle tourmentait son fräre. Julien entendit son nom prononcà distinctement deux fois. Il parut; un silence profond s’Ãtablit tout à coup, et l’on fit de vains efforts pour le faire cesser. Mlle de La Mole et son fräre Ãtaient trop animÃs pour trouver un autre sujet de conversation. MM. de Caylus, de Croisenois, de Luz et un de leurs amis parurent à Julien d’un froid de glace. Il s’Ãloigna.
CHAPITRE XIII
UN COMPLOT
Des propos dÃcousus, des rencontres par effet du hasard se transforment en preuves de la derniäre Ãvidence aux yeux de l’homme à imagination s’il a quelque feu dans le coeur. SCHILLER.
Le lendemain, il surprit encore Norbert et sa soeur qui parlaient de lui. A son arrivÃe, un silence de mort s’Ãtablit, comme la veille. Ses soupáons n’eurent plus de bornes.”Ces aimables jeunes gens auraient-ils entrepris de se moquer de moi? Il faut avouer que cela est beaucoup plus probable, beaucoup plus naturel qu’une prÃtendue passion de Mlle de La Mole, pour un pauvre diable de secrÃtaire. D’abord, ces gens-là ont-ils des passions? Mystifier est leur fort. Ils sont jaloux de ma pauvre petite supÃriorità de paroles. Etre jaloux est encore un de leurs faibles. Tout s’explique dans ce systäme. Mlle de La Mole veut me persuader qu’elle me distingue, tout simplement pour me donner en spectacle à son prÃtendu.”
Ce cruel soupáon changea toute la position morale de Julien. Cette idÃe trouva dans son coeur un commencement d’amour qu’elle n’eut pas de peine à dÃtruire. Cet amour n’Ãtait fondà que sur la rare beautà de Mathilde, ou plutìt sur ses faáons de reine et sa toilette admirable. En cela Julien Ãtait encore un parvenu. Une jolie femme du grand monde est, à ce qu’on assure, ce qui Ãtonne le plus un paysan homme d’esprit, quand il arrive aux premiäres classes de la sociÃtÃ. Ce n’Ãtait point le caractäre de Mathilde qui faisait rà ver Julien les jours prÃcÃdents. Il avait assez de sens pour comprendre qu’il ne connaissait point ce caractäre. Tout ce qu’il en voyait pouvait n’à tre qu’une apparence.
Par exemple, pour tout au monde, Mathilde n’aurait pas manquà la messe un dimanche; presque tous les jours elle y accompagnait sa märe. Si, dans le salon de ‘hìtel de La Mole, quelque imprudent oubliait le lieu oó il Ãtait et se permettait l’allusion la plus ÃloignÃe à une plaisanterie contre les intÃrà ts vrais ou supposÃs du trìne ou de l’autel, Mathilde devenait à l’instant d’un sÃrieux de glace. Son regard, qui Ãtait si piquant, reprenait toute la hauteur impassible d’un vieux portrait de famille.
Mais Julien s’Ãtait assurà qu’elle avait toujours dans sa chambre un ou deux des volumes les plus philosophiques de Voltaire. Lui-mà me volait souvent quelques tomes de la belle Ãdition si magnifiquement reliÃe. En Ãcartant un peu chaque volume de son voisin, il cachait l’absence de celui qu’il emportait; mais bientìt il s’aperáut qu’une autre personne lisait Voltaire. Il eut recours à une finesse de sÃminaire, il plaáa quelques petits morceaux de crin sur les volumes qu’il supposait pouvoir intÃresser Mlle de La Mole. Ils disparaissaient pendant des semaines entiäres.
M. de La Mole, impatientà contre son libraire, qui lui envoyait tous les faux MÃmoires, chargea Julien d’acheter toutes les nouveautÃs un peu piquantes. Mais, pour que le venin ne se rÃpandÃ¥t pas dans la maison, le secrÃtaire avait l’ordre de dÃposer ces livres dans une petite bibliothäque, placÃe dans la chambre mà me du marquis. Il eut bientìt la certitude que, pour peu que ces livres nouveaux fussent hostiles aux intÃrà ts du trìne et de l’autel, ils ne tardaient pas à disparaÃ¥tre. Certes, ce n’Ãtait pas Norbert qui lisait.
Julien s’exagÃrant cette expÃrience, croyait à Mlle de La Mole la duplicità de Machiavel. Cette scÃlÃratesse prÃtendue Ãtait un charme à ses yeux, presque l’unique charme moral qu’elle eñt. L’ennui de l’hypocrisie et des propos de vertu le jetait dans cet excäs.
Il excitait son imagination plus qu’il n’Ãtait entraÃ¥nà par son amour.
C’Ãtait apräs s’à tre perdu en rà veries sur l’ÃlÃgance de la taille de Mlle de La Mole, sur l’excellent goñt de sa toilette, sur la blancheur de sa main, sur la beautà de son bras, sur la disinvoltura de tous ses mouvements, qu’il se trouvait amoureux. Alors, pour achever le charme, il la croyait une Catherine de MÃdicis. Rien n’Ãtait trop profond ou trop scÃlÃrat pour le caractäre qu’il lui prà tait. C’Ãtait l’idÃal des Maslon, des Frilair et des Castanäde par lui admirÃs dans sa jeunesse. C’Ãtait, en un mot, pour lui l’idÃal de Paris.
Y eut-il jamais rien de plus plaisant que de supposer de la profondeur ou de la scÃlÃratesse au caractäre parisien?
“Il est possible que ce trio se moque de moi”, pensait Julien. On connaÃ¥t bien peu son caractäre, si l’on ne voit pas dÃjà l’expression sombre et froide que prirent ses regards en rÃpondant à ceux de Mathilde. Une ironie amäre repoussa les assurances d’amitià que Mlle de La Mole ÃtonnÃe osa hasarder deux ou trois fois.
Piquà par cette bizarrerie soudaine, le coeur de cette jeune fille naturellement froid, ennuyÃ, sensible à l’esprit devint aussi passionnà qu’il Ãtait dans sa nature de l’à tre. Mais il y avait aussi beaucoup d’orgueil dans le caractäre de Mathilde, et la naissance d’un sentiment qui faisait dÃpendre d’un autre tout son bonheur fut accompagnÃe d’une sombre tristesse.
Julien avait dÃjà assez profità depuis son arrivÃe à Paris, pour distinguer que ce n’Ãtait pas là la tristesse säche de l’ennui. Au lieu d’à tre avide, comme autrefois, de soirÃes, de spectacles et de distractions de tous genres, elle les fuyait.
La musique chantÃe par des Franáais ennuyait Mathilde à la mort, et cependant Julien qui se faisait un devoir d’assister à la sortie de l’OpÃra, remarqua qu’elle s’y faisait mener le plus souvent qu’elle pouvait. Il crut distinguer qu’elle avait perdu un peu de la mesure parfaite qui brillait dans toutes ses actions. Elle rÃpondait quelquefois à ses amis par des plaisanteries outrageantes à force de piquante Ãnergie. Il lui sembla qu’elle prenait en guignon le marquis de Croisenois.”Il faut que ce jeune homme aime furieusement l’argent, pour ne pas planter là cette fille, si riche qu’elle soit!”pensait Julien. Et pour lui, indignà des outrages faits à la dignità masculine. il redoublait de froideur envers elle. Souvent il alla jusqu’aux rÃponses peu polies.
Quelque rÃsolu qu’il fñt à ne pas à tre dupe des marques d’intÃrà t de Mathilde, elles Ãtaient si Ãvidentes de certains jours, et Julien dont les yeux commenáaient à se dessiller, la trouvait si jolie, qu’il en Ãtait quelquefois embarrassÃ.
“L’adresse et la longanimità de ces jeunes gens du grand monde finiraient par triompher de mon peu d’expÃrience, se dit-il; il faut partir et mettre un terme à tout ceci.”Le marquis venait de lui confier l’administration d’une quantità de petites terres et de maisons qu’il possÃdait dans le Bas-Languedoc. Un voyage Ãtait nÃcessaire: M. de La Mole y consentit avec peine. Exceptà pour les matiäres de haute ambition, Julien Ãtait devenu un autre lui-mà me.
“Au bout du compte, ils ne m’ont point attrapÃ, se disait Julien, en prÃparant son dÃpart. Que les plaisanteries que Mlle de La Mole fait à ces messieurs soient rÃelles ou seulement destinÃes à m’inspirer de la confiance je m’en suis amusÃ.
“S’il n’y a pas conspiration contre le fils du charpentier, Mlle de La Mole est inexplicable, mais elle l’est pour le marquis de Croisenois du moins autant que pour moi. Hier, par exemple, son humeur Ãtait bien rÃelle, et j’ai eu le plaisir de faire bouquer par ma faveur un jeune homme aussi noble et aussi riche que je suis gueux et plÃbÃien. Voilà le plus beau de mes triomphes, il m’Ãgaiera dans ma chaise de poste, en courant les plaines du Languedoc.”
Il avait fait de son dÃpart un secret, mais Mathilde savait mieux que lui qu’il allait quitter Paris le lendemain, et pour longtemps. Elle eut recours à un mal de tà te fou, qu’augmentait l’air Ãtouffà du salon. Elle se promena beaucoup dans le jardin, et poursuivit tellement de ses plaisanteries mordantes Norbert le marquis de Croisenois, Caylus, de Luz et quelques autres jeunes gens qui avaient dÃ¥nà à l’hìtel de La Mole, qu’elle les foráa de partir. Elle regardait Julien d’une faáon Ãtrange.
“Ce regard est peut-à tre une comÃdie, pensa Julien; mais cette respiration pressÃe, mais tout ce trouble! Bah! se dit-il, qui suis-je pour juger de toutes ces choses? Il s’agit ici de ce qu’il y a de plus sublime et de plus fin parmi les femmes de Paris. Cette respiration pressÃe qui a Ãtà sur le point de me toucher, elle l’aura ÃtudiÃe chez LÃontine Fay, qu’elle aime tant.”
Ils Ãtaient restÃs seuls; la conversation languissait Ãvidemment.”Non! Julien ne sent rien pour moi, se disait Mathilde vraiment malheureuse.”
Comme il prenait congà d’elle, elle lui serra le bras avec force:
– Vous recevrez ce soir une lettre de moi, lui dit-elle d’une voix tellement altÃrÃe, que le son n’en Ãtait pas reconnaissable.
Cette circonstance toucha sur-le-champ Julien.
– Mon päre, continua-t-elle, a une juste estime pour les services que vous lui rendez. Il faut ne pas partir demain trouvez un prÃtexte.
Et elle s’Ãloigna en courant.
Sa taille Ãtait charmante. Il Ãtait impossible d’avoir un plus joli pied, elle courait avec une grÃce qui ravit Julien ; mais devinerait-on à quoi fut sa seconde pensÃe apräs qu’elle eut tout à fait disparu? Il fut offensà du ton impÃratif avec lequel elle avait dit ce mot il faut. Louis XV aussi, au moment de mourir, fut vivement piquà du mot il faut, maladroitement employà par son premier mÃdecin, et Louis XV pourtant n’Ãtait pas un parvenu.
Une heure apräs, un laquais remit une lettre à Julien; c’Ãtait tout simplement une dÃclaration d’amour.
“Il n’y a pas trop d’affectation dans le style, se dit Julien, cherchant par ses remarques littÃraires à contenir la joie qui contractait ses joues et le foráait à rire malgrà lui.
“Enfin moi, s’Ãcria-t-il tout à coup, la passion Ãtant trop forte pour à tre contenue, moi, pauvre paysan, j’ai donc une dÃclaration d’amour d’une grande dame!
“Quant à moi, ce n’est pas mal, ajouta-t-il en comprimant sa joie le plus possible. J’ai su conserver la dignità de mon caractäre. Je n’ai point dit que j’aimais.”Il se mit à Ãtudier la forme des caractäres, Mlle de La Mole avait une jolie petite Ãcriture anglaise. Il avait besoin d’une occupation physique pour se distraire d’une joie qui allait jusqu’au dÃlire.
“Votre dÃpart m’oblige à parler… Il serait au-dessus de”mes forces de ne plus vous voir…”
Une pensÃe vint frapper Julien comme une dÃcouverte interrompre l’examen qu’il faisait de la lettre de Mathilde, et redoubler sa joie.”Je l’emporte sur le marquis de Croisenois, s’Ãcria-t-il, moi, qui ne dis que des choses sÃrieuses! Et lui est si joli! il a des moustaches, un charmant uniforme il trouve toujours à dire, juste au moment convenable un mot spirituel et fin.”
Julien eut un instant dÃlicieux; il errait à l’aventure dans le jardin, fou de bonheur.
Plus tard il monta à son bureau et se fit annoncer chez le marquis de La Mole, qui heureusement n’Ãtait pas sorti. Il lui prouva facilement, en lui montrant quelques papiers marquÃs arrivÃs de Normandie, que le soin des procäs normands l’obligeait à diffÃrer son dÃpart pour le Languedoc.
– Je suis bien aise que vous ne partiez pas lui dit le marquis, quand ils eurent fini de parler d’affairÃs, j’aime à vous voir. Julien sortit; ce mot le gà nait.
“Et moi je vais sÃduire sa fille! rendre impossible peut-à tre ce mariage avec le marquis de Croisenois qui fait le charme de son avenir: s’il n’est pas duc, du moins sa fille aura un tabouret’. Julien eut l’idÃe de partir pour le Languedoc malgrà la lettre de Mathilde, malgrà l’explication donnÃe au marquis. Cet Ãclair de vertu disparut bien vite.
“Que je suis bon, se dit-il; moi, plÃbÃien, avoir pitià d’une famille de ce rang! Moi que le duc de Chaulnes appelle un domestique! Comment le marquis augmente-t-il son immense fortune? En vendant de la rente, quand il apprend au chÃteau qu’il y aura le lendemain apparence de coup d’êtat. Et moi, jetà au dernier rang par une providence marÃtre, moi a qui elle a donne un coeur noble et pas mille francs de rente, c’est-Ã-dire pas de pain, exactement parlant, pas de pain, moi refuser un plaisir qui s’offre! Une source limpide qui vient Ãtancher ma soif dans le dÃsert brñlant de la mÃdiocrità que je traverse si pÃniblement! Ma foi, pas si bà te chacun pour soi dans ce dÃsert d’Ãgoãsme qu’on appelle la vie.”
Et il se rappela quelques regards remplis de dÃdain, Ã lui adressÃs par Mme de La Mole, et surtout par les dames ses amies.
Le plaisir de triompher du marquis de Croisenois vint achever la dÃroute de ce souvenir de vertu.
“Que je voudrais qu’il se fÃchÃt! dit Julien; avec quelle assurance je lui donnerais maintenant un coup d’ÃpÃe.”Et il faisait le geste du coup de seconde.”Avant ceci j’Ãtais un cuistre, abusant bassement d’un peu de courage. Apräs cette lettre, je suis son Ãgal.
“Oui, se disait-il avec une voluptà infinie et en parlant lentement, nos mÃrites, au marquis et à moi, ont Ãtà pesÃs, et le pauvre charpentier du Jura l’emporte.
“Bon! s’Ãcria-t-il, voilà la signature de ma rÃponse trouvÃe. N’allez pas vous figurer, mademoiselle de La Mole, que j’oublie mon Ãtat. Je vous ferai comprendre et bien sentir que c’est pour le fils d’un charpentier que vous trahissez un descendant du fameux Guy de Croisenois, qui suivit saint Louis à la croisade.”
Julien ne pouvait contenir sa joie. Il fut obligà de descendre au jardin. Sa chambre, oó il s’Ãtait enfermà à clef, lui semblait trop Ãtroite pour y respirer.
“Moi, pauvre paysan du Jura, se rÃpÃtait-il sans cesse, moi, condamnà à porter toujours ce triste habit noir! HÃlas! vingt ans plus tìt, j’aurais portà l’uniforme comme eux! Alors un homme comme moi Ãtait tuÃ, ou gÃnÃral à trente-six ans.”Cette lettre, qu’il tenait serrÃe dans sa main, lui donnait la taille et l’attitude d’un hÃros.”Maintenant, il est vrai, avec cet habit noir, à quarante ans, on a cent mille francs d’appointements et le cordon bleu, comme M. l’Ãvà que de Beauvais.
“Eh bien! se dit-il en riant comme MÃphistophÃläs, j’ai plus d’esprit qu’eux; je sais choisir l’uniforme de mon siäcle.”Et il sentit redoubler son ambition et son attachement à l’habit ecclÃsiastique.”Que de cardinaux nÃs plus bas que moi et qui ont gouvernÃ! mon compatriote Granvelle, par exemple.”
Peu à peu l’agitation de Julien se calma; la prudence surnagea. Il se dit, comme son maÃ¥tre Tartuffe, dont il savait le rìle par coeur:
Je puis croire ces mots un artifice honnà te. ………………………………………………………….. Je ne me firai point à des propos si doux; Qu’un peu de ses faveurs, apräs quoi je soupire, Ne vienne m’assurer tout ce qu’ils m’ont pu dire. TARTUFFE, acte IV, scäne V.
“Tartuffe aussi fut perdu par une femme, et il en valait bien un autre… Ma rÃponse peut à tre montrÃe…, à quoi nous trouvons ce remäde, ajouta-t-il en prononáant lentement, et avec l’accent de la fÃrocità qui se contient, nous la commenáons par les phrases les plus vives de la lettre de la sublime Mathilde.
“Oui, mais quatre laquais de M. de Croisenois se prÃcipitent sur moi et m’arrachent l’original.
“Non, car je suis bien armÃ, et j’ai l’habitude, comme on sait, de faire feu sur les laquais.
“Eh bien! l’un d’eux a du courage; il se prÃcipite sur moi. On lui a promis cent napolÃons. Je le tue ou je le blesse, à la bonne heure, c’est ce qu’on demande. On me jette en prison fort lÃgalement; je parais en police correctionnelle, et l’on m’envoie, avec toute justice et Ãquità de la part des juges, tenir compagnie dans Poissy à MM. Fontan et Magallon. LÃ, je couche avec quatre cents gueux pà le-mà le… Et j’aurais quelque pitià de ces gens-lÃ? s’Ãcria-t-il en se levant impÃtueusement. En ont-ils pour les gens du tiers-Ãtat, quand ils les tiennent? Ce mot fut le dernier soupir de sa reconnaissance pour M. de La Mole qui, malgrà lui, le tourmentait jusque-lÃ.
“Doucement, messieurs les gentilshommes, je comprends ce petit trait de machiavÃlisme, l’abbà Maslon ou M. Castanäde du sÃminaire n’auraient pas mieux fait. Vous m’enläverez la lettre provocatrice, et je serai le second tome du colonel Caron à Colmar.
“Un instant, messieurs, je vais envoyer la lettre fatale en dÃpìt dans un paquet bien cachetà à M. l’abbà Pirard. Celui-là est honnà te homme, jansÃniste, et en cette qualità à l’abri des sÃductions du budget. Oui, mais il ouvre les lettres…, c’est à Fouquà que j’enverrai celle-ci.”
Il faut en convenir, le regard de Julien Ãtait atroce, sa physionomie hideuse; elle respirait le crime sans alliage. C’Ãtait l’homme malheureux en guerre avec toute la sociÃtÃ.
“Aux armes!”s’Ãcria Julien. Et il franchit d’un saut les marches du perron de l’hìtel. Il entra dans l’Ãchoppe de l’Ãcrivain du coin de la rue; il lui fit peur.
– Copiez, lui dit-il en lui donnant la lettre de Mlle de La Mole.
Pendant que l’Ãcrivain travaillait, il Ãcrivit lui-mà me à FouquÃ; il le priait de lui conserver un dÃpìt prÃcieux.”Mais, se dit-il en s’interrompant, le cabinet noir à la poste ouvrira ma lettre et vous rendra celle que vous cherchez…; non, messieurs.”Il alla acheter une Ãnorme bible chez un libraire protestant, cacha fort adroitement la lettre de Mathilde dans la couverture, fit emballer le tout, et son paquet partit par la diligence, adressà à un des ouvriers de FouquÃ, dont personne à Paris ne savait le nom.
Cela fait, il rentra joyeux et leste à l’hìtel de La Mole.”A nous! maintenant”, s’Ãcria-t-il, en s’enfermant à clef dans sa chambre, et jetant son habit:
“Quoi! mademoiselle, Ãcrivait-il à Mathilde, c’est”Mlle de La Mole qui, par les mains d’Arsäne, laquais de”son päre, fait remettre une lettre trop sÃduisante à un”pauvre charpentier du Jura, sans doute pour se jouer”de sa simplicitÃ…”
Et il transcrivait les phrases les plus claires de la lettre qu’il venait de recevoir.
La sienne eñt fait honneur à la prudence diplomatique de M. le chevalier de Beauvoisis. Il n’Ãtait encore que dix heures; Julien, ivre de bonheur et du sentiment de sa puissance, si nouveau pour un pauvre diable, entra à l’OpÃra italien. Il entendit chanter son ami Geronimo. Jamais la musique ne l’avait exaltà à ce point. Il Ãtait un dieu.
CHAPITRE XIV
PENSêES D’UNE JEUNE FILLE
Que de perplexitÃs! Que de nuits passÃes sans sommeil! Grand Dieu! vais-je me rendre mÃprisable? Il me mÃprisera lui-mà me. Mais il part, il s’Ãloigne. ALFRED DE MUSSET.
Ce n’Ãtait point sans combats que Mathilde avait Ãcrit. Quel qu’eñt Ãtà le commencement de son intÃrà t pour Julien, bientìt il domina l’orgueil qui, depuis qu’elfe se connaissait, rÃgnait seul dans son coeur. Cette Ãme haute et froide Ãtait emportÃe pour la premiäre fois par un sentiment passionnÃ. Mais s’il dominait l’orgueil, il Ãtait encore fidäle aux habitudes de l’orgueil. Deux mois de combats et de sensations nouvelles renouvelärent, pour ainsi dire, tout son à tre moral.
Mathilde croyait voir le bonheur. Cette vue toute-puissante sur les Ãmes courageuses, liÃes à un esprit supÃrieur, eut à lutter longuement contre la dignità et tous les sentiments de devoirs vulgaires. Un jour, elle entra chez sa märe, däs sept heures du matin, la priant de lui permettre de se rÃfugier à Villequier. La marquise ne daigna pas mà me lui rÃpondre, et lui conseilla d’aller se remettre au lit. Ce fut le dernier effort de la sagesse vulgaire et de la dÃfÃrence aux idÃes reáues.
La crainte de mal faire et de heurter les idÃes tenues pour sacrÃes par les Caylus, les de Luz, les Croisenois avait assez peu d’empire sur son Ãme; de tels à tres ne lui semblaient pas faits pour la comprendre; elle les eñt consultÃs s’il eñt Ãtà question d’acheter une caläche ou une terre. Sa vÃritable terreur Ãtait que Julien ne fñt mÃcontent d’elle.
“Peut-Ã tre aussi n’a-t-il que les apparences d’un homme supÃrieur?”
Elle abhorrait le manque de caractäre, c’Ãtait sa seule objection contre les beaux jeunes gens qui l’entouraient. Plus ils plaisantaient avec grÃce tout ce qui s’Ãcarte de la mode, ou la suit mal, croyant la suivre, plus ils se perdaient à ses yeux.
“Ils Ãtaient braves, et voilà tout. Et encore, comment braves? se disait-elle: en duel. Mais le duel n’est plus qu’une cÃrÃmonie. Tout en est su d’avance, mà me ce que l’on doit dire en tombant. êtendu sur le gazon, et la main sur le coeur, il faut un pardon gÃnÃreux pour l’adversaire et un mot pour une belle souvent imaginaire, ou bien qui va au bal le jour de votre mort, de peur d’exciter les soupáons.
“On brave le danger à la tà te d’un escadron tout brillant d’acier, mais le danger solitaire, singulier, imprÃvu vraiment laid?
“HÃlas! se disait Mathilde, c’Ãtait à la cour de Henri III que l’on trouvait des hommes grands par le caractäre comme par la naissance! Ah! si Julien avait servi à Jarnac ou à Moncontour, je n’aurais plus de doute. En ces temps de vigueur et de force, les Franáais n’Ãtaient pas des poupÃes. Le jour de la bataille Ãtait presque celui des moindres perplexitÃs.
“Leur vie n’Ãtait pas emprisonnÃe, comme une momie d’êgypte, sous une enveloppe toujours commune à tous, toujours la mà me. Oui, ajoutait-elle, il y avait plus de vrai courage à se retirer seul à onze heures du soir, en sortant de l’hìtel de Soissons, habità par Catherine de MÃdicis, qu’aujourd’hui à courir à Alger. La vie d’un homme Ãtait une suite de hasards. Maintenant la civilisation et le prÃfet de police ont chassà le hasard, plus d’imprÃvu. S’il paraÃ¥t dans les idÃes, il n’est pas assez d’Ãpigrammes pour lui; s’il paraÃ¥t dans les ÃvÃnements, aucune lÃchetà n’est au-dessus de notre peur. Quelque folie que nous fasse faire la peur, elle est excusÃe. Siäcle dÃgÃnÃrà et ennuyeux! Qu’aurait dit Boniface de La Mole si, levant hors de la tombe sa tà te coupÃe, il eñt vu, en 1793, dix-sept de ses descendants, se laisser prendre comme des moutons, pour à tre guillotinÃs deux jours apräs? La mort Ãtait certaine, mais il eñt Ãtà de mauvais ton de se dÃfendre et de tuer au moins un jacobin ou deux. Ah! dans les temps hÃroãques de la France, au siäcle de Bonifacc de La Mole, Julien eñt Ãtà le chef d’escadron et mon fräre le jeune prà tre, aux moeurs convenables, avec la sagesse dans les yeux et la raison à la bouche.”
Quelques mois auparavant, Mathilde dÃsespÃrait de rencontrer un à tre un peu diffÃrent du patron commun. Elle avait trouvà quelque bonheur en se permettant d’Ãcrire à quelques jeunes gens de la sociÃtÃ. Cette hardiesse si inconvenante, si imprudente chez une jeune fille pouvait la dÃshonorer aux yeux de M. de Croisenois, du duc de Chaulnes son päre, et de tout l’hìtel de Chaulnes, qui, voyant se rompre le mariage projetÃ, aurait voulu savoir pourquoi. En ce temps-lÃ, les jours oó elle avait Ãcrit une de ces lettres, Mathilde ne pouvait dormir. Mais ces lettres n’Ãtaient que des rÃponses.
Ici elle osait dire qu’elle aimait. Elle Ãcrivait la premiäre (quel mot terrible!) à un homme placà dans les derniers rangs de la sociÃtÃ.
Cette circonstance assurait, en cas de dÃcouverte, un dÃshonneur Ãternel. Laquelle des femmes venant chez sa märe eñt osà prendre son parti? Quelle phrase eñt-on pu leur donner à rÃpÃter pour amortir le coup de l’affreux mÃpris des salons?
Et encore parler Ãtait affreux, mais Ãcrire! Il est des choses qu’on n’Ãcrit pas, s’Ãcriait NapolÃon apprenant la capitulation de Baylen. Et c’Ãtait Julien qui lui avait contà ce mot! comme lui faisant d’avance une leáon.
Mais tout cela n’Ãtait rien encore, l’angoisse de Mathilde avait d’autres causes. Oubliant l’effet horrible sur la sociÃtà la tache ineffaáable et toute pleine de mÃpris, car elle outrageait sa caste, Mathilde allait Ãcrire à un à tre d’une bien autre nature que les Croisenois, les de Luz, les Caylus.
La profondeur, l’inconnu du caractäre de Julien eussent effrayÃ, mà me en nouant avec lui une relation ordinaire. Et elle en allait faire son amant, peut-à tre son maÃ¥tre!
Quelles ne seront pas ses prÃtentions, si jamais il peut tout sur moi? Eh bien! je me dirai comme MÃdÃe: Au milieu de tant de pÃrils, il me reste Moi.
Julien n’avait nulle vÃnÃration pour la noblesse du sang, croyait-elle. Bien plus, peut-Ã tre il n’avait nul amour pour elle!
Dans ces derniers moments de doutes affreux, se prÃsentärent les idÃes d’orgueil fÃminin.”Tout doit à tre singulier dans le sort d’une fille comme moi, s’Ãcria Mathilde impatientÃe.”Alors l’orgueil qu’on lui avait inspirà däs le berceau se trouvait un adversaire pour la vertu. Ce fut dans cet instant que le dÃpart de Julien vint tout prÃcipiter
( De tels caractäres sont heureusement fort rares.)
Le soir, fort tard, Julien eut la malice de faire descendre une malle träs pesante chez le portier; il appela pour la transporter le valet de pied qui faisait la cour à la femme de chambre de Mlle de La Mole.”Cette manoeuvre peut n’avoir aucun rÃsultat, se dit-il, mais si elle rÃussit, elle me croit parti.”Il s’endormit fort gai sur cette plaisanterie. Mathilde ne ferma pas l’oeil.
Le lendemain, de fort grand matin, Julien sortit de l’hìtel sans à tre aperáu, mais il rentra avant huit heures.
A peine Ãtait-il dans la bibliothäque, que Mlle de La Mole parut sur la porte. Il lui remit sa rÃponse. Il pensait qu’il Ãtait de son devoir de lui parler, rien n’Ãtait plus commode du moins, mais Mlle de La Mole ne voulut pas l’Ãcouter et disparut. Julien en fut charmÃ, il ne savait que lui dire.
“Si tout ceci n’est pas un jeu convenu avec le comte Norbert, il est clair que ce sont mes regards pleins de froideur qui ont allumà l’amour baroque que cette fille de si haute naissance s’avise d’avoir pour moi. Je serais un peu plus sot qu’il ne convient, si jamais je me laissais entraÃ¥ner à avoir du goñt pour cette grande poupÃe blonde.”Ce raisonnement le laissa plus froid et plus calculant qu’il n’avait Ãtà de sa vie.
“Dans la bataille qui se prÃpare, ajouta-t-il, l’orgueil de la naissance sera comme une colline ÃlevÃe, formant position militaire entre elle et moi. C’est lÃ-dessus qu’il faut manoeuvrer. J’ai fort mal fait de rester à Paris; cette remise de mon dÃpart m’avilit et m’expose, si tout ceci n’est qu’un jeu. Quel danger y avait-il à partir? Je me moquais d’eux, s’ils se moquent de moi. Si son intÃrà t pour moi a quelque rÃalitÃ, je centuplais cet intÃrà t.”
La lettre de Mlle de La Mole avait donnà à Julien une jouissance de vanità si vive, que, tout en riant de ce qui lui arrivait, il avait oublià de songer sÃrieusement à la convenance du dÃpart.
C’Ãtait une fatalità de son caractäre d’à tre extrà mement sensible à ses fautes. Il Ãtait fort contrarià de celle-ci et ne songeait presque plus à la victoire incroyable qui avait prÃcÃdà cc petit Ãchec, lorsque, vers les neuf heures, Mlle de La Mole parut sur le seuil de la porte de la bibliothäque, lui jeta une lettre et s’enfuit. –
“Il paraÃ¥t que ceci va à tre le roman par lettres, dit-il en relevant celle-ci. L’ennemi fait un faux mouvement, moi je vais faire donner la froideur et la vertu.”
On lui demandait une rÃponse dÃcisive avec une hauteur qui augmenta sa gaietà intÃrieure. Il se donna le plaisir de mystifier, pendant deux pages, les personnes qui voudraient se moquer de lui, et ce fut encore par une plaisanterie qu’il annonáa, vers la fin de sa rÃponse, son dÃpart dÃcidà pour le lendemain matin.
Cette lettre terminÃe: “Le jardin va me servir pour la remettre, pensa-t-il”, et il y alla. Il regardait la fenà tre de la chambre de Mlle de La Mole.
Elle Ãtait au premier Ãtage, à cìtà de l’appartement de sa märe, mais il y avait un grand entresol.
Ce premier Ãtait tellement ÃlevÃ, qu’en se promenant sous l’allÃe de tilleuls, sa lettre à la main, Julien ne pouvait à tre aperáu de la fenà tre de Mlle de La Mole. La voñte formÃe par les tilleuls, fort bien taillÃs, interceptait la vue.”Mais quoi! se dit Julien avec humeur, encore une imprudence! Si l’on a entrepris de se moquer de moi, me faire voir une lettre à la main, c’est servir mes ennemis.”
La chambre de Norbert Ãtait prÃcisÃment au-dessus de celle de sa soeur, et si Julien sortait de la voñte formÃe par les branches taillÃes des tilleuls, le comte et ses amis pouvaient suivre tous ses mouvements.
Mlle de La Mole parut derriäre sa vitre; il montra sa lettre à demi; elle baissa la tà te. Aussitìt Julien remonta chez lui en courant, et rencontra par hasard, dans le grand escalier, la belle Mathilde, qui saisit sa lettre avec une aisance parfaite et des yeux riants.
“Que de passion il y avait dans les yeux de cette pauvre Mme de Rà nal, se dit Julien, quand, mà me apräs six mois de relations intimes, elle osait recevoir une lettre de moi! De sa vie, je crois, elle ne m’a regardà avec des yeux riants.”
Il ne s’exprima pas aussi nettement le reste de sa rÃponse, avait-il honte de la futilità des motifs?”Mais aussi quelle diffÃrence, ajoutait sa pensÃe, dans l’ÃlÃgance de la robe du matin, dans l’ÃlÃgance de la tournure! En apercevant Mlle de La Mole à trente pas de distance un homme de goñt devinerait le rang qu’elle occupe dans la sociÃtÃ. Voilà ce qu’on peut appeler un mÃrite explicite.”
Tout en plaisantant, Julien ne s’avouait pas encore toute sa pensÃe; Mme de Rà nal n’avait pas de marquis de Croisenois à lui sacrifier. Il n’avait pour rival que cet ignoble sous-prÃfet M. Charcot, qui se faisait appeler de Maugiron, parce qu’il n’y a plus de Maugirons.
A cinq heures, Julien reáut une troisiäme lettre; elle lui fut lancÃe de la porte de la bibliothäque. Mlle de La Mole s’enfuit encore.”Quelle manie d’Ãcrire! se dit-il en riant, quand on peut se parler si commodÃment! L’ennemi veut avoir de mes lettres c’est clair, et plusieurs! Il ne se hÃtait point d’ouvrir celle-ci. Encore des phrases ÃlÃgantes, pensait-il; mais il pÃlit en lisant. Il n’y avait que huit lignes:
“J’ai besoin de vous parler; il faut que je vous parle ce soir; au moment oó une heure apräs minuit sonnera trouvez-vous dans le jardin. Prenez la grande Ãchelle du jardinier aupräs du puits, placez-la contre ma fenà tre et montez chez moi. Il fait clair de lune; n’importe.”
CHAPITRE XV
EST-CE UN COMPLOT?
Ah! que l’intervalle est cruel entre un grand projet conáu et son exÃcution! Que de vaines terreurs! que d’irrÃsolutions! Il s’agit de la vie. –Il s’agit de bien plus: de l’honneur! SCHILLER.
” Ceci devient sÃrieux, pensa Julien… et un peu trop clair ajouta-t-il apräs avoir pensÃ. Quoi! cette belle demoiselle peut me parler dans la bibliothäque avec une libertà qui, grÃce à Dieu, est entiäre; le marquis, dans la peur qu’il a que je ne lui montre des comptes, n’y vient jamais. Quoi! M. de la Mole et le comte Norbert, les seules personnes qui entrent ici, sont absents presque toute la journÃe; on peut facilement observer le moment de leur rentrÃe à l’hìtel, et la sublime Mathilde, pour la main de laquelle un prince souverain ne serait pas trop noble, veut que je commette une imprudence abominable!
“C’est clair, on veut me perdre ou se moquer de moi, tout au moins. D’abord, on a voulu me perdre avec mes lettres; elles se trouvent prudentes; eh bien! il leur faut une action plus claire que le jour. Ces jolis petits messieurs me croient aussi trop bà te ou trop fat. Diable! par le plus beau clair de lune du monde, monter ainsi par une Ãchelle à un premier Ãtage de vingt-cinq pieds d’ÃlÃvation! on aura le temps de me voir, mà me des hìtels voisins. Je serai beau sur mon Ãchelle! Julien monta chez lui et se mit à faire sa malle en sifflant. Il Ãtait rÃsolu à partir et à ne pas mà me rÃpondre.”
Mais cette sage rÃsolution ne lui donnait pas la paix du coeur.”Si par hasard, se dit-il tout à coup, sa malle fermÃe, Mathilde Ãtait de bonne foi! alors moi je joue, à ses yeux, le rìle d’un lÃche parfait. Je n’ai point de naissance, moi, il me faut de grandes qualitÃs, argent comptant, sans suppositions complaisantes, bien prouvÃes par des actions parlantes…”
Il fut un quart d’heure à se promener dans sa chambre.”A quoi bon le nier? dit-il enfin, je serai un lÃche à ses veux. Je perds non seulement la personne la plus brillante de la haute sociÃtÃ, ainsi qu’ils disaient tous au bal de M. le duc de Retz, mais encore le divin plaisir de me voir sacrifier le marquis de Croisenois, le fils d’un duc, et qui sera duc lui-mà me. Un jeune homme charmant qui a toutes les qualitÃs qui me manquent: esprit d’Ã-propos, naissance, fortune…
“Ce remords va me poursuivre toute ma vie, non pour elle, il est tant de maÃ¥tresses!
— Mais il n’est qu’un honneur!
dit le vieux don Diägue, et ici clairement et nettement, je recule devant le premier pÃril qui m’est offert, car ce duel avec M. de Beauvoisis se prÃsentait comme une plaisanterie. Ceci est tout diffÃrent. Je puis à tre tirà au blanc par un domestique, mais c’est le moindre danger, je puis à tre dÃshonorÃ!
“Ceci devient sÃrieux, mon garáon, ajouta-t-il avec une gaietà et un accent gascons. Il y a de l’honur. Jamais un pauvre diable, jetà aussi bas que moi par le hasard, ne retrouvera une telle occasion: j’aurai des bonnes fortunes mais subalternes…”
Il rÃflÃchit longtemps, il se promenait à pas prÃcipitÃs, s’arrà tant tout court de temps à autre. On avait dÃposà dans sa chambre un magnifique buste en marbre du cardinal de Richelieu qui, malgrà lui, attirait ses regards. Ce buste Ãclairà par sa lampe avait l’air de le regarder d’une faáon sÃväre, et comme lui reprochant le manque de cette audace qui doit à tre si naturelle au caractäre franáais.”De ton temps, grand homme, aurais-je hÃsitÃ?
“Au pire, se dit enfin Julien, supposons que tout ceci soit un piäge, il est bien noir et bien compromettant pour une jeune fille. On sait que je ne suis pas homme à me taire. Il faudra donc me tuer. Cela Ãtait bon en 1574 du temps de Boniface de La Mole, mais jamais celui d’aujourd’hui n’oserait. Ces gens-là ne sont plus les mà mes. Mlle de La Mole est si enviÃe! Quatre cents salons retentiraient demain de sa honte, et avec quel plaisir!
“Les domestiques jasent, entre eux, des prÃfÃrences marquÃes dont je suis l’objet, je le sais, je les ai entendus…
“D’un autre cìtÃ, ses lettres!… ils peuvent croire que je les ai sur moi. Surpris dans sa chambre, on me les enläve. J’aurai affaire à deux, trois, quatre hommes que sais-je? Mais ces hommes, oó les prendront-ils i oó trouver des subalternes discrets à Paris? La justice leur fait peur… Parbleu! les Caylus, les Croisenois les de Luz eux-mà mes. Ce moment, et la sotte figure que je ferai au milieu d’eux sera ce qui les aura sÃduits. Gare le sort d’Abeilard, M. le secrÃtaire!
“Eh bien, parbleu! messieurs, vous porterez de mes marques, je frapperai à la figure, comme les soldats de CÃsar à Pharsale… Quant aux lettres, je puis les mettre en lieu sñr.”
Julien fit des copies des deux derniäres, les cacha dans un volume du beau Voltaire de la bibliothäque, et porta lui-mà me les originaux à la poste.
Quand il fut de retour: “Dans quelle folie je vais me jeter!”se dit-il avec surprise et terreur. Il avait Ãtà un quart d’heure sans regarder en face son action de la nuit prochaine.
“Mais, si je refuse, je me mÃprise moi-mà me dans la suite! Toute la vie, cette action sera un grand sujet de doute pour moi et un tel doute est le plus cuisant des malheurs. Ne l’ai-je pas Ãprouvà pour l’amant d’Amanda! Je crois que je me pardonnerais plus aisÃment un crime bien clair; une fois avouÃ, je cesserais d’y penser.
“Quoi! un destin, incroyable à force de bonheur, me tire de la foule pour me mettre en rivalità avec un homme portant un des plus beaux noms de France, et je me serai moi-mà me, de gaietà de coeur, dÃclarà son infÃrieur! Au fond, il y a de la lÃchetà à ne pas aller. Ce mot dÃcide tout, s’Ãcria Julien en se levant… d’ailleurs elle est bien jolie!
“Si ceci n’est pas une trahison, quelle folie elle fait pour moi!… Si c’est une mystification parbleu! messieurs, il ne tient qu’Ã moi de rendre la plaisanterie sÃrieuse, et ainsi ferai-je.
“Mais s’ils m’attachent les bras au moment de l’entrÃe dans la chambre; ils peuvent avoir placà quelque machine ingÃnieuse!
“C’est comme un duel, se dit-il en riant, il y a parade à tout, dit mon maÃ¥tre d’armes, mais le bon Dieu, qui veut qu’on en finisse, fait que l’un des deux oublie de parer. Du reste, voici de quoi leur rÃpondre”: il tirait ses pistolets de poche; et quoique l’amorce fñt fulminante, il la renouvela.
Il y avait encore bien des heures à attendre; pour faire quelque chose, Julien Ãcrivit à FouquÃ:
“Mon ami, n’ouvre la lettre ci-incluse qu’en cas d’accident, si tu entends dire que quelque chose d’Ãtrange m’est arrivÃ. Alors, efface les noms propres du manuscrit que je t’envoie et fais-en huit copies que tu enverras aux journaux dà Marseille, Bordeaux, Lyon, Bruxelles, etc.; dix jours plus tard, fais imprimer ce manuscrit, envoie le premier exemplaire à M. le marquis de La Mole, et quinze jours apräs, jette les autres exemplaires de nuit dans les rues de Verriäres.”
Ce petit mÃmoire justificatif arrangà en forme de conte, que Fouquà ne devait ouvrir qu’en cas d’accident, Julien le fit aussi peu compromettant que possible pour Mlle de La Mole; mais enfin, il peignait fort exactement sa position.
Julien achevait de fermer son paquet, lorsque la cloche du dÃ¥ner sonna, elle fit battre son coeur. Son imagination prÃoccupÃe du rÃcit qu’il venait de composer, Ãtait toute aux pressentiments tragiques. Il s’Ãtait vu saisi par des domestiques, garrottÃ, conduit dans une cave, avec un bÃillon dans la bouche. LÃ, un domestique le gardait à vue, et si l’honneur de la noble famine exigeait que l’aventure eñt une fin tragique, il Ãtait facile de tout finir avec ces poisons qui ne laissent point de traces; alors, on disait qu’il Ãtait mort de maladie, et on le transportait mort dans sa chambre.
êmu de son propre conte comme un auteur dramatique Julien avait rÃellement peur lorsqu’il entra dans la salle à manger. Il regardait tous ces domestiques en grande livrÃe. Il Ãtudiait leur physionomie.”Quels sont ceux qu’on a choisis pour l’expÃdition de cette nuit? se disait-il. Dans cette famille, les souvenirs de la cour de Henri III sont si prÃsents, si souvent rappelÃs, que, se croyant outragÃs, ils auront plus de dÃcision que les autres personnages de leur rang. Il regarda Mlle de La Mole pour lire dans ses yeux les projets de sa famille; elle Ãtait pÃle, et il lui trouvait tout à fait une physionomie du Moyen Age. Jamais il ne lui avait vu l’air si grand, elle Ãtait vraiment belle et imposante.”Il en devint presque amoureux.”Pallida morte futura”, se dit-il (Sa pÃleur annonce ses grands desseins).
En vain, apräs dÃ¥ner, il affecta de se promener longtemps dans le jardin, Mlle de La Mole n’y parut pas. Lui parler eñt, dans ce moment, dÃlivrà son coeur d’un grand poids.
Pourquoi ne pas l’avouer? il avait peur. Comme il Ãtait rÃsolu à agir, il s’abandonnait à ce sentiment sans vergogne.”Pourvu qu’au moment d’agir, je me trouve le courage qu’il faut, se disait-il, qu’importe ce que je puis sentir en ce moment?”Il alla reconnaÃ¥tre la situation et le poids de l’Ãchelle.
“C’est un instrument, se dit-il en riant, dont il est dans mon destin de me servir! ici comme à Verriäres. Quelle diffÃrence! Alors, ajouta-t-il avec un soupir, je n’Ãtais pas obligà de me mÃfier de la personne pour laquelle je m’exposais. Quelle diffÃrence aussi dans le danger!
“J’eusse Ãtà tuà dans les jardins de M. de Rà nal qu’il n’y avait point de dÃshonneur pour moi. Facilement on eñt rendu ma mort inexplicable. Ici, quels rÃcits abominables ne va-t-on pas faire dans les salons de l’hìtel de Chaulnes, de l’hìtel de Caylus, de l’hìtel de Retz, etc., partout enfin. Je serai un monstre dans la postÃritÃ.
“Pendant deux ou trois ans, reprit-il en riant, et se moquant de soi. Mais cette idÃe l’anÃantissait. Et moi, oó pourra-t-on me justifier? En supposant que Fouquà imprime mon pamphlet posthume, ce ne sera qu’une infamie de plus. Quoi! Je suis reáu dans une maison, et pour prix de l’hospitalità que j’y reáois, des bontÃs dont on m’v accable, j’imprime un pamphlet sur ce qui s’y passe! j’attaque l’honneur des femmes! Ah, mille fois plutìt, soyons dupes!”
Cette soirÃe fut affreuse.
CHAPITRE XVI
UNE HEURE DU MATIN
Ce jardin Ãtait fort grand, dessinà depuis peu d’annÃes avec un goñt parfait. Mais les arbres avaient figurà dans le fameux PrÃ-aux-Clercs, si cÃläbre du temps de Henry III, ils avaient plus d’un siäcle. On y trouvait quelque chose de champà tre. MASSINGER
Il allait Ãcrire un contre-ordre à Fouquà lorsque onze heures sonnärent. Il fit jouer avec bruit la serrure de la porte de sa chambre, comme s’il se fñt enferme chez lui. Il alla observer à pas de loup ce qui se passait dans toute la maison, surtout dans les mansardes du quatriäme, habitÃes par les domestiques. Il n’y avait rien d’extraordinaire. Une des femmes de chambre de Mme de La Mole donnait soirÃe, les domestiques prenaient du punch fort gaiement.”Ceux qui rient ainsi, pensa Julien, ne doivent pas faire partie de l’expÃdition nocturne, ils seraient plus sÃrieux.”
Enfin il alla se placer dans un coin obscur du jardin.”Si leur plan est de se cacher des domestiques de la maison, ils feront arriver par-dessus les murs du jardin les gens chargÃs de me surprendre.
“Si M. de Croisenois porte quelque sang-froid dans tout ceci, il doit trouver moins compromettant pour la jeune personne qu’il veut Ãpouser de me faire surprendre avant le moment oó je serai entrà dans sa chambre.”
Il fit une reconnaissance militaire et fort exacte.”Il s’agit de mon honneur, pensa-t-il; si je tombe dans quelque bÃvue, ce ne sera pas une excuse à mes propres yeux de me dire: Je n’y avais pas songÃ.”
Le temps Ãtait d’une sÃrÃnità dÃsespÃrante. Vers les onze heures la lune s’Ãtait levÃe, à minuit et demi elle Ãclairait en plein la faáade de l’hìtel donnant sur le Jardin.
“Elle est folle, se disait Julien”comme une heure sonna, il y avait encore de la lumiäre aux fenà tres du comte Norbert. De sa vie Julien n’avait eu autant de peur il ne voyait que les dangers de l’entreprise, et n’avait aucun enthousiasme.
Il alla prendre l’immense Ãchelle, attendit cinq minutes, pour laisser le temps à un contre-ordre, et à une heure cinq minutes posa l’Ãchelle contre la fenà tre de Mathilde. Il monta doucement le pistolet à la main, Ãtonnà de n’à tre pas attaquÃ. Comme il approchait de la fenà tre, elle s’ouvrit sans bruit:
– Vous voilÃ, monsieur, lui dit Mathilde avec beaucoup d’Ãmotion; je suis vos mouvements depuis une heure.
Julien Ãtait fort embarrassÃ, il ne savait comment se conduire, il n’avait pas d’amour du tout. Dans son embarras, il pensa qu’il fallait oser, il essaya d’embrasser Mathilde.
– Fi donc? lui dit-elle en le repoussant.
Fort content d’à tre Ãconduit, il se hÃta de jeter un coup d’oeil autour de lui: la lune Ãtait si brillante que les ombres qu’elle formait dans la chambre de Mlle de La Mole Ãtaient noires. Il peut fort bien y avoir là des hommes cachÃs sans que je les voie, pensa-t-il.
– Qu’avez-vous dans la poche de cìtà de votre habit? lui dit Mathilde, enchantÃe de trouver un sujet de conversation. Elle souffrait Ãtrangement, tous les sentiments de retenue et de timiditÃ, si naturels à une fille bien nÃe, avaient repris leur empire, et la mettaient au supplice.
– J’ai toutes sortes d’armes et de pistolets, rÃpondit Julien, non moins content d’avoir quelque chose à dire.
– Il faut abaisser l’Ãchelle, dit Mathilde.
– Elle est immense, et peut casser les vitres du salon en bas, ou de l’entresol.
– Il ne faut pas casser les vitres, reprit Mathilde essayant en vain de prendre le ton de la conversation ordinaire, vous pourriez, ce me semble, abaisser l’Ãchelle au moyen d’une corde qu’on attacherait au premier Ãchelon. J’ai toujours une provision de cordes chez moi.
“Et c’est là une femme amoureuse! pensa Julien, elle ose dire qu’elle aime! tant de sang-froid, tant de sagesse dans les prÃcautions m’indiquent assez que je ne triomphe pas de M. de Croisenois comme je le croyais sottement, mais que tout simplement je lui succäde. Au fait que m’importe! est-ce que je l’aime? je triomphe du marquis en ce sens, qu’il sera träs fÃchà d’avoir un successeur, et plus fÃchà encore que ce successeur soit moi. Avec quelle hauteur il me regardait hier soir au cafà Tortoni, en affectant de ne pas me reconnaÃ¥tre; avec quel air mÃchant il me salua ensuite, quand il ne put plus s’en dispenser!”
Julien avait attachà la corde au dernier Ãchelon de l’Ãchelle, il la descendait doucement, et en se penchant beaucoup en dehors du balcon pour faire en sorte qu’elle ne touchÃt pas les vitres.”Beau moment pour me tuer pensa-t-il, si quelqu’un est cachà dans la chambre dà Mathilde; mais un silence profond continuait à rÃgner partout.”
L’Ãchelle toucha la terre, Julien parvint à la coucher dans la plate-bande de fleurs exotiques le long du mur.
– Que va dire ma märe, dit Mathilde, quand elle verra ses belles plantes tout ÃcrasÃes!… Il faut jeter la corde, ajouta-t-elle d’un grand sang-froid. Si on l’apercevait remontant au balcon, ce serait une circonstance difficile à expliquer.
– Et comment moi m’en aller? dit Julien d’un ton plaisant, et en affectant le langage crÃole. (Une des femmes de chambre de la maison Ãtait nÃe à Saint-Domingue.)
– Vous, vous en aller par la porte, dit Mathilde ravie de cette idÃe.
“Ah! que cet homme est digne de tout mon amour!”pensa-t-elle.
Julien venait de laisser tomber la corde dans le jardin; Mathilde lui serra le bras. Il crut à tre saisi par un ennemi, et se retourna vivement en tirant un poignard. Elle avait cru entendre ouvrir une fenà tre. Ils restärent immobiles et sans respirer. La lune les Ãclairait en plein. Le bruit ne se renouvelant pas, il n’y eut plus d’inquiÃtude.
Alors l’embarras recommenáa, il Ãtait grand des deux parts. Julien s’assura que la porte Ãtait fermÃe avec tous ses verrous; il pensait bien à regarder sous le lit, mais n’osait pas; on avait pu y placer un ou deux laquais. Enfin il craignit un reproche futur de sa prudence et regarda.
Mathilde Ãtait tombÃe dans toutes les angoisses de la timidità la plus extrà me. Elle avait horreur de sa position.
– Qu’avez-vous fait de mes lettres? dit-elle enfin.
Quelle bonne occasion de dÃconcerter ces messieurs s’ils sont aux Ãcoutes, et d’Ãviter la bataille! pensa Julien.
– La premiäre est cachÃe dans une grosse bible protestante que la diligence d’hier soir emporte bien loin d’ici.
Il parlait fort distinctement en entrant dans ces dÃtails, et de faáon à à tre entendu des personnes qui pouvaient à tre cachÃes dans deux grandes armoires d’acajou qu’il n’avait pas osà visiter.
– Les deux autres sont à la poste, et suivent la mà me route que la premiäre.
– Eh, grand Dieu! pourquoi toutes ces prÃcautions? dit Mathilde ÃtonnÃe.
“A propos de quoi est-ce que je mentirais?”pensa Julien, et il lui avoua tous ses soupáons.
– Voilà donc la cause de la froideur de tes lettres! s’Ãcria Mathilde avec l’accent de la folie plus que de la tendresse.
Julien ne remarqua pas cette nuance. Ce tutoiement lui fit perdre la tà te, ou du moins ses soupáons s’Ãvanouirent, il se trouva Ãlevà à ses propres yeux, il osa serrer dans ses bras cette fille si belle’ et qui lui inspirait tant de respect. Il ne fut repoussà qu’à demi.
Il eut recours à sa mÃmoire, comme jadis à Besanáon aupräs d’Amanda Binet, et rÃcita plusieurs des plus belles phrases de la Nouvelle HÃloãse.
– Tu as un coeur d’homme, lui rÃpondit-on sans trop Ãcouter ses phrases; j’ai voulu Ãprouver ta bravoure, je l’avoue. Tes premiers soupáons et ta rÃsolution te montrent plus intrÃpide encore que je ne croyais.
Mathilde faisait effort pour le tutoyer, elle Ãtait Ãvidemment plus attentive à cette Ãtrange faáon de parler qu’au fond des choses qu’elle disait. Ce tutoiement dÃpouillà du ton de la tendresse, au bout d’un moment ne fit aucun plaisir à Julien; il s’Ãtonnait de l’absence du bonheur; enfin, pour le sentir, il eut recours à sa raison. Il se voyait estimà par cette jeune fille si fiäre, et qui n’accordait jamais de louanges sans restriction; avec ce raisonnement il parvint à un bonheur d’amour-propre.
Ce n’Ãtait pas, il est vrai, cette voluptà de l’Ãme qu’il avait trouvÃe quelquefois aupräs de Mme de Rà nal. Quelle diffÃrence, grand Dieu! Il n’y avait rien de tendre dans ses sentiments de ce premier moment. C’Ãtait le plus vif bonheur d’ambition, et Julien Ãtait surtout ambitieux. Il parla de nouveau des gens par lui soupáonnÃs, et des prÃcautions qu’il avait inventÃes. En parlant, il songeait aux moyens de profiter de sa victoire.
Mathilde encore fort embarrassÃe, et qui avait l’air atterrÃe de sa dÃmarche, parut enchantÃe de trouver un sujet de conversation. On parla des moyens de se revoir. Julien jouit dÃlicieusement de l’esprit et de la bravoure dont il fit preuve de nouveau pendant cette discussion. On avait affaire à des gens träs clairvoyants, le petit Tanbeau Ãtait certainement un espion, mais Mathilde et lui n’Ãtaient pas non plus sans adresse.
Quoi de plus facile que de se rencontrer dans la bibliothäque, pour convenir de tout?
– Je puis paraÃ¥tre, sans exciter de soupáons, dans toutes les parties de l’hìtel, ajoutait Julien, et presque jusque dans la chambre de Mme de La Mole. Il fallait absolument la traverser pour arriver à celle de sa fille. Si Mathilde trouvait mieux qu’il arrivÃt toujours par une Ãchelle c’Ãtait avec un coeur ivre de joie qu’il s’exposerait à ce faible danger.
En l’Ãcoutant parler, Mathilde Ãtait choquÃe de cet air de triomphe.”Il est donc mon maÃ¥tre!”se dit-elle. DÃjà elle Ãtait en proie au remords. Sa raison avait horreur de l’insigne folie qu’elle venait de commettre. Si elle l’eñt DU, elle eñt anÃanti elle et Julien. Quand, par instants la force de sa volontà faisait taire les remords, des sentiments de timidità et de pudeur souffrante la rendaient fort malheureuse. Elle n’avait nullement prÃvu l’Ãtat affreux oó elle se trouvait.
“Il faut cependant que je lui parle, se dit-elle à la fin cela est dans les convenances, on parle à son amant.”Et alors, pour accomplir un devoir et avec une tendresse qui Ãtait bien plus dans les paroles dont elle se servait que dans le son de sa voix, elle raconta les diverses rÃsolutions qu’elle avait prises à son Ãgard pendant ces derniers jours.
Elle avait dÃcidà que, s’il osait arriver chez elle avec le secours de l’Ãchelle du jardinier, ainsi qu’il lui Ãtait prescrit, elle serait toute à lui. Mais jamais l’on ne dit d’un ton plus froid et plus poli des choses aussi tendres. Jusque-là ce rendez-vous Ãtait glacÃ. C’Ãtait à faire prendre l’amour en haine. Quelle leáon de morale pour une jeune imprudente! Vaut-il la peine de perdre son avenir pour un tel moment?
Apräs de longues incertitudes, qui eussent pu paraÃ¥tre à un observateur superficiel l’effet de la haine la plus dÃcidÃe, tant les sentiments qu’une femme se doit à elle-mà me avaient de peine à cÃder à une volontà aussi ferme, Mathilde finit par à tre pour lui une maÃ¥tresse aimable.
A la vÃritÃ, ces transports Ãtaient un peu voulus. L’amour passionnà Ãtait bien plutìt un modäle qu’on imitait qu’une rÃalitÃ.
Mlle de La Mole croyait remplir un devoir envers elle-mà me et envers son amant.”Le pauvre garáon, se disait-elle, a Ãtà d’une bravoure achevÃe, il doit à tre heureux, ou bien c’est moi qui manque de caractäre.”Mais elle eñt voulu racheter au prix d’une Ãternità de malheur la nÃcessità cruelle oó elle se trouvait.
Malgrà la violence affreuse qu’elle s’imposait, elle fut parfaitement maÃ¥tresse de ses paroles.
Aucun regret, aucun reproche ne vinrent gÃter cette nuit qui sembla singuliäre plutìt qu’heureuse à Julien. Quelle diffÃrence, grand Dieu! avec son dernier sÃjour de vingt-quatre heures à Verriäres!”Ces belles faáons de Paris ont trouvà le secret de tout gÃter, mà me l’amour”, se disait-il dans son injustice extrà me.
Il se livrait à ces rÃflexions debout dans une des grandes armoires d’acajou oó on l’avait fait entrer aux premiers bruits entendus dans l’appartement voisin, qui Ãtait celui de Mme de La Mole. Mathilde suivit sa märe à la messe, les femmes quittärent l’appartement, et Julien s’Ãchappa avant qu’elles ne revinssent terminer leurs travaux.
Il monta à cheval et alla au pas rechercher les endroits les plus solitaires du bois de Meudon. Il Ãtait bien plus Ãtonnà qu’heureux. Le bonheur qui, de temps à autre, venait occuper son Ãme, Ãtait comme celui d’un jeune sous-lieutenant qui, à la suite de quelque action Ãtonnante, aurait Ãtà nommà colonel d’emblÃe par le gÃnÃral en chef; il se sentait portà à une immense hauteur. Tout ce qui Ãtait au-dessus de lui la veille, Ãtait à ses cìtÃs maintenant ou bien au-dessous. Peu à peu le bonheur de Julien augmenta à mesure qu’il s’Ãloignait.
S’il n’y avait rien de tendre dans son Ãme, c’est que, quelque Ãtrange que ce mot puisse paraÃ¥tre, Mathilde, dans toute sa conduite avec lui, avait accompli un devoir. Il n’y eut rien d’imprÃvu pour elle dans tous les ÃvÃnements de cette nuit que le malheur et la honte qu’elle avait trouvÃs au lieu de ces transports divins dont parlent les romans.
“Me serais-je trompÃe, n’aurais-je pas d’amour pour lui?”se dit-elle.
CHAPITRE XVII
UNE VIEILLE êPêE
I now mean to be serious; — it is time, Since laughter now-a-days is deem’d too serious A jest at vice by virtue’s called a crime. Don Juan, C. XIII.
Elle ne parut point au dÃ¥ner. Le soir elle vint un instant au salon, mais ne regarda pas Julien. Cette conduite lui parut Ãtrange; mais, pensa-t-il, je dois me l’avouer, je ne connais les usages de la bonne compagnie que par les actions de la vie de tous les jours que j’ai vu faire cent fois, elle me donnera quelque bonne raison pour tout ceci. Toutefois, agità par la plus extrà me curiositÃ, il Ãtudiait l’expression des traits de Mathilde, il ne put pas se dissimuler qu’elle avait l’air sec et mÃchant. Evidemment ce n’Ãtait pas la mà me femme qui, la nuit prÃcÃdente, avait ou feignait des transports de bonheur trop excessifs pour à tre vrais.
Le lendemain, le surlendemain mà me froideur de sa part; elle ne le regardait point, elle ne s’apercevait pas de son existence. Julien, dÃvorà par la plus vive inquiÃtude, Ãtait à mille lieues des sentiments de triomphe qui l’avaient seuls animà le premier jour.”Serait-ce, par hasard, se dit-il, un retour à la vertu?”Mais ce mot Ãtait bien bourgeois pour l’altiäre Mathilde.
“Dans les positions ordinaires de la vie elle ne croit guäre à la religion, pensait Julien, elle l’aimà comme utile aux intÃrà ts de sa caste.
“Mais par simple dÃlicatesse fÃminine ne peut-elle pas se reprocher vivement la faute irrÃparable qu’elle a commise? Julien croyait à tre son premier amant.
“Mais, se disait-il dans d’autres instants, il faut avouer qu’il n’y a rien de naãf, de simple, de tendre dans toute sa maniäre d’à tre; jamais je ne l’ai vue plus semblable à une reine qui vient de descendre de son trìne. Me mÃpriserait-elle? Il serait digne d’elle de se reprocher ce qu’elle a fait pour moi, à cause seulement de la bassesse de ma naissance.”
Pendant que Julien, rempli de ses prÃjugÃs puisÃs dans les livres et dans les souvenirs de Verriäres, poursuivait la chimäre d’une maÃ¥tresse tendre et qui ne songe plus à sa propre existence du moment qu’elle a fait le bonheur de son amant, la vanità de Mathilde Ãtait furieuse contre lui.
Comme elle ne s’ennuyait plus depuis deux mois, elle ne craignait plus l’ennui; ainsi, sans pouvoir s’en douter le moins du monde, Julien avait perdu son plus grand avantage.
“Je me suis donc donnà un maÃ¥tre! se disait Mlle de La Mole en se promenant agitÃe dans sa chambre. Il est rempli d’honneur, à la bonne heure; mais si je pousse à bout sa vanitÃ, il se vengera en faisant connaÃ¥tre la nature de nos relations.”Tel est le malheur de notre siäcle, les plus Ãtranges Ãgarements mà me ne guÃrissent pas de l’ennui. Julien Ãtait le premier amour de Mathilde, et, dans cette circonstance de la vie qui donne quelques illusions tendres mà me aux Ãmes les plus säches, elle Ãtait en proie aux rÃflexions les plus amäres.
“Il a sur moi un empire immense, puisqu’il rägne par la terreur et peut me punir d’une peine atroce, si je le pousse à bout.”Cette seule idÃe suffisait pour porter Mathilde à l’outrage, car le courage Ãtait la premiäre qualità de son caractäre. Rien ne pouvait lui donner quelque agitation et la guÃrir d’un fond d’ennui sans cesse renaissant que l’idÃe qu’elle jouait à croix ou pile son existence entiäre.
Le troisiäme jour, comme Mlle de La Mole s’obstinait à ne pas le regarder, Julien la suivit apräs dÃ¥ner, et Ãvidemment malgrà elle dans la salle de billard.
– Eh bien, monsieur, vous croyez donc avoir acquis des droits bien puissants sur moi, lui dit-elle avec une coläre à peine retenue, puisque en opposition à ma volontà bien clairement dÃclarÃe, vous prÃtendez me parler?… Savez-vous que personne au monde n’a jamais tant osÃ?
Rien ne fut plaisant comme le dialogue de ces deux jeunes amants, sans s’en douter ils Ãtaient animÃs l’un contre l’autre des sentiments dà la haine la plus vive. Comme aucun des deux n’avait le caractäre endurant que d’ailleurs ils avaient des habitudes de bonne compagnie, ils en furent bientìt à se dÃclarer nettement qu’ils se brouillaient à jamais.
– Je vous jure un Ãternel secret, dit Julien, j’ajouterais mà me que jamais je ne vous adresserai la parole, si votre rÃputation ne pouvait souffrir de ce changement trop marquÃ.
Il salua avec un parfait respect et partit.
Il accomplissait sans trop de peine ce qu’il croyait un devoir, il Ãtait bien loin de se croire fort amoureux de Mlle de La Mole. Sans doute il ne l’aimait pas trois jours auparavant, quand on l’avait cachà dans la grande armoire d’acajou. Mais tout changea rapidement dans son Ãme, du moment qu’il se vit à jamais brouillà avec elle.
Sa mÃmoire cruelle se mit à lui retracer les moindres circonstances de cette nuit qui, dans la rÃalitÃ, l’avait laissà si froid.
Däs la seconde nuit qui suivit la dÃclaration de brouille Ãternelle, Julien faillit devenir fou en Ãtant obligà de s’avouer qu’il avait de l’amour pour Mlle de La Mole.
Des combats affreux suivirent cette dÃcouverte: tous ses sentiments Ãtaient bouleversÃs.
Huit jours apräs, au lieu d’à tre fier avec M. de Croisenois, il l’aurait presque embrassà en fondant en larmes.
L’habitude du malheur lui donna une lueur de bon sens, il se dÃcida à partir pour le Languedoc, fit sa malle et alla à la poste.
Il se sentit dÃfaillir quand, arrivà au bureau des malles-poste, on lui apprit que, par un hasard singulier, il y avait une place däs le lendemain dans la malle de Toulouse. Il l’arrà ta et revint à l’hìtel de La Mole, annoncer son dÃpart au marquis.
M. de La Mole Ãtait sorti. Plus mort que vif, Julien alla l’attendre dans la bibliothäque. Que devint-il en y trouvant Mlle de La Mole?
En le voyant paraÃ¥tre, elle prit un air de mÃchancetà auquel il lui fut impossible de se mÃprendre.
Emportà par son malheur, Ãgarà par la surprise, Julien eut la faiblesse de lui dire, du ton le plus tendre et qui venait de l’Ãme:
– Ainsi, vous ne m’aimez plus?
– J’ai horreur de m’à tre livrÃe au premier venu, dit Mathilde, en pleurant de rage contre elle-mà me.
– Au premier venu! s’Ãcria Julien, et il s’Ãlanáa sur une vieille ÃpÃe du Moyen Age, qui Ãtait conservÃe dans la bibliothäque comme une curiositÃ.
Sa douleur, qu’il croyait extrà me au moment oó il avait adressà la parole à Mlle de La Mole, venait d’à tre centuplÃe par les larmes de honte qu’il lui voyait rÃpandre. Il eñt Ãtà le plus heureux des hommes de pouvoir la tuer.
Au moment oó il venait de tirer l’ÃpÃe, avec quelque peine, de son fourreau antique, Mathilde, heureuse d’une sensation si nouvelle, s’avanáa fiärement vers lui; ses larmes s’Ãtaient taries.
L’idÃe du marquis de La Mole, son bienfaiteur, se prÃsenta vivement à Julien.”Je tuerais sa fille!”se dit-il, quelle horreur! Il fit un mouvement pour jeter l’ÃpÃe. Certainement, pensa-t-il, elle va Ãclater de rire à la vue de ce mouvement de mÃlodrame”: il dut à cette idÃe le retour de tout son sang-froid. Il regarda la lame de la vieille ÃpÃe curieusement et comme s’il y eñt cherchà quelque tache de rouille, puis il la remit dans le fourreau, et avec la plus grande tranquillità la replaáa au clou de bronze dorà qui la soutenait.
Tout ce mouvement, fort lent sur la fin, dura bien une minute, Mlle de La Mole le regardait ÃtonnÃe: “J’ai donc Ãtà sur le point d’à tre tuÃe par mon amant!”se disait-elle.
Cette idÃe la transportait dans les plus belles annÃes du siäcle de Charles IX et de Henri III.
Elle Ãtait immobile, debout devant Julien qui venait de replacer l’ÃpÃe, elle le regardait avec des yeux d’oó la haine s’Ãtait envolÃe. Il faut convenir qu’elle Ãtait bien sÃduisante en ce moment, certainement jamais femme n’avait moins ressemblà à une poupÃe parisienne (Ce mot Ãtait la grande objection de Julien contre les femmes de ce pays).
“Je vais retomber dans quelque faiblesse pour lui pensa Mathilde; c’est bien pour le coup qu’il se croirait mon seigneur et maÃ¥tre, apräs une rechute, et au moment prÃcis oó je viens de lui parler si ferme.”Elle s’enfuit.
“Mon Dieu! qu’elle est belle! dit Julien en la voyant courir: voilà cet à tre qui se prÃcipitait dans mes bras avec tant de fureur il n’y a pas quinze jours… et ces instants ne reviendront jamais! et c est par ma faute! et au moment d’une action si extraordinaire, si intÃressante pour moi, je n’y Ãtais pas sensible!… Il faut avouer que je suis nà avec un caractäre bien plat et bien malheureux.”
Le marquis parut; Julien se hÃta de lui annoncer son dÃpart.
– Pour oó? dit M. de La Mole.
– Pour le Languedoc.
– Non pas, s’il vous plaÃ¥t, vous à tes rÃservà à de plus hautes destinÃes, si vous partez ce sera pour le Nord… mà me, en termes militaires, je vous consigne à l’hìtel. Vous m’obligerez de n’à tre jamais plus de deux ou trois heures absent, je puis avoir besoin de vous d’un moment à l’autre.
Julien salua et se retira sans mot dire, laissant le marquis fort ÃtonnÃ, il Ãtait hors d’Ãtat de parler, il s’enferma dans sa chambre. LÃ, il put s’exagÃrer en libertà toute l’atrocità de son sort.
“Ainsi, pensait-il, je ne puis pas mà me m’Ãloigner! Dieu sait combien de jours le marquis va me retenir à Paris; grand Dieu! que vais-je devenir? et pas un ami que je puisse consulter: l’abbà Pirard ne me laisserait pas finir la premiäre phrase, le comte Altamira me proposerait, pour me distraire, de m’affilier à quelque conspiration.
“Et cependant je suis fou, je le sens; je suis fou!
“Qui pourra me guider, que vais-je devenir?”
CHAPITRE XVIII
MOMENTS CRUELS
Et elle me l’avoue! Elle dÃtaille jusqu’aux moindres circonstances! Son oeil si beau fixà sur le mien peint l’amour qu’elle sent pour un autre! SCHILLER
Mademoiselle de la Mole ravie ne songeait qu’au bonheur d’avoir Ãtà sur le point d’à tre tuÃe. Elle allait jusqu’à se dire: a Il est digne d’à tre mon maÃ¥tre, puisqu’il a Ãtà sur le point de me tuer. Combien faudrait-il fondre ensemble de beaux jeunes gens de la sociÃtà pour arriver à un tel mouvement de passion?
“Il faut avouer qu’il Ãtait bien joli au moment oó il est montà sur la chaise, pour replacer l’ÃpÃe prÃcisÃment dans la position pittoresque que le tapissier dÃcorateur lui a donnÃe! Apräs tout, je n’ai pas Ãtà si folle de l’aimer!”
Dans cet instant, s’il se fñt prÃsentà quelque moyen honnà te de renouer, elle l’eñt saisi avec plaisir. Julien enfermà à double tour dans sa chambre, Ãtait en proie au plus violent dÃsespoir. Dans ses idÃes folles, il pensait à se jeter à ses pieds. Si au lieu de se tenir dans un lieu ÃcartÃ, il eñt errà au jardin et dans l’hìtel de maniäre à se tenir à portÃe des occasions, il eñt peut-à tre, en un seul instant, changà en bonheur le plus vif son affreux malheur.
Mais l’adresse dont nous lui reprochons l’absence aurait exclu le mouvement sublime de saisir l’ÃpÃe qui, dans ce moment, le rendait si joli aux yeux de Mlle de La Mole. Ce caprice, favorable à Julien dura toute la journÃe; Mathilde se faisait une image charmante des courts instants pendant lesquels elle l’avait aimÃ, elle les regrettait.
“Au fait, se disait-elle, ma passion pour ce pauvre garáon n’a durà à ses yeux que depuis une heure apräs minuit, quand je l’ai vu arriver par son Ãchelle avec tous ses pistolets dans la poche de cìtà de son habit, jusqu’à neuf heures du matin. C’est un quart d’heure apräs, en entendant la messe à Sainte-Valäre, que j’ai commencà à penser qu’il allait se croire mon maÃ¥tre, et qu’il pourrait bien essayer de me faire obÃir au nom de la terreur.”
Apräs dÃ¥ner, Mlle de La Mole, loin de fuir Julien, lui parla et l’engagea en quelque sorte à la suivre au jardin; il obÃit. Cette Ãpreuve lui manquait. Mathilde cÃdait, sans trop s’en douter, à l’amour qu’elle reprenait pour lui. Elle trouvait un plaisir extrà me à se promener à ses cìtÃs; c’Ãtait avec curiosità qu’elle regardait ces mains qui, le matin, avaient saisi l’ÃpÃe pour la tuer.
Cependant, apräs tout ce qui s’Ãtait passÃ, il ne pouvait plus à tre question de leur ancienne conversation.
Peu à peu, Mathilde se mit à lui parler avec confidence intime de l’Ãtat de son coeur. Elle trouvait une singuliäre voluptà dans ce genre de conversation, elle en vint à lui raconter longuement les mouvements d’enthousiasme passager qu’elle avait ÃprouvÃs jadis pour M. de Croisenois, ensuite pour M. de Caylus…
– Quoi! pour M. de Caylus aussi! s’Ãcria Julien; et toute l’amäre jalousie d’un amant dÃlaissà Ãclatait dans ce mot. Mathilde en jugea ainsi, et n’en fut point offensÃe.
Elle continua à torturer Julien, en lui dÃtaillant ses sentiments d’autrefois de la faáon la plus pittoresque, et avec l’accent de la plus intime vÃritÃ. Il voyait qu’elle peignait ce qu’elle avait sous les yeux. Il avait la douleur de remarquer qu’en parlant, elle faisait des dÃcouvertes dans son propre coeur.
Le malheur de la jalousie ne peut aller plus loin.
Soupáonner qu’un rival est aimà est dÃjà bien cruel mais se voir avouer en dÃtail l’amour qu’il inspire par là femme qu’on adore est peut-à tre le comble des douleurs.
O combien Ãtaient punis, en cet instant, les mouvements d’orgueil qui avaient portà Julien à se prÃfÃrer aux Caylus, aux Croisenois! Avec quel malheur intime et senti, il s’exagÃrait leurs plus petits avantages! Avec quelle bonne foi ardente il se mÃprisait lui-mà me!
Mathilde lui semblait un à tre au-dessus du divin; toute parole est faible pour exprimer l’excäs de son admiration. En se promenant à cìtà d’elle, il regardait à la dÃrobÃe ses mains, ses bras, sa taille de reine. Il Ãtait sur le point de tomber à ses pieds, anÃanti d’amour et de malheur, et en criant: PitiÃ!
Et cette personne si belle, si supÃrieure à tout, qui une fois m’a aimÃ, c’est M. de Caylus qu’elle aimera sans doute bientìt.
Julien ne pouvait douter de la sincÃrità de Mlle de La Mole l’accent de la vÃrità Ãtait trop Ãvident dans tout ce qu’elle disait. Pour que rien absolument ne manquÃt à son malheur, il y eut des moments oó, à force de s’occuper des sentiments qu’elle avait ÃprouvÃs une fois pour M. de Caylus, Mathilde en vint à parler de lui comme si elle l’aimait actuellement. Certainement il y avait de l’amour dans son accent, Julien le voyait nettement.
L’intÃrieur de sa poitrine eñt Ãtà inondà de plomb fondu qu’il eñt moins souffert. Comment, arrivà à cet excäs de malheur, le pauvre garáon eñt-il pu deviner que c’Ãtait parce qu’elle parlait à lui, que Mlle de La Mole trouvait tant de plaisir à repenser aux vellÃitÃs d’amour qu’elle avait ÃprouvÃes jadis pour M. de Caylus ou M. de Croisenois?
Rien ne saurait exprimer les tortures de Julien. Il Ãcoutait les confidences dÃtaillÃes de l’amour Ãprouvà pour d’autres, dans cette mà me allÃe de tilleuls oó, si peu de jours auparavant, il attendant qu’une heure sonnÃt pour pÃnÃtrer dans sa chambre. Un à tre humain ne peut soutenir le malheur à un plus haut degrÃ.
Ce genre d’intimità cruelle dura huit grands jours. Mathilde tantìt semblait rechercher, tantìt ne fuyait pas les occasions de lui parler; et le sujet de conversation, auquel ils semblaient tous deux revenir avec une sorte de voluptà cruelle, c’Ãtait le rÃcit des sentiments qu’elle avait ÃprouvÃs pour d’autres: elle lui racontait les lettres qu’elle avait Ãcrites, elle lui en rappelait jusqu’aux paroles, elle lui rÃcitait des phrases entiäres. Les derniers jours, elle semblait contempler Julien avec une sorte de joie maligne. Ses douleurs Ãtaient une vive jouissance pour elle; elle y voyait la faiblesse de son tyran, elle pouvait donc se permettre de l’aimer.
On voit que Julien n’avait aucune expÃrience de la vie, il n’avait pas mà me lu de romans; s’il eñt Ãtà un peu moins gauche et qu’il eñt dit avec quelque sang-froid à cette jeune fille, par lui si adorÃe et qui lui faisait des confidences si Ãtranges:
– Convenez que quoique je ne vaille pas tous ces messieurs, c’est pourtant moi que vous aimez…
Peut-à tre eñt-elle Ãtà heureuse d’à tre devinÃe; du moins le succäs eñt-il dÃpendu entiärement de la grÃce avec laquelle Julien eñt exprimà cette idÃe, et du moment qu’il eñt choisi. Dans tous les cas, il sortait bien, et avec avantage pour lui, d’une situation qui allait devenir monotone aux yeux de Mathilde.
– Et vous ne m’aimez plus, moi qui vous adore! lui dit un jour, apräs une longue promenade, Julien Ãperdu d’amour et de malheur.
Cette sottise Ãtait à peu präs la plus grande qu’il pñt commettre.
Ce mot dÃtruisit en un clin d’oeil tout le plaisir que Mlle de La Mole trouvait à lui parler de l’Ãtat de son coeur. Elle commenáait à s’Ãtonner qu’apräs ce qui s’Ãtait passà il ne s’offensÃt pas de ses rÃcits; elle allait jusqu’à s’imaginer, au moment oó il lui tint ce sot propos, que peut-à tre il ne l’aimait plus. La fiertà a sans doute Ãteint son amour, se disait-elle. Il n’est pas homme à se voir impunÃment prÃfÃrer des à tres comme Caylus, de Luz Croisenois, qu’il avoue lui à tre tellement supÃrieurs. Non je ne le verrai plus à mes pieds!
Les jours prÃcÃdents, dans la naãvetà de son malheur Julien lui faisait un Ãloge passionnà des brillantes qualitÃs de ces messieurs; il allait jusqu’à les exagÃrer. Cette nuance n’avait point Ãchappà à Mlle de La Mole, elle en Ãtait ÃtonnÃe. L’Ãme frÃnÃtique de Julien, en louant un rival qu’il croyait aimÃ, sympathisait avec son bonheur.
Son mot si franc, mais si stupide, vint tout changer en un instant; Mathilde, sñre d’à tre aimÃe, le mÃprisa parfaitement.
Elle se promenait avec lui au moment de ce propos maladroit; elle le quitta, et son dernier regard exprimait le plus affreux mÃpris. RentrÃe au salon, de toute la soirÃe elle ne le regarda plus. Le lendemain ce mÃpris occupait tout son coeur; il n’Ãtait plus question du mouvement qui, pendant huit jours, lui avait fait trouver tant de plaisir à traiter Julien comme l’ami le plus intime, sa vue lui Ãtait dÃsagrÃable. La sensation de Mathilde alla bientìt jusqu’au dÃgoñt; rien ne saurait exprimer l’excäs du mÃpris qu’elle Ãprouvait en le rencontrant sous ses yeux.
Julien n’avait rien compris à tout ce qui s’Ãtait passà dans le coeur de Mathilde, mais sa vanità clairvoyante discerna le mÃpris Il eut le bon sens de ne paraÃ¥tre devant elle que le plus rarement possible, et jamais ne la regarda.
Mais ce ne fut pas sans une peine mortelle qu’il se priva en quelque sorte de sa prÃsence. Il crut sentir que son malheur s’en augmentait encore. Le courage d un coeur d’homme ne peut aller plus loin, se disait-il. Il passait sa vie à une petite fenà tre dans les combles de l’hìtel; la persienne en Ãtait fermÃe avec soin, et de là du moins il pouvait apercevoir Mlle de La Mole dans les instants oó elle paraissait au jardin.
Que devenait-il quand, apräs dÃ¥ner, il la voyait se promener avec M. de Caylus, M. de Luz ou tel autre pour qui elle lui avait avouà quelque vellÃità d’amour autrefois ÃprouvÃe?
Julien n’avait pas l’idÃe d’une telle intensità de malheur il Ãtait sur le point de jeter des cris, cette Ãme si fermà Ãtait enfin bouleversÃe de fond en comble.
Toute pensÃe Ãtrangäre à Mlle de La Mole lui Ãtait devenue odieuse; il Ãtait incapable d’Ãcrire les lettres les plus simples.
– Vous à tes fou, lui dit un matin le marquis.
Julien, tremblant d’à tre devinÃ, parla de maladie et parvint à se faire croire. Heureusement pour lui, M. de La Mole le plaisanta à dÃ¥ner sur son prochain voyage: Mathilde comprit qu’il pouvait à tre fort long. Il y avait dÃjà plusieurs jours que Julien la fuyait, et les jeunes gens si brillants qui avaient tout ce qui manquait à cet à tre si pÃle et si sombre autrefois aimà d’elle, n’avaient plus le pouvoir de la tirer de sa rà verie.
“Une fille ordinaire, se disait-elle, eñt cherchà l’homme qu’elle prÃfäre parmi ces jeunes gens qui attirent tous les regards dans un salon; mais un des caractäres du gÃnie est de ne pas traÃ¥ner sa pensÃe dans l’orniäre tracÃe par le vulgaire.
“Compagne d’un homme tel que Julien, auquel il ne manque que de la fortune que j’ai, j’exciterai continuellement l’attention, je ne passerai point inaperáue dans la vie. Bien loin de redouter sans cesse une rÃvolution comme mes cousines, qui, de peur du peuple, n’osent pas gronder un postillon qui les mäne mal, je serai sñre de jouer un rìle et un grand rìle, car l’homme que j’ai choisi a du caractäre et une ambition sans bornes. Que lui manque-t-il? des amis, de l’argent? je lui donne tout cela. Mais sa pensÃe traitait un peu Julien en à tre infÃrieur dont on fait la fortune quand et comment on veut et de l’amour duquel on ne se permet pas mà me de douter.”
CHAPITRE XIX
L’OPêRA BOUFFE
O how this spring of love resembleth The uncertain glory of an April day;
Which now shows all the beauty of the sun And by and by a cloud takes all away!
SHAKESPEARE.
OccupÃe de l’avenir et du rìle singulier qu’elle espÃrait, Mathilde en vint bientìt jusqu’à regretter les discussions säches et mÃtaphysiques quelle avait jadis avec Julien. FatiguÃe de si hautes pensÃes, quelquefois aussi elle regrettait les moments de bonheur qu’elle avait trouvÃs aupräs de lui, ces derniers souvenirs ne paraissaient point sans remords, elle en Ãtait accablÃe dans de certains moments.
“Mais si l’on a une faiblesse, se disait-elle, il est digne d’une fille telle que moi de n’oublier ses devoirs que pour un homme de mÃrite; on ne dira point que ce sont ses jolies moustaches ni sa grÃce à monter à cheval qui m’ont sÃduite, mais ses profondes discussions sur l’avenir qui attend la France, ses idÃes sur la ressemblance que les ÃvÃnements qui vont fondre sur nous peuvent avoir avec la rÃvolution de 1688 en Angleterre. J’ai Ãtà sÃduite, rÃpondait-elle à ses remords, je suis une faible femme, mais du moins je n’ai pas Ãtà ÃgarÃe comme une poupÃe par les avantages extÃrieurs.
“S’il y a une rÃvolution, pourquoi Julien Sorel ne jouerait-il pas le rìle de Roland, et moi celui de Mme Roland? j’aime mieux ce rìle que celui de Mme de Staâl: l’immoralità de la conduite sera un obstacle dans notre siäcle. Certainement on ne me reprochera pas une seconde faiblesse j’en mourrais de honte.”
Les rà veries de Mathilde n’Ãtaient pas toutes aussi graves, il faut l’avouer, que les pensÃes que nous venons de transcrire.
Elle regardait Julien à la dÃrobÃe, elle trouvait une grÃce charmante à ses moindres actions.
“Sans doute, se disait-elle, je suis parvenue à dÃtruire chez lui jusqu’à la plus petite idÃe qu’il a des droits.
“L’air de malheur et de passion profonde avec lequel le pauvre garáon m’a dit ce mot d’amour naãf, au jardin, il y a huit jours, le prouve de reste, il faut convenir que j’ai Ãtà bien extraordinaire de me fÃcher d’un mot oó brillaient tant de respect, tant de passion. Ne suis-je pas sa femme? Son mot Ãtait naturel, et, il faut l’avouer, il Ãtait bien aimable. Julien m’aimait encore apräs des conversations Ãternelles, dans lesquelles je ne lui avais parlà et avec bien de la cruautà j’en conviens, que des vellÃitÃs d’amour que l’ennui dà la vie que je mäne m’avait inspirÃes pour ces jeunes gens de la sociÃtà desquels il est si jaloux. Ah! s’il savait combien ils sont peu dangereux pour lui! combien aupräs de lui ils me semblent ÃtiolÃs et pÃles copies les uns des autres.”
En faisant ces rÃflexions, Mathilde, pour se donner une contenance aux yeux de sa märe qui la regardait, traáait au hasard des traits de crayon sur une feuille de son album. Un des profils qu’elle venait d’achever l’Ãtonna, la ravit: il ressemblait à Julien d’une faáon frappante. a C’est la voix du ciel! voilà un des miracles de l’amour, s’Ãcria-t-elle avec transport: sans m’en douter, je fais son portrait.”
Elle s’enfuit dans sa chambre, s’y enferma, prit des couleurs, s’appliqua beaucoup, chercha sÃrieusement à faire le portrait de Julien, mais elle ne put rÃussir le profil tracà au hasard se trouva toujours le plus ressemblant; Mathilde en fut enchantÃe, elle y vit une preuve Ãvidente de grande passion.
Elle ne quitta son album que fort tard, quand la marquise la fit appeler pour aller à l’OpÃra italien. Elle n’eut qu’une idÃe, chercher Julien des yeux pour le faire engager par sa märe a les accompagner.
Il ne parut point, ces dames n’eurent que des à tres vulgaires dans leur loge. Pendant tout le premier acte de l’opÃra, Mathilde rà va à l’homme qu’elle aimait avec les transports de la passion la plus vive; mais au second acte, une maxime d’amour chantÃe, il faut l’avouer, sur une mÃlodie digne de Cimarosa, pÃnÃtra son coeur. L’hÃroãne de l’opÃra disait: “Il faut me punir de l’excäs d’adoration que je sens pour lui, c’est trop l’aimer!”
Du moment qu’elle eut entendu cette cantiläne sublime, tout ce qui existait au monde disparut pour Mathilde. On lui parlait, elle ne rÃpondait pas; sa märe la grondait, à peine pouvait-elle prendre sur elle de la regarder. Son extase arriva à un Ãtat d’exaltation et de passion comparable aux mouvements les plus violents que, depuis quelques jours, Julien avait ÃprouvÃs pour elle. La cantiläne, pleine d’une grÃce divine, sur laquelle Ãtait chantÃe la maxime qui lui semblait faire une application si frappante à sa position, occupait tous les instants oó elle ne songeait pas directement à Julien. GrÃce à son amour pour la musique, elle fut ce soir-là comme Mme de Rà nal Ãtait toujours en pensant à Julien. L’amour de tà te a plus d’esprit sans doute que l’amour vrai, mais il n’a que des instants d’enthousiasme; il se connaÃ¥t trop, il se juge sans cesse; loin d’Ãgarer la pensÃe il n’est bÃti qu’à force de pensÃes.
De retour à la maison, quoi que pñt dire Mme de La Mole, Mathilde prÃtendit avoir la fiävre et passa une partie de la nuit à rÃpÃter cette cantiläne sur son piano. Elle chantait les paroles de l’air cÃläbre qui l’avait charmÃe:
Devo punirmi devo punirmi,
Se troppo amai etc.
Le rÃsultat de cette nuit de folie fut qu’elle crut à tre parvenue à triompher de son amour. (Cette page nuira de plus d’une faáon au malheureux auteur. Les Ãmes glacÃes l’accuseront d’indÃcence. Il ne fait point l’injure aux jeunes personnes qui brillent dans les salons de Paris, de supposer qu’une seule d’entre elles soit susceptible des mouvements de folie qui dÃgradent le caractäre de Mathilde. Ce personnage est tout à fait d ‘imagination, et mà me imaginà bien en dehors des habitudes sociales qui, parmi tous les siäcles, assureront un rang si distinguà à la civilisation du XIXe siäcle.
Ce n’est point la prudence qui manque aux jeunes filles qui ont fait l’ornement des bals de cet hiver.
Je ne pense pas non plus que l’on puisse les accuser de trop mÃpriser une brillante fortune, des chevaux, de belles terres et tout ce qui assure une position agrÃable dans le monde. Loin de ne voir que de l’ennui dans tous ces avantages, ils sont en gÃnÃral l’objet des dÃsirs les plus constants, et, s’il y a passion dans les cours, elle est pour eux.
Ce n’est point l’amour non plus qui se charge de la fortune des jeunes gens douÃs de quelque talent comme Julien, ils s’attachent d’une Ãtreinte invincible à une coterie, et quand la coterie fait fortune, toutes les bonnes choses de la sociÃtà pleuvent sur eux. Malheur à l’homme d’Ãtude qui n’est d’aucune coterie, on lui reprochera jusqu’à de petits succäs fort incertains, et la haute vertu triomphera en le volant. HÃ, monsieur, un roman est un miroir qui se promäne sur une grande route’. Tantìt il refläte à vos yeux l’azur des cieux, tantìt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusà d’à tre immoral! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir! Accusez bien plutìt le grand chemin oó est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former.
Maintenant qu’il est bien convenu que le caractäre de Mathilde est impossible dans notre siäcle non moins prudent que vertueux, je crains moins d’irriter en continuant le rÃcit des folies de cette aimable fille.)
Pendant toute la journÃe du lendemain, elle Ãpia les occasions de s’assurer de son triomphe sur sa folle passion. Son grand but fut de dÃplaire en tout à Julien; mais aucun de ses mouvements ne lui Ãchappa.
Julien Ãtait trop malheureux et surtout trop agità pour deviner une manoeuvre de passion aussi compliquÃe, encore moins put-il voir tout ce qu’elle avait de favorable pour lui: il en fut la victime; jamais peut-à tre son malheur n’avait Ãtà aussi excessif. Ses actions Ãtaient tellement peu sous la direction de son esprit, que si quelque philosophe chagrin lui eñt dit: a Songez à profiter rapidement des dispositions qui vont vous à tre favorables, dans ce genre d’amour de tà te, que l’on voit à Paris, la mà me maniäre d’à tre ne peut durer plus de deux jours”, il ne l’eñt pas compris. Mais quelque exaltà qu’il fñt, Julien avait de l’honneur. Son premier devoir Ãtait la discrÃtion; il le comprit. Demander conseil, raconter son supplice au premier venu eñt Ãtà un bonheur comparable à celui du malheureux qui, traversant un dÃsert enflammÃ, reáoit du ciel une gorgÃe d’eau glacÃe. Il connut le pÃril, il craignit de rÃpondre par un torrent de larmes à l’indiscret qui l’interrogerait; il s’enferma chez lui.
Il vit Mathilde se promener longtemps au jardin; quand enfin elle l’eut quittÃ, il y descendit; il s’approcha d’un rosier oó elle avait pris une fleur.
La nuit Ãtait sombre, il put se livrer à tout son malheur sans craindre d’à tre vu. Il Ãtait Ãvident pour lui que Mlle de La Mole aimait un de ces jeunes officiers avec qui elle venait de parler si gaiement. Elle l’avait aimà lui, mais elle avait connu son peu de mÃrite.
“Et en effet, j’en ai bien peu! se disait Julien avec pleine conviction; je suis au total un à tre bien plat, bien vulgaire, bien ennuyeux pour les autres, bien insupportable à moi-mà me.”Il Ãtait mortellement dÃgoñtà de toutes ses bonnes qualitÃs, de toutes les choses qu’il avait aimÃes avec enthousiasme; et dans cet Ãtat d’imagination renversÃe, il entreprenait de juger la vie avec son imagination. Cette erreur est d’un homme supÃrieur.
Plusieurs fois l’idÃe du suicide s’offrit à lui, cette image Ãtat pleine de charmes c’Ãtait comme un repos dÃlicieux, c’Ãtait le verre d’eau glacÃe offert au misÃrable qui, dans le dÃsert, meurt de soif et de chaleur.
“Ma mort augmentera le mÃpris qu’elle a pour moi! s’Ãcria-t-il. Quel souvenir je laisserai!”
Tombà dans ce dernier abÃ¥me du malheur, un à tre humain n’a de ressource que le courage. Julien n’eut pas assez de gÃnie pour se dire: “Il faut oser”; mais comme le soir, il regardait la fenà tre de la chambre de Mathilde, il vit à travers les persiennes qu’elle Ãteignait sa lumiäre: il se figurait cette chambre charmante qu’il avait vue, hÃlas! une fois en sa vie. Son imagination n’allait pas plus loin.
Une heure sonna; entendre le son de la cloche et se dire: “Je vais monter avec l’Ãchelle”, ne fut qu’un instant.
Ce fut l’Ãclair du gÃnie, les bonnes raisons arrivärent en foule.”Puis-je à tre plus malheureux!”se disait-il. Il courut à l’Ãchelle, le jardinier l’avait enchaÃ¥nÃe. A l’aide du chien d’un de ses petits pistolets, qu’il brisa, Julien animà dans ce moment d’une force surhumaine, tordit un des chaÃ¥nons de la chaÃ¥ne qui retenait l’Ãchelle; il en fut maÃ¥tre en peu de minutes, et la plaáa contre la fenà tre de Mathilde.
“Elle va se fÃcher, m’accabler de mÃpris, qu’importe? Je lui donne un baiser, un dernier baiser, je monte chez moi et je me tue…; mes lävres toucheront sa joue avant que de mourir!”
Il volait en montant l’Ãchelle, il frappe à la persienne ; apräs quelques instants Mathilde l’entend, elle veut ouvrir la persienne, l’Ãchelle s’y oppose: Julien se cramponne au crochet de fer destinà à tenir la persienne ouverte, et, au risque de se prÃcipiter mille fois, donne une violente secousse à l’Ãchelle et la dÃplace un peu. Mathilde peut ouvrir la persienne.
Il se jette dans la chambre plus mort que vif:
– C’est donc toi! dit-elle en se prÃcipitant dans ses bras.
Qui pourra dÃcrire l’excäs du bonheur de Julien? celui de Mathilde fut presque Ãgal.
Elle lui parlait contre elle-mà me, elle se dÃnonáait à lui.
– Punis-moi de mon orgueil atroce, lui disait-elle, en le serrant dans ses bras de faáon à l’Ãtouffer; tu es mon maÃ¥tre, je suis ton esclave, il faut que je te demande pardon à genoux d’avoir voulu me rÃvolter.
Elle quittait ses bras pour tomber à ses pieds.
– Oui, tu es mon maÃ¥tre, lui disait-elle encore, ivre de bonheur et d’amour; rägne à jamais sur moi, punis sÃvärement ton esclave quand elle voudra se rÃvolter.
Dans un autre moment, elle s’arrache de ses bras allume la bougie, et Julien a toutes les peines du mondà à l’empà cher de se couper tout un cìtà de ses cheveux.
– Je veux me rappeler, lui dit-elle, que je suis ta servante: si jamais un exÃcrable orgueil vient m’Ãgarer, montre-moi ces cheveux et dis: Il n’est plus question d’amour, il ne s’agit pas de l’Ãmotion que votre Ãme peut Ãprouver en ce moment, vous avez jurà d’obÃir, obÃissez sur l’honneur.
Mais il est plus sage de supprimer la description d’un tel degrà d’Ãgarement et de fÃlicitÃ.
La vertu de Julien fut Ãgale à son bonheur.
– Il faut que je descende par l’Ãchelle, dit-il à Mathilde, quand il vit l’aube du jour paraÃ¥tre sur les cheminÃes lointaines du cìtà de l’orient, au-delà des jardins. Le sacrifice que je m’impose est digne de vous, je me prive de quelques heures du plus Ãtonnant bonheur qu’une Ãme humaine puisse goñter, c’est un sacrifice que je fais à votre rÃputation: si vous connaissez mon coeur, vous comprenez la violence que je me fais. Serez-vous toujours pour moi ce que vous à tes en ce moment? mais l’honneur parle, il suffit. Apprenez que, lors de notre premiäre entrevue, tous les soupáons n’ont pas Ãtà dirigÃs contre les voleurs. M. de La Mole a fait Ãtablir une garde dans le jardin. M. de Croisenois est environnà d’espions, on sait ce qu’il fait chaque nuit…
– Le pauvre garáon, s’Ãcria Mathilde et elle rit aux Ãclats. Sa märe et une femme de service furent ÃveillÃes ; tout à coup on lui adressa la parole à travers la porte. Julien la regarda, elle pÃlit en grondant la femme de chambre et ne daigna pas adresser la parole à sa märe.
– Mais si elles ont l’idÃe d’ouvrir la fenà tre, elles voient l’Ãchelle! lui dit Julien.
Il la serra encore une fois dans ses bras, se jeta sur l’Ãchelle et se laissa glisser plutìt qu’il ne descendit; en un moment il fut à terre.
Trois secondes apräs, l’Ãchelle Ãtait sous l’allÃe de tilleuls, et l’honneur de Mathilde sauvÃ. Julien, revenu à lui, se trouva tout en sang et presque nu, il s’Ãtait blessà en se laissant glisser sans prÃcaution.
L’excäs du bonheur lui avait rendu toute l’Ãnergie de son caractäre: vingt hommes se fussent prÃsentÃs, que les attaquer seul, en cet instant, n’eñt Ãtà qu’un plaisir de plus. Heureusement sa vertu militaire ne fut pas mise à l’Ãpreuve: il coucha l’Ãchelle à sa place ordinaire; il replaáa la chaÃ¥ne qui la retenait: il n’oublia point de revenir effacer l’empreinte que l’Ãchelle avait laissÃe dans la plate-bande de fleurs exotiques sous la fenà tre de Mathilde.
Comme, dans l’obscuritÃ, il promenait sa main sur la terre molle pour s’assurer que l’empreinte Ãtait entiärement effacÃe, il sentit tomber quelque chose sur ses mains, c’Ãtait tout un cìtà des cheveux de Mathilde qu’elle avait coupà et qu’elle lui jetait.
Elle Ãtait à sa fenà tre.
– Voilà ce que t’envoie ta servante, lui dit-elle assez haut, c’est le signe d’une obÃissance Ãternelle. Je renonce à l’exercice de ma raison, sois mon maÃ¥tre.
Julien vaincu fut sur le point d’aller reprendre l’Ãchelle et de remonter chez elle. Enfin la raison fut la plus forte.
Rentrer du jardin dans l’hìtel n’Ãtait pas chose facile. Il rÃussit à forcer la porte d’une cave; parvenu dans la maison, il fut obligà d’enfoncer le plus silencieusement possible la porte de sa chambre. Dans son trouble il avait laissÃ, dans la petite chambre qu’il venait d’abandonner si rapidement, jusqu’à la clef qui Ãtait dans la poche de son habit.”Pourvu pensa-t-il, qu’elle songe à cacher toute cette dÃpouillà mortelle!”
Enfin, la fatigue l’emporta sur le bonheur, et, comme le soleil se levait, il tomba dans un profond sommeil.
La cloche du dÃjeuner eut grand’peine à l’Ãveiller, il parut à la salle à manger. Bientìt apräs Mathilde y entra. L’orgueil de Julien eut un moment bien heureux en voyant l’amour qui Ãclatait dans les yeux de cette personne si belle et environnÃe de tant d’hommages; mais bientìt sa prudence eut lieu d’à tre effrayÃe.
Sous prÃtexte du peu de temps qu’elle avait eu pour soigner sa coiffure, Mathilde avait arrangà ses cheveux de faáon à ce que Julien pñt apercevoir du premier coup d’oeil toute l’Ãtendue du sacrifice qu’elle avait fait pour lui en les coupant la nuit prÃcÃdente. Si une aussi belle figure avait pu à tre gÃtÃe par quelque chose, Mathilde y serait parvenue; tout un cìtà de ses beaux cheveux, d’un blond cendrÃ, Ãtait coupà inÃgalement à un demi-pouce de la tà te.
A dÃjeuner, toute la maniäre d’à tre de Mathilde rÃpondit à cette premiäre imprudence. On eñt dit qu’elle prenait à tÃche de faire savoir à tout le monde la folle passion qu’elle avait pour Julien. Heureusement, ce jour-lÃ, M. de La Mole et la marquise Ãtaient fort occupÃs d’une promotion de cordons bleus, qui allait avoir lieu, et dans laquelle M. de Chaulnes n’Ãtait pas compris. Vers la fin du repas, il arriva à Mathilde, qui parlait à Julien, de l’appeler mon maÃ¥tre. Il rougit jusqu’au blanc des yeux.
Soit hasard ou fait expräs de la part de Mlle de La Mole, Mathilde ne fut pas un instant seule ce jour-lÃ. Le soir, en passant de la salle à manger au salon, elle trouva pourtant le moment de dire à Julien:
– Tous mes projets sont renversÃs. Croirez-vous que ce soit un prÃtexte de ma part? maman vient de dÃcider qu’une de ses femmes s’Ãtablira la nuit dans mon appartement.
Cette journÃe passa comme un Ãclair, Julien Ãtait au comble du bonheur. Däs sept heures du matin, le lendemain, il Ãtait installà dans la bibliothäque; il espÃrait que Mlle de La Mole daignerait y paraÃ¥tre, il lui avait Ãcrit une lettre infinie.
Il ne la vit que bien des heures apräs, au dÃjeuner. Elle Ãtait ce jour-là coiffÃe avec le plus grand soin; un art merveilleux s’Ãtait chargà de cacher la place des cheveux coupÃs. Elle regarda une ou deux fois Julien, mais avec des yeux polis et calmes, il n’Ãtait plus question de l’appeler mon maÃ¥tre.
L Ãtonnement de Julien l’empà chait de respirer… Mathilde se reprochait presque tout ce qu’elle avait fait pour lui.
En y pensant mñrement, elle avait dÃcidà que c’Ãtait un à tre, si ce n’est tout à fait commun, du moins ne sortant pas assez de la ligne pour mÃriter toutes les Ãtranges folies qu’elle avait osÃes pour lui. Au total, elle ne songeait guäre à l’amour; ce jour-lÃ, elle Ãtait lasse d’aimer.
Pour Julien, les mouvements de son coeur furent ceux d’un enfant de seize ans. Le doute affreux, l’Ãtonnement le dÃsespoir l’occupärent tour à tour pendant ce dÃjeuner qui lui sembla d’une Ãternelle durÃe.
Däs qu’il put dÃcemment se lever de table il se prÃcipita plutìt qu’il ne courut à l’Ãcurie, sella lui-mà me son cheval et partit au galop; il craignait de se dÃshonorer par quelque faiblesse.”Il faut que je tue mon coeur à force de fatigue physique, se disait-il en galopant dans les bois de Meudon. Qu’ai-je fait, qu’aide dit pour mÃriter une telle disgrÃce?
“Il faut ne rien faire, ne rien dire aujourd’hui, pensa-t-il en rentrant à l’hìtel, à tre mort au physique comme je le suis au moral. Julien ne vit plus, c’est son cadavre qui s’agite encore.”
CHAPITRE XX
LE VASE DU JAPON
Son coeur ne comprend pas d’abord tout l’excäs de son malheur: il est plus troublà qu’Ãmu. Mais à mesure que la raison revient. il sent la profondeur de son infortune. Tous les plaisirs de la vie se trouvent anÃantis pour lui, il ne peut sentir que les vives pointes du dÃsespoir qui le dÃchire. Mais à quoi bon parler de douleur physique? Quelle douleur, sentie par le corps seulement, est comparable à celle-ci ? JEAN-PAUL.
On sonnait le dÃ¥ner, Julien n’eut que le temps de s’habiller, il trouva au salon Mathilde, qui faisait des instances à son fräre et à M. de Croisenois, pour les engager à ne pas aller passer la soirÃe à Suresnes, chez Mme la marÃchale de Fervaques.
Il eñt Ãtà difficile d’à tre plus sÃduisante et plus aimable pour eux. Apräs dÃ¥ner parurent MM. de Luz, de Caylus et plusieurs de leurs amis. On eñt dit que Mlle de La Mole avait repris avec le culte de l’amitià fraternelle, celui des convenances les plus exactes. Quoique le temps fñt charmant ce soir-lÃ, elle insista pour ne pas aller au jardin elle voulut que l’on ne s’ÃloignÃt pas de la bergäre oó Mme de La Mole Ãtait placÃe. Le canapà bleu fut le centre du groupe, comme en hiver.
Mathilde avait de l’humeur contre le jardin, ou du moins il lui semblait parfaitement ennuyeux: il Ãtait lià au souvenir de Julien.
Le malheur diminue l’esprit. Notre hÃros eut la gaucherie de s’arrà ter aupräs de cette petite chaise de paille, qui jadis avait Ãtà tÃmoin de triomphes si brillants. Aujourd’hui personne ne lui adressa la parole; sa prÃsence Ãtait comme inaperáue et pire encore. Ceux des amis de Mlle de La Mole, qui Ãtaient placÃs präs de lui à l’extrÃmità du canapÃ, affectaient en quelque sorte de lui tourner le dos, du moins il en eut l’idÃe.
“C’est une disgrÃce de ceour”, pensa-t-il. Il voulut Ãtudier un instant les gens qui prÃtendaient l’accabler de leur dÃdain.
L’oncle de M. de Luz avait une grande charge aupräs du roi, d’oó il rÃsultait que ce bel officier plaáait au commencement de sa conversation, avec chaque interlocuteur qui survenait, cette particularità piquante: son oncle s’Ãtait mis en route à sept heures pour Saint-Cloud, et le soir il comptait y coucher. Ce dÃtail Ãtait amenà avec toute l’apparence de la bonhomie, mais toujours il arrivait.
En observant M. de Croisenois avec l’oeil sÃväre du malheur, Julien remarqua l’extrà me influence que cet aimable et bon jeune homme supposait aux causes occultes. C’Ãtait au point qu’il s’attristait et prenait de l’humeur, s’il voyait attribuer un ÃvÃnement un peu important à une cause simple et toute naturelle.”Il y a là un commencement de folie, se dit Julien. Ce caractäre a un rapport frappant avec celui de l’empereur Alexandre, tel que me l’a dÃcrit le prince Korasoff.”Durant la premiäre annÃe de son sÃjour à Paris, le pauvre Julien sortant du sÃminaire, Ãbloui par les grÃces pour lui si nouvelles de tous ces aimables jeunes gens, n’avait pu que les admirer. Leur vÃritable caractäre commenáait seulement à se dessiner à ses yeux.
“Je joue ici un rìle indigne”, pensa-t-il tout à coup. Il s’agissait de quitter sa petite chaise de paille d’une faáon qui ne fñt pas trop gauche. Il voulut inventer, il demandait quelque chose de nouveau à une imagination tout occupÃe ailleurs. Il fallait avoir recours à la mÃmoire, la sienne Ãtait, il faut l’avouer, peu riche en ressources de ce genre; le pauvre garáon avait encore bien peu d’usage, aussi fut-il d’une gaucherie parfaite et remarquÃe de tous lorsqu’il se leva pour quitter le salon. Le malheur Ãtait trop Ãvident dans toute sa maniäre d’à tre. Il jouait depuis trois quarts d’heure le rìle d’un importun subalterne auquel on ne se donne pas la peine de cacher ce qu’on pense de lui.
Les observations critiques qu’il venait de faire sur ses rivaux, l’empà chärent toutefois de prendre son malheur trop au tragique; il avait, pour soutenir sa fiertÃ, le souvenir de ce qui s’Ãtait passà l’avant-veille.”Quels que soient leurs mille avantages sur moi, pensait-il en entrant seul au jardin, Mathilde n’a Ãtà pour aucun d’eux ce que, deux fois dans ma vie, elle a daignà à tre pour moi.”
Sa sagesse n’alla pas plus loin. Il ne comprenait nullement le caractäre de la personne singuliäre que le hasard venait de rendre maÃ¥tresse absolue de tout son bonheur.
Il s’en tint, la journÃe suivante, à tuer de fatigue lui et son cheval. Il n’essaya plus de s’approcher, le soir, du canapà bleu, auquel Mathilde restait fidäle. Il remarqua que le comte Norbert ne daignait pas mà me le regarder en le rencontrant dans la maison. Il doit se faire une Ãtrange violence, pensa-t-il, lui naturellement si poli.
Pour Julien, le sommeil eñt Ãtà le bonheur. En dÃpit de la fatigue physique, des souvenirs trop sÃduisants commenáaient à envahir toute son imagination. Il n’eut pas le gÃnie de voir que, par ses grandes courses à cheval dans les bois des environs de Paris, n’agissant que sur lui-mà me et nullement sur le coeur ou sur l’esprit de Mathilde, il laissait au hasard la disposition de son sort.
Il lui semblait qu’une chose apporterait à sa douleur un soulagement infini: ce serait de parler à Mathilde. Mais cependant qu’oserait-il lui dire?
C’est à quoi, un matin, à sept heures, il rà vait profondÃment, lorsque tout à coup il la vit entrer dans la bibliothäque.
– Je sais, monsieur, que vous dÃsirez me parler.
– Grand Dieu! qui vous l’a dit?
– Je le sais, que vous importe? Si vous manquez d’honneur, vous pouvez me perdre, ou du moins le tenter; mais ce danger, que je ne crois pas rÃel, ne m’empà chera certainement pas d’à tre sincäre. Je ne vous aime plus, monsieur, mon imagination folle m’a trompÃe…
A ce coup terrible, Ãperdu d’amour et de malheur, Julien essaya de se justifier. Rien de plus absurde. Se justifie-t-on de dÃplaire? Mais la raison n’avait plus aucun empire sur ses dÃmarches. Un instinct aveugle le poussait à retarder la dÃcision de son sort. Il lui semblait que tant qu’il parlait, tout n’Ãtait pas fini. Mathilde n’Ãcoutait pas ses paroles, leur son l’irritait, elle ne concevait pas qu’il eñt l’audace de l’interrompre.
Les remords de la vertu et ceux de l’orgueil la rendaient, ce matin-lÃ, Ãgalement malheureuse. Elle Ãtait en quelque sorte anÃantie par l’affreuse idÃe d’avoir donnà des droits sur elle à un petit abbà fils d’un paysan.”C’est à peu präs, se disait-elle dans lÃs moments oó elle s’exagÃrait son malheur, comme si j’avais à me reprocher une faiblesse pour un des laquais.”
Dans les caractäres hardis et fiers, il n’y a qu’un pas de la coläre contre soi-mà me à l’emportement contre les autres; les transports de fureur sont dans ce cas un plaisir vif.
En un instant, Mlle de La Mole arriva au point d’accabler Julien des marques de mÃpris les plus excessives. Elle avait infiniment d’esprit, et cet esprit triomphait dans l’art de torturer les amours-propres et de leur infliger des blessures cruelles.
Pour la premiäre fois de sa vie, Julien se trouvait soumis à l’action d’un esprit supÃrieur animà contre lui de la haine la plus violente. Loin de songer le moins du monde à se dÃfendre en cet instant, son imagination mobile en vint à se mÃpriser soi-mà me. En s’entendant accabler de marques de mÃpris si cruelles, et calculÃes avec tant d’esprit pour dÃtruire toute bonne opinion qu’il pouvait avoir de soi, il lui semblait que Mathilde avait raison. et qu’elle n’en disait n’as assez.
Pour elle, elle trouvait un plaisir d’orgueil dÃlicieux à punir ainsi elle et lui de l’adoration quelle avait sentie quelques jours auparavant.
Elle n’avait pas besoin d’inventer et de penser pour la premiäre fois les choses cruelles qu’elle lui adressait avec tant de complaisance. Elle ne faisait que rÃpÃter ce que depuis huit jours, disait dans son coeur l’avocat du parti contraire à l’amour.
Chaque mot centuplait l’affreux malheur de Julien. Il voulut fuir, Mlle de La Mole le retint par le bras avec autoritÃ.
– Daignez remarquer, lui dit-il, que vous parlez träs haut, on vous entendra de la piäce voisine.
– Qu’importe! reprit fiärement Mlle de La Mole, qui osera dire qu’on m’entend? Je veux guÃrir à jamais votre petit amour-propre des idÃes qu’il a pu se figurer sur mon compte.
Lorsque Julien put sortir de la bibliothäque, il Ãtait tellement ÃtonnÃ, qu’il en sentait moins son malheur.”Eh bien! elle ne m’aime plus, se rÃpÃtait-il en se parlant tout haut comme pour s’apprendre sa position. Il paraÃ¥t qu’elle ma aimà huit ou dix jours, et moi je l’aimerai toute la vie.
“Est-il bien possible, elle n’Ãtait rien! rien pour mon coeur, il y a si peu de jours!”
Les jouissances d’orgueil inondaient le coeur de Mathilde; elle avait donc pu rompre à tout jamais! Triompher si complätement d’un penchant si puissant la rendrait parfaitement heureuse.”Ainsi, ce petit monsieur comprendra, et une fois pour toutes, qu’il n’a et n’aura jamais aucun empire sur moi.”Elle Ãtait si heureuse que rÃellement elle n’avait plus d’amour en ce moment.
Apräs une scäne aussi atroce, aussi humiliante, chez un à tre moins passionnà que Julien, l’amour fñt devenu impossible. Sans s’Ãcarter un seul instant de cc qu’elle se devait à elle-mà me Mlle de La Mole lui avait adressà de ces choses dÃsagrÃables, tellement bien calculÃes, qu’elles peuvent paraÃ¥tre une vÃritÃ, mà me quand on s’en souvient de sang-froid.
La conclusion que Julien tira dans le premier moment d’une scäne si Ãtonnante, fut que Mathilde avait un orgueil infini. Il croyait fermement que tout Ãtait fini à tout jamais entre eux, et cependant le lendemain, au dÃjeuner, il fut gauche et timide devant elle. C’Ãtait un dÃfaut qu’on n’avait pu lui reprocher jusque-lÃ. Dans les petites comme dans les grandes choses, il savait nettement ce qu’il devait et voulait faire, et l’exÃcutait.
Ce jour-lÃ, apräs le dÃjeuner, comme Mme de La Mole lui demandait une brochure sÃditieuse et pourtant assez rare, que le matin son curà lui avait apportÃe en secret, Julien, en la prenant sur une console, fit tomber un vieux vase de porcelaine bleue, laid au possible.
Mme de La Mole se leva en jetant un cri de dÃtresse, et vint considÃrer de präs les ruines de son vase chÃri.”C’Ãtait du vieux Japon, disait-elle il me venait de ma grand’tante abbesse de Chelles; c’Ãtait un prÃsent des Hollandais au duc d’OrlÃans rÃgent qui l’avait donnà à sa fille…”
Mathilde avait suivi le mouvement de sa märe, ravie de voir brisà ce vase bleu qui lui semblait horriblement laid. Julien Ãtait silencieux et point trop troublÃ; il vit Mlle de La Mole tout präs de lui.
– Ce vase, lui dit-il, est à jamais dÃtruit, ainsi en est-il d’un sentiment qui fut autrefois le maÃ¥tre de mon coeur ; je vous prie d’agrÃer mes excuses de toutes les folies qu’il m’a fait faire; et il sortit.
– On dirait en vÃritÃ, dit Mme de La Mole, comme il s’en allait, que ce M. Sorel est fier et content de ce qu’il vient de faire.
Ce mot tomba directement sur le coeur de Mathilde.”Il est vrai, se dit-elle, ma märe a devinà juste, tel est le sentiment qui l’anime.”Alors seulement cessa la joie de la scäne qu’elle lui avait faite la veille.”Eh bien, tout est fini, se dit-elle avec un calme apparent, il me reste un grand exemple, cette erreur est affreuse humiliante! elle me vaudra la sagesse pour tout le restà de la vie.”
“Que n’ai-je dit vrai? pensait Julien, pourquoi l’amour que j’avais pour cette folle me tourmente-t-il encore?”
Cet amour, loin de s’Ãteindre comme il l’espÃrait, fit des progräs rapides.”Elle est folle il est vrai, se disait-il en est-elle moins adorable? est-il possible d’à tre plus jolie?”Tout ce que la civilisation la plus ÃlÃgante peut prÃsenter de vifs plaisirs, n’Ãtait-il pas rÃuni comme à l’envi chez Mlle de La Mole? Ces souvenirs de bonheur passà s’emparaient de Julien, et dÃtruisaient rapidement tout l’ouvrage de la raison.
La raison lutte en vain contre les souvenirs de ce genre; ses essais sÃväres ne font qu’en augmenter le charme.
Vingt-quatre heures apräs la rupture du vase de vieux Japon, Julien Ãtait dÃcidÃment l’un des hommes les plus malheureux.
CHAPITRE XXI
LA NOTE SECRETE
Car tout ce que je raconte, je l’ai vu; et si j’ai pu me tromper en le voyant, bien certainement je ne vous trompe point en vous le disant. Lettre à l’Auteur.
Le marquis le fit appeler; M. de La Mole semblait rajeuni, son oeil Ãtait brillant.
– Parlons un peu de votre mÃmoire, dit-il à Julien, on dit qu’elle est prodigieuse! Pourriez-vous apprendre par coeur quatre pages et aller les rÃciter à Londres? mais sans changer un mot!…
Le marquis chiffonnait avec humeur la Quotidienne du jour, et cherchait en vain à dissimuler un air fort sÃrieux et que Julien ne lui avait jamais vu, mà me lorsqu’il Ãtait question du procäs Frilair.
Julien avait dÃjà assez d’usage pour sentir qu’il devait paraÃ¥tre tout à fait dupe du ton lÃger qu’on lui montrait.
– Ce numÃro de la Quotidienne n’est peut-Ã tre pas fort amusant; mais, si Monsieur le marquis le permet, demain matin j’aurai l’honneur de le lui rÃciter tout entier.
– Quoi! mà me les annonces?
– Fort exactement, et sans qu’il y manque un mot.
– M’en donnez-vous votre parole? reprit le marquis avec une gravità soudaine.
– Oui, monsieur, la crainte d’y manquer pourrait seule troubler ma mÃmoire.
– C’est que j’ai oublià de vous faire cette question hier: je ne vous demande pas votre serment de ne jamais rÃpÃter ce que vous allez entendre; je vous connais trop pour vous faire cette injure. J’ai rÃpondu de vous, je vais vous mener dans un salon oó se rÃuniront douze personnes; vous tiendrez note de ce que chacun dira.
“Ne soyez pas inquiet, ce ne sera point une conversation confuse, chacun parlera à son tour, je ne veux pas dire avec ordre, ajouta le marquis en reprenant l’air fin et lÃger qui lui Ãtait si naturel. Pendant que nous parlerons, vous Ãcrirez une vingtaine de pages; vous reviendrez ici avec moi, nous rÃduirons ces vingt pages à quatre. Ce sont ces quatre pages que vous me rÃciterez demain matin, au lieu de tout le numÃro de la Quotidienne. Vous partirez aussitìt apräs, il faudra courir la poste comme un jeune homme qui voyage pour ses plaisirs. Votre but sera de n’à tre remarquà de personne. Vous arriverez aupräs d’un grand personnage. LÃ, il vous faudra plus d’adresse. Il s’agit de tromper tout ce qui l’entoure; car parmi ses secrÃtaires, parmi ses domestiques, il y a des gens vendus à nos ennemis, et qui guettent nos agents au passage pour les intercepter. Vous aurez une lettre de recommandation insignifiante.
“Au moment oó Son Excellence vous regardera, vous tirerez ma montre que voici et que je vous prà te pour le voyage. Prenez-la sur vous, c’est toujours autant de fait donnez-moi la vìtre.
“Le duc lui-mà me daignera Ãcrire sous votre dictÃe les quatre pages que vous aurez apprises par coeur.
“Cela fait, mais non plus tìt, remarquez bien, vous pourrez, si Son Excellence vous interroge, raconter la sÃance à laquelle vous allez assister.
“Ce qui vous empà chera de vous ennuyer le long du voyage, c’est qu’entre Paris et la rÃsidence du ministre, il y a des gens qui ne demanderaient pas mieux que de tirer un coup de fusil à M. l’abbà Sorel. Alors sa mission est finie et je vois un grand retard; car, mon cher, comment saurons-nous votre mort? votre zäle ne peut pas aller jusqu’à nous en faire part.
“Courez sur-le-champ acheter un habillement complet reprit le marquis d ‘un air sÃrieux. Mettez-vous à la mode d’il y a deux ans. Il faut ce soir que vous ayez l’air peu soignÃ. En voyage, au contraire, vous serez comme à l’ordinaire. cela vous surprend, votre mÃfiance devine? Oui, mon ami, un des vÃnÃrables personnages que vous allez entendre opiner est fort capable d envoyer des renseignements, au moyen desquels on pourra bien vous donner au moins de l’opium, le soir, dans quelque bonne auberge oó vous aurez demandà à souper.
– Il vaut mieux, dit Julien faire trente lieues de plus et ne pas prendre la route directe. Il s’agit de Rome, je suppose…
Le marquis prit un air de hauteur et de mÃcontentement que Julien ne lui avait pas vu à ce point depuis Bray-le-Haut .
– C’est ce que vous saurez, monsieur, quand je jugerai à propos de vous le dire. Je n’aime pas les questions.
– Ceci n’en Ãtait pas une reprit Julien avec effusion; je vous le jure, monsieur, je pensais tout haut, je cherchais dans mon esprit la route la plus sñre.
– Oui, il paraÃ¥t que votre esprit Ãtait bien loin. N’oubliez jamais qu’un ambassadeur, et de votre Ãge encore, ne doit pas avoir l’air de forcer la confiance.
Julien fut träs mortifiÃ, il avait tort. Son amour-propre cherchait une excuse et ne la trouvait pas.
– Comprenez donc, ajouta M. de La Mole que toujours on en appelle à son coeur quand on a fait quelque sottise.
Une heure apräs, Julien Ãtait dans l’antichambre du marquis avec une tournure subalterne, des habits antiques, une cravate d’un blanc douteux, et quelque chose de cuistre dans toute l’apparence.
En le voyant, le marquis Ãclata de rire, et alors seulement la justification de Julien fut compläte.
“Si ce jeune homme me trahit, se disait M. de La Mole, à qui se fier? et cependant quand on agit, il faut se fier à quelqu’un. Mon fils et ses brillants amis de mà me acabit ont du coeur, de la fidÃlità pour cent mille; s’il fallait se battre, ils pÃriraient sur les marches du trìne, ils savent tout… exceptà ce dont on a besoin dans le moment. Du diable si je vois un d’entre eux qui puisse apprendre par coeur quatre pages et faire cent lieues sans à tre dÃpistÃ. Norbert saurait se faire tuer comme ses aãeux, c’est aussi le mÃrite d’un conscrit…”
Le marquis tomba dans une rà verie profonde: “Et encore se faire tuer, dit-il avec un soupir, peut-à tre ce Sorel le saurait-il aussi bien que lui…”
– Montons en voiture, dit le marquis, comme pour chasser une idÃe importune.
– Monsieur, dit Julien, pendant qu’on arrangeait cet habit, j’ai appris par coeur la premiäre page de la Quotidienne d’aujourd’hui.
Le marquis prit le journal, Julien rÃcita sans se tromper d’un seul mot.”Bon, dit le marquis, fort diplomate ce soir-lÃ; pendant ce temps, ce jeune homme ne remarque pas les rues par lesquelles nous passons.”
Ils arrivärent dans un grand salon d’assez triste apparence, en partie boisà et en partie tendu de velours vert. Au milieu du salon, un laquais renfrognà achevait d’Ãtablir une grande table à manger, qu’il changea plus tard en table de travail, au moyen d’un immense tapis vert tout tachà d’encre, dÃpouille de quelque ministäre.
Le maÃ¥tre de la maison Ãtait un homme Ãnorme, dont le nom ne fut point prononcÃ; Julien lui trouva la physionomie et l’Ãloquence d’un homme qui digäre.
Sur un signe du marquis, Julien Ãtait restà au bas bout de la table. Pour se donner une contenance, il se mit à tailler des plumes. Il compta du coin de l’oeil sept interlocuteurs, mais Julien ne les apercevait que par le dos. Deux lui parurent adresser la parole à M. de La Mole sur le ton de l’ÃgalitÃ; les autres semblaient plus ou moins respectueux.
Un nouveau personnage entra sans à tre annoncÃ.”Ceci est singulier, pensa Julien, on n’annonce point dans ce salon. Est-ce que cette prÃcaution serait prise en mon honneur?”Tout le monde se leva pour recevoir le nouveau venu. Il portait la mà me dÃcoration extrà mement distinguÃe que trois autres des personnes qui Ãtaient dÃjà dans le salon. On parlait assez bas. Pour juger le nouveau venu, Julien en fut rÃduit à ce que pouvaient lui apprendre ses traits et sa tournure. Il Ãtait court et Ãpais, haut en couleur, l’oeil brillant et sans expression autre qu’une mÃchancetà de sanglier.
L’attention de Julien fut vivement distraite par l’arrivÃe presque immÃdiate d’un à tre tout diffÃrent. C’Ãtait un grand homme träs maigre et qui portait trois ou quatre gilets. Son oeil Ãtait caressant, son geste poli.
“C’est toute la physionomie du vieil Ãvà que de Besanáon”, pensa Julien. Cet homme appartenait Ãvidemment à l’Eglise, il n’annonáait pas plus de cinquante à cinquante-cinq ans, on ne pouvait pas avoir l’air plus paterne.
Le jeune Ãvà que d’Agde parut, il eut l’air fort Ãtonnà quand, faisant la revue des prÃsents, ses yeux arrivärent à Julien. Il ne lui avait pas adressà la parole depuis la cÃrÃmonie de Bray-le-Haut. Son regard surpris embarrassa et irrita Julien.”Quoi donc! se disait celui-ci connaÃ¥tre un homme me tournera-t-il toujours à malheur? Tous ces grands seigneurs que je n’ai jamais vus ne m’intimident nullement, et le regard de ce jeune Ãvà que me glace! Il faut convenir que je suis un à tre bien singulier et bien malheureux.”
Un petit homme extrà mement noir entra bientìt avec fracas, et se mit à parler däs la porte, il avait le teint jaune et l’air un peu fou. Däs l’arrivÃe de ce parleur impitoyable, des groupes se formärent, apparemment pour Ãviter l’ennui de l’Ãcouter.
En s’Ãloignant de la cheminÃe, on se rapprochait du bas bout de la table, occupà par Julien.. Sa contenance devenait de plus en plus embarrassÃe, car enfin, quelque effort qu’il fÃ¥t, il ne pouvait pas ne pas entendre, et quelque peu d’expÃrience qu’il eñt, il comprenait toute l’importance des choses dont on parlait sans aucun dÃguisement; et combien les hauts personnages qu’il avait apparemment sous les yeux devaient tenir à ce qu’elles restassent secrätes!
DÃjÃ, le plus lentement possible. Julien avait taillà une vingtaine de plumes; cette ressource allait lui manquer. Il cherchait en vain un ordre dans les yeux de M. de La Mole; le marquis l’avait oubliÃ.
“Ce que je fais est ridicule, se disait Julien en taillant ses plumes; mais des gens à physionomie aussi mÃdiocre, et chargÃs par d’autres ou par eux-mà mes d’aussi grands intÃrà ts, doivent à tre fort susceptibles. Mon malheureux regard a quelque chose d’interrogatif et de peu respectueux, qui sans doute les piquerait. Si je baisse dÃcidÃment les yeux, j’aurai l’air de faire collection de leurs paroles.”
Son embarras Ãtait extrà me, il entendait de singuliäres choses.
CHAPITRE XXII
LA DISCUSSION
La rÃpublique! — Pour un, aujourd’hui, qui sacrifierait tout au bien public, il en est des milliers et des millions qui ne connaissent que leurs jouissances, leur vanitÃ. On est considÃrÃ, à Paris, à cause de sa voiture et non à cause de sa vertu. NAPOLêON, MÃmorial.
Le laquais entra prÃcipitamment en disant:
– Monsieur le duc de***:
– Taisez-vous, vous n’Ã tes qu’un sot, dit le duc en entrant.
Il dit si bien ce mot, et avec tant de majestÃ, que malgrà lui, Julien pensa que savoir se fÃcher contre un laquais Ãtait toute la science de ce grand personnage. Julien leva les yeux et les baissa aussitìt. Il avait si bien devinà la portÃe du nouvel arrivant, qu’il trembla que son regard ne fñt une indiscrÃtion.
Ce duc Ãtait un homme de cinquante ans, mis comme un dandy, et marchant par ressorts. Il avait la tà te Ãtroite, avec un grand nez, et un visage busquà et tout en avant; il eñt Ãtà difficile d’avoir l’air plus noble et plus insignifiant. Son arrivÃe dÃtermina l’ouverture de la sÃance.
Julien fut vivement interrompu dans ses observations physiognomoniques par la voix de M. de La Mole.
– Je vous prÃsente M. l’abbà Sorel, disait le marquis; il est douà d’une mÃmoire Ãtonnante; il n’y a qu’une heure que je lui ai parlà de la mission dont il pouvait à tre honorÃ, et, afin de donner une preuve de sa mÃmoire, il a appris par coeur la premiäre page de la Quotidienne.
– Ah! les nouvelles Ãtrangäres de ce pauvre N…, dit le maÃ¥tre de la maison.
Il prit le journal avec empressement, et regardant Julien d’un air plaisant, à force de chercher à à tre important:
– Parlez, monsieur, lui dit-il.
Le silence Ãtait profond, tous les yeux fixÃs sur Julien; il rÃcita si bien qu’au bout de vingt lignes:
– Il suffit, dit le duc.
Le petit homme au regard de sanglier s’assit. Il Ãtait le prÃsident, car à peine en place, il montra à Julien une table de jeu, et lui fit signe de l’apporter aupräs de lui. Julien s’y Ãtablit avec ce qu’il faut pour Ãcrire. Il compta douze personnes assises autour du tapis vert.
– Monsieur Sorel, dit le duc, retirez-vous dans la piäce voisine, on vous fera appeler.
Le maÃ¥tre de la maison prit l’air fort inquiet:
– Les volets ne sont pas fermÃs, dit-il à demi bas à son voisin.
– Il est inutile de regarder par la fenà tre, cria-t-il sottement à Julien.”Me voici fourrà dans une conspiration tout au moins, pensa celui-ci. Heureusement, elle n’est pas de celles qui conduisent en place de Gräve. Quand il y aurait du danger, je dois cela et plus encore au marquis. Heureux s’il m’Ãtait donnà de rÃparer tout le chagrin que mes folies peuvent lui causer un jour!”
Tout en pensant à ses folies et à son malheur, il regardait les lieux de faáon à ne jamais les oublier. Il se souvint alors seulement qu’il n’avait point entendu le marquis dire au laquais le nom de la rue, et le marquis avait fait prendre un fiacre, ce qui ne lui arrivait jamais.
Longtemps Julien fut laissà à ses rÃflexions. Il Ãtait dans un salon tendu en velours rouge avec de larges galons d’or. Il y avait sur la console un grand crucifix en ivoire, et sur la cheminÃe, le livre du Pape, de M. de Maistre, dorà sur tranches, et magnifiquement reliÃ. Julien l’ouvrit pour ne pas avoir l’air d’Ãcouter. De moment en moment on parlait träs haut dans la piäce voisine. Enfin, la porte s’ouvrit, on l’appela.
– Songez, messieurs, disait le prÃsident, que de ce moment nous parlons devant le duc de***. Monsieur, dit-il en montrant Julien, est un jeune lÃvite, dÃvouà à notre sainte cause, et qui redira facilement, à l’aide de sa mÃmoire Ãtonnante, jusqu’à nos moindres discours.