– Quoi! pas mà me du courage, dit Mme de Rà nal, avec toute la hauteur d’une fille noble.
– Je ne m’abaisserai jamais à parler de mon courage, dit froidement Julien, c est une bassesse. Que le monde juge sur les faits. Mais, ajouta-t-il en lui prenant la main, vous ne concevez pas combien je vous suis attachÃ, et quelle est ma joie de pouvoir prendre congà de vous avant cette cruelle absence.
CHAPITRE XXII
FAÃONS D’AGIR EN 1830
La parole a Ãtà donnÃe à l’homme pour cacher sa pensÃe. R. P. MAMAGRIDA
A peine arrivà à Verriäres, Julien se reprocha son injustice envers Mme de Rà nal.”Je l’aurais mÃprisÃe comme une femmelette, si, par faiblesse, elle avait manquà sa scäne avec M. de Rà nal! Elle s’en tire comme un diplomate, et je sympathise avec le vaincu qui est mon ennemi. Il y a dans mon fait petitesse bourgeoise ; ma vanità est choquÃe, parce que M. de Rà nal est un homme! illustre et vaste corporation à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir, je ne suis qu’un sot.”
M. ChÃlan avait refusà les logements que les libÃraux les plus considÃrÃs du pays lui avaient offerts à l’envi lorsque sa destitution le chassa du presbytäre. Les deux chambres qu’il avait louÃes Ãtaient encombrÃes par ses livres. Julien, voulant montrer à Verriäres ce que c’Ãtait qu’un prà tre, alla prendre chez son päre une douzaine de planches de sapin, qu’il porta lui mà me sur le dos tout là long de la grande rue. Il emprunta des outils à un ancien camarade, et eut bientìt bÃti une sorte de bibliothäque dans laquelle il rangea les livres de M. ChÃlan.
– Je te croyais corrompu par la vanità du monde, lui disait le vieillard pleurant de joie; voilà qui rachäte bien l’enfantillage de ce brillant uniforme de garde d’honneur qui t’a fait tant d’ennemis.
M. de Rà nal avait ordonnà à Julien de loger chez lui. Personne ne soupáonna ce qui s’Ãtait passÃ. Le troisiäme jour apräs son arrivÃe, Julien vit monter jusque dans sa chambre un non moindre personnage que M. le sous-prÃfet de Maugiron. Cc ne tut qu’apräs doux grandes heures de bavardage insipide et de grandes jÃrÃmiades sur la mÃchancetà des hommes, sur le peu de probità des gens chargÃs de l’administration des deniers publics, sur les dangers de cette pauvre France, etc., etc., que Julien vit poindre enfin le sujet de la visite. On Ãtait dÃjà sur le palier de l’escalier, et le pauvre prÃcepteur à demi disgracià reconduisait avec le respect convenable le futur prÃfet de quelque heureux dÃpartement, quand il plut à celui-ci de s’occuper de la fortune de Julien, de louer sa modÃration en affaires d’intÃrà t, etc., etc. Enfin M. de Maugiron le serrant dans ses bras de l’air le plus paterne lui proposa de quitter M. de Rà nal et d’entrer chez un fonctionnaire qui avait des enfants à Ãduquer, et qui, comme le roi Philippe’, remercierait le ciel, non pas tant de les lui avoir donnÃs que de les avoir fait naÃ¥tre dans le voisinage de M. Julien. Leur prÃcepteur jouirait de huit cents francs d’appointements payables non pas de mois en mois, ce qui n’est pas noble, dit M. de Maugiron, mais par quartier, et toujours d’avance.
C’Ãtait le tour de Julien, qui, depuis une heure et demie, attendait la parole avec ennui. Sa rÃponse fut parfaite, et surtout longue comme un mandement; elle laissait tout entendre, et cependant ne disait rien nettement. On y eñt trouvà à la fois du respect pour M. de Rà nal, de la vÃnÃration pour le public de Verriäres et de la reconnaissance pour l’illustre sous-prÃfet. Ce sous-prÃfet Ãtonnà de trouver plus jÃsuite que lui essaya vainement d’obtenir quelque chose de prÃcis. Julien, enchantÃ, saisit l’occasion de s’exercer, et recommenáa sa rÃponse en d’autres termes. Jamais ministre Ãloquent, qui veut user la fin d’une sÃance oó la Chambre a l’air de vouloir se rÃveiller, n’a moins dit en plus de paroles. A peine M. de Maugiron sorti, Julien se mit à rire comme un fou. Pour profiter de sa verve jÃsuitique, il Ãcrivit une lettre de neuf pages à M. de Rà nal, dans laquelle il lui rendait compte de tout ce qu’on lui avait dit, et lui demandait humblement conseil.”Ce coquin ne m’a pourtant pas dit le nom de la personne qui fait l’offre! Ce sera M. Valenod qui voit dans mon exil à Verriäres l’effet de sa lettre anonyme.”
Sa dÃpà che expÃdiÃe, Julien, content comme un chasseur qui, à six heures du matin, par un beau jour d’automne, dÃbouche dans une plaine abondante en gibier, sortit pour aller demander conseil à M. ChÃlan. Mais avant d’arriver chez le bon curÃ, le ciel qui voulait lui mÃnager des jouissances, jeta sous ses pas M. Valenod, auquel il ne cacha point que son coeur Ãtait dÃchirÃ; un pauvre garáon comme lui se devait tout entier à la vocation que le ciel avait placÃe dans son coeur, mais la vocation n’Ãtait pas tout dans ce bas monde. Pour travailler dignement à la vigne du Seigneur, et n’à tre pas tout à fait indigne de tant de savants collaborateurs, il fallait l’instruction; il fallait passer au sÃminaire de Besanáon deux annÃes bien dispendieuses, il devenait donc indispensable et l’on pouvait dire que c’Ãtait en quelque sorte un devoir de faire des Ãconomies, ce qui Ãtait bien plus facile sur un traitement de huit cents francs payÃs par quartier qu’avec six cents francs qu’on mangeait de mois en mois. D’un autre cìtÃ, le ciel, en le plaáant aupräs des jeunes de Rà nal, et surtout en lui inspirant pour eux un attachement spÃcial, ne semblait-il pas lui indiquer qu’il n’Ãtait pas à propos d’abandonner cette Ãducation pour une autre…
Julien atteignit un tel degrà de perfection dans ce genre d’Ãloquence qui a remplacà la rapidità d’action de l’Empire, qu’il finit par s’ennuyer lui-mà me par le son de ses paroles.
En rentrant, il trouva un valet de M. Valenod, en grande livrÃe, qui le cherchait dans toute la ville, avec un billet d’invitation à dÃ¥ner pour le mà me jour.
Jamais Julien n’Ãtait allà chez cet homme; quelques jours seulement auparavant il ne songeait qu’aux moyens de lui donner une volÃe de coups de bÃton sans se faire une affaire en police correctionnelle. Quoique le dÃ¥ner ne fñt indiquà que pour une heure Julien trouva plus respectueux de se prÃsenter däs midi et demi dans le cabinet de travail de M. le directeur du dÃpìt. Il le trouva Ãtalant son importance au milieu d’une foule de cartons. Ses gros favoris noirs, son Ãnorme quantità de cheveux, son bonnet grec placà de travers sur le haut de la tà te, sa pipe immense ses pantoufles brodÃes, les grosses chaÃ¥nes d’or croisÃes en tous sens sur sa poitrine et tout cet appareil d’un financier de province, qui se croit homme à bonnes fortunes, n’imposaient point à Julien; il n’en pensait que plus aux coups de bÃton qu’il lui devait.
Il demanda l’honneur d’à tre prÃsentà à Mme Valenod; elle Ãtait à sa toilette et ne pouvait recevoir. Par compensation, il eut l’avantage d’assister à celle de M. le directeur du dÃpìt. On passa ensuite chez Mme Valenod, qui lui prÃsenta ses enfants les larmes aux yeux. Cette dame, l’une des plus considÃrables de Verriäres, avait une grosse figure d’homme, à laquelle elle avait mis du rouge pour cette grande cÃrÃmonie. Elle y dÃploya tout le pathos maternel.
Julien pensait à Mme de Rà nal. Sa mÃfiance ne le laissait guäre susceptible que de ce genre de souvenirs qui sont appelÃs par les contrastes, mais alors il en Ãtait saisi jusqu’à l’attendrissement. Cette disposition fut augmentÃe par l’aspect de la maison du directeur du dÃpìt. On la lui fit visiter. Tout y Ãtait magnifique et neuf, et on lui disait le prix de chaque meuble. Mais Julien y trouvait quelque chose d’ignoble et qui sentait l’argent volÃ. Jusqu’aux domestiques, tout le monde y avait l’air d’assurer sa contenance contre le mÃpris.
Le percepteur des contributions, l’homme des impositions indirectes, l’officier de gendarmerie, et deux ou trois autres fonctionnaires publics arrivärent avec leurs femmes. Ils furent suivis de quelques libÃraux riches. On annonáa le dÃ¥ner. Julien, dÃjà fort mal disposÃ, vint à penser que de l’autre cìtà du mur de la salle à manger, se trouvaient de pauvres dÃtenus, sur la portion de viande desquels on avait peut-à tre grivelà pour acheter tout ce luxe de mauvais goñt dont on voulait l’Ãtourdir.
“Ils ont faim peut-à tre en ce moment”, se dit-il à lui-mà me; sa gorge se serra, il lui fut impossible de manger et presque de parler. Ce fut bien pis un quart d’heure apräs, on entendant de loin en loin quelques accents d une chanson populaire et, il faut l’avouer, un peu ignoble, que chantait l’un des reclus. M. Valenod regarda un de ses gens en grande livrÃe, qui disparut, et bientìt on n’entendit plus chanter. Dans ce moment, un valet offrait à Julien du vin du Rhin, dans un verre vert, et Mme Valenod avait soin de lui faire observer que ce vin coñtait neuf francs la bouteille pris sur place. Julien, tenant son verre vert, dit à M. Valenod:
– On ne chante plus cette vilaine chanson.
– Parbleu! je le crois bien, rÃpondit le directeur triomphant, j’ai fait imposer silence aux gueux.
Ce mot fut trop fort pour Julien, il avait les maniäres, mais non pas encore le coeur de son Ãtat. Malgrà toute son hypocrisie si souvent exercÃe, il sentit une grosse larme couler le long de sa joue.
Il essaya de la cacher avec le verre vert, mais il lui fut absolument impossible de faire honneur au vin du Rhin.”L’empà cher de chanter! se disait-il à lui-mà me, ì mon Dieu! et tu le souffres.”
Par bonheur, personne ne remarqua son attendrissement de mauvais ton. Le percepteur des contributions avait entonnà une chanson royaliste. Pendant le tapage du refrain, chantà en choeur: “Voilà donc, se disait la conscience de Julien, la sale fortune à laquelle tu parviendras, et tu n’en jouiras qu’à cette condition et en pareille compagnie! Tu auras peut-à tre une place de vingt mille francs, mais il faudra que, pendant que tu te gorges de viandes, tu empà ches de chanter le pauvre prisonnier; tu donneras à dÃ¥ner avec l’argent que tu auras volà sur sa misÃrable pitance, et pendant ton dÃ¥ner il sera encore plus malheureux! _ O NapolÃon! qu’il Ãtait doux de ton temps de monter à la fortune par les dangers d’une bataille; mais augmenter lÃchement la douleur du misÃrable!”
J’avoue que la faiblesse, dont Julien fait preuve dans ce monologue, me donne une pauvre opinion de lui. Il serait digne d à tre le collägue de ces conspirateurs en gants jaunes, qui prÃtendent changer toute la maniäre d’à tre d’un grand pays, et ne veulent pas avoir à se reprocher la plus petite Ãgratignure.
Julien fut violemment rappelà à son rìle. Ce n’Ãtait pas pour rà ver et ne rien dire qu’on l’avait invità à dÃ¥ner en si bonne compagnie.
Un fabricant de toiles peintes retirÃ, membre correspondant de l’acadÃmie de Besanáon et de celle d’Uzäs, lui adressa la parole, d’un bout de la table à l’autre, pour lui demander si ce que l’on disait gÃnÃralement de ses progräs Ãtonnants dans l’Ãtude du Nouveau Testament Ãtait vrai.
Un silence profond s’Ãtablit tout à coup; un Nouveau Testament latin se rencontra comme par enchantement dans les mains du savant membre de deux acadÃmies. Sur la rÃponse de Julien, une demi-phrase latine fut lue au hasard. Il rÃcita: sa mÃmoire se trouva fidäle, et ce prodige fut admirà avec toute la bruyante Ãnergie de la tin d’un dÃ¥ner. Julien regardait la figure enluminÃe des dames; plusieurs n’Ãtaient pas mal. Il avait distinguà la femme du percepteur beau chanteur.
– J’ai honte, en vÃritÃ, de parler si longtemps latin devant ces dames, dit-il en la regardant. Si M. Rubigneau, c’Ãtait le membre des deux acadÃmies, a la bontà de lire au hasard une phrase latine, au lieu de rÃpondre en suivant le texte latin, j’essayerai de le traduire impromptu.
Cette seconde Ãpreuve mit le comble à sa gloire.
Il y avait là plusieurs libÃraux riches, mais heureux päres d’enfants susceptibles d’obtenir des bourses, et en cette qualità subitement convertis depuis la derniäre mission. Malgrà ce trait de fine politique, jamais M. de Rà nal n’avait voulu les recevoir chez lui. Ces braves gens qui ne connaissaient Julien que de rÃputation et pour lavoir vu à cheval le jour de l’entrÃe du roi de *** Ãtaient ses plus bruyants admirateurs.”Quand ces sots se lasseront-ils d’Ãcouter ce style biblique, auquel ils ne comprennent rien?”pensait-il. Mais au contraire ce style les amusait par son ÃtrangetÃ; ils en riaient. Mais Julien se lassa.
Il se leva gravement comme six heures sonnaient et parla d’un chapitre de la nouvelle thÃologie de Ligorio qu’il avait à apprendre pour le rÃciter le lendemain à M. ChÃlan.”Car mon mÃtier, ajouta-t-il agrÃablement est de faire rÃciter des leáons et d’en rÃciter moi-mà me.”
On rit beaucoup, on admira, tel est l’esprit à l’usage de Verriäres. Julien Ãtait dÃjà debout tout le monde se leva malgrà le dÃcorum; tel est l’empire du gÃnie. Mme Valenod le retint encore un quart d’heure: il fallait bien qu’il entendÃ¥t les enfants rÃciter leur catÃchisme, ils firent les plus drìles de contusions, dont lui seul s’aperáut. Il n’eut garde de les relever.”Quelle ignorance des premiers principes de la religion”, pensait-il! Il saluait enfin et croyait pouvoir s’Ãchapper, mais il fallut essuyer une fable de La Fontaine.
– Cet auteur est bien immoral, dit Julien à Mme Valenod, certaine fable, sur messire Jean Chouart, ose dÃverser le ridicule sur ce qu’il y a de plus vÃnÃrable. Il est vivement blÃmà par les meilleurs commentateurs.
Julien reáut avant de sortir quatre ou cinq invitations à dÃ¥ner.”Ce jeune homme fait honneur au dÃpartement”, s’Ãcriaient tous à la fois les convives fort ÃgayÃs. Ils allärent jusqu’à parler d’une pension votÃe sur les fonds communaux, pour le mettre à mà me de continuer ses Ãtudes à Paris.
Pendant que cette idÃe imprudente faisait retentir la salle à manger, Julien avait gagnà lestement la porte cochäre.”Ah! canaille! canaille!”s’Ãcria-t-il à voix basse trois ou quatre fois de suite, en se donnant le plaisir de respirer l’air frais.
Il se trouvait tout aristocrate en ce moment, lui qui, pendant longtemps, avait Ãtà tellement choquà du sourire dÃdaigneux et de la supÃriorità hautaine qu’il dÃcouvrait au fond de toutes les politesses qu’on lui adressait chez M. de Rà nal. Il ne put s’empà cher de sentir l’extrà me diffÃrence.”Oublions mà me, se disait-il en s’en allant, qu’il s’agit d’argent volà aux pauvres dÃtenus, et encore qu’on empà che de chanter! Jamais M. de Rà nal s’avisa-t-il de dire à ses hìtes le prix de chaque bouteille de vin qu’il leur prÃsente? Et ce M. Valenod, dans l’ÃnumÃration de ses propriÃtÃs, qui revient sans cesse, il ne peut parler de sa maison, de son domaine, etc., si sa femme est prÃsente, sans dire ta maison, ton domaine.”
Cette dame, apparemment si sensible au plaisir de la propriÃtÃ, venait de faire une scäne abominable, pendant le dÃ¥ner, à un domestique qui avait cassà un verre à pied et dÃpareillà une de ses douzaines; et ce domestique avait rÃpondu avec la derniäre insolence.
“Quel ensemble! se disait Julien; ils me donneraient la moitià de tout ce qu’ils volent, que je ne voudrais pas vivre avec eux. Un beau jour, je me trahirais; je ne pourrais retenir l’expression du dÃdain qu’ils m’inspirent.”
Il fallut cependant, d’apräs les ordres de Mme de Rà nal, assister à plusieurs dÃ¥ners du mà me genre, Julien fut à la mode, on lui pardonnait son habit de garde d’honneur, ou plutìt cette imprudence Ãtait la cause vÃritable de ses succäs. Bientìt il ne fut plus question dans Verriäres que de voir qui l’emporterait dans la lutte pour obtenir le savant jeune homme, de M. de Rà nal, ou du directeur du dÃpìt. Ces messieurs formaient avec M. Maslon un triumvirat qui, depuis nombre d’annÃes tyrannisait la ville. On jalousait le maire, les libÃraux avaient à s’en plaindre; mais apräs tout il Ãtait noble et fait pour la supÃrioritÃ, tandis que le päre de M. Valenod ne lui avait pas laissà six cents livres de rente. Il avait fallu passer pour lui de la pitià pour le mauvais habit vert pomme que tout le monde lui avait connu dans sa jeunesse, à l’envie pour ses chevaux normands, pour ses chaÃ¥nes d’or, pour ses habits venus de Paris, pour toute sa prospÃrità actuelle.
Dans le flot de ce monde nouveau pour Julien, il crut dÃcouvrir un honnà te homme; il Ãtait gÃomätre, s’appelait Gros, et passait pour jacobin. Julien, s’Ãtant vouà à ne jamais dire que des choses qui lui semblaient fausses à lui-mà me, fut obligà de s’en tenir au soupáon à l’Ãgard de M. Gros. Il recevait de Vergy de gros paquets de thämes. On lui conseillait de voir souvent son päre, il se conformait à cette triste nÃcessitÃ. En un mot, il raccommodait assez bien sa rÃputation, lorsqu’un matin il fut bien surpris de se sentir rÃveiller par deux mains qui lui fermaient les yeux.
C’Ãtait Mme de Rà nal, qui avait fait un voyage à la ville, et qui, montant les escaliers quatre à quatre, et laissant ses enfants occupÃs d’un lapin favori qui Ãtait du voyage, Ãtait parvenue à la chambre de Julien un instant avant eux. Ce moment fut dÃlicieux, mais bien court: Mme de Rà nal avait disparu quand les enfants arrivärent avec le lapin, qu’ils voulaient montrer à leur ami. Julien fit bon accueil à tous mà me au lapin. Il lui semblait retrouver sa famille, il sentit qu’il aimait ces enfants qu’il se plaisait à jaser avec eux. Il Ãtait Ãtonnà de là douceur de leur voix, de la simplicità et de la noblesse de leurs petites faáons, il avait besoin de laver son imagination de toutes les faáons d’agir vulgaires, de toutes les pensÃes dÃsagrÃables au milieu desquelles il respirait à Verriäres. C Ãtait toujours la crainte de manquer, c’Ãtaient toujours le luxe et la misäre se prenant aux cheveux. Les gens chez qui il dÃ¥nait, à propos de leur rìti faisaient des confidences humiliantes pour eux, et nausÃabondes pour qui les entendait.
– Vous autres nobles, vous avez raison d’à tre fiers disait-il à Mme de Rà nal. Et il lui racontait tous les dÃ¥ners qu’il avait subis.
– Vous à tes donc à la mode! Et elle riait de bon coeur en songeant au rouge que Mme Valenod se croyait obligÃe de mettre toutes les fois qu’elle attendait Julien. Je crois qu’elle a des projets sur votre coeur, ajoutait-elle.
Le dÃjeuner fut dÃlicieux. La prÃsence des enfants, quoique gà nante en apparence, dans le fait augmentait le bonheur commun. Ces pauvres enfants ne savaient comment tÃmoigner leur joie de revoir Julien. Les domestiques n’avaient pas manquà de leur conter qu’on lui offrait deux cents francs de plus, pour Ãduquer les petits Valenod.
Au milieu du dÃjeuner, Stanislas-Xavier, encore pÃle de sa grande maladie, demanda tout à coup à sa märe combien valaient son couvert d’argent et le gobelet dans lequel il buvait.
– Pourquoi cela?
– Je veux les vendre pour en donner le prix à M. Julien, et qu’il ne soit pas dupe en restant avec nous.
Julien l’embrassa, les larmes aux yeux. Sa märe pleurait tout à fait, pendant que Julien, qui avait pris Stanislas sur ses genoux, lui expliquait qu’il ne fallait pas se servir de ce mot dupe, qui, employà dans ce sens, Ãtait une faáon de parler de laquais. Voyant le plaisir qu’il faisait à Mme de Rà nal, il chercha à expliquer par des exemples pittoresques, qui amusaient les enfants, ce que c’Ãtait qu’à tre dupe.
– Je comprends, dit Stanislas, c’est le corbeau qui a la sottise de laisser tomber son fromage, que prend le renard qui Ãtait un flatteur.
Mme de Rà nal, folle de joie, couvrait ses enfants de baisers, ce qui ne pouvait guäre se faire sans s’appuyer un peu sur Julien.
Tout à coup la porte s’ouvrit; c’Ãtait M. de Rà nal. Sa figure sÃväre et mÃcontente fit un Ãtrange contraste avec la douce joie que sa prÃsence chassait. Mme de Rà nal pÃlit; elle se sentait hors d’Ãtat de rien nier. Julien saisit la parole et, parlant träs haut, se mit à raconter à M. le maire le trait du gobelet d’argent que Stanislas voulait vendre. Il Ãtait sñr que cette histoire serait mal accueillie. D’abord M. de Rà nal fronáait le sourcil par bonne habitude au seul nom d’argent. La mention de ce mÃtal disait-il, est toujours une prÃface à quelque mandat tirà sur ma bourse.
Mais ici il y avait plus qu’intÃrà t d’argent; il y avait augmentation de soupáons. L’air de bonheur qui animait sa famille en son absence n’Ãtait pas fait pour arranger les choses, aupräs d’un homme dominà par une vanità aussi chatouilleuse. Comme sa femme lui vantait la maniäre remplie de grÃce et d’esprit avec laquelle Julien donnait des idÃes nouvelles à ses Ãläves:
– Oui! oui! je le sais, il me rend odieux à mes enfants; il lui est bien aisà d’à tre pour eux cent fois plus aimable que moi qui, au fond suis le maÃ¥tre. Tout tend dans ce siäcle à jeter de l’odieux sur l’autorità lÃgitime. Pauvre France!
Mme de Rà nal ne s’arrà ta point à examiner les nuances de l’accueil que lui faisait son mari. Elle venait d’entrevoir la possibilità de passer douze heures avec Julien. Elle avait une foule d’emplettes à faire à la ville, et dÃclara qu’elle voulait absolument aller dÃ¥ner au cabaret; quoi que pñt dire ou faire son mari, elle tint à son idÃe. Les enfants Ãtaient ravis de ce seul mot cabaret, que prononce avec tant de plaisir la pruderie moderne.
M. de Rà nal laissa sa femme dans la premiäre boutique de nouveautÃs oó elle entra, pour aller faire quelques visites. Il revint plus morose que le matin, il Ãtait convaincu que toute la ville s’occupait de lui et de Julien. A la vÃritÃ, personne ne lui avait encore laissà soupáonner la partie offensante des propos du public. Ceux qu’on avait redits à M. le maire avaient trait uniquement à savoir si Julien resterait chez lui avec six cents francs, ou accepterait les huit cents francs offerts par M. le directeur du dÃpìt.
Ce directeur, qui rencontra M. de Rà nal dans le monde, lui battit froid Cette conduite n’Ãtait pas sans habiletÃ, il y a peu d’Ãtourderie en province: les sensations y sont si rares, qu’on les coule à fond.
M. Valenod Ãtait ce qu’on appelle, à cent lieues de Paris. un faraud: c’est une espäce d’un naturel effrontà et grossier. Son existence triomphante, depuis 1815, avait renforcà ses belles dispositions. Il rÃgnait, pour ainsi dire, à Verriäres, sous les ordres de M. de Rà nal, mais beaucoup plus actif, ne rougissant de rien, se mà lant dà tout, sans cesse allant, Ãcrivant, parlant, oubliant les humiliations, n’ayant aucune prÃtention personnelle il avait fini par balancer le crÃdit de son maire, aux yeux du pouvoir ecclÃsiastique. M. Valenod avait dit en quelque sorte aux Ãpiciers du pays: Donnez-moi les deux plus sots d’entre vous; aux gens de loi: Indiquez-moi les deux plus ignares; aux officiers de santÃ: DÃsignez-moi les deux plus charlatans. Quand il avait eu rassemblà les plus effrontÃs de chaque mÃtier, il leur avait dit: RÃgnons ensemble.
Les faáons de ces gens-là blessaient M. de Rà nal. La grossiäretà du Valenod n’Ãtait offensÃe de rien, pas mà me des dÃmentis que le petit abbà Maslon ne lui Ãpargnait pas en public.
Mais, au milieu de cette prospÃritÃ, M. Valenod avait besoin de se rassurer, par de petites insolences de dÃtail contre les grosses vÃritÃs qu’il sentait bien que tout là monde Ãtait en droit de lui adresser. Son actività avait redoublà depuis les craintes que lui avait laissÃes la visite de M. Appert; il avait fait trois voyages à Besanáon; il Ãcrivait plusieurs lettres chaque courrier; il en envoyait d’autres par des inconnus qui passaient chez lui à la tombÃe de la nuit. Il avait eu tort peut-à tre de faire destituer le vieux curà ChÃlan; car cette dÃmarche vindicative l’avait fait regarder, par plusieurs dÃvotes de bonne naissance, comme un homme profondÃment mÃchant. D’ailleurs ce service rendu l’avait mis dans la dÃpendance absolue de M. le grand vicaire de Frilair, et il en recevait d’Ãtranges commissions. Sa politique en Ãtait à ce point, lorsqu’il cÃda au plaisir d’Ãcrire une lettre anonyme. Pour surcroÃ¥t d’embarras sa femme lui dÃclara qu’elle voulait avoir Julien chez elle; sa vanità s’en Ãtait coiffÃe.
Dans cette position, M. Valenod prÃvoyait une scäne dÃcisive avec son ancien confÃdÃrà M. de Rà nal. Celui-ci lui adresserait des paroles dures, ce qui lui Ãtait assez Ãgal; mais il pouvait Ãcrire à Besanáon et mà me à Paris. Un cousin de quelque ministre pouvait tomber tout à coup à Verriäres, et prendre le dÃpìt de mendicitÃ. M. Valenod pensa à se rapprocher des libÃraux: c’est pour cela que plusieurs Ãtaient invitÃs au dÃ¥ner oó Julien rÃcita. Il aurait Ãtà puissamment soutenu contre le maire. Mais des Ãlections pouvaient survenir, et il Ãtait trop Ãvident que le dÃpìt et un mauvais vote Ãtaient incompatibles. Le rÃcit de cette politique fort bien devinÃe par Mme de Rà nal, avait Ãtà fait à Julien, pendant qu’il lui donnait le bras pour aller d’une boutique à l’autre, et peu à peu les avait entraÃ¥nÃs au COURS DE LA FIDêLITê, oó ils passärent plusieurs heures, presque aussi tranquilles qu’à Vergy.
Pendant ce temps, M. Valenod essayait d’Ãloigner une scäne dÃcisive avec son ancien patron, en prenant lui-mà me l’air audacieux envers lui. Ce jour-là ce systäme rÃussit, mais augmenta l’humeur du maire.
Jamais la vanità aux prises avec tout ce que le petit amour de l’argent peut avoir de plus Ãpre et de plus mesquin n’ont mis un homme dans un plus piätre Ãtat que celui oó se trouvait M. de Rà nal, en entrant au cabaret. Jamais au contraire ses enfants n’avaient Ãtà plus joyeux et plus gais. Ce contraste acheva de le piquer.
– Je suis de trop dans ma famille, Ã ce que je puis voir! dit-il en entrant, d’un ton qu’il voulut rendre imposant.
Pour toute rÃponse, sa femme le prit à part, et lui exprima la nÃcessità d’Ãloigner Julien. Les heures de bonheur qu’elle venait de trouver lui avaient rendu l’aisance et la fermetà nÃcessaires pour suivre le plan de conduite qu’elle mÃditait depuis quinze jours. Ce qui achevait de troubler de fond en comble le pauvre maire de Verriäres, c’est qu’il savait que l’on plaisantait publiquement dans la ville sur son attachement pour l’espäce. M. Valenod Ãtait gÃnÃreux comme un voleur, et lui, il s’Ãtait conduit d’une maniäre plus prudente que brillante dans les cinq ou dix derniäres quà tes pour la confrÃrie de Saint-Joseph, pour la congrÃgation de la Vierge, pour la congrÃgation du Saint-Sacrement, etc., etc., etc.
Parmi les hobereaux de Verriäres et des environs adroitement classÃs sur le registre des fräres collecteurs d’apräs le montant de leurs offrandes, on avait vu plus d’une fois le nom de M. de Rà nal occuper la derniäre ligne. En vain disait-il que lui ne gagnait rien. Le clergà ne badine pas sur cet article.
CHAPITRE XXIII
CHAGRINS D’UN FONCTIONNAIRE
Il piacere di alzar la testa tutto l’anno, ä ben pagato da certi quarti d’ora che bisogna passar. CASTI.
Mais laissons ce petit homme à ses petites craintes pourquoi a-t-il pris dans sa maison un homme de coeur tandis qu’il lui fallait l’Ãme d’un valet? Que ne sait-il choisir ses gens? La marche ordinaire du XIXe siäcle est que, quand un à tre puissant et noble rencontre un homme de coeur, il le tue, l’exile, l’emprisonne ou l’humilie tellement, que l’autre a la sottise d’en mourir de douleur. Par hasard ici, ce n’est pas encore l’homme de coeur qui souffre. Le grand malheur des petites villes de France et des gouvernements par Ãlections comme celui de New York, c’est de ne pas pouvoir oublier qu’il existe au monde des à tres comme M. de Rà nal. Au milieu d’une ville de vingt mille habitants, ces hommes font l’opinion publique, et l’opinion publique est terrible dans un pays qui a la charte. Un homme douà d’une Ãme noble, gÃnÃreuse, et qui eñt Ãtà votre ami, mais qui habite à cent lieues, juge de vous par l’opinion publique de votre ville, laquelle est faite par les sots que le hasard a fait naÃ¥tre nobles, riches et modÃrÃs. Malheur à qui se distingue.
Aussitìt apräs le dåner, on repartit pour Vergy; mais, däs le surlendemain, Julien vit revenir toute la famille à Verriäres.
Une heure ne s’Ãtait pas ÃcoulÃe, qu’à son grand Ãtonnement, il dÃcouvrit que Mme de Rà nal lui faisait mystäre de quelque chose. Elle interrompait ses conversations avec son mari däs qu’il paraissait et semblait presque dÃsirer qu’il s’ÃloignÃt. Julien nà se fit pas donner deux fois cet avis. Il devint froid et rÃservÃ; Mme de Rà nal s’en aperáut et ne chercha pas d’explication.”Va-t-elle me donner un successeur? pensa Julien. Avant-hier encore, si intime avec moi! Mais on dit que c’est ainsi que ces grandes dames en agissent. C’est comme les rois, jamais plus de prÃvenances qu’au ministre qui, en rentrant chez lui, va trouver sa lettre de disgrÃce.”
Julien remarqua que dans ces conversations, qui cessaient brusquement à son approche, il Ãtait souvent question d’une grande maison appartenant à la commune de Verriäres, vieille, mais vaste et commode, et situÃe vis-Ã-vis l’Ãglise, dans l’endroit le plus marchand de la ville.”Que peut-il y avoir de commun entre cette maison et un nouvel amant?”se disait Julien. Dans son chagrin, il se rÃpÃtait ces jolis vers de Franáois Ier, qui lui semblaient nouveaux, parce qu’il n’y avait pas un mois que Mme de Rà nal les lui avait appris. Alors, par combien de serments, par combien de caresses chacun de ces vers n’Ãtait-il pas dÃmenti!
souvent femme varie
Bien fol qui s’y fie.
M. de Rà nal partit en poste pour Besanáon. Ce voyage se dÃcida en deux heures, il paraissait fort tourmentÃ. Au retour, il jeta un gros paquet couvert de papier gris sur la table.
Une heure apräs, Julien vit l’afficheur qui emportait ce gros paquet; il le suivit avec empressement.”Je vais savoir le secret au premier coin de rue.”
Il attendait, impatient, derriäre l’afficheur, qui, avec son gros pinceau, barbouillait le dos de l’affiche. A peine fut-elle en place, que la curiosità de Julien y vit l’annonce fort dÃtaillÃe de la location aux enchäres publiques de cette grande et vieille maison, dont le nom revenait si souvent dans les conversations de M. de Rà nal avec sa femme. L’adjudication du bail Ãtait annoncÃe pour le lendemain à deux heures en la salle de la commune, à l’extinction du troisiäme feu. Julien fut fort dÃsappointÃ; il trouvait bien le dÃlai un peu court: comment tous les concurrents auraient-ils le temps d’à tre avertis? Mais du reste, cette affiche, qui Ãtait datÃe de quinze jours auparavant et qu’il relut tout entiäre en trois endroits diffÃrents, ne lui apprenait rien.
Il alla visiter la maison à louer. Le portier, ne le voyant pas approcher, disait mystÃrieusement à un voisin:
– Bah! bah! peine perdue. M. Maslon lui a promis qu’il l’aura pour trois cents francs, et comme le maire regimbait, il a Ãtà mandà à l’Ãvà chà par M. le grand vicaire de Frilair.
L’arrivÃe de Julien eut l’air de dÃranger beaucoup les deux amis qui n’ajoutärent plus un mot.
Julien nà manqua pas l’adjudication du bail. Il y avait foule dans une salle mal ÃclairÃe; mais tout le monde se toisait d’une faáon singuliäre. Tous les yeux Ãtaient fixÃs sur une table, oó Julien aperáut, dans un plat d’Ãtain, trois petits bouts de bougie allumÃs. L’huissier criait: Trois cents francs, messieurs!
– Trois cents francs! c’est trop fort, dit un homme, à voix basse, à son voisin. Et Julien Ãtait entre eux deux. Elle en vaut plus de huit cents; je veux couvrir cette enchäre.
– C’est cracher en l’air. Que gagneras-tu à te mettre à dos M. Maslon, M. Valenod, l’Ãvà que, son terrible grand vicaire de Frilair, et toute la clique.
– Trois cent vingt francs, dit l’autre en criant.
– Vilaine bà te! rÃpliqua son voisin. Et voilà justement un espion du maire, ajouta-t-il, en montrant Julien.
Julien se retourna vivement pour punir ce propos; mais les deux Francs-Comtois ne faisaient plus aucune attention à lui. Leur sang-froid lui rendit le sien. En ce moment, le dernier bout de bougie s’Ãteignit, et la voix traÃ¥nante de l’huissier adjugeait la maison, pour neuf ans, à M. de Saint-Giraud, chef de bureau à la prÃfecture de ***, et pour trois cent trente francs.
Däs que le maire fut sorti de la salle, les propos commencärent.
– Voilà trente francs que l’imprudence de Grogeot vaut à la commune, disait l’un.
– Mais M. de Saint-Giraud, rÃpondait-on, se vengera de Grogeot, il la sentira passer.
– Quelle infamie! disait un gros homme à la gauche de Julien: une maison dont j aurais donnÃ, moi, huit cents francs pour ma fabrique, et j’aurais fait un bon marchÃ.
– Bah! lui rÃpondait un jeune fabricant libÃral, M. de Saint-Giraud n’est-il pas de la congrÃgation? ses quatre enfants n’ont-ils pas des bourses? Le pauvre homme! Il faut que la commune de Verriäres lui fasse un supplÃment de traitement de cinq cents francs, voilà tout.
– Et dire que le maire n’a pas pu l’empà cher! remarquait un troisiäme. Car il est ultra, lui, à la bonne heure; mais il ne vole pas.
– Il ne vole pas? reprit un autre; non, c’est pigeon qui vole. Tout cela entre dans une grande bourse commune, et tout se partage au bout de l’an. Mais voilà ce petit Sorel; allons-nous-en.
Julien rentra de träs mauvaise humeur; il trouva Mme de Rà nal fort triste.
– Vous venez de l’adjudication? lui dit-elle.
– Oui, madame, oó j’ai eu l’honneur de passer pour l’espion de M. le maire.
– S’il m’avait cru, il eñt fait un voyage.
A ce moment, M. de Rà nal parut; if Ãtait fort sombre. Le dÃ¥ner se passa sans mot dire. M. de Rà nal ordonna à Julien de suivre les enfants à Vergy; le voyage fut triste. Mme de Rà nal consolait son mari:
– Vous devriez y à tre accoutumÃ, mon ami.
Le soir, on Ãtait assis en silence, autour du foyer domestique; le bruit du hà tre enflammà Ãtait la seule distraction. C’Ãtait un des moments de tristesse qui se rencontrent dans les familles les plus unies. Un des enfants s’Ãcria joyeusement:
– On sonne! on sonne!
– Morbleu! si c’est M. de Saint-Giraud qui vient me relancer sous prÃtexte de remerciement, s’Ãcria le maire, je lui dirai son fait, c’est trop fort. C’est au Valenod qu’il en aura l’obligation, et c’est moi qui suis compromis. Que dire, si ces maudits journaux jacobins vont s’emparer de cette anecdote, et faire de moi un M. Nonante-cinq?
Un fort bel homme, aux gros favoris noirs, entrait en ce moment. Ã la suite du domestique.
– Monsieur le maire, je suis il signor Geronimo. Voici une lettre que M. le chevalier de Beauvaisis, attachà à l’ambassade de Naples, m’a remise pour vous à mon dÃpart; il n’y a que neuf jours, ajouta le signor Geronimo, d’un air gai, en regardant Mme de Rà nal. Le signor de Beauvaisis, votre cousin, et mon bon ami, madame, dit que vous savez l’italien.
La bonne humeur du Napolitain changea cette triste soirÃe en une soirÃe fort gaie. Mme de Rà nal voulut absolument lui donner à souper. Elle mit toute sa maison en mouvement; elle voulait à tout prix distraire Julien de la qualification d’espion que, deux fois dans cette journÃe, il avait entendu retentir à son oreille. Le signor Geronimo Ãtait un chanteur cÃläbre, homme de bonne compagnie, et cependant fort gai, qualitÃs qui, en France, ne sont guäre plus compatibles. Il chanta apräs souper un petit duettino avec Mme de Rà nal. Il fit des contes charmants. A une heure du matin, les enfants se rÃcriärent, quand Julien leur proposa d’aller se coucher.
– Encore cette histoire, dit l’aÃ¥nÃ.
– C’est la mienne, Signorino, reprit il signor Geronimo. Il y a huit ans, j’Ãtais comme vous un jeune Ãläve du conservatoire de Naples, j’entends j’avais votre Ãge; mais je n’avais pas l’honneur d’à tre le fils de l’illustre maire de la jolie ville de Verriäres.
Ce mot fit soupirer M. de RÃ nal, il regarda sa femme.
Le signor Zingarelli, continua le jeune chanteur, outrant un peu son accent qui faisait pouffer de rire les enfants, le signor Zingarelli Ãtait un maÃ¥tre excessivement sÃväre. Il n’est pas aimà au conservatoire; mais il veut qu’on agisse toujours comme si on l’aimait. Je sortais le plus souvent que je pouvais; j’allais au petit thÃÃtre de San Carlino, oó j’entendais une musique des dieux: mais, ì ciel! comment faire pour rÃunir les huit sous que coñte l’entrÃe du parterre? Somme Ãnorme, dit-il en regardant les enfants, et les enfants de rire. Le signor Giovannone, directeur de San Carlino, m’entendit chanter. J’avais seize ans: a Cet enfant il est un trÃsor”, dit-il.
– Veux-tu que je t’engage, mon cher ami? vint-il me dire.
– Et combien me donnerez-vous?
– Quarante ducats par mois.
Messieurs, c’est cent soixante francs. Je crus voir les cieux ouverts.
– Mais comment, dis-je à Giovannone, obtenir que le sÃväre Zingarelli me laisse sortir?
– Lascia fare a me.
– Laissez faire à moi! s’Ãcria l’aÃ¥nà des enfants.
– Justement, mon jeune seigneur. Le signor Giovannone il me dit: Caro, d’abord un petit bout d’engagement. Je signe: il me donne trois ducats. Jamais je n’avais vu tant d’argent. Ensuite il me dit ce que je dois faire.
“Le lendemain, je demande une audience au terrible signor Zingarelli’. Son vieux valet de chambre me fait entrer.
– Que me veux-tu, mauvais sujet? dit Zingarelli.
– Maestro, lui fis-je, je me repens de mes fautes; jamais je ne sortirai du conservatoire en passant pardessus la grille de fer. Je vais redoubler d’application.
– Si je ne craignais pas de gÃter la plus belle voix de basse que j’aie jamais entendue, je te mettrais en prison au pain et à l’eau pour quinze jours, polisson.
– Maestro, repris-je, je vais à tre le modäle de toute l’Ãcole, credete a me. Mais je vous demande une grÃce; si quelqu’un vient me demander pour chanter dehors, refusez-moi. De grÃce, dites que vous ne pouvez pas.
– Et qui diable veux-tu qui demande un mauvais garnement tel que toi? Est-ce que je permettrai Jamais que tu quittes le conservatoire? Est-ce que tu veux te moquer de moi? DÃcampe, dÃcampe, dit-il, en cherchant à me donner un coup de pied au c…, ou gare le pain sec et la prison.
Une heure apräs, le signor Giovannone arrive chez le directeur:
– Je viens vous demander de faire ma fortune, lui dit-il, accordez-moi Geronimo. Qu’il chante à mon thÃÃtre, et cet hiver je marie ma fille.
– Que veux-tu faire de ce mauvais sujet? lui dit Zingarelli. Je ne veux pas; tu ne l’auras pas; et d’ailleurs, quand j’y consentirais, jamais il ne voudra quitter le conservatoire, il vient de me le jurer.
– Si ce n’est que de sa volontà qu’il s’agit, dit gravement Giovannone, en tirant de sa poche mon engagement, carta canta! voici sa signature.
Aussitìt Zingarelli, furieux, se pend à sa sonnette:
– Qu’on chasse Geronimo du conservatoire, cria-t-il bouillant de coläre.
On me chassa donc, moi riant aux Ãclats. Le mà me soir, je chantai l’air del Moltiplico. Polichinelle veut se marier et compte, sur ses doigts, les objets dont il aura besoin dans son mÃnage, et il s’embrouille à chaque instant dans ce calcul.
– Ah! veuillez, Monsieur, nous chanter cet air, dit Mme de RÃ nal.
Geronimo chanta, et tout le monde pleurait à force de rire. Il signor Geronimo n’alla se coucher qu’à deux heures du matin, laissant cette famille enchantÃe de ses bonnes maniäres, de sa complaisance et de sa gaietÃ.
Le lendemain, M. et Mme de Rà nal lui remirent les lettres dont il avait besoin à la cour de France.
“Ainsi, partout de la faussetÃ, dit Julien. Voilà il signor Geronimo qui va à Londres avec soixante mille francs d’appointements. Sans le savoir-faire du directeur de San Carlino, sa voix divine n’eñt peut-à tre Ãtà connue et admirÃe que dix ans plus tard… Ma foi, j’aimerais mieux à tre un Geronimo qu’un Rà nal. Il n’est pas si honorà dans la sociÃtÃ, mais il n’a pas le chagrin de faire des adjudications comme celle d’aujourd’hui, et sa vie est gaie.”
Une chose Ãtonnait Julien: les semaines solitaires passÃes à Verriäres, dans la maison de M. de Rà nal avaient Ãtà pour lui une Ãpoque de bonheur. Il n’avait rencontrà le dÃgoñt et les tristes pensÃes qu’aux dÃ¥ners qu’on lui avait donnÃs dans cette maison solitaire, ne pouvait-il pas lire, Ãcrire, rÃflÃchir, sans à tre troublÃ? A chaque instant, il n’Ãtait pas tirà de ses rà veries brillantes par la cruelle nÃcessità d’Ãtudier les mouvements d’une Ãme basse, et encore afin de la tromper par des dÃmarches ou des mots hypocrites.
“Le bonheur serait-il si präs de moi?… La dÃpense d’une telle vie est peu de chose, je puis à mon choix Ãpouser Mlle êlisa, ou me faire l’associà de FouquÃ… Mais le voyageur qui vient de gravir une montagne rapide s’assied au sommet. et trouve un plaisir parfait à se reposer. Serait-il heureux, si on le foráait à se reposer toujours?”
L’esprit de Mme de Rà nal Ãtait arrivà à des pensÃes fatales. Malgrà ses rÃsolutions, elle avait avouà à Julien toute l’affaire de l’adjudication.”Il me fera donc oublier tous mes serments, pensait-elle!”
Elle eñt sacrifià sa vie sans hÃsiter pour sauver celle de son mari, si elle l’eñt vu en pÃril. C’Ãtait une de ces Ãmes nobles et romanesques, pour qui apercevoir la possibilità d’une action gÃnÃreuse, et ne pas la faire, est la source d’un remords presque Ãgal à celui du crime commis. Toutefois il y avait des jours funestes oó elle ne pouvait chasser l’image de l’excäs de bonheur qu’elle goñterait, si, devenant veuve tout à coup, elle pouvait Ãpouser Julien.
Il aimait ses fils beaucoup plus que leur päre; malgrà sa justice sÃväre, il en Ãtait adorÃ. Elle sentait bien qu’Ãpousant Julien, il fallait quitter ce Vergy dont les ombrages lui Ãtaient si chers. Elle se voyait vivant à Paris, continuant à donner à ses fils cette Ãducation qui faisait l’admiration de tout le monde. Ses enfants, elle, Julien, tous Ãtaient parfaitement heureux.
êtrange effet du mariage, tel que l’a fait le XIXe siäcle! L’ennui de la vie matrimoniale fait pÃrir l’amour sñrement, quand l’amour a prÃcÃdà le mariage. Et cependant, dirait un philosophe, il amäne bientìt chez les gens assez riches pour ne pas travailler, l’ennui profond de toutes les jouissances tranquilles. Et ce n’est que les Ãmes säches, parmi les femmes, qu’il ne prÃdispose pas à l’amour.
La rÃflexion du philosophe me fait excuser Mme de Rà nal mais on ne l’excusait pas à Verriäres, et toute la ville, sans qu’elle s’en doutÃt, n’Ãtait occupÃe que du scandale de ses amours. A cause de cette grande affaire, cet automne-là on s’y ennuya moins que de coutume.
L’automne, une partie de l’hiver passärent bien vite. Il fallut quitter les bois de Vergy. La bonne compagnie de Verriäres commenáait à s’indigner de ce que ses anathämes faisaient si peu d’impression sur M. de Rà nal. En moins de huit jours, des personnes graves qui se dÃdommagent de leur sÃrieux habituel par le plaisir de remplir ces sortes de missions, lui donnärent les soupáons les plus cruels, mais en se servant des termes les plus mesurÃs.
M. Valenod qui jouait serrà avait placà êlisa dans une famille noble et fort considÃrÃe oó il y avait cinq femmes. êlisa craignant, disait-elle de ne pas trouver de place pendant l’hiver, n’avait demandà à cette famille que les deux tiers à peu präs de ce qu’elle recevait chez M. le maire. D’elle-mà me, cette fille avait eu l’excellente idÃe d’aller se confesser à l’ancien curà ChÃlan et en mà me temps au nouveau, afin de leur raconter à tous les deux le dÃtail des amours de Julien.
Le lendemain de son arrivÃe, däs six heures du matin l’abbà ChÃlan fit appeler Julien:
– Je ne vous demande rien, lui dit-il, je vous prie et au besoin je vous ordonne de ne me rien dire, j’exige que sous trois jours vous partiez pour le sÃminaire de Besanáon ou pour la demeure de votre ami Fouquà qui est toujours disposà à vous faire un sort magnifique. J’ai tout prÃvu, tout arrangÃ, mais il faut partir et ne pas revenir d’un an à Verriäres.
Julien ne rÃpondit point; il examinait si son honneur devait s’estimer offensà des soins que M. ChÃlan, qui apräs tout n’Ãtait pas son päre, avait pris pour lui.
– Demain à pareille heure, j’aurai l’honneur de vous revoir, dit-il enfin au curÃ.
M. ChÃlan, qui comptait l’emporter de haute lutte sur un si jeune homme, parla beaucoup. Enveloppà dans l’attitude et la physionomie la plus humble, Julien n’ouvrit pas la bouche.
Il sortit enfin, et courut prÃvenir Mme de Rà nal, qu’il trouva au dÃsespoir. Son mari venait de lui parler avec une certaine franchise. La faiblesse naturelle de son caractäre s’appuyant sur la perspective de l’hÃritage de Besanáon, l’avait dÃcidà à la considÃrer comme parfaitement innocente. Il venait de lui avouer l’Ãtrange Ãtat dans lequel il trouvait l’opinion publique de Verriäres. Le public avait tort, il Ãtait Ãgarà par des envieux, mais enfin que faire?
Mme de Rà nal eut un instant l’illusion que Julien pourrait accepter les offres de M. Valenod, et rester à Verriäres. Mais ce n’Ãtait plus cette femme simple et timide de l’annÃe prÃcÃdente; sa fatale passion, ses remords l’avaient ÃclairÃe. Elle eut bientìt la douleur de se prouver à elle-mà me, tout en Ãcoutant son mari, qu’une sÃparation au moins momentanÃe Ãtait devenue indispensable.”Loin de moi Julien va retomber dans ses projets d’ambition si naturels quand on n’a rien. Et moi grand Dieu! je suis si riche! et si inutilement pour mon bonheur! Il m’oubliera. Aimable comme il est, il sera aimÃ, il aimera. Ah! malheureuse… De quoi puis-je me plaindre? Le ciel est juste, je n’ai pas eu le mÃrite de faire cesser le crime, il m’ìte le jugement. Il ne tenait qu’à moi de gagner êlisa à force d argent, rien ne m’Ãtait plus facile. Je n’ai pas pris la peine de rÃflÃchir un moment, les folles imaginations de l’amour absorbaient tout mon temps. Je pÃris.”
Julien fut frappà d une chose: en apprenant la terrible nouvelle du dÃpart à Mme de Rà nal, il ne trouva aucune objection Ãgoãste. Elle faisait Ãvidemment des efforts pour ne pas pleurer.
– Nous avons besoin de fermetÃ, mon ami.
Elle coupa une mäche de ses cheveux.
– Je ne sais pas ce que je ferai, lui dit-elle mais si je meurs, promets-moi de ne jamais oublier mes enfants. De loin ou de präs, tÃche d’en faire d’honnà tes gens. S’il y a une nouvelle rÃvolution, tous les nobles seront ÃgorgÃs, leur päre s’Ãmigrera peut-à tre à cause de ce paysan tuà sur un toit. Veille sur la famille… Donne-moi ta main. Adieu, mon ami! Ce sont ici les derniers moments. Ce grand sacrifice fait, j’espäre qu’en public j’aurai le courage de penser à ma rÃputation.
Julien s’attendait à du dÃsespoir. La simplicità de ces adieux le toucha.
– Non, je ne reáois pas ainsi vos adieux. Je partirai; ils le veulent; vous le voulez vous-mà me. Mais, trois jours apräs mon dÃpart, je reviendrai vous voir de nuit.
L’existence de Mme de Rà nal fut changÃe. Julien l’aimait donc bien, puisque de lui-mà me il avait trouvà l’idÃe de la revoir! Son affreuse douleur se changea en un des plus vifs mouvements de joie qu’elle eñt ÃprouvÃs de sa vie. Tout lui devint facile. La certitude de revoir son ami ìtait à ces derniers moments tout ce qu’ils avaient de dÃchirant. Däs cet instant, la conduite, comme la physionomie de Mme de Rà nal fut noble, ferme et parfaitement convenable.
M. de Rà nal rentra bientìt; il Ãtait hors de lui. Il parla enfin à sa femme de la lettre anonyme reáue deux mois auparavant.
– Je veux la porter au Casino, montrer à tous qu’elle est de cet infÃme Valenod, que j’ai pris à la besace, pour en faire un des plus riches bourgeois de Verriäres, Je lui en ferai honte publiquement, et puis me battrai avec lui. Ceci est trop fort.
“Je pourrais à tre veuve, grand Dieu!”pensa Mme de Rà nal. Mais presque au mà me instant, elle se dit: “Si je n’empà che pas ce duel, comme certainement je le puis, je serai la meurtriäre de mon mari”
Jamais elle n’avait mÃnagà sa vanità avec autant d’adresse. En moins de deux heures elle lui fit voir, et toujours par des raisons trouvÃes par lui, qu’il fallait marquer plus d’amitià que jamais à M. Valenod, et mà me reprendre êlisa dans la maison. Mme de Rà nal eut besoin de courage pour se dÃcider à revoir cette fille cause de tous ses malheurs. Mais cette idÃe venait de Julien.
Enfin, apräs avoir Ãtà mis trois ou quatre fois sur la voie. M. de Rà nal arriva tout seul à l’idÃe financiärement bien pÃnible, que ce qu’il y aurait de plus dÃsagrÃable pour lui, ce serait que Julien au milieu de l’effervescence et des propos de tout Verriäres, y restÃt comme prÃcepteur des enfants de M. Valenod. L’intÃrà t Ãvident de Julien Ãtait d’accepter les offres du directeur du dÃpìt de mendicitÃ. Il importait au contraire à la gloire de M. de Rà nal, que Julien quittÃt Verriäres pour entrer au sÃminaire de Besanáon ou à celui de Dijon. Mais comment l’y dÃcider, et ensuite comment y vivrait-il?
M. de Rà nal voyant l’imminence du sacrifice d’argent, Ãtait plus au dÃsespoir que sa femme. Pour elle, apräs cet entretien, elle Ãtait dans la position d’un homme de coeur qui, las de la vie, a pris une dose de stramonium; il n’agit plus que par ressort, pour ainsi dire, et ne porte plus d intÃrà t à rien. Ainsi il arriva à Louis X mourant de dire: Quand j’Ãtais roi. Parole admirable!
Le lendemain, däs le grand matin, M. de Rà nal reáut une lettre anonyme. Celle-ci Ãtait du style le plus insultant. Les mots les plus grossiers applicables à sa position s’y voyaient à chaque ligne. C’Ãtait l’ouvrage de quelque envieux subalterne. Cette lettre le ramena à la pensÃe de se battre avec M. Valenod. Bientìt son courage alla jusqu’aux idÃes d’exÃcution immÃdiate. Il sortit seul, et alla chez l’armurier prendre des pistolets qu’il fit charger.
“Au fait, se disait-il, l’administration sÃväre de l’empereur NapolÃon reviendrait au monde, que moi je n’ai pas un sou de friponneries à me reprocher. J’ai tout au plus fermà les yeux; mais j’ai de bonnes lettres dans mon bureau qui m’y autorisent. >>
Mme de Rà nal fut effrayÃe de la coläre froide de son mari, elle lui rappelait la fatale idÃe de veuvage qu’elle avait tant de peine à repousser. Elle s’enferma avec lui. Pendant plusieurs heures elle lui parla en vain, la nouvelle lettre anonyme le dÃcidait. Enfin elle parvint à transformer le courage de donner un soufflet à M. Valenod en celui d’offrir six cents francs à Julien, pour une annÃe de sa pension dans un sÃminaire. M. de Rà nal maudissant mille fois le jour oó il avait eu la fatale idÃe de prendre un prÃcepteur chez lui, oublia la lettre anonyme.
Il se consola un peu par une idÃe, qu’il ne dit pas à sa femme: avec de l’adresse et en se prÃvalant des idÃes romanesques du jeune homme, il espÃrait l’engager, pour une somme moindre, à refuser les offres de M. Valenod.
Mme de Rà nal eut bien plus de peine à prouver à Julien que, faisant aux convenances de son mari le sacrifice d’une place de huit cents francs que lui offrait publiquement le directeur du dÃpìt, il pouvait sans honte accepter un dÃdommagement.
– Mais, disait toujours Julien, jamais je n’ai eu, mà me pour un instant, le projet d’accepter ces offres. Vous m’avez trop accoutumà à la vie ÃlÃgante, la grossiäretà de ces gens-là me tuerait.
La cruelle nÃcessitÃ, avec sa main de fer, plia la volontà de Julien. Son orgueil lui offrait l’illusion de n’accepter que comme un prà t la somme offerte par le maire de Verriäres, et de lui en faire un billet portant remboursement dans cinq ans avec intÃrà ts.
Mme de RÃ nal avait toujours quelques milliers de francs cachÃs dans la petite grotte de la montagne.
Elle les lui offrit en tremblant, et sentant trop qu’elle serait refusÃe avec coläre.
– Voulez-vous, lui dit Julien, rendre le souvenir de nos amours abominable?
Enfin Julien quitta Verriäres. M. de Rà nal fut bien heureux au moment fatal d’accepter de l’argent de lui, ce sacrifice se trouva trop fort pour Julien. Il refusa net. M. de Rà nal lui sauta au cou les larmes aux yeux. Julien lui ayant demandà un certificat de bonne conduite, il ne trouva pas dans son enthousiasme de termes assez magnifiques pour exalter sa conduite. Notre hÃros avait cinq louis d’Ãconomies et comptait demander une pareille somme à FouquÃ.
Il Ãtait fort Ãmu. Mais à une lieue de Verriäres, oó il laissait tant d’amour, il ne songea plus qu’au bonheur de voir une capitale, une grande ville de guerre comme Besanáon.
Pendant cette courte absence de trois jours, Mme de Rà nal fut trompÃe par une des plus cruelles dÃceptions de l’amour. Sa vie Ãtait passable, il y avait entre elle et l’extrà me malheur cette derniäre entrevue qu’elle devait avoir avec Julien. Elle comptait les heures, les minutes qui l’en sÃparaient. Enfin, pendant la nuit du troisiäme jour, elle entendit de loin le signal convenu. Apräs avoir traversà mille dangers, Julien parut devant elle.
De ce moment, elle n’eut plus qu’une pensÃe: “c’est pour la derniäre fois que je le vois.”Loin de rÃpondre aux empressements de son ami, elle fut comme un cadavre à peine animÃ. Si elle se foráait à lui dire qu’elle l’aimait, c’Ãtait d’un air gauche qui prouvait presque le contraire. Rien ne put la distraire de l’idÃe cruelle de sÃparation Ãternelle. Le mÃfiant Julien crut un instant à tre dÃjà oubliÃ. Ses mots piquÃs dans ce sens ne furent accueillis que par de grosses larmes coulant en silence, et des serrements de mains presque convulsifs.
– Mais, grand Dieu! comment voulez-vous que je vous croie, rÃpondait Julien aux froides protestations de son amie, vous montreriez cent fois plus d’amitià sincäre à Mme Derville, à une simple connaissance.
Mme de RÃ nal, pÃtrifiÃe, ne savait que rÃpondre.
– Il est impossible d’à tre plus malheureuse… j’espäre que je vais mourir… je sens mon coeur se glacer…
Telles furent les rÃponses les plus longues qu’il put en obtenir.
Quand l’approche du jour vint rendre le dÃpart nÃcessaire les larmes de Mme de Rà nal cessärent tout à fait. Elle le vit attacher une corde nouÃe à la fenà tre sans mot dire, sans lui rendre ses baisers. En vain Julien lui disait:
– Nous voici arrivÃs à l’Ãtat que vous avez tant souhaitÃ. DÃsormais vous vivrez sans remords. A la moindre indisposition de vos enfants, vous ne les verrez plus dans la tombe.
– Je suis fÃchÃe que vous ne puissiez pas embrasser Stanislas, lui dit-elle froidement.
Julien finit par à tre profondÃment frappà des embrassements sans chaleur de ce cadavre vivant; il ne put penser à autre chose pendant plusieurs lieues. Son Ãme Ãtait navrÃe, et avant de passer la montagne, tant qu’il put voir le clocher de l’Ãglise de Verriäres, souvent il se retourna.
CHAPITRE XX
UNE CAPITALE
Que de bruit, que de gens affairÃs! que d’idÃes pour l’avenir dans une tà te de vingt ans! quelle distraction pour l’amour! BARNAVE.
Enfin il aperáut, sur une montagne lointaine, des murs noirs; c’Ãtait la citadelle de Besanáon.”Quelle diffÃrence pour moi, dit-il en soupirant, si j’arrivais dans cette noble ville de guerre, pour à tre sous-lieutenant dans un des rÃgiments chargÃs de la dÃfendre!”
Besanáon n’est pas seulement une des plus jolies villes de France, elle abonde en gens de coeur et d’esprit. Mais Julien n’Ãtait qu’un petit paysan et n’eut aucun moyen d’approcher les hommes distinguÃs.
Il avait pris chez Fouquà un habit bourgeois, et c’est dans ce costume qu’il passa les ponts-levis. Plein de l’histoire du siäge de 1674, il voulut voir, avant de s’enfermer au sÃminaire, les remparts et la citadelle. Deux ou trois fois, il fut sur le point de se faire arrà ter par les sentinelles il pÃnÃtrait dans des endroits que le gÃnie militaire interdit au public, afin de vendre pour douze ou quinze francs de foin tous les ans.
La hauteur des murs, la profondeur des fossÃs, l’air terrible des canons l’avaient occupà pendant plusieurs heures, lorsqu’il passa devant le grand cafà sur le boulevard. Il resta immobile d’admiration; il avait beau lire le mot cafÃ, Ãcrit en gros caractäres au-dessus des deux immenses portes, il ne pouvait en croire ses yeux. Il fit effort sur sa timiditÃ; il osa entrer, et se trouva dans une salle longue de trente ou quarante pas, et dont le plafond est Ãlevà de vingt pieds au moins. Ce jour-lÃ, tout Ãtait enchantement pour lui.
Deux parties de billard Ãtaient en train. Les garáons criaient les points, les joueurs couraient autour des billards encombrÃs de spectateurs. Des flots de fumÃe de tabac, s’Ãlanáant de la bouche de tous, les enveloppaient d’un nuage bleu. La haute stature de ces hommes, leurs Ãpaules arrondies, leur dÃmarche lourde, leurs Ãnormes favoris, les longues redingotes qui les couvraient, tout attirait l’attention de Julien. Ces nobles enfants de l’antique Bisontium ne parlaient qu’en criant, ils se donnaient les airs de guerriers terribles. Julien admirait immobile; il songeait à l’immensità et à la magnificence d’une grande capitale telle que Besanáon. Il ne se sentait nullement le courage de demander une tasse de cafà à un de ces messieurs au regard hautain, qui criaient les points du billard.
Mais la demoiselle du comptoir avait remarquà la charmante figure de ce jeune bourgeois de campagne, qui, arrà tà à trois pas du poà le, et son petit paquet sous le bras, considÃrait le buste du roi, en beau plÃtre blanc. Cette demoiselle, grande Franc-comtoise, fort bien faite, et mise comme il le faut pour faire valoir un cafÃ, avait dÃjà dit deux fois, d’une petite voix qui cherchait à n’à tre entendue que de Julien:
– Monsieur! monsieur!
Julien rencontra de grands yeux bleus fort tendres, et vit que c’Ãtait à lui qu’on parlait.
Il s’approcha vivement du comptoir et de la jolie fille, comme il eñt marchà à l’ennemi. Dans ce grand mouvement, son paquet tomba.
Quelle pitià notre provincial ne va-t-il pas inspirer aux jeunes lycÃens de Paris qui, à quinze ans savent dÃjà entrer dans un cafà d’un air si distinguÃ? Mais ces enfants, si bien stylÃs à quinze ans, à dix-huit tournent au commun. La timidità passionnÃe que l’on rencontre en province se surmonte quelquefois, et alors elle enseigne à vouloir. En s’approchant de cette jeune fille si belle, qui daignait lui adresser la parole,”il faut que je lui dise la vÃritÔ, pensa Julien, qui devenait courageux à force de timidità vaincue
– Madame, je viens pour la premiäre fois de ma vie à Besanáon; je voudrais bien avoir, en payant, un pain et une tasse de cafÃ.
La demoiselle sourit un peu et puis rougit; elle craignait, pour ce joli jeune homme, l’attention ironique et les plaisanteries des joueurs de billard. Il serait effrayà et ne reparaÃ¥trait plus.
– Placez-vous ici präs de moi, dit-elle en lui montrant une table de marbre, presque tout à fait cachÃe par l’Ãnorme comptoir d’acajou qui s’avance dans la salle.
La demoiselle se pencha en dehors du comptoir, ce qui lui donna l’occasion de dÃployer une taille superbe. Julien la remarqua, toutes ses idÃes changärent. La belle demoiselle venait de placer devant lui une tasse, du sucre et un petit pain. Elle hÃsitait à appeler un garáon pour avoir du cafÃ, comprenant bien qu’à l’arrivÃe de ce garáon, son tà te-Ã-tà te avec Julien allait finir.
Julien, pensif, comparait cette beautà blonde et gaie à certains souvenirs qui l’agitaient souvent. L’idÃe de la passion dont il avait Ãtà l’objet lui ìta presque toute sa timiditÃ. La belle demoiselle n’avait qu’un instant; elle lut dans les regards de Julien.
– Cette fumÃe de pipe vous fait tousser, venez dÃjeuner demain avant huit heures du matin; alors, je suis presque seule.
– Quel est votre nom? dit Julien, avec le sourire caressant de la timidità heureuse.
– Amanda Binet.
– Permettez-vous que je vous envoie, dans une heure, un petit paquet gros comme celui-ci?
La belle Amanda rÃflÃchit un peu.
– Je suis surveillÃe: ce que vous me demandez peut me compromettre; cependant je m’en vais Ãcrire mon adresse sur une carte, que vous placerez sur votre paquet. Envoyez-le-moi hardiment.
– Je m’appelle Julien Sorel, dit le jeune homme; je n’ai ni parents, ni connaissance à Besanáon.
– Ah! je comprends, dit-elle avec joie, vous venez pour l’Ãcole de droit?
– HÃlas! non, rÃpondit Julien; on m’envoie au sÃmiLe dÃcouragement le plus complet Ãteignit les traits d’Amanda; elle appela un garáon: elle avait du courage maintenant. Le garáon versa du cafà à Julien, sans le regarder.
Amanda recevait de l’argent au comptoir; Julien Ãtait fier d’avoir osà parler: on se disputa à l’un des billards. Les cris et les dÃmentis des joueurs, retentissant dans cette salle immense, faisaient un tapage qui Ãtonnait Julien. Amanda Ãtait rà veuse et baissait les yeux.
– Si vous voulez mademoiselle, lui dit-il tout à coup avec assurance, je dirai que je suis votre cousin?
Ce petit air d’autorità plut à Amanda.”Ce n’est pas un jeune homme de rien”, pensa-t-elle. Elle lui dit fort vite, sans le regarder, car son oeil Ãtait occupà à voir si quelqu’un s’approchait du comptoir:
– Moi je suis de Genlis, präs de Dijon’; dites que vous à tes aussi de Genlis, et cousin de ma märe.
– Je n’y manquerai pas.
– Tous les jeudis à cinq heures en ÃtÃ, MM. les sÃminaristes passent ici devant le cafÃ.
– Si vous pensez à moi, quand je passerai, ayez un bouquet de violettes à la main.
Amanda le regarda d’un air ÃtonnÃ; ce regard changea le courage de Julien en tÃmÃritÃ; cependant il rougit beaucoup en lui disant:
– Je sens que je vous aime de l’amour le plus violent.
– Parlez donc plus bas, lui dit-elle d’un air effrayÃ. Julien songeait à se rappeler les phrases d’un volume dÃpareillà de la Nouvelle HÃloãse, qu’il avait trouvà à Vergy. Sa mÃmoire le servit bien; depuis dix minutes, il rÃcitait la Nouvelle HÃloãse à Mlle Amanda, ravie, il Ãtait heureux de sa bravoure, quand tout à coup la belle Franc-comtoise prit un air glacial. Un de ses amants paraissait à la porte du cafÃ.
Il s’approcha du comptoir, en sifflant et marchant des Ãpaules; il regarda Julien. A l’instant, l’imagination de celui-ci, toujours dans les extrà mes, ne fut remplie que d’idÃes de duel. Il pÃlit beaucoup, Ãloigna sa tasse, prit une mine assurÃe, et regarda son rival fort attentivement. Comme ce rival baissait la tà te en se versant familiärement un verre d’eau-de-vie sur le comptoir, d’un regard Amanda ordonna à Julien de baisser les yeux. Il obÃit, et, pendant deux minutes, se tint immobile à sa place pÃle rÃsolu et ne songeant qu’à ce qui allait arriver; ii Ãtait vraiment bien en cet instant. Le rival avait Ãtà Ãtonnà des yeux de Julien, son verre d’eau-de-vie avalà d’un trait il dit un mot à Amanda, plaáa ses deux mains dans les poches latÃrales de sa grosse redingote, et s’approcha d’un billard en soufflant et regardant Julien. Celui-ci se leva transportà de coläres; mais il ne savait comment s’y prendre pour à tre insolent. Il posa son petit paquet, et, de l’air le plus dandinant qu’il put, marcha vers le billard.
En vain la prudence lui disait: “Mais avec un duel däs l’arrivÃe à Besanáon, la carriäre ecclÃsiastique est perdue.
“Qu’importe, il ne sera pas dit que je manque un insolent.”
Amanda vit son courage, il faisait un joli contraste avec la naãvetà de ses maniäres; en un instant, elle le prÃfÃra au grand jeune homme en redingote. Elle se leva, et, tout en avant l’air de suivre de l’oeil quelqu’un qui passait dans la rue, elle vint se placer rapidement entre lui et le billard:
– Gardez-vous de regarder de travers ce monsieur, c’est mon beau-fräre.
– Que m’importe? il m’a regardÃ.
– Voulez-vous me rendre malheureuse? Sans doute il vous a regardÃ, peut-à tre mà me il va venir vous parler. Je lui ai dit que vous à tes un parent de ma märe, et que vous arrivez de Genlis. Lui est Franc-comtois et n’a jamais dÃpassà Dole, sur la route de la Bourgogne; ainsi dites ce que vous voudrez, ne craignez rien.
Julien hÃsitait encore, elle ajouta bien vite, son imagination de dame de comptoir lui fournissant des mensonges en abondance:
– Sans doute il vous a regardÃ, mais c’est au moment oó il me demandait qui vous à tes; c’est un homme qui est manant avec tout le monde, il n’a pas voulu vous insulter.
L’oeil de Julien suivait le prÃtendu beau-fräre; il le vit acheter un numÃro à la poule que l’on jouait au plus Ãloignà des deux billards. Julien entendit sa grosse voix qui criait, d’un ton menaáant: Je prends à faire. Il passa vivement derriäre Mlle Amanda, et fit un pas vers le billard. Amanda le saisit par le bras:
– Venez me payer d’abord, lui dit-elle.
“C’est juste, pensa Julien; elle a peur que je ne sorte sans payer.”Amanda Ãtait aussi agitÃe que lui et fort rouge; elle lui rendit de la monnaie le plus lentement qu’elle put, tout en lui rÃpÃtant à voix basse:
– Sortez à l’instant du cafÃ, ou je ne vous aime plus; et cependant, je vous aime bien.
Julien sortit en effet, mais lentement.”N’est-il pas de mon devoir, se rÃpÃtait-il, d’aller regarder à mon tour en soufflant ce grossier personnage?”Cette incertitude le retint une heure sur le boulevard devant le cafÃ; il regardait si son homme sortait. Il ne parut pas, et Julien s’Ãloigna.
Il n’Ãtait à Besanáon que depuis quelques heures, et dÃjà il avait conquis un remords. Le vieux chirurgien-major lui avait donnà autrefois, malgrà sa goutte, quelques leáons d’escrime, telle Ãtait toute la science que Julien trouvait au service de sa coläre. Mais cet embarras n’eñt rien Ãtà s’il eñt su comment se fÃcher autrement qu’en donnant un soufflet, et si l’on en venait aux coups de poing, son rival, homme Ãnorme, l’eñt battu et puis plantà lÃ.
“Pour un pauvre diable comme moi, se dit Julien, sans protecteurs et sans argent, il n’y aura pas grande diffÃrence entre un sÃminaire et une prison; il faut que je dÃpose mes habits bourgeois dans quelque auberge, oó je reprendrai mon habit noir. Si jamais je parviens à sortir du sÃminaire pour quelques heures, je pourrai fort bien avec mes habits bourgeois revoir Mlle Amanda.”Ce raisonnement Ãtait beau; mais Julien, passant devant toutes les auberges, n’osait entrer dans aucune.
Enfin, comme il repassait devant l’hìtel des Ambassadeurs, ses yeux inquiets renconträrent ceux d’une grosse femme, encore assez jeune, haute en couleur, à l’air heureux et gai. Il s’approcha d’elle et lui raconta son histoire.
– Certainement, mon joli petit abbÃ, lui dit l’hìtesse des Ambassadeurs, je vous garderai vos habits bourgeois et mà me les ferai Ãpousseter souvent. De ce temps-ci, il ne fait pas bon laisser un habit de drap sans le toucher. Elle prit une clef et le conduisit elle-mà me dans une chambre, en lui recommandant d’Ãcrire la note de ce qu’il laissait.
– Bon Dieu! que vous avez bonne mine comme áa, monsieur l’abbà Sorel, lui dit la grosse femme, quand il descendit à la cuisine, je m’en vais vous faire servir un bon dÃ¥ner, et, ajouta-t-elle à voix basse, il ne vous coñtera que vingt sols au lieu de cinquante que tout le monde paye; car il faut bien mÃnager votre petit boursicot.
– J’ai dix louis, rÃpliqua Julien, avec une certaine fiertÃ.
– Ah! bon Dieu! rÃpondit la bonne hìtesse alarmÃe, ne parlez pas si haut; il y a bien des mauvais sujets dans Besanáon. On vous volera cela en moins de rien. Surtout n’entrez jamais dans les cafÃs, ils sont remplis de mauvais sujets.
– Vraiment! dit Julien, à qui ce mot donnait à penser.
– Ne venez jamais que chez moi, je vous ferai faire du cafÃ. Rappelez-vous que vous trouverez toujours ici une amie et un bon dÃ¥ner à vingt sols, c’est parler áa, j’espäre. Allez vous mettre à table, je vais vous servir moi-mà me.
– Je ne saurais manger, lui dit Julien, je suis trop Ãmu, je vais entrer au sÃminaire, en sortant de chez vous.
La bonne femme ne le laissa partir qu’apräs avoir empli ses poches de provisions. Enfin Julien s’achemina vers le lieu terrible; l’hìtesse, de dessus sa porte, lui en indiquait la route.
CHAPITRE XXV
LE SêMINAIRE
Trois cent trente-six dÃ¥ners à 83 centimes trois cent trente-six soupers à 38 centimes; du chocolat à qui; de droit; combien y a-t-il à gagner sur la soumission? LE VALENOD de BESANÃON.
Il vit de loin la croix de fer dorà sur la porte; il approcha lentement, ses jambes semblaient se dÃrober sous lui.”Voilà donc cet enfer sur la terre, dont je ne pourrai sortir!”Enfin il se dÃcida à sonner. Le bruit de la cloche retentit, comme dans un lieu solitaire. Au bout de dix minutes un homme pÃle, và tu de noir, vint lui ouvrir. Julien là regarda et aussitìt baissa les yeux. Il trouva à ce portier une physionomie singuliäre. La pupille saillante et verte de ses yeux s’arrondissait comme celle d’un chat; les contours immobiles de ses paupiäres annonáaient l’impossibilità de toute sympathie, ses lävres minces se dÃveloppaient en demi-cercle sur des dents qui avanáaient. Cependant cette physionomie ne montrait pas le crime mais plutìt cette insensibilità parfaite qui inspire bien plus de terreur à la jeunesse. Le seul sentiment que le regard rapide de Julien put deviner sur cette longue figure dÃvote fut un mÃpris profond pour tout ce dont on voudrait lui parler, et qui ne serait pas l’intÃrà t du ciel.
Julien releva les yeux avec effort, et d’une voix que le battement de coeur rendait tremblante, il expliqua qu’il dÃsirait parler à M. Pirard, le directeur’ du sÃminaire. Sans dire une parole, l’homme noir lui fit signe de le suivre. Ils montärent deux Ãtages par un large escalier à rampe de bois, dont les marches dÃjetÃes penchaient tout à fait du cìtà opposà au mur, et semblaient prà tes à tomber. Une petite porte, surmontÃe d’une grande croix de cimetiäre en bois blanc peint en noir, fut ouverte avec difficultà et le portier le fit entrer dans une chambre sombre et basse, dont les murs blanchis à la chaux Ãtaient garnis de deux grands tableaux noircis par le temps. LÃ, Julien fut laissà seul il Ãtait atterrÃ, son coeur battait violemment, il eñt Ãtà heureux d’oser pleurer. Un silence de mort rÃgnait dans toute la maison.
Au bout d’un quart d’heure, qui lui parut une journÃe, le portier à figure sinistre reparut sur le pas d’une porte à l’autre extrÃmità de la chambre, et, sans daigner parler lui fit signe d’avancer. Il entra dans une piäce encore plus grande que la premiäre et fort mal ÃclairÃe. Les murs aussi Ãtaient blanchis, mais il n’y avait pas de meubles. Seulement dans un coin präs de la porte, Julien vit en passant un lit de bois blanc, deux chaises de paille, et un petit fauteuil en planches de sapin sans coussin. A l’autre extrÃmità de la chambre, präs d’une petite fenà tre à vitres jaunies garnie de vases de fleurs tenus salement, il aperáut un homme assis devant une table, et couvert d’une soutane dÃlabrÃe, il avait l’air en coläre, et prenait l’un apräs l’autre une foule de petits carrÃs de papier qu’il rangeait sur sa table, apräs y avoir Ãcrit quelques mots. Il ne s’apercevait pas de la prÃsence de Julien. Celui-ci Ãtait immobile debout vers le milieu de la chambre, là oó l’avait laissà le portier, qui Ãtait ressorti en fermant la porte.
Dix minutes se passärent ainsi, l’homme mal và tu Ãcrivait toujours. L’Ãmotion et la terreur de Julien Ãtaient telles qu’il lui semblait à tre sur le point de tomber. Un philosophe eñt dit, peut-à tre en se trompant: C’est la violente impression du laid sur une Ãme faite pour aimer ce qui est beau.
L’homme qui Ãcrivait leva la tà te, Julien ne s’en aperáut qu’au bout d’un moment, et mà me, apräs l’avoir vu, il restait encore immobile, comme frappà à mort par le regard terrible dont il Ãtait l’objet. Les yeux troublÃs de Julien distinguaient à peine une figure longue et toute couverte de taches rouges, exceptà sur le front, qui laissait voir une pÃleur mortelle. Entre ces joues rouges et ce front blanc, brillaient deux petits yeux noirs faits pour effrayer le plus brave. Le vaste contour de ce front Ãtait marquà par des cheveux Ãpais, plats et d’un noir de jais.
– Voulez-vous approcher, oui ou non? dit enfin cet homme avec impatience.
Julien s’avanáa d’un pal mal assurÃ, et enfin, prà t à tomber et pÃle, comme de sa vie il ne l’avait ÃtÃ, il s’arrà ta à trois pas de la petite table de bois blanc couverte de carrÃs de papier.
– Plus präs, dit l’homme.
Julien s’avanáa encore en Ãtendant la main, comme cherchant à s’appuyer sur quelque chose.
– Votre nom?
– Julien Sorel.
– Vous avez bien tardÃ, lui dit-on, en attachant de nouveau sur lui un oeil terrible.
Julien ne put supporter ce regard, Ãtendant la main comme pour se soutenir, il tomba tout de son long sur le plancher.
L’homme sonna. Julien n’avait perdu que l’usage des yeux et la force de se mouvoir; il entendit des pas qui s’approchaient.
On le releva, on le plaáa sur le petit fauteuil de bois blanc. Il entendit l’homme terrible qui disait au portier:
– Il tombe du haut mal’ apparemment, il ne manquait plus que áa.
Quand Julien put ouvrir les yeux, l’homme à la figure rouge continuait à Ãcrire; le portier avait disparu.”Il faut avoir du courage, se dit notre hÃros, et surtout cacher ce que je sens”: il Ãprouvait un violent mal de coeur,”s’il m’arrive un accident, Dieu sait ce qu’on pensera de moi.”Enfin l’homme cessa d’Ãcrire, et regardant Julien de cìtÃ:
– êtes-vous en Ãtat de me rÃpondre.
– Oui, monsieur, dit Julien, d’une voix affaiblie.
– Ah! c’est heureux.
L’homme noir s’Ãtait levà à demi et cherchait avec impatience une lettre dans le tiroir de sa table de sapin qui, s’ouvrit en criant. Il la trouva, s’assit lentement, et regardant de nouveau Julien, d’un air à lui arracher le peu de vie qui lui restait:
– Vous m’à tes recommandà par M. ChÃlan, c’Ãtait le meilleur curà du diocäse, homme vertueux s’il en fut, et mon ami depuis trente ans.
– Ah! c’est à M. Pirard que j’ai l’honneur de parler, dit Julien d’une voix mourante.
– Apparemment, rÃpliqua le directeur du sÃminaire, en le regardant avec humeur.
Il y eut un redoublement d’Ãclat dans ses petits yeux, suivi d’un mouvement involontaire des muscles des coins de la bouche. C’Ãtait la physionomie du tigre goñtant par avance le plaisir de dÃvorer sa proie.
– La lettre de ChÃlan est courte, dit-il, comme se parlant à lui-mà me. Intelligenti pauca; par le temps qui court, on ne saurait Ãcrire trop peu. Il lut haut:
“Je vous adresse Julien Sorel de cette paroisse, que j’ai baptisà il y aura bientìt vingt ans; fils d’un charpentier riche, mais qui ne lui donne rien. Julien sera un”ouvrier remarquable dans la vigne du Seigneur. La mÃmoire, l’intelligence ne manquent point, il y a de la rÃflexion. Sa vocation sera-t-elle durable? est-elle sincäre?”
– Sincäre! rÃpÃta l’abbà Pirard, d’un air ÃtonnÃ, et en regardant Julien; mais dÃjà le regard de l’abbà Ãtait moins dÃnuà de toute humanitÃ; sincäre! rÃpÃta-t-il en baissant la voix et reprenant sa lecture:
“Je vous demande pour Julien Sorel une bourse; il la mÃritera en subissant les examens nÃcessaires. Je lui ai montrà un peu de thÃologie, de cette ancienne et bonne thÃologie des Bossuet, des Arnault, des Fleury. Si ce sujet ne vous convient pas, renvoyez-le-moi; le directeur du dÃpìt de mendicitÃ, que vous connaissez bien, lui offre huit cents francs pour à tre prÃcepteur de ses enfants.– Mon intÃrieur est tranquille, grÃce à Dieu. Je m’accoutume au coup terrible. Vale et me ama.”
L’abbà Picard, ralentissant la voix comme il lisait la signature, prononáa avec un soupir le mot ChÃlan.
– Il est tranquille dit-il, en effet sa vertu mÃritait cette rÃcompense; Dieu puisse-t-il me l’accorder, le cas ÃchÃant!
Il regarda le ciel et fit un signe de croix. A la vue de ce signe sacrÃ, Julien sentit diminuer l’horreur profonde qui, depuis son entrÃe dans cette maison, l’avait glacÃ.
– J’ai ici trois cent vingt et un aspirants à l’Ãtat le plus saint, dit enfin l’abbà Pirard, d’un ton de voix sÃväre, mais non mÃchant: sept ou huit seulement me sont recommandÃs par des hommes tels que l’abbà ChÃlan; ainsi parmi les trois cent vingt et un, vous allez à tre le neuviäme. Mais ma protection n’est ni faveur, ni faiblesse elle est redoublement de soins et de sÃvÃrità contrà les vices. Allez fermer cette porte à clef.
Julien fit un effort pour marcher et rÃussit à ne pas tomber. Il remarqua qu’une petite fenà tre, voisine de la porte d’entrÃe, donnait sur La campagne. Il regarda les arbres; cette vue lui fit du bien, comme s’il eñt aperáu d’anciens amis.
– Loquerisne linguam latinam? (Parlez-vous latin?) lui dit l’abbà Pirard, comme il revenait.
– Ita, pater optime (Oui, mon excellent päre), rÃpondit Julien, revenant un Feu à lui. Certainement jamais homme au monde ne lui avait paru moins excellent que M. Pirard, depuis une demi-heure.
L’entretien continua en latin. L’expression des yeux de l’abbà s’adoucissait; Julien reprenait quelque sang-froid.”Que je suis faible, pensa-t-il, de m’en laisser imposer par ces apparences de vertu! cet homme sera tout simplement un fripon comme M. Maslon”; et Julien s’applaudit d’avoir cachà presque tout son argent dans ses bottes.
L’abbà Pirard examina Julien sur la thÃologie, il fut surpris de l’Ãtendue de son savoir. Son Ãtonnement augmenta quand il l’interrogea en particulier sur les saintes Ãcritures. Mais quand il arriva aux questions sur la doctrine des Päres, il s’aperáut que Julien ignorait presque jusqu’aux noms de saint JÃrìme, de saint Augustin, de saint Bonaventure de saint Basile, etc., etc.
“Au fait, pensa l’abbà Pirard, voilà bien cette tendance fatale au protestantisme que j’ai toujours reprochÃe à ChÃlan. Une connaissance approfondie et trop approfondie des saintes Ãcritures.”
(Julien venait de lui parler, sans à tre interrogà à ce sujet, du temps vÃritable oó avaient Ãtà Ãcrits la Genäse, le Pentateuque, etc.)
“A quoi mäne ce raisonnement infini sur les saintes Ãcritures, pensa l’abbà Pirard, si ce n’est à l’examen personnel, c’est-Ã-dire au plus affreux protestantisme? Et à cìtà de cette science imprudente, rien sur les Päres qui puisse compenser cette tendance.”
Mais l’Ãtonnement du directeur du sÃminaire n’eut plus de bornes, lorsqu’interrogeant Julien sur l’autorità du Pape, et s’attendant aux maximes de l’ancienne Ãglise gallicane, le jeune homme lui rÃcita tout le livre de M. de Maistre.
“Singulier homme que ce ChÃlan, pensa l’abbà Pirard; lui a-t-il montrà ce livre pour lui apprendre à s’en moquer?”
Ce fut en vain qu’il interrogea Julien pour tÃcher de deviner s’il croyait sÃrieusement à la doctrine de M. de Maistre. Le jeune homme ne rÃpondait qu’avec sa mÃmoire. De ce moment, Julien fut rÃellement träs bien, il sentait qu’il Ãtait maÃ¥tre de soi. Apräs un examen fort long, il lui sembla que la sÃvÃrità de M. Pirard envers lui n’Ãtait plus qu’affectÃe. En effet, sans les principes de gravità austäre que, depuis quinze ans, il s’Ãtait imposÃs envers ses Ãläves en thÃologie, le directeur du sÃminaire eñt embrassà Julien au nom de la logique tant il trouvait de clartÃ, de prÃcision et de nettetà dans ses rÃponses.
“Voilà un esprit hardi et sain, se disait-il, mais corpus dÃbile (le corps est faible).”
– Tombez-vous souvent ainsi? dit-il à Julien en franáais et lui montrant du doigt le plancher.
– C’est la premiäre fois de ma vie, la figure du portier m’avait glacÃ, ajouta Julien en rougissant comme un enfant.
L’abbà Pirard sourit presque.
– Voilà l’effet des vaines pompes du monde, vous à tes accoutumà apparemment à des visages riants, vÃritables thÃÃtres de mensonge. La vÃrità est austäre, monsieur. Mais notre tÃche ici-bas n’est-elle pas austäre aussi? Il faudra veiller à ce que votre conscience se tienne en garde contre cette faiblesse: Trop de sensibilità aux vaines grÃces de l’extÃrieur.
“Si vous ne m’Ãtiez pas recommandÃ, dit l’abbà Pirard, en reprenant la langue latine avec un plaisir marquÃ, si vous rie m’Ãtiez pas recommandà par un homme tel que l’abbà ChÃlan, je vous parlerais le vain langage de ce monde auquel il paraÃ¥t que vous à tes trop accoutumÃ. La bourse entiäre que vous sollicitez, vous dirais-je, est la chose du monde la plus difficile à obtenir. Mais l’abbà ChÃlan a mÃrità bien peu, par cinquante-six ans de travaux apostoliques, s’il ne peut disposer d’une bourse au sÃminaire.
Apräs ces mots, l’abbà Pirard recommanda à Julien de n’entrer dans aucune sociÃtà ou congrÃgation secräte sans son consentement.
– Je vous en donne ma parole d’honneur, dit Julien avec l’Ãpanouissement de coeur d’un honnà te homme.
Le directeur du sÃminaire sourit pour la premiäre fois.
– Ce mot n’est point de mise ici, lui dit-il, il rappelle trop le vain honneur des gens du monde qui les conduit à tant de fautes, et souvent à des crimes. Vous me devez la sainte obÃissance, en vertu du paragraphe dix-sept de la bulle Unam ecclesiam de saint Pie V. Je suis votre supÃrieur ecclÃsiastique. Dans cette maison, entendre, mon träs-cher fils, c’est obÃir. Combien avez-vous d’argent?
“Nous y voici, se dit Julien; c’Ãtait pour cela qu’Ãtait le”träs-cher fils”.”
– Trente-cinq francs, mon päre.
– Ecrivez soigneusement l’emploi de cet argent; vous aurez à m’en rendre compte.
Cette pÃnible sÃance avait durà trois heures, Julien appela le portier.
– Allez installer Julien Sorel dans la cellule n¯ 103, dit l’abbà Pirard à cet homme.
Par une grande distinction, il accordait à Julien un logement sÃparÃ.
– Portez-y sa malle, ajouta-t-il.
Julien baissa les yeux et vit sa malle prÃcisÃment en face de lui; il la regardait depuis trois heures, et ne l’avait pas reconnue.
En arrivant au n¯ 103 (c’Ãtait une petite chambrette de huit pieds en carrÃ, au dernier Ãtage de la maison), Julien remarqua qu’elle donnait sur les remparts, et par-delà on apercevait la jolie plaine que le Doubs sÃpare de la
“Quelle vue charmante!”s’Ãcria Julien; en se parlant ainsi, il ne sentait pas ce qu’exprimaient ces mots. Les sensations si violentes qu’il avait ÃprouvÃes depuis le peu de temps qu’il Ãtait à Besanáon, avaient entiärement Ãpuisà ses forces. Il s’assit präs de la fenà tre sur l’unique chaise de bois qui fñt dans sa cellule, et tomba aussitìt dans un profond sommeil. Il n’entendit point la cloche du souper, ni celle du salut; on l’avait oubliÃ.
Quand les premiers rayons du soleil le rÃveillärent le lendemain matin, il se trouva couchà sur le plancher.
CHAPITRE XXVI
LE MONDE OU CE QUI MANQUE AU RICHE
Je suis seul sur la terre, personne ne daigne penser à moi. Tous ceux que je vois faire fortune ont une effronterie et une duretà de coeur que je ne me sens point. Ils me haãssent à cause de ma bontà facile. Ah! bientìt je mourrai, soit de faim, soit du malheur de voir les hommes si durs. YOUNG.
Il se hÃta de brosser son habit et de descendre, il Ãtait en retard. Un sous-maÃ¥tre le gronda sÃvärement, au lieu de chercher à se justifier, Julien croisa les bras sur sa poitrine:
– Peccavi, pater optime (j’ai pà chÃ, j’avoue ma faute, ì mon päre), dit-il d’un air contrit.
Ce dÃbut eut un grand succäs. Les gens adroits parmi les sÃminaristes virent qu’ils avaient affaire à un homme qui n’en Ãtait pas aux ÃlÃments du mÃtier. L’heure de la rÃcrÃation arriva, Julien se vit l’objet de la curiosità gÃnÃrale. Mais on ne trouva chez lui que rÃserve et silence. Suivant les maximes qu’il s’Ãtait faites, il considÃra ses trois cent vingt et un camarades comme des ennemis; le plus dangereux de tous, à ses yeux, Ãtait l’abbà Pirard.
Peu de jours apräs Julien eut à choisir un confesseur, on lui prÃsenta une liste.
“Eh! bon Dieu! pour qui me prend-on, se dit-il, croit-on que je ne comprenne pas ce que parler veut dire?”et il choisit l’abbà Pirard.
Sans qu’il s’en doutÃt, cette dÃmarche Ãtait dÃcisive. Un petit sÃminariste tout jeune, natif de Verriäres, et qui däs le premier jour, s’Ãtait dÃclarà son ami, lui apprit que s’il eñt choisi M. Castanäde, le sous-directeur du sÃminaire, il eñt peut-à tre agi avec plus de prudence.
– L’abbà Castanäde est l’ennemi de M. Pirard qu’on soupáonne de jansÃnisme, ajouta le petit sÃminariste en se penchant vers son oreille.
Toutes les premiäres dÃmarches de notre hÃros qui se croyait si prudent furent, comme le choix d’un confesseur, des Ãtourderies. êgarà par toute la prÃsomption d’un homme à imagination, il prenait ses intentions pour des faits, et se croyait un hypocrite consommÃ. Sa folie allait jusqu’à se reprocher ses succäs dans cet art de la faiblesse.
“HÃlas! c’est ma seule arme! à une autre Ãpoque se disait-il, c’est par des actions parlantes, en face de l’ennemi, que j’aurais gagnà mon pain.”
Julien, satisfait de sa conduite, regardait autour de lui il trouvait partout l’apparence de la vertu la plus pure.
Huit ou dix sÃminaristes vivaient en odeur de saintetÃ, et avaient des visions comme sainte ThÃräse et saint Franáois, lorsqu’il reáut les stigmates sur le mont Verna dans l’Apennin. Mais c’Ãtait un grand secret, leurs amis le cachaient. Ces pauvres jeunes gens à visions Ãtaient presque toujours à l’infirmerie. Une centaine d’autres rÃunissaient à une foi robuste une infatigable application. Ils travaillaient au point de se rendre malades, mais sans apprendre grand’chose. Deux ou trois se distinguaient par un talent rÃel et, entre autres, un nommà Chazel ; mais Julien se sentait de l’Ãloignement pour eux et eux pour lui.
Le reste des trois cent vingt et un sÃminaristes ne se composait que d’à tres grossiers qui n’Ãtaient pas bien sñrs de comprendre les mots latins qu’ils rÃpÃtaient tout le long de la journÃe. Presque tous Ãtaient des fils de paysans, et ils aimaient mieux gagner leur pain en rÃcitant quelques mots latins qu’en piochant la terre. C’est d’apräs cette observation que, däs les premiers jours, Julien se promit de rapides succäs.”Dans tout service, il faut des gens intelligents, car enfin, il y a un travail à faire, se disait-il. Sous NapolÃon, j’eusse Ãtà sergent; parmi ces futurs curÃs, je serai grand vicaire.
“Tous ces pauvres diables, ajoutait-il, manoeuvriers däs l’enfance, ont vÃcu jusqu’à leur arrivÃe ici de lait caillà et de pain noir. Dans leurs chaumiäres, ils ne mangeaient de la viande que cinq ou six fois par an. Semblables aux soldats romains qui trouvaient la guerre un temps de repos, ces grossiers paysans sont enchantÃs des dÃlices du sÃminaire.”
Julien ne lisait jamais dans leur oeil morne que le besoin physique satisfait apräs le dÃ¥ner, et le plaisir physique attendu avant le repas. Tels Ãtaient les gens au milieu desquels il fallait se distinguer; mais ce que Julien ne savait pas, ce qu’on se gardait de lui dire, c’est que, à tre le premier dans les diffÃrents cours de dogme, d’histoire ecclÃsiastique, etc., etc., que l’on suit au sÃminaire, n’Ãtait à leurs yeux qu’un pÃchà splendide. Depuis Voltaire, depuis le gouvernement des deux chambres qui n’est au fond que mÃfiance et examen personnel, et donne à l’esprit des peuples cette mauvaise habitude de se mÃfier, l’êglise de France semble avoir compris que les livres sont ses vrais ennemis. C’est la soumission de coeur qui est tout à ses yeux. RÃussir dans les Ãtudes mà me sacrÃes lui est suspect et à bon droit. Qui empà chera l’homme supÃrieur de passer de l’autre cìtÃ, comme Sieyäs ou GrÃgoire! L’êglise tremblante s’attache au pape comme à la seule chance de salut. Le pape seul peut essayer de paralyser l’examen personnel, et, par les pieuses pompes des cÃrÃmonies de sa cour, faire impression sur l’esprit ennuyà et malade des gens du monde.
Julien, pÃnÃtrant à demi ces diverses vÃritÃs, que cependant toutes les paroles prononcÃes dans un sÃminaire tendent à dÃmentir, tombait dans une mÃlancolie profonde. Il travaillait beaucoup, et rÃussissait rapidement à apprendre des choses träs utiles à un prà tre, träs fausses à ses yeux, et auxquelles il ne mettait aucun intÃrà t. Il croyait n’avoir rien autre chose à faire.
“Suis-je donc oublià de toute la terre?” pensait-il. Il ne savait pas que M. Pirard avait reáu et jetà au feu quelques lettres timbrÃes de Dijon, et oó, malgrà les formes du style le plus convenable, peráait la passion la plus vive. De grands remords semblaient combattre cet amour.”Tant mieux, pensait l’abbà Pirard, ce n’est pas du moins une femme impie que ce jeune homme a aimÃe.”
Un jour l’abbà Pirard ouvrit une lettre qui semblait à demi effacÃe par les larmes, c’Ãtait un Ãternel adieu.”Enfin, disait-on à Julien, le ciel m’a fait la grÃce de haãr, non l’auteur de ma faute, il sera toujours ce que j’aurai”de plus cher au monde, mais ma faute en elle-mà me. Le sacrifice est fait, mon ami. Ce n’est pas sans larmes”comme vous voyez. Le salut des à tres auxquels je me dois et que vous avez tant aimÃs, l’emporte. Un Dieu juste mais terrible ne pourra plus se venger sur eux des crimes de leur märe. Adieu, Julien, soyez juste envers les hommes.”
Cette fin de lettre Ãtait presque absolument illisible. On donnait une adresse à Dijon, et cependant on espÃrait que jamais Julien ne rÃpondrait, ou que du moins il se servirait de paroles qu’une femme revenue à la vertu pourrait entendre sans rougir.
La mÃlancolie de Julien, aidÃe par la mÃdiocre nourriture que fournissait au sÃminaire l’entrepreneur des dÃ¥ners à 83 centimes, commenáait à influer sur sa santà lorsque un matin Fouquà parut tout à coup dans sa chambre.
– Enfin j’ai pu entrer. Je suis venu cinq fois à Besanáon, sans reproche, pour te voir. Toujours visage de bois. J’ai apostà quelqu’un à la porte du sÃminaire; pourquoi diable est-ce que tu ne sors jamais?
– C’est une Ãpreuve que je me suis imposÃe.
– Je te trouve bien changÃ. Enfin je te revois. Deux beaux Ãcus de cinq francs viennent de m’apprendre que je n’Ãtais qu’un sot de ne pas les avoir offerts däs le premier voyage.
La conversation fut infinie entre les deux amis. Julien changea de couleur, lorsque Fouquà lui dit:
– A propos, sais-tu? la märe de tes Ãläves est tombÃe dans la plus haute dÃvotion.
Et il parlait de cet air dÃgagà qui fait une si singuliäre impression sur l’Ãme passionnÃe de laquelle on bouleverse, sans s’en douter, les plus chers intÃrà ts.
– Oui, mon ami, dans la dÃvotion la plus exaltÃe. On dit qu’elle fait des pälerinages. Mais à la honte Ãternelle de l’abbà Maslon, qui a espionnà si longtemps ce pauvre M. ChÃlan, Mme de Rà nal n’a pas voulu de lui. Elle va se confesser à Dijon ou à Besanáon.
– Elle vient à Besanáon! dit Julien, le front couvert de rougeur.
– Assez souvent, rÃpondit FouquÃ, d’un air interrogatif.
– As-tu des Constitutionnels sur toi?
– Que dis-tu? rÃpliqua FouquÃ.
– Je te demande si tu as des Constitutionnels, reprit Julien, du ton de voix le plus tranquille. Ils se vendent trente sous le numÃro ici.
– Quoi! mà me au sÃminaire, des libÃraux! s’Ãcria FouquÃ. Pauvre France! ajouta-t-il, en prenant la voix hypocrite et le ton doux de l’abbà Maslon.
Cette visite eñt fait une profonde impression sur notre hÃros, si, däs le lendemain, un mot que lui adressa ce petit sÃminariste de Verriäres, qui lui semblait si enfant, ne lui eñt fait faire une importante dÃcouverte. Depuis qu’il Ãtait au sÃminaire, la conduite de Julien n’avait Ãtà qu’une suite de fausses dÃmarches. Il se moqua de lui-mà me avec amertume.
A la vÃritÃ, les actions importantes de sa vie Ãtaient savamment conduites mais il ne soignait pas les dÃtails, et les habiles au sÃminaire ne regardent qu’aux dÃtails. Aussi, passait-il dÃjà parmi ses camarades pour un esprit fort. Il avait Ãtà trahi par une foule de petites actions.
A leurs yeux, il Ãtait convaincu de ce vice Ãnorme, il pensait, il jugeait par lui-mà me, au lieu de suivre aveuglÃment l’autorità et l’exemple. L’abbà Pirard ne lui avait Ãtà d’aucun secours; il ne lui avait pas adressà une seule fois la parole hors du tribunal de la pÃnitence, oó encore il Ãcoutait plus qu’il ne parlait. Il en eñt Ãtà bien autrement s’il eñt choisi l’abbà Castanäde
Du moment que Julien se fut aperáu de sa folie, il ne s’ennuya plus. Il voulut connaÃ¥tre toute l’Ãtendue du mal et, à cet effet, sortit un peu de ce silence hautain et obstinà avec lequel il repoussait ses camarades. Ce fut alors qu’on se vengea de lui. Ses avances furent accueillies par un mÃpris qui alla jusqu’à la dÃrision. Il reconnut que, depuis son entrÃe au sÃminaire, il n’y avait pas eu une heure, surtout pendant les rÃcrÃations, qui n’eñt portà consÃquence pour ou contre lui, qui n’eñt augmentà le nombre de ses ennemis, ou ne lui eñt concilià la bienveillance de quelque sÃminariste sincärement vertueux ou un peu moins grossier que les autres. Le mal à rÃparer Ãtait immense, fa tÃche fort difficile. DÃsormais l’attention de Julien fut sans cesse sur ses gardes; il s’agissait de se dessiner un caractäre tout nouveau.
Les mouvements de ses yeux, par exemple, lui donnärent beaucoup de peine. Ce n’est pas sans raison qu’en ces lieux-là on les porte baissÃs.”Quelle n’Ãtait pas ma prÃsomption à Verriäres! se disait Julien, je croyais vivre; je me prÃparais seulement à la vie; me voici enfin dans le monde, tel que je le trouverai jusqu’à la fin de mon rìle, entourà de vrais ennemis. Quelle immense difficultÃ, ajoutait-il, que cette hypocrisie de chaque minute! c’est à faire pÃlir les travaux d’Hercule. L’Hercule des temps modernes, c’est Sixte-Quint trompant quinze annÃes de suite, par sa modestie quarante cardinaux qui l’avaient vu vif et hautain pendant toute sa Jeunesse.
“La science n’est donc rien ici! se disait-il avec dÃpit; les progräs dans le dogme, dans l’histoire sacrÃe, etc., ne comptent qu’en apparence. Tout ce qu’on dit à ce sujet est destinà à faire tomber dans le piäge les fous tels que moi. HÃlas! mon seul mÃrite consistait dans mes progräs rapides, dans ma faáon de saisir ces balivernes. Est-ce qu’au fond ils les estimeraient à leur vraie valeur? les jugent-ils comme moi? Et j’avais la sottise d’en à tre fier! Ces premiäres places que j’obtiens toujours n’ont servi qu’à me donner de mauvaises notes pour les vÃritables places que l’on obtient à la sortie du sÃminaire et oó l’on gagne de l’argent. Chazel, qui a plus de science que moi jette toujours dans ses compositions quelque balourdise qui le fait relÃguer à la cinquantiäme place; s’il obtient la premiäre, c’est par distraction. Ah! qu’un mot, un seul mot de M. Pirard m’eñt Ãtà utile!”
Du moment que Julien fut dÃtrompÃ, les longs exercices de piÃtà ascÃtique, tels que le chapelet cinq fois la semaine, les cantiques au SacrÃ-Coeur, etc., etc., qui lui semblaient si mortellement ennuyeux, devinrent ses moments d’action les plus intÃressants. En rÃflÃchissant sÃvärement sur lui-mà me, et cherchant surtout à ne pas s’exagÃrer ses moyens, Julien n’aspira pas d’emblÃe, comme les sÃminaristes qui servaient de modäles aux autres, à faire à chaque instant des actions significatives, c’est-Ã-dire prouvant un genre de perfection chrÃtienne. Au sÃminaire, il est une faáon de manger un ouf à la coque, qui annonce les progräs faits dans la vie dÃvote.
Le lecteur, qui sourit peut-à tre, daignerait-il se souvenir de toutes les fautes que fit, en mangeant un ouf l’abbà Delille invità à dÃjeuner chez une grande dame dà la cour de Louis XVI.
Julien chercha d’abord à arriver au non culpa; c’est l’Ãtat du jeune sÃminariste dont la dÃmarche, dont la faáon de mouvoir les bras, les yeux, etc., n’indiquent à la vÃrità rien de mondain, mais ne montrent pas encore l’à tre absorbà par l’idÃe de l’autre vie et le pur nÃant de celle-ci.
Sans cesse Julien trouvait Ãcrites au charbon, sur les murs des corridors, des phrases telles que celle-ci: Qu’est-ce que soixante ans d’Ãpreuves, mis en balance avec une Ãternità de dÃlices ou une Ãternità d’huile bouillante en enfer! Il ne les mÃprisa plus; il comprit qu’il fallait les avoir sans cesse devant les yeux.”Que ferai-je toute ma vie? se disait-il; je vendrai aux fidäles une place dans le ciel. Comment cette place leur sera-t-elle rendue visible? par la diffÃrence de mon extÃrieur et de celui d’un laãc.”
Apräs plusieurs mois d’application de tous les instants, Julien avait encore l’air de penser. Sa faáon de remuer les yeux et de porter la bouche n’annonáait pas la foi implicite et prà te à tout croire et à tout soutenir, mà me par le martyre. C’Ãtait avec coläre que Julien se voyait primà dans ce genre par les paysans les plus grossiers. Il y avait de bonnes raisons pour qu’ils n’eussent pas l’air penseur.
Que de peine ne se donnait-il pas pour arriver à ce front bÃat et Ãtroit, à cette physionomie de foi fervente et aveugle, prà te à tout croire et à tout souffrir, que l’on trouve si frÃquemment dans les couvents d’Italie, et dont à nous autres laãcs, le Guerchin a laissà de si parfaits modäles dans ses tableaux d’Ãglise*. * Voir, au musÃe du Louvre. Franáois duc d’Aquitaine dÃposant la couronne et prenant l’habit de moine no 1130.
Les jours de grande fà te, on donnait aux sÃminaristes des saucisses avec de la choucroute. Les voisins de table de Julien avaient observà qu’il Ãtait insensible à ce bonheur ce fut là un de ses premiers crimes. Ses camarades y virent un trait odieux de la plus sotte hypocrisie; rien ne lui fit plus d’ennemis.”Voyez ce bourgeois, voyez ce dÃdaigneux, disaient-ils, qui fait semblant de mÃpriser la meilleure pitance, des saucisses avec de la choucroute! fi, le vilain! l’orgueilleux! le damnÃ!”Il aurait dñ s’abstenir par pÃnitence d’en manger une partie et faire ce sacrifice de dire à quelque ami, en montrant la choucroute:
– Qu’est-ce que l’homme peut offrir à un à tre tout-puissant, si ce n’est la douleur volontaire?
Julien n’avait pas l’expÃrience qui fait voir si facilement les choses de ce genre.
“HÃlas! l’ignorance de ces jeunes paysans, mes camarades, est pour eux, un avantage immense, s’Ãcriait-il, dans ses moments de dÃcouragement. A leur arrivÃe au sÃminaire, le professeur n’a point à les dÃlivrer de ce nombre effroyable d’idÃes mondaines que j’y apporte, et qu’ils lisent sur ma figure quoi que Je fasse.”
Julien Ãtudiait, avec une attention voisine de l’envie les plus grossiers des petits paysans qui arrivaient au sÃminaire. Au moment oó on les dÃpouillait de leur veste de ratine, pour leur faire endosser la robe noire, leur Ãducation se bornait à un respect immense et sans bornes pour l’argent sec et liquide, comme on dit en Franche-ComtÃ.
C’est la maniäre sacramentelle et hÃroãque d’exprimer l’idÃe sublime d’argent comptant.
Le bonheur, pour ces sÃminaristes, comme pour les hÃros des romans de Voltaire, consiste surtout à bien dÃ¥ner. Julien dÃcouvrait chez presque tous un respect innà pour l’homme qui porte un habit de drap fin. Ce sentiment apprÃcie la justice distributive, telle que nous la donnent nos tribunaux, à sa valeur et mà me au-dessous de sa valeur.”Que peut-on gagner, rÃpÃtaient-ils souvent entre eux, à plaider contre un gros?”
C’est le mot des vallÃes du Jura, pour exprimer un homme riche. Qu’on juge de leur respect pour l’Ã tre le plus riche de tous: le gouvernement!
Ne pas sourire avec respect au seul nom de M. le prÃfet, passe, aux yeux des paysans de la Franche-ComtÃ, pour une imprudence, or l’imprudence chez le pauvre est rapidement punie par le manque de pain.
Apräs avoir Ãtà comme suffoquà dans les premiers temps par le sentiment du mÃpris, Julien finit par Ãprouver de la pitiÃ: il Ãtait arrivà souvent aux päres de la plupart de ses camarades de rentrer le soir dans l’hiver à leur chaumiäre, et de n’y trouver ni pain, ni chÃtaignes, ni pommes de terre.”Qu’y a-t-il donc d’Ãtonnant, se disait Julien, si l’homme heureux, à leurs yeux, est d’abord celui qui vient de bien dÃ¥ner, et ensuite celui qui possäde un bon habit! Mes camarades ont une vocation ferme, c’est-Ã-dire qu’ils voient dans l’Ãtat ecclÃsiastique une longue continuation de ce bonheur: bien dÃ¥ner et avoir un habit chaud en hiver.”
Il arriva à Julien d’entendre un jeune sÃminariste, douà d’imagination, dire à son compagnon:
– Pourquoi ne deviendrais-je pas pape comme Sixte Quint, qui gardait les pourceaux?
– On ne fait papes que des Italiens, rÃpondit l’ami; mais pour sñr on tirera au sort parmi nous, pour des places de grands vicaires, de chanoines, et peut-à tre d’Ãvà ques. M. P…, Ãvà que de ChÃlons, est fils d’un tonnelier: c’est l’Ãtat de mon päre.
Un jour, au milieu d’une leáon de dogme, l’abbà Pirard fit appeler Julien. Le pauvre jeune homme fut ravi de sortir de l’atmosphäre physique et morale au milieu de laquelle il Ãtait plongÃ.
Julien trouva chez M. le directeur l’accueil qui l’avait tant effrayà le jour de son entrÃe au sÃminaire.
– Expliquez-moi ce qui est Ãcrit sur cette carte à jouer, lui dit-il, en le regardant de faáon à le faire rentrer sous terre.
Julien lut:
“Amanda Binet, au cafà de la Girafe, avant huit heures.”Dire que l’on est de Genlis, et le cousin de ma”märe.”
Julien vit l’immensità du danger; la police de l’abbà Castanäde lui avait volà cette adresse.
– Le jour oó j’entrai ici, rÃpondit-il en regardant le front de l’abbà Pirard, car il ne pouvait supporter son oeil terrible, j’Ãtais tremblant: M. ChÃlan m’avait dit que c’Ãtait un lieu plein de dÃlations et de mÃchancetÃs de tous les genres; l’espionnage et la dÃnonciation entre camarades y sont encouragÃs. Le ciel le veut ainsi, pour montrer la vie telle qu’elle est aux jeunes prà tres, et leur inspirer le dÃgoñt du monde et de ses pompes.
– Et c’est à moi que vous faites des phrases, dit l’abbà Pirard furieux. Petit coquin!
– A Verriäres, reprit froidement Julien, mes fräres me battaient lorsqu’ils avaient sujet d’à tre jaloux de moi…
– Au fait! au fait! s’Ãcria M. Pirard, presque hors de lu’.
Sans à tre le moins du monde intimidÃ, Julien reprit sa narration.
– Le jour de mon arrivÃe à Besanáon, vers midi, j’avais faim, j’entrai dans un cafÃ. Mon coeur Ãtait rempli de rÃpugnance pour un lieu si profane; mais je pensai que mon dÃjeuner me coñterait moins cher là qu’à l’auberge. Une dame, qui paraissait à tre la maÃ¥tresse de la boutique, eut pitià de mon air novice. Besanáon est rempli de mauvais sujets, me dit-elle, je crains pour vous, monsieur. S’il vous arrivait quelque mauvaise affaire, ayez recours à moi, envoyez chez moi avant huit heures. Si les portiers du sÃminaire refusent de faire votre commission, dites que vous à tes mon cousin, et natif de Genlis…
– Tout ce bavardage va à tre vÃrifiÃ, s’Ãcria l’abbà Pirard, qui, ne pouvant rester en place, se promenait dans la chambre. Qu’on se rende dans sa cellule.
L’abbà suivit Julien et l’enferma à clef. Celui-ci se mit aussitìt à visiter sa malle, au fond de laquelle la fatale carte Ãtait prÃcieusement cachÃe. Rien ne manquait dans la malle, mais il y avait plusieurs dÃrangements; cependant la clef ne le quittait jamais. Quel bonheur, se dit Julien, que, pendant le temps de mon aveuglement, je n’aie jamais acceptà la permission de sortir, que M. Castanäde m’offrait si souvent avec une bontà que je comprends main tenant. Peut-à tre j ‘aurais eu la faiblesse de changer d’habits et d’aller voir la belle Amanda, je me serais perdu. Quand on a dÃsespÃrà de tirer parti du renseignement de cette maniäre, pour ne pas le perdre on en a fait une dÃnonciation.
Deux heures apräs, le directeur le fit appeler.
– Vous n’avez pas menti, lui dit-il avec un regard moins sÃväre; mais garder une telle adresse est une imprudence dont vous ne pouvez concevoir la gravitÃ. Malheureux enfant! dans dix ans, peut-à tre, elle vous portera dommage.
CHAPITRE XXVII
PREMIERE EXPêRIENCE DE LA VIE
Le temps prÃsent, grand Dieu! c’est l’arche du Seigneur. Malheur à qui y touche. DIDEROT.
Le lecteur voudra bien nous permettre de donner träs peu de faits clairs et prÃcis sur cette Ãpoque de la vie de Julien. Ce n’est pas qu’ils nous manquent, bien au contraire; mais, peut-à tre ce qu’il vit au sÃminaire est-il trop noir pour le coloris modÃrà que l’on a cherchà à conserver dans ces feuilles. Les contemporains qui souffrent de certaines choses ne peuvent s’en souvenir qu’avec une horreur qui paralyse tout autre plaisir, mà me celui de lire un conte.
Julien rÃussissait peu dans ses essais d’hypocrisie de gestes; il tomba dans des moments de dÃgoñt et mà me de dÃcouragement complet. Il n’avait pas de succäs, et encore dans une vilaine carriäre. Le moindre secours extÃrieur eñt suffi pour soutenir sa constance, la difficultà à vaincre n’Ãtait pas bien grande; mais il Ãtait seul comme une barque abandonnÃe au milieu de l’OcÃan.”Et quand je rÃussirais, se disait-il, avoir toute une vie à passer en si mauvaise compagnie! Des gloutons qui ne songent qu’à l’omelette au lard qu’ils dÃvoreront au dÃ¥ner, ou des abbÃs Castanäde, pour qui aucun crime n’est trop noir! ils parviendront au pouvoir; mais à quel prix, grand Dieu!
“La volontà de l’homme est puissante, je le lis partout; mais suffit-elle pour surmonter un tel dÃgoñt? La tÃche des grands hommes a Ãtà facile; quelque terrible que fñt le danger, ils le trouvaient beau; et qui peut comprendre, exceptà moi, la laideur de ce qui m’environne?”
Ce moment fut le plus Ãprouvant de sa vie. Il lui Ãtait si facile de s’engager dans un des beaux rÃgiments en garnison à Besanáon! Il pouvait se faire maÃ¥tre de latin; il lui fallait si peu pour sa subsistance! Mais alors plus de carriäre, plus d’avenir pour son imagination: c’Ãtait mourir. Voici le dÃtail d’une de ses tristes journÃes.
“Ma prÃsomption s’est si souvent applaudie de ce que j’Ãtais diffÃrent des autres jeunes paysans! Eh bien, j’ai assez vÃcu pour voir que diffÃrence engendre haine”, se disait-il un matin. Cette grande vÃrità venait de lui à tre montrÃe par une de ses plus piquantes irrÃussites. Il avait travaillà huit jours à plaire à un Ãläve qui vivait en odeur de saintetÃ. Il se promenait avec lui dans la cour, Ãcoutant avec soumission des sottises à dormir debout. Tout à coup le temps tourna à l’orage, le tonnerre gronda, et le saint Ãläve s’Ãcria, le repoussant d’une faáon grossiäre:
– êcoutez; chacun pour soi dans ce monde, je ne veux pas à tre brñlà par le tonnerre: Dieu peut vous foudroyer comme un impie, comme un Voltaire.
Les dents serrÃes de rage et les yeux ouverts vers ce ciel sillonnà par la foudre: “Je mÃriterais d’à tre submergà si je m’endors pendant la tempà te! s’Ãcria Julien. Essayons la conquà te de quelque autre cuistre.”
Le cours d’histoire sacrÃe de l’abbà Castanäde sonna.
A ces jeunes paysans si effrayÃs du travail pÃnible et de la pauvretà de leurs päres, l’abbà Castanäde enseignait ce jour-là que cet à tre si terrible à leurs yeux, le gouvernement, n’avait de pouvoir rÃel et lÃgitime qu’en vertu de la dÃlÃgation du vicaire de Dieu sur la terre.
– Rendez-vous dignes des bontÃs du pape par la saintetà de votre vie, par votre obÃissance, soyez comme un bÃton entre ses mains, ajoutait-il, et vous allez obtenir une place superbe oó vous commanderez en chef, loin de tout contrìle; une place inamovible, dont le gouvernement paie le tiers des appointements, et les fidäles, formÃs par vos prÃdications, les deux autres tiers.
Au sortir de son cours, M. Castanäde s’arrà ta dans la cour, au milieu de ses Ãläves, ce jour-là plus attentifs.
– C’est bien d’un curà que l’on peut dire: Tant vaut l’homme, tant vaut la place, disait-il aux Ãläves qui faisaient cercle autour de lui. J’ai connu, moi qui vous parle, des paroisses de montagne, dont le casuel valait mieux que celui de bien des curÃs de ville. Il y avait autant d’argent, sans compter les chapons gras, les oeufs, le beurre frais et mille agrÃments de dÃtail, et lÃ, le curà est le premier sans contredit: point de bon repas oó il ne soit invitÃ, fà tÃ, etc.
A peine M. Castanäde fut-il remontà chez lui, que les Ãläves se divisärent en groupes. Julien n’Ãtait d’aucun; on le laissait comme une brebis galeuse. Dans tous les groupes, il voyait un Ãläve jeter un sol en l’air, et s’il devinait juste au jeu de croix ou pile, ses camarades en concluaient qu’il aurait bientìt une de ces cures à riche casuel.
Vinrent ensuite les anecdotes. Tel jeune prà tre, à peine ordonnà depuis un an, ayant offert un lapin privà à la servante d’un vieux curÃ, il avait obtenu d’à tre demandà pour vicaire, et peu de mois apräs, car le curà Ãtait mort bien vite, l’avait remplacà dans la bonne cure. Tel autre avait rÃussi à se faire dÃsigner pour successeur à la cure d’un gros bourg fort riche, en assistant à tous les repas du vieux curà paralytique, et lui dÃcoupant ses poulets avec grÃce.
Les sÃminaristes, comme les gens dans toutes les carriäres, s’exagärent l’effet de ces petits moyens qui ont de l’extraordinaire et frappent l’imagination.
“Il faut, se disait Julien, que je me fasse à ces conversations.”Quand on ne parlait pas de saucisses et de bonnes cures, on s’entretenait de la partie mondaine des doctrines ecclÃsiastiques; des diffÃrends des Ãvà ques et des prÃfets, des maires et des curÃs. Julien voyait apparaÃ¥tre l’idÃe d’un second Dieu, mais d’un Dieu bien plus à craindre et bien plus puissant que l’autre; ce second Dieu Ãtait le pape. On se disait mais en baissant la voix et quand on Ãtait bien sñr dà n’à tre pas entendu par M. Pirard, que si le pape ne se donne pas la peine de nommer tous les prÃfets et tous les maires de France, c’est qu’il a commis à ce soin le roi de France, en le nommant fils aÃ¥nà de l’êglise.
Ce fut vers ce temps que Julien crut pouvoir tirer parti pour sa considÃration du livre Du Pape, par M. de Maistre. A vrai dire, il Ãtonna ses camarades, mais ce fut encore un malheur. Il leur dÃplut en exposant mieux qu’eux-mà mes leurs propres opinions. M. ChÃlan avait Ãtà imprudent pour Julien comme il l’Ãtait pour lui-mà me. Apräs lui avoir donnà l’habitude de raisonner juste et de ne pas se laisser payer de vaines paroles, il avait nÃgligà de lui dire que, chez l’à tre peu considÃrÃ, cette habitude est un crime, car tout bon raisonnement offense.
Le bien dire de Julien lui fut donc un nouveau crime. Ses camarades, à force de songer à lui, parvinrent à exprimer d’un seul mot toute l’horreur qu’il leur inspirait: ils le surnommärent MARTIN LUTHER ; surtout, disaient-ils, à cause de cette infernale logique qui le rend 5i fier.
Plusieurs jeunes sÃminaristes avaient des couleurs plus fraÃ¥ches et pouvaient passer pour plus jolis garáons que Julien, mais il avait les mains blanches et ne pouvait cacher certaines habitudes de propretà dÃlicate. Cet avantage n’en Ãtait pas un dans la triste maison oó le sort l’avait jetÃ. Les sales paysans au milieu desquels il vivait dÃclarärent qu’il avait des moeurs fort relÃchÃes. Nous craignons de fatiguer le lecteur du rÃcit des mille infortunes de notre hÃros. Par exemple, les plus vigoureux de ses camarades voulurent prendre l’habitude de le battre; il fut obligà de s’armer d’un compas de fer et d’annoncer, mais par signes, qu’il en ferait usage. Les signes ne peuvent pas figurer, dans un rapport d’espion, aussi avantageusement que des paroles.
CHAPITRE XXVIII
UNE PROCESSION
Tous les coeurs Ãtaient Ãmus. La prÃsence de Dieu semblait descendue dans ces rues Ãtroites et gothiques, tendues de toutes parts et bien sablÃes par les soins des fidäles. YOUNG.
Julien avait beau se faire petit et sot, il ne pouvait plaire, il Ãtait trop diffÃrent.”Cependant, se disait-il, tous ces professeurs sont gens träs fins, et choisis entre mille; comment n’aiment-ils pas mon humilitÃ?”Un seul lui semblait abuser de sa complaisance à tout croire et à sembler dupe de tout. C’Ãtait l’abbà Chas-Bernard, directeur des cÃrÃmonies de la cathÃdrale, oó, depuis quinze ans, on lui faisait espÃrer une place de chanoine; en attendant il enseignait l’Ãloquence sacrÃe au sÃminaire. Dans le temps de son aveuglement, ce cours Ãtait un de ceux oó Julien se trouvait le plus habituellement le premier. L’abbà Chas Ãtait parti de là pour lui tÃmoigner de l’amitiÃ, et, à la sortie de son cours, il le prenait volontiers sous le bras pour faire quelques tours de Jardin.
“Oó veut-il en venir?”se disait Julien. Il voyait avec Ãtonnement que, pendant des heures entiäres, l’abbà Chas lui parlait des ornements possÃdÃs par la cathÃdrale. Elle avait dix-sept chasubles galonnÃes, outre les ornements de deuil. On espÃrait beaucoup de la vieille prÃsidente de RubemprÃ, cette dame, ÃgÃe de quatre-vingt-dix ans, conservait depuis soixante-dix au moins ses robes de noce en superbes Ãtoffes de Lyon, brochÃes d’or.
– Figurez-vous, mon ami, disait l’abbà Chas, en s’arrà tant tout court, et ouvrant de grands yeux, que ces Ãtoffes se tiennent droites tant il y a d’or. C’est l’opinion commune de tous les honnà tes gens de Besanáon que, par le testament de la prÃsidente, le trÃsor de la cathÃdrale sera augmentà de plus de dix chasubles, sans compter quatre ou cinq chapes pour les grandes fà tes. Je vais plus foin, ajoutait l’abbà Chas en baissant la voix, j’ai des raisons pour penser que la prÃsidente nous laissera huit magnifiques flambeaux d’argent dorÃ, que l’on suppose avoir Ãtà achetÃs en Italie, par le duc dà Bourgogne Charles le TÃmÃraire, dont un de ses ancà tres fut le ministre favori.
“Mais oó cet homme veut-il en venir avec toute cette friperie, pensait Julien? Cette prÃparation adroite dure depuis un siäcle, et rien ne paraÃ¥t. Il faut qu’il se mÃfie bien de moi! Il est plus adroit que tous les autres, dont en quinze jours on devine si bien le but secret. Je comprends, l’ambition de celui-ci souffre depuis quinze ans!”
Un soir, au milieu de la leáon d’armes, Julien fut appelà chez l’abbà Pirard, qui lui dit:
– C’est demain la fà te du Corpus Domini (la fà te Dieu). M. l’abbà Chas-Bernard a besoin de vous pour l’aider à orner la cathÃdrale, allez et obÃissez.
L’abbà Pirard le rappela, et, de l’air de la commisÃration, ajouta:
-C’est à vous de voir si vous voulez profiter de l’occasion pour vous Ãcarter dans la ville.
– Incedo per ignes, rÃpondit Julien (j’ai des ennemis cachÃs).
Le lendemain, däs le grand matin, Julien se rendit à la cathÃdrale, les yeux baissÃs. L’aspect des rues et de l’actività qui commenáait à rÃgner dans la ville lui fit du bien. De toutes parts on tendait le devant des maisons pour la procession. Tout le temps qu’il avait passà au sÃminaire ne lui sembla plus qu’un instant. Sa pensÃe Ãtait à Vergy et à cette jolie Amanda Binet, qu’il pouvait rencontrer, car son cafà n’Ãtait pas bien ÃloignÃ. Il aperáut de loin l’abbà Chas-Bernard sur la porte de sa chäre cathÃdrale, c’Ãtait un gros homme à face rÃjouie et à l’air ouvert. Ce jour-lÃ, il Ãtait triomphant:
– Je vous attendais, mon cher fils, s’Ãcria-t-il, du plus loin qu’il vit Julien, soyez le bienvenu. La besogne de cette journÃe sera longue et rude, fortifions-nous par un premier dÃjeuner; le second viendra à dix heures pendant la grand’messe.
– Je dÃsire, Monsieur, lui dit Julien d’un air grave, n’à tre pas un instant seul; daignez remarquer, ajouta-t-il en lui montrant l’horloge au-dessus de leur tà te, que j’arrive à cinq heures moins une minute.
– Ah! ces petits mÃchants du sÃminaire vous font peur! Vous à tes bien bon de penser à eux, dit l’abbà Chas. Un chemin est-il moins beau parce qu’il y a des Ãpines dans les haies qui le bordent? Les voyageurs font route et laissent les Ãpines mÃchantes se morfondre à leur place. Du reste, à l’ouvrage, mon cher ami, à l’ouvrage!
L’abbà Chas avait raison de dire que la besogne serait rude. Il y avait eu la veille une grande cÃrÃmonie funäbre à la cathÃdrale, l’on n’avait pu rien prÃparer, il fallait donc, en une seule matinÃe, revà tir tous les piliers gothiques qui forment les trois nefs, d’une sorte d’habit de damas rouge qui monte à trente pieds de hauteur. M. l’Ãvà que avait fait venir par la malle-poste quatre tapissiers de Paris, mais ces Messieurs ne pouvaient suffire à tout, et loin d’encourager la maladresse de leurs camarades bison tins, ils la redoublaient en se moquant d’eux.
Julien vit qu’il fallait monter à l’Ãchelle lui-mà me, son agilità le servit bien. Il se chargea de diriger les tapissiers de la ville. L’abbà Chas enchantà le regardait voltiger d’Ãchelle en Ãchelle. Quand tous les piliers furent revà tus de damas, il fut question d’aller placer cinq Ãnormes bouquets de plumes sur le grand baldaquin, au-dessus du maÃ¥tre-autel. Un riche couronnement de bois dorà est soutenu par huit grandes colonnes torses en marbre d’Italie. Mais pour arriver au centre du baldaquin, au-dessus du tabernacle, il fallait marcher sur une vieille corniche en bois, peut-à tre vermoulue et à quarante pieds d’ÃlÃvation.
L’aspect de ce chemin ardu avait Ãteint la gaietÃ, si brillante jusque-lÃ, des tapissiers parisiens; ils regardaient d’en bas, discutaient beaucoup et ne montaient pas. Julien se saisit des bouquets de plumes, et monta l’Ãchelle en courant. Il les plaáa fort bien sur l’ornement en forme de couronne, au centre du baldaquin. Comme il descendait de l’Ãchelle, l’abbà Chas-Bernard le serra dans ses bras.
– Optime, s’Ãcria le bon prà tre, je conterai áa à Monseigneur.
Le dÃjeuner de dix heures fut träs gai. Jamais l’abbà Chas n’avait vu son Ãglise si belle.
– Cher disciple, disait-il à Julien, ma märe Ãtait loueuse de chaises dans cette vÃnÃrable basilique, de sorte que j’ai Ãtà nourri dans ce grand Ãdifice. La Terreur de Robespierre nous ruina; mais, à huit ans que j’avais alors, je servais dÃjà des messes en chambre, et l’on me nourrissait le jour de la messe. Personne ne savait plier une chasuble mieux que moi, jamais les galons n’Ãtaient coupÃs. Depuis le rÃtablissement du culte par NapolÃon, j’ai le bonheur de tout diriger dans cette vÃnÃrable mÃtropole. Cinq fois par an, mes yeux la voient parÃe de ces ornements si beaux. Mais jamais elle n’a Ãtà si resplendissante, jamais les lais de damas n’ont Ãtà aussi bien attachÃs qu’aujourd’hui, aussi collants aux piliers.
“Enfin il va me dire son secret, pensa Julien, le voilà qui me parle de lui; il y a Ãpanchement.”Mais rien d’imprudent ne fut dit par cet homme Ãvidemment exaltÃ.”Et pourtant il a beaucoup travaillÃ, il est heureux, se dit Julien, le bon vin n’a pas Ãtà ÃpargnÃ. Quel homme! quel exemple pour moi! à lui le pompon.”(C’Ãtait un mauvais mot qu’il tenait du vieux chirurgien.)
Comme le Sanctus de la grand’messe sonna, Julien voulut prendre un surplis pour suivre l’Ãvà que à la superbe procession.
– Et es voleurs, mon ami, et les voleurs! s’Ãcria l’abbà Ch as, vous n’y pensez pas. La procession va sortir; l’Ãglise restera dÃserte; nous veillerons vous et moi. Nous serons bien heureux s’il ne nous manque qu’une couple d’aunes de ce beau galon qui environne le bas des piliers. C’est encore un don de Mme de RubemprÃ; il provient du fameux comte son bisaãeul, c’est de l’or pur mon cher ami, ajouta l’abbÃ, en lui parlant à l’oreille, et d’un air Ãvidemment exaltÃ, rien de faux! Je vous charge de l’inspection de l’aile du nord, n’en sortez pas. Je garde pour moi l’aile du midi et la grand’nef. Attention aux confessionnaux; c’est de là que les espionnes des voleurs Ãpient le moment oó nous avons le dos tournÃ.
Comme il achevait de parler, onze heures trois quarts sonnärent, aussitìt la grosse cloche se fit entendre. Elle sonnait à pleine volÃe, ces sons si pleins et si solennels Ãmurent Julien. Son imagination n’Ãtait plus sur la terre.
L’odeur de l’encens et des feuilles de roses jetÃes devant le Saint-Sacrement par les petits enfants dÃguisÃs en saint Jean acheva de l’exalter.
Les sons si graves de cette cloche n’auraient dñ rÃveiller chez Julien que l’idÃe du travail de vingt hommes payÃs à cinquante centimes, et aides peut-à tre par quinze ou vingt fidäles. Il eñt dñ penser à l’usure des cordes, à celle de la charpente, au danger de la cloche elle-mà me, qui tombe tous les deux siäcles, et rÃflÃchir au moyen de diminuer le salaire des sonneurs ou de les payer par quelque indulgence ou autre grÃce tirÃe des trÃsors de l’Ãglise, et qui n’aplatit pas sa bourse.
Au lieu de ces sages rÃflexions, l’Ãme de Julien, exaltÃe par ces sons si mÃles et si pleins, errait dans les espaces imaginaires. Jamais il ne fera ni un bon prà tre, ni un grand administrateur. Les Ãmes qui s’Ãmeuvent aussi sont bonnes tout au plus à produire un artiste. Ici Ãclate dans tout son jour la prÃsomption de Julien. Cinquante, peut-à tre, des sÃminaristes ses camarades, rendus attentifs au rÃel de la vie par la haine publique et le jacobinisme qu’on leur montre en embuscade derriäre chaque haie, en entendant la grosse cloche de la cathÃdrale, n’auraient songà qu’au salaire des sonneurs. Ils auraient examinà avec le gÃnie de Barrà me si le degrà d’Ãmotion du public valait l’argent qu’on donnait aux sonneurs. Si Julien eñt voulu songer aux intÃrà ts matÃriels de la cathÃdrale son imagination, s’Ãlanáant au-delà du but aurait pensà à Ãconomiser quarante francs à la fabrique et laissà perdre l’occasion d Ãviter une dÃpense de vingt-cinq centimes.
Tandis que, par le plus beau jour du monde, la procession parcourait lentement Besanáon, et s’arrà tait aux brillants reposoirs ÃlevÃs à l’envi par toutes les autoritÃs l’Ãglise Ãtait restÃe dans un profond silence. Une demi-obscuritÃ, une agrÃable fraÃ¥cheur y rÃgnaient; elle Ãtait encore embaumÃe par le parfum des fleurs et de l’encens.
Le silence, la solitude profonde, la fraÃ¥cheur des longues nefs rendaient plus douce la rà verie de Julien. Il ne craignait point d’à tre troublà par l’abbà fort occupà dans une autre partie de l’Ãdifice. Son Ãme avait presque abandonnà son enveloppe mortelle, qui se promenait à pas lents dans l’aile du nord confiÃe à sa surveillance. Il Ãtait d’autant plus tranquille, qu’il s’Ãtait assurà qu’il n’y avait dans les confessionnaux que quelques femmes pieuses son oeil regardait sans voir.
Cependant sa distraction fut à demi vaincue par l’aspect de deux femmes fort bien mises qui Ãtaient à genoux, l’une dans un confessionnal, et l’autre tout präs de la premiäre, sur une chaise. Il regardait sans voir; cependant, soit sentiment vague de ses devoirs, soit admiration pour la mise noble et simple de ces dames, il remarqua qu’il n’y avait pas de prà tre dans ce confessionnal.”Il est singulier, pensa-t-il, que ces belles dames ne soient pas à genoux devant quelque reposoir, si elles sont dÃvotes; ou placÃes avantageusement au premier rang de quelque balcon, si elles sont du monde. Comme cette robe est bien prise! quelle grÃce! Il ralentit le pas pour chercher à les voir.
Celle qui Ãtait à genoux dans le confessionnal, dÃtourna un peu la tà te en entendant le bruit des pas de Julien au milieu de ce grand silence. Tout à coup elle jeta un petit cri, et se trouva mal.
En perdant ses forces, cette dame à genoux tomba en arriäre; son amie, qui Ãtait präs d’elle, s’Ãlanáa pour la secourir. En mà me temps, Julien vit les Ãpaules de la dame qui tombait en arriäre. Un collier de grosses perles fines en torsade, de lui bien connu, frappa ses regards. Que devint-il en reconnaissant la chevelure de Mme de Rà nal! c’Ãtait elle. La dame qui cherchait à lui soutenir la tà te, et à l’empà cher de tomber tout à fait, Ãtait Mme Derville. Julien, hors de lui, s’Ãlanáa; la chute de Mme de Rà nal eñt peut-à tre entraÃ¥nà son amie si Julien ne les eñt soutenues. Il vit la tà te de Mme de RÃnal pÃle, absolument privÃe de sentiment, flottant sur son Ãpaule. Il aida Mme Derville à placer cette tà te charmante sur l’appui d’une chaise de paille; il Ãtait à genoux.
Mme Derville se retourna et le reconnut:
– Fuyez, monsieur, fuyez, lui dit-elle avec l’accent de la plus vive coläre. Que surtout elle ne vous revoie pas. Votre vue doit en effet lui faire horreur, elle Ãtait si heureuse avant vous! Votre procÃdà est atroce. Fuyez; Ãloignez-vous, s’il vous reste quelque pudeur.
Ce mot fut dit avec tant d’autoritÃ, et Julien Ãtait si faible dans ce moment, qu’il s’Ãloigna.”Elle m’a toujours haã”, se dit-il en pensant à Mme Derville.
Au mà me instant, le chant nasillard des premiers prà tres de la procession retentit dans l’Ãglise; elle rentrait. L’abbà Chas-Bernard appela plusieurs fois Julien qui d’abord ne l’entendit pas: il vint enfin le prendre par le bras derriäre un pilier oó Julien s’Ãtait rÃfugià à demi mort. Il voulait le prÃsenter à l’Ãvà que.
– Vous vous trouvez mal, mon enfant, lui dit l’abbÃ, en le voyant si pÃle, et presque hors d’Ãtat de marcher; vous avez trop travaillÃ.
L’abbà lui donna le bras.
– Venez, asseyez-vous sur ce petit banc du donneur d’eau bÃnite, derriäre moi; je vous cacherai. Ils Ãtaient alors à cìtà de la grande porte. Tranquillisez-vous, nous avons encore vingt bonnes minutes avant que Monseigneur ne paraisse. TÃchez de vous remettre; quand il passera, je vous souläverai, car je suis fort et vigoureux malgrà mon Ãge.
Mais quand l’Ãvà que passa, Julien Ãtait tellement tremblant, que l’abbà Chas renonáa à l’idÃe de le prÃsenter.
– Ne vous affligez pas trop, lui dit-il, je retrouverai une occasion.
Le soir, il fit porter à la chapelle du sÃminaire dix livres de cierges ÃconomisÃs, dit-il, par les soins de Julien, et la rapidità avec laquelle il avait fait Ãteindre. Rien de moins vrai. Le pauvre garáon Ãtait Ãteint lui-mà me, il n’avait pas eu une idÃe depuis la vue de Mme de Rà nal.
CHAPITRE XXIX
LE PREMIER AVANCEMENT
Il a connu son siäcle, il a connu son dÃpartement, et il est riche. LE PRECURSEUR.
Julien n’Ãtait pas encore revenu de la rà verie profonde oó l’avait plongà l’ÃvÃnement de la cathÃdrale, lorsqu’un matin le sÃväre abbà Pirard le fit appeler.
– Voilà M. l’abbà Chas-Bernard qui m’Ãcrit en votre faveur. Je suis assez content de l’ensemble de votre conduite. Vous à tes extrà mement imprudent et mà me Ãtourdi sans qu’il y paraisse; cependant, jusqu’ici le coeur est bon et mà me gÃnÃreux, l’esprit est supÃrieur. Au total, je vois en vous une Ãtincelle qu’il ne faut pas nÃgliger.
“Apräs quinze ans de travaux, je suis sur le point de sortir de cette maison: mon crime est d’avoir laissà les sÃminaristes à leur libre arbitre, et de n’avoir ni protÃgÃ, ni desservi cette sociÃtà secräte dont vous m’avez parlà au tribunal de la pÃnitence. Avant de partir, je veux faire quelque chose pour vous; j’aurais agi deux mois plus tìt, car vous le mÃritez, sans la dÃnonciation fondÃe sur l’adresse d’Amanda Binet, trouvÃe chez vous. Je vous fais rÃpÃtiteur pour le Nouveau et l’Ancien Testament.
Julien, transportà de reconnaissance, eut bien l’idÃe de se jeter à genoux et de remercier Dieu mais il cÃda à un mouvement plus vrai. Il s’approcha dà l’abbà Pirard, et lui prit la main, qu’il porta à ses lävres.
– Qu’est ceci? s’Ãcria le directeur, d’un air fÃchà mais les yeux de Julien en disaient encore plus que son action.
L’abbà Pirard le regarda avec Ãtonnement, tel qu’un homme qui, depuis de longues annÃes, a perdu l’habitude de rencontrer des Ãmotions dÃlicates. Cette attention trahit le directeur, sa voix s’altÃra.
– Eh bien! oui, mon enfant je te suis attachÃ. Le ciel sait que c’est bien malgrà moi. Je devrais à tre juste, et n’avoir ni haine ni amour pour personne. Ta carriäre sera pÃnible. Je vois en toi quelque chose qui offense le vulgaire. La jalousie et la calomnie te poursuivront. En quelque lieu que la Providence te place, tes compagnons ne te verront jamais sans te haãr, et s’ils feignent de t’aimer, ce sera pour te trahir plus sñrement. A cela il n’y a qu’un remäde: n’aie recours qu’à Dieu, qui t’a donnÃ, pour te punir de ta prÃsomption, cette nÃcessità d’à tre haã; que ta conduite soit pure; c’est la seule ressource que je te voie. Si tu tiens à la vÃrità d’une Ãtreinte invincible, tìt ou tard tes ennemis seront confondus.
Il y avait si longtemps que Julien n’avait entendu une voix amie, qu’il faut lui pardonner une faiblesse: il fondit en larmes. L’abbà Pirard lui ouvrit les bras; ce moment fut bien doux pour tous les deux.
Julien Ãtait fou de joie; cet avancement Ãtait le premier qu’il obtenait; les avantages Ãtaient immenses. Pour les concevoir, il faut avoir Ãtà condamnà à passer des mois entiers sans un instant de solitude, et dans un contact immÃdiat avec des camarades pour le moins importuns, et la plupart intolÃrables. Leurs cris seuls eussent suffi pour porter le dÃsordre dans une organisation dÃlicate. La joie bruyante de ces paysans bien nourris et bien và tus ne savait jouir d’elle-mà me, ne se croyait entiäre que lorsqu’ils criaient de toute la force de leurs poumons.
Maintenant, Julien dÃ¥nait seul, ou à peu präs, une heure plus tard que les autres sÃminaristes. Il avait une clef du jardin, et pouvait s’y promener aux heures oó il est dÃsert.
A son grand Ãtonnement, Julien s’aperáut qu’on le haãssait moins; il s’attendait au contraire à un redoublement de haine. Ce dÃsir secret qu’on ne lui adressÃt pas la parole, qui Ãtait trop Ãvident et lui valait tant d’ennemis, ne fut plus une marque de hauteur ridicule. Aux yeux des à tres grossiers qui l’entouraient, ce fut un juste sentiment de sa dignitÃ. La haine diminua sensiblement surtout parmi les plus jeunes de ses camarades devenus ses Ãläves, et qu’il traitait avec beaucoup de politesse. Peu à peu il eut mà me des partisans; il devint de mauvais ton de l’appeler Martin Luther.
Mais à quoi bon nommer ses amis, ses ennemis? Tout cela est laid, et d’autant plus laid que le dessein est plus vrai. Ce sont cependant là les seuls professeurs de morale qu’ait le peuple, et sans eux que deviendrait-il? Le journal pourra-t-il jamais remplacer le curÃ?
Depuis la nouvelle dignità de Julien, le directeur du sÃminaire affecta de ne lui parler jamais sans tÃmoins. Il v avait dans cette conduite prudence pour le maÃ¥tre, comme pour le disciple; mais il y avait surtout Ãpreuve. Le principe invariable du sÃväre jansÃniste Pirard Ãtait: Un homme a-t-il du mÃrite à vos yeux? mettez obstacle à tout ce qu’il dÃsire, à tout ce qu’il entreprend. Si le mÃrite est rÃel, il saura bien renverser ou tourner les obstacles.
C’Ãtait le temps de la chasse. Fouquà eut l’idÃe d’envoyer au sÃminaire un cerf et un sanglier de la part des parents de Julien. Les animaux morts furent dÃposÃs dans le passage, entre la cuisine et le rÃfectoire. Ce fut là que tous les sÃminaristes les virent en allant dÃ¥ner. Ce fut un grand objet de curiositÃ. Le sanglier, tout mort qu’il Ãtait, faisait peur aux plus jeunes, ils touchaient ses dÃfenses. On ne parla d autre chose pendant huit jours.
Ce don qui classait la famille de Julien dans la partie de la sociÃtà qu’il faut respecter, porta un coup mortel à l’envie. Il fut une supÃriorità consacrÃe par la fortune. Chazel et les plus distinguÃs des sÃminaristes lui firent des avances, et se seraient presque plaints à lui de ce qu’il ne les avait pas avertis de la fortune de ses parents, et les avait ainsi exposÃs à manquer de respect à l’argent.
Il y eut une conscription dont Julien fut exemptà en sa qualità de sÃminariste. Cette circonstance l’Ãmut profondÃment.”Voilà donc passà à jamais l’instant oó vingt ans plus tìt, une vie hÃroãque eñt commencà pour moi.”
Il se promenait seul dans le jardin du sÃminaire, il entendit parler entre eux des maáons qui travaillaient au mur de clìture.
– Hà bien y faut partir, v’là une nouvelle conscription.
– Dans le temps de l’autre à la bonne heure, un maáon y devenait officier, y devenait gÃnÃral, on a vu áa.
– Va-t’en voir maintenant! il n’y a que les gueux qui partent. Celui qui a de quoi reste au pays.
– Qui est nà misÃrable, reste misÃrable, et v’lÃ.
– Ah áa, est-ce bien vrai, ce qu’ils disent, que l’autre est mort? reprit un troisiäme maáon.
– Ce sont les gros qui disent áa, vois-tu! l’autre leur faisait peur.
– Quelle diffÃrence, comme l’ouvrage allait de son temps! Et dire qu’il a Ãtà trahi par ses marÃchaux! Faut-y à tre traÃ¥tre!
Cette conversation consola un peu Julien. En s’Ãloignant il rÃpÃtait avec un soupir:
Le seul roi dont le peuple ait gardà la mÃmoire!
Le temps des examens arriva. Julien rÃpondit d’une faáon brillante; il vit que Chazel lui-mà me cherchait à montrer tout son savoir.
Le premier jour, les examinateurs nommÃs par le fameux grand vicaire de Frilair, furent träs contrariÃs de devoir toujours porter le premier ou tout au plus le second, sur leur liste, ce Julien Sorel, qui leur Ãtait signalà comme le benjamin de l’abbà Pirard. Il y eut des paris au sÃminaire, que dans la liste de l’examen gÃnÃral, Julien aurait le numÃro premier, ce qui emportait l’honneur de dÃ¥ner chez Mgr l’Ãvà que. Mais à la fin d’une sÃance, oó il avait Ãtà question des Päres de l’êglise, un examinateur adroit, apräs avoir interrogà Julien sur saint JÃrìme et sa passion pour CicÃron, vint à parler d’Horace, de Virgile et des autres auteurs profanes. A l’insu de ses camarades, Julien avait appris par coeur un grand nombre de passages de ces auteurs. EntraÃ¥nà par ses succäs, il oublia le lieu oó il Ãtait, et, sur la demande rÃitÃrÃe de l’examinateur, rÃcita et paraphrasa avec feu plusieurs odes d’Horace. Apräs l’avoir laissà s’enferrer pendant vingt minutes, tout à coup l’examinateur changea de visage, et lui reprocha avec aigreur le temps qu’il avait perdu à ces Ãtudes profanes, et les idÃes inutiles ou criminelles qu’il s’Ãtait mises dans la tà te.
– Je suis un sot, monsieur, et vous avez raison, dit Julien d’un air modeste, en reconnaissant le stratagäme adroit dont il Ãtait victime.
Cette ruse de l’examinateur fut trouvÃe sale, mà me au sÃminaire, ce qui n’empà cha pas M. l’abbà de Frilair, cet homme adroit qui avait organisà si savamment le rÃseau de la congrÃgation bisontine, et dont les dÃpà ches à Paris faisaient trembler juges, prÃfet, et jusqu’aux officiers gÃnÃraux de la garnison, de placer, de sa main puissante le numÃro 198 à cìtà du nom de Julien. Il avait de la joie à mortifier son ennemi, le jansÃniste Pirard.
Depuis dix ans, sa grande affaire Ãtait de lui enlever la direction du sÃminaire. Cet abbÃ, suivant pour lui-mà me le plan de conduite qu’il avait indiquà à Julien, Ãtait sincäre, pieux, sans intrigues, attachà à ses devoirs. Mais le ciel, dans sa coläre lui avait donnà ce tempÃrament bilieux, fait pour sentir profondÃment les injures et la haine. Aucun des outrages qu’on lui adressait n’Ãtait perdu pour cette Ãme ardente. Il eñt cent fois donnà sa dÃmission mais il se croyait utile dans le poste oó la Providence l’avait placÃ. a J’empà che les progräs du jÃsuitisme et de l’idolÃtrie”, se disait-il.
A l’Ãpoque des examens, il y a avait deux mois peut-à tre qu’il n’avait parlà à Julien, et cependant il fut malade pendant huit jours, quand, en recevant la lettre officielle annonáant le rÃsultat du concours, il vit le numÃro 198 placà à cìtà du nom de cet Ãläve qu’il regardait comme la gloire de sa maison. La seule consolation pour ce caractäre sÃväre fut de concentrer sur Julien tous ses moyens de surveillance. Ce fut avec ravissement qu’il ne dÃcouvrit en lui ni coläre, ni projets de vengeance, ni dÃcouragement.
Quelques semaines apräs, Julien tressaillit en recevant une lettre; elle portait le timbre de Paris.”Enfin, pensa-t-il, Mme de Rà nal se souvient de ses promesses.”Un monsieur qui signait Paul Sorel et qui se disait son parent, lui envoyait une lettre dà change de cinq cents francs. On ajoutait que si Julien continuait à Ãtudier avec succäs les bons auteurs latins, une somme pareille lui serait adressÃe chaque annÃe.
“C’est elle, c’est sa bontÃ! se dit Julien attendri, elle veut me consoler; mais pourquoi pas une seule parole d’amitiÃ?”
Il se trompait sur cette lettre, Mme de Rà nal, dirigÃe par son amie Mme Derville, Ãtait tout entiäre à ses remords profonds. Malgrà elle, elle pensait souvent à l’à tre singulier dont la rencontre avait bouleversà son existence, mais se fut bien gardÃe de lui Ãcrire.
Si nous parlions le langage du sÃminaire, nous pourrions reconnaÃ¥tre un miracle dans cet envoi de cinq cents francs, et dire que c’Ãtait de M. de Frilair lui-mà me, que le ciel se servait pour faire ce don à Julien.
Douze annÃes auparavant, M. l’abbà de Frilair Ãtait arrive à Besanáon avec un porte-manteau des plus exigus, lequel, suivant la chronique, contenait toute sa fortune. Il se trouvait maintenant l’un des plus riches propriÃtaires du dÃpartement. Dans le cours de ses prospÃritÃs il avait achetà la moitià d’une terre, dont l’autre partie Ãchut par hÃritage de M. de La Mole. De là un grand procäs entre ces personnages.
Malgrà sa brillante existence à Paris, et les emplois qu’il avait à la Cour, M. le marquis de La Mole sentit qu’il Ãtait dangereux de lutter à Besanáon contre un grand vicaire qui passait pour faire et dÃfaire les prÃfets. Au lieu de solliciter une gratification de cinquante mille francs, dÃguisÃe sous un nom quelconque admis par le budget, et d’abandonner à l’abbà de Frilair ce chÃtif procäs de cinquante mille francs, le marquis se pique. Il croyait avoir raison: belle raison!
Or, s’il est permis de le dire: quel est le juge qui n’a pas un fils ou du moins un cousin à pousser dans le monde?
Pour Ãclairer les plus aveugles, huit jours apräs le premier arrà t qu’il obtint, M. l’abbà de Frilair prit le carrosse de Mgr l’Ãvà que, et alla lui-mà me porter la croix de la LÃgion d’honneur à son avocat. M. de La Mole un peu Ãtourdi de la contenance de sa partie adverse, et sentant faiblir ses avocats, demanda des conseils à l’abbà ChÃlan, qui le mit en relation avec M. Pirard.
Ces relations avaient durà plusieurs annÃes à l’Ãpoque de notre histoire. L’abbà Pirard porta son caractäre passionnà dans cette affaire. Voyant sans cesse les avocats du marquis, il Ãtudia sa cause, et la trouvant juste, il devint ouvertement le solliciteur du marquis de La Mole contre le tout-puissant grand vicaire. Celui-ci fut outrà de l’insolence, et de la part d’un petit jansÃniste encore!
– Voyez ce que c’est que cette noblesse de coeur qui se prÃtend si puissante! disait à ses intimes l’abbà de Frilair; M. de La Mole n’a pas seulement envoyà une misÃrable croix à son agent à Besanáon, et va le laisser platement destituer. Cependant, m’Ãcrit-on, ce noble pair ne laisse pas passer de semaine sans aller Ãtaler son cordon bleu dans le salon du garde des Sceaux, quel qu’il soit.
Malgrà toute l’actività de l’abbà Pirard, et quoique M. de La Mole fut toujours au mieux avec le ministre de la Justice et surtout avec ses bureaux, tout ce qu’il avait pu faire, apräs six annÃes de soins, avait Ãtà de ne pas perdre absolument son procäs.
Sans cesse en correspondance avec l’abbà Pirard, pour une affaire qu’ils suivaient tous les deux avec passion, le marquis finis par goñter le genre d’esprit de l’abbÃ. Peu à peu, malgrà l’immense distance des positions sociales, leur correspondance prit le ton de l’amitiÃ. L’abbà Pirard disait au marquis qu’on voulait l’obliger à force d’avanies à donner sa dÃmission. Dans la coläre que lui inspire le stratagäme infÃme, suivant lui, employà contre Julien, il parla du jeune homme au marquis.
Quoique fort riche, ce grand seigneur n’Ãtait point avare. De la vie, il n’avait pu faire accepter à l’abbà Pirard, mà me le remboursement des frais de poste occasionnÃs par le procäs. Il saisit l’idÃe d’envoyer cinq cents francs à son Ãläve favori.
M. de La Mole se donna la peine d’Ãcrire lui-mà me la lettre d’envoi. Cela le fit penser à l’abbÃ.
Un jour celui-ci reáut un petit billet qui, pour affaire pressante l’engageait à passer sans dÃlai dans une auberge du faubourg de Besanáon. Il y trouva l’intendant de M. de La Mole.
– M. le marquis m’a chargà de vous amener sa caläche, lui dit cet homme. Il espäre qu’apräs avoir lu cette lettre, il vous conviendra de partir pour Paris, dans quatre ou cinq jours. Je vais employer le temps que vous voudrez bien m’indiquer à parcourir les terres de M. le marquis en Franche-ComtÃ. Apres quoi, le jour qui vous conviendra, nous partirons pour Paris.
La lettre Ãtait course:
“DÃbarrassez-vous, mon cher monsieur, de toutes les tracasseries de province, venez respirer un air tranquille à Paris. Je vous envoie ma voiture, qui a l’ordre d’attendre votre dÃtermination pendant quatre jours. Je vous attendrai moi-mà me à Paris jusqu’a mardi. Il ne me faut qu’un oui de votre part, monsieur, pour accepter en votre nom une des meilleures cures des environs de Paris. Le plus riche de vos future paroissiens ne vous a jamais vu, mais vous est dÃvouà plus que vous ne pouvez croire; c’est le marquis de La Mole.”
Sans s’en douter, le sÃväre abbà Pirard aimait ce sÃminaire peuplà de ses ennemis, et auquel, depuis quinze ans, il consacrait toutes ses pensÃes. La lettre de M. de La Mole fut pour lui comme l’apparition du chirurgien chargà de faire une opÃration cruelle et nÃcessaire. Sa destitution Ãtait certaine. Il donna rendez-vous à l’intendant à trots jours de lÃ.
Pendant quarante-huit heures, il eut la fiävre d’incertitude. Enfin, il Ãcrivit à M. de La Mole, et compose pour Mgr l’Ãvà que une lettre, chef-d’oeuvre de style ecclÃsiastique, mais un peu longue. Il eut Ãtà difficile de trouver des phrases plus irrÃprochables et respirant un respect plus sincäre. Et toutefois cette lettre, destinÃe à donner une heure difficile à M. de Frilair, vis-Ã-vis de son patron articulait tous les sujets de plainte graves, et descendait jusqu’aux petites tracasseries sales qui, apräs avoir Ãtà endurÃes avec rÃsignation pendant six ans, foráaient abbà Pirard à quitter le diocäse.
On lui volait son bois dans son bñcher, on empoisonnait son chien, etc., etc.
Cette lettre finie, il fit rÃveiller Julien, qui à huit heures du soir dormait dÃjÃ, ainsi que tous les sÃminaristes.
– Vous savez oó est l’Ãvà chÃ? lui dit-il en beau style latin; portez cette lettre à Monseigneur. Je ne vous dissimulerai point que je vous envoie au milieu des loups. Soyez tout yeux et tout oreilles. Point de mensonge dans vos rÃponses; mais songez que qui vous interroge Ãprouverait peut-à tre une joie vÃritable à pouvoir vous nuire. Je suis bien aise, mon enfant, de vous donner cette expÃrience avant de vous quitter, car je ne vous le cache point, la lettre que vous portez est ma dÃmission.
Julien resta immobile, il aimait l’abbà Pirard. La prudence avait beau lui dire: “Apräs le dÃpart de cet honnà te homme, le parti du SacrÃ-Coeur va me dÃgrader et peut-à tre me chasser.”
Il ne pouvait penser à lui. Ce qui l’embarrassait, c’Ãtait une phrase qu’il voulait arranger d’une maniäre polie, et rÃellement il ne s’en trouvait pas l’esprit.
– HÃ bien! mon ami, ne partez-vous pas?
– C’est qu’on dit, monsieur, dit timidement Julien, que pendant votre longue administration, vous n’avez rien mis de cìtÃ. J’ai six cents francs.
Les larmes l’empà chärent de continuer.
– Cela aussi sera marquÃ, dit froidement l’ex-directeur du sÃminaire. Allez à l’Ãvà chÃ, il se fait tard.
Le hasard voulut que, ce soir-lÃ, M. l’abbà de Frilair fñt de service dans le salon de l’Ãvà chÃ; Monseigneur dÃ¥nait à la prÃfecture. Ce fut donc à M. de Frilair lui-mà me que Julien remit la lettre, mais il ne le connaissait pas.
Julien vit avec Ãtonnement cet abbà ouvrir hardiment la lettre adressÃe à l’Ãvà que. La belle figure du grand vicaire exprima bientìt une surprise mà lÃe de vif plaisir, et redoubla de gravitÃ. Pendant qu’il lisait, Julien, frappà de sa bonne mine, eut le temps de l’examiner. Cette figure eñt eu plus de gravità sans la finesse extrà me qui apparaissait dans certains traits, et qui fñt allÃe jusqu’à dÃnoter la faussetà si le possesseur de ce beau visage eñt cessà un instant de s’en occuper. Le nez träs avancà formait une seule ligne parfaitement droite, et donnait par malheur à un profil, fort distinguà d’ailleurs, une ressemblance irrÃmÃdiable avec la physionomie d’un renard. Du reste, cet abbà qui paraissait si occupà de la dÃmission de M. Pirard, Ãtait mis avec une ÃlÃgance qui plut beaucoup à Julien, et qu’il n’avait jamais vue à aucun prà tre.
Julien ne sut que plus tard quel Ãtait le talent spÃcial de l’abbà de Frilair. Il savait amuser son Ãvà que, vieillard aimable, fait pour le sÃjour de Paris, et qui regardait Besanáon comme un exil. Cet Ãvà que avait une fort mauvaise vue et aimait passionnÃment le poisson. L’abbà de Frilair ìtait les arà tes du poisson qu’on servait à Monseigneur.
Julien regardait en silence l’abbà qui relisait la dÃmission, lorsque tout à coup la porte s’ouvrit avec fracas. Un laquais, richement và tu, passa rapidement. Julien n’eut que le temps de se retourner vers la porte; il aperáut un petit vieillard, portant une croix pectorale. Il se prosterna: l’Ãvà que lui adressa un sourire de bontÃ, et passa. Le bel abbà le suivit, et Julien resta seul dans le salon, dont il put à loisir admirer la magnificence pieuse.
L’Ãvoque de Besanáon, homme d’esprit ÃprouvÃ, mais non pas Ãteint par les longues misäres de l’Ãmigration, avait plus de soixante-quinze ans, et s’inquiÃtait infiniment peu de cc qui arriverait dans dix ans.
– Quel est ce sÃminariste, au regard fin, que je crois avoir vu en passant? dit l’Ãvoque. Ne doivent-ils pas suivant mon räglement, à tre couchÃs à l’heure qu’il est?
– Celui-ci est fort ÃveillÃ, je vous jure, Monseigneur, et il apporte une grande nouvelle: c’est la dÃmission du seul jansÃniste qui restÃt dans votre diocäse. Cc terrible abbà Pirard comprend enfin ce que parler veut dire.
– Eh bien! dit l’Ãvà que avec un sourire malin, je vous dÃfie de le remplacer par un homme qui le vaille. Et pour vous montrer tout le prix de cet homme, je l’invite à dÃ¥ner pour demain.
Le grand vicaire voulut glisser quelques mots sur le choix du successeur. Le prÃlat, peu disposà à parler d’affaires, lui dit:
– Avant de faire entrer cet autre, sachons un peu comment celui-ci s’en va. Faites-moi venir ce sÃminariste, la vÃrità est dans la bouche des enfants.
Julien fut appelÃ: “Je vais me trouver au milieu de deux inquisiteurs”, pensa-t-il. Jamais il ne s’Ãtait senti plus de courage.
Au moment oó il entra, deux grands valets de chambre, mieux mis que M. Valenod lui-mà me, dÃshabillaient Monseigneur. Ce prÃlat, avant d’en venir à M. Pirard crut devoir interroger Julien sur ses Ãtudes. Il parla un peu de dogme, et fut ÃtonnÃ. Bientìt il en vint aux humanitÃs, à Virgile, à Horace, à CicÃron.”Ces noms-lÃ, pensa Julien, m’ont valu mon numÃro 198. Je n’ai rien à perdre, essayons de briller.”Il rÃussit; le prÃlat, excellent humaniste lui-mà me, fut enchantÃ.
Au dÃ¥ner de la prÃfecture, une jeune fille justement cÃläbre avait rÃcità le poäme de la Madeleine’. Il Ãtait en train de parler littÃrature et oublia bien vite l’abbà Pirard et toutes les affaires pour discuter, avec le sÃminariste, la question de savoir si Horace Ãtait riche ou pauvre. Le prÃlat cita plusieurs odes, mais quelquefois sa mÃmoire Ãtait paresseuse, et sur-le-champ Julien rÃcitait l’ode tout entiäre, d’un air modeste; ce qui frappa l’Ãvà que fut que Julien ne sortait point du ton de la conversation, il disait ses vingt ou trente vers latins comme il eñt parlà de ce qui se passait dans son sÃminaire. On parla longtemps de Virgile, de CicÃron. Enfin le prÃlat ne put s’empà cher de faire compliment au jeune sÃminariste.
– Il est impossible d’avoir fait de meilleures Ãtudes.
– Monseigneur, dit Julien, votre sÃminaire peut vous offrir cent quatre-vingt-dix-sept sujets bien moins indignes de votre haute approbation.
– Comment cela? dit le prÃlat Ãtonnà de ce chiffre.
– Je puis appuyer d’une preuve officielle ce que j’ai l’honneur de dire devant Monseigneur.
“A l’examen annuel du sÃminaire, rÃpondant prÃcisÃment sur les matiäres qui me valent, dans ce moment, l’approbation de Monseigneur, j’ai obtenu le n¯ 198.
– Ah! c’est le Benjamin de l’abbà Pirard, s’Ãcria l’Ãvà que en riant et regardant M. de Frilair; nous aurions dñ nous y attendre; mais c’est de bonne guerre. N’est-ce pas, mon ami, ajouta-t-il en s’adressant à Julien, qu’on vous a fait rÃveiller pour vous envoyer ici?
– Oui, Monseigneur. Je ne suis sorti seul du sÃminaire qu’une seule fois en ma vie, pour aller aider M. l’abbà Chas-Bernard à orner la cathÃdrale, le jour de la Fà te-Dieu.
– Optime, dit l’Ãvà que; quoi, c’est vous qui avez fait preuve de tant de courage, en plaáant les bouquets de plumes sur le baldaquin? Ils me font frÃmir chaque annÃe; je crains toujours qu’ils ne me coñtent la vie d un homme. Mon ami, vous irez loin mais je ne veux pas arrà ter votre carriäre, qui sera brillante, en vous faisant mourir de faim.
Et sur l’ordre de l’Ãvoque, on apporta des biscuits et du vin de Malaga, auxquels Julien fit honneur, et encore plus l’abbà de Frilair, qui savait que son Ãvà que aimait à voir manger gaiement et de bon appÃtit.
Le prÃlat, de plus en plus content de la fin de sa soirÃe, parla un instant d’histoire ecclÃsiastique. Il vit que Julien ne comprenait pas. Le prÃlat passa à l’Ãtat moral de l’Empire romain, sous les empereurs du siäcle de Constantin. La fin du paganisme Ãtait accompagnÃe de cet Ãtat d’inquiÃtude et de doute qui, au dix-neuviäme siäcle, dÃsole les esprits tristes et ennuyÃs. Monseigneur remarqua que Julien ignorait presque jusqu’au nom de Tacite.
Julien rÃpondit avec candeur, à l’Ãtonnement de son Ãvoque, que cet auteur ne se trouvait pas dans la bibliothäque du sÃminaire.
– J’en suis vraiment bien aise, dit l’Ãvà que gaiement. Vous me tirez d’embarras depuis dix minutes, je cherche le moyen de vous remercier de la soirÃe aimable que vous m’avez procurÃe, et certes de maniäre bien imprÃvue. Je ne m’attendais pas à trouver un docteur dans un Ãläve de mon sÃminaire. Quoique le don ne soit pas trop canonique, je veux vous donner un Tacite.
Le prÃlat se fit apporter huit volumes supÃrieurement reliÃs, et voulut Ãcrire lui-mà me, sur le titre du premier un compliment latin pour Julien Sorel. L’Ãvà que se piquait de belle latinitÃ; il finit par lui dire, d’un ton sÃrieux, qui tranchait tout à fait avec celui du reste de la conversation:
– Jeune homme, si vous à tes sage, vous aurez un jour la meilleure cure de mon diocäse, et pas à cent lieues de mon palais Ãpiscopal; mais il faut à tre sage.
Julien, chargà de ses volumes, sortit de l’Ãvà chà fort ÃtonnÃ, comme minuit sonnait.
Monseigneur ne lui avait pas dit un mot de l’abbà Pirard. Julien Ãtait surtout Ãtonnà de l’extrà me politesse de l’Ãvà que. Il n’avait pas l’idÃe d’une telle urbanità de formes, rÃunie à un air de dignità aussi naturel. Julien fut surtout frappà du contraste en revoyant le sombre abbà Pirard qui l’attendait en s’impatientant.
– Quid tibi dixerunt? (Que vous ont-ils dit?) lui cria-t-il d’une voix forte, du plus loin qu’il l’aperáut.
Julien s’embrouillant un peu à traduire en latin les discours de l’Ãvà que:
– Parlez franáais, et rÃpÃtez les propres paroles de Monseigneur, sans y ajouter rien, ni rien retrancher, dit l’ex-directeur du sÃminaire, avec son ton dur et ses maniäres profondÃment inÃlÃgantes.
– Quel Ãtrange cadeau de la part d’un Ãvoque à un jeune sÃminariste! disait-il en feuilletant le superbe Tacite, dont la tranche dorÃe avait l’air de lui faire horreur.
Deux heures sonnaient, lorsque apräs un compte rendu fort dÃtaillÃ, il permit à son Ãläve favori de regagner sa chambre.
– Laissez-moi le premier volume de votre Tacite, oó est le compliment de Monseigneur l’Ãvà que, lui dit-il. Cette ligne latine sera votre paratonnerre dans cette maison, apräs mon dÃpart.
Erit tibi fili mi, successor meus tanquam leo quoerens quem devoret. (Car pour toi, mon fils, mon successeur sera comme un lion furieux, et qui cherche à dÃvorer.)
Le lendemain matin Julien trouva quelque chose d’Ãtrange dans la maniäre dont ses camarades lui parlaient. Il n’en fut que plus rÃservÃ.”VoilÃ, pensa-t-il, l’effet de la dÃmission de M. Pirard. Elle est connue de toute la maison, et je passe pour son favori. Il doit y avoir de l’insulte dans ces faáons”; mais il ne pouvait l’y voir. Il y avait, au contraire, absence de haine dans les yeux de tous ceux qu’il rencontrait le long des dortoirs: “Que veut dire ceci? C’est un piäge sans doute, jouons serrÃ.”Enfin le petit sÃminariste de Verriäres lui dit en riant:
– Cornelii Taciti opera omnia (Oeuvres complätes de Tacite).
A ce mot, qui fut entendu tous comme à l’envi firent compliment à Julien, non seulement sur le magnifique cadeau qu’il avait reáu de Monseigneur, mais aussi de la conversation de deux heures dont il avait Ãtà honorÃ. On savait jusqu’aux plus petits dÃtails. De ce moment, il n’y eut plus d’envie; on lui fit la cour bassement: l’abbà Castanäde, qui, la veille encore, Ãtait de la derniäre insolence envers lui, vint le prendre par le bras et l’invita à dÃjeuner.
Par une fatalità du caractäre de Julien, l’insolence de ces à tres grossiers lui avait fait beaucoup de peine; leur bassesse lui causa du dÃgoñt et aucun plaisir.
Vers midi, l’abbà Pirard quitta ses Ãläves, non sans leur adresser une allocution sÃväre.
– Voulez-vous les honneurs du monde, leur dit-il, tous les avantages sociaux, le plaisir de commander, celui de se moquer des lois et d’Ã tre insolent impunÃment envers tous? ou bien voulez-vous votre salut Ãternel? les moins avancÃs d’entre vous n’ont qu’Ã ouvrir les yeux pour distinguer les deux routes.
A peine fut-il sorti que les dÃvots du SacrÃ-Coeur de JÃsus allärent entonner un Te Deum dans la chapelle. Personne au sÃminaire ne prit au sÃrieux l’allocution de l’ex-directeur.”Il a beaucoup d’humeur de sa destitution”, disait-on de toutes parts. Pas un seul sÃminariste n’eut la simplicità de croire à la dÃmission volontaire d’une place qui donnait tant de relations avec de gros fournisseurs.
L’abbà Pirard alla s’Ãtablir dans la plus belle auberge de Besanáon; et sous prÃtexte d’affaires qu’il n’avait pas, voulut y passer deux jours.
L’Ãvà que l’avait invità à dÃ¥ner, et, pour plaisanter son grand vicaire de Frilair, cherchait à le faire briller. On Ãtait au dessert, lorsqu’arriva de Paris l’Ãtrange nouvelle que l’abbà Pirard Ãtait nommà à la magnifique cure de N…, à quatre lieues de la capitale. Le bon prÃlat l’en fÃlicita sincärement. Il vit dans toute cette affaire un bien jouà qui le mit de bonne humeur et lui donna la plus haute opinion des talents de l’abbÃ. Il lui donna un certificat latin magnifique, et imposa silence à l’abbà de Frilair, qui se permettait des remontrances.
Le soir, Monseigneur porta son admiration chez la marquise de RubemprÃ. Ce fut une grande nouvelle pour la haute sociÃtà de Besanáon; on se perdait en conjectures sur cette faveur extraordinaire. On voyait dÃjà l’abbà Pirard Ãvà que. Les plus fins crurent M. de La Mole ministre, et se permirent ce jour-là de sourire des airs impÃrieux que M. l’abbà de Frilair portait dans le monde.
Le lendemain matin, on suivait presque l’abbà Pirard dans les rues, et les marchands venaient sur la porte de leurs boutiques, lorsqu’il alla solliciter les juges du marquis. Pour la premiäre fois, il en fut reáu avec politesse. Le sÃväre jansÃniste, indignà de tout ce qu’il voyait, fit un long travail avec les avocats qu’il avait choisis pour le marquis de La Mole et partit pour Paris. Il eut la faiblesse de dire à deux ou trois amis de colläge, qui l’accompagnaient jusqu’à la caläche dont ils admirärent les armoiries, qu’apräs avoir administrà le sÃminaire pendant quinze ans, il quittait Besanáon avec cinq cent vingt francs d’Ãconomie. Ces amis l’embrassärent en pleurant, et se dirent entre eux:
– Le bon abbà eñt pu s’Ãpargner ce mensonge, il est aussi par trop ridicule.
Le vulgaire, aveuglà par l’amour de l’argent, n’Ãtait pas fait pour comprendre que c’Ãtait dans sa sincÃrità que l’abbà Pirard avait trouvà la force nÃcessaire pour lutter seul pendant six ans contre Marie Alacoque, le SacrÃ-Coeur de JÃsus, les jÃsuites et son Ãvà que.
CHAPITRE XXX
UN AMBITIEUX
Il n’y a plus qu’une seule noblesse, c’est le titre de duc, marquis est ridicule, au mot duc on tourne la tà te. EDINBURGH REVIEW.
L’abbà fut Ãtonnà de l’air noble et du ton presque gai du marquis. Cependant ce futur ministre le recevait sans aucune de ces petites faáons de grand seigneur, si polies, mais si impertinentes pour qui les comprend. C’eñt Ãtà du temps perdu, et le marquis Ãtait assez avant dans les grandes affaires pour n’avoir point de temps à perdre.
Depuis six mois, il intriguait pour faire accepter à la fois au roi et à la nation un certain ministäre, qui, par reconnaissance, le ferait duc.
Le marquis demandait en vain, depuis de longues annÃes, à son avocat de Besanáon un travail clair et prÃcis sur ses procäs de Franche-ComtÃ. Comment l’avocat cÃläbre les lui eñt-il expliquÃs, s’il ne les comprenait pas lui-mà me?
Le petit carrà de papier, que lui remit l’abbÃ, expliquait tout.
– Mon cher abbÃ, lui dit le marquis, apräs avoir expÃdià en moins de cinq minutes toutes les formules de politesse et d’interrogation sur les choses personnelles, mon cher abbÃ, au milieu de ma prÃtendue prospÃritÃ, il me manque du temps pour m’occuper sÃrieusement de deux petites choses assez importantes pourtant: ma famille et mes affaires. Je soigne en grand la fortune de ma maison, je puis la porter loin; je soigne mes plaisirs, et c’est ce qui doit passer avant tout, du moins à mes yeux, ajouta-t-il en surprenant de l’Ãtonnement dans ceux de l’abbà Pirard.
Quoique homme de sens, l’abbà Ãtait Ãmerveillà de voir un vieillard parler si franchement de ses plaisirs.
– Le travail existe sans doute à Paris, continua le grand seigneur, mais perchà au cinquiäme Ãtage; et däs que je me rapproche d’un homme, il prend un appartement au second, et la femme prend un jour, par consÃquent plus de travail, plus d’effort que pour à tre ou paraÃ¥tre un homme du monde. C’est là leur unique affaire däs qu’ils ont du pain.
“Pour mes procäs, exactement parlant, et encore pour chaque procäs pris à part, j’ai des avocats qui se tuent; il m’en est mort un de la poitrine, avant-hier. Mais, pour mes affaires en gÃnÃral, croiriez-vous, monsieur, que, depuis trois ans, j ai renoncà à trouver un homme qui, pendant qu’il Ãcrit pour moi, daigne songer un peu sÃrieusement à ce qu’il fait? Au reste, tout ceci n’est qu’une prÃface.
“Je vous estime, et j’oserais ajouter, quoique vous voyant pour la premiäre fois, je vous aime. Voulez-vous à tre mon secrÃtaire, avec huit mille francs d’appointements ou bien avec le double? J’y gagnerai encore, je vous jure; et je fais mon affaire de vous conserver votre belle cure, pour le jour oó nous ne nous conviendrons plus.
L’abbà refusa, mais vers la fin de la conversation le vÃritable embarras oó il voyait le marquis lui suggÃra une idÃe.
– J’ai laissà au fond de mon sÃminaire, dit-il au marquis, un pauvre jeune homme, qui, si je ne me trompe, va y à tre rudement persÃcutÃ. S’il n’Ãtait qu’un simple religieux, il serait dÃjà in pace.
“Jusqu’ici ce jeune homme ne sait que le latin et l’êcriture sainte; mais il n’est pas impossible qu’un jour il dÃploie de grands talents soit pour la prÃdication, soit pour la direction des Ãmes. J’ignore ce qu’il fera, mais il a le feu sacrÃ, il peut aller loin. Je comptais le donner à notre Ãvà que, si jamais il nous en Ãtait venu un qui eñt un peu de votre maniäre de voir les hommes et les affaires.
– D’oó sort votre jeune homme? dit le marquis.
– On le dit fils d’un charpentier de nos montagnes, mais je le croirais plutìt fils naturel de quelque homme riche. Je lui ai vu recevoir une lettre anonyme ou pseudonyme avec une lettre de change de cinq cents francs.
– Ah! c’est Julien Sorel, dit le marquis.
– D’oó savez-vous son nom? dit l’abbà ÃtonnÃ; et comme il rougissait de sa question:
– C’est ce que je ne vous dirai pas, rÃpondit le marquis.
– Eh bien! reprit l’abbÃ, vous pourriez essayer d’en faire votre secrÃtaire; il a de l’Ãnergie, de la raison; en un mot, c’est un essai à tenter.
– Pourquoi pas? dit le marquis; mais serait-ce un homme à se laisser graisser la patte par le prÃfet de police ou par tout autre pour faire l’espion chez moi? Voilà toute mon objection.
D’apräs les assurances favorables de l’abbà Pirard, le marquis prit un billet de mille francs:
– Envoyez ce viatique à Julien Sorel; faites-le-moi venir.
– L’habitude d’habiter Paris doit, en effet, M. le marquis, produire cette illusion dans votre esprit; vous ne connaissez pas, parce que vous à tes dans une position sociale ÃlevÃe, la tyrannie qui päse sur nous autres pauvres provinciaux, et en particulier sur les prà tres non amis des jÃsuites. On ne voudra pas laisser partir Julien Sorel, on saura se couvrir des prÃtextes les plus habiles on me rÃpondra qu’il est malade, la poste aura perdu les lettres, etc., etc.
– Je prendrai un de ces jours une lettre du ministre à l’Ãvà que, dit le marquis.
– J’oubliais une prÃcaution, dit l’abbÃ: ce jeune homme quoique nà bien bas a le coeur haut, il ne sera d’aucune utilità dans vos affaires si l’on effarouche son orgueil; vous le rendriez stupide.
– Ceci me plaÃ¥t, dit le marquis, j’en ferai le camarade de mon fils, cela suffira-t-il?
Quelque temps apräs, Julien reáut une lettre d’une Ãcriture inconnue et portant le timbre de ChÃlon, il y trouva un mandat sur un marchand de Besanáon, et l’avis de se rendre à Paris sans dÃlai. La lettre Ãtait signÃe d’un nom supposÃ, mais en l’ouvrant Julien avait tressailli: une grosse tache d’encre Ãtait tombÃe au milieu du treiziäme mot. C’Ãtait le signal dont il Ãtait convenu avec l’abbà Pirard.
Moins d’une heure apräs, Julien fut appelà à l’Ãvà chà oó il se vit accueillir avec une bontà toute paternelle. Tout en citant Horace, Monseigneur lui fit, sur les hautes destinÃes qui l’attendaient à Paris, des compliments fort adroits et qui, pour remerciements, attendaient des explications. Julien ne put rien dire, d’abord parce qu’il ne savait rien et Monseigneur prit beaucoup de considÃration pour lui. Un des petits prà tres de l’Ãvà chà Ãcrivit au maire qui se hÃta d’apporter lui-mà me un passeport signÃ, mais oó l’on avait laissà en blanc le nom du voyageur.
Le soir avant minuit, Julien Ãtait chez FouquÃ, dont l’esprit sage fut plus Ãtonnà que charmà de l’avenir qui semblait attendre son ami.
– Cela finira pour toi, dit cet Ãlecteur libÃral, par une place de gouvernement, qui t’obligera à quelque dÃmarche qui sera vilipendÃe dans les journaux. C’est par ta honte que j’aurai de tes nouvelles. Rappelle-toi que, mà me financiärement parlant, il vaut mieux gagner cent louis dans un bon commerce de bois, dont on est le maÃ¥tre que de recevoir quatre mille francs d’un gouvernement fñt-il celui du roi Salomon.
Julien ne vit dans tout cela que la petitesse d’esprit d’un bourgeois de campagne. Il allait enfin paraÃ¥tre sur le thÃÃtre des grandes choses. Il aimait mieux moins de certitude et des chances plus vastes. Dans ce coeur-là il n’y avait plus la moindre peur de mourir de faim. Le bonheur d’aller à Paris, qu’il se figurait peuplà de gens d’esprit fort intrigants, fort hypocrites, mais aussi polis que l’Ãvà que de Besanáon et que l’Ãvà que d’Agde, Ãclipsait tout à ses yeux. Il se reprÃsenta humblement à son ami, comme privà de son libre arbitre par la lettre de l’abbà Pirard.
Le lendemain vers midi, il arriva dans Verriäres le plus heureux des hommes; il comptait revoir Mme de Rà nal. Il alla d’abord chez son premier protecteur, le bon abbà ChÃlan. Il trouva une rÃception sÃväre.
– Croyez-vous m’avoir quelque obligation? lui dit M. ChÃlan, sans rÃpondre à son salut. Vous allez dÃjeuner avec moi, pendant ce temps on ira vous louer un autre cheval, et vous quitterez Verriäres, sans y voir personne.
– Entendre c’est obÃir, rÃpondit Julien avec une mine de sÃminaire, et il ne fut plus question que de thÃologie et de belle latinitÃ.
Il monta à cheval, fit une lieue, apräs quoi apercevant un bois, et personne pour l’y voir entrer, il s’y enfonáa. Au coucher du soleil i renvoya le cheval par un paysan a la porte voisine. Plus tard, il entra chez un vigneron qui consentit à lui vendre une Ãchelle et à le suivre en la portant jusqu’au petit bois qui domine le COURS DE LA FIDELITE, à Verriäres.
– Je suis un pauvre conscrit rÃfractaire…
– Ou un contrebandier, dit le paysan, en prenant congà de lui, mais peu m’importe! mon Ãchelle est bien payÃe, et moi-mà me je ne suis pas sans avoir passà quelques mouvements de montre en ma vie.
La nuit Ãtait fort noire. Vers une heure du matin, Julien, chargà de son Ãchelle, entra dans Verriäres. Il descendit le plus tìt qu’il put dans le lit du torrent, qui traverse les magnifiques jardins de M. de Rà nal à une profondeur de dix pieds, et contenu entre deux murs. Julien monta facilement avec l’Ãchelle. Quel accueil me feront les chiens de garde? pensait-il. Toute la question est lÃ. Les chiens aboyärent, et s’avancärent au galop sur lui; mais il siffla doucement, et ils vinrent le caresser.
Remontant alors de terrasse en terrasse, quoique toutes les grilles fussent fermÃes, il lui fut facile d’arriver jusque sous la fenà tre de la chambre à coucher de Mme de Rà nal qui, du cìtà du jardin, n’est ÃlevÃe que de huit ou dix pieds au-dessus du sol.
Il y avait aux volets une petite ouverture en forme de coeur, que Julien connaissait bien. A son grand chagrin, cette petite ouverture n’Ãtait pas ÃclairÃe par la lumiäre intÃrieure d’une veilleuse.
“Grand Dieu! se dit-il, cette nuit, cette chambre n’est pas occupÃe par Mme de Rà nal! Oó sera-t-elle couchÃe? La famille est à Verriäres, puisque j’ai trouvà les chiens; mais je puis rencontrer dans cette chambre, sans veilleuse, M. de Rà nal lui-mà me ou un Ãtranger, et alors quel esclandre!”
Le plus prudent Ãtait de se retirer; mais ce parti fit horreur à Julien.”Si c’est un Ãtranger, je me sauverai à toutes jambes, abandonnant mon Ãchelle; mais si c’est elle, quelle rÃception m’attend? Elle est tombÃe dans le repentir et dans la plus haute piÃtÃ, je n’en puis douter; mais enfin, elle a encore quelque souvenir de moi, puisqu’elle vient de m’Ãcrire.” Cette raison le dÃcida.
Le coeur tremblant, mais cependant rÃsolu à pÃrir ou à la voir, il jeta de petits cailloux contre le volet; point de rÃponse. Il appuya son Ãchelle à cìtà de la fenà tre, et frappa lui-mà me contre le volet, d’abord doucement, puis plus fort. a Quelque obscurità qu’il fasse, on peut me tirer un coup de fusil, pensa Julien.”Cette idÃe rÃduisit l’entreprise folle à une question de bravoure.
“Cette chambre est inhabitÃe cette nuit, pensa-t-il, ou, quelle que soit la personne qui y couche, elle est ÃveillÃe maintenant. Ainsi plus rien à mÃnager envers elle; il faut seulement tÃcher de n’à tre pas entendu par les personnes qui couchent dans les autres chambres.”
Il descendit, plaáa son Ãchelle contre un des volets, remonta et passant la main dans l’ouverture en forme de coeur, il eut le bonheur de trouver assez vite le fil de fer attachà au crochet qui fermait le volet. Il tira ce fil de fer ce fut avec une joie inexprimable qu’il sentit que ce volet n’Ãtait plus retenu et cÃdait à son effort. Il faut l’ouvrir petit à petit, et faire reconnaÃ¥tre ma voix. Il ouvrit le volet assez pour passer la tà te, et en rÃpÃtant à voix basse: C’est un ami
Il s’assura, en prà tant l’oreille, que rien ne troublait le silence profond de la chambre. Mais dÃcidÃment, il n’y avait point de veilleuse mà me à demi Ãteinte, dans la cheminÃe; c’Ãtait un bien mauvais signe.
“Gare le coup de fusil!”Il rÃflÃchit un peu; puis, avec le doigt, il osa frapper contre la vitre: pas de rÃponse; il frappa plus fort. Quand je devrais casser la vitre, il faut en finir. Comme il frappait träs fort, il crut entrevoir, au milieu de l’extrà me obscurità comme une ombre blanche qui traversait la chambrÃ. Enfin, il n’y eut plus de doute, il vit une ombre qui semblait s’avancer avec une extrà me lenteur. Tout à coup il vit une joue qui s’appuyait à la vitre contre laquelle Ãtait son oeil.
Il tressaillit, et s’Ãloigna un peu. Mais la nuit Ãtait tellement noire que, mà me à cette distance, il ne put distinguer si c’Ãtait Mme de Rà nal. Il craignait un premier cri d’alarme; depuis un moment, il entendait les chiens rìder et gronder à demi autour du pied de son Ãchelle.
– C’est moi, rÃpÃtait-il assez haut, un ami.
Pas de rÃponse; le fantìme blanc avait disparu.
– Daignez m’ouvrir, il faut que je vous parle, je suis trop malheureux! et il frappait de faáon à briser la vitre.
Un petit bruit sec se fit entendre; l’espagnolette de la fenà tre cÃdait; il poussa la croisÃe, et sauta lÃgärement dans la chambre.
Le fantìme blanc s’Ãloignait; il lui prit les bras; c’Ãtait une femme. Toutes ses idÃes de courage s’Ãvanouirent.”Si c’est elle, que va-t-elle dire?” Que devint-il, quand il comprit à un petit cri que c’Ãtait Mme de Rà nal?
Il la serra dans ses bras; elle tremblait, et avait à peine la force de le repousser.
– Malheureux! que faites-vous?
A peine si sa voix convulsive pouvait articuler ces mots. Julien y vit l’indignation la plus vraie.
– Je viens vous voir apräs quatorze mois d’une cruelle sÃparation.
– Sortez, quittez-moi à l’instant. Ah! M. ChÃlan, pourquoi m’avoir empà chà de lui Ãcrire? j’aurais prÃvenu cette horreur. Elfe le repoussa avec une force vraiment extraordinaire. Je me repens de mon crime, le ciel a daignà m’Ãclairer, rÃpÃtait-elle d’une voix entrecoupÃe. Sortez! fuyez!
– Apräs quatorze mois de malheur, je ne vous quitterai certainement pas sans vous avoir parlÃ. Je veux savoir tout ce que vous avez fait. Ah! je vous ai assez aimÃe pour mÃriter cette confidence… Je veux tout savoir.
Malgrà Mme de Rà nal, ce ton d’autorità avait de l’empire sur son coeur.
Julien, qui la tenait serrÃe avec passion, et rÃsistait à ses efforts pour se dÃgager, cessa de la presser dans ses bras. Ce mouvement rassura un peu Mme de Rà nal.
– Je vais retirer l’Ãchelle, dit-il, pour qu’elle ne nous compromette pas si quelque domestique, Ãveillà par le bruit, fait une ronde.
– Ah! sortez, sortez au contraire, lui dit-on avec une vÃritable coläre! Que m’importent les hommes? c’est Dieu qui voit l’affreuse scäne que vous me faites et qui m’en punira. Vous abusez lÃchement des sentiments que j’eus pour vous, mais que je n’ai plus. Entendez-vous, monsieur Julien?
Il retirait l’Ãchelle fort lentement pour ne pas faire de bruit.
– Ton mari est-il à la ville? lui dit-il, non pour la braver mais emportà par l’ancienne habitude.
– Ne me parlez pas ainsi, de grÃce, ou j’appelle mon mari. Je ne suis dÃjà que trop coupable de ne pas vous avoir chassÃ, quoi qu’il pñt en arriver. J’ai pitià de vous lui dit-elle, cherchant à blesser son orgueil qu’elle connaissait si irritable.
Ce refus de tutoiement, cette faáon brusque de briser un lien si tendre, et sur lequel il comptait encore, portärent jusqu’au dÃlire le transport d’amour de Julien.
– Quoi! est-il possible que vous ne m’aimiez plus! lui dit-il avec un de ces accents du coeur, si difficiles à Ãcouter de sang-froid.
Elle ne rÃpondit pas; pour lui, il pleurait amärement.
RÃellement, il n’avait plus la force de parler.
– Ainsi je suis complätement oublià du seul à tre qui m’ait jamais aimÃ! A quoi bon vivre dÃsormais? Tout son courage l’avait quittà däs qu’il n’avait plus eu à craindre le danger de rencontrer un homme; tout avait disparu de son coeur, hors l’amour.
Il pleura longtemps en silence; elle entendait le bruit de ses sanglots. Il prit sa main, elle voulut la retirer; et cependant, apräs quelques mouvements presque convulsifs, elle la lui laissa. L’obscurità Ãtait extrà me; ils se trouvaient l’un et l’autre assis sur le lit de Mme de Rà nal.
“Quelle diffÃrence avec ce qui Ãtait il y a quatorze mois!”pensa Julien; et ses larmes redoublärent.”Ainsi l’absence dÃtruit sñrement tous les sentiments de l’homme! Il vaut mieux m’en aller.”
– Daignez me dire ce qui vous est arrivÃ, dit enfin Julien d’une voix presque Ãteinte par la douleur.
– Sans doute, rÃpondit Mme de Rà nal d’une voix dure, et dont l’accent avait quelque chose de sec et de reprochant pour Julien, mes Ãgarements Ãtaient connus dans la ville, lors de votre dÃpart. Il y avait eu tant d’imprudence dans vos dÃmarches! Quelque temps apräs, alors j’Ãtais au dÃsespoir, le respectable M. ChÃlan vint me voir. Ce fut en vain que, pendant longtemps, il voulut obtenir un aveu. Un jour, il eut l’idÃe de me conduire dans cette Ãglise de Dijon, oó j’ai fait ma premiäre communion. LÃ, il osa parler le premier…
Mme de RÃ nal fut interrompue par ses larmes.
– Quel moment de honte! J’avouai tout. Cet homme si bon daigna ne point m’accabler du poids de son indignation: il s’affligea avec moi. Dans ce temps-lÃ, je vous Ãcrivais tous les jours des lettres que je n’osais vous envoyer; je les cachais soigneusement, et quand j’Ãtais trop malheureuse, je m’enfermais dans ma chambre et relisais mes lettres.
“Enfin, M. ChÃlan obtint que je les lui remettrais… Quelques-unes, Ãcrites avec un peu plus de prudence, vous avaient Ãtà envoyÃes; vous ne me rÃpondiez point.
– Jamais, je te jure, je n’ai reáu aucune lettre de toi au sÃminaire.
– Grand Dieu! qui les aura interceptÃes?
– Juge de ma douleur, avant le jour oó je t’aperáut à la cathÃdrale, je ne savais si tu vivais encore.
– Dieu me fit la grÃce de comprendre combien je pÃchais envers lui, envers mes enfants, envers mon mari reprit Mme de RÃ nal. Il ne m’a jamais aimÃe comme je croyais alors que vous m’aimiez…
Julien se prÃcipita dans ses bras, rÃellement sans projet et hors de lui. Mais Mme de RÃ nal le repoussa, et continuant avec assez de fermetÃ:
– Mon respectable ami M. ChÃlan me fit comprendre qu’en Ãpousant M. de Rà nal, je lui avais engagà toutes mes affections, mà me celles que je ne connaissais pas, et que je n’avais jamais ÃprouvÃes avant une liaison fatale… Depuis le grand sacrifice de ces lettres, qui m’Ãtaient si chäres, ma vie s’est ÃcoulÃe sinon heureusement, du moins avec assez de tranquillitÃ. Ne la troublez point ; soyez un ami pour moi… le meilleur de mes amis. Julien couvrit ses mains de baisers; elle sentit qu’il pleurait encore. Ne pleurez point, vous me faites tant de peine… Dites-moi à votre tour ce que vous avez fait. Julien ne pouvait parler. Je veux savoir votre genre de vie au sÃminaire, rÃpÃta-t-elle, puis vous vous en irez.
Sans penser à ce qu’il racontait, Julien parla des intrigues et des jalousies sans nombre qu’il avait d’abord rencontrÃes, puis de sa vie plus tranquille depuis qu’il avait Ãtà nommà rÃpÃtiteur.
– Ce fut alors, ajouta-t-il, qu’apräs un long silence, qui sans doute Ãtait destinà à me faire comprendre ce que je vois trop aujourd’hui, que vous ne m’aimiez plus et que j’Ãtais devenu indiffÃrent pour vous…
Mme de RÃ nal serra ses mains.
– Ce fut alors que vous m’envoyÃtes une somme de cinq cents francs.
– Jamais, dit Mme de RÃ nal.
– C’Ãtait une lettre timbrÃe de Paris et signÃe Paul Sorel afin de dÃjouer tous les soupáons.
Il s’Ãleva une petite discussion sur l’origine possible de cette lettre. La position morale changea. Sans le savoir, Mme de Rà nal et Julien avaient quittà le ton solennel; ils Ãtaient revenus à celui d’une tendre amitiÃ. Ils ne se voyaient point, tant l’obscurità Ãtait profonde, mais le son de la voix disait tout. Julien passa le bras autour de la taille de son amie, ce mouvement avait bien des dangers. Elle essaya d’Ãloigner le bras de Julien, qui avec assez d’habiletÃ, attira son attention dans ce moment par une circonstance intÃressante de son rÃcit. Ce bras fut comme oublià et resta dans la position qu’il occupait.
Apräs bien des conjectures sur l’origine de la lettre aux cinq cents francs, Julien avait repris son rÃcit, il devenait un peu plus maÃ¥tre de lui en parlant de sa vie passÃe, qui aupräs de ce qui lui arrivait en cet instant, l’intÃressait si peu. Son attention se fixa tout entiäre sur la maniäre dont allait finir sa visite.
– Vous allez sortir, lui disait-on toujours, de temps en temps, et avec un accent bref.
“Quelle honte pour moi si je suis Ãconduit! ce sera un remords à empoisonner toute ma vie se disait-il, jamais elle ne m’Ãcrira. Dieu sait quand je reviendrai en ce pays!”De ce moment tout ce qu’il y avait de cÃleste dans la position de Julien disparut rapidement de son coeur. Assis à cìtà d’une femme qu’il adorait, la serrant presque dans ses bras. dans cette chambre oó il avait Ãtà si heureux, au milieu d’une obscurità profonde, distinguant fort bien que depuis un moment elle pleurait sentant, au mouvement de sa poitrine, qu’elle avait des sanglots, il eut le malheur de devenir un froid politique presque aussi calculant et aussi froid que lorsque, dans la cour du sÃminaire, il se voyait en butte à quelque mauvaise plaisanterie de la part d’un de ses camarades plus fort que lui. Julien faisait durer son rÃcit, et parlait de la vie malheureuse qu’il avait menÃe depuis son dÃpart de Verriäres.”Ainsi, se disait Mme de Rà nal, apräs un an d’absence, privà presque entiärement de marques de souvenir, tandis que moi je l’oubliais il n’Ãtait occupà que des jours heureux qu’il avait trouvÃs à Vergy.”Ses sanglots redoublaient. Julien vit le succäs de son rÃcit. Il comprit qu’il fallait tenter la derniäre ressource: il arriva brusquement à la lettre qu’il venait de recevoir de Paris.
– J’ai pris congà de Monseigneur l’Ãvà que.
– Quoi! vous ne retournez pas à Besanáon! vous nous quittez pour toujours?
– Oui, rÃpondit Julien, d’un ton rÃsolu; oui, j’abandonne un pays oó je suis oublià mà me de ce que j’ai le plus aimà en ma vie, et je le quitte pour ne jamais le revoir. Je vais à Paris…
– Tu vas à Paris! s’Ãcria assez haut Mme de Rà nal.
Sa voix Ãtait presque ÃtouffÃe par les larmes, et montrait tout l’excäs de son trouble. Julien avait besoin de cet encouragement; il allait tenter une dÃmarche qui pouvait tout dÃcider contre lui; et avant cette exclamation, n’y voyant point il ignorait absolument l’effet qu’il parvenait à produire. Il n’hÃsita plus, la crainte du remords lui donnait tout empire sur lui-mà me; il ajouta froidement en se levant:
– Oui, madame, je vous quitte pour toujours, soyez heureuse, adieu.
Il fit quelques pas vers la fenà tre; dÃjà il l’ouvrait. Mme de Rà nal s’Ãlanáa vers lui. Il sentit sa tà te sur son Ãpaule et qu’elle le serrait dans ses bras, en collant sa joue contre la sienne.
Ainsi, apräs trois heures de dialogue, Julien obtint ce qu’il avait dÃsirà avec tant de passion pendant les deux premiäres. Un peu plus tìt arrivÃs, le retour aux sentiments tendres, l’Ãclipse des remords chez Mme de Rà nal eussent Ãtà un bonheur divin, ainsi obtenus avec art, ce ne fut plus qu’un triomphe. Julien voulut absolument, contre les instances de son amie, allumer la veilleuse.
– Veux-tu donc, lui disait-il, qu’il ne me reste aucun souvenir de t’avoir vue? L’amour qui est sans doute dans ces yeux charmants sera donc perdu pour moi? la blancheur de cette jolie main me sera donc invisible? Songe que je te quitte pour bien longtemps peut-Ã tre!
“Quelle honte! se disait Mme de Rà nal, mais elle n’avait rien à refuser à cette idÃe de sÃparation pour toujours qui la faisait fondre en larmes. L’aube commenáait à dessiner vivement les contours des sapins sur la montagne à l’orient de Verriäres. Au lieu de s’en aller Julien ivre de voluptà demanda à Mme de Rà nal dà passer toute la journÃe cachà dans sa chambre, et de ne partir que la nuit suivante.
– Et pourquoi pas? rÃpondit-elle. Cette fatale rechute m’ìte toute estime pour moi, et fait à jamais mon malheur: et elle le pressait contre son coeur avec ravissement. Mon mari n’est plus le mà me, il a des soupáons; il croit que je l’ai menà dans toute cette affaire, et se montre fort piquà contre moi. S’il entend le moindre bruit je suis perdue, il me chassera comme une malheureuse que je suis.
– Ah! voilà une phrase de M. ChÃlan, dit Julien, tu ne m’aurais pas parlà ainsi avant ce cruel dÃpart pour le sÃminaire, tu m’aimais alors!
Julien fut rÃcompensà du sang-froid qu’il avait mis dans ce mot: il vit son amie oublier en un clin d’oeil le danger que la prÃsence de son mari lui faisait courir pour songer au danger bien plus grand de voir Julien douter de son amour. Le jour croissait rapidement et Ãclairait vivement la chambre, Julien retrouva toutes les voluptÃs de l’orgueil, lorsqu’il put revoir dans ses bras et presque à ses pieds, cette femme charmante, la seule qu’il eñt aimÃe et qui, peu d’heures auparavant, Ãtait tout entiäre à la crainte d’un Dieu terrible et à l’amour de ses devoirs. Des rÃsolutions fortifiÃes par un an de constance n’avaient pu tenir devant son courage.
Bientìt on entendit du bruit dans la maison, une chose à laquelle elle n’avait pas songà vint troubler Mme de Rà nal.
– Cette mÃchante Elisa va entrer dans la chambre: que faire de cette Ãnorme Ãchelle? dit-elle à son ami; oó la cacher? Je vais la porter au grenier, s’Ãcria-t-elle tout à coup, avec une sorte d’enjouement.
– C’est là ta physionomie d’autrefois! dit Julien ravi. Mais il faut passer dans la chambre du domestique.
– Je laisserai l’Ãchelle dans le corridor, j’appellerai le domestique et lui donnerai une commission.
– Songe à prÃparer un mot pour le cas oó le domestique passant devant l’Ãchelle, dans le corridor, la remarquera.
– Oui, mon ange dit Mme de Rà nal en lui donnant un baiser. Toi, songà à te cacher bien vite sous le lit, si, pendant mon absence, êlisa entre ici.
Julien fut Ãtonnà de cette gaietà soudaine.”Ainsi, pensa-t-il l’approche d’un danger matÃriel, loin de la troubler, lui rend sa gaietÃ, parce qu’elle oublie ses remords! Femme vraiment supÃrieure! ah! voilà un coeur dans lequel il est glorieux de rÃgner!”Julien Ãtait ravi.
Mme de Rà nal prit l’Ãchelle; elle Ãtait Ãvidemment trop pesante pour elle. Julien allait à son secours; il admirait cette taille ÃlÃgante et qui Ãtait si loin d’annoncer de la force, lorsque tout à coup, sans aide, elle saisit l’Ãchelle, et l’enleva comme elle eñt fait une chaise. Elle la porta rapidement dans le corridor du troisiäme Ãtage oó elle la coucha le long du mur. Elle appela le domestique, et pour lui laisser le temps de s’habiller, monta au colombier. Cinq minutes apräs, à son retour dans le corridor, elle ne trouva plus l’Ãchelle. Qu’Ãtait-elle devenue? Si Julien eñt Ãtà hors de la maison, ce danger ne l’eñt guäre touchÃe. Mais, dans ce moment, si son mari voyait cette Ãchelle! Cet incident pouvait à tre abominable. Mme de Rà nal courait partout. Enfin elle dÃcouvrit cette Ãchelle sous le toit oó le domestique l’avait portÃe et mà me cachÃe. Cette circonstance Ãtait singuliäre, autrefois elle l’eñt alarmÃe.
“Que m’importe, pensa-t-elle, ce qui peut arriver dans vingt-quatre heures, quand Julien sera parti? tout ne sera-t-il pas alors pour moi horreur et remords?”
Elle avait comme une idÃe vague de devoir quitter la vie, mais qu’importe? Apräs une sÃparation qu’elle avait crue Ãternelle, il lui Ãtait rendu, elle le revoyait, et ce qu’il avait fait pour parvenir jusqu’à elle montrait tant d’amour!
En racontant l’ÃvÃnement de l’Ãchelle à Julien:
– Que rÃpondrai-je à mon mari, lui dit-elle, si le domestique lui conte qu’il a trouvà cette Ãchelle? Elle rà va un instant. Il leur faudra vingt-quatre heures pour dÃcouvrir le paysan qui te l’a vendue; et se jetant dans les bras de Julien, en le serrant d’un mouvement convulsif: Ah! mourir, mourir ainsi! s’Ãcriait-elle en le couvrant de baisers, mais il ne faut pas que tu meures de faim, dit-elle en riant.
“Viens, d’abord je vais te cacher dans la chambre de Mme Derville, qui reste toujours fermÃe à clef’.
Elle alla veiller à l’extrÃmità du corridor, et Julien passa en courant.
– Garde-toi d’ouvrir, si l’on frappe, lui dit-elle en l’enfermant à clef; dans tous les cas, ce ne serait qu’une plaisanterie des enfants en jouant entre eux.
– Fais-les venir dans le jardin, sous la fenà tre, dit Julien, que j’aie le plaisir de les voir, fais-les parler.
– Oui, oui, lui cria Mme de RÃ nal en s’Ãloignant.
Elle revint bientìt avec des oranges, des biscuits, une bouteille de vin de Malaga, il lui avait Ãtà impossible de voler du pain.
– Que fait ton mari? dit Julien.
– Il Ãcrit des projets de marchÃs avec des paysans.
Mais huit heures avaient sonnÃ, on faisait beaucoup de bruit dans la maison. Si l’on n’eñt pas vu Mme de Rà nal, on. l’eñt cherchÃe partout; elle fut obligÃe de le quitter.
Bientìt elle revint, contre toute prudence, lui apportant une tasse de cafÃ, elle tremblait qu’il ne mourñt de faim. Apräs le dÃjeuner, elle rÃussit à amener les enfants sous la fenà tre de la chambre de Mme Derville. Il les trouva fort grandis, mais ils avaient pris l’air commun, ou bien ses idÃes avaient changÃ. Mme de Rà nal leur parla de Julien. L’aÃ¥nà rÃpondit avec amitià et regrets pour l’ancien prÃcepteur; mais il se trouva que les cadets l’avaient presque oubliÃ.
M. de Rà nal ne sortit pas ce matin-lÃ; il montait et descendait sans cesse dans la maison, occupà à faire des marchÃs avec des paysans, auxquels il vendait sa rÃcolte de pommes de terre. Jusqu’au dÃ¥ner, Mme de Rà nal n’eut pas un instant à donner à son prisonnier. Le dÃ¥ner sonnà et servi, elle eut l’idÃe de voler pour lui une assiette de soupe chaude. Comme elle approchait sans bruit de la porte de la chambre qu’il occupait, portant cette assiette avec prÃcaution, elle se trouva face à face avec le domestique qui avait cachà l’Ãchelle le matin. Dans ce moment il s’avanáait aussi sans bruit dans le corridor et comme Ãcoutant. Probablement Julien avait marchà avec imprudence. Le domestique s’Ãloigna un peu confus. Mme de Rà nal entra hardiment chez Julien, cette rencontre le fit frÃmir.
– Tu as peur! lui dit-elle; moi, je braverais tous les dangers du monde et sans sourciller. Je ne crains qu’une chose, c’est le moment oó je serai seule apräs ton dÃpart.
Et elle le quitta en courant.
– Ah! se dit Julien exaltÃ, le remords est le seul danger que redoute cette Ãme sublime!
Enfin le soir vint. M. de Rà nal alla au Casino. Sa femme avait annoncà une migraine affreuse, elle se retira chez elle, se hÃta de renvoyer êlisa, et se releva bien vite pour aller ouvrir à Julien.
Il se trouva que rÃellement il mourait de faim. Mme de Rà nal alla à l’office chercher du pain. Julien entendit un grand cri. Mme de Rà nal revint, et lui raconta qu’entrant dans l’office sans lumiäre, s’approchant d’un buffet oó l’on serrait le pain, et Ãtendant la main, elle avait touchà un bras de femme. C’Ãtait êlisa qui avait jetà le cri entendu par Julien.
– Que faisait-elle lÃ?
– Elle volait quelques sucreries, ou bien elle nous Ãpiait, dit Mme de Rà nal avec une indiffÃrence compläte. Mais heureusement j’ai trouvà un pÃtà et un gros pain.
– Qu’y a-t-il donc lÃ? dit Julien, en lui montrant les poches de son tablier.
Mme de Rà nal avait oublià que, depuis le dÃ¥ner, elles Ãtaient remplies de pain.
Julien la serra dans ses bras avec la plus vive passion; jamais elle ne lui avait semblà si belle.”Mà me à Paris, se disait-il confusÃment je ne pourrai rencontrer un plus grand caractäre.”Elle avait toute la gaucherie d une femme peu accoutumÃe à ces sortes de soins, et en mà me temps le vrai courage d’un à tre qui ne craint que des dangers d’un autre ordre et bien autrement terribles.
Pendant que Julien soupait de grand appÃtit, et que son amie le plaisantait sur la simplicità de ce repas, car elle avait horreur de parler sÃrieusement, la porte de la chambre fut tout à coup secouÃe avec force. C’Ãtait M. de Rà nal.
– Pourquoi t’es-tu enfermÃe? lui criait-il.
Julien n’eut que le temps de se glisser sous le canapÃ.
– Quoi! vous à tes tout habillÃe, dit M. de Rà nal en entrant; vous soupez, et vous avez fermà votre porte à clef!
Les jours ordinaires, cette question, faite avec toute la sÃcheresse conjugale, eñt troublà Mme de Rà nal, mais elle sentait que son mari n’avait qu’à se baisser un peu pour apercevoir Julien; car M. de Rà nal s’Ãtait jetà sur la chaise que Julien occupait un moment auparavant vis-Ã-vis le canapÃ.
La migraine servit d’excuse à tout. Pendant qu’à son tour son mari lui contait longuement les incidents de la poule qu’il avait gagnÃe au billard du Casino, une poule de dix-neuf francs, ma foi! ajoutait-il, elle aperáut sur une chaise, à trois pas devant eux le chapeau de Julien. Son sang-froid redoubla, elle se mit à se dÃshabiller, et, dans un certain moment, passant rapidement derriäre son mari, jeta une robe sur la chaise au chapeau.
M. de RÃ nal partit enfin. Elle pria Julien de recommencer le rÃcit de sa vie au sÃminaire.
– Hier je ne t’Ãcoutais pas, je ne songeais, pendant que tu parlais, qu’Ã obtenir de moi le courage de te renvoyer.
Elle Ãtait l’imprudence mà me. Ils parlaient träs haut et il pouvait à tre deux heures du matin, quand ils furent interrompus par un coup violent à la porte. C’Ãtait encore M. de Rà nal.
– Ouvrez-moi bien vite, il y a des voleurs dans la maison! disait-il, Saint-Jean a trouvà leur Ãchelle ce matin.
– Voici la fin de tout, s’Ãcria Mme de Rà nal, en se jetant dans les bras de Julien. Il va nous tuer tous les deux, il ne croit pas aux voleurs, je vais mourir dans tes bras, plus heureuse à ma mort que je ne le fus de la vie.
Elle ne rÃpondait nullement à son mari qui se fÃchait elle embrassait Julien avec passion.
– Sauve la märe de Stanislas, lui dit-il avec le regard du commandement. Je vais sauter dans la cour par la fenà tre du cabinet, et me sauver dans le jardin, les chiens m’ont reconnu. Fais un paquet de mes habits, et jette-le dans le jardin aussitìt que tu pourras. En attendant, laisse enfoncer la porte. Surtout, point d’aveux je le dÃfends, il vaut mieux qu’il ait des soupáons que des certitudes.
– Tu vas te tuer en sautant! fut sa seule rÃponse et sa seule inquiÃtude.
Elle ana avec lui à la fenà tre du cabinet, elle prit ensuite le temps de cacher ses habits. Elle ouvrit enfin à son mari bouillant de coläre. Il regarda dans la chambre dans le cabinet, sans mot dire, et disparut. Les habits dà Julien lui furent jetÃs, il les saisit, et courut rapidement vers le bas du jardin du cìtà du Doubs.
Comme il courait, il entendit siffler une balle, et aussitìt le bruit d’un coup de fusil.
“Ce n’est pas M. de Rà nal, pensa-t-il, il tire trop mal pour cela.”Les chiens couraient en silence à ses cìtÃs un second coup cassa apparemment la patte à un chien car il se mit à pousser des cris lamentables. Julien sauta le mur d’une terrasse, fit à couvert une cinquantaine de pas, et se remit à fuir dans une autre direction. Il entendit des voix qui s’appelaient, et vit distinctement le domestique son ennemi tirer un coup de fusil; un fermier vint aussi tirailler de l’autre cìtà du jardin, mais dÃjà Julien avait gagnà la rive du Doubs oó il s’habillait.
Une heure apräs, il Ãtait à une lieue de Verriäres, sur la route de Genäve. Ë` Si l’on a des soupáons, pensa Julien, c’est sur la route de Paris qu’on me cherchera.”
II
Elle n’est pas jolie,
elle n’a point de rouge.
SAINTE-BEUVE
CHAPITRE PREMIER
LES PLAISIRS DE LA CAMPAGNE
O rus quando ego te adspiciam!
VIRGILE.
– Monsieur vient sans doute attendre la malle-poste de Paris? lui dit le maÃ¥tre d’une auberge oó il s’arrà ta pour dÃjeuner.
– Celle d’aujourd’hui ou celle de demain, peu m’importe, dit Julien.
La malle-poste arriva comme il faisait l’indiffÃrent. Il y avait deux places libres.
– Quoi! c’est toi, mon pauvre Falcoz, dit le voyageur qui arrivait du cìtà de Genäve à celui qui montait en voiture en mà me temps que Julien.
– Je te croyais Ãtabli aux environs de Lyon, dit Falcoz dans une dÃlicieuse vallÃe präs du Rhìne?
– Joliment Ãtabli. Je fuis.
– Comment! tu fuis? toi Saint-Giraud! avec cette mine sage, tu as commis quelque crime? dit Falcoz en riant.
– Ma foi, autant vaudrait. Je fuis l’abominable vie que l’on mäne en province. J’aime la fraÃ¥cheur des bois et la tranquillità champà tre, comme tu sais; tu m’as souvent accusà d’à tre romanesque. Je ne voulais de la vie entendre parler politique, et la politique me chasse.
– Mais de quel parti es-tu?
– D’aucun, et c’est ce qui me perd. Voici toute ma politique: J’aime la musique, la peinture, un bon livre est un ÃvÃnement pour moi; je vais avoir quarante-quatre ans. Que me reste-t-il à vivre? Quinze, vingt trente ans tout au plus? Eh bien! je tiens que dans trente ans, les ministres seront un peu plus adroits, mais tout aussi honnà tes gens que ceux d’aujourd’hui. L’histoire d’Angleterre me sert de miroir pour notre avenir. Toujours il se trouvera un roi qui voudra augmenter sa prÃrogative; toujours l’ambition de devenir dÃputà la gloire et les centaines de mille francs gagnÃs par Mirabeau empà cheront de dormir les gens riches de la province: ils appelleront cela à tre libÃral et aimer le peuple. Toujours l’envie de devenir pair ou gentilhomme de la Chambre galopera les ultras. Sur le vaisseau de l’êtat, tout le monde voudra s’occuper de la manoeuvre car elle est bien payÃe. N’y aura-t-il donc jamais une pauvre petite place pour le simple passager?
– Au fait, au fait, qui doit à tre fort plaisant avec ton caractäre tranquille. Sont-ce les derniäres Ãlections qui te chassent de ta province?
– Mon mal vient de plus loin. J’avais, il y a quatre ans, quarante ans et cinq cent mille francs. J’ai quatre ans de plus aujourd’hui, et probablement cinquante mille francs de moins que je vais perdre sur la vente de mon chÃteau de MonflÃury, präs du Rhìne, position superbe.
“A Paris, j’Ãtais las de cette comÃdie perpÃtuelle, à laquelle oblige ce que vous appelez la civilisation du dix-neuviäme siäcle. J’avais soif de bonhomie et de simplicitÃ. J’achäte une terre dans les montagnes präs du Rhìne, rien d’aussi beau sous le ciel.
“Le vicaire du village et les hobereaux du voisinage me font la cour pendant six mois; je leur donne à dÃ¥ner; j’ai quittà Paris, leur dis-je, pour de ma vie ne parler ni n’entendre parler politique. Comme vous le voyez, je ne suis abonnà à aucun journal. Moins le facteur de la poste m’apporte de lettres, plus je suis content.
“Ce n’Ãtait pas le compte du vicaire; bientìt je suis en butte à mille demandes indiscrätes, tracasseries, etc. Je voulais donner deux ou trois cents francs par an aux pauvres, on me les demande pour des associations pieuses: celle de Saint-Joseph, celle de la Vierge etc. je refuse: alors on me fait cent insultes. J’ai la bà tise d’en à tre piquÃ. Je ne puis plus sortir le matin pour aller jouir de la beautà de nos montagnes, sans trouver quelque ennui qui me tire de mes rà veries, et me rappelle dÃsagrÃablement les hommes et leur mÃchancetÃ. Aux processions des Rogations’, par exemple, dont le chant me plaÃ¥t (c’est probablement une mÃlodie grecque), on ne bÃnit plus mes champs, parce que, dit le vicaire, ils appartiennent à un impie. La vache d’une vieille paysanne dÃvote meurt, elle dit que c’est à cause du voisinage d’un Ãtang qui appartient à moi impie, philosophe venant de Paris, et huit jours apräs je trouve tous mes poissons le ventre en l’air, empoisonnÃs avec de la chaux. La tracasserie m’environne sous toutes les formes. Le juge de paix, honnà te homme, mais qui craint pour sa place, me donne toujours tort. La paix des champs est pour moi un enfer. Une fois que l’on m’a vu abandonnà par le vicaire, chef de la congrÃgation du village, et non soutenu par le capitaine en retraite, chef des libÃraux, tous me sont tombÃs dessus, jusqu’au maáon que je faisais vivre depuis un an, jusqu’au charron qui voulait me friponner impunÃment en raccommodant mes charrues.
“Afin d’avoir un appui et de gagner pourtant quelques-uns de mes procäs, je me fais libÃral, mais comme tu dis, ces diables d’Ãlections arrivent, on me demande ma voix…
– Pour un inconnu?
– Pas du tout, pour un homme que je ne connais que trop. Je refuse, imprudence affreuse! däs ce moment, me voilà aussi les libÃraux sur les bras, ma position devient intolÃrable. Je crois que s’il fñt venu dans la tà te au vicaire de m’accuser d’avoir assassinà ma servante, il y aurait eu vingt tÃmoins des deux partis, qui auraient jurà avoir vu commettre le crime.
– Tu veux vivre à la campagne sans servir les passions de tes voisins, sans mà me Ãcouter leurs bavardages. Quelle faute!…
– Enfin, elle est rÃparÃe. Monfleury est en vente, je perds cinquante mille francs, s’il le faut, mais je suis tout joyeux, je quitte cet enfer d’hypocrisie et de tracasseries. Je vais chercher la solitude et la paix champà tre au seul lieu oó elles existent en France, dans un quatriäme Ãtage donnant sur les Champs-êlysces. Et encore j’en suis à dÃlibÃrer, si je ne commencerai pas ma carriäre politique, dans le quartier du Roule, par rendre le pain bÃnit à la paroisse.
-Tout cela ne te fñt pas arrivà sous Bonaparte, dit Falcoz avec des yeux brillants de courroux et de regret.
– A la bonne heure, mais pourquoi n’a-t-il pas su se tenir en place, ton Bonaparte? tout ce dont Je souffre aujourd’hui, c’est lui qui l’a fait.
Ici l’attention de Julien redoubla. Il avait compris du premier mot que le bonapartiste Falcoz Ãtait l’ancien ami d’enfance de M. de Rà nal, par lui rÃpudià en 1816, et le philosophe Saint-Giraud devait à tre fräre de ce chef de bureau à la prÃfecture de…, qui savait se faire adjuger à bon compte les maisons des communes.
– Et tout cela c’est ton Bonaparte qui l’a fait, continuait Saint-Giraud: un honnà te homme, inoffensif s’il en fut, avec quarante ans et cinq cent mille francs, ne peut pas s’Ãtablir en province et y trouver la paix, ses prà tres et ses nobles l’en chassent.
– Ah! ne dis pas de mal de lui, s’Ãcria Falcoz, jamais la France n’a Ãtà si haut dans l’estime des peuples que pendant les treize ans qu’il a rÃgnÃ. Alors, il y avait de la grandeur dans tout ce qu’on faisait.
– Ton Empereur, que le diable emporte, reprit l’homme de quarante-quatre ans n’a Ãtà grand que sur ses champs de bataille, et lorsqu’il a rÃtabli les finances vers 1802. Que veut dire toute sa conduite depuis? Avec ses chambellans sa pompe et ses rÃceptions aux Tuileries, il a donnà une nouvelle Ãdition de toutes les niaiseries monarchiques. Elle Ãtait corrigÃe, elle eñt pu passer encore un siäcle ou deux. Les nobles et les prà tres ont voulu revenir à l’ancienne, mais ils n’ont pas la main de fer qu’il faut pour la dÃbiter au public.
– Voilà bien le langage d’un ancien imprimeur!
– Qui me chasse de ma terre? continua l’imprimeur en coläre. Les prà tres, que NapolÃon a rappelÃs par son concordat, au lieu de les traiter comme l’Etat traite les mÃdecins, les avocats, les astronomes, de ne voir en eux que des citoyens, sans s’inquiÃter de l’industrie par laquelle ils cherchent à gagner leur vie. Y aurait-il aujourd’hui des gentilshommes insolents, si ton Bonaparte n’eñt fait des barons et des comtes? Non, la mode en Ãtait passÃe. Apräs les prà tres, ce sont les petits nobles campagnards qui m’ont donnà le plus d’humeur, et m’ont forcà à me faire libÃral.
La conversation fut infinie, ce texte va occuper la France encore un demi-siäcle. Comme Saint-Giraud rÃpÃtait toujours qu’il Ãtait impossible de vivre en province, Julien proposa timidement l’exemple de M. de Rà nal.
– Parbleu, jeune homme, vous à tes bon! s’Ãcria Falcoz il s’est fait marteau pour n’à tre pas enclume, et un terrible marteau encore. Mais je le vois dÃbordà par le Valenod. Connaissez-vous ce coquin-lÃ? voilà le vÃritable. Que dira votre M. de Rà nal lorsqu’il se verra destituà un de ces quatre matins, et le Valenod mis à sa place?
– Il restera tà te à tà te avec ses crimes, dit Saint-Giraud. Vous connaissez donc Verriäres, jeune homme? Eh bien! Bonaparte, que le ciel confonde, lui et ses friperies monarchiques, a rendu possible le rägne des Rà nal et des ChÃlan, qui a amenà le rägne des Valenod et des Maslon.
Cette conversation d’une sombre politique Ãtonnait Julien, et le distrayait de ses rà veries voluptueuses.
Il fut peu sensible au premier aspect de Paris, aperáu dans le lointain. Les chÃteaux en Espagne sur son sort à venir avaient à lutter avec le souvenir encore prÃsent des vingt-quatre heures qu’il venait de passer à Verriäres. Il se jurait de ne jamais abandonner les enfants de son amie, et de tout quitter pour les protÃger, si les impertinences des prà tres nous donnent la rÃpublique et les persÃcutions contre les nobles.
Que serait-il arrivà la nuit de son arrivÃe à Verriäres si au moment oó il appuyait son Ãchelle contre la croisÃe dà la chambre à coucher de Mme de Rà nal, il avait trouvà cette chambre occupÃe par un Ãtranger, ou par M. de Rà nal?
Mais aussi quelles dÃlices, les deux premiäres heures, quand son amie voulait sincärement le renvoyer et qu’il plaidait sa cause, assis aupräs d’elle dans l’obscuritÃ! Une Ãme comme celle de Julien est suivie par de tels souvenirs durant toute une vie. Le reste de l’entrevue se confondait dÃjà avec les premiäres Ãpoques de leurs amours, quatorze mois auparavant.
Julien fut rÃveillà de sa rà verie profonde, parce que la voiture s’arrà ta. On venait d’entrer dans la cour des postes, rue J.-J.-Rousseau.
– Je veux aller à la Malmaison’, dit-il à un cabriolet qui s’approcha.
– A cette heure, monsieur, et pour quoi faire?
– Que vous importe! marchez.
Toute vraie passion ne songe qu’à elle. C’est pourquoi, ce me semble, toutes les passions sont si ridicules à Paris, oó le voisin prÃtend toujours qu’on pense beaucoup à lui. Je me garderai de raconter les transports de Julien à la Malmaison. Il pleura. Quoi! malgrà les vilains murs blancs construits cette annÃe, et qui coupent ce parc en morceaux? – Oui, monsieur; pour Julien comme pour la postÃritÃ, il n’y avait rien entre Arcole, Sainte-HÃläne et la Malmaison.
Le soir, Julien hÃsita beaucoup avant d’entrer au spectacle, il avait des idÃes Ãtranges sur ce lieu de perdition.
Une profonde mÃfiance l’empà cha d’admirer le Paris vivant, il n’Ãtait touchà que des monuments laissÃs par son hÃros.
“Me voici donc dans le centre de l’intrigue et de l’hypocrisie! Ici rägnent les protecteurs de l’abbà de Frilair.”
Le soir du troisiäme jour, la curiosità l’emporta sur le projet de tout voir avant de se prÃsenter à l’abbà Pirard. Cet abbà lui expliqua, d’un ton froid, le genre de vie qui l’attendait chez M. de La Mole.
– Si, au bout de quelques mois, vous n’à tes pas utile, vous rentrerez au sÃminaire, mais par la bonne porte. Vous allez loger chez le marquis, l’un des plus grands seigneurs de France. Vous porterez l’habit noir, mais comme un homme qui est en deuil, et non pas comme un ecclÃsiastique. J’exige que, trois fois la semaine, vous suiviez vos Ãtudes en thÃologie dans un sÃminaire, oó je vous ferai prÃsenter. Chaque jour, à midi, vous vous Ãtablirez dans la bibliothäque du marquis, qui compte vous employer à faire des lettres pour des procäs et d’autres affaires. Le marquis Ãcrit, en deux mots, en marge de chaque lettre qu’il reáoit, le sommaire de la rÃponse qu’il faut y faire. J’ai prÃtendu qu’au bout de trois mois, vous seriez en Ãtat de faire ces rÃponses, de faáon que, sur douze que vous prÃsenterez à la signature du marquis, il puisse en signer huit ou neuf Le soir, à huit heures, vous mettrez son bureau en ordre, et à dix vous serez libre.
“Il se peut, continua l’abbà Pirard, que quelque vieille dame ou quelque homme au ton doux vous fasse entrevoir des avantages immenses, ou tout grossiärement vous offre de l’or pour lui montrer les lettres reáues par le marquis…
– Ah monsieur! s’Ãcria Julien rougissant.
– Il est singulier, dit l’abbà avec un sourire amer que pauvre comme vous l’à tes, et apräs une annÃe de sÃminaire, il vous reste encore de ces indignations vertueuses. Il faut que vous ayez Ãtà bien aveugle!
“Serait-ce la force du sang?”se dit l’abbà à demi-voix et comme se parlant à soi-mà me.
– Ce qu’il y a de singulier, ajouta-t-il en regardant Julien, c’est que le marquis vous connaÃ¥t… Je ne sais comment. Il vous donne, pour commencer, cent louis d’appointements. C’est un homme qui n’agit que par caprices, c’est là son dÃfaut, il luttera d’enfantillages avec vous. S’il est content, vos appointements pourront s’Ãlever par la suite jusqu’à huit mille francs.
“Mais vous sentez bien, reprit l’abbà d’un ton aigre qu’il ne vous donne pas tout cet argent pour vos beaux yeux. Il s’agit d’à tre utile. A votre place, moi, je parlerais träs peu, et surtout je ne parlerais jamais de ce que j’ignore.
“Ah! dit l’abbÃ, j’ai pris des informations pour vous; j’oubliais la famille de M. de La Mole. Il a deux enfants une fille et un fils de dix-neuf ans, ÃlÃgant par excellence espäce de fou, qui ne sait jamais à midi ce qu’il fera à deux heures. Il a de l’esprit, de la bravoure il a fait la guerre d’Espagne’. Le marquis espäre je nà sais pourquoi, que vous deviendrez l’ami du jeune comte Norbert. J’ai dit que vous Ãtiez un grand latiniste, peut-à tre compte-t-il que vous apprendrez à son fils quelques phrases toutes faites, sur CicÃron et Virgile.
“A votre place, je ne me laisserais jamais plaisanter par ce beau jeune homme; et, avant de cÃder à ses avances parfaitement polies, mais un peu gÃtÃes par l’ironie, je me les ferais rÃpÃter plus d’une fois.
“Je ne vous cacherai pas que le jeune comte de La Mole doit vous mÃpriser d’abord, parce que vous n’à tes qu’un petit bourgeois. Son aãeul à lui Ãtait de la Cour, et eut l’honneur d’avoir la tà te tranchÃe en place de Gräve le 26 avril 1574, pour une intrigue politique. Vous, vous à tes le fils d’un charpentier de Verriäres, et de plus, aux gages de son päre. Pesez bien ces diffÃrences et Ãtudiez l’histoire de cette famille dans Moreri; tous lÃs flatteurs qui dÃ¥nent chez eux y font de temps en temps ce qu’ils appellent des allusions dÃlicates.
“Prenez garde à la faáon dont vous rÃpondrez aux plaisanteries de M. le comte Norbert de La Mole, chef d’escadron de hussards et futur pair de France, et ne venez pas me faire des dolÃances par la suite.
– Il me semble, dit Julien en rougissant beaucoup, que je ne devrais pas mà me rÃpondre à un homme qui me mÃprise.
– Vous n’avez pas idÃe de ce mÃpris-lÃ; il ne se montrera que par des compliments exagÃrÃs. Si vous Ãtiez un sot, vous pourriez vous y laisser prendre; si vous vouliez faire fortune, vous devriez vous y laisser prendre.
– Le jour oó tout cela ne me conviendra plus, dit Julien, passerai-je pour un ingrat, si je retourne à ma petite cellule n¯ 103?
– Sans doute, rÃpondit l’abbÃ, tous les complaisants de la maison vous calomnieront, mais je paraÃ¥trai, moi. Adsum qui feci. Je dirai que c’est de moi que vient cette rÃsolution.
Julien Ãtait navrà du ton amer et presque mÃchant qu’il remarquait chez M. Pirard; ce ton gÃtait tout à fait sa derniäre rÃponse.
Le fait est que l’abbà se faisait un scrupule de conscience d’aimer Julien, et c’est avec une sorte de terreur religieuse qu’il se mà lait aussi directement du sort d’un autre.
– Vous verrez encore, ajouta-t-il avec la mà me mauvaise grÃce, et comme accomplissant un devoir pÃnible vous verrez Mme la marquise de La Mole. C’est une grande femme blonde, dÃvote, hautaine, parfaitement polie, et encore plus insignifiante. Elle est fille du vieux duc de Chaulnes, si connu par ses prÃjugÃs nobiliaires. Cette grande dame est une sorte d’abrÃgà en haut relief de ce qui fait au fond le caractäre des femmes de son rang. Elle ne cache pas, elle, qu’avoir eu des ancà tres qui soient allÃs aux croisades est le seul avantage qu’elle estime. L’argent ne vient que longtemps apräs: cela vous Ãtonne? nous ne sommes plus en province, mon ami.
“Vous verrez dans son salon plusieurs grands seigneurs parler de nos princes avec un ton de lÃgäretà singulier. Pour Mme de La Mole, elle baisse la voix par respect toutes les fois qu’elle nomme un prince et surtout une princesse. Je ne vous conseillerais pas de dire devant elle que Philippe II ou Henri VIII furent des monstres. Ils ont Ãtà rois, ce qui leur donne des droits imprescriptibles aux respects de tous et surtout aux respects d’à tres sans naissance, tels que vous et moi. Cependant, ajouta M. Pirard, nous sommes prà tres car elle vous prendra pour tel, à ce titre elle nous considäre comme des valets de chambre nÃcessaires à son salut.
– Monsieur, dit Julien, il me semble que je ne serai pas longtemps à Paris.
– A la bonne heure; mais remarquez qu’il n’y a de fortune, pour un homme de notre robe, que par les grands seigneurs. Avec ce je ne sais quoi d’indÃfinissable, du moins pour moi, qu’il y a dans votre caractäre, si vous ne faites pas fortune vous serez persÃcutÃ; il n’y a pas de moyen terme pour vous. Ne vous abusez pas. Les hommes voient qu’ils ne vous font pas plaisir en vous adressant la parole; dans un pays social comme celui-ci, vous à tes vouà au malheur, si vous n’arrivez pas aux respects.
“Que seriez-vous devenu à Besanáon, sans ce caprice du marquis de La Mole? Un jour, vous comprendrez toute la singularità de ce qu’il fait pour vous, et, si vous n’à tes pas un monstre, vous aurez pour lui et sa famille une Ãternelle reconnaissance. Que de pauvres abbÃs, plus savants que vous, ont vÃcu des annÃes à Paris, avec les quinze sous de leur messe et les dix sous de leurs arguments en Sorbonne!… Rappelez-vous ce que je vous contais, l’hiver dernier des premiäres annÃes de ce mauvais sujet de cardinal Dubois. Votre orgueil se croirait-il, par hasard, plus de talent que lui?
“Moi, par exemple, homme tranquille et mÃdiocre, je comptais mourir dans mon sÃminaire; j’ai eu l’enfantillage de m’y attacher. Eh bien! j’allais à tre destituà quand j’ai donnà ma dÃmission. Savez-vous quelle Ãtait ma fortune? j’avais cinq cent vingt francs de capital, ni plus ni moins; pas un ami, à peine deux ou trois connaissances. M. de La Mole, que je n’avais jamais vu, m’a tirà de ce mauvais pas, il n’a eu qu’un mot à dire, et l’on m’a donnà une cure dont tous les paroissiens sont des gens aisÃs, au-dessus des vices grossiers, et le revenu me fait honte, tant il est peu proportionnà à mon travail. Je ne vous ai parlà aussi longtemps que pour mettre un peu de plomb dans cette tà te.
“Encore un mot: j’ai le malheur d’Ã tre irascible, il est possible que vous et moi nous cessions de nous parler.
“Si les hauteurs de la marquise, ou les mauvaises plaisanteries de son fils, vous rendent cette maison dÃcidÃment insupportable, je vous conseille de finir vos Ãtudes dans quelque sÃminaire à trente lieues de Paris, et plutìt au nord qu’au midi. Il y a au nord plus de civilisation et moins d’injustices, et, ajouta-t-il en baissant la voix, il faut que je l’avoue, le voisinage des journaux de Paris fait peur aux petits tyrans.
“Si nous continuons à trouver du plaisir à nous voir, et que la maison du marquis ne vous convienne pas, je vous offre la place de mon vicaire, et je partagerai par moitià avec vous ce que rend cette cure. Je vous dois cela et plus encore, ajouta-t-il en interrompant les remerciements de Julien, pour l’offre singuliäre que vous m’avez faite à Besanáon. Si au lieu de cinq cent vingt francs, je n’avais rien eu, vous m’eussiez sauvÃ.
L’abbà avait perdu son ton de voix cruel. A sa grande honte Julien se sentit les larmes aux yeux il mourait d’envie de se jeter dans les bras de son ami: il ne put s’empà cher de lui dire, de l’air le plus mÃle qu’il put affecter:
– J’ai Ãtà haã de mon päre depuis le berceau; c’Ãtait un de mes grands malheurs; mais je ne me plaindrai plus du hasard, j’ai retrouvà un päre en vous, monsieur.
– C’est bon, c’est bon, dit l’abbà embarrassÃ; puis rencontrant fort à propos un mot de directeur de sÃminaire: il ne faut jamais dire le hasard, mon enfant, dites toujours la Providence.
Le fiacre s’arrà ta; le cocher souleva le marteau de bronze d’une porte immense: c’Ãtait l’HOTEL DE LA MOLE; et, pour que les passants ne pussent en douter, ces mots se lisaient sur un marbre noir au-dessus de la porte.
Cette affectation dÃplut à Julien.
“Ils ont tant de peur des jacobins! Ils voient un Robespierre et sa charrette derriäre chaque haie; ils en sont souvent à mourir de rire et ils affichent ainsi leur maison pour que la canaille la reconnaisse en cas d’Ãmeute, et la pille.”Il communiqua sa pensÃe à l’abbà Pirard.
– Ah! pauvre enfant vous serez bientìt mon vicaire. Quelle Ãpouvantable idÃe vous est venue lÃ!
– Je ne trouve rien de si simple, dit Julien.
La gravità du portier et surtout la propretà de la cour l’avaient frappà d’admiration. Il faisait un beau soleil.
– Quelle architecture magnifique! dit-il à son ami.
Il s’agissait d’un de ces hìtels à faáade si plate du faubourg Saint-Germain, bÃtis vers le temps de la mort de Voltaire. Jamais la mode et le beau n’ont Ãtà si loin l’un de l’autre.
CHAPITRE II
ENTRêE DANS LE MONDE
Souvenir ridicule et touchant: Le premier salon oó à dix-huit ans l’on a paru seul et sans appui! le regard d’une femme suffisait pour m’intimider. Plus je voulais plaire, plus je devenais gauche. Je me faisais de tout les idÃes les plus fausses; ou je me livrais sans motifs, ou je voyais dans un homme un ennemi parce qu’il m’avait regardà d’un air grave. Mais alors, au milieu des affreux malheurs de ma timiditÃ, qu’un beau jour Ãtait beau! KANT.
Julien s’arrà tait Ãbahi au milieu de la cour.
– Ayez donc l’air raisonnable, dit l’abbà Pirard il vous vient des idÃes horribles, et puis vous n’à tes qu’un enfant! Oó est le nil mirari d’Horace? (Jamais d’enthousiasme.) Songez que ce peuple de laquais, vous voyant Ãtabli ici, va chercher à se moquer de vous; ils verront en vous un Ãgal, mis injustement au-dessus d’eux. Sous les dehors de la bonhomie, des bons conseils, du dÃsir de vous guider, ils vont essayer de vous faire tomber dans quelque grosse balourdise.
– Je les en dÃfie dit Julien en se mordant la lävre, et il reprit toute sa mÃfiance.
Les salons que ces messieurs traversärent au premier Ãtage, avant d arriver au cabinet du marquis, vous eussent semblÃ, ì mon lecteur, aussi tristes que magnifiques. On vous les donnerait tels qu’ils sont, que vous refuseriez de les habiter, c’est la patrie du bÃillement et du raisonnement triste. Ils redoublärent l’enchantement de Julien.”Comment peut-on à tre malheureux, pensait-il quand on habite un sÃjour aussi splendide!”
Enfin, ces messieurs arrivärent à la plus laide des piäces de ce superbe appartement: à peine s’il y faisait jour; lÃ, se trouva un petit homme maigre, à l’oeil vif et en perruque blonde. L’abbà se retourna vers Julien et le prÃsenta. C’Ãtait le marquis. Julien eut beaucoup de peine à le reconnaÃ¥tre, tant il lui trouva l’air poli. Ce n’Ãtait plus le grand seigneur à mine si altiäre de l’abbaye de Bray-le-Haut. Il sembla à Julien que sa perruque avait beaucoup trop de cheveux. A l’aide de cette sensation il ne fut point du tout intimidÃ. Le descendant de l’ami de Henri III lui parut d’abord avoir une tournure assez mesquine. Il Ãtait fort maigre et s’agitait beaucoup. Mais il remarqua bientìt que le marquis avait une politesse encore plus agrÃable à l’interlocuteur que celle de l’Ãvà que de Besanáon lui-mà me. L’audience ne dura pas trois minutes. En sortant, l’abbà dit à Julien:
– Vous avez regardà le marquis, comme vous eussiez fait un tableau. Je ne suis pas un grand grec dans ce que ces gens-ci appellent la politesse, bientìt vous en saurez plus que moi; mais enfin la hardiesse de votre regard m’a semblà peu polie.
On Ãtait remontà en fiacre, le cocher arrà ta präs du boulevard; l’abbà introduisit Julien dans une suite de grands salons. Julien remarqua qu’il n’y avait pas de meubles. Il regardait une magnifique pendule dorÃe, reprÃsentant un sujet träs indÃcent selon lui, lorsqu’un monsieur fort ÃlÃgant s’approcha d’un air riant. Julien fit un demi-salut.
Le monsieur sourit et lui mit la main sur l’Ãpaule. Julien tressaillit et fit un saut en arriäre. Il rougit de coläre. L’abbà Pirard, malgrà sa gravitÃ, rit aux larmes. Le monsieur Ãtait un tailleur.
– Je vous rends votre libertà pour deux jours, lui dit l’abbà en sortant; c’est alors seulement que vous pourrez à tre prÃsentà à Mme de la Mole. Un autre vous garderait comme une jeune fille en ces premiers moments de votre sÃjour dans cette nouvelle Babylone. Perdez-vous tout de suite si vous avez à vous perdre, et je serai dÃlivrà de la faiblesse que j’ai de penser à vous. Apräs-demain matin, ce tailleur vous portera deux habits; vous donnerez cinq francs au garáon qui vous les essaiera. Du reste, ne faites pas connaÃ¥tre le son de votre voix à ces Parisiens-lÃ. Si vous dites un mot, ils trouveront le secret de se moquer de vous. C’est leur talent. ‘Apräs-demain soyez chez moi à midi… Allez, perdez-vous… J’oubliais, allez commander des bottes, des chemises, un chapeau aux adresses que voici.
Julien regardait l’Ãcriture de ces adresses.
– C’est la main du marquis, dit l’abbÃ; c’est un homme actif qui prÃvoit tout, et qui aime mieux faire que commander. Il vous prend aupräs de lui pour que vous lui Ãpargniez ce genre de peines. Aurez-vous assez d’esprit pour bien exÃcuter toutes les choses que cet homme vif vous indiquera à demi-mot? C’est ce que montrera l’avenir: gare à vous!
Julien entra, sans dire un seul mot, chez les ouvriers indiquÃs par les adresses; il remarqua qu’il en Ãtait reáu avec respect, et le bottier, en Ãcrivant son nom sur son registre, mit M. Julien de Sorel.
Au cimetiäre du Päre-Lachaise, un monsieur fort obligeant, et encore plus libÃral dans ses propos, s’offrit pour indiquer à Julien le tombeau du marÃchal Ney, qu’une politique savante prive de l’honneur d’une Ãpitaphe. Mais en se sÃparant de ce libÃral, qui, les larmes aux yeux, le serrait presque dans ses bras, Julien n’avait plus de montre. Ce fut riche de cette expÃrience, que le surlendemain, à midi, il se prÃsenta à l’abbà Pirard, qui le regarda beaucoup.
– Vous allez peut-à tre devenir un fat, lui dit l’abbà d’un air sÃväre. Julien avait l’air d’un fort jeune homme en grand deuil, il Ãtait à la vÃrità träs bien, mais le bon abbà Ãtait trop provincial lui-mà me pour voir que Julien avait encore cette dÃmarche des Ãpaules qui en province, est à la fois ÃlÃgance et importance. En voyant Julien, le marquis jugea ses grÃces d’une maniäre si diffÃrente de celle du bon abbÃ, qu’il lui dit:
– Auriez-vous quelque objection à ce que M. Sorel prÃ¥t des leáons de danse?
L’abbà resta pÃtrifiÃ.
– Non, rÃpondit-il enfin, Julien n’est pas prà tre.
Le marquis montant deux à deux les marches d’un petit escalier dÃrobÃ, alla lui-mà me installer notre hÃros dans une jolie mansarde qui donnait sur l’immense jardin de l’hìtel. Il lui demanda combien il avait pris de chemises chez la lingäre.
– Deux, rÃpondit Julien, intimidà de voir un si grand seigneur descendre à ces dÃtails.
– Fort bien, reprit le marquis d’un air sÃrieux et avec un certain ton impÃratif et bref, qui donna à penser à Julien; fort bien! prenez encore vingt-deux chemises. Voici le premier quartier de vos appointements.
En descendant de la mansarde, le marquis appela un homme ÃgÃ:
– Arsäne, lui dit-il, vous servirez M. Sorel.
Peu de minutes apräs, Julien se trouva seul dans une bibliothäque magnifique; ce moment fut dÃlicieux. Pour n’à tre pas surpris dans son Ãmotion, il alla se cacher dans un petit coin sombre; de là il contemplait avec ravissement le dos brillant des livres: “Je pourrai lire tout cela, se disait-il. Et comment me dÃplairais-je ici? M. de Rà nal se serait cru dÃshonorà à jamais de la centiäme partie de ce que le marquis de La Mole vient de faire pour moi.
“Mais, voyons les copies à faire.”Cet ouvrage terminà Julien osa s’approcher des livres; il faillit devenir fou de oie en trouvant une Ãdition de Voltaire. Il courut ouvrir la porte de la bibliothäque pour n’à tre pas surpris. Il se donna ensuite le plaisir d’ouvrir chacun des quatre-vingts volumes. Ils Ãtaient reliÃs magnifiquement, c’Ãtait le chef-d’oeuvre du meilleur ouvrier de Londres. Il n’en fallait pas tant pour porter au comble l’admiration de Julien.
Une heure apräs, le marquis entra, regarda les copies et remarqua avec Ãtonnement que Julien Ãcrivait cela avec deux ll, cella.”Tout ce que l’abbà m’a dit de sa science serait-il tout simplement un conte!”Le marquis fort dÃcourage, lui dit avec douceur:
– Vous n’à tes pas sñr de votre orthographe?
– Il est vrai, dit Julien, sans songer le moins du monde au tort qu’il se faisait; il Ãtait attendri des bontÃs du marquis, qui lui rappelait le ton rogue de M. de RÃ nal.
“C’est du temps perdu que toute cette expÃrience de petit abbà franc-comtois, pensa le marquis; mais j’avais un si grand besoin d’un homme sñr!”
– Cela ne s’Ãcrit qu’avec un l, lui dit le marquis; quand vos copies seront terminÃes, cherchez dans le dictionnaire les mots de l’orthographe desquels vous ne serez pas sñr.
A six heures, le marquis le fit demander; il regarda avec une peine Ãvidente les bottes de Julien:
– J’ai un tort à me reprocher, je ne vous ai pas dit que tous les jours à cinq heures et demie, il faut vous habiller.
Julien le regardait sans comprendre.
– Je veux dire mettre des bas, Arsäne vous en fera souvenir; aujourd’hui je ferai vos excuses.
En achevant ces mots, M. de La Mole faisait passer Julien dans un salon resplendissant de dorures. Dans les occasions semblables, M. de Rà nal ne manquait jamais de doubler le pas pour avoir l’avantage de passer le premier à la porte. La petite vanità de son ancien patron fit que Julien marcha sur les pieds du marquis, et lui fit beaucoup de mal à cause de sa goutte.”Ah! il est balourd par-dessus le marchÔ, se dit celui-ci. Il le prÃsenta à une femme de haute taille et d’un aspect imposant. C’Ãtait la marquise. Julien lui trouva l’air impertinent, un peu comme Mme de Maugiron, la sous-prÃfäte de l’arrondissement de Verriäres, quand elle assistait au dÃ¥ner de la Saint-Charles. Un peu troublà de l’extrà me magnificence du salon, Julien n’entendit pas ce que disait M. de La Mole. La marquise daigna à peine le regarder. Il y avait quelques hommes parmi lesquels Julien reconnut avec un plaisir indicible le jeune Ãvoque d’Agde, qui avait daignà lui parler quelques mois auparavant, à la cÃrÃmonie de Bray-le-Haut. Ce jeune prÃlat fut effrayà sans doute des yeux tendres que fixait sur lui la timidità de Julien, et ne se soucia point de reconnaÃ¥tre ce provincial.
Les hommes rÃunis dans ce salon semblärent à Julien avoir quelque chose de triste et de contraint; on parle bas à Paris, et l’on n’exagäre pas les petites choses.
Un joli jeune homme, avec des moustaches, träs pÃle et träs ÃlancÃ, entra vers les six heures et demie; il avait une tà te fort petite.
– Vous vous ferez toujours attendre, dit la marquise, Ã laquelle il baisait la main.
Julien comprit que c’Ãtait le comte de La Mole. Il le trouva charmant däs le premier abord.
“Est-il possible, se dit-il, que ce soit là l’homme, dont les plaisanteries offensantes doivent me chasser de cette maison.”
A force d’examiner le comte Norbert, Julien remarqua qu’il Ãtait en bottes et en Ãperons; a et moi je dois à tre en souliers apparemment comme infÃrieur.”On se mit à table. Julien entendit la marquise qui disait un mot sÃväre, en Ãlevant un peu la voix. Presque en mà me temps, il aperáut une jeune personne, extrà mement blonde et fort bien faite, qui vint s’asseoir vis-Ã-vis de lui. Elle ne lui plut point; cependant en la regardant attentivement, il pensa qu’il n’avait jamais vu des yeux aussi beaux; mais ils annonáaient une grande froideur d’Ãme. Par la suite, Julien trouva qu’ils avaient l’expression de l’ennui qui examine, mais qui se souvient de l’obligation d’à tre imposant. a Mme de Rà nal avait cependant de bien beaux yeux, se disait-il, le monde lui en faisait compliment”; mais ils n’avaient rien de commun avec ceux-ci. Julien n’avait pas assez d’usage pour distinguer que c’Ãtait du feu de la saillie, que brillaient de temps en temps les yeux de Mlle Mathilde, c’est ainsi qu’il l’entendit nommer. Quand les yeux de Mme de Rà nal s’animaient, c’Ãtait du feu des passions, ou par l’effet d’une indignation gÃnÃreuse au rÃcit de quelque action mÃchante. Vers la fin du repas Julien trouva un mot pour exprimer le genre de beautà des yeux de Mlle de La Mole: a Ils sont scintillants”, se dit-il. Du reste, elle ressemblait cruellement à sa märe, qui lui dÃplaisait de plus en plus, et il cessa de la regarder. En revanche, le comte Norbert lui semblait admirable de tous points. Julien Ãtait tellement sÃduit, qu’il n’eut pas l’idÃe d’en à tre jaloux et de le haãr, parce qu’il Ãtait plus riche et plus noble que lui.
Julien trouva que le marquis avait l’air de s’ennuyer.
Vers le second service, il dit à son fils:
– Norbert, je te demande tes bontÃs pour M. Julien Sorel que je viens de prendre à mon Ãtat-major, et dont je prÃtends faire un homme, si cella se peut.
– C’est mon secrÃtaire, dit le marquis à son voisin, et il Ãcrit cela avec deux L
Tout le monde regarda Julien, qui fit une inclination de tà te un peu trop marquÃe à Norbert; mais en gÃnÃral on fut content de son regard.
Il fallait que le marquis eñt parlà du genre d’Ãducation que Julien avait reáue, car un des convives l’attaqua sur Horace: “C’est prÃcisÃment en parlant d’Horace que j’ai rÃussi aupräs de l’Ãvà que de Besanáon, se dit Julien, apparemment qu’ils ne connaissent que cet auteur.”A partir de cet instant, il fut maÃ¥tre de lui. Ce mouvement tut rendu facile, parce qu’il venait de dÃcider que Mlle de La Mole ne serait jamais une femme à ses yeux. Depuis le sÃminaire, il mettait les hommes au pis, et se laissait difficilement intimider par eux. Il eñt joui de tout son sang-froid, si la salle à manger eñt Ãtà meublÃe avec moins de magnificence. C’Ãtait, dans le fait, deux glaces de huit pieds de haut chacune, et dans lesquelles il regardait quelquefois son interlocuteur en parlant d’Horace, qui lui imposaient encore. Ses phrases n’Ãtaient pas trop longues pour un provincial. Il avait de beaux yeux dont la timidità tremblante ou heureuse, quand il avait bien rÃpondu, redoublait l’Ãclat. Il fut trouvà agrÃable. Cette sorte d’examen jetait un peu d’intÃrà t dans un dÃ¥ner grave. Le marquis engagea par un signe l’interlocuteur de Julien à le pousser vivement. a Serait-il possible qu’il sñt quelque chose?”pensait-il.
Julien rÃpondit en inventant ses idÃes, et perdit assez de sa timidità pour montrer non pas de l’esprit chose impossible à qui ne sait pas ;a langue dont on se sert à paris, mais il eut des idÃes nouvelles quoique prÃsentÃes sans grÃce ni Ã-propos, et l’on vit qu’il savait parfaitement le latin.
L’adversaire de Julien Ãtait un acadÃmicien des Inscriptions, qui, par hasard savait le latin, il trouva en Julien un träs bon humaniste, n’eut plus la crainte de le faire rougir, et chercha rÃellement à l’embarrasser. Dans la chaleur du combat, Julien oublia enfin l’ameublement magnifique de la salle à manger il en vint à exposer sur les poätes latins des idÃes que l’interlocuteur n’avait lues nulle part. En honnà te homme il en fit honneur au jeune secrÃtaire. Par bonheur, on entama une discussion sur la question de savoir si Horace a Ãtà pauvre ou riche: un homme aimable, voluptueux et insouciant, faisant des vers pour s’amuser, comme Chapelle, l’ami de Moliäre et de La Fontaine, ou un pauvre diable de poäte laurÃat suivant la cour et faisant des odes pour le jour dà naissance du roi, comme Southey, l’accusateur de lord Byron. On parla de l’Ãtat de la sociÃtà sous Auguste et sous George , aux deux Ãpoques l’aristocratie Ãtait toute-puissante; mais à Rome, elle se voyait arracher le pouvoir par MÃcäne, qui n’Ãtait que simple chevalier; et en Angleterre elle avait rÃduit George à peu präs à l’Ãtat d’un doge de Venise. Cette discussion sembla tirer le marquis de l’Ãtat de torpeur, oó l’ennui le plongeait au commencement du dÃ¥ner.
Julien ne comprenait rien à tous les noms modernes comme Southey, lord Byron, George , qu’il entendait prononcer pour la premiäre fois. Mais il n’Ãchappa à personne que, toutes les fois qu’il Ãtait question de faits passÃs à Rome, et dont la connaissance pouvait se dÃduire des ouvres d’Horace, de Martial, de Tacite, etc., il avait une incontestable supÃrioritÃ. Julien s’empara sans faáon de plusieurs idÃes qu’il avait apprises de l’Ãvà que de Besanáon, dans la fameuse discussion qu’il avait eue avec ce prÃlat; ce ne furent pas les moins goñtÃes.
Lorsque l’on fut las de parler de poätes, la marquise, qui se faisait une loi d’admirer tout ce qui amusait son mari, daigna regarder Julien.
– Les maniäres gauches de ce jeune abbà cachent peut-à tre un homme instruit dit à la marquise l’acadÃmicien qui se trouvait präs d’elle; et Julien en entendit quelque chose.
Les phrases toutes faites convenaient assez à l’esprit de la maÃ¥tresse de la maison, elle adopta celle-ci sur Julien et se sut bon grà d’avoir engagà l’acadÃmicien à dÃ¥ner.”Il amuse M. de La Mole”, pensait-elle.
CHAPITRE III
LES PREMIERS PAS
Cette immense vallÃe remplie de lumiäres Ãclatantes et de tant de milliers d’hommes Ãblouit ma vue. Pas un ne me connaÃ¥t, tous me sont supÃrieurs. Ma tà te se perd. Poemi dell’av. REINA.
Le lendemain, de fort bonne heure, Julien faisait des copies de lettres dans la bibliothäque, lorsque Mlle Mathilde y entra par une petite porte de dÃgagement, fort bien cachÃe avec des dos de livres. Pendant que Julien admirait cette invention Mlle Mathilde paraissait fort ÃtonnÃe et assez contrariÃe de le rencontrer lÃ. Julien lui trouva, en papillotes l’air dur, hautain et presque masculin. Mlle de La Mole avait le secret de voler des livres dans la bibliothäque de son päre, sans qu’il y parñt. La prÃsence de Julien rendait inutile sa course de ce matin, ce qui la contraria d’autant plus, qu’elle venait chercher le second volume de la Princesse de Babylone de Voltaire, digne complÃment d’une Ãducation Ãminemment monarchique et religieuse, chef-d’oeuvre du SacrÃ-Coeur! Cette pauvre fille, à dix-neuf ans, avait dÃjà besoin du piquant de l’esprit pour s’intÃresser à un roman.
Le comte Norbert parut dans la bibliothäque vers les trois heures; il venait Ãtudier un journal, pour pouvoir parler politique le soir, et fut bien aise de rencontrer Julien, dont il avait oublià l’existence. Il fut parfait pour lui: il lui offrit de monter à cheval.
– Mon päre nous donne congà jusqu’au dÃ¥ner.
Julien comprit ce nous et le trouva charmant.
– Mon Dieu, monsieur le comte, dit Julien, s’il s’agissait d’abattre un arbre de quatre-vingts pieds de haut, de! Ãquarrir et d’en faire des planches, je m’en tirerais bien, J’ose le dire; mais monter à cheval, cela ne m’est pas arrivà six fois en ma vie.
– Eh bien, ce sera la septiäme, dit Norbert.
Au fond, Julien se rappelait l’entrÃe du roi de***, à Verriäres, et croyait monter à cheval supÃrieurement. Mais, en revenant du bois de Boulogne, au beau milieu de la rue du Bac, il tomba en voulant Ãviter brusquement un cabriolet et se couvrit de boue. Bien lui prit d’avoir deux habits. Au dÃ¥ner, le marquis voulant lui adresser la parole, lui demanda des nouvelles de sa promenade; Norbert se hÃta de rÃpondre en termes gÃnÃraux.
– M. le comte est plein de bontÃs pour moi, reprit Julien, je l’en remercie, et j’en sens tout le prix. Il a daignà me faire donner le cheval le plus doux et le plus joli; mais enfin il ne pouvait pas m’y attacher, et, faute de cette prÃcaution, je suis tombà au beau milieu de cette rue si longue, präs du pont.
Mlle Mathilde essaya en vain de dissimuler un Ãclat de rire; ensuite son indiscrÃtion demanda des dÃtails. Julien s’en tira avec beaucoup de simplicitÃ; il eut de la grÃce sans le savoir.
– J’augure bien de ce petit prà tre dit le marquis à l’acadÃmicien; un provincial simple en pareille occurrence! c’est ce qui ne s’est jamais vu et ne se verra plus; et encore il raconte son malheur devant des dames!
Julien mit tellement les auditeurs à leur aise sur son infortune, qu’à la fin du dÃ¥ner, lorsque la conversation gÃnÃrale eut pris un autre cours, Mlle Mathilde faisait des questions à son fräre sur les dÃtails de l’ÃvÃnement malheureux. Ses questions se prolongeant, et Julien rencontrant ses yeux plusieurs fois, il osa rÃpondre directement, quoiqu’il ne fñt pas interrogÃ, et tous trois finirent par rire, comme auraient pu faire trois jeunes habitants d’un village au fond d’un bois.
Le lendemain, Julien assista à deux cours de thÃologie, et revint ensuite transcrire une vingtaine de lettres. Il trouva Ãtabli präs de lui, dans la bibliothäque, un jeune homme mis avec beaucoup de soin; mais la tournure Ãtait mesquine, et la physionomie celle de l’envie.
Le marquis entra.
– Que faites-vous ici, monsieur Tanbeau? dit-il au nouveau venu d’un ton sÃväre.
– Je croyais…, reprit le jeune homme en souriant bassement.
– Non monsieur, vous ne croyiez pas. Ceci est un essai, mais il est malheureux.
Le jeune Tanbeau se leva furieux et disparut. C’Ãtait un neveu de l’acadÃmicien ami de Mme de La Mole, il se destinait aux lettres. L’acadÃmicien avait obtenu que le marquis le prendrait pour secrÃtaire. Tanbeau, qui travaillait dans une chambre ÃcartÃe, ayant su la faveur dont Julien Ãtait l’objet voulut la partager et le matin il Ãtait venu Ãtablir son Ãcritoire dans la bibliothäque.
A quatre heures, Julien osa apräs un peu d’hÃsitation, paraÃ¥tre chez le comte Norbert. Celui-ci allait monter à cheval, et fut embarrassÃ, car il Ãtait parfaitement poli.
– Je pense, dit-il à Julien, que bientìt vous irez au manäge; et, apräs quelques semaines, je serai ravi de monter à cheval avec vous.
– Je voulais avoir l’honneur de vous remercier des bontÃs que vous avez eues pour moi; croyez, monsieur, ajouta Julien d’un air fort sÃrieux, que je sens tout ce que je vous dois. Si votre cheval n’est pas blessà par suite de ma maladresse d’hier, et s’il est libre, je dÃsirerais le monter ce matin.
– Ma foi, mon cher Sorel, à vos risques et pÃrils. Supposez que je vous ai fait toutes les objections que rÃclame la prudence, le fait est qu’il est quatre heures, nous n’avons pas de temps à perdre.
Une fois qu’il fut à cheval:
– Que faut-il faire pour ne pas tomber? dit Julien au jeune comte.
– Bien des choses, rÃpondit Norbert en riant aux Ãclats: par exemple, tenir le corps en arriäre.
Julien prit le grand trot. On Ãtait sur la place Louis XVI.
– Ah! jeune tÃmÃraire, dit Norbert, il y a trop de voitures, et encore menÃes par des imprudents! Une fois par terre, leurs tilburys vont vous passer sur le corps; ils n’iront pas risquer de gÃter la bouche de leur cheval en l’arrà tant tout court.
Vingt fois Norbert vit Julien sur le point de tomber; mais enfin la promenade finit sans accident. En rentrant le jeune comte dit à sa soeur:
– Je vous prÃsente un hardi casse-cou.
A dÃ¥ner, parlant à son päre, d’un bout de la table à l’autre, il rendit justice à la hardiesse de Julien; c’Ãtait tout ce qu’on pouvait louer dans sa faáon de monter à cheval. Le jeune comte avait entendu le matin les gens qui pansaient les chevaux dans la cour prendre texte de la chute de Julien pour se moquer de lui outrageusement.
Malgrà tant de bontÃ, Julien se sentit bientìt parfaitement isolà au milieu de cette famille. Tous les usages lui semblaient singuliers, et il manquait à tous. Ses bÃvues faisaient la joie des valets de chambre.
L’abbà Pirard Ãtait parti pour sa cure.”Si Julien est un faible roseau, qu’il pÃrisse; si c’est un homme de coeur qu’il se tire d’affaire tout seul”, pensait-il.
CHAPITRE IV
L’HOTEL DE LA MOLE
Que fait-il ici? s’y plairait-il? penserait-il y plaire? RONSARD.
Si tout semblait Ãtrange à Julien, dans le noble salon de l’hìtel de La Mole, ce jeune homme, pÃle et và tu de noir, semblait à son tour fort singulier aux personnes qui daignaient le remarquer. Mme de La Mole proposa à son mari de l’envoyer en mission les jours oó l’on avait à dÃ¥ner certains personnages.
– J’ai envie de pousser l’expÃrience jusqu’au bout, rÃpondit le marquis. L’abbà Pirard prÃtend que nous avons tort de briser l’amour-propre des gens que nous admettons aupräs de nous. On ne s’appuie que sur ce qui rÃsiste, etc. Celui-ci n’est inconvenant que par sa figure inconnue, c’est du reste un sourd-muet.
“Pour que je puisse m’y reconnaÃ¥tre, il faut, se dit Julien, que j’Ãcrive les noms et un mot sur le caractäre des personnages que je vois arriver dans ce salon.”
Il plaáa en premiäre ligne cinq ou six amis de la maison, qui lui faisaient la cour à tout hasard, le croyant protÃgà par un caprice du marquis. C’Ãtaient de pauvres häres, plus ou moins plats; mais, il faut le dire à la louange de cette classe d’hommes, telle qu’on la trouve aujourd’hui dans les salons de l’aristocratie, ils n’Ãtaient pas plats Ãgalement pour tous. Tel d’entre eux se fñt laissà malmener par le marquis, qui se fñt rÃvoltà contre un mot dur à lui adressà par Mme de La Mole.
Il y avait trop de fiertà et trop d’ennui au fond du caractäre des maÃ¥tres de la maison, ils Ãtaient trop accoutumes à outrager pour se dÃsennuyer, pour qu’ils pussent espÃrer de vrais amis. Mais, exceptà les jours de pluie, et dans les moments d’ennui fÃroce, qui Ãtaient rares, on les trouvait toujours d’une politesse parfaite.
Si les cinq ou six complaisants qui tÃmoignaient une amitià si paternelle à Julien eussent dÃsertà l’hìtel de La Mole, la marquise eñt Ãtà exposÃe à de grands moments de solitude; et, aux veux des femmes de cc rang, la solitude est affreuse: c’est l’embläme de la disgrÃce.
Le marquis Ãtait parlait pour sa femme; il veillait à ce que son salon fñt suffisamment garni; non pas de pairs, il trouvait ses nouveaux collägues pas assez nobles pour venir chez lui comme amis, pas assez amusants pour y à tre admis comme subalternes.
Ce ne fut que bien plus tard que Julien pÃnÃtra ces secrets. La politique dirigeante qui fait l’entretien des maisons bourgeoises n’est abordÃe dans celle de la classe du marquis, que dans les instants de dÃtresse.
Tel est encore, mà me dans ce siäcle ennuyÃ, l’empire de la nÃcessità de s’amuser, que mà me les Jours de dÃ¥ners, à peine le marquis avait-il quittà le salon, tout le monde prenait la fuite. Pourvu qu’on ne plaisantÃt ni de Dieu, ni des prà tres, ni du roi, ni des gens en place, ni des artistes protÃgÃs par la Cour, ni de tout ce qui est Ãtabli; pourvu qu’on ne dÃ¥t du bien ni de BÃranger, ni des journaux de l’opposition, ni de Voltaire, ni de Rousseau, ni de tout ce qui se permet un peu de franc-parler; pourvu surtout qu’on ne parlÃt jamais politique, on pouvait librement raisonner de tout.
Il n’y a pas de cent mille Ãcus de rentes ni de cordon bleu qui puissent lutter contre une telle charte de salon. La moindre idÃe vive semblait une grossiäretÃ. Malgrà le bon ton, la politesse parfaite, l’envie d’à tre agrÃable, l’ennui se lisait sur tous les fronts. Les jeunes gens qui venaient rendre des devoirs, ayant peur de parler de quelque chose qui fÃ¥t soupáonner une pensÃe, ou de trahir quelque lecture prohibÃe, se taisaient apräs quelques mots bien ÃlÃgants sur Rossini et le temps qu’il taisait.
Julien observa que la conversation Ãtait ordinairement maintenue vivante par deux vicomtes et cinq barons que M. de La Mole avait connus dans l’Ãmigration. Ces messieurs jouissaient de six à huit mille livres de rente; quatre tenaient pour ta Quotidienne, et trois pour la Gazette de France’. L’un d’eux avait tous les jours à raconter quelque anecdote du ChÃteau oó le mot admirable n’Ãtait pas ÃpargnÃ. Julien remarqua qu’il avait cinq croix, les autres n’en avaient en gÃnÃral que trois.
En revanche, on voyait dans l’antichambre dix laquais en livrÃe, et toute la soirÃe, on avait des glaces ou du thà tous les quarts d’heure; et, sur le minuit, une espäce de souper avec du vin de Champagne.
C’Ãtait la raison qui quelquefois faisait rester Julien jusqu’à la fin; du reste, il ne comprenait presque pas que l’on pñt Ãcouter sÃrieusement la conversation ordinaire de ce salon si magnifiquement dorÃ. Quelquefois il regardait les interlocuteurs, pour voir si eux-mà mes ne se moquaient pas de ce qu’ils disaient.”Mon M. de Maistre, que je sais par coeur, a dit cent fois mieux, pensait-il, et encore est-il bien ennuyeux.”
Julien n’Ãtait pas le seul à s’apercevoir de l’asphyxie morale. Les uns se consolaient en prenant force glaces; les autres par le plaisir de dire tout le reste de la soirÃe: a Je sors de l’hìtel de La Mole, oó j’ai su que la Russie, etc…”
Julien apprit, d’un des complaisants, qu’il n’y avait pas encore six mois que Mme de La Mole avait rÃcompensà une assiduità de plus de vingt annÃes en faisant prÃfet le pauvre baron Le Bourguignon, sous-prÃfet depuis la Restauration.
Ce grand ÃvÃnement avait retrempà le zäle de tous ces messieurs, ils se seraient fÃchÃs de bien peu de chose auparavant, ils ne se fÃchärent plus de rien. Rarement le manque d’Ãgards Ãtait direct mais Julien avait dÃjà surpris à table deux ou trois petits dialogues brefs, entre le marquis et sa femme, cruels pour ceux qui Ãtaient placÃs aupräs d’eux. Ces nobles personnages ne dissimulaient pas le mÃpris sincäre pour tout ce qui n’Ãtait pas issu de gens montant dans les carrosses du roi. Julien observa que le mot croisade Ãtait le seul qui donnÃt à leur figure l’expression du sÃrieux profond, mà là de respect. Le respect ordinaire avait toujours une nuance de complaisance.
Au milieu de cette magnificence et de cet ennui, Julien ne s’intÃressait à rien qu’à M. de La Mole; il l’entendit avec plaisir protester un jour qu’il n’Ãtait pour rien dans l’avancement de ce pauvre Le Bourguignon. C’Ãtait une attention pour la marquise, Julien savait la vÃrità par l’abbà Pirard.
Un matin que l’abbà travaillait avec Julien dans la bibliothäque du marquis, à l’Ãternel procäs dà Frilair:
– Monsieur, dit Julien tout à coup, dÃ¥ner tous les jours avec Mme la marquise, est-ce un de mes devoirs, ou est-ce une bontà que l’on a pour moi?
– C’est un honneur insigne! reprit l’abbÃ, scandalisÃ. Jamais M. N… l’acadÃmicien, qui, depuis quinze ans, fait une cour assidue, n’a pu l’obtenir pour son neveu M. Tanbeau.
– C’est pour moi, monsieur, la partie la plus pÃnible de mon emploi. Je m’ennuyais moins au sÃminaire. Je vois bÃiller quelquefois jusqu’à Mlle de La Mole, qui pourtant doit à tre accoutumÃe à l’amabilità des amis de la maison. J’ai peur de m’endormir. De grÃce, obtenez-moi la permission d’aller dÃ¥ner à quarante sous dans quelque auberge obscure.
L’abbÃ, vÃritable parvenu, Ãtait fort sensible à l’honneur de dÃ¥ner avec un grand seigneur. Pendant qu’il s’efforáait de faire comprendre ce sentiment par Julien un bruit loger leur fit tourner la tà te. Julien vit Mlle dà La Mole qui Ãcoutait. Il rougit. Elle Ãtait venue chercher un livre et avait tout entendu; elle prit quelque considÃration pour Julien.”Celui-là n’est pas nà à genoux pensa-t-elle, comme ce vieil abbÃ. Dieu! qu’il est laid.”
A dÃ¥ner, Julien n’osait pas regarder Mlle de La Mole mais elle eut la bontà de lui adresser la parole. Ce jour-là on attendait beaucoup de monde, elle l’engagea à rester. Les jeunes filles de Paris n’aiment guäre les gens d’un certain Ãge, surtout quand ils sont mis sans soin. Julien n’avait pas eu besoin de beaucoup de sagacità pour s’apercevoir que les collägues de M. Le Bourguignon restÃs dans le salon, avaient l’honneur d’à tre l’objet ordinaire des plaisanteries de Mlle de La Mole. Ce jour-lÃ, qu’il y eñt ou non de l’affectation de sa part, elle fut cruelle pour les ennuyeux.
Mlle de La Mole Ãtait le centre d’un petit groupe qui se formait presque tous les soirs derriäre l’immense bergäre de la marquise. LÃ, se trouvaient le marquis de Croisenois, le comte de Caylus, le vicomte de Luz et deux ou trois autres jeunes officiers, amis de Norbert ou de sa soeur. Ces messieurs s’asseyaient sur un grand canapà bleu’. A l’extrÃmità du canapÃ, opposÃe à celle qu’occupait la brillante Mathilde Julien Ãtait placà silencieusement sur une petite chaise de paille assez basse. Ce poste modeste Ãtait envià par tous les complaisants, Norbert y maintenait dÃcemment le jeune secrÃtaire de son päre, en lui adressant la parole ou en le nommant une ou deux fois par soirÃe. Ce jour-lÃ, Mlle de La Mole lui demanda quelle pouvait à tre la hauteur de la montagne sur laquelle est placÃe la citadelle de Besanáon. Jamais Julien ne put dire si cette montagne Ãtait plus ou moins haute que Montmartre. Souvent if riait de grand coeur de ce qu’on disait dans ce petit groupe; mais il se sentait incapable de rien inventer de semblable. C’Ãtait comme une langue Ãtrangäre qu’il eñt comprise et admirÃe, mais qu’il n’eñt pu parler.
Les amis de Mathilde Ãtaient ce jour-là en hostilità continue avec les gens qui arrivaient dans ce magnifique salon. Les amis de la maison eurent d’abord la prÃfÃrence, comme Ãtant mieux connus. On peut juger si Julien Ãtait attentif; tout l’intÃressait, et le fond des chose s’et la maniäre d’en plaisanter.
– Ah! voici M. Descoulis, dit Mathilde, il n’a plus de perruque; est-ce qu’il voudrait arriver à la prÃfecture par le gÃnie? il Ãtale ce front chauve qu’il dit rempli de hautes pensÃes.
– C’est un homme qui connaÃ¥t toute la terre, dit le marquis de Croisenois; il vient aussi chez mon oncle le cardinal. Il est capable de cultiver un mensonge aupräs de chacun de ses amis, pendant des annÃes de suite, et il a deux ou trois cents amis. Il sait alimenter l’amitiÃ, c’est son talent. Tel que vous le voyez, il est dÃjà crottÃ, à la porte d’un de ses amis, däs les sept heures du matin, en hiver.
“Il se brouille de temps en temps, et il Ãcrit sept ou huit lettres pour la brouillerie. Puis il se rÃconcilie, et il a sept ou huit lettres pour les transports d’amitiÃ. Mais c’est dans l’Ãpanchement franc et sincäre de l’honnà te homme qui ne garde rien sur le coeur, qu’il brille le plus. Cette manoeuvre paraÃ¥t, quand il a quelque service à demander. Un des grands vicaires de mon oncle est admirable quand il raconte la vie de M. Descoulis depuis la Restauration. Je vous l’amänerai.
– Bah! je ne croirais pas à ces propos, c’est jalousie de mÃtier entre petites gens, dit le comte de Caylus.
– M. Descoulis aura un nom dans l’histoire, reprit le marquis, il a fait la Restauration avec l’abbà de Pradt et MM. de Talleyrand et Pozzo di Borgo.
– Cet homme a manià des millions, dit Norbert, et je ne conáois pas qu’il vienne ici embourser les Ãpigrammes de mon päre, souvent abominables. Combien avez-vous trahi de fois vos amis, mon cher Descoulis? Lui criait-il l’autre jour d’un bout de la table à l’autre.
– Mais est-il vrai qu’il ait trahi? dit Mlle de La Mole. Qui n’a pas trahi?
– Quoi! dit le comte de Caylus à Norbert, vous avez chez vous M. Sainclair, ce fameux libÃral, et que diable vient-il y faire? Il faut que je l’approche, que je lui parle que je me fasse parler; on dit qu’il a tant d’esprit.
– Mais comment ta märe va-t-elle le recevoir? dit M. de Croisenois. Il a des idÃes si extravagantes, si gÃnÃreuses, si indÃpendantes…
– Voyez, dit Mlle de La Mole, voilà l’homme indÃpendant, qui salue jusqu’à terre M. Descoulis, et qui saisit sa main. J’ai presque cru qu’il allait la porter à ses lävres.
– Il faut que Descoulis soit mieux avec le pouvoir que nous ne le croyons, reprit M. de Croisenois.