Il tait genoux en prononant ces paroles d’un air leur donner de la valeur.
– Hier, je me suis dit, ajouta-t-il: “Elle a pleur en ma prsence; donc elle est un peu moins malheureuse!”
– Mais, monsieur, songez donc quels dangers vous environnent, on vous arrtera dans cette ville!
– Le tribun vous dira: Madame, qu’est-ce que la vie quand le devoir parle? L’homme malheureux, et qui a la douleur de ne plus sentir de passion pour la vertu depuis qu’il est brl par l’amour, ajoutera: Madame la duchesse, Fabrice, un homme de coeur, va prir peut-tre; ne repoussez pas un autre homme de coeur qui s’offre vous! Voici un corps de fer et une me qui ne craint au monde que de vous dplaire.
– Si vous me parlez encore de vos sentiments, je vous ferme ma porte jamais.
La duchesse eut bien l’ide, ce soir-l , d’annoncer Ferrante qu’elle ferait une petite pension ses enfants, mais elle eut peur qu’il ne partt de l pour se tuer.
A peine fut-il sorti que, remplie de pressentiments funestes, elle se dit: “Moi aussi je puis mourir, et plt Dieu qu’il en ft ainsi, et bientt! si je trouvais un homme digne de ce nom qui recommander mon pauvre Fabrice.”
Une ide saisit la duchesse: elle prit un morceau de papier et reconnut, par un crit auquel elle mla le peu de mots de droit qu’elle savait, qu’elle avait reu du sieur Ferrante Palla la somme de 25000 francs, sous l’expresse condition de payer chaque anne une rente viagre de 1500 francs la dame Sarasine et ses cinq enfants. La duchesse ajouta: “De plus je lgue une rente viagre de 300 francs chacun de ses cinq enfants, sous la condition que Ferrante Palla donnera des soins comme mdecin mon neveu Fabrice del Dongo, et sera pour lui un frre. Je l’en prie.”Elle signa, antidata d’un an et serra ce papier.
Deux jours aprs, Ferrante reparut. C’tait au moment o toute la ville tait agite par le bruit de la prochaine excution de Fabrice. Cette triste crmonie aurait-elle lieu dans la citadelle ou sous les arbres de la promenade publique? Plusieurs hommes du peuple allrent se promener ce soir-l devant la porte de la citadelle, pour tcher de voir si l’on dressait l’chafaud: ce spectacle avait mu Ferrante. Il trouva la duchesse noye dans les larmes, et hors d’tat de parler; elle le salua de la main et lui montra un sige. Ferrante dguis ce jour-l en capucin, tait superbe; au lieu de s’asseoir il se mit genoux et pria Dieu dvotement demi-voix. Dans un moment o la duchesse semblait un peu plus calme, sans se dranger de sa position, il interrompit un instant sa prire pour dire ces mots:
– De nouveau il offre sa vie.
– Songez ce que vous dites, s’cria la duchesse, avec cet oeil hagard qui, aprs les sanglots, annonce que la colre prend le dessus sur l’attendrissement.
– Il offre sa vie pour mettre obstacle au sort de Fabrice, ou pour le venger.
– Il y a telle occurrence, rpliqua la duchesse, o je pourrais accepter le sacrifice de votre vie.
Elle le regardait avec une attention svre. Un clair de joie brilla dans son regard; il se leva rapidement et tendit les bras vers le ciel. La duchesse alla se munir d’un papier cach dans le secret d’une grande armoire de noyer.
– Lisez, dit-elle Ferrante.
C’tait la donation en faveur de ses enfants dont nous avons parl.
Les larmes et les sanglots empchaient Ferrante de lire la fin; il tomba genoux.
– Rendez-moi ce papier, dit la duchesse, et, devant lui, elle le brla la bougie.
“Il ne faut pas, ajouta-t-elle, que mon nom paraisse si vous tes pris et excut, car il y va de votre tte.
– Ma joie est de mourir en nuisant au tyran, une bien plus grande joie de mourir pour vous. Cela pos et bien compris, daignez ne plus faire mention de ce dtail d’argent, j’y verrais un doute injurieux.
– Si vous tes compromis, je puis l’tre aussi repartit la duchesse, et Fabrice aprs moi: c’est pour cela, et non pas parce que je doute de votre bravoure, que j’exige que l’homme qui me perce le coeur soit empoisonn et non tu. Par la mme raison importante pour moi, je vous ordonne de faire tout au monde pour vous sauver.
– J’excuterai fidlement, ponctuellement et prudemment. Je prvois, madame la duchesse, que ma vengeance sera mle la vtre: il en serait autrement, que j’obirais encore fidlement, ponctuellement et prudemment. Je puis ne pas russir, mais j’emploierai toute ma force d’homme.
– Il s’agit d’empoisonner le meurtrier de Fabrice.
– Je l’avais devin, et depuis vingt-sept mois que je mne cette vie errante et abominable, j’ai souvent song une pareille action pour mon compte.
– Si je suis dcouverte et condamne, comme complice, poursuivit la duchesse d’un ton de fiert, je ne veux point que l’on puisse m’imputer de vous avoir sduit. Je vous ordonne de ne plus chercher me voir avant l’poque de notre vengeance: il ne s’agit point de le mettre mort avant que je vous en aie donn le signal. Sa mort en cet instant, par exemple, me serait funeste, loin de m’tre utile. Probablement sa mort ne devra avoir lieu que dans plusieurs mois, mais elle aura lieu. J’exige qu’il meure par le poison, et j’aimerais mieux le laisser vivre que de le voir atteint d’un coup de feu. Pour des intrts que je ne veux pas vous expliquer, j’exige que votre vie soit sauve.
Ferrante tait ravi de ce ton d’autorit que la duchesse prenait avec lui: ses yeux brillaient d’une profonde joie. Ainsi que nous l’avons dit, il tait horriblement maigre, mais on voyait qu’il avait t fort beau dans sa premire jeunesse, et il croyait tre encore ce qu’il avait t jadis.”Suis-je fou, se dit-il, ou bien la duchesse veut-elle un jour, quand je lui aurai donn cette preuve de dvouement, faire de moi l’homme le plus heureux? Et dans le fait, pourquoi pas? Est-ce que je ne vaux point cette poupe de comte Mosca qui, dans l’occasion, n’a rien pu pour elle, pas mme faire vader monsignore Fabrice?”
– Je puis vouloir sa mort ds demain, continua la duchesse, toujours du mme air d’autorit. Vous connaissez cet immense rservoir d’eau qui est au coin du palais, tout prs de la cachette que vous avez occupe quelquefois; il est un moyen secret de faire couler toute cette eau dans la rue: h bien! ce sera l le signal de ma vengeance. Vous verrez si vous tes Parme, ou vous entendrez dire, si vous habitez les bois, que le grand rservoir du palais Sanseverina a crev. Agissez aussitt, mais par le poison, et surtout n’exposez votre vie que le moins possible. Que jamais personne ne sache que j’ai tremp dans cette affaire.
– Les paroles sont inutiles, rpondit Ferrante avec un enthousiasme mal contenu: je suis dj fix sur les moyens que j’emploierai. La vie de cet homme me devient plus odieuse qu’elle n’tait, puisque je n’oserai vous revoir tant qu’il vivra. J’attendrai le signal du rservoir crev dans la rue.
Il salua brusquement et partit. La duchesse le regardait marcher.
Quand il fut dans l’autre chambre, elle le rappela.
– Ferrante! s’cria-t-elle, homme sublime!
Il rentra, comme impatient d’tre retenu; sa figure tait superbe en cet instant.
– Et vos enfants?
– Madame, ils seront plus riches que moi; vous leur accorderez peut-tre quelque petite pension.
– Tenez, lui dit la duchesse en lui remettant une sorte de gros tui en bois d’olivier, voici tous les diamants qui me restent; ils valent cinquante mille francs.
– Ah! madame! vous m’humiliez!… dit Ferrante avec un mouvement d’horreur, et sa figure changea du tout au tout.
– Je ne vous reverrai jamais avant l’action: prenez, je le veux, ajouta la duchesse avec un air de hauteur qui atterra Ferrante.
Il mit l’tui dans sa poche et sortit.
La porte avait t referme par lui. La duchesse le rappela de nouveau; il rentra d’un air inquiet: la duchesse tait debout au milieu du salon; elle se jeta dans ses bras. Au bout d’un instant, Ferrante s’vanouit presque de bonheur; la duchesse se dgagea de ses embrassements, et des yeux lui montra la porte.
“Voil le seul homme qui m’ait comprise, se dit-elle, c’est ainsi qu’en et agi Fabrice, s’il et pu m’entendre.”
Il y avait deux choses dans le caractre de la duchesse, elle voulait toujours ce qu’elle avait voulu une fois, elle ne remettait jamais en dlibration ce qui avait t une fois dcid. Elle citait ce propos un mot de son premier mari, l’aimable gnral Pietranera: “Quelle insolence envers moi-mme! disait-il; pourquoi croirai-je avoir plus d’esprit aujourd’hui que lorsque je pris ce parti?”
De ce moment, une sorte de gaiet reparut dans le caractre de la duchesse. Avant la fatale rsolution, chaque pas que faisait son esprit, chaque chose nouvelle qu’elle voyait, elle avait le sentiment de son infriorit envers le prince, de sa faiblesse et de sa duperie; le prince, suivant elle, l’avait lchement trompe, et le comte Mosca, par suite de son gnie courtisanesque, quoique innocemment, avait second le prince. Ds que la vengeance fut rsolue, elle sentit sa force, chaque pas de son esprit lui donnait du bonheur. Je croirais assez que le bonheur immoral qu’on trouve se venger en Italie tient la force d’imagination de ce peuple; les gens des autres pays ne pardonnent pas proprement parler, ils oublient.
La duchesse ne revit Palla que vers les derniers temps de la prison de Fabrice. Comme on l’a devin peut-tre, ce fut lui qui donna l’ide de l’vasion: il existait dans les bois, deux lieues de Sacca, une tour du Moyen Age, demi ruine, et haute de plus de cent pieds’; avant de parler une seconde fois de fuite la duchesse, Ferrante la supplia d’envoyer Ludovic, avec des hommes srs disposer une suite d’chelles auprs de cette tour. En prsence de la duchesse il y monta avec les chelles, et en descendit avec une simple corde noue; il renouvela trois fois l’exprience, puis il expliqua de nouveau son ide. Huit jours aprs, Ludovic voulut aussi descendre de cette vieille tour avec une corde noue: ce fut alors que la duchesse communiqua cette ide Fabrice.
Dans les derniers jours qui prcdrent cette tentative, qui pouvait amener la mort du prisonnier et de plus d’une faon, la duchesse ne pouvait trouver un instant de repos qu’autant qu’elle avait Ferrante ses cts, le courage de cet homme lectrisait le sien; mais l’on sentait bien qu’elle devait cacher au comte ce voisinage singulier. Elle craignait, non pas qu’il se rvoltt, mais elle et t afflige de ses objections, qui eussent redoubl ses inquitudes. Quoi! prendre pour conseiller intime un fou reconnu comme tel, et condamn mort!”Et, ajoutait la duchesse, se parlant elle-mme, un homme qui, par la suite, pouvait faire de si tranges choses!”Ferrante se trouvait dans le salon de la duchesse au moment o le comte vint lui donner connaissance de la conversation que le prince avait eue avec Rassi; et, lorsque le comte fut sorti, elle eut beaucoup faire pour empcher Ferrante de marcher sur-le-champ l’excution d’un affreux dessein!
– Je suis fort maintenant! s’criait ce fou; je n’ai plus de doute sur la lgitimit de l’action!
– Mais, dans le moment de colre qui suivra invitablement, Fabrice sera mis mort
– Mais ainsi on lui pargnerait le pril de cette descente: elle est possible, facile mme, ajoutait-il; mais l’exprience manque ce jeune homme.
On clbra le mariage de la soeur du marquis Crescenzi, et ce fut la fte donne dans cette occasion que la duchesse rencontra Cllia, et put lui parler sans donner de soupons aux observateurs de bonne compagnie. La duchesse elle-mme remit Cllia le paquet de cordes dans le jardin, o ces dames taient alles respirer un instant. Ces cordes, fabriques avec le plus grand soin, mi-parties de chanvre et de soie, avec des noeuds, taient fort menues et assez flexibles; Ludovic avait prouv leur solidit, et, dans toutes leurs parties, elles pouvaient porter sans se rompre un poids de huit quintaux. On les avait comprimes de faon en former plusieurs paquets de la forme d’un volume in-quarto; Cllia s’en empara, et promit la duchesse que tout ce qui tait humainement possible serait accompli pour faire arriver ces paquets jusqu’ la tour Farnse.
– Mais je crains la timidit de votre caractre; et d’ailleurs, ajouta poliment la duchesse, quel intrt peut vous inspirer un inconnu?
– M. del Dongo est malheureux, et je vous promets que par moi il sera sauv!
Mais la duchesse, ne comptant que fort mdiocrement sur la prsence d’esprit d’une jeune personne de vingt ans, avait pris d’autres prcautions dont elle se garda bien de faire part la fille du gouverneur. Comme il tait naturel de le supposer, ce gouverneur se trouvait la fte donne pour le mariage de la soeur du marquis Crescenzi. La duchesse se dit que, si elle lui faisait donner un fort narcotique, on pourrait croire dans le premier moment qu’il s’agissait d’une attaque d’apoplexie, et alors, au lieu de le placer dans sa voiture pour le ramener la citadelle, on pourrait, avec un peu d’adresse, faire prvaloir l’avis de se servir d’une litire, qui se trouverait par hasard dans la maison o se donnait la fte. L se rencontreraient aussi des hommes intelligents, vtus en ouvriers employs pour la fte, et qui, dans le trouble gnral, s’offriraient obligeamment pour transporter le malade jusqu’ son palais si lev. Ces hommes, dirigs par Ludovic, portaient une assez grande quantit de cordes, adroitement caches sous leurs habits. On voit que la duchesse avait rellement l’esprit gar depuis qu’elle songeait srieusement la fuite de Fabrice. Le pril de cet tre chri tait trop fort pour son me, et surtout durait trop longtemps. Par excs de prcautions, elle faillit faire manquer cette fuite ainsi qu’on va le voir. Tout s’excuta comme elle l’avait projet, avec cette seule diffrence que le narcotique produisit un effet trop puissant; tout le monde crut, et mme les gens de l’art, que le gnral avait une attaque d’apoplexie.
Par bonheur, Cllia, au dsespoir ne se douta en aucune faon de la tentative si criminelle de la duchesse. Le dsordre fut tel au moment de l’entre la citadelle de la litire o le gnral, demi mort, tait enferm, que Ludovic et ses gens passrent sans objection; ils ne furent fouills que pour la forme au pont de l’Esclave. Quand ils eurent transport le gnral jusqu’ son lit, on les conduisit l’office, o les domestiques les traitrent fort bien; mais aprs ce repas qui ne finit que fort prs du matin, on leur expliqua que l’usage de la prison exigeait que, pour le reste de la nuit, ils fussent enferms clef dans les salles basses du palais; le lendemain au jour ils seraient mis en libert par le lieutenant du gouverneur.
Ces hommes avaient trouv le moyen de remettre Ludovic les cordes dont ils s’taient chargs, mais Ludovic eut beaucoup de peine obtenir un instant d’attention de Cllia. A la fin, dans un moment o elle passait d’une chambre une autre, il lui fit voir qu’il dposait des paquets de corde dans l’angle obscur d’un des salons du premier tage. Cllia fut profondment frappe de cette circonstance trange: aussitt elle conut d’atroces soupons.
– Qui tes-vous? dit-elle Ludovic.
Et sur la rponse fort ambigu de celui-ci, elle ajouta:
– Je devrais vous faire arrter; vous ou les vtres vous avez empoisonn mon pre!… Avouez l’instant quelle est la nature du poison dont vous avez fait usage, afin que le mdecin de la citadelle puisse administrer les remdes convenables; avouez l’instant, ou bien, vous et vos complices, jamais vous ne sortirez de cette citadelle!
– Mademoiselle a tort de s’alarmer, rpondit Ludovic, avec une grce et une politesse parfaites; il ne s’agit nullement de poison; on a eu l’imprudence d’administrer au gnral une dose de laudanum, et il parat que le domestique charg de ce crime a mis dans le verre quelques gouttes de trop; nous en aurons un remords ternel; mais Mademoiselle peut croire que, grce au ciel, il n’existe aucune sorte de danger: M. le gouverneur doit tre trait pour avoir pris, par erreur, une trop forte dose de laudanum; mais, j’ai l’honneur de le rpter Mademoiselle, le laquais charg du crime ne faisait point usage de poisons vritables, comme Barbone, lorsqu’il voulut empoisonner Mgr Fabrice. On n’a point prtendu se venger du pril qu’a couru Mgr Fabrice; on n’a confi ce laquais maladroit qu’une fiole o il y avait du laudanum, j’en fais le serment Mademoiselle! Mais il est bien entendu que, si j’tais interrog officiellement, je nierais tout.
“D’ailleurs, si Mademoiselle parle qui que ce soit de laudanum et de poison, ft-ce l’excellent don Cesare, Fabrice est tu de la main de Mademoiselle. Elle rend jamais impossibles tous les projets de fuite; et Mademoiselle sait mieux que moi que ce n’est pas avec du simple laudanum que l’on veut empoisonner Monseigneur; elle sait aussi que quelqu’un n’a accord qu’un mois de dlai pour ce crime, et qu’il y a dj plus d’une semaine que l’ordre fatal a t reu. Ainsi, si elle me fait arrter, ou si seulement elle dit un mot don Cesare ou tout autre, elle retarde toutes nos entreprises de bien plus d’un mois, et j’ai raison de dire qu’elle tue de sa main Mgr Fabrice.”
Cllia tait pouvante de l’trange tranquillit de Ludovic.
“Ainsi, me voil en dialogue rgl, se dit-elle, avec l’empoisonneur de mon pre, et qui emploie des tournures polies pour me parler! Et c’est l’amour qui m’a conduite tous ces crimes!…”
Le remords lui laissait peine la force de parler; elle dit Ludovic:
– Je vais vous enfermer clef dans ce salon. Je cours apprendre au mdecin qu’il ne s’agit que de laudanum; mais, grand Dieu! comment lui dirai-je que je l’ai appris moi-mme? Je reviens ensuite vous dlivrer.
“Mais, dit Cllia, revenant en courant d’auprs de la porte, Fabrice savait-il quelque chose du laudanum?”
– Mon Dieu non, Mademoiselle, il n’y et jamais consenti. Et puis, quoi bon faire une confidence inutile? nous agissons avec la prudence la plus stricte. Il s’agit de sauver la vie de Monseigneur, qui sera empoisonn d’ici trois semaines; l’ordre en a t donn par quelqu’un qui d’ordinaire ne trouve point d’obstacle ses volonts; et, pour tout dire Mademoiselle, on prtend que c’est le terrible fiscal gnral Rassi qui a reu cette commission.
Cllia s’enfuit pouvante: elle comptait tellement sur la parfaite probit de don Cesare, qu’en employant certaine prcaution, elle osa lui dire qu’on avait administr au gnral du laudanum, et pas autre chose. Sans rpondre, sans questionner, don Cesare courut au mdecin.
Cllia revint au salon, o elle avait enferm Ludovic dans l’intention de le presser de questions sur le laudanum. Elle ne l’y trouva plus: il avait russi s’chapper. Elle vit sur une table une bourse remplie de sequins, et une petite bote renfermant diverses sortes de poisons. La vue de ces poisons la fit frmir.”Qui me dit, pensa-t-elle, que l’on n’a donn que du laudanum mon pre et que la duchesse n’a pas voulu se venger de l tentative de Barbone?
“Grand Dieu! s’cria-t-elle, me voici en rapport avec les empoisonneurs de mon pre! Et je les laisse s’chapper! Et peut-tre cet homme, mis la question, et avou autre chose que du laudanum!”
Aussitt Cllia tomba genoux, fondant en larmes, et pria la Madone avec ferveur.
Pendant ce temps, le mdecin de la citadelle, fort tonn de l’avis qu’il recevait de don Cesare, et d’aprs lequel il n’avait affaire qu’ du laudanum, donna les remdes convenables qui bientt firent disparatre les symptmes les plus alarmants. Le gnral revint un peu lui comme le jour commenait paratre. Sa premire action marquant de la connaissance fut de charger d’injures le colonel commandant en second la citadelle, et qui s’tait avis de donner quelques ordres les plus simples du monde pendant que le gnral n’avait pas sa connaissance.
Le gouverneur se mit ensuite dans une fort grande colre contre une fille de cuisine qui, en lui apportant un bouillon, s’avisa de prononcer le mot d’apoplexie.
– Est-ce que je suis d’ge, s’cria-t-il, avoir des apoplexies? Il n’y a que mes ennemis acharns qui puissent se plaire rpandre de tels bruits. Et d’ailleurs, est-ce que j’ai t saign, pour que la calomnie elle-mme ose parler d’apoplexie?
Fabrice, tout occup des prparatifs de sa faite, ne put concevoir les bruits tranges qui remplissaient la citadelle au moment o l’on y rapportait le gouverneur demi mort. D’abord il eut quelque ide que sa sentence tait change, et qu’on venait le mettre mort. Voyant ensuite que personne ne se prsentait dans sa chambre, il pensa que Cllia avait t trahie, qu’ sa rentre dans la forteresse on lui avait enlev les cordes que probablement elle rapportait, et qu’enfin ses projets de fuite taient dsormais impossibles. Le lendemain, l’aube du jour, il vit entrer dans sa chambre un homme lui inconnu, qui, sans mot dire, v dposa un panier de fruits: sous les fruits tait cache la lettre suivante:
Pntre des remords les plus vifs par ce qui a t fait, non pas, grce au ciel, de mon consentement, mais l’occasion d’une ide que j’avais eue, j’ai fait voeu la trs sainte Vierge que si, par l’effet de sa sainte intercession, mon pre est sauv, jamais je n’opposerai un refus ses ordres; j’pouserai le marquis aussitt que j ‘en serai requise par lui, et jamais je ne vous reverrai. Toutefois, je crois qu’il est de mon devoir d’achever ce qui a t commenc. Dimanche prochain, au retour de la messe o l’on vous conduira ma demande (songez prparer votre me, vous pourrez vous tuer dans la difficile entreprise), au retour de la messe, dis-je, retardez le plus possible votre rentre dans votre chambre; vous y trouverez ce qui vous est ncessaire pour l’entreprise mdite. Si vous prissez, j’aurai l’me navre! Pourrez-vous m’accuser d’avoir contribu votre mort? La duchesse elle-mme ne m’a-t-elle pas rpt diverses reprises que la faction Raversi l’emporte? On veut lier le prince par une cruaut qui le spare jamais du comte Mosca. La duchesse, fondant en larmes, m’a jur qu’il ne reste que cette ressource: vous prissez si vous ne tentez rien. Je ne puis plus vous regarder, j ‘en ai fait le voeu; mais si dimanche, vers le soir, vous me voyez entirement vtue de noir, la fentre accoutume, ce sera le signal que la nuit suivante tout sera dispos autant qu’il est possible mes faibles moyens. Aprs onze heures, peut-tre seulement minuit ou une heure, une petite lampe paratra ma fentre, ce sera l’instant dcisif; recommandez-vous votre saint patron, prenez en hte les habits de prtre dont vous tes pourvu, et marchez.
Adieu, Fabrice, je serai en prire, et rpandant les larmes les plus amres, vous pouvez le croire, pendant que vous courrez de si grands dangers. Si vous prissez, Je ne vous survivrai point; grand Dieu! qu’est-ce que je dis? mais si vous russissez, je ne vous reverrai jamais. -Dimanche, aprs la messe, vous trouverez dans votre prison l’argent, les poisons, les cordes, envoys par cette femme terrible qui vous aime avec passion, et qui m’a rpt jusqu’ trois fois qu’il fallait prendre ce parti. Dieu vous sauve et la sainte Madone!
Fabio Conti tait un gelier toujours inquiet, toujours malheureux, voyant toujours en songe quelqu’un de ses prisonniers lui chapper: il tait abhorr de tout ce qui tait dans la citadelle; mais le malheur inspirant les mmes rsolutions tous les hommes, les pauvres prisonniers, ceux-l mme qui taient enchans dans des cachots hauts de trois pieds, larges de trois pieds et de huit pieds de longueur et o ils ne pouvaient se tenir debout ou assis, tous les prisonniers, mme ceux-l , dis-je, eurent l’ide de faire chanter leurs frais un Te Deum lorsqu’ils surent que leur gouverneur tait hors de danger. Deux ou trois de ces malheureux firent des sonnets en l’honneur de Fabio Conti. O effet du malheur sur ces hommes! Que celui qui les blme soit conduit par sa destine passer un an dans un cachot haut de trois pieds, avec huit onces de pain par jour et jenant les vendredis.
Cllia, qui ne quittait la chambre de son pre que pour aller prier dans la chapelle, dit que le gouverneur avait dcid que les rjouissances n’auraient lieu que le dimanche. Le matin de ce dimanche, Fabrice assista la messe et au Te Deum; le soir il y eut feu d’artifice, et dans les salles basses du chteau l’on distribua aux soldats une quantit de vin quadruple de celle que le gouverneur avait accorde; une main inconnue avait mme envoy plusieurs tonneaux d’eau-de-vie que les soldats dfoncrent. La gnrosit des soldats qui s’enivrrent ne voulut pas que les cinq soldats qui faisaient faction comme sentinelles autour du palais souffrissent de leur position; mesure qu’ils arrivaient leurs gurites, un domestique affid leur donnait du vin, et l’on ne sait par quelle main ceux qui furent placs en sentinelle minuit et pendant le reste de la nuit reurent aussi un verre d’eau-de-vie, et l’on oubliait chaque fois la bouteille auprs de la gurite (comme il a t prouv au procs qui suivit).
Le dsordre dura plus longtemps que Cllia ne l’avait pens, et ce ne fut que vers une heure que Fabrice, qui, depuis plus de huit jours, avait sci deux barreaux de sa fentre, celle qui ne donnait pas vers la volire, commena dmonter l’abat-jour; il travaillait presque sur la tte des sentinelles qui gardaient le palais du gouverneur, ils n’entendirent rien. Il avait fait quelques nouveaux noeuds seulement l’immense corde ncessaire pour descendre de cette terrible hauteur de cent quatre-vingts pieds. Il arrangea cette corde en bandoulire autour de son corps: elle le gnait beaucoup, son volume tant norme; les noeuds l’empchaient de former masse, et elle s’cartait plus de dix-huit pouces du corps.”Voil le grand obstacle”, se dit Fabrice.
Cette corde arrange tant bien que mal, Fabrice prit celle avec laquelle il comptait descendre les trente-cinq pieds qui sparaient sa fentre de l’esplanade o tait le palais du gouverneur. Mais comme pourtant, quelque enivres que fussent les sentinelles, il ne pouvait pas descendre exactement sur leurs ttes, il sortit, comme nous l’avons dit, par la seconde fentre de sa chambre, celle qui avait jour sur le toit d’une sorte de vaste corps de garde. Par une bizarrerie de malade, ds que le gnral Fabio Conti avait pu parler, il avait fait monter deux cents soldats dans cet ancien corps de garde abandonn depuis un sicle. Il disait qu’aprs l’avoir empoisonn on voulait l’assassiner dans son lit, et ces deux cents soldats devaient le garder. On peut juger de l’effet que cette mesure imprvue produisit sur le coeur de Cllia: cette fille pieuse sentait fort bien jusqu’ quel point elle trahissait son pre, et un pre qui venait d’tre presque empoisonn dans l’intrt du prisonnier qu’elle aimait. Elle vit presque dans l’arrive imprvue de ces deux cents hommes un arrt de la Providence qui lui dfendait d’aller plus avant et de rendre la libert Fabrice.
Mais tout le monde dans Parme parlait de la mort prochaine du prisonnier. On avait encore trait ce triste sujet la fte mme donne l’occasion du mariage de la signora Giulia Crescenzi. Puisque pour une pareille vtille, un coup d’pe maladroit donn un comdien, un homme de la naissance de Fabrice n’tait pas mis en libert au bout de neuf mois de prison et avec la protection du premier ministre, c’est qu’il y avait de la politique dans son affaire. Alors, inutile de s’occuper davantage de lui, avait-on dit; s’il ne convenait pas au pouvoir de le faire mourir en place publique, il mourrait bientt de maladie. Un ouvrier serrurier qui avait t appel au palais du gnral Fabio Conti parla de Fabrice comme d’un prisonnier expdi depuis longtemps et dont on taisait la mort par politique. Le mot de cet homme dcida Cllia.
CHAPITRE XXII
Dans la journe Fabrice fut attaqu par quelques rflexions srieuses et dsagrables, mais mesure qu’il entendait sonner les heures qui le rapprochaient du moment de l’action, il se sentait allgre et dispos. La duchesse lui avait crit qu’il serait surpris par le grand air, et qu’ peine hors de sa prison il se trouverait dans l’impossibilit de marcher; dans ce cas il valait mieux pourtant s’exposer tre repris que se prcipiter du haut d’un mur de cent quatre-vingts pieds.”Si ce malheur m’arrive, disait Fabrice, je me coucherai contre le parapet, je dormirai une heure, puis je recommencerai; puisque je l’ai jur Cllia, j’aime mieux tomber du haut d’un rempart, si lev qu’il soit que d’tre toujours faire des rflexions sur l got du pain que je mange. Quelles horribles douleurs ne doit-on pas prouver avant la fin, quand on meurt empoisonn! Fabio Conti n’y cherchera pas de faons, il me fera donner de l’arsenic avec lequel il tue les rats de sa citadelle.”
Vers le minuit un de ces brouillards pais et blancs que le P jette quelquefois sur ses rives s’tendit d’abord sur la ville, et en sui te gagna l’esplanade et les bastions au milieu desquels s’lve la grosse tour de la citadelle. Fabrice crut voir que du parapet de la plate-forme, on n’apercevait plus les petits acacias qui environnaient les jardins tablis par les soldats au pied du mur de cent quatre-vingts pieds.”Voil qui est excellent”, pensat-il.
Un peu aprs que minuit et demi eut sonn, le signal de la petite lampe parut la fentre de la volire. Fabrice tait prt agir; il fit un signe de croix, puis attacha son lit la petite corde destine lui faire descendre les trente-cinq pieds qui le sparaient de la plate-forme o tait le palais. Il arriva sans encombre sur le toit du corps de garde occup depuis la veille par les deux cents hommes de renfort dont nous avons parl. Par malheur les soldats, minuit trois quarts qu’il tait alors, n’taient pas encore endormis; pendant qu’il marchait pas de loup sur le toit de grosses tuiles creuses, Fabrice les entendait qui disaient que le diable tait sur le toit, et qu’il fallait essayer de le tuer d’un coup de fusil. Quelques voix prtendaient que ce souhait tait d’une grande impit, d’autres disaient que si l’on tirait un coup de fusil sans tuer quelque chose, le gouverneur les mettrait tous en prison pour avoir alarm la garnison inutilement. Toute cette belle discussion faisait que Fabrice se htait le plus possible en marchant sur le toit et qu’il faisait beaucoup plus de bruit. Le fait est qu’au moment o, pendu sa corde, il passa devant les fentres, par bonheur quatre ou cinq pieds de distance cause de l’avance du toit elles taient hrisses de baonnettes. Quelques-uns ont prtendu que Fabrice toujours fou eut l’ide de jouer le rle du diable, et qu’il jeta ces soldats une poigne de sequins. Ce qui est sr, c’est qu’il avait sem des sequins sur le plancher de sa chambre, et il en sema aussi sur la plate-forme dans son trajet de la tour Farnse au parapet, afin de se donner la chance de distraire les soldats qui auraient pu se mettre le poursuivre.
Arriv sur la plate-forme et entour de sentinelles qui ordinairement criaient tous les quarts d’heure une phrase entire: Tout est bien autour de mon poste, il dirigea ses pas vers le parapet du couchant et chercha la pierre neuve.
Ce qui parat incroyable et pourrait faire douter du fait si le rsultat n’avait pas eu pour tmoin une ville entire, c’est que les sentinelles places le long du parapet n’aient pas vu et arrt Fabrice, la vrit, le brouillard dont nous avons parl commenait monter, et Fabrice a dit que lorsqu’il tait sur la plate-forme, le brouillard lui semblait arriv dj jusqu’ la moiti de la tour Farnse. Mais ce brouillard n’tait point pais, et il apercevait fort bien les sentinelles dont quelques-unes se promenaient. Il ajoutait que, pouss comme par une force surnaturelle, il alla se placer hardiment entre deux sentinelles assez voisines. Il dfit tranquillement la grande corde qu’il avait autour du corps et qui s’embrouilla deux fois il lui fallut beaucoup de temps pour la dbrouiller et l’tendre sur le parapet. Il entendait les soldats parler de tous les cts, bien rsolu poignarder le premier qui s’avancerait vers lui.”Je n’tais nullement troubl, ajoutait-il, il me semblait que j’accomplissais une crmonie.”
Il attacha sa corde enfin dbrouille une ouverture pratique dans le parapet pour l’coulement des eaux, il monta sur ce mme parapet, et pria Dieu avec ferveur, puis, comme un hros des temps de chevalerie, il pensa un instant Cllia.”Combien je suis diffrent, se dit-il. du Fabrice lger et libertin qui entra ici il y a neuf mois!”Enfin il se mit descendre cette tonnante hauteur. Il agissait mcaniquement, dit-il, et comme il et fait en plein jour, descendant devant des amis, pour gagner un pari. Vers le milieu de la hauteur, il sentit tout coup ses bras perdre leur force; il croit mme qu’il lcha la corde un instant; mais bientt il la reprit; peut-tre, dit-il, il se retint aux broussailles sur lesquelles il glissait et qui l’corchaient. Il prouvait de temps autre une douleur atroce entre les paules, elle allait jusqu’ lui ter la respiration. Il y avait un mouvement d’ondulation fort incommode; il tait renvoy sans cesse de la corde aux broussailles. Il fut touch par plusieurs oiseaux assez gros qu’il rveillait et qui se jetaient sur lui en s’envolant. Les premires fois il crut tre atteint par des gens descendant de la citadelle par la mme voie que lui pour le poursuivre, et il s’apprtait se dfendre. Enfin il arriva au bas de la grosse tour sans autre inconvnient que d’avoir les mains en sang. Il raconte que depuis le milieu de la tour, le talus qu’elle forme lui fut fort utile; il frottait le mur en descendant, et les plantes qui croissaient entre les pierres le retenaient beaucoup. En arrivant en bas dans les jardins des soldats, il tomba sur un acacia qui, vu d’en haut, lui semblait avoir quatre ou cinq pieds de hauteur, et qui en avait rellement quinze ou vingt. Un ivrogne qui se trouvait l endormi le prit pour un voleur. En tombant de cet arbre, Fabrice se dmit presque le bras gauche. Il se mit fuir vers le rempart, mais, ce qu’il dit, ses jambes lui semblaient comme du coton, il n’avait plus aucune force. Malgr le pril, il s’assit et but un peu d’eau-de-vie qui lui restait. Il s’endormit quelques minutes au point de ne plus savoir o il tait; en se rveillant il ne pouvait comprendre comment, se trouvant dans sa chambre, il voyait des arbres. Enfin la terrible vrit revint sa mmoire. Aussitt il marcha vers le rempart; il y monta par un grand escalier. La sentinelle, qui tait place tout prs, ronflait dans sa gurite. Il trouva une pice de canon gisant dans l’herbe; il y attacha sa troisime corde; elle se trouva un peu trop courte, et il tomba dans un foss bourbeux o il pouvait y avoir un pied d’eau. Pendant qu’il se relevait et cherchait se reconnatre, il se sentit saisi par deux hommes: il eut peur un instant; mais bientt il entendit prononcer prs de son oreille et voix basse:
– Ah! monsignore! monsignore!
Il comprit vaguement que ces hommes appartenaient la duchesse; aussitt il s’vanouit profondment. Quelque temps aprs il sentit qu’il tait port par des hommes qui marchaient en silence et fort vite; puis on s’arrta, ce qui lui donna beaucoup d’inquitude. Mais il n’avait ni la force de parler ni celle d’ouvrir les yeux; il sentit qu’on le serrait; tout coup il reconnut le parfum des vtements de la duchesse. Ce parfum le ranima; il ouvrit les yeux; il put prononcer les mots:
– Ah! chre amie!
Puis il s’vanouit de nouveau profondment.
Le fidle Bruno, avec une escouade de gens de police dvous au comte, tait en rserve deux cents pas; le comte lui-mme tait cach dans une petite maison tout prs du lieu o la duchesse attendait. Il n’et pas hsit, s’il l’et fallu, mettre l’pe la main avec quelques officiers demi-solde, ses amis intimes; il se regardait comme oblig de sauver la vie Fabrice, qui lui semblait grandement expos, et qui jadis et sa grce signe du prince, si lui Mosca n’et eu la sottise de vouloir viter une sottise crite au souverain.
Depuis minuit la duchesse, entoure d’hommes arms jusqu’aux dents, errait dans un profond silence devant les remparts de la citadelle; elle ne pouvait rester en place, elle pensait qu’elle aurait combattre pour enlever Fabrice des gens qui le poursuivraient. Cette imagination ardente avait pris cent prcautions, trop longues dtailler ici, et d’une imprudence incroyable. On a calcul que plus de quatre-vingts agents taient sur pied cette nuit-l , s’attendant se battre pour quelque chose d’extraordinaire. Par bonheur Ferrante et Ludovic taient la tte de tout cela, et le ministre de la police n’tait pas hostile; mais le comte lui-mme remarqua que la duchesse ne fut trahie par personne, et qu’il ne sut rien comme ministre.
La duchesse perdit la tte absolument en revoyant Fabrice; elle le serrait convulsivement dans ses bras, puis fut au dsespoir en se voyant couverte de sang: c’tait celui des mains de Fabrice; elle le crut dangereusement bless. Aide d’un de ses gens, elle lui tait son habit pour le panser, lorsque Ludovic qui, par bonheur, se trouvait l , mit d’autorit la duchesse et Fabrice dans une des petites voitures qui taient caches dans un jardin prs de la porte de la ville et l’on partit ventre terre pour aller passer l P prs de Sacca. Ferrante, avec vingt hommes bien arms faisait l’arrire-garde, et avait promis sur sa tte d’arrter la poursuite. Le comte seul et pied, ne quitta les environs de la citadelle que deux heures plus tard, quand il vit que rien ne bougeait.”Me voici en haute trahison!”se disait-il ivre de joie.
Ludovic eut l’ide excellente de placer dans une voiture un jeune chirurgien attach la maison de la duchesse, et qui avait beaucoup de la tournure de Fabrice.
– Prenez la fuite, lui dit-il, du ct de Bologne; soyez fort maladroit, tchez de vous faire arrter alors coupez-vous dans vos rponses, et enfin avouez que vous tes Fabrice del Dongo; surtout gagnez du temps. Mettez de l’adresse tre maladroit, vous en serez quitte pour un mois de prison, et Madame vous donnera cinquante sequins.
– Est-ce qu’on songe l’argent quand on sert Madame?
Il partit et fut arrt quelques heures plus tard, ce qui causa une joie bien plaisante au gnral Fabio Conti et Rassi, qui, avec le danger de Fabrice, voyait s’envoler sa baronnie.
L’vasion ne fut connue la citadelle que sur les six heures du matin, et ce ne fut qu’ dix qu’on osa en instruire le prince. La duchesse avait t si bien servie que, malgr le profond sommeil de Fabrice, qu’elle prenait pour un vanouissement mortel, ce qui fit que trois fois elle fit arrter la voiture, elle passait le P dans une barque comme quatre heures sonnaient. Il y avait des relais sur la rive gauche; on fit encore deux lieues avec une extrme rapidit, puis on fut arrt plus d’une heure pour la vrification des passeports. La duchesse en avait de toutes les sortes pour elle et pour Fabrice; mais elle tait folle ce jour-l , elle s’avisa de donner dix napolons au commis de la police autrichienne, et de lui prendre la main en fondant en larmes. Ce commis, fort effray, recommena l’examen. On prit la poste; la duchesse payait d’une faon si extravagante, que partout elle excitait les soupons en ce pays o tout tranger est suspect. Ludovic lui vint encore en aide; il dit que Mme la duchesse tait folle de douleur, cause de la fivre continue du jeune comte Mosca, fils du premier ministre de Parme qu’elle emmenait avec elle consulter les mdecins de Pavie.
Ce ne fut qu’ dix lieues par-del le P que le prisonnier se rveilla tout fait, il avait une paule luxe et force corchures. La duchesse avait encore des faons si extraordinaires que le matre d’une auberge de village, o l’on dna, crut avoir affaire une princesse du sang imprial, et allait lui faire rendre les honneurs qu’il croyait lui tre dus, lorsque Ludovic dit cet homme que la princesse le ferait immanquablement mettre en prison s’il s’avisait de faire sonner les cloches.
Enfin, sur les six heures du soir, on arriva au territoire pimontais. L seulement Fabrice tait en toute sret; on le conduisit dans un petit village cart de la grande route, on pansa ses mains, et il dormit encore quelques heures.
Ce fut dans ce village que la duchesse se livra une action non seulement horrible aux yeux de la morale, mais qui fut encore bien funeste la tranquillit du reste de sa vie. Quelques semaines avant l’vasion de Fabrice, et un jour que tout Parme tait la porte de la citadelle pour tcher de voir dans la cour l’chafaud qu’on dressait en son honneur, la duchesse avait montr Ludovic devenu le factotum de sa maison, le secret au moyen duquel on faisait sortir d’un petit cadre de fer, fort bien cach, une des pierres formant le fond du fameux rservoir d’eau du palais Sanseverina, ouvrage du XIIIe sicle, et dont nous avons parl. Pendant que Fabrice dormait dans la trattoria de ce petit village, la duchesse fit appeler Ludovic; il la crut devenue folle, tant les regards qu’elle lui lanait taient singuliers.
– Vous devez vous attendre, lui dit-elle, que je vais vous donner quelques milliers de francs: eh bien! non; je vous connais, vous tes un pote, vous auriez bientt mang cet argent. Je vous donne la petite terre de la Ricciarda une lieue de Casal Maggiore.
Ludovic se jeta ses pieds fou de joie, et protestant avec l’accent du coeur que ce n’tait point pour gagner de l’argent qu’il avait contribu sauver monsignore Fabrice; qu’il l’avait toujours aim d’une affection particulire depuis qu’il avait eu l’honneur de le conduire une fois en sa qualit de troisime cocher de Madame. Quand cet homme, qui rellement avait du coeur, crut avoir assez occup une aussi grande dame, il prit cong; mais elle, avec des yeux tincelants, lui dit:
– Restez.
Elle se promenait sans mot dire dans cette chambre de cabaret, regardant de temps autre Ludovic avec des yeux incroyables. Enfin cet homme, voyant que cette trange promenade ne prenait point de fin, crut devoir adresser la parole sa matresse.
– Madame m’a fait un don tellement exagr, tellement au-dessus de tout ce qu’un pauvre homme tel que moi pouvait s’imaginer, tellement suprieur surtout aux faibles services que j’ai eu l’honneur de rendre, que je crois en conscience ne pas pouvoir garder sa terre de la Ricciarda. J’ai l’honneur de rendre cette terre Madame, et de la prier de m’accorder une pension de quatre cents francs.
– Combien de fois en votre vie, lui dit-elle avec la hauteur la plus sombre, combien de fois avez-vous ou dire que j’avais dsert un projet une fois nonc par moi?
Aprs cette phrase, la duchesse se promena encore durant quelques minutes; puis s’arrtant tout coup, elle s’cria:
– C’est par hasard et parce qu’il a su plaire cette petite fille, que la vie de Fabrice a t sauve! S’il n’avait t aimable il mourait. Est-ce que vous pourrez me nier cela? dit-elle en marchant sur Ludovic avec des yeux o clatait la plus sombre fureur.
Ludovic recula de quelques pas et la crut folle, ce qui lui donna de vives inquitudes pour la proprit de sa terre de la Ricciarda.
– Eh bien? reprit la duchesse du ton le plus doux et le plus gai, et change du tout au tout, je veux que mes bons habitants de Sacca aient une journe folle et de laquelle ils se souviennent longtemps. Vous allez retourner Sacca, avez-vous quelque objection? Pensez-vous courir quelque danger?
– Peu de chose, Madame: aucun des habitants de Sacca ne dira jamais que j’tais de la suite de monsignore Fabrice. D’ailleurs, si j’ose le dire Madame, je brle de voir ma terre de la Ricciarda: il me semble si drle d’tre propritaire!
– Ta gaiet me plat. Le fermier de la Ricciarda me doit, je pense, trois ou quatre annes de son fermage: je lui fais cadeau de la moiti de ce qu’il me doit, et l’autre moiti de tous ces arrrages, je te la donne, mais cette condition: tu vas aller Sacca, tu diras qu’aprs-demain est le jour de la fte d’une de mes patronnes, et, le soir qui suivra ton arrive, tu feras illuminer mon chteau de la faon la plus splendide. N’pargne ni argent ni peine: songe qu’il s’agit du plus grand bonheur de ma vie. De longue main j’ai prpar cette illumination; depuis plus de trois mois j’ai runi dans les caves du chteau tout ce qui peut servir cette noble fte; j’ai donn en dpt au jardinier toutes les pices d’artifice ncessaires pour un feu magnifique: tu le feras tirer sur la terrasse qui regarde le P. J’ai quatre-vingt-neuf fontaines de vin dans mon parc. Si le lendemain il me reste une bouteille de vin qui ne soit pas bue, je dirai que tu n’aimes pas Fabrice. Quand les fontaines de vin, l’illumination et le feu d’artifice seront bien en train tu t’esquiveras prudemment, car il est possible, et c’est mon espoir, qu’ Parme toutes ces belles choses-l paraissent une insolence.
– C’est ce qui n’est pas possible seulement, c’est sr; comme il est certain aussi que le fiscal Rassi, qui a sign la sentence de monsignore, en crvera de rage. Et mme… ajouta Ludovic avec timidit, si Madame voulait faire plus de plaisir son pauvre serviteur que de lui donner la moiti des arrrages de la Ricciarda, elle me permettrait de faire une plaisanterie ce Rassi…
– Tu es un brave homme! s’cria la duchesse avec transport, mais je te dfends absolument de rien faire Rassi; j’ai le projet de le faire pendre en public, plus tard. Quant toi, tche de ne pas te faire arrter Sacca, tout serait gt si je te perdais.
– Moi, Madame! Quand j’aurai dit que je fte une des patronnes de madame, si la police envoyait trente gendarmes pour dranger quelque chose, soyez sre qu’avant d’tre arrivs la croix rouge qui est au milieu du village, pas un d’eux ne serait cheval. Ils ne se mouchent pas du coude, non, les habitants de Sacca; tous contrebandiers finis et qui adorent Madame.
– Enfin, reprit la duchesse d’un air singulirement dgag, si je donne du vin mes braves gens de Sacca, je veux inonder les habitants de Parme le mme soir o mon chteau sera illumin, prends le meilleur cheval de mon curie, cours mon palais, Parme, et ouvre le rservoir.
– Ah! l’excellente ide qu’a Madame! s’cria Ludovic, riant comme un fou, du vin aux braves gens de Sacca, de l’eau aux bourgeois de Parme qui taient si srs, les misrables, que monsignore Fabrice allait tre empoisonn comme le pauvre L…
La joie de Ludovic n’en finissait point; la duchesse regardait avec complaisance ses rires fous; il rptait sans cesse:
– Du vin aux gens de Sacca et de l’eau ceux de Parme! Madame sait sans doute mieux que moi que lorsqu’on vida imprudemment le rservoir, il y a une vingtaine d’annes, il y eut jusqu’ un pied d’eau dans plusieurs des rues de Parme.
– Et de l’eau aux gens de Parme, rpliqua la duchesse en riant. La promenade devant la citadelle et t remplie de monde si l’on et coup le cou Fabrice… Tout le monde l’appelle le grand coupable… Mais, surtout, fais cela avec adresse, que jamais personne vivante ne sache que cette inondation a t faite par toi, ni ordonne par moi. Fabrice, le comte lui-mme, doivent ignorer cette folle plaisanterie… Mais j’oubliais les pauvres de Sacca; va-t’en crire une lettre mon homme d’affaires, que je signerai; tu lui diras que pour la fte de ma sainte patronne il distribue cent sequins aux pauvres de Sacca et qu’il t’obisse en tout pour l’illumination, le feu d’artifice et le vin; que le lendemain surtout il ne reste pas une bouteille pleine dans mes caves.
– L’homme d’affaires de Madame ne se trouvera embarrass qu’en un point: depuis cinq ans que Madame a le chteau, elle n’a pas laiss dix pauvres dans Sacca.
– Et de l’eau pour les gens de Parme! reprit la duchesse en chantant. Comment excuteras-tu cette plaisanterie?
– Mon plan est tout fait: je pars de Sacca sur les neuf heures, dix et demie mon cheval est l’Auberge des Trois-Ganaches, sur la route de Casal Maggiore et de ma terre de la Ricciarda, onze heures je suis dans ma chambre au palais, et onze heures et un quart de l’eau pour les gens de Parme, et plus qu’ils n’en voudront, pour boire la sant du grand coupable. Dix minutes plus tard je sors de la ville par la route de Bologne. Je fais, en passant, un profond salut la citadelle, que le courage de monsignore et l’esprit de madame viennent de dshonorer; je prends un sentier dans la campagne, de moi bien connu, et je fais mon entre la Ricciarda.
Ludovic jeta les yeux sur la duchesse et fut effray: elle regardait fixement la muraille nue six pas d’elle, et, il faut en convenir, son regard tait atroce.”Ah! ma pauvre terre! pensa Ludovic; le fait est qu’elle est folle!”La duchesse le regarda et devina sa pense.
– Ah! monsieur Ludovic le grand pote, vous voulez une donation par crit: courez me chercher une feuille de papier.
Ludovic ne se fit pas rpter cet ordre, et la duchesse crivit de sa main une longue reconnaissance antidate d’un an, et par laquelle elle dclarait avoir reu, de Ludovic San Micheli, la somme de 80000 francs, et lui avoir donn en gage la terre de la Ricciarda. Si aprs douze mois rvolus la duchesse n’avait pas rendu lesdits 80000 francs Ludovic, la terre de la Ricciarda resterait sa proprit.
“Il est beau, se disait la duchesse, de donner un serviteur fidle le tiers peu prs de ce qui me reste pour moi-mme.”
– Ah ! dit la duchesse Ludovic, aprs la plaisanterie du rservoir, je ne te donne que deux jours pour te rjouir Casal Maggiore. Pour que la vente soit valable, dis que c’est une affaire qui remonte plus d’un an. Reviens me rejoindre Belgirate, et cela sans le moindre dlai, Fabrice ira peut-tre en Angleterre o tu le suivras.
Le lendemain de bonne heure la duchesse et Fabrice taient Belgirate.
On s’tablit dans ce village enchanteur, mais un chagrin mortel attendait la duchesse sur ce beau lac. Fabrice tait entirement chang; ds les premiers moments o il s’tait rveill de son sommeil, la duchesse s’tait aperu qu’il se passait en lui quelque chose d’extraordinaire. Le sentiment profond par lui cach avec beaucoup de soin tait assez bizarre, ce n’tait rien moins que ceci: il tait au dsespoir d’tre hors de prison. Il se gardait bien d’avouer cette cause de sa tristesse, elle . et amen des questions auxquelles il ne voulait pas rpondre.
– Mais quoi! lui disait la duchesse tonne cette horrible sensation lorsque la faim te forait te nourrir, pour ne pas tomber, d’un de ces mets dtestables fournis par la cuisine de la prison, cette sensation, y a-t-il ici quelque got singulier, est-ce que je m’empoisonne en cet instant, cette sensation ne te fait pas horreur?
– Je pensais la mort, rpondait Fabrice, comme je suppose qu’y pensent les soldats: c’tait une chose possible que je pensais bien viter par mon adresse.
Ainsi quelle inquitude, quelle douleur pour la duchesse! Cet tre ador, singulier, vif, original, tait dsormais sous ses yeux en proie une rverie profonde; il prfrait la solitude mme au plaisir de parler de toutes choses, et coeur ouvert, la meilleure amie qu’il et au monde. Toujours il tait bon, empress, reconnaissant auprs de la duchesse, il et comme jadis donn cent fois sa vie pour elle; mais son me tait ailleurs. On faisait souvent quatre ou cinq lieues sur ce lac sublime sans se dire une parole. La conversation, l’change de penses froides dsormais possible entre eux, et peut-tre sembl agrable d’autres; mais eux se souvenaient encore, la duchesse surtout, de ce qu’tait leur conversation avant ce fatal combat avec Giletti qui les avait spars. Fabrice devait la duchesse l’histoire des neuf mois passs dans une horrible prison, et il se trouvait que sur ce sjour il n’avait dire que des paroles brves et incompltes.
“Voil ce qui devait arriver tt ou tard, se disait la duchesse avec une tristesse sombre. Le chagrin m’a vieillie, ou bien il aime rellement, et je n’ai plus que la seconde place dans son coeur.”Avilie, atterre par ce plus grand des chagrins possibles, la duchesse se disait quelquefois: “Si le ciel voulait que Ferrante ft devenu tout fait fou ou manqut de courage, il me semble que je serais moins malheureuse.”Ds ce moment ce demi-remords empoisonna l’estime que la duchesse avait pour son propre caractre.”Ainsi, se disait-elle avec amertume, je me repens d’une rsolution prise: Je ne suis donc plus une del Dongo!
“Le ciel l’a voulu, reprenait-elle: Fabrice est amoureux, et de quel droit voudrais-je qu’il ne ft pas amoureux? Une seule parole d’amour vritable a-t-elle jamais t change entre nous?”
Cette ide si raisonnable lui ta le sommeil, et enfin ce qui montrait que la vieillesse et l’affaiblissement de l’me taient arrivs pour elle avec la perspective d’une illustre vengeance, elle tait cent fois plus malheureuse Belgirate qu’ Parme. Quant la personne qui pouvait causer l’trange rverie de Fabrice, il n’tait gure possible d’avoir des doutes raisonnables: Cllia Conti, cette fille si pieuse, avait trahi son pre puisqu’elle avait consenti enivrer la garnison, et jamais Fabrice ne parlait de Cllia! a Mais, ajoutait la duchesse se frappant la poitrine avec dsespoir, si la garnison n’et pas t enivre, toutes mes inventions, tous mes soins devenaient inutiles; ainsi c’est elle qui l’a sauv!”
C’tait avec une extrme difficult que la duchesse obtenait de Fabrice des dtails sur les vnements de cette nuit,”qui, se disait la duchesse, autrefois et form entre nous le sujet d’un entretien sans cesse renaissant! Dans ces temps fortuns, il et parl tout un jour et avec une verve et une gaiet sans cesse renaissantes sur la moindre bagatelle que je m’avisais de mettre en avant.”
Comme il fallait tout prvoir, la duchesse avait tabli Fabrice au port de Locarno, ville suisse l’extrmit du lac Majeur. Tous les jours elle allait le prendre en bateau pour de longues promenades sur le lac. Eh bien! une fois qu’elle s’avisa de monter chez lui, elle trouva sa chambre tapisse d’une quantit de vues de la ville de Parme qu’il avait fait venir de Milan ou de Parme mme, pays qu’il aurait d tenir en abomination. Son petit salon, chang en atelier, tait encombr de tout l’appareil d’un peintre l’aquarelle, et elle le trouva finissant une troisime vue de la tour Farnse et du palais du gouverneur.
– Il ne te manque plus, lui dit-elle d’un air piqu, que de faire de souvenir le portrait de cet aimable gouverneur qui voulait seulement t’empoisonner. Mais j’y songe, continua la duchesse, tu devrais lui crire une lettre d’excuses d’avoir pris la libert de te sauver et de donner un ridicule sa citadelle.
La pauvre femme ne croyait pas dire si vrai: peine arriv en lieu de sret, le premier soin de Fabrice avait t d’crire au gnral Fabio Conti une lettre parfaitement polie et dans un certain sens bien ridicule; il lui demandait pardon de s’tre sauv, allguant pour excuse qu’il avait pu croire que certain subalterne de la prison avait t charg de lui administrer du poison. Peu lui importait ce qu’il crivait, Fabrice esprait que les yeux de Cllia verraient cette lettre, et sa figure tait couverte de larmes en l’crivant. Il la termina par une phrase bien plaisante: il osait dire que, se trouvant en libert, souvent il lui arrivait de regretter sa petite chambre de la tour Farnse. C’tait l la pense capitale de sa lettre, il esprait que Cllia la comprendrait. Dans son humeur crivante, et toujours dans l’espoir d’tre lu par quelqu’un, Fabrice adressa des remerciements don Cesare, ce bon aumnier qui lui avait prt des livres de thologie. Quelques jours plus tard, Fabrice engagea le petit libraire de Locarno faire le voyage de Milan, o ce libraire, ami du clbre bibliomane Reina, acheta les plus magnifiques ditions qu’il put trouver des ouvrages prts par don Cesare. Le bon aumnier reut ces livres et une belle lettre qui lui disait que, dans des moments d’impatience, peut-tre pardonnables un pauvre prisonnier, on avait charg les marges de ses livres de notes ridicules. On le suppliait en consquence de les remplacer dans sa bibliothque par les volumes que la plus vive reconnaissance se permettait de lui prsenter.
Fabrice tait bien bon de donner le simple nom de notes aux griffonnages infinis dont il avait charg les marges d’un exemplaire in-folio des ouvres de saint Jrme. Dans l’espoir qu’il pourrait renvoyer ce livre au bon aumnier, et l’changer contre un autre, il avait crit jour par jour sur les marges un journal fort exact de tout ce qui lui arrivait en prison; les grands vnements n’taient autre chose que des extases d’amour divin (ce mot divin en remplaait un autre qu’on n’osait crire). Tantt cet amour divin conduisait le prisonnier un profond dsespoir, d’autres fois une voix entendue travers les airs rendait quelque esprance et causait des transports de bonheur. Tout cela, heureusement, tait crit avec une encre de prison, forme de vin, de chocolat et de suie, et don Cesare n’avait fait qu’y jeter un coup d’oeil en replaant dans sa bibliothque le volume de saint Jrme. S’il en avait suivi les marges, il aurait vu qu’un jour le prisonnier, se croyant empoisonn, se flicitait de mourir moins de quarante pas de distance de ce qu’il avait aim le mieux dans ce monde. Mais un autre oeil que celui du bon aumnier avait lu cette page depuis la fuite. Cette belle ide: Mourir prs de ce qu’on aime! exprime de cent faons diffrentes, tait suivie d’un sonnet o l’on voyait que l’me spare, aprs des tourments atroces, de ce corps fragile qu’elle avait habit pendant vingt-trois ans, pousse par cet instinct de bonheur naturel tout ce qui exista une fois, ne remonterait pas au ciel se mler aux choeurs des anges aussitt qu’elle serait libre et dans le cas o le jugement terrible lui accorderait le pardon de ses pchs; mais que, plus heureuse aprs la mort qu’elle n’avait t durant la vie, elle irait quelques pas de la prison, o si longtemps elle avait gmi, se runir tout ce qu’elle avait aim au monde. Et ainsi, disait le dernier vers du sonnet, j’aurai trouv mon paradis sur la terre.
Quoiqu’on ne parlt de Fabrice la citadelle de Parme que comme d’un tratre infme qui avait viol les devoirs les plus sacrs, toutefois le bon prtre don Cesare fut ravi par la vue des beaux livres qu’un inconnu lui faisait parvenir; car Fabrice avait eu l’attention de n’crire que quelques jours aprs l’envoi, de peur que son nom ne ft renvoyer tout le paquet avec indignation. Don Cesare ne parla point de cette attention son frre, qui entrait en fureur au seul nom de Fabrice; mais depuis la fuite de ce dernier, il avait repris toute son ancienne intimit avec son aimable nice; et comme il lui avait enseign jadis quelques mots de latin, il lui fit voir les beaux ouvrages qu’il recevait. Tel avait t l’espoir du voyageur. Tout coup Cllia rougit extrmement, elle venait de reconnatre l’criture de Fabrice. De grands morceaux fort troits de papier jaune taient placs en guise de signets en divers endroits du volume. Et comme il est vrai de dire qu’au milieu des plats intrts d’argent, et de la froideur dcolore des penses vulgaires qui remplissent notre vie, les dmarches inspires par une vraie passion manquent rarement de produire leur effet, comme si une divinit propice prenait le soin de les conduire par la main, Cllia, guide par cet instinct et par la pense d’une seule chose au monde, demanda son oncle de comparer l’ancien exemplaire de saint Jrme avec celui qu’il venait de recevoir. Comment dire son ravissement au milieu de la sombre tristesse o l’absence de Fabrice l’avait plonge, lorsqu’elle trouva sur les marges de l’ancien Saint-Jrme le sonnet dont nous avons parl, et les mmoires, jour par jour, de l’amour qu’on avait senti pour elle!
Ds le premier jour, elle sut le sonnet par coeur; elle le chantait, appuye sur sa fentre, devant la fentre dsormais solitaire, o elle avait vu si souvent une petite ouverture se dmasquer dans l’abat-jour. Cet abat-jour avait t dmont pour tre plac sur le bureau du tribunal et servir de pice conviction dans un procs ridicule que Rassi instruisait contre Fabrice, accus du crime de s’tre sauv, ou, comme disait le fiscal en en riant lui-mme, de s’tre drob la dmence d’un prince magnanime!
Chacune des dmarches de Cllia tait pour elle l’objet d’un vif remords, et depuis qu’elle tait malheureuse les remords taient plus vifs. Elle cherchait apaiser un peu les reproches qu’elle s’adressait, en se rappelant le voeu de ne jamais revoir Fabrice, fait par elle la Madone lors du demi-empoisonnement du gnral, et depuis chaque jour renouvel.
Son pre avait t malade de l’vasion de Fabrice, et, de plus, il avait t sur le point de perdre sa place, lorsque le prince, dans sa colre, destitua tous les geliers de la tour Farnse, et les fit passer comme prisonniers dans la prison de la ville. Le gnral avait t sauv en partie par l’intercession du comte Mosca, qui aimait mieux le voir enferm au sommet de sa citadelle, que rival actif et intrigant dans les cercles de la cour.
Ce fut pendant les quinze jours que dura l’incertitude relativement la disgrce du gnral Fabio Conti, rellement malade, que Cllia eut le courage d’excuter le sacrifice qu’elle avait annonc Fabrice. Elle avait eu l’esprit d’tre malade le jour des rjouissances gnrales, qui fut aussi celui de la fuite du prisonnier, comme le lecteur s’en souvient peut-tre, elle fut malade aussi le lendemain, et, en un mot, sut si bien se conduire, qu’ l’exception du gelier Grillo, charg spcialement de la garde de Fabrice, personne n’eut de soupons sur sa complicit, et Grillo se tut.
Mais aussitt que Cllia n’eut plus d’inquitudes de ce ct , elle fut plus cruellement agite encore par ses justes remords: “Quelle raison au monde, se disait-elle, peut diminuer le crime d’une fille qui trahit son pre?”
Un soir, aprs une journe passe presque tout entire la chapelle et dans les larmes, elle pria son oncle, don Cesare, de l’accompagner chez le gnral, dont les accs de fureur l’effrayaient d’autant plus, qu’ tout propos il y mlait des imprcations contre Fabrice, cet abominable tratre.
Arriv en prsence de son pre, elle eut le courage de lui dire que si toujours elle avait refus de donner la main au marquis Crescenzi, c’est qu’elle ne sentait aucune inclination pour lui, et qu’elle tait assure de ne point trouver le bonheur dans cette union. A ces mots, le gnral entra en fureur; et Cllia eut assez de peine reprendre la parole. Elle ajouta que si son pre, sduit par la grande fortune du marquis, croyait devoir lui donner l’ordre prcis de l’pouser, elle tait prte obir. Le gnral fut tout tonn de cette conclusion, laquelle il tait loin de s’attendre, il finit pourtant par s’en rjouir.”Ainsi, dit-il son frre, je ne serai pas rduit loger dans un second tage, si ce polisson de Fabrice me fait perdre ma place par son mauvais procd.”
Le comte Mosca ne manquait pas de se montrer profondment scandalis de l’vasion de ce mauvais sujet de Fabrice, et rptait dans l’occasion la phrase invente par Rassi sur le plat procd de ce jeune homme, fort vulgaire d’ailleurs, qui s’tait soustrait la clmence du prince. Cette phrase spirituelle, consacre par la bonne compagnie, ne prit point dans le peuple. Laiss son bon sens, et tout en croyant Fabrice fort coupable, il admirait la rsolution qu’il avait fallu pour se lancer d’un mur si haut. Pas un tre de la cour n’admira ce courage. Quant la police, fort humilie de cet chec, elle avait dcouvert officiellement qu’une troupe de vingt soldats gagns par les distributions d’argent de la duchesse, cette femme si atrocement ingrate, et dont on ne prononait plus le nom qu’avec un soupir, avaient tendu Fabrice quatre chelles lies ensemble et de quarante-cinq pieds de longueur chacune: Fabrice ayant tendu une corde qu’on avait lie aux chelles, n’avait eu que le mrite fort vulgaire d’attirer ces chelles lui. Quelques libraux connus par leur imprudence, et entre autres le mdecin C***, agent pay directement par le prince, ajoutaient, mais en se compromettant, que cette police atroce avait eu la barbarie de faire fusiller huit des malheureux soldats qui avaient facilit la fuite de cet ingrat de Fabrice. Alors il fut blm mme des libraux vritables, comme ayant caus par son imprudence la mort de huit pauvres soldats. C’est ainsi que les petits despotismes rduisent rien la valeur de l’opinion.
CHAPITRE XXIII
Au milieu de ce dchanement gnral le seul archevque Landriani se montra fidle la cause de son jeune ami, il osait rpter, mme la cour de la princesse, la maxime de droit suivant laquelle, dans tout procs, il faut rserver une oreille pure de tout prjug pour entendre les justifications d’un absent.
Ds le lendemain de l’vasion de Fabrice, plusieurs personnes avaient reu un sonnet assez mdiocre qui clbrait cette fuite comme une des belles actions du sicle, et comparait Fabrice un ange arrivant sur la terre les ailes tendues. Le surlendemain soir, tout Parme rptait un sonnet sublime. C’tait le monologue de Fabrice se laissant glisser le long de la corde, et jugeant les divers incidents de sa vie. Ce sonnet lui donna rang dans l’opinion par deux vers magnifiques, tous les connaisseurs reconnurent le style de Ferrante Palla.
Mais ici il me faudrait chercher le style pique: o trouver des couleurs pour peindre les torrents d’indignation qui tout coup submergrent tous les cours bien pensants, lorsqu’on apprit l’effroyable insolence de cette illumination du chteau de Sacca? Il n’y eut qu’un cri contre la duchesse; mme les libraux vritables trouvrent que c’tait compromettre d’une faon barbare les pauvres suspects retenus dans les diverses prisons, et exasprer inutilement le coeur du souverain. Le comte Mosca dclara qu’il ne restait plus qu’une ressource aux anciens amis de la duchesse, c’tait de l’oublier. Le concert d’excration fut donc unanime: un tranger passant par la ville et t frapp de l’nergie de l’opinion publique. Mais en ce pays o l’on sait apprcier le plaisir de la vengeance, l’illumination de Sacca et la fte admirable donne dans le parc plus de six mille paysans eurent un immense succs. Tout le monde rptait Parme que la duchesse avait fait distribuer mille sequins ses paysans; on expliquait ainsi l’accueil un peu dur fait une trentaine de gendarmes que la police avait eu la nigauderie d’envoyer dans ce petit village, trente-six heures aprs la soire sublime et l’ivresse gnrale qui l’avait suivie. Les gendarmes, accueillis coups de pierres, avaient pris la fuite, et deux d’entre eux, tombs de cheval, avaient t jets dans le P.
Quant la rupture du grand rservoir d’eau du palais Sanseverina, elle avait pass peu prs inaperue: c’tait pendant la nuit que quelques rues avaient t plus ou moins inondes, le lendemain on et dit qu’il avait plu. Ludovic avait eu soin de briser les vitres d’une fentre du palais, de faon que l’entre des voleurs tait explique.
On avait mme trouv une petite chelle. Le seul comte Mosca reconnut le gnie de son amie.
Fabrice tait parfaitement dcid revenir Parme aussitt qu’il le pourrait; il envoya Ludovic porter une longue lettre l’archevque, et ce fidle serviteur revint mettre la poste au premier village du Pimont, Sannazaro au couchant de Pavie, une ptre latine que le digne prlat adressait son jeune protg. Nous ajouterons un dtail qui, comme plusieurs autres sans doute, fera longueur dans les pays o l’on n’a plus besoin de prcautions. Le nom de Fabrice del Dongo n’tait jamais crit; toutes les lettres qui lui taient destines taient adresses Ludovic San Micheli, Locarno en Suisse, ou Belgirate en Pimont. L’enveloppe tait faite d’un papier grossier, le cachet mal appliqu, l’adresse peine lisible, et quelquefois orne de recommandations dignes d’une cuisinire, toutes les lettres taient dates de Naples six jours avant la date vritable.
Du village pimontais de Sannazaro, prs de Pavie’, Ludovic retourna en toute hte Parme: il tait charg d’une mission laquelle Fabrice mettait la plus grande importance; il ne s’agissait de rien moins que de faire parvenir Cllia Conti un mouchoir de soie sur lequel tait imprim un sonnet de Ptrarque. Il est vrai qu’un mot tait chang ce sonnet: Cllia le trouva sur sa table deux jours aprs avoir reu les remerciements du marquis Crescenzi qui se disait le plus heureux des hommes, et il n’est pas besoin de dire quelle impression cette marque d’un souvenir toujours croissant produisit sur son coeur.
Ludovic devait chercher se procurer tous les dtails possibles sur ce qui se passait la citadelle. Ce fut lui qui apprit Fabrice la triste nouvelle que le mariage du marquis Crescenzi semblait dsormais une chose dcide; il ne se passait presque pas de journe sans qu’il donnt une fte Cllia, dans l’intrieur de la citadelle. Une preuve dcisive du mariage, c’est que le marquis immensment riche et par consquent fort avare, comme c’est l’usage parmi les gens opulents du nord de l’Italie, faisait des prparatifs immenses, et pourtant il pousait une fille sans dot. Il est vrai que la vanit du gnral Fabio Conti, fort choque de cette remarque, la premire qui se ft prsente l’esprit de tous ses compatriotes, venait d’acheter une terre de plus de 300000 francs, et cette terre, lui qui n’avait rien, il l’avait paye comptant, apparemment des deniers du marquis. Aussi le gnral avait-il dclar qu’il donnait cette terre en mariage sa fille. Mais les frais d’acte et autres, montant plus de 12000 francs, semblrent une dpense fort ridicule au marquis Crescenzi, tre minemment logique. De son ct il faisait fabriquer Lyon des tentures magnifiques de couleurs, fort bien agences et calcules pour l’agrment de l’oeil, par le clbre Pallagi, peintre de Bologne. Ces tentures, dont chacune contenait une partie prise dans les armes de la famille Crescenzi, qui comme l’univers le sait, descend du fameux Crescentius, consul de Rome en 985, devaient meubler les dix-sept salons qui formaient le rez-de-chausse du palais du marquis. Les tentures, les pendules et les lustres rendus Parme cotrent plus de 350000 francs; le prix des glaces nouvelles, ajoutes celles que la maison possdait dj , s’leva 200000 francs. A l’exception de deux salons ouvrages clbres du Parmesan, le grand peintre du pays aprs le divin Corrge, toutes les pices du premier et du second tage taient maintenant occupes par les peintres clbres de Florence, de Rome et de Milan, qui les ornaient de peintures fresque. Fokelberg, le grand sculpteur sudois, Tenerani de Rome, et Marchesi de Milan, travaillaient depuis un an dix bas-reliefs reprsentant autant de belles actions de Crescentius, ce vritable grand homme. La plupart des plafonds, peints fresque, offraient aussi quelque allusion sa vie. On admirait gnralement le plafond o Hayez, de Milan, avait reprsent Crescentius reu dans les Champs-Elyses par Franois Sforce, Laurent le Magnifique, le roi Robert, le tribun Cola di Rienzi, Machiavel, le Dante et les autres grands hommes du Moyen Age’. L’admiration pour ces mes d’lite est suppose faire pigramme contre les gens au pouvoir.
Tous ces dtails magnifiques occupaient exclusivement l’attention de la noblesse et des bourgeois de Parme, et percrent le coeur de notre hros lorsqu’il les lut raconts avec une admiration nave, dans une longue lettre de plus de vingt pages que Ludovic avait dicte un douanier de Casal Maggiore.
“Et moi je suis si pauvre! se disait Fabrice, quatre mille livres de rente en tout et pour tout! c’est vraiment une insolence moi d’oser tre amoureux de Cllia Conti, pour qui se font tous ces miracles.”
Un seul article de la longue lettre de Ludovic mais celui-l crit de sa mauvaise criture, annonait son matre qu’il avait rencontr le soir, et dans l’tat d’un homme qui se cache, le pauvre Grillo son ancien gelier, qui avait t mis en prison, puis relch. Cet homme lui avait demand un sequin par charit, et Ludovic lui en avait donn quatre au nom de la duchesse. Les anciens geliers rcemment mis en libert, au nombre de douze, se prparaient donner une fte coups de couteau (un trattamento di coltellate) aux nouveaux geliers leurs successeurs, si jamais ils parvenaient les rencontrer hors de la citadelle. Grillo avait dit que presque tous les jours il y avait srnade la forteresse, que Mlle Cllia Conti tait fort ple, souvent malade, et autres choses semblables. Ce mot ridicule fit que Ludovic reut, courrier par courrier, l’ordre de revenir Locarno. Il revint, et les dtails qu’il donna de vive voix furent encore plus tristes pour Fabrice.
On peut juger de l’amabilit dont celui-ci tait pour la pauvre duchesse, il et souffert mille morts plutt que de prononcer devant elle le nom de Cllia Conti. La duchesse abhorrait Parme; et, pour Fabrice, tout ce qui rappelait cette ville tait la fois sublime et attendrissant.
La duchesse avait moins que jamais oubli sa vengeance; elle tait si heureuse avant l’incident de la mort de Giletti! et maintenant, quel tait son sort! elle vivait dans l’attente d’un vnement affreux dont elle se serait bien garde de dire un mot Fabrice, elle qui autrefois, lors de son arrangement avec Ferrante, croyait tant rjouir Fabrice en lui apprenant qu’un jour il serait venge.
On peut se faire quelque ide maintenant de l’agrment des entretiens de Fabrice avec la duchesse: un silence morne rgnait presque toujours entre eux. Pour augmenter les agrments de leurs relations, la duchesse avait cd la tentation de jouer un mauvais tour ce neveu trop chri. Le comte lui crivait presque tous les jours; apparemment il envoyait des courriers comme du temps de leurs amours, car ses lettres portaient toujours le timbre de quelque petite ville de la Suisse. Le pauvre homme se torturait l’esprit pour ne pas parler trop ouvertement de sa tendresse, et pour construire des lettres amusantes; peine si on les parcourait d’un oeil distrait. Que fait, hlas! la fidlit d’un amant estim, quand on a le coeur perc par la froideur de celui qu’on lui prfre?
En deux mois de temps la duchesse ne lui rpondit qu’une fois et ce fut pour l’engager sonder le terrain auprs de la princesse, et voir si, malgr l’insolence du feu d’artifice, on recevrait avec plaisir une lettre de la duchesse. La lettre qu’il devait prsenter, s’il le jugeait propos, demandait la place de chevalier d’honneur de la princesse, devenue vacante depuis peu, pour le marquis Crescenzi, et dsirait qu’elle lui ft accorde en considration de son mariage. La lettre de la duchesse tait un chef-d’oeuvre: c’tait le respect le plus tendre et le mieux exprim; on n’avait pas admis dans ce style courtisanesque le moindre mot dont les consquences, mme les plus loignes, passent n’tre pas agrables la princesse. Aussi la rponse respirait-elle une amiti tendre et que l’absence met la torture.
Mon fils et moi, lui disait la princesse, n’avons pas eu une soire un peu passable depuis votre dpart si brusque. Ma chre duchesse ne se souvient donc plus que c’est elle qui m’a fait rendre une voix consultative dans la nomination des officiers de ma maison? Elle se croit donc oblige de me donner des motifs pour la place du marquis, comme si son dsir exprim n’tait pas pour moi le premier des motifs? Le marquis aura la place, si je puis quelque chose; et il y en aura toujours une dans mon coeur, et la premire, pour mon aimable duchesse. Mon fils se sert absolument des mmes expressions, un peu fortes pourtant dans la bouche d’un grand garon de vingt et un ans, et vous demande des chantillons de minraux de la valle d’Orta, voisine de Belgirate. Vous pouvez adresser vos lettres, que j’espre frquentes, au comte, qui vous dteste toujours et que j’aime surtout cause de ces sentiments. L’archevque aussi vous est rest fidle. Nous esprons tous vous revoir un jour: rappelez-vous qu’il le faut. La marquise Ghisleri, ma grande matresse, se dispose quitter ce monde pour un meilleur: la pauvre femme m’a fait bien du mal; elle me dplat encore en s’en allant mal propos; sa maladie me fait penser au nom que j’eusse mis autrefois avec tant de plaisir la place du sien, si toutefois j’eusse pu obtenir ce sacrifice de l’indpendance de cette femme unique qui, en nous fuyant, a emport avec elle toute la joie de ma petite cour, etc.
C’tait donc avec la conscience d’avoir cherch hter, autant qu’il tait en elle, le mariage qui mettait Fabrice au dsespoir, que la duchesse le voyait tous les jours. Aussi passaient-ils quelquefois quatre ou cinq heures voguer ensemble sur le lac, sans se dire un seul mot. La bienveillance tait entire et parfaite du ct de Fabrice; mais il pensait d’autres choses, et son me nave et simple ne lui fournissait rien dire. La duchesse le voyait, et c’tait son supplice.
Nous avons oubli de raconter en son lieu que la duchesse avait pris une maison Belgirate, village charmant, et qui tient tout ce que son nom promet (voir un beau tournant du lac). De la porte-fentre de son salon, la duchesse pouvait mettre le pied dans sa barque. Elle en avait pris une fort ordinaire, et pour laquelle quatre rameurs eussent suffi; elle en engagea douze, et s’arrangea de faon avoir un homme de chacun des villages situs aux environs de Belgirate. La troisime ou quatrime fois qu’elle se trouva au milieu du lac avec tous ses hommes bien choisis, elle fit arrter le mouvement des rames.
– Je vous considre tous comme des amis, leur dit-elle, et je veux vous confier un secret. Mon neveu Fabrice s’est sauv de prison; et peut-tre, par trahison, on cherchera le reprendre, quoiqu’il soit sur votre lac, pays de franchise. Ayez l’oreille au guet, et prvenez-moi de tout ce que vous apprendrez. Je vous autorise entrer dans ma chambre le jour et la nuit.
Les rameurs rpondirent avec enthousiasme; elle savait se faire aimer. Mais elle ne pensait pas qu’il ft question de reprendre Fabrice: c’tait pour elle qu’taient tous ces soins, et, avant l’ordre fatal d’ouvrir le rservoir du palais Sanseverina, elle n’y et pas song.
Sa prudence l’avait aussi engage prendre un appartement au port de Locarno pour Fabrice; tous les jours il venait la voir, ou elle-mme allait en Suisse. On peut juger de l’agrment de leurs perptuels tte- -tte par ce dtail: La marquise et ses filles vinrent les voir deux fois, et la prsence de ces trangres leur fit plaisir; car, malgr les liens du sang, on peut appeler trangre une personne qui ne sait rien de nos intrts les plus chers, et que l’on ne voit qu’une fois par an.
La duchesse se trouvait un soir Locarno, chez Fabrice, avec la marquise et ses deux filles. L’archiprtre du pays et le cur taient venus prsenter leurs respects ces dames: l’archiprtre, qui tait intress dans une maison de commerce, et se tenait fort au courant des nouvelles, s’avisa de dire:
– Le prince de Parme est mort!
La duchesse plit extrmement; elle eut peine le courage de dire:
– Donne-t-on des dtails?
– Non, rpondit l’archiprtre; la nouvelle se borne dire la mort, qui est certaine.
La duchesse regarda Fabrice.”J’ai fait cela pour lui, se dit-elle; j’aurais fait mille fois pis, et le voil qui est l devant moi indiffrent et songeant une autre!”Il tait au-dessus des forces de la duchesse de supporter cette affreuse pense; elle tomba dans un profond vanouissement. Tout le monde s’empressa pour la secourir, mais en revenant elle, elle remarqua que Fabrice se donnait moins de mouvement que l’archiprtre et le cur; il rvait comme l’ordinaire.
“Il pense retourner Parme, se dit la duchesse, et peut-tre rompre le mariage de Cllia avec le marquis; mais je saurai l’empcher.”Puis, se souvenant de la prsence des deux prtres, elle se hta d’ajouter:
– C’tait un grand prince, et qui a t bien calomni! C’est une perte immense pour nous!
Les deux prtres prirent cong, et la duchesse, pour tre seule, annona qu’elle allait se mettre au lit.
“Sans doute, se disait-elle, la prudence m’ordonne d’attendre un mois ou deux avant de retourner Parme; mais je sens que je n’aurai jamais cette patience; je souffre trop ici. Cette rverie continuelle, ce silence de Fabrice, sont pour mon coeur un spectacle intolrable. Qui me l’et dit que je m’ennuierais en me promenant sur ce lac charmant, en tte- -tte avec lui, et au moment o j’ai fait pour le venger plus que je ne puis lui dire! Aprs un tel spectacle, la mort n’est rien. C’est maintenant que je paie les transports de bonheur et de joie enfantine que je trouvais dans mon palais Parme lorsque j’y reus Fabrice revenant de Naples. Si j’eusse dit un mot, tout tait fini, et peut-tre que, li avec moi, il n’et pas song cette petite Cllia; mais ce mot me faisait une rpugnance horrible. Maintenant elle l’emporte sur moi. Quoi de plus simple? elle a vingt ans; et moi, change par les soucis, malade, j’ai le double de son ge!… Il faut mourir, il faut finir! Une femme de quarante ans n’est plus quelque chose que pour les hommes qui l’ont aime dans sa jeunesse! Maintenant je ne trouverai plus que des jouissances de vanit; et cela vaut-il la peine de vivre? Raison de plus pour aller Parme, et pour m’amuser. Si les choses tournaient d’une certaine faon, on m’terait la vie. Eh bien! o est le mal? Je ferai une mort magnifique, et, avant de finir, mais seulement alors, je dirai Fabrice: Ingrat! c’est pour toi!… Oui, je ne puis trouver d’occupation pour ce peu de vie qui me reste qu’ Parme; j’y ferai la grande dame. Quel bonheur si je pouvais tre sensible maintenant toutes ces distinctions qui autrefois faisaient le malheur de la Raversi! Alors, pour voir mon bonheur, j’avais besoin de regarder dans les yeux de l’envie… Ma vanit a un bonheur; l’exception du comte peut-tre, personne n’aura pu deviner quel a t l’vnement qui a mis fin la vie de mon coeur… J’aimerai Fabrice, je serai dvoue sa fortune; mais il ne faut pas qu’il rompe le mariage de la Cllia et qu’il finisse par l’pouser… Non, cela ne sera pas!”
La duchesse en tait l de son triste monologue, lorsqu’elle entendit un grand bruit dans la maison.
“Bon! se dit-elle, voil qu’on vient m’arrter; Ferrante se sera laiss prendre, il aura parl. Eh bien! tant mieux! je vais avoir une occupation; je vais leur disputer ma tte. Mais primo, il ne faut pas se laisser prendre.”
La duchesse, demi vtue, s’enfuit au fond de son jardin: elle songeait dj passer par-dessus un petit mur et se sauver dans la campagne; mais elle vit qu’on entrait dans sa chambre. Elle reconnut Bruno, l’homme de confiance du comte: il tait seul avec sa femme de chambre. Elle s’approcha de la porte-fentre. Cet homme parlait la femme de chambre des blessures qu’il avait reues. La duchesse rentra chez elle, Bruno se jeta presque ses pieds, la conjurant de ne pas dire au comte l’heure ridicule laquelle il arrivait.
– Aussitt la mort du prince, ajouta-t-il, M. le comte a donn l’ordre, toutes les postes, de ne pas fournir de chevaux aux sujets des Etats de Parme. En consquence, je suis all jusqu’au P avec les chevaux de la maison; mais au sortir de la barque, ma voiture a t renverse, brise, abme, et j’ai eu des contusions si graves que je n’ai pu monter cheval, comme c’tait mon devoir.
– Eh bien! dit la duchesse, il est trois heures du matin: je dirai que vous tes arriv midi; vous n’allez pas me contredire.
– Je reconnais bien les bonts de Madame.
La politique dans une ouvre littraire c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert’ quelque chose de grossier et auquel pourtant il n’est pas possible de refuser son attention.
Nous allons parler de fort vilaines choses, et que, pour plus d’une raison, nous voudrions taire; mais nous sommes forcs d’en venir des vnements qui sont de notre domaine, puisqu’ils ont pour thtre le coeur des personnages.
– Mais, grand Dieu! comment est mort ce grand prince? dit la duchesse Bruno.
– Il tait la chasse des oiseaux de passage, dans les marais, le long du P, deux lieues de Sacca. Il est tomb dans un trou cach par une touffe d’herbe: il tait tout en sueur et le froid l’a saisi; on l’a transport dans une maison isole, o il est mort au bout de quelques heures. D’autres prtendent que MM. Catena et Borone sont morts aussi, et que tout l’accident provient des casseroles de cuivre du paysan chez lequel on est entr, qui taient remplies de vert-de-gris. On a djeun chez cet homme. Enfin, les ttes exaltes, les jacobins, qui racontent ce qu’ils dsirent, parlent de poison. Je sais que mon ami Toto, fourrier de la cour, aurait pri sans les soins gnreux d’un manant qui paraissait avoir de grandes connaissances en mdecine, et lui a fait faire des remdes fort singuliers. Mais on ne parle dj plus de cette mort du prince: au fait, c’tait un homme cruel. Lorsque je suis parti, le peuple se rassemblait pour massacrer le fiscal gnral Rassi: on voulait aussi aller mettre le feu aux portes de la citadelle, pour tcher de faire sauver les prisonniers. Mais on prtendait que Fabio Conti tirerait ses canons. D’autres assuraient que les canonniers de la citadelle avaient jet de l’eau sur leur poudre et ne voulaient pas massacrer leurs concitoyens. Mais voici qui est bien plus intressant tandis que le chirurgien de Sandolaro arrangeait mon pauvre bras, un homme est arriv de Parme, qui a dit que le peuple ayant trouv dans les rues Barbone, ce fameux commis de la citadelle, l’a assomm, et ensuite on est all le pendre l’arbre de la promenade qui est le plus voisin de la citadelle. Le peuple tait en marche pour aller briser cette belle statue du prince qui est dans les jardins de la cour. Mais M. le comte a pris un bataillon de la garde, l’a rang devant la statue, et a fait dire au peuple qu’aucun de ceux qui entreraient dans les jardins n’en sortirait vivant, et le peuple avait peur. Mais ce qui est bien singulier, et que cet homme arrivant de Parme, et qui est un ancien gendarme, m’a rpt plusieurs fois, c’est que M. le comte a donn des coups de pied au gnral P…, commandant la garde du prince, et l’a fait conduire hors du jardin par deux fusiliers, aprs lui avoir arrach ses paulettes.
– Je reconnais bien l le comte, s’cria la duchesse avec un transport de joie qu’elle n’et pas prvu une minute auparavant: il ne souffrira jamais qu’on outrage notre princesse; et quant au gnral P…, par dvouement pour ses matres lgitimes, il n’a jamais voulu servir l’usurpateur, tandis que le comte, moins dlicat, a fait toutes les campagnes d’Espagne, ce qu’on lui a souvent reproch la cour.
La duchesse avait ouvert la lettre du comte, mais en interrompait la lecture pour faire cent questions Bruno.
La lettre tait bien plaisante; le comte employait les termes les plus lugubres, et cependant la joie la plus vive clatait chaque mot; il vitait les dtails sur le genre de mort du prince, et finissait sa lettre par ces mots:
Tu vas revenir sans doute, mon cher ange! mais je te conseille d’attendre un jour ou deux le courrier que la princesse t’enverra, ce que j’espre aujourd’hui ou demain; il faut que ton retour soit magnifique comme ton dpart a t hardi. Quant au grand criminel qui est auprs de toi, je compte bien le faire juger par douze juges appels de toutes les parties de cet Etat. Mais, pour faire punir ce monstre-l comme il le mrite, il faut d’abord que je puisse faire des papillotes avec la premire sentence, si elle existe.
Le comte avait rouvert sa lettre:
Voici bien une autre affaire: je viens de faire distribuer des cartouches aux deux bataillons de la garde; je vais me battre et mriter de mon mieux ce surnom de Cruel dont les libraux m’ont gratifi depuis si longtemps. Cette vieille momie de gnral P… a os parler dans la caserne d’entrer en pourparlers avec le peuple demi rvolt. Je t’cris du milieu de la rue je vais au palais, o l’on ne pntrera que sur mon cadavre. Adieu! Si je meurs, ce sera en t’adorant quand mme, ainsi que j’ai vcu! N’oublie pas de faire prendre 300000 francs dposs en ton nom chez D…, Lyon.
Voil ce pauvre diable de Rassi pale comme la mort et sans perruque; tu n’as pas d’ide de cette figur! Le peuple veut absolument le pendre; ce serait un grand tort qu’on lui ferait, il mrite d’tre cartel. Il se rfugiait mon palais, et m’a couru aprs dans la rue; je ne sais trop qu’en faire… je ne veux pas le conduire au palais du prince, ce serait faire clater la rvolte de ce ct. F… verra si je l’aime; mon premier mot Rassi a t: Il me faut la sentence contre M. del Dongo, et toutes les copies que vous pouvez en avoir, et dites tous ces juges iniques, qui sont cause de cette rvolte, que je les ferai tous pendre, ainsi que vous, mon cher ami, s’ils soufflent un mot de cette sentence, qui n’a jamais exist. Au nom de Fabrice, j’envoie une compagnie de grenadiers l’archevque. Adieu, cher ange! mon palais va tre brl, et je perdrai les charmants portraits que j’ai de toi. Je cours au palais pour faire destituer cet infme gnral P…, qui fait des siennes; il flatte bassement le peuple, comme autrefois il flattait le feu prince. Tous ces gnraux ont une peur du diable; je vais, je crois, me faire nommer gnral en chef.
La duchesse eut la malice de ne pas envoyer rveiller Fabrice; elle se sentait pour le comte un accs d’admiration qui ressemblait fort de l’amour.”Toute rflexion faite, se dit-elle, il faut que je l’pouse.”Elle le lui crivit aussitt, et fit partir un de ses gens. Cette nuit, la duchesse n’eut pas le temps d’tre malheureuse.
Le lendemain, sur le midi, elle vit une barque monte par dix rameurs et qui fendait rapidement les eaux du lac, Fabrice et elle reconnurent bientt un homme portant la livre du prince de Parme: c’tait en effet un de ses courriers qui, avant de descendre terre, cria la duchesse:
– La rvolte est apaise!
Ce courrier lui remit plusieurs lettres du comte une lettre admirable de la princesse et une ordonnance du prince Ranuce-Ernest V, sur parchemin qui la nommait duchesse de San Giovanni et grande matresse de la princesse douairire. Ce jeune prince, savant en minralogie, et qu’elle croyait un imbcile, avait eu l’esprit de lui crire un petit billet; mais il y avait de l’amour la fin. Le billet commenait ainsi:
Le comte dit, madame la duchesse, qu’il est content de moi; le fait est que j’ai essay quelques coups de fusil ses cts et que mon cheval a t touch: voir le bruit qu’on fait pour si peu de chose je dsire vivement assister une vraie bataille, mais que ce ne soit pas contre mes sujets. Je dois tout au comte tous mes gnraux, qui n’ont pas fait la guerre, se sont conduits comme des livres, je crois que deux ou trois se sont enfuis jusqu’ Bologne. Depuis qu’un grand et dplorable vnement m’a donn le pouvoir, je n’ai point sign d’ordonnance qui m’ait t aussi agrable que celle qui vous nomme grande matresse de ma mre. Ma mre et moi, nous nous sommes souvenus qu’un jour vous admiriez la belle vue que l’on a du palazzeto de San Giovanni, qui jadis appartint Ptrarque, du moins on le dit; ma mre a voulu vous donner cette petite terre; et moi, ne sachant que vous donner, et n’osant vous offrir tout ce qui vous appartient, je vous ai faite duchesse dans mon pays; je ne sais si vous tes assez savante pour savoir que Sanseverina est un titre romain. Je viens de donner le grand cordon de mon ordre notre digne archevque, qui a dploy une fermet bien rare chez les hommes de soixante-dix ans. Vous ne m’en voudrez pas d’avoir rappel toutes les dames exiles. On me dit que je ne dois plus signer, dornavant, qu’aprs avoir crit les mots votre affectionn: je suis fch que l’on me fasse prodiguer une assurance qui n’est compltement vraie que quand je vous cris.
Votre affectionn,
Ranuce-Ernest.
Qui n’et dit, d’aprs ce langage, que la duchesse allait jouir de la plus haute faveur? Toutefois elle trouva quelque chose de fort singulier dans d’autres lettres du comte, qu’elle reut deux
heures plus tard. Il ne s’expliquait point autrement, mais lui conseillait de retarder de quelques jours son retour Parme, et d’crire la princesse qu’elle tait fort indispose. La duchesse et Fabrice n’en partirent pas moins pour Parme aussitt aprs dner. Le but de la duchesse, que toutefois elle ne s’avouait pas, tait de presser le mariage du marquis Crescenzi; Fabrice, de son ct, fit la route dans des transports de bonheur fous, et qui semblrent ridicules sa tante. Il avait l’espoir de revoir bientt Cllia; il comptait bien l’enlever, mme malgr elle, s’il n’y avait que ce moyen de rompre son mariage.
Le voyage de la duchesse et de son neveu fut trs gai. A un poste avant Parme, Fabrice s’arrta un instant pour reprendre l’habit ecclsiastique; d’ordinaire il tait vtu comme un homme en deuil. Quand il rentra dans la chambre de la duchesse:
– Je trouve quelque chose de louche et d’inexplicable, lui dit-elle, dans les lettres du comte. Si tu m’en croyais, tu passerais ici quelques heures; je t’enverrai un courrier ds que j’aurai parl ce grand ministre.
Ce fut avec beaucoup de peine que Fabrice se rendit cet avis raisonnable. Des transports de joie dignes d’un enfant de quinze ans marqurent la rception que le comte fit la duchesse, qu’il appelait sa femme. Il fut longtemps sans vouloir parler politique, et, quand enfin on en vint la triste raison:
– Tu as fort bien fait d’empcher Fabrice d’arriver officiellement; nous sommes ici en pleine raction. Devine un peu le collgue que le prince m’a donn comme ministre de justice! c’est Rassi, ma chre, Rassi, que j’ai trait comme un gueux qu’il est, le jour de nos grandes affaires. A propos, je t’avertis qu’on a supprim tout ce qui s’est pass ici. Si tu lis notre gazette, tu verras qu’un commis de la citadelle, nomm Barbone, est mort d’une chute de voiture. Quant aux soixante et tant de coquins que j’ai fait tuer coups de balles, lorsqu’ils attaquaient la statue du prince dans les jardins, ils se portent fort bien, seulement ils sont en voyage. Le comte Zurla, ministre de l’Intrieur, est all lui-mme la demeure de chacun de ces hros malheureux, et a remis quinze sequins leurs familles ou leurs amis, avec ordre de dire que le dfunt tait en voyage, et menace trs expresse de la prison, si l’on s’avisait de faire entendre qu’il avait t tu. Un homme de mon propre ministre, les Affaires trangres, a t envoy en mission auprs des journalistes de Milan et de Turin, afin qu’on ne parle pas du malheureux vnement, c’est le mot consacr; cet homme doit pousser jusqu’ Paris et Londres, afin de dmentir dans tous les journaux, et presque officiellement, tout ce qu’on pourrait dire de nos troubles. Un autre agent s’est achemin vers Bologne et Florence. J’ai hauss les paules.
“Mais le plaisant, mon ge, c’est que j’ai eu un moment d’enthousiasme en parlant aux soldats de la garde et arrachant les paulettes de ce pleutre de gnral P… En cet instant j’aurais donn ma vie, sans balancer, pour le prince; j’avoue maintenant que c’et t une faon bien bte de finir. Aujourd’hui, le prince, tout bon jeune homme qu’il est, donnerait cent cus pour que je mourusse de maladie; il n’ose pas encore me demander ma dmission, mais nous nous parlons le plus rarement possible, et je lui envoie une quantit de petits rapports par crit, comme je le pratiquais avec le feu prince, aprs la prison de Fabrice. A propos, je n’ai point fait des papillotes avec la sentence signe contre lui, par la grande raison que ce coquin de Rassi ne me l’a point remise. Vous avez donc fort bien fait d’empcher Fabrice d’arriver ici officiellement. La sentence est toujours excutoire; je ne crois pas pourtant que le Rassi ost faire arrter votre neveu aujourd’hui, mais il est possible qu’il l’ose dans quinze jours. Si Fabrice veut absolument rentrer en ville, qu’il vienne loger chez moi.
– Mais la cause de tout ceci? s’cria la duchesse tonne.
– On a persuad au prince que je me donne des airs de dictateur et de sauveur de la patrie, et que je veux le mener comme un enfant; qui plus est, en parlant de lui, j’aurais prononc le mot fatal: cet enfant. Le fait peut tre vrai, j’tais exalt ce jour-l : par exemple, je le voyais un grand homme, parce qu’il n’avait point trop de peur au milieu des premiers coups de fusil qu’il entendt de sa vie. Il ne manque point d’esprit, il a mme un meilleur ton que son pre: enfin, je ne saurais trop le rpter, le fond du coeur est honnte et bon; mais ce coeur sincre et jeune se crispe quand on lui raconte un tour de fripon, et croit qu’il faut avoir l’me bien noire soi-mme pour apercevoir de telles choses: songez l’ducation qu’il a reue!…
– Votre Excellence devait songer qu’un jour il serait le matre, et placer un homme d’esprit auprs de lui.
– D’abord, nous avons l’exemple de l’abb de Condillac, qui, appel par le marquis de Felino, mon prdcesseur, ne fit de son lve que le roi des nigauds. Il allait la procession, et, en 1796, il ne sut pas traiter avec le gnral Bonaparte, qui et tripl l’tendue de ses Etats. En second lieu, je n’ai jamais cru rester ministre dix ans de suite Maintenant que je suis dsabus de tout, et cela depuis un mois, je veux runir un million, avant de laisser elle-mme cette ptaudire que j’ai sauve. Sans moi, Parme et t rpublique pendant deux mois, avec le pote Ferrante Palla pour dictateur.
Ce qui fit rougir la duchesse. Le comte ignorait tout.
– Nous allons retomber dans la monarchie ordinaire du XVIIIe sicle: le confesseur et la matresse. Au fond, le prince n’aime que la minralogie, et peut-tre vous, madame. Depuis qu’il rgne son valet de chambre dont je viens de faire le frre capitaine, ce frre a neuf mois de service, ce valet de chambre, dis-je, est all lui fourrer dans la tte qu’il doit tre plus heureux qu’un autre parce que son profil va se trouver sur les cus. A la suite de cette belle ide est arriv l’ennui.
“Maintenant il lui faut un aide de camp remde l’ennui. Eh bien! quand il m’offrirait ce fameux million qui nous est ncessaire pour bien vivre Naples ou Paris, je ne voudrais pas tre son remde l’ennui, et passer chaque jour quatre ou cinq heures avec Son Altesse. D’ailleurs, comme j’ai plus d’esprit que lui, au bout d’un mois il me prendrait pour un monstre.
“Le feu prince tait mchant et envieux, mais il avait fait la guerre et command des corps d’arme, ce qui lui avait donn de la tenue, on trouvait en lui l’toffe d’un prince, et je pouvais tre ministre bon ou mauvais. Avec cet honnte homme de fils candide et vraiment bon, je suis forc d’tre un intrigant. Me voici le rival de la dernire femmelette du chteau, et rival fort infrieur, car je mpriserai cent dtails ncessaires. Par exemple, il y a trois jours, une de ces femmes qui distribuent les serviettes blanches tous les matins dans les appartements a eu l’ide de faire perdre au prince la clef de ses bureaux anglais. Sur quoi Son Altesse a refus de s’occuper de toutes les affaires dont les papiers se trouvent dans ce bureau; la vrit pour vingt francs on peut faire dtacher les planches qui en forment le fond, ou employer de fausses clefs; mais Ranuce-Ernest V m’a dit que ce serait donner de mauvaises habitudes au serrurier de la cour.
“Jusqu’ici il lui a t absolument impossible de garder trois jours de suite la mme volont. S’il ft n monsieur le marquis un tel, avec de la fortune, ce jeune prince et t un des hommes les plus estimables de sa cour, une sorte de Louis XVI, mais comment, avec sa navet pieuse, va-t-il rsister toutes les savantes embches dont il est entour? Aussi le salon de votre ennemie la Raversi est plus puissant que jamais; on y a dcouvert que moi, qui ai fait tirer sur le peuple, et qui tais rsolu tuer trois mille hommes s’il le fallait, plutt que de laisser outrager la statue du prince qui avait t mon matre, je suis un libral enrag, je voulais faire signer une constitution, et cent absurdits pareilles. Avec ces propos de rpublique, les fous nous empcheraient de jouir de la meilleure des monarchies’… Enfin, madame, vous tes la seule personne du parti libral actuel dont mes ennemis me font le chef, sur le compte de qui le prince ne se soit pas expliqu en termes dsobligeants; l’archevque, toujours parfaitement honnte homme, pour avoir parl en termes raisonnables de ce que j’ai fait le jour malheureux, est en pleine disgrce.
“Le lendemain du jour qui ne s’appelait pas encore malheureux, quand il tait encore vrai que la rvolte avait exist, le prince dit l’archevque que, pour que vous n’eussiez pas a prendre un titre infrieur en m’pousant, il me ferait duc. Aujourd’hui je crois que c’est Rassi, anobli par moi lorsqu’il me vendait les secrets du feu prince, qui va tre fait comte. En prsence d’un tel avancement je jouerai le rle d’un nigaud.
– Et le pauvre prince se mettra dans la crotte.
– Sans doute: mais au fond il est le matre, qualit qui, en moins de quinze jours, fait disparatre le ridicule. Ainsi, chre duchesse, faisons comme au jeu de tric-trac, allons-nous-en.
– Mais nous ne serons gure riches.
– Au fond, ni vous ni moi n’avons besoin de luxe. Si vous me donnez Naples une place dans une loge San Carlo et un cheval, je suis plus que satisfait; ce ne sera jamais le plus ou moins de luxe qui nous donnera un rang vous et moi, c’est le plaisir que les gens d’esprit du pays pourront trouver peut-tre venir prendre une tasse de th chez vous.
– Mais, reprit la duchesse, que serait-il arriv, le jour malheureux, si vous vous tiez tenu l’cart comme j’espre que vous le ferez l’avenir?
– Les troupes fraternisaient avec le peuple, il y avait trois jours de massacre et d’incendie (car il faut cent ans ce pays pour que la rpublique n’y soit par une absurdit), puis quinze jours de pillage, jusqu’ ce que deux ou trois rgiments fournis par l’tranger fussent venus mettre le hol . Ferrante Palla tait au milieu du peuple, plein de courage et furibond comme l’ordinaire; il avait sans doute une douzaine d’amis qui agissaient de concert avec lui, ce dont Rassi fera une superbe conspiration. Ce qu’il y a de sr, c’est que, porteur d’un habit d’un dlabrement incroyable, il distribuait l’or pleines mains.
La duchesse, merveille de toutes ces nouvelles, se hta d’aller remercier la princesse.
Au moment de son entre dans la chambre, la dame d’atours lui remit la petite clef d’or que l’on porte la ceinture, et qui est la marque de l’autorit suprme dans la partie du palais qui dpend de la princesse. Clara Paolina se hta de faire sortir tout le monde; et, une fois seule avec son amie, persista pendant quelques instants ne s’expliquer qu’ demi. La duchesse ne comprenait pas trop ce que tout cela voulait dire, et ne rpondait qu’avec beaucoup de rserve. Enfin, la princesse fondit en larmes, et, se jetant dans les bras de la duchesse, s’cria:
– Les temps de mon malheur vont recommencer: mon fils me traitera plus mal que ne l’a fait son pre!
– C’est ce que j’empcherai, rpliqua vivement la duchesse. Mais d’abord j’ai besoin, continua-t-elle, que Votre Altesse Srnissime daigne accepter ici l’hommage de toute ma reconnaissance et de mon profond respect.
– Que voulez-vous dire? s’cria la princesse remplie d’inquitude, et craignant une dmission.
– C’est que toutes les fois que Votre Altesse Srnissime me permettra de tourner droite le menton tremblant de ce magot qui est sur sa chemine, elle me permettra aussi d’appeler les choses par leur vrai nom’.
– N’est-ce que a, ma chre duchesse? s’cria Clara Paolina en se levant, et courant elle-mme mettre le magot en bonne position; parlez donc en toute libert, madame la grande matresse, dit-elle avec un ton de voix charmant.
– Madame, reprit celle-ci, Votre Altesse a parfaitement vu la position; nous courons, vous et moi, les plus grands dangers; la sentence contre Fabrice n’est point rvoque, par consquent, le jour o l’on voudra se dfaire de moi et vous outrager, on le remet en prison. Notre position est aussi mauvaise que jamais. Quant moi personnellement, j’pouse le comte, et nous allons nous tablir Naples ou Paris. Le dernier trait d’ingratitude dont le comte est victime en ce moment, l’a entirement dgot des affaires, et, sauf l’intrt de Votre Altesse Srnissime, je ne lui conseillerais de rester dans ce gchis qu’autant que le prince lui donnerait une somme norme. Je demanderai Votre Altesse la permission de lui expliquer que le comte, qui avait 130000 francs en arrivant aux Affaires, possde peine aujourd’hui 20000 livres de rente. C’est en vain que depuis longtemps je le pressais de songer sa fortune. Pendant mon absence, il a cherch querelle aux fermiers gnraux du prince, qui taient des fripons; le comte les a remplacs par d’autres fripons qui lui ont donn 800000 francs.
– Comment! s’cria la duchesse tonne, mon Dieu! que je suis fche de cela!
– Madame, rpliqua la duchesse d’un trs grand sang-froid, faut-il retourner le nez du magot gauche?
– Mon Dieu, non, s’cria la princesse, mais je suis fche qu’un homme du caractre du comte ait song ce genre de gain.
– Sans ce vol, il tait mpris de tous les honntes gens.
– Grand Dieu! est-il possible?
– Madame, reprit la duchesse, excepte mon ami, le marquis Crescenzi, qui a 3 ou 400000 livres de rente, tout le monde vole ici; et comment ne volerait-on pas dans un pays o la reconnaissance des plus grands services ne dure pas tout fait un mois? Il n’y a donc de rel et de survivant la disgrce que l’argent. Je vais me permettre, madame, des vrits terribles.
– Je vous les permets, moi, dit la princesse avec un profond soupir, et pourtant elles me sont cruellement dsagrables.
– Eh bien! madame, le prince votre fils, parfaitement honnte homme, peut vous rendre bien plus malheureuse que ne fit son pre; le feu prince avait du caractre peu prs comme tout le monde. Notre souverain actuel n’est pas sr de vouloir la mme chose trois jours de suite; par consquent, pour qu’on puisse tre sr de lui, il faut vivre continuellement avec lui et ne le laisser parler personne. Comme cette vrit n’est pas bien difficile deviner, le nouveau parti ultra dirig par ces deux bonnes ttes, Rassi et la marquise Raversi, va chercher donner une matresse au prince. Cette matresse aura la permission de faire sa fortune et de distribuer quelques places subalternes, mais elle devra rpondre au parti de la constante volont du matre.
“Moi, pour tre bien tablie la cour de Votre Altesse, j’ai besoin que le Rassi soit exil et conspu; je veux, de plus, que Fabrice soit jug par les juges les plus honntes que l’on pourra trouver: si ces messieurs reconnaissent, comme je l’espre qu’il est innocent, il sera naturel d’accorder M. l’archevque que Fabrice soit son coadjuteur avec future succession. Si j’choue, le comte et moi nous nous retirons; alors je laisse en partant ce conseil Votre Altesse Srnissime: elle ne doit jamais pardonner Rassi, et jamais non plus sortir des Etats de son fils. De prs, ce bon fils ne lui fera pas de mal srieux.”
– J’ai suivi vos raisonnements avec toute l’attention requise, rpondit la princesse en souriant; faudra-t-il donc que je me charge du soin de donner une matresse mon fils?
– Non pas, madame, mais faites d’abord que votre salon soit le seul o il s’amuse.
La conversation fut finie dans ce sens, les cailles tombaient des yeux de l’innocente et spirituelle princesse.
Un courrier de la duchesse alla dire Fabrice qu’il pouvait entrer en ville, mais en se cachant. On l’aperut peine: il passait sa vie dguis en paysan dans la baraque en bois d’un marchand de marrons, tabli vis- -vis de la porte de la citadelle, sous les arbres de la promenade.
CHAPITRE XXIV
La duchesse organisa des soires charmantes au palais qui n’avait jamais vu tant de gaiet; jamais elle n fut plus aimable que cet hiver, et pourtant elle vcut au milieu des plus grands dangers; mais aussi, pendant cette saison critique, il ne lui arriva pas deux fois de songer avec un certain degr de malheur l’trange changement de Fabrice. Le jeune prince venait de fort bonne heure aux soires aimables de sa mre, qui lui disait toujours:
– Allez-vous-en donc gouverner; je parie qu’il y a sur votre bureau plus de vingt rapports qui attendent un oui ou un non, et je ne veux pas que l’Europe m’accuse de faire de vous un roi fainant pour rgner votre place.
Ces avis avaient le dsavantage de se prsenter toujours dans les moments les plus inopportuns, c’est- -dire quand Son Altesse, ayant vaincu sa timidit, prenait part quelque charade en action qui l’amusait fort. Deux fois la semaine il y avait des parties de campagne o, sous prtexte de conqurir au nouveau souverain l’affection de son peuple la princesse admettait les plus jolies femmes d la bourgeoisie. La duchesse, qui tait l’me de cette cour joyeuse, esprait que ces belles bourgeoises, qui toutes voyaient avec une envie mortelle la haute fortune du bourgeois Rassi raconteraient au prince quelqu’une des friponneries sans nombre de ce ministre. Or, entre autres ides enfantines, le prince prtendait avoir un ministre moral.
Rassi avait trop de sens pour ne pas sentir combien ces soires brillantes de la cour de la princesse, diriges par son ennemie, taient dangereuses pour lui. Il n’avait pas voulu remettre au comte Mosca la sentence fort lgale rendue contre Fabrice; il fallait donc que la duchesse ou lui disparussent de la cour.
Le jour de ce mouvement populaire, dont maintenant il tait de bon ton de nier l’existence, on avait distribu de l’argent au peuple. Rassi partit de l : plus mal mis encore que de coutume, il monta dans les maisons les plus misrables de la ville, et passa des heures entires en conversation rgle avec leurs pauvres habitants. Il fut bien rcompens de tant de soins: aprs quinze jours de ce genre de vie il eut la certitude que Ferrante Palla avait t le chef secret de l’insurrection, et bien plus, que cet tre, pauvre toute sa vie comme un grand pote, avait fait vendre huit ou dix diamants Gnes.
On citait entre autres cinq pierres de prix qui valaient rellement plus de 40000 francs, et que dix jours avant la mort du prince on avait laisses pour 35000 francs, parce que, disait-on, on avait besoin d’argent.
Comment peindre les transports de joie du ministre de la justice cette dcouverte? Il s’apercevait que tous les jours on lui donnait des ridicules la cour de la princesse douairire, et plusieurs fois le prince, parlant d’affaires avec lui, lui avait ri au nez avec toute la navet de la jeunesse. Il faut avouer que le Rassi avait des habitudes singulirement plbiennes: par exemple, ds qu’une discussion l’intressait, il croisait les jambes et prenait son soulier dans la main, si l’intrt croissait, il talait son mouchoir de coton rouge sur sa jambe, etc. Le prince avait beaucoup ri de la plaisanterie d’une des plus jolies femmes de la bourgeoisie, qui, sachant d’ailleurs qu’elle avait la jambe fort bien faite, s’tait mise imiter ce geste lgant du ministre de la justice.
Rassi sollicita une audience extraordinaire et dit au prince:
– Votre Altesse voudrait-elle donner cent mille francs pour savoir au juste quel a t le genre de mort de son auguste pre? avec cette somme, la justice serait mise mme de saisir les coupables s’il y en a.
La rponse du prince ne pouvait tre douteuse.
A quelque temps de l , la Chkina avertit la duchesse qu’on lui avait offert une grosse somme pour laisser examiner les diamants de sa matresse par un orfvre, elle avait refus avec indignation. La duchesse la gronda d’avoir refus; et, huit jours de l , la Chkina eut des diamants montrer. Le jour pris pour cette exhibition des diamants, le comte Mosca plaa deux hommes srs auprs de chacun des orfvres de Parme, et sur le minuit il vint dire la duchesse que l’orfvre curieux n’tait autre que le frre de Rassi. La duchesse, qui tait fort gaie ce soir-l (on jouait au palais une comdie dell’arte, c’est- -dire o chaque personnage invente le dialogue mesure qu’il le dit, le plan seul de la comdie est affich dans la coulisse), la duchesse, qui jouait un rle avait pour amoureux dans la pice le comte Baldi, l’ancien ami de la marquise Raversi, qui tait prsente. Le prince, l’homme le plus timide de ses Etats, mais fort joli garon et dou du coeur le plus tendre, tudiait le rle du comte Baldi, et voulait le jouer la seconde reprsentation.
– J’ai bien peu de temps, dit la duchesse au comte, je parais la premire scne du second acte; passons dans la salle des gardes.
L au milieu de vingt gardes du corps, tous fort veills et fort attentifs aux discours du premier ministre et de la grande matresse, la duchesse dit en riant a son ami:
– Vous me grondez toujours quand je dis des secrets inutilement. C’est par moi que fut appel au trne Ernest V; il s’agissait de venger Fabrice, que j’aimais alors bien plus qu’aujourd’hui, quoique toujours fort innocemment. Je sais bien que vous ne croyez gure cette innocence, mais peu importe, puisque vous m’aimez malgr mes crimes. Eh bien! voici un crime vritable: j’ai donn tous mes diamants une espce de fou fort intressant, nomm Ferrante Palla, je l’ai mme embrass pour qu’il ft prir l’homme qui voulait faire empoisonner Fabrice. O est le mal?
– Ah! voil donc o Ferrante avait pris de l’argent pour son meute! dit le comte, un peu stupfait; et vous me racontez tout cela dans la salle des gardes!
– C’est que je suis presse, et voici le Rassi sur les traces du crime. Il est bien vrai que je n’ai jamais parl d’insurrection, car j’abhorre les jacobins. Rflchissez l -dessus et dites-moi votre avis aprs la pice.
– Je vous dirai tout de suite qu’il faut inspirer de l’amour au prince… Mais en tout bien tout honneur, au moins!
On appelait la duchesse pour son entre en scne, elle s’enfuit.
Quelques jours aprs, la duchesse reut par la poste une grande lettre ridicule, signe du nom d’une ancienne femme de chambre elle, cette femme demandait tre employe la cour, mais la duchesse avait reconnu du premier coup d’oeil que ce n’tait ni son criture ni son style. En ouvrant la feuille pour lire la seconde page, la duchesse vit tomber ses pieds une petite image miraculeuse de la Madone, plie dans une feuille imprime d’un vieux livre’. Aprs avoir jet un coup d’oeil sur l’image, la duchesse lut quelques lignes de la vieille feuille imprime. Ses yeux brillrent, et elle y trouvait ces mots:
Le tribun a pris cent francs par mois, non plus; avec le reste on voulut ranimer le feu sacr dans des mes qui se trouvrent glaces par l’gosme. Le renard est sur mes traces, c’est pourquoi je n’ai pas cherch voir une dernire fois l’tre ador. Je me suis dit, elle n’aime pas la rpublique, elle qui m’est suprieure par l’esprit autant que par les grces et la beaut. D’ailleurs, comment faire une rpublique sans rpublicains? Est-ce que je me tromperais? Dans six mois, je parcourrai, le microscope la main, et pied, les petites villes d’Amrique, je verrai si je dois encore aimer la seule rivale que vous ayez dans mon coeur. Si vous recevez cette lettre, madame la baronne, et qu’aucun oeil profane ne l’ait lue avant vous, faites briser un des jeunes frnes plants vingt pas de l’endroit o j’osai vous parler pour la premire fois. Alors je ferai enterrer, sous le grand buis du jardin que vous remarqutes une fois en mes jours heureux, une bote o se trouveront de ces choses qui font calomnier les gens de mon opinion. Certes, je me fusse bien gard d’crire si le renard n’tait sur mes traces, et ne pouvait arriver cet tre cleste; voir le bais dans quinze jours.
“Puisqu’il a une imprimerie ses ordres, se dit la duchesse, bientt nous aurons un recueil de sonnets, Dieu sait le nom qu’il m’y donnera!”
La coquetterie de la duchesse voulut faire un essai; pendant huit jours elle fut indispose, et la cour n’eut plus de jolies soires. La princesse, fort scandalise de tout ce que la peur qu’elle avait de son fils l’obligeait de faire ds les premiers moments de son veuvage, alla passer ces huit jours dans un couvent attenant l’glise o le feu prince tait inhum. Cette interruption des soires jeta sur les bras du prince une masse norme de loisir, et porta un chec notable au crdit du ministre de la justice. Ernest V comprit tout l’ennui qui le menaait si la duchesse quittait la cour ou seulement cessait dry rpandre la joie. Les soires recommencrent, et le prince se montra de plus en plus intress par les comdies dell’arte. Il avait le projet de prendre un rle, mais n’osait avouer cette ambition. Un jour, rougissant beaucoup, il dit la duchesse:
– Pourquoi ne jouerais-je pas moi aussi?
– Nous sommes tous ici aux ordres de Votre Altesse; si elle daigne m’en donner l’ordre, je ferai arranger le plan d’une comdie, toutes les scnes brillantes du rle de Votre Altesse seront avec moi, et comme les premiers jours tout le monde hsite un peu, si Votre Altesse veut me regarder avec quelque attention, je lui dirai les rponses qu’elle doit faire.
Tout fut arrang et avec une adresse infinie. Le prince fort timide avait honte d’tre timide, les soins que se donna la duchesse pour ne pas faire souffrir cette timidit inne firent une impression profonde sur le jeune souverain.
Le jour de son dbut, le spectacle commena une demi-heure plus tt qu’ l’ordinaire, et il n’y avait dans le salon, au moment o l’on passa dans la salle de spectacle, que huit ou dix femmes ges. Ces figures-l n’imposaient gure au prince, et d’ailleurs, leves Munich dans les vrais principes monarchiques, elles applaudissaient toujours. Usant de son autorit comme grande matresse, la duchesse ferma clef la porte par laquelle le vulgaire des courtisans entrait au spectacle. Le prince, qui avait de l’esprit littraire et une belle figure, se tira fort bien de ses premires scnes; il rptait avec intelligence les phrases qu’il lisait dans les yeux de la duchesse, ou qu’elle lui indiquait demi-voix. Dans un moment o les rares spectateurs applaudissaient de toutes leurs forces, la duchesse fit un signe, la porte d’honneur fut ouverte, et la salle de spectacle occupe en un instant par toutes les jolies femmes de la cour, qui, trouvant au prince une figure charmante et l’air fort heureux, se mirent applaudir, le prince rougit de bonheur. Il jouait le rle d’un amoureux de la duchesse. Bien loin d’avoir lui suggrer des paroles, bientt elle fut oblige de l’engager abrger les scnes; il parlait d’amour avec un enthousiasme qui souvent embarrassait l’actrice ses rpliques duraient cinq minutes. La duchesse n’tait plus cette beaut blouissante de l’anne prcdente; la prison de Fabrice, et, bien plus encore, le sjour sur le lac Majeur avec Fabrice devenu morose et silencieux, avaient donn dix ans de plus la belle Gina. Ses traits s’taient marqus, ils avaient plus d’esprit et moins de jeunesse.
Ils n’avaient plus que bien rarement l’enjouement du premier ge; mais la scne, avec du rouge et tous les secours que l’art fournit aux actrices, elle tait encore la plus jolie femme de la cour. Les tirades passionnes, dbites par le prince, donnrent l’veil aux courtisans; tous se disaient ce soir-l :
– Voici la Balbi de ce nouveau rgne.
Le comte se rvolta intrieurement. La pice finie, la duchesse dit au prince devant toute la cour:
– Votre Altesse joue trop bien; on va dire que vous tes amoureux d’une femme de trente-huit ans’, ce qui fera manquer mon tablissement avec le comte. Ainsi, je ne jouerai plus avec Votre Altesse, moins que le prince ne me jure de m’adresser la parole comme il le ferait une femme d’un certain ge, Mme la marquise Raversi, par exemple.
On rpta trois fois la mme pice; le prince tait fou de bonheur; mais, un soir, il parut fort soucieux.
– Ou je me trompe fort, dit la grande matresse sa princesse, ou le Rassi cherche nous jouer quelque tour; je conseillerais Votre Altesse d’indiquer un spectacle pour demain; le prince jouera mal, et dans son dsespoir, il vous dira quelque chose.
Le prince joua fort mal en effet; on l’entendait peine, et il ne savait plus terminer ses phrases. A la fin du premier acte, il avait presque les larmes aux yeux; la duchesse se tenait auprs de lui, mais froide et immobile. Le prince, se trouvant un instant seul avec elle, dans le foyer des acteurs, alla fermer la porte.
– Jamais, lui dit-il, je ne pourrai jouer le second et le troisime acte, je ne veux pas absolument tre applaudi par complaisance; les applaudissements qu’on me donnait ce soir me fendaient le coeur. Donnez-moi un conseil, que faut-il faire?
– Je vais m’avancer sur la scne, faire une profonde rvrence Son Altesse, une autre au public, comme un vritable directeur de comdie, et dire que l’acteur qui jouait le rle de Llio, se trouvant subitement indispos, le spectacle se terminera par quelques morceaux de musique. Le comte Rusca et la petite Ghisolfi seront ravis de pouvoir montrer une aussi brillante assemble leurs petites voix aigrelettes.
Le prince prit la main de la duchesse, et la baisa avec transport.
– Que n’tes-vous un homme, lui dit-il, vous me donneriez un bon conseil: Rassi vient de dposer sur mon bureau cent quatre-vingt-deux dpositions contre les prtendus assassins de mon pre. Outre les dpositions, il y a un acte d’accusation de plus de deux cents pages; il me faut lire tout cela, et, de plus, j’ai donn ma parole de n’en rien dire au comte. Ceci mne tout droit des supplices; dj il veut que je fasse enlever en France, prs d’Antibes, Ferrante Palla, ce grand pote que j’admire tant. Il est l sous le nom de Poncet.
– Le jour o vous ferez pendre un libral Rassi sera li au ministre par des chanes de fer et c’est ce qu’il veut avant tout; mais Votre Altesse ne pourra plus annoncer une promenade deux heures l’avance. Je ne parlerai ni la princesse, ni au comte du cri de douleur qui vient de vous chapper; mais, comme d’aprs mon serment je ne dois avoir aucun secret pour la princesse, je serais heureuse si Votre Altesse voulait dire sa mre les mmes choses qui lui sont chappes avec moi.
Cette ide fit diversion la douleur d’acteur chut qui accablait le souverain.
– Eh bien! allez avertir ma mre, je me rends dans son grand cabinet.
Le prince quitta les coulisses, traversa un salon par lequel on arrivait au thtre, renvoya d’un air dur le grand chambellan et l’aide de camp de service qui le suivaient; de son ct la princesse quitta prcipitamment le spectacle; arrive dans le grand cabinet, la grande matresse fit une profonde rvrence la mre et au fils, et les laissa seuls. On peut juger de l’agitation de la cour, ce sont l les choses qui la rendent si amusante. Au bout d’une heure le prince lui-mme se prsenta la porte du cabinet et appela la duchesse; la princesse tait en larmes, son fils avait une physionomie tout altre.
“Voici des gens faibles qui ont de l’humeur, se dit la grande matresse, et qui cherchent un prtexte pour se fcher contre quelqu’un. >> D’abord la mre et le fils se disputrent la parole pour raconter les dtails la duchesse, qui dans ses rponses eut grand soin de ne mettre en avant aucune ide. Pendant deux mortelles heures les trois acteurs de cette scne ennuyeuse ne sortirent pas des rles que nous venons d’indiquer. Le prince alla chercher lui-mme les deux normes portefeuilles que Rassi avait dposs sur son bureau; en sortant du grand cabinet de sa mre, il trouva toute la cour qui attendait.
– Allez-vous-en, laissez-moi tranquille! s’cria-t-il, d’un ton fort impoli et qu’on ne lui avait Jamais vu.
Le prince ne voulait pas tre aperu portant lui-mme les deux portefeuilles, un prince ne doit rien porter. Les courtisans disparurent en un clin d’oeil. En repassant, le prince ne trouva plus que les valets de chambre qui teignaient les bougies; il les renvoya avec fureur, ainsi que le pauvre Fontana, aide de camp de service, qui avait eu la gaucherie de rester, par zle.
– Tout le monde prend tche de m’impatienter ce soir, dit-il avec humeur la duchesse, comme il rentrait dans le cabinet.
Il lui croyait beaucoup d’esprit et il tait furieux de ce qu’elle s’obstinait videmment ne pas ouvrir un avis. Elle, de son ct, tait rsolue ne rien dire qu’autant qu’on lui demanderait son avis bien expressment. Il s’coula encore une grosse demi-heure avant que le prince, qui avait le sentiment de sa dignit, se dtermint lui dire:
– Mais madame, vous ne dites rien.
– Je suis ici pour servir la princesse, et oublier bien vite ce qu’on dit devant moi.
– Eh bien! madame, dit le prince en rougissant beaucoup, je vous ordonne de me donner votre avis.
– On punit les crimes pour empcher qu’ils ne se renouvellent. Le feu prince a-t-il t empoisonn? c’est ce qui est fort douteux; a-t-il t empoisonn par les jacobins? c’est ce que Rassi voudrait bien prouver, car alors il devient pour Votre Altesse un instrument ncessaire tout jamais. Dans ce cas, Votre Altesse, qui commence son rgne, peut se promettre bien des soires comme celle-ci. Vos sujets disent gnralement, ce qui est de toute vrit, que Votre Altesse a de la bont dans le caractre; tant qu’elle n’aura pas fait pendre quelque libral, elle jouira de cette rputation, et bien certainement personne ne songera lui prparer du poison.
– Votre conclusion est vidente, s’cria la princesse avec humeur; vous ne voulez pas que l’on punisse les assassins de mon mari!
– C’est qu’apparemment, madame, je suis lie eux par une tendre amiti.
La duchesse voyait dans les yeux du prince qu’il la croyait parfaitement d’accord avec sa mre pour lui dicter un plan de conduite. Il y eut entre les deux femmes une succession assez rapide d’aigres reparties, la suite desquelles la duchesse protesta qu’elle ne dirait plus une seule parole, et elle fut fidle sa rsolution; mais le prince, aprs une longue discussion avec sa mre, lui ordonna de nouveau de dire son avis.
– C’est ce que je jure Vos Altesses de ne point faire!
– Mais c’est un vritable enfantillage! s’cria le prince.
– Je vous prie de parler, madame la duchesse dit la princesse d’un air digne.
– C’est ce dont je vous supplie de me dispenser, madame; mais Votre Altesse, ajouta la duchesse en s’adressant au prince, lit parfaitement le franais; pour calmer nos esprits agits, voudrait-elle nous lire une fable de La Fontaine?
La princesse trouva ce nous fort insolent, mais elle eut l’air la fois tonn et amus, quand la grande matresse, qui tait alle du plus grand sang-froid ouvrir la bibliothque, revint avec un volume des Fables de La Fontaine t; elle le feuilleta quelques instants, puis dit au prince, en le lui prsentant:
– Je supplie Votre Altesse de lire toute la fable.
LE JARDINIER ET SON SEIGNEUR
Un amateur de jardinage
Demi-bourgeois, demi-manant,
Possdait en certain village
Un jardin assez propre, et le clos attenant. Il avait de plant vif ferm cette tendue: L
croissaient
plaisir l’oseille et la laitue, De quoi faire
Margot pour sa fte un bouquet, Peu de jasmin d’Espagne et force serpolet. Cette flicit par un livre trouble
Fit qu’au seigneur du bourg notre homme se plaignit. Ce maudit animal vient prendre sa goule Soir et matin, dit-il, et des piges se rit; Les pierres les btons y perdent leur crdit: Il est sorcier, je crois – Sorcier! je l’en dfie, Repartit le seigneur: ft-il diable, Miraut, En dpit de ses tours, l’attrapera bientt. Je vous en dferai, bonhomme, sur ma vie. – Et quand?- Et ds demain, sans tarder plus longtemps. La partie ainsi faite, il vient avec ses gens. –
, djeunons, dit-il: vos poulets sont-ils tendres? L’embarras des chasseurs succde au djeuner. Chacun s’anime et se prpare;
Les trompes et les cors font un tel tintamarre Que le bonhomme est tonn.
Le pis fut que l’on mit en piteux quipage Le pauvre potager. Adieu planches, carreaux; Adieu chicore et poireaux;
Adieu de quoi mettre au potage.
Le bonhomme disait: Ce sont l
jeux de prince. Mais on le laissait dire; et les chiens et les gens Firent plus de dgt en une heure de temps Que n’en auraient fait en cent ans
Tous les livres de la province.
Petits princes, videz vos dbats entre vous; De recourir aux rois vous seriez de grands fous. Il ne les faut jamais engager dans vos guerres, Ni les faire entrer sur vos terres.
Cette lecture fut suivie d’un long silence. Le prince se promenait dans le cabinet, aprs tre all lui-mme remettre le volume sa place.
– Eh bien! madame, dit la princesse, daignerez-vous parler?
– Non pas, certes, madame! tant que Son Altesse ne m’aura pas nomme ministre; en parlant ici, je courrais risque de perdre ma place de grande matresse.
Nouveau silence d’un gros quart d’heure, enfin la princesse songea au rle que joua jadis Marie de Mdicis, mre de Louis XIII: tous les jours prcdents, la grande matresse avait fait lire par la lectrice l’excellente Histoire de Louis XIII, de M. Bazin. La princesse, quoique fort pique, pensa que la duchesse pourrait fort bien quitter le pays et alors Rassi, qui lui faisait une peur affreuse pourrait bien imiter Richelieu et la faire exiler par son fils. Dans ce moment, la princesse et donn tout au monde pour humilier sa grande matresse mais elle ne pouvait: elle se leva, et vint, avec un sourire un peu exagr, prendre la main de la duchesse et lui dire:
– Allons, madame, prouvez-moi votre amiti en parlant.
– Eh bien! deux mots sans plus: brler, dans la chemine que voil , tous les papiers runis par cette vipre de Rassi, et ne jamais lui avouer qu’on les a brls.
Elle ajouta tout bas, et d’un air familier, l’oreille de la princesse
– Rassi peut tre Richelieu!
– Mais, diable! ces papiers me cotent plus de quatre-vingt mille francs! s’cria le prince fch.
– Mon prince rpliqua la duchesse avec nergie, voil ce qu’il en cote d’employer des sclrats de basse naissance. Plt Dieu que vous puissiez perdre un million, et ne jamais prter crance aux bas coquins qui ont empch votre pre de dormir pendant les six dernires annes de son rgne.
Le mot basse naissance avait plu extrmement la princesse, qui trouvait que le comte et son amie avaient une estime trop exclusive pour l’esprit, toujours un peu cousin germain du jacobinisme.
Durant le court moment de profond silence, rempli par les rflexions de la princesse, l’horloge du chteau sonna trois heures. La princesse se leva, fit une profonde rvrence son fils, et lui dit:
– Ma sant ne me permet pas de prolonger davantage la discussion. Jamais de ministre de basse naissance; vous ne m’terez pas de l’ide que votre Rassi vous a vol la moiti de l’argent qu’il vous a fait dpenser en espionnage.
La princesse prit deux bougies dans les flambeaux et les plaa dans la chemine, de faon ne pas les teindre; puis, s’approchant de son fils, elle ajouta:
– La fable de La Fontaine l’emporte dans mon esprit, sur le juste dsir de venger un poux. Votre Altesse veut-elle me permettre de brler ces critures?
Le prince restait immobile.
“Sa physionomie est vraiment stupide, se dit la duchesse, le comte a raison: le feu prince ne nous et pas fait veiller jusqu’ trois heures du matin avant de prendre un parti. >>
La princesse, toujours debout, ajouta:
– Ce petit procureur serait bien fier, s’il savait que ses paperasses, remplies de mensonges, et arranges pour procurer son avancement, ont fait passer la nuit aux deux plus grands personnages de l’Etat.
Le prince se jeta sur un des portefeuilles comme un furieux, et en vida tout le contenu dans la chemine. La masse des papiers fut sur le point d’touffer les deux bougies; l’appartement se remplit de fume. La princesse vit dans les yeux de son fils qu’il tait tent de saisir une carafe et de sauver ces papiers, qui lui cotaient quatre-vingt mille francs.
– Ouvrez donc la fentre! cria-t-elle la duchesse avec humeur.
La duchesse se hta d’obir; aussitt tous les papiers s’enflammrent la fois, il se fit un grand bruit dans la chemine, et bientt il fut vident qu’elle avait pris feu.
Le prince avait l’me petite pour toutes les choses d’argent; il crut voir son palais en flammes, et toutes les richesses qu’il contenait dtruites; il courut la fentre et appela la garde d’une voix toute change. Les soldats en tumulte tant accourus dans la cour la voix du prince, il revint prs de la chemine qui attirait l’air de la fentre ouverte avec un bruit rellement effrayant; il s’impatienta, jura, fit deux ou trois tours dans le cabinet comme un homme hors de lui, et, enfin, sortit en courant.
La princesse et sa grande matresse restrent debout, l’une vis- -vis de l’autre, et gardant un profond silence.
“La colre va-t-elle recommencer? se dit la duchesse; ma foi, mon procs est gagn.”Et elle se disposait tre fort impertinente dans ses rpliques, quand une pense l’illumina; elle vit le second portefeuille intact.”Non, mon procs n’est gagn qu’ moiti!”Elle dit la princesse, d’un air assez froid:
– Madame m’ordonne-t-elle de brler le reste de ces papiers?
– Et o les brlerez-vous? dit la princesse avec humeur.
– Dans la chemine du salon; en les y jetant l’un aprs l’autre, il n’y a pas de danger.
La duchesse plaa sous son bras le portefeuille regorgeant de papiers, prit une bougie et passa dans le salon voisin. Elle prit le temps de voir que ce portefeuille tait celui des dpositions, mit dans son chle cinq ou six liasses de papier, brla le reste avec beaucoup de soin, puis disparut sans prendre cong de la princesse.
“Voici une bonne impertinence, se dit-elle en riant; mais elle a failli, par ses affectations de veuve inconsolable, me faire perdre la tte sur un chafaud.”
En entendant le bruit de la voiture de la duchesse, la princesse fut outre de colre contre sa grande matresse.
Malgr l’heure indue, la duchesse fit appeler le comte; il tait au feu du chteau, mais parut bientt avec la nouvelle que tout tait fini.
– Ce petit prince a rellement montr beaucoup de courage, et je lui en ai fait mon compliment avec effusion.
– Examinez bien vite ces dpositions, et brlons-les au plus tt.
Le comte lut et plit.
– Ma foi, ils arrivaient bien prs de la vrit; cette procdure est fort adroitement faite, ils sont tout fait sur les traces de Ferrante Palla; et, s’il parle, nous avons un rle difficile.
– Mais il ne parlera pas, s’cria la duchesse c’est un homme d’honneur, celui-l : brlons, brlons.
– Pas encore. Permettez-moi de prendre les noms de douze ou quinze tmoins dangereux, et que je me permettrai de faire enlever, si jamais le Rassi veut recommencer.
– Je rappellerai Votre Excellence que le prince a donn sa parole de ne rien dire son ministre de la justice de notre expdition nocturne.
– Par pusillanimit, et de peur d’une scne, il la tiendra.
– Maintenant, mon ami, voici une nuit qui avance beaucoup notre mariage; je n’aurais pas voulu vous apporter en dot un procs criminel, et encore pour un pch que me fit commettre mon intrt pour un autre.
Le comte tait amoureux, lui prit la main, s’exclama; il avait les larmes aux yeux.
– Avant de partir, donnez-moi des conseils sur la conduite que je dois tenir avec la princesse; je suis excde de fatigue, j’ai jou une heure la comdie sur le thtre, et cinq heures dans le cabinet.
– Vous vous tes assez venge des propos aigrelets de la princesse, qui n’taient que de la faiblesse, par l’impertinence de votre sortie. Reprenez demain avec elle sur le ton que vous aviez ce matin; le Rassi n’est pas encore en prison ou exil, nous n’avons pas encore dchir la sentence de Fabrice.
“Vous demandiez la princesse de prendre une dcision, ce qui donne toujours de l’humeur aux princes et mme aux premiers ministres; enfin vous tes sa grande matresse, c’est- -dire sa petite servante. Par un retour, qui est immanquable chez les gens faibles, dans trois jours le Rassi sera plus en faveur que jamais; il va chercher faire pendre quelqu’un: tant qu’il n’a pas compromis le prince, il n’est sr de rien.
“Il y a eu un homme bless l’incendie de cette nuit; c’est un tailleur, qui a, ma foi, montr une intrpidit extraordinaire. Demain, je vais engager le prince s’appuyer sur mon bras, et venir avec moi faire une visite au tailleur, je serai arm jusqu’aux dents et j’aurai l’oeil au guet; d’ailleurs ce jeune prince n’est point encore ha. Moi je veux l’accoutumer se promener dans les rues c’est un tour que je joue au Rassi, qui certainement va me succder, et ne pourra plus permettre de telles imprudences. En revenant de chez le tailleur, je ferai passer le prince devant la statue de son pre; il remarquera les coups de pierre qui ont cass le jupon la romaine dont le nigaud de statuaire l’a affubl; et, enfin, le prince aura bien peu d’esprit si de lui-mme il ne fait pas cette rflexion: “Voil ce qu’on gagne faire pendre des jacobins.”A quoi je rpliquerai: “Il faut en pendre dix mille ou pas un: la Saint-Barthlemy a dtruit les protestants en France.”
“Demain, chre amie, avant ma promenade, faites-vous annoncer chez le prince, et dites-lui: “Hier soir, j’ai fait auprs de vous le service de ministre, je vous ai donn des conseils, et, par vos ordres, j’ai encouru le dplaisir de la princesse, il faut que vous me payiez.”Il s’attendra une demande d’argent, et froncera le sourcil, vous le laisserez plong dans cette ide malheureuse le plus longtemps que vous pourrez, puis vous direz: “Je prie Votre Altesse d’ordonner que Fabrice soit jug contradictoirement (ce qui veut dire lui prsent) par les douze juges les plus respects de vos Etats.”Et, sans perdre de temps, vous lui prsenterez signer une petite ordonnance crite de votre belle main, et que je vais vous dicter; je vais mettre. bien entendu, la clause que la premire sentence est annule. A cela, il n’y a qu’une objection; mais, si vous menez l’affaire chaudement, elle ne viendra pas l’esprit du prince. Il peut vous dire: “Il faut que Fabrice se constitue prisonnier la citadelle.”A quoi vous rpondrez: “Il se constituera prisonnier la prison de la ville (vous savez que j’y suis le matre, tous les soirs, votre neveu viendra vous voir).”Si le prince vous rpond: “Non, sa fuite a corn l’honneur de ma citadelle, et je veux, pour la forme, qu’il rentre dans la chambre o il tait”vous rpondrez votre tour: “Non, car l il serait la disposition de mon ennemi Rassi.”Et, par une de ces phrases de femme que vous savez si bien lancer, vous lui ferez entendre que, pour flchir Rassi, vous pourrez bien lui raconter l’auto-da-f de cette nuit; s’il insiste, vous annoncerez que vous allez passer quinze jours votre chteau de Sacca.
“Vous allez faire appeler Fabrice et le consulter sur cette dmarche qui peut le conduire en prison. Pour tout prvoir, si, pendant qu’il est sous les verrous, Rassi, trop impatient, me fait empoisonner, Fabrice peut courir des dangers. Mais la chose est peu probable; vous savez que j’ai fait venir un cuisinier franais, qui est le plus gai des hommes, et qui fait des calembours; or, le calembour est incompatible avec l’assassinat. J’ai dj dit notre ami Fabrice que j’ai retrouv tous les tmoins de son action belle et courageuse; ce fut videmment ce Giletti qui voulut l’assassiner. Je ne vous ai pas parl de ces tmoins, parce que je voulais vous faire une surprise, mais ce plan a manqu; le prince n’a pas voulu signer. J’ai dit notre Fabrice que, certainement, je lui procurerai une grande place ecclsiastique; mais j’aurai bien de la peine si ses ennemis peuvent objecter en cour de Rome une accusation d’assassinat.
“Sentez-vous madame que, s’il n’est pas jug de la faon la plus solennelle, toute sa vie le nom de Giletti sera dsagrable pour lui? Il y aurait une grande pusillanimit ne pas se faire juger, quand on est sr d’tre innocent. D’ailleurs, ft-il coupable, je le ferais acquitter. Quand je lui ai parl, le bouillant jeune homme ne m’a pas laiss achever, il a pris l’almanach officiel, et nous avons choisi ensemble les douze juges les plus intgres et les plus savants; la liste est faite, nous avons effac six noms, que nous avons remplacs par six jurisconsultes, mes ennemis personnels, et, comme nous n’avons pu trouver que deux ennemis, nous y avons suppl par quatre coquins dvous Rassi.”
Cette proposition du comte inquita mortellement la duchesse, et non sans cause, enfin, elle se rendit la raison, et, sous la dicte du ministre, crivit l’ordonnance qui nommait les juges.
Le comte ne la quitta qu’ six heures du matin; elle essaya de dormir, mais en vain. A neuf heures, elle djeuna avec Fabrice, qu’elle trouva brlant d’envie d’tre jug; dix heures, elle tait chez la princesse, qui n’tait point visible; onze heures elle vit le prince, qui tenait son lever, et qui signa l’ordonnance sans la moindre objection. La duchesse envoya l’ordonnance au comte, et se mit au lit.
Il serait peut-tre plaisant de raconter la fureur de Rassi, quand le comte l’obligea contresigner, en prsence du prince, l’ordonnance signe du matin par celui-ci; mais les vnements nous pressent.
Le comte discuta le mrite de chaque juge, et offrit de changer les noms. Mais le lecteur est peut-tre un peu las de tous ces dtails de procdure, non moins que de toutes ces intrigues de cour. De tout ceci, on peut tirer cette morale, que l’homme qui approche de la cour compromet son bonheur, s’il est heureux, et, dans tous les cas, fait dpendre son avenir des intrigues d’une femme de chambre.
D’un autre ct, en Amrique, dans la rpublique, il faut s’ennuyer toute la journe faire une cour srieuse aux boutiquiers de la rue, et devenir aussi bte qu’eux; et l , pas d’Opra.
La duchesse, son lever du soir, eut un moment de vive inquitude: on ne trouvait plus Fabrice; enfin, vers minuit, au spectacle de la cour, elle reut une lettre de lui. Au lieu de se constituer prisonnier la prison de la ville, o le comte tait le matre, il tait all reprendre son ancienne chambre la citadelle, trop heureux d’habiter quelques pas de Cllia.
Ce fut un vnement d’une immense consquence: en ce lieu il tait expos au poison plus que jamais. Cette folie mit la duchesse au dsespoir; elle en pardonna la cause, un fol amour pour Cllia, parce que dcidment dans quelques jours elle allait pouser le riche marquis Crescenzi. Cette folie rendit Fabrice toute l’influence qu’il avait eue jadis sur l’me de la duchesse.
“C’est ce maudit papier que je suis alle faire signer qui lui donnera la mort! Que ces hommes sont fous avec leurs ides d’honneur! Comme s’il fallait songer l’honneur dans les gouvernements absolus, dans les pays o un Rassi est ministre de la justice! Il fallait bel et bien accepter la grce que le prince et signe tout aussi facilement que la convocation de ce tribunal extraordinaire. Qu’importe, aprs tout, qu’un homme de la naissance de Fabrice soit plus ou moins accus d’avoir tu lui-mme, et l’pe au poing, un histrion tel que Giletti!”
A peine le billet de Fabrice reu, la duchesse courut chez le comte, qu’elle trouva tout ple.
– Grand Dieu! chre amie, j’ai la main malheureuse avec cet enfant, et vous allez encore m’en vouloir. Je puis vous prouver que j’ai fait venir hier soir le gelier de la prison de la ville tous les jours, votre neveu serait venu prendre du th chez vous. Ce qu’il y a d’affreux, c’est qu’il est impossible vous et moi de dire au prince que l’on craint le poison, et le poison administr par Rassi; ce soupon lui semblerait le comble de l’immoralit. Toutefois si vous l’exigez, je suis prt monter au palais; mais je suis sr de la rponse. Je vais vous dire plus; je vous offre un moyen que je n’emploierais pas pour moi. Depuis que j’ai le pouvoir en ce pays, je n’ai pas fait prir un seul homme, et vous savez que je suis tellement nigaud de ce ct-l , que quelquefois, la chute du jour, je pense encore ces deux espions que je fis fusiller un peu lgrement en Espagne. Eh bien! voulez-vous que je vous dfasse de Rassi? Le danger qu’il fait courir Fabrice est sans bornes; il tient l un moyen sr de me faire dguerpir.
Cette proposition plut extrmement la duchesse; mais elle ne l’adopta pas.
– Je ne veux pas, dit-elle au comte, que, dans notre retraite, sous ce beau ciel de Naples, vous ayez des ides noires le soir.
– Mais, chre amie, il me semble que nous n’avons que le choix des ides noires. Que devenez-vous, que deviens-je moi-mme, si Fabrice est emport par une maladie?
La discussion reprit de plus belle sur cette ide, et la duchesse la termina par cette phrase:
– Rassi doit la vie ce que je vous aime mieux que Fabrice; non, je ne veux pas empoisonner toutes les soires de la vieillesse que nous allons passer ensemble.
La duchesse courut la forteresse; le gnral Fabio Conti fut enchant d’avoir lui opposer le texte formel des lois militaires: personne ne peut pntrer dans une prison d’Etat sans un ordre sign du prince.
– Mais le marquis Crescenzi et ses musiciens viennent chaque jour la citadelle?
– C’est que j’ai obtenu pour eux un ordre du prince.
La pauvre duchesse ne connaissait pas tous ses malheurs. Le gnral Fabio Conti s’tait regard comme personnellement dshonor par la fuite de Fabrice: lorsqu’il le vit arriver la citadelle, il n’et pas d le recevoir, car il n’avait aucun ordre pour cela.”Mais, se dit-il, c’est le Ciel qui me l’envoie pour rparer mon honneur et me sauver du ridicule qui fltrirait ma carrire militaire. Il s’agit de ne pas manquer l’occasion: sans doute on va l’acquitter, et je n’ai que peu de jours pour me venger.”
CHAPITRE XXV
L’arrive de notre hros mit Cllia au dsespoir: la pauvre fille, pieuse et sincre avec elle-mme, ne pouvait se dissimuler qu’il n’y aurait jamais de bonheur pour elle loin de Fabrice, mais elle avait fait voeu la Madone, lors du demi-empoisonnement de son pre, de faire celui-ci le sacrifice d’pouser le marquis Crescenzi. Elle avait fait le voeu de ne jamais revoir Fabrice, et dj elle tait en proie aux remords les plus affreux, pour l’aveu auquel elle avait t entrane dans la lettre qu’elle avait crite Fabrice la veille de sa fuite. Comment peindre ce qui se passa dans ce triste coeur lorsque, occupe mlancoliquement voir voltiger ses oiseaux, et levant les yeux par habitude et avec tendresse vers la fentre de laquelle autrefois Fabrice la regardait, elle l’y vit de nouveau qui la saluait avec un tendre respect.
Elle crut une vision que le ciel permettait pour la punir; puis l’atroce ralit apparut sa raison.”Ils l’ont repris, se dit-elle, et il est perdu!”Elle se rappelait les propos tenus dans la forteresse aprs la fuite; les derniers des geliers s’estimaient mortellement offenss. Cllia regarda Fabrice, et malgr elle ce regard peignit en entier la passion qui la mettait au dsespoir.
“Croyez-vous, semblait-elle dire Fabrice, que je trouverai le bonheur dans ce palais somptueux qu’on prpare pour moi? Mon pre me rpte satit que vous tes aussi pauvre que nous; mais, grand Dieu! avec quel bonheur je partagerais cette pauvret! Mais, hlas! nous ne devons jamais nous revoir.”
Cllia n’eut pas la force d’employer les alphabets: en regardant Fabrice elle se trouva mal et tomba sur une chaise ct de la fentre. Sa figure reposait sur l’appui de cette fentre; et, comme elle avait voulu le voir jusqu’au dernier moment, son visage tait tourn vers Fabrice, qui pouvait l’apercevoir en entier. Lorsque aprs quelques instants elle rouvrit les yeux, son premier regard fut pour Fabrice: elle vit des larmes dans ses yeux; mais ces larmes taient l’effet de l’extrme bonheur, il voyait que l’absence ne l’avait point fait oublier. Les deux pauvres jeunes gens restrent quelque temps comme enchants dans la vue l’un de l’autre. Fabrice osa chanter, comme s’il s’accompagnait de la guitare, quelques mots improviss et qui disaient: C’est pour vous revoir que je suis revenu en prison; on va me juger.
Ces mots semblrent rveiller toute la vertu de Cllia: elle se leva rapidement, se cacha les yeux et, par les gestes les plus vifs, chercha lui exprimer qu’elle ne devait jamais le revoir; elle l’avait promis la Madone, et venait de le regarder par oubli. Fabrice osant encore exprimer son amour, Cllia s’enfuit indigne et se jurant elle-mme que jamais elle ne le reverrait, car tels taient les termes prcis de son voeu la Madone: Mes yeux ne le reverront jamais. Elle les avait inscrits dans un petit papier que son oncle Cesare lui avait permis de brler sur l’autel au moment de l’offrande tandis qu’il disait la messe.
Mais, malgr tous les serments, la prsence de Fabrice dans la tour Farnse avait rendu Cllia toutes ses anciennes faons d’agir. Elle passait ordinairement toutes ses journes seule, dans sa chambre. A peine remise du trouble imprvu o l’avait jete la vue de Fabrice, elle se mit parcourir le palais, et pour ainsi dire renouveler connaissance avec tous ses amis subalternes. Une vieille femme trs bavarde employe la cuisine lui dit d’un air de mystre:
– Cette fois-ci, le seigneur Fabrice ne sortira pas de la citadelle.
– Il ne commettra plus la faute de passer pardessus les murs, dit Cllia; mais il sortira par la porte, s’il est acquitt.
– Je dis et je puis dire Votre Excellence qu’il ne sortira que les pieds les premiers de la citadelle.
Cllia plit extrmement, ce qui fut remarqu de la vieille femme, et arrta tout court son loquence. Elle se dit qu’elle avait commis une imprudence en parlant ainsi devant la fille du gouverneur, dont le devoir allait tre de dire tout le monde que Fabrice tait mort de maladie. En remontant chez elle, Cllia rencontra le mdecin de la prison, sorte d’honnte homme timide qui lui dit d’un air tout effar que Fabrice tait bien malade. Cllia pouvait peine se soutenir; elle chercha partout son oncle, le bon abb don Cesare, et enfin le trouva la chapelle, o il priait avec ferveur; il avait la figure renverse. Le dner sonna. A table, il n’y eut pas une parole d’change entre les deux frres; seulement, vers la fin du repas, le gnral adressa quelques mots fort aigres son frre. Celui-ci regarda les domestiques, qui sortirent.
– Mon gnral, dit don Cesare au gouverneur, j’ai l’honneur de vous prvenir que je vais quitter la citadelle: je donne ma dmission.
– Bravo! bravissimo! pour me rendre suspect!… Et la raison, s’il vous plat?
– Ma conscience.
– Allez, vous n’tes qu’un calotin! vous ne connaissez rien l’honneur.
“Fabrice est mort, se dit Cllia; on l’a empoisonn dner ou c’est pour demain.”Elle courut la volire, rsolue de chanter en s’accompagnant avec le piano.”Je me confesserai, se dit-elle, et l’on me pardonnera d’avoir viol mon voeu pour sauver la vie d’un homme.”Quelle ne fut pas sa consternation lorsque, arrive la volire, elle vit que les abat-jour venaient d’tre remplacs par des planches attaches aux barreaux de fer! Eperdue, elle essaya de donner un avis au prisonnier par quelques mots plutt cris que chants. Il n’y eut de rponse d’aucune sorte; un silence de mort rgnait dj dans la tour Farnse.”Tout est consomm”, se dit-elle. Elle descendit hors d’elle-mme, puis remonta afin de se munir du peu d’argent qu’elle avait et de petites boucles d’oreilles en diamants; elle prit aussi, en passant, le pain qui restait du dner, et qui avait t plac dans un buffet.”S’il vit encore, mon devoir est de le sauver.”Elle s’avana d’un air hautain vers la petite porte de la tour; cette porte tait ouverte, et l’on venait seulement de placer huit soldats dans la pice aux colonnes du rez-de-chausse. Elle regarda hardiment ces soldats; Cllia comptait adresser la parole au sergent qui devait les commander: cet homme tait absent. Cllia s’lana sur le petit escalier de fer qui tournait en spirale autour d’une colonne; les soldats la regardrent d’un air fort bahi, mais, apparemment cause de son chle de dentelle et de son chapeau, n’osrent rien lui dire. Au premier tage il n’y avait personne; mais, en arrivant au second, l’entre du corridor qui, si le lecteur s’en souvient, tait ferm par trois portes en barreaux de fer et conduisait la chambre de Fabrice, elle trouva un guichetier elle inconnu, et qui lui dit d’un air effar:
– Il n’a pas encore dn.
– Je le sais bien, dit Cllia avec hauteur.
Cet homme n’osa l’arrter. Vingt pas plus loin, Cllia trouva assis sur la premire des six marches en bois qui conduisaient la chambre de Fabrice un autre guichetier fort g et fort rouge qui lui dit rsolument:
– Mademoiselle, avez-vous un ordre du gouverneur?
– Est-ce que vous ne me connaissez pas?
Cllia, en ce moment, tait anime d’une force surnaturelle, elle tait hors d’elle-mme.”Je vais sauver mon mari”, se disait-elle.
Pendant que le vieux guichetier s’criait: a Mais mon devoir ne me permet pas…”Cllia montait rapidement les six marches; elle se prcipita contre la porte: une clef norme tait dans la serrure, elle eut besoin de toutes ses forces pour la faire tourner. A ce moment, le vieux guichetier demi ivre saisissait le bas de sa robe; elle entra vivement dans la chambre, referma la porte en dchirant sa robe, et, comme le guichetier la poussait pour entrer aprs elle, elle la ferma avec un verrou qui se trouvait sous sa main. Elle regarda dans la chambre et vit Fabrice assis devant une fort petite table o tait son dner. Elle se prcipita sur la table, la renversa, et, saisissant le bras de Fabrice. lui dit:
– As-tu mang?
Ce tutoiement ravit Fabrice. Dans son trouble, Cllia oubliait pour la premire fois la retenue fminine, et laissait voir son amour.
Fabrice allait commencer ce fatal repas: il la prit dans ses bras et la couvrit de baisers.”Ce dner tait empoisonn, pensa-t-il: si je lui dis que je n’y ai pas touch, la religion reprend ses droits et Cllia s’enfuit. Si elle me regarde au contraire comme un mourant, j’obtiendrai d’elle qu’elle ne me quitte point. Elle dsire trouver un moyen de rompre son excrable mariage, le hasard nous le prsente: les geliers vont s’assembler, ils enfonceront la porte, et voici un esclandre tel que peut-tre le marquis Crescenzi en sera effray, et le mariage rompu.”
Pendant l’instant de silence occup par ces rflexions, Fabrice sentit que dj Cllia cherchait se dgager de ses embrassements.
– Je ne sens point encore de douleurs, lui dit-il, mais bientt elles me renverseront tes pieds; aide-moi mourir.
– O mon unique ami! lui dit-elle, je mourrai avec toi.
Elle le serrait dans ses bras, comme par un mouvement convulsif.
Elle tait si belle, demi vtue et dans cet tat d’extrme passion, que Fabrice ne put rsister un mouvement presque involontaire. Aucune rsistance ne fut oppose’.
Dans l’enthousiasme de passion et de gnrosit qui suit un bonheur extrme, il lui dit tourdiment:
– Il ne faut pas qu’un indigne mensonge vienne souiller les premiers instants de notre bonheur: sans ton courage je ne serais plus qu’un cadavre, ou je me dbattrais contre d’atroces douleurs; mais j’allais commencer dner lorsque tu es entre, et je n’ai point touch ces plats.
Fabrice s’tendait sur ces images atroces pour conjurer l’indignation qu’il lisait dj dans les yeux de Cllia. Elle le regarda quelques instants, combattue par deux sentiments violents et opposs, puis elle se jeta dans ses bras. On entendit un grand bruit dans le corridor, on ouvrait et on fermait avec violence les trois portes de fer, on parlait en criant.
– Ah! si j’avais des armes! s’cria Fabrice; on me les a fait rendre pour me permettre d’entrer. Sans doute ils viennent pour m’achever! Adieu ma Cllia, je bnis ma mort puisqu’elle a t l’occasion de mon bonheur.
Cllia l’embrassa et lui donna un petit poignard manche d’ivoire, dont la lame n’tait gure plus longue que celle d’un canif.
– Ne te laisse pas tuer, lui dit-elle, et dfends-toi jusqu’au dernier moment; si mon oncle l’abb entend le bruit, il a du courage et de la vertu, il te sauvera; je vais leur parler.
En disant ces mots elle se prcipita vers la porte.
– Si tu n’es pas tu, dit-elle avec exaltation, en tenant le verrou de la porte, et tournant la tte de son ct, laisse-toi mourir de faim plutt que de toucher quoi que ce soit. Porte ce pain toujours sur toi.
Le bruit s’approchait, Fabrice la saisit bras le corps, prit sa place auprs de la porte, et ouvrant cette porte avec fureur, il se prcipita sur l’escalier de bois de six marches. Il avait la main le petit poignard manche d’ivoire, et fut sur le point d’en percer le gilet du gnral Fontana, aide de camp du prince, qui recula bien vite, en s’criant tout effray:
– Mais je viens vous sauver, monsieur del Dongo.
Fabrice remonta les six marches, dit dans la chambre:
– Fontana vient me sauver.
Puis, revenant prs du gnral sur les marches de bois, s’expliqua froidement avec lui. Il le pria fort longuement de lui pardonner un premier mouvement de colre.
– On voulait m’empoisonner; ce dner qui est l devant moi, est empoisonn; j’ai eu l’esprit de ne pas y toucher, mais je vous avouerai que ce procd m’a choqu. En vous entendant monter j’ai cru qu’on venait m’achever coups de dague… Monsieur le gnral, je vous requiers d ordonner que personne n’entre dans ma chambre: on terait le poison et notre bon prince doit tout savoir.
Le gnral, fort ple et tout interdit, transmit les ordres indiqus par Fabrice aux geliers d’lite qui le suivaient: ces gens, tout penauds de voir le poison dcouvert, se htrent de descendre; ils prenaient les devants, en apparence pour ne pas arrter dans l’escalier si troit l’aide de camp du prince, et en effet pour se sauver et disparatre. Au grand tonnement du gnral Fontana, Fabrice s’arrta un gros quart d’heure au petit escalier de fer au tour de la colon ne du rez-de-chausse; il voulait donner le temps Cllia de se cacher au premier tage.
C’tait la duchesse qui, aprs plusieurs dmarches folles, tait parvenue faire envoyer le gnral Fontana la citadelle; elle y russit par hasard. En quittant le comte Mosca aussi alarm qu’elle, elle avait couru au palais. La princesse, qui avait une rpugnance marque pour l’nergie, qui lui semblait vulgaire, la crut folle, et ne parut pas du tout dispose tenter en sa faveur quelque dmarche insolite. La duchesse, hors d’elle-mme, pleurait chaudes larmes, elle ne savait que rpter chaque instant:
– Mais, madame, dans un quart d’heure Fabrice sera mort par le poison!
En voyant le sang-froid parfait de la princesse, la duchesse devint folle de douleur. Elle ne fit point cette rflexion morale, qui n’et pas chapp une femme leve dans une de ces religions du Nord qui admettent l’examen personnel: “J’ai employ le poison la premire, et je pris par le poison.”En Italie, ces sortes de rflexions, dans les moments passionns, paraissent de l’esprit fort plat, comme ferait Paris un calembour en pareille circonstance.
La duchesse, au dsespoir, hasarda d’aller dans le salon o se tenait le marquis Crescenzi, de service ce jour-l . Au retour de la duchesse Parme il l’avait remercie avec effusion de la place d chevalier d’honneur laquelle, sans elle, il n’et jamais pu prtendre. Les protestations de dvouement sans bornes n’avaient pas manqu de sa part. La duchesse l’aborda par ces mots:
– Rassi va faire empoisonner Fabrice qui est la citadelle. Prenez dans votre poche du chocolat et une bouteille d’eau que je vais vous donner. Montez la citadelle, et donnez-moi la vie en disant au gnral Fabio Conti que vous rompez avec sa fille s’il ne vous permet pas de remettre vous-mme Fabrice cette eau et ce chocolat.
Le marquis plit, et sa physionomie, loin d’tre anime par ces mots, peignit l’embarras le plus plat; il ne pouvait croire un crime si pouvantable dans une ville aussi morale que Parme, et o rgnait un si grand prince, etc.; et encore, ces platitudes, il les disait lentement. En un mot la duchesse trouva un homme honnte, mais faible au possible et ne pouvant se dterminer agir. Aprs vingt phrases semblables interrompues par les cris d’impatience de Mme Sanseverina, il tomba sur une ide excellente: le serment qu’il avait prt comme chevalier d’honneur lui dfendait de se mler de manoeuvres contre le gouvernement.
Qui pourrait se figurer l’anxit et le dsespoir de la duchesse, qui sentait que le temps volait?
– Mais, du moins, voyez le gouverneur, dites-lui que je poursuivrai jusqu’aux enfers les assassins de Fabrice!…
Le dsespoir augmentait l’loquence naturelle de la duchesse, mais tout ce feu ne faisait qu’effrayer davantage le marquis et redoubler son irrsolution; au bout d’une heure, il tait moins dispos agir qu’au premier moment.
Cette femme malheureuse, parvenue aux dernires limites du dsespoir, et sentant bien que le gouverneur ne refuserait rien un gendre aussi riche, alla jusqu’ se jeter ses genoux: alors la pusillanimit du marquis Crescenzi sembla augmenter encore; lui-mme, la vue de ce spectacle trange, craignit d’tre compromis sans le savoir; mais il arriva une chose singulire: le marquis, bon homme au fond, fut touch des larmes et de la position, ses pieds, d’une femme aussi belle et surtout puissante.
“Moi-mme, si noble et si riche, se dit-il, peut-tre un jour je serai aussi aux genoux de quelque rpublicain!”Le marquis se mit pleurer, et enfin il fut convenu que la duchesse, en sa qualit de grande matresse, le prsenterait la princesse, qui lui donnerait la permission de remettre Fabrice un petit panier dont il dclarerait ignorer le contenu.
La veille au soir, avant que la duchesse st la folie faite par Fabrice d’aller la citadelle, on avait jou la cour une comdie dell’arte; et le prince, qui se rservait toujours les rles d’amoureux jouer avec la duchesse, avait t tellement passionn en lui parlant de sa tendresse, qu’il et t ridicule, si, en Italie, un homme passionn ou un prince pouvait l’tre!
Le prince, fort timide, mais toujours prenant fort au srieux les choses d’amour, rencontra dans l’un des corridors du chteau la duchesse qui entranait le marquis Crescenzi, tout troubl, chez la princesse. Il fut tellement surpris et bloui par la beaut pleine d’motion que le dsespoir donnait la grande matresse, que, pour la premire fois de sa vie, il eut du caractre. D’un geste plus qu’imprieux il renvoya le marquis et se mit faire une dclaration d’amour dans toutes les rgles la duchesse. Le prince l’avait sans doute arrange longtemps l’avance, car il y avait des choses assez raisonnables.
– Puisque les convenances de mon rang me dfendent de me donner le suprme bonheur de vous pouser, je vous jurerai sur la sainte hostie consacre, de ne jamais me marier sans votre permission par crit. Je sens bien, ajoutait-il, que je vous fais perdre la main d’un premier ministre, homme d’esprit et fort aimable; mais enfin il a cinquante-six ans, et moi je n’en ai pas encore vingt-deux. Je croirais vous faire injure et mriter vos refus si je vous parlais des avantages trangers l’amour; mais tout ce qui tient l’argent dans ma cour parle avec admiration de la preuve d’amour que le comte vous donne, en vous laissant la dpositaire de tout ce qui lui appartient. Je serai trop heureux de l’imiter en ce point. Vous ferez un meilleur usage de ma fortune que moi-mme, et vous aurez l’entire disposition de la somme annuelle que mes ministres remettent l’intendant gnral de ma couronne; de faon que ce sera vous, madame la duchesse, qui dciderez des sommes que je pourrai dpenser chaque mois.
La duchesse trouvait tous ces dtails bien longs; les dangers de Fabrice lui peraient le coeur.
– Mais vous ne savez donc pas, mon prince, s’cria-t-elle, qu’en ce moment, on empoisonne Fabrice dans votre citadelle! Sauvez-le! je crois tout.
L’arrangement de cette phrase tait d’une maladresse complte. Au seul mot de poison, tout l’abandon, toute la bonne foi que ce pauvre prince moral apportait dans cette conversation disparurent en un clin d’oeil; la duchesse ne s’aperut de cette maladresse que lorsqu’il n’tait plus temps d’y remdier, et son dsespoir fut augment, chose qu’elle croyait impossible.”Si je n’eusse pas parl de poison, se dit-elle, il m’accordait la libert de Fabrice. _ cher Fabrice! ajouta-t-elle, il est donc crit que c’est moi qui dois te percer le coeur par mes sottises!”
La duchesse eut besoin de beaucoup de temps et de coquetteries pour faire revenir le prince ses propos d’amour passionn; mais il resta profondment effarouch. C’tait son esprit seul qui parlait; son me avait t glace par l’ide du poison d’abord, et ensuite par cette autre ide, aussi dsobligeante que la premire tait terrible: on administre du poison dans mes Etats, et cela sans me le dire! Rassi veut donc me dshonorer aux yeux de l’Europe! Et Dieu sait ce que je lirai le mois prochain dans les journaux de Paris!
Tout coup l’me de ce jeune homme si timide se taisant, son esprit arriva une ide.
– Chre duchesse! vous savez si je vous suis attach. Vos ides atroces sur le poison ne sont pas fondes, j’aime le croire; mais enfin elles me donnent aussi penser, elles me font presque oublier pour un instant la passion que j’ai pour vous, et qui est la seule que de ma vie j’ai prouve. Je sens que je ne suis pas aimable; je ne suis qu’un enfant bien amoureux; mais enfin mettez-moi l’preuve.
Le prince s’animait assez en tenant ce langage.
– Sauvez Fabrice, et je crois tout! Sans doute je suis entrane par les craintes folles d’une me de mre, mais envoyez l’instant chercher Fabrice la citadelle, que je le voie. S’il vit encore envoyez-le du palais la prison de la ville, o ii restera des mois entiers, si Votre Altesse l’exige, et jusqu’ son jugement.
La duchesse vit avec dsespoir que le prince, au lieu d’accorder d’un mot une chose aussi simple, tait devenu sombre; il tait fort rouge, il regardait la duchesse, puis baissait les yeux et ses joues plissaient. L’ide de poison, mal propos mise en avant, lui avait suggr une ide digne de son pre ou de Philippe II: mais il n’osait l’exprimer.
– Tenez, madame, lui dit-il enfin comme se faisant violence, et d’un ton fort peu gracieux, vous me mprisez comme un enfant, et de plus, comme un tre sans grces: eh bien! je vais vous dire une chose horrible, mais qui m’est suggre l’instant par la passion profonde et vraie que j’ai pour vous. Si je croyais le moins du monde au poison, j’aurais dj agi, mon devoir m’en faisait une loi; mais je ne vois dans votre demande qu’une fantaisie passionne, et dont peut-tre, je vous demande la permission de le dire, je ne vois pas toute la porte. Vous voulez que j’agisse sans consulter mes ministres, moi qui rgne depuis trois mois peine! vous me demandez une grande exception ma faon d’agir ordinaire, et que je crois fort raisonnable, je l’avoue. C’est vous, madame, qui tes ici en ce moment le souverain absolu, vous me donnez des esprances pour l’intrt qui est tout pour moi; mais, dans une heure, lorsque cette imagination de poison, lorsque ce cauchemar aura disparu, ma prsence vous deviendra importune, vous me disgracierez, madame. Eh bien! il me faut un serment: jurez, madame, que si Fabrice vous est rendu sain et sauf, j’obtiendrai de vous, d’ici trois mois, tout ce que mon amour peut dsirer de plus heureux; vous assurerez le bonheur de ma vie entire en mettant ma disposition une heure de la vtre, et vous serez toute moi!
En cet instant, l’horloge du chteau sonna deux heures.”Ah! il n’est plus temps peut-tre”, se dit la duchesse.
– Je le jure, s’cria-t-elle avec des yeux gars.
Aussitt le prince devint un autre homme; il courut l’extrmit de la galerie o se trouvait le salon des aides de camp.
– Gnral Fontana, courez la citadelle ventre terre, montez aussi vite que possible la chambre o l’on garde M. del Dongo et amenez-le-moi, il faut que je lui parle dans vingt minutes, et dans quinze s’il est possible.
– Ah! gnral, s’cria la duchesse qui avait suivi le prince, une minute peut dcider de ma vie. Un rapport faux sans doute me fait craindre le poison pour Fabrice: criez-lui ds que vous serez porte de la voix, de ne pas manger. S’il a touch son repas, faites-le vomir, dites-lui que c’est moi qui le veux, employez la force s’il le faut; dites-lui que je vous suis de bien prs, et croyez-moi votre oblige pour la vie.
– Madame la duchesse, mon cheval est sell, je passe pour savoir manier un cheval, et je cours ventre terre, je serai la citadelle huit minutes avant vous…
– Et moi, madame la duchesse, s’cria le prince, je vous demande quatre de ces huit minutes.
L’aide de camp avait disparu, c’tait un homme qui n’avait pas d’autre mrite que celui de monter cheval. A peine eut-il referm la porte, que le jeune prince, qui semblait avoir du caractre, saisit la main de la duchesse.
– Daignez, madame, lui dit-il avec passion, venir avec moi la chapelle.
La duchesse, interdite pour la premire fois de sa vie, le suivit sans mot dire. Le prince et elle parcoururent en courant toute la longueur de la grande galerie du palais, la chapelle se trouvant l’autre extrmit. Entr dans la chapelle, le prince se mit genoux, presque autant devant la duchesse que devant l’autel.
– Rptez le serment, dit-il avec passion; si vous aviez t juste, si cette malheureuse qualit de prince ne m’et pas nui, vous m’eussiez accord par piti pour mon amour ce que vous me devez maintenant parce que vous l’avez jur.
– Si je revois Fabrice non empoisonn, s’il vit encore dans huit jours, si Son Altesse le nomme coadjuteur avec future succession de l’archevque Landriani, mon honneur, ma dignit de femme, tout par moi sera foul aux pieds, et je serai Son Altesse.
– Mais, chre amie, dit le prince avec une timide anxit et une tendresse mlanges et bien plaisantes, je crains quelque embche que je ne comprends pas, et qui pourrait dtruire mon bonheur, j’en mourrais. Si l’archevque m’oppose quelqu’une de ces raisons ecclsiastiques qui font durer les affaires des annes entires, qu’est-ce que je deviens? Vous voyez que j’agis avec une entire bonne foi; allez-vous tre avec moi un petit jsuite?
– Non: de bonne foi, si Fabrice est sauv, si, de tout votre pouvoir, vous le faites coadjuteur et futur archevque, je me dshonore et je suis vous.
“Votre Altesse s’engage mettre approuv en marge d’une demande que Mgr l’archevque vous prsentera d’ici huit jours.”
– Je vous signe un papier en blanc, rgnez sur moi et sur mes Etats, s’cria le prince rougissant de bonheur et rellement hors de lui.
Il exigea un second serment. Il tait tellement mu, qu’il en oubliait la timidit qui lui tait si naturelle, et, dans cette chapelle du palais o ils taient seuls, il dit voix basse la duchesse des choses qui, dites trois jours auparavant, auraient chang l’opinion qu’elle avait de lui. Mais chez elle le dsespoir que lui causait le danger de Fabrice avait fait place l’horreur de la promesse qu’on lui avait arrache.
La duchesse tait bouleverse de ce qu’elle venait de faire. Si elle ne sentait pas encore toute l’affreuse amertume du mot prononc, c’est que son attention tait occupe savoir si le gnral Fontana pourrait arriver temps la citadelle.
Pour se dlivrer des propos follement tendres de cet enfant et changer un peu le discours, elle loua un tableau clbre du Parmesan, qui tait au matre-autel de cette chapelle.
– Soyez assez bonne pour me permettre de vous l’envoyer, dit le prince.
– J’accepte, reprit la duchesse; mais souffrez que je coure au-devant de Fabrice.
D’un air gar, elle dit son cocher de mettre ses chevaux au galop. Elle trouva sur le pont du foss de la citadelle le gnral Fontana et Fabrice qui sortaient pied.
– As-tu mang?
– Non, par miracle.
La duchesse se jeta au cou de Fabrice et tomba dans un vanouissement qui dura une heure et donna des craintes d’abord pour sa vie, et ensuite pour sa raison.
Le gouverneur Fabio Conti avait pli de colre la vue du gnral Fontana: il avait apport de telles lenteurs obir l’ordre du prince, que l’aide de camp, qui supposait que la duchesse allait occuper la place de matresse rgnante, avait fini par se fcher. Le gouverneur comptait faire durer la maladie de Fabrice deux ou trois jours,”et voil , se disait-il, que le gnral, un homme de la cour, va trouver cet insolent se dbattant dans les douleurs qui me vengent de sa faite”.
Fabio Conti, tout pensif, s’arrta dans le corps de garde du rez-de-chausse de la tour Farnse d’o il se hta de renvoyer les soldats; il ne voulait pas de tmoins la scne qui se prparait. Cinq minutes aprs il fut ptrifi d’tonnement en entendant parler Fabrice, et le voyant vif et alerte, faire au gnral Fontana la description de la prison. Il disparut.
Fabrice se montra un parfait gentleman dans son entrevue avec le prince. D’abord il ne voulut point avoir l’air d’un enfant qui s’effraie propos de rien. Le prince lui demandant avec bont comment il se trouvait:
– Comme un homme, Altesse Srnissime, qui meurt de faim, n’ayant par bonheur ni djeun, ni dn.
Aprs avoir eu l’honneur de remercier le prince, il sollicita la permission de voir l’archevque avant de se rendre la prison de la ville. Le prince tait devenu prodigieusement ple, lorsque arriva dans sa tte d’enfant l’ide que le poison n’tait point tout fait une chimre de l’imagination de la duchesse. Absorb dans cette cruelle pense, il ne rpondit pas d’abord la demande de voir l’archevque, que Fabrice lui adressait, puis il se crut oblig de rparer sa distraction par beaucoup de grces.
– Sortez seul, monsieur, allez dans les rues de ma capitale sans aucune garde. Vers les dix ou onze heures vous vous rendrez en prison, o j’ai l’espoir que vous ne resterez pas longtemps.
Le lendemain de cette grande journe, la plus remarquable de sa vie, le prince se croyait un petit Napolon; il avait lu que ce grand homme avait t bien trait par plusieurs des jolies femmes de sa cour. Une fois Napolon par les bonnes fortunes, il se rappela qu’il l’avait t devant les balles. Son coeur tait encore tout transport de la fermet de sa conduite avec la duchesse. La conscience d’avoir fait quelque chose de difficile en fit un tout autre homme pendant quinze jours; il devint sensible aux raisonnements gnraux; il eut quelque caractre.
Il dbuta ce jour-l par brler la patente de comte dresse en faveur de Rassi, qui tait sur son bureau depuis un mois. Il destitua le gnral Fabio Conti, et demanda au colonel Lange’, son successeur, la vrit sur le poison. Lange, brave militaire polonais, fit peur aux geliers, et dit au prince qu’on avait voulu empoisonner le djeuner de M. del Dongo; mais il et fallu mettre dans la confidence un trop grand nombre de personnes. Les mesures furent mieux prises pour le dner; et, sans l’arrive du gnral Fontana, M. del Dongo tait perdu. Le prince fut constern; mais, comme il tait rellement fort amoureux, ce fut une consolation pour lui de pouvoir se dire: “Il se trouve que j’ai rellement sauv la vie M. del Dongo, et la duchesse n’osera pas manquer la parole qu’elle m’a donne.”Il arriva une autre ide: “Mon mtier est bien plus difficile que je ne le pensais; tout le monde convient que la duchesse a infiniment d’esprit, la politique est ici d’accord avec mon coeur. Il serait divin pour moi qu’elle voult tre mon premier ministre.”
Le soir, le prince tait tellement irrit des horreurs qu’il avait dcouvertes, qu’il ne voulut pas se mler de la comdie.
– Je serais trop heureux, dit-il la duchesse, si vous vouliez rgner sur mes Etats comme vous rgnez sur mon coeur. Pour commencer, je vais vous dire l’emploi de ma journe.
Alors il lui conta tout fort exactement: la brlure de la patente de comte de Rassi, la nomination de Lange, son rapport sur l’empoisonnement, etc.
– Je me trouve bien peu d’exprience pour rgner. Le comte m’humilie par ses plaisanteries, il plaisante mme au conseil, et, dans le monde, il tient des propos dont vous allez contester la vrit; il dit que je suis un enfant qu’il mne o il veut. Pour tre prince, madame, on n’en est pas moins homme, et ces choses-l fchent. Afin de donner de l’invraisemblance aux histoires que peut faire M. Mosca, l’on m’a fait appeler au ministre ce dangereux coquin Rassi, et voil ce gnral Conti qui le croit encore tellement puissant, qu’il n’ose avouer que c’est lui ou la Raversi qui l’ont engag faire prir votre neveu; j’ai bonne envie de renvoyer tout simplement par-devant les tribunaux le gnral Fabio Conti; les juges verront s’il est coupable de tentative d’empoisonnement.
– Mais, mon prince, avez-vous des juges?
– Comment! dit le prince tonn.
– Vous avez des jurisconsultes savants et qui marchent dans la rue d’un air grave; du reste, ils jugeront toujours comme il plaira au parti dominant dans votre coeur.
Pendant que le jeune prince, scandalis, prononait des phrases qui montraient sa candeur bien plus que sa sagacit, la duchesse se disait: a Me convient-il bien de laisser dshonorer Conti? Non, certainement, car alors le mariage de sa fille avec ce plat honnte homme de marquis Crescenzi devient impossible?”
Sur ce sujet, il y eut un dialogue infini entre la duchesse et le prince. Le prince fut bloui d’admiration. En faveur du mariage de Cllia Conti avec le marquis Crescenzi, mais avec cette condition expresse, par lui dclare avec colre l’ex-gouverneur, il lui fit grce sur sa tentative d’empoisonnement; mais, par l’avis de la duchesse, il l’exila jusqu’ l’poque du mariage de sa fille. La duchesse croyait n’aimer plus Fabrice d’amour, mais elle dsirait encore passionnment le mariage de Cllia Conti avec le marquis; il y avait l le vague espoir que peu peu elle verrait disparatre la proccupation de Fabrice.
Le prince, transport de bonheur, voulait, ce soir-l , destituer avec scandale le ministre Rassi. La duchesse lui dit en riant:
– Savez-vous un mot de Napolon? Un homme plac dans un lieu lev, et que tout le monde regarde, ne doit point se permettre de mouvements violents. Mais ce soir il est trop tard, renvoyons les affaires demain.
Elle voulait se donner le temps de consulter le comte, auquel elle raconta fort exactement tout le dialogue de la soire, en supprimant, toutefois, les frquentes allusions faites par le prince une promesse qui empoisonnait sa vie. La duchesse se flattait de se rendre tellement ncessaire qu’elle pourrait obtenir un ajournement indfini en disant au prince: “Si vous avez la barbarie de vouloir me soumettre cette humiliation, que je ne vous pardonnerais point, le lendemain je quitte vos Etats.”
Consult par la duchesse sur le sort de Rassi, le comte se montra trs philosophe. Le gnral Fabio Conti et lui allrent voyager en Pimont.
Une singulire difficult s’leva pour le procs de Fabrice: les juges voulaient l’acquitter par acclamation, et ds la premire sance. Le comte eut besoin d’employer la menace pour que le procs durt au moins huit Jours, et que les Juges se donnassent la peine d’entendre tous les tmoins.”Ces gens sont toujours les mmes”, se dit-il.
Le lendemain de son acquittement, Fabrice del Dongo prit enfin possession de la place de grand vicaire du bon archevque Landriani. Le mme jour, le prince signa les dpches ncessaires pour obtenir que Fabrice ft nomm coadjuteur avec future succession, et, moins de deux mois aprs, il fut install dans cette place.
Tout le monde faisait compliment la duchesse sur l’air grave de son neveu; le fait est qu’il tait au dsespoir. Ds le lendemain de sa dlivrance, suivie de la destitution et de l’exil du gnral Fabio Conti, et de la haute faveur de la duchesse, Cllia avait pris refuge chez la comtesse Contarini, sa tante, femme fort riche, fort ge, et uniquement occupe des soins de sa sant. Cllia et pu voir Fabrice: mais quelqu’un qui et connu ses engagements antrieurs, et qui l’et vue agir maintenant, et pu penser qu’avec les dangers de son amant son amour pour lui avait cess. Non seulement Fabrice passait le plus souvent qu’il le pouvait dcemment devant le palais Contarini mais encore il avait russi, aprs des peines infinies, louer un petit appartement vis- -vis les fentres du premier tage. Une fois, Cllia s’tant mise la fentre l’tourdie, pour voir passer une procession, se retira l’instant, et comme frappe de terreur; elle avait aperu Fabrice, vtu de noir mais comme un ouvrier fort pauvre, qui la regardait d’une des fentres de ce taudis qui avait des vitres de papier huil, comme sa chambre la tour Farnse. Fabrice et bien voulu pouvoir se persuader que Cllia le fuyait par suite de la disgrce de son pre, que la voix publique attribuait la duchesse; mais il connaissait trop une autre cause cet loignement, et rien ne pouvait le distraire de sa mlancolie.
Il n’avait t sensible ni son acquittement, ni son installation dans de belles fonctions les premires qu’il et eues remplir dans sa vie, ni sa belle position dans le monde, ni enfin la cour assidue que lui faisaient tous les ecclsiastiques et tous les dvots du diocse. Le charmant appartement qu’il avait au palais Sanseverina ne se trouva plus suffisant. A son extrme plaisir, la duchesse fut oblige de lui cder tout le second tage de son palais et deux beaux salons au premier, lesquels taient toujours remplis de personnages attendant l’instant de faire leur cour au jeune coadjuteur. La clause de future succession avait produit un effet surprenant dans le pays; on faisait maintenant des vertus Fabrice de toutes ces qualits fermes de son caractre, qui autrefois scandalisaient si fort les courtisans pauvres et nigauds.
Ce fut une grande leon de philosophie pour Fabrice que de se trouver parfaitement insensible tous ces honneurs, et beaucoup plus malheureux dans cet appartement magnifique, avec dix laquais portant sa livre, qu’il n’avait t dans sa chambre de bois de la tour Farnse, environn de hideux geliers, et craignant toujours pour sa vie. Sa mre et sa soeur, la duchesse V…, qui vinrent Parme pour le voir dans sa gloire, furent frappes de sa profonde tristesse. La marquise del Dongo, maintenant la moins romanesque des femmes, en fut si profondment alarme, qu’elle crut qu’ la tour Farnse on lui avait fait prendre quelque poison lent. Malgr son extrme discrtion elle crut devoir lui parler de cette tristesse si extraordinaire, et Fabrice ne rpondit que par des larmes.
Une foule d’avantages, consquence de sa brillante position, ne produisaient chez lui d’autre effet que de lui donner de l’humeur. Son frre cette me vaniteuse et gangrene par le plus vii gosme, lui crivit une lettre de congratulation presque officielle, et cette lettre tait joint un mandat de 50000 francs, afin qu’il pt, disait le nouveau marquis, acheter des chevaux et une voiture dignes de son nom. Fabrice envoya cette somme sa soeur cadette, mal marie.
Le comte Mosca avait fait faire une belle traduction, en italien, de la gnalogie de la famille Valserra del Dongo, publie jadis en latin par l’archevque de Parme, Fabrice. Il la fit imprimer magnifiquement avec le texte latin en regard; les gravures avaient t traduites par de superbes lithographies faites Paris. La duchesse avait voulu qu’un beau portrait de Fabrice ft plac vis- -vis celui de l’ancien archevque. Cette traduction fut publie comme tant l’ouvrage de Fabrice pendant sa premire dtention. Mais tout tait ananti chez notre hros, mme la vanit si naturelle l’homme; il ne daigna pas lire une seule page de cet ouvrage qui lui tait attribu. Sa position dans le monde lui fit une obligation d’en prsenter un exemplaire magnifiquement reli au prince, qui crut lui devoir un ddommagement pour la mort cruelle dont il avait t si prs, et lui accorda les grandes entres de sa chambre, faveur qui donne l’excellence.
CHAPITRE XXVI
Les seuls instants pendant lesquels Fabrice eut quelque chance de sortir de sa profonde tristesse taient ceux qu’il passait cach derrire un carreau de, vitre, par lequel il avait fait remplacer un carreau de papier huil la fentre de son appartement vis- -vis le palais Contarini, o, comme on sait, Cllia s’tait rfugie; le petit nombre de fois qu’il l’avait vue depuis qu’il tait sorti de la citadelle, il avait t profondment afflig d’un changement frappant, et qui lui semblait du plus mauvais augure. Depuis sa faute, la physionomie de Cllia avait pris un caractre de noblesse et de srieux vraiment remarquable; on et dit qu’elle avait trente ans. Dans ce changement si extraordinaire, Fabrice aperut le reflet de quelque ferme rsolution.”A chaque instant de la journe, se disait-il, elle se jure elle-mme d’tre fidle au voeu qu’elle a fait la Madone, et de ne jamais me revoir.”
Fabrice ne devinait qu’en partie les malheurs de Cllia; elle savait que son pre tomb dans une profonde disgrce, ne pouvait rentrer Parme et reparatre la cour (chose sans laquelle la vie tait impossible pour lui) que le jour de son mariage avec le marquis Crescenzi, elle crivit son pre qu’elle dsirait ce mariage. Le gnral tait alors rfugi Turin, et malade de chagrin. A la vrit, le contrecoup de cette grande rsolution avait t de la vieillir de dix ans.
Elle avait fort bien dcouvert que Fabrice avait une fentre vis- -vis le palais Contarini; mais elle n’avait eu le malheur de le regarder qu’une fois; ds qu’elle apercevait un air de tte ou une tournure d’homme ressemblant un peu la sienne, elle fermait les yeux l’instant. Sa pit profonde et sa confiance dans le secours de la Madone taient dsormais ses seules ressources. Elle avait la douleur de ne pas avoir d’estime pour son pre; le caractre de son futur mari lui semblait parfaitement plat et la hauteur des faons de sentir du grand monde; enfin, elle adorait un homme qu’elle ne devait jamais revoir, et qui pourtant avait des droits sur elle. Cet ensemble de destine lui semblait le malheur parfait, et nous avouerons qu’elle avait raison: Il et fallu, aprs son mariage, aller vivre deux cents lieues de Parme.
Fabrice connaissait la profonde modestie de Cllia; il savait combien toute entreprise extraordinaire, et pouvant faire anecdote, si elle tait dcouverte, tait assure de lui dplaire. Toutefois, pouss bout par l’excs de sa mlancolie et par ces regards de Cllia qui constamment se dtournaient de lui, il osa essayer de gagner deux domestiques de Mme Contarini, sa tante. Un jour la tombe de la nuit, Fabrice, habill comme un bourgeois de campagne, se prsenta la porte du palais, o l’attendait l’un des domestiques gagns par lui, il s’annona comme arrivant de Turin, et ayant pour Cllia des lettres de son pre. Le domestique alla porter le message, et le fit monter dans une immense antichambre, au premier tage du palais. C’est en ce lieu que Fabrice passa peut-tre le quart d’heure de sa vie le plus rempli d’anxit. Si Cllia le repoussait, il n’y avait plus pour lui d’espoir de tranquillit.”Afin de couper court aux soins importuns dont m’accable ma nouvelle dignit, j’terai l’Eglise un mauvais prtre, et, sous un nom suppos, j’irai me rfugier dans quelque chartreuse’.”Enfin, le domestique vint lui annoncer que Mlle Cllia Conti tait dispose le recevoir. Le courage manqua tout fait notre hros; il fut sur le point de tomber de peur en montant l’escalier du second tage.
Cllia tait assise devant une petite table qui portait une seule bougie. A peine elle eut reconnu Fabrice sous son dguisement, qu’elle prit la fuite et alla se cacher au fond du salon.
– Voil comment vous tes soigneux de mon salut, lui cria-t-elle, en se cachant la figure avec les mains. Vous le savez pourtant, lorsque mon pre fut sur le point de prir par suite du poison, je fis voeu la Madone de ne jamais vous voir. Je n’ai manqu ce voeu que ce jour, le plus malheureux de ma vie, o je crus en conscience devoir vous soustraire la mort. C’est dj beaucoup que, par une interprtation force et sans doute criminelle, je consente vous entendre.
Cette dernire phrase tonna tellement Fabrice qu’il lui fallut quelques secondes pour s’en rjouir. Il s’tait attendu la plus vive colre, et voir Cllia s’enfuir; enfin la prsence d’esprit lui revint et il teignit la bougie unique. Quoiqu’il crt avoir bien compris les ordres de Cllia, il tait tout tremblant en avanant vers le fond du salon o elle s’tait rfugie derrire un canap; il ne savait s’il ne l’offenserait pas en lui baisant la main; elle tait toute tremblante d’amour, et se jeta dans ses bras.
– Cher Fabrice, lui dit-elle, combien tu as tard de temps venir! Je ne puis te parler qu’un instant, car c’est sans doute un grand pch; et lorsque je promis de ne te voir jamais, sans doute j’entendais aussi promettre de ne te point parler. Mais comment as-tu pu poursuivre avec tant de barbarie l’ide de vengeance qu’a eue mon pauvre pre? car enfin c’est lui d’abord qui a t presque empoisonn pour faciliter ta faite. Ne devrais-tu pas faire quelque chose pour moi qui ai tant expos ma bonne renomme afin de te sauver? Et d’ailleurs te voil tout fait li aux ordres sacrs tu ne pourrais plus m’pouser quand mme je trouverais un moyen d’loigner cet odieux marquis. Et puis comment as-tu os, le soir de la procession, prtendre me voir en plein jour, et violer ainsi, de la faon la plus criante, la sainte promesse que j’ai faite la Madone?
Fabrice la serrait dans ses bras, hors de lui de surprise et de bonheur.
Un entretien qui commenait avec cette quantit de choses se dire ne devait pas finir de longtemps. Fabrice lui raconta l’exacte vrit sur l’exil de son pre; la duchesse ne s’en tait mle en aucune sorte, par la grande raison qu’elle n’avait pas cru un seul instant que l’ide du poison appartnt au gnral Conti; elle avait toujours pens que c’tait un trait d’esprit de la faction Raversi qui voulait chasser le comte Mosca. Cette vrit historique longuement dveloppe rendit Cllia fort heureuse, elle tait dsole de devoir har quelqu’un qui appartenait Fabrice. Maintenant elle ne voyait plus la duchesse d’un oeil jaloux.
Le bonheur que cette soire tablit ne dura que quelques jours.
L’excellent don Cesare arriva de Turin; et, puisant de la hardiesse dans la parfaite honntet de son coeur, il osa se faire prsenter la duchesse. Aprs lui avoir demand sa parole de ne point abuser de la confidence qu’il allait lui faire, il avoua que son frre, abus par un faux point d’honneur, et qui s’tait cru brav et perdu dans l’opinion par la fuite de Fabrice, avait cru devoir se venger.
Don Cesare n’avait pas parl deux minutes, que son procs tait gagn: sa vertu parfaite avait touch la duchesse, qui n’tait point accoutume un tel spectacle. Il lui plut comme nouveaut.
– Htez le mariage de la fille du gnral avec le marquis Crescenzi, et je vous donne ma parole que je ferai tout ce qui est en moi pour que le gnral soit reu comme s’il revenait de voyage. Je l’inviterai dner; tes-vous content? Sans doute il y aura du froid dans les commencements, et le gnral ne devra point se hter de demander sa place de gouverneur de la citadelle. Mais vous savez que j’ai de l’amiti pour le marquis, et je ne conserverai point de rancune contre son beau-pre.
Arm de ces paroles, don Cesare vint dire sa nice qu’elle tenait en ses mains la vie de son pre, malade de dsespoir. Depuis plusieurs mois il n’avait paru aucune cour.
Cllia voulut aller voir son pre, rfugi, sous un nom suppos, dans un village prs de Turin; car il s’tait figur que la cour de Parme demandait son extradition celle de Turin, pour le mettre en jugement. Elle le trouva malade et presque fou. Le soir mme elle crivit Fabrice, une lettre d’ternelle rupture. En recevant cette lettre Fabrice, qui dveloppait un caractre tout fait semblable celui de sa matresse, alla se mettre en retraite au couvent de Velleja, situ dans les montagnes, dix lieues de Parme. Cllia lui crivait une lettre de dix pages: elle lui avait jur jadis de ne jamais pouser le marquis sans son consentement; maintenant elle le lui demandait et Fabrice le lui accorda du fond de sa retraite d Velleja, par une lettre remplie de l’amiti la plus pure.
En recevant cette lettre dont, il faut l’avouer, l’amiti l’irrita, Cllia fixa elle-mme le jour de son mariage, dont les ftes vinrent encore augmenter l’clat dont brilla cet hiver la cour de Parme.
Ranuce-Ernest V tait avare au fond, mais il tait perdument amoureux, et il esprait fixer la duchesse sa cour; il pria sa mre d’accepter une somme fort considrable, et de donner des ftes . La grande matresse sut tirer un admirable parti de cette augmentation de richesses; les ftes de Parme, cet hiver-l , rappelrent les beaux jours de la cour de Milan et de cet aimable Prince Eugne vice-roi d’Italie, dont la bont laisse un si long souvenir.
Les devoirs du coadjuteur l’avaient rappel Parme; mais il dclara que, par des motifs de pit, il continuerait sa retraite dans le petit appartement que son protecteur, Mgr Landriani l’avait forc de prendre l’archevch; et il alla s’y enfermer, suivi d’un seul domestique. Ainsi il n’assista aucune des ftes si brillantes de la cour ce qui lui valut Parme et dans son futur diocse une immense rputation de saintet. Par un effet inattendu de cette retraite qu’inspirait seule Fabrice sa tristesse profonde et sans espoir, le bon archevque Landriani, qui l’avait toujours aim, et qui, dans le fait, avait eu l’ide de le faire coadjuteur, conut contre lui un peu de jalousie. L’archevque croyait avec raison devoir aller toutes les ftes de la cour, comme il est d’usage en Italie. Dans ces occasions, il portait son costume de grande crmonie, qui, peu de chose prs, est le mme que celui qu’on lui voyait dans le choeur de sa cathdrale. Les centaines de domestiques runis dans l’antichambre en colonnade du palais ne manquaient pas de se lever et de demander sa bndiction Monseigneur, qui voulait bien s’arrter et la leur donner. Ce fut dans un de ces moments de silence solennel que Mgr Landriani entendit une voix qui disait:
– Notre archevque va au bal, et monsignore del Dongo ne sort pas de sa chambre!
De ce moment prit fin l’archevch l’immense faveur dont Fabrice y avait joui, mais il pouvait voler de ses propres ailes. Toute cette conduite, qui n’avait t inspire que par le dsespoir o le plongeait le mariage de Cllia, passa pour l’effet d’une pit simple et sublime, et les dvotes lisaient, comme un livre d’dification, la traduction de la gnalogie de sa famille, o perait la vanit la plus folle. Les libraires firent une dition lithographie de son portrait, qui fut enleve en quelques jours, et surtout par les gens du peuple; le graveur, par ignorance, avait reproduit autour du portrait de Fabrice plusieurs des ornements qui ne doivent se trouver qu’aux portraits des vques, et auxquels un coadjuteur ne saurait prtendre. L’archevque vit un de ces portraits, et sa fureur ne connut plus de bornes; il fit appeler Fabrice, et lui adressa les choses les plus dures, et dans des termes que la passion rendit quelquefois fort grossiers. Fabrice n’eut aucun effort faire, comme on le pense bien, pour se conduire comme l’et fait Fnelon en pareille occurrence; il couta l’archevque avec toute l’humilit et tout le respect possibles; et, lorsque ce prlat eut cess de parler, il lui raconta toute l’histoire de la traduction de cette gnalogie faite par les ordres du comte Mosca, l’poque de sa premire prison. Elle avait t publie dans des fins mondaines, et qui toujours lui avaient sembl peu convenables pour un homme de son tat. Quant au portrait, il avait t parfaitement tranger la seconde dition, comme la premire; et le libraire lui ayant adress l’archevch, pendant sa retraite, vingt-quatre exemplaires de cette seconde dition, il avait envoy son domestique en acheter un vingt-cinquime; et, ayant appris par ce moyen que ce portrait se vendait trente sous, il avait envoy cent francs comme paiement des vingt-quatre exemplaires.
Toutes ces raisons, quoique exposes du ton le plus raisonnable par un homme qui avait bien d’autres chagrins dans le coeur, portrent jusqu’ l’garement la colre de l’archevque; il alla jusqu’ accuser Fabrice d’hypocrisie.
“Voil ce que c’est que les gens du commun, se dit Fabrice, mme quand ils ont de l’esprit!”
Il avait alors un souci plus srieux; c’taient les lettres de sa tante, qui exigeait absolument qu’il vnt reprendre son appartement au palais Sanseverina, ou que du moins il vnt la voir quelquefois. L Fabrice tait certain d’entendre parler des ftes splendides donnes par le marquis Crescenzi l’occasion de son mariage: or, c’est ce qu’il n’tait pas sr de pouvoir supporter sans se donner en spectacle.
Lorsque la crmonie du mariage eut lieu, il y avait huit jours entiers que Fabrice s’tait vou au silence le plus complet, aprs avoir ordonn son domestique et aux gens de l’archevch avec lesquels il avait des rapports de ne jamais lui adresser la parole.
Monsignore Landriani ayant appris cette nouvelle affectation, fit appeler Fabrice beaucoup plus souvent qu’ l’ordinaire, et voulut avoir avec lui de fort longues conversations; il l’obligea mme des confrences avec certains chanoines de campagne, qui prtendaient que l’archevch avait agi contre leurs privilges. Fabrice prit toutes ces choses avec l’indiffrence parfaite d’un homme qui a d’autres penses.”Il vaudrait mieux pour moi, pensait-il, me faire chartreux; je souffrirais moins dans les rochers de Velleja.”
Il alla voir sa tante, et ne put retenir ses larmes en l’embrassant. Elle le trouva tellement chang, ses yeux, encore agrandis par l’extrme maigreur, avaient tellement l’air de lui sortir de la tte, et lui-mme avait une apparence tellement chtive et malheureuse, avec son petit habit noir et rp de simple prtre, qu’ ce premier abord la duchesse, elle aussi, ne put retenir ses larmes; mais un instant aprs, lorsqu’elle se fut dit que tout ce changement dans l’apparence de ce beau jeune homme tait caus par le mariage de Cllia, elle eut des sentiments presque gaux en vhmence ceux de l’archevque, quoique plus habilement contenus. Elle eut la barbarie de parler longuement de certains dtails pittoresques qui avaient signal les ftes charmantes donnes par le marquis Crescenzi. Fabrice ne rpondait pas; mais ses yeux se fermrent un peu par un mouvement convulsif, et il devint encore plus ple qu’il ne l’tait, ce qui d’abord et sembl impossible. Dans ces moments de vive douleur, sa pleur prenait une teinte verte.
Le comte Mosca survint, et ce qu’il voyait, et qui lui semblait incroyable, le gurit enfin tout fait de la jalousie que jamais Fabrice n’avait cess de lui inspirer. Cet homme habile employa les tournures les plus dlicates et les plus ingnieuses pour chercher redonner Fabrice quelque intrt pour les choses de ce monde. Le comte avait toujours eu pour lui beaucoup d’estime et assez d’amiti; cette amiti, n’tant plus contrebalance par la jalousie, devint en ce moment presque dvoue.”En effet, il a bien achet sa belle fortune”, se disait-il, en rcapitulant ses malheurs. Sous prtexte de lui faire voir le tableau du Parmesan que le prince avait envoy la duchesse, le comte prit part Fabrice:
– Ah ! mon ami, parlons en hommes : puis-je vous tre bon quelque chose? Vous ne devez point redouter de questions de ma part; mais enfin l’argent peut-il vous tre utile, le pouvoir peut-il vous servir? Parlez, je suis vos ordres; si vous aimez mieux crire, crivez-moi.
Fabrice l’embrassa tendrement et parla du tableau.
– Votre conduite est le chef-d’oeuvre de la plus fine politique, lui dit le comte en revenant au ton lger de la conversation, vous vous mnagez un avenir fort agrable, le prince vous respecte, le peuple vous vnre, votre petit habit noir rp fait passer de mauvaises nuits monsignore Landriani. J’ai quelque habitude des affaires, et je puis vous jurer que je ne saurais quel conseil vous donner pour perfectionner ce que je vois. Votre premier pas dans le monde vingt-cinq ans vous fait atteindre la perfection. On parle beaucoup de vous la cour; et savez-vous quoi vous devez cette distinction unique votre ge? au petit habit noir rp. La duchesse et moi nous disposons, comme vous le savez, de l’ancienne maison de Ptrarque sur cette belle colline au milieu de la fort, aux environs du P’: si jamais vous tes las des petits mauvais procds de l’envie, j’ai pens que vous pourriez tre le successeur de Ptrarque, dont le renom augmentera le vtre.
Le comte se mettait l’esprit la torture pour faire natre un sourire sur cette figure d’anachorte, mais il n’y put parvenir. Ce qui rendait le changement plus frappant c’est qu’avant ces derniers temps, si la figur de Fabrice avait un dfaut, c’tait de prsenter quelquefois, hors de propos, l’expression de la volupt et de la gaiet.
Le comte ne le laissa point partir sans lui dire que, malgr son tat de retraite, il y aurait peut-tre de l’affectation ne pas paratre la cour le samedi suivant, c’tait le jour de naissance de la princesse. Ce mot fut un coup de poignard pour Fabrice.”Grand Dieu! pensa-t-il, que suis-je venu faire dans ce palais!”Il ne pouvait penser sans frmir la rencontre qu’il pouvait faire la cour. Cette ide absorba toutes les autres; il pensa que l’unique ressource qui lui restt tait d’arriver au palais au moment prcis o l’on ouvrirait les portes des salons.
En effet, le nom de monsignore del Dongo fut un des premiers annoncs la soire de grand gala, et la princesse le reut avec toute la distinction possible. Les yeux de Fabrice taient fixs sur la pendule, et, l’instant o elle marqua la vingtime minute de sa prsence dans ce salon, il se levait pour prendre cong, lorsque le prince entra chez sa mre. Aprs lui avoir fait la cour quelques instants, Fabrice se rapprochait de la porte par une savante manoeuvre, lorsque vint clater ses dpens un de ces petits riens de coeur que la grande matresse savait si bien mnager: le chambellan de service lui courut aprs pour lui dire qu’il avait t dsign pour faire le whist du prince. A Parme, c’est un honneur. insigne et bien au-dessus du rang que le coadjuteur occupait dans le monde. Faire le whist tait un honneur marqu mme pour l’archevque. A la parole du chambellan, Fabrice se sentit percer le coeur, et quoique ennemi mortel de toute scne publique, il fut sur le point d’aller lui dire qu’il avait t saisi d’un tourdissement subit; mais il pensa qu’il serait en butte des questions et des compliments de condolances, plus intolrables encore que le jeu. Ce jour-l il avait horreur de parler.
Heureusement le gnral des frres mineurs se trouvait au nombre des grands personnages qui taient venus faire leur cour la princesse. Ce moine, fort savant, digne mule des Fontana et des Duvoisin, s’tait plac dans un coin recul du salon; Fabrice prit poste debout devant lui de faon ne point apercevoir la porte d’entre, et lui parla thologie. Mais il ne put faire que son oreille n’entendt pas annoncer M. le marquis et Mme la marquise Crescenzi. Fabrice, contre son attente, prouva un violent mouvement de colre.
“Si j’tais Borso Valserra, se dit-il (c’tait un des gnraux du premier Sforce), j’irais poignarder ce lourd marquis, prcisment avec ce petit poignard manche d’ivoire que Cllia me donna ce jour heureux, et je lui apprendrais s’il doit avoir l’insolence de se prsenter avec cette marquise dans un lieu o je suis!”
Sa physionomie changea tellement, que le gnral des frres mineurs lui dit:
– Est-ce que Votre Excellence se trouve incommode?
– J’ai un mal la tte fou… ces lumires me font mal… et je ne reste que parce que j’ai t nomm pour la partie de whist du prince.
A ce mot, le gnral des frres mineurs, qui tait un bourgeois, fut tellement dconcert, que ne sachant plus que faire, il se mit saluer Fabrice, lequel, de son ct, bien autrement troubl que le gnral des mineurs, se prit parler avec une volubilit trange; il entendait qu’il se faisait un grand silence derrire lui et ne voulait pas regarder. Tout coup un archet frappa un pupitre; on joua une ritournelle, et la clbre Mme P…’ chanta cet air de Cimarosa autrefois si clbre:
Quelle pupille tenere!
Fabrice tint bon aux premires mesures, mais bientt sa colre s’vanouit, et il prouva un besoin extrme de rpandre des larmes.”Grand Dieu! se dit-il, quelle scne ridicule! et avec mon habit encore!”Il crut plus sage de parler de lui.
– Ces maux de tte excessifs, quand je les contrarie, comme ce soir, dit-il au gnral des frres mineurs, finissent par des accs de larmes qui pourraient donner pture la mdisance dans un homme de notre tat; ainsi, je prie Votre Rvrence Illustrissime de permettre que je pleure en la regardant, et de n’y pas faire autrement attention.
– Notre pre provincial de Catanzara est atteint de la mme incommodit, dit le gnral des mineurs.
Et il commena voix basse une histoire infinie.
Le ridicule de cette histoire, qui avait amen le dtail des repas du soir de ce pre provincial, fit sourire Fabrice, ce qui ne lui tait pas arriv depuis longtemps; mais bientt il cessa d’couter le gnral des mineurs. Mme P… chantait, avec un talent divin, un air de Pergolse (la princesse aimait la musique suranne). Il se fit un petit bruit trois pas de Fabrice; pour la premire fois de la soire il dtourna les yeux. Le fauteuil qui venait d’occasionner ce petit craquement sur le parquet tait occup par la marquise Crescenzi, dont les yeux remplis de larmes rencontrrent en plein ceux de Fabrice, qui n’taient gure en meilleur tat. La marquise baissa la tte Fabrice continua la regarder quelques seconds: il faisait connaissance avec cette tte charge de diamants; mais son regard exprimait la colre et le ddain. Puis, se disant: “Et mes yeux ne te regarderont jamais”, il se retourna vers son pre gnral, et lui dit:
– Voici mon incommodit qui me prend plus fort que jamais.
En effet, Fabrice pleura chaudes larmes pendant plus d’une demi-heure. Par bonheur, une symphonie de Mozart, horriblement corche, comme c’est l’usage en Italie, vint son secours, et l’aida scher ses larmes.
Il tint ferme et ne tourna pas les yeux vers la marquise Crescenzi; mais Mme P… chanta de nouveau, et l’me de Fabrice, soulage par les larmes, arriva cet tat de repos parfait. Alors la vie lui apparut sous un nouveau jour.”Est-ce que je prtends, se dit-il, pouvoir l’oublier entirement ds les premiers moments? cela me serait-il possible?”Il arriva cette ide: “Puis-je tre plus malheureux que je ne le suis depuis deux mois? et si rien ne peut augmenter mon angoisse, pourquoi rsister au plaisir de la voir. Elle a oubli ses serments; elle est lgre : toutes les femmes ne le sont-elles pas? Mais qui pourrait lui refuser une beaut cleste? Elle a un regard qui me ravit en extase, tandis que je suis oblig de faire effort sur moi-mme pour regarder les femmes qui passent pour les plus belles! eh bien! pourquoi ne pas me laisser ravir? ce sera du moins un moment de rpit.”
Fabrice avait quelque connaissance des hommes, mais aucune exprience des passions, sans quoi il se ft dit que ce plaisir d’un moment auquel il allait cder, rendrait inutiles tous les efforts qu’il faisait depuis deux mois pour oublier Cllia.
Cette pauvre femme n’tait venue cette fte que force par son mari; elle voulait du moins se retirer aprs une demi-heure, sous prtexte de sant, mais le marquis lui dclara que, faire avancer sa voiture pour partir, quand beaucoup de voitures arrivaient encore, serait une chose tout fait hors d’usage, et qui pourrait mme tre interprte comme une critique indirecte de la fte donne par la princesse.
– En ma qualit de chevalier d’honneur, ajouta le marquis, je dois me tenir dans le salon aux ordres de la princesse, jusqu’ ce que tout le monde soit sorti: il peut y avoir et il y aura sans doute des ordres donner aux gens, ils sont si ngligents! Et voulez-vous qu’un simple cuyer de la princesse usurpe cet honneur?
Cllia se rsigna; elle n’avait pas vu Fabrice; elle esprait encore qu’il ne serait pas venu cette fte. Mais au moment o le concert allait commencer, la princesse ayant permis aux dames de s’asseoir, Cllia fort peu alerte pour ces sortes de choses, se laissa ravir les meilleures places auprs de la princesse, et fut oblige de venir chercher un fauteuil au fond de la salle, jusque dans le coin recul o Fabrice s’tait rfugi. En arrivant son fauteuil, le costume singulier en un tel lieu du gnral des frres mineurs arrta ses yeux, et d’abord elle ne remarqua pas l’homme mince et revtu d’un simple habit noir qui lui parlait; toutefois un certain mouvement secret arrtait ses yeux sur cet homme.”Tout le monde ici a des uniformes ou des habits richement brods: quel peut tre ce jeune homme en habit noir si simple?”Elle le regardait profondment attentive, lorsqu’une dame, en venant se placer, fit faire un mouvement son fauteuil. Fabrice tourna la tte: elle ne le reconnut pas tant il tait chang. D’abord elle se dit: “Voil quelqu’un qui lui ressemble, ce sera son frre an; mais je ne le croyais que de quelques annes plus g que lui, et celui-ci est un homme de quarante ans.”Tout coup elle le reconnut un mouvement de la bouche.”Le malheureux, qu’il a souffert!”se dit-elle; et elle baissa la tte accable par la douleur, et non pour tre fidle son voeu. Son coeur tait boulevers par la piti.”Qu’il tait loin d avoir cet air aprs neuf mois de prison!”Elle ne le regarda plus; mais, sans tourner prcisment les yeux de son ct, elle voyait tous ses mouvements.
Aprs le concert, elle le vit se rapprocher de la table de jeu du prince, place quelques pas du trne; elle respira quand Fabrice fut ainsi fort loin d’elle.
Mais le marquis Crescenzi avait t fort piqu de voir sa femme relgue aussi loin du trne; toute la soire il avait t occup persuader une dame assise trois fauteuils de la princesse, et dont le mari lui avait des obligations d’argent, qu’elle ferait bien de changer de place avec la marquise. La pauvre femme rsistant, comme il tait naturel, il alla chercher le mari dbiteur, qui fit entendre sa moiti la triste voix de la raison, et enfin le marquis eut le plaisir de consommer l’change, il alla chercher sa femme.
– Vous serez toujours trop modeste, lui dit-il; pourquoi marcher ainsi les yeux baisss? on vous prendra pour une de ces bourgeoises tout tonnes de se trouver ici et que tout le monde est tonn d’y voir. Cette folle de grande matresse n’en fait jamais d’autres! Et l’on parle de retarder les progrs du jacobinisme! Songez que votre mari occupe la premire place mle de la cour de la princesse; et quand mme les rpublicains parviendraient supprimer la cour et mme la noblesse, votre mari serait encore l’homme le plus riche de cet Etat. C’est l une ide que vous ne vous mettez point assez dans la tte.
Le fauteuil o le marquis eut le plaisir d’installer sa femme n’tait qu’ six pas de la table de jeu du prince; elle ne voyait Fabrice qu’en profil, mais elle le trouva tellement maigri, il avait surtout l’air tellement au-dessus de tout ce qu’il pouvait arriver en ce monde, lui qui autrefois ne laissait passer aucun incident sans dire son mot, qu’elle finit par arriver cette affreuse conclusion: Fabrice tait tout fait chang; il l’avait oublie; s’il tait tellement maigri, c’tait l’effet des jenes svres auxquels sa pit se soumettait. Cllia fut confirme dans cette triste ide par la conversation de tous ses voisins: le nom du coadjuteur tait dans toutes les bouches; on cherchait la cause de l’insigne faveur dont on le voyait l’objet: lui, si jeune, tre admis au jeu du prince! On admirait l’indiffrence polie et les airs de hauteur avec lesquels il jetait ses cartes, mme quand il coupait Son Altesse.
– Mais cela est incroyable, s’criaient de vieux courtisans; la faveur de sa tante lui tourne tout fait la tte… mais, grce au ciel, cela ne durera pas; notre souveraine n’aime pas que l’on prenne de ces petits airs de supriorit.
La duchesse s’approcha du prince; les courtisans qui se tenaient distance fort respectueuse de la table de jeu, de faon ne pouvoir entendre de la conversation du prince que quelques mots au hasard, remarqurent que Fabrice rougissait beaucoup.”Sa tante lui aura fait la leon, se dirent-ils, sur ses grands airs d’indiffrence.”Fabrice venait d’entendre la voix de Cllia, elle rpondait la princesse qui, en faisant son tour dans le bal, avait adress la parole la femme de son chevalier d’honneur. Arriva le moment o Fabrice dut changer de place au whist; alors il se trouva prcisment en face de Cllia, et se livra plusieurs fois au plaisir de la contempler. La pauvre marquise, se sentant regarde par lui, perdait tout fait contenance. Plusieurs fois elle oublia ce qu’elle devait son voeu: dans son dsir de deviner ce qui se passait dans le coeur de Fabrice, elle fixait les yeux sur lui.
Le jeu du prince termin, les dames se levrent pour passer dans la salle du souper. Il y eut un peu de dsordre. Fabrice se trouva tout prs de Cllia; il tait encore trs rsolu, mais il vint reconnatre un parfum trs faible qu’elle mettait dans ses robes; cette sensation renversa tout ce qu’il s’tait promis. Il s’approcha d’elle et pronona demi-voix et comme se parlant soi-mme, deux vers de ce sonnet de Ptrarque, qu’il lui avait envoy du lac Majeur, imprim sur un mouchoir de soie:
– Quel n’tait pas mon bonheur quand le vulgaire me croyait malheureux, et maintenant que mon sort est chang!
“Non, il ne m’a point oublie, se dit Cllia avec un transport de joie. Cette belle me n’est point inconstante!”
Non, vous ne me verrez jamais changer, Beaux yeux qui m’avez appris aimer.
Cllia osa se rpter elle-mme ces deux vers de Ptrarque’.
La princesse se retira aussitt aprs le souper; le prince l’avait suivie jusque chez elle, et ne reparut point dans les salles de rception. Ds que cette nouvelle fut connue, tout le monde voulut partir la fois; il y eut un dsordre complet dans les antichambres, Cllia se trouva tout prs de Fabrice; le profond malheur peint dans ses traits lui fit piti.
– Oublions le pass, lui dit-elle, et gardez ce souvenir d’amiti.
En disant ces mots, elle plaait son ventail de faon ce qu’il pt le prendre.
Tout changea aux yeux de Fabrice; en un instant il fut un autre homme; ds le lendemain il dclara que sa retraite tait termine, et revint prendre son magnifique appartement au palais Sanseverina. L’archevque dit et crut que la faveur que le prince lui avait faite en l’admettant son jeu avait fait perdre entirement la tte ce nouveau saint; la duchesse vit qu’il tait d’accord avec Cllia. Cette pense, venant redoubler le malheur que donnait le souvenir d’une promesse fatale, acheva de la dterminer faire une absence. On admira sa folie. Quoi! s’loigner de la cour au moment o la faveur dont elle tait l’objet paraissait sans bornes! Le comte, parfaitement heureux depuis qu’il voyait qu’il n’y avait point d’amour entre Fabrice et la duchesse, disait son amie:
– Ce nouveau prince est la vertu incarne, mais je l’ai appel cet enfant: me pardonnera-t-il jamais? Je ne vois qu’un moyen de me remettre rellement bien avec lui, c’est l’absence. Je vais me montrer parfait de grces et de respects, aprs quoi je suis malade et je demande mon cong. Vous me le permettrez, puisque la fortune de Fabrice est assure. Mais me ferez-vous le sacrifice immense, ajouta-t-il en riant, de changer le titre sublime de duchesse contre un autre bien infrieur? Pour m’amuser, je laisse toutes les affaires ici dans un dsordre inextricable; j’avais quatre ou cinq travailleurs dans mes divers ministres, je les ai fait mettre la pension depuis deux mois, parce qu’ils lisent les journaux en franais; et je les ai remplacs par des nigauds incroyables.
“Aprs notre dpart, le prince se trouvera dans un tel embarras, que, malgr l’horreur qu’il a pour le caractre de Rassi je ne doute pas qu’il soit oblig de le rappeler, et moi je n’attends qu’un ordre du tyran qui dispose de mon sort, pour crire une lettre de tendre amiti mon ami Rassi, et lui dire que j’ai tout lieu d’esprer que bientt on rendra justice son mrite.”
CHAPITRE XXVII
Cette conversation srieuse eut lieu le lendemain du retour de Fabrice au palais Sanseverina; la duchesse tait encore sous le coup de la joie qui clatait dans toutes les actions de Fabrice.”Ainsi, se disait-elle, cette petite dvote m’a trompe! Elle n’a pas su rsister son amant seulement pendant trois mois.”
La certitude d’un dnouement heureux avait donn cet tre si pusillanime, le jeune prince, le courage d’aimer; il eut quelque connaissance des prparatifs de dpart que l’on faisait au palais Sanseverina; et son valet de chambre franais, qui croyait peu la vertu des grandes dames, lui donna du courage l’gard de la duchesse. Ernest V se permit une dmarche qui fut svrement blme par la princesse et par tous les gens senss de la cour; le peuple y vit le sceau de la faveur tonnante dont jouissait la duchesse. Le prince vint la voir dans son palais.
– Vous partez, lui dit-il d’un ton srieux qui parut odieux la duchesse, vous partez; vous allez me trahir et manquer vos serments! Et pourtant, si j’eusse tard dix minutes vous accorder la grce de Fabrice, il tait mort. Et vous me laissez malheureux! et sans vos serments je n’eusse jamais eu le courage de vous aimer comme je fais! Vous n’avez donc pas d’honneur!
– Rflchissez mrement, mon prince. Dans toute votre vie y a-t-il eu d’espace gal en bonheur aux quatre mois qui viennent de s’couler? Votre gloire comme souverain, et, j’ose le croire, votre bonheur comme homme aimable, ne se sont jamais levs ce point. Voici le trait que je vous propose: si vous daignez y consentir, je ne serai pas votre matresse pour un instant fugitif, et en vertu d’un serment extorqu par la peur, mais je consacrerai tous les instants de ma vie faire votre flicit, je serai toujours ce que j’ai t depuis quatre mois, et peut-tre l’amour viendra-t-il couronner l’amiti. Je ne jurerais pas du contraire.
– Eh bien! dit le prince ravi, prenez un autre rle, soyez plus encore, rgnez la fois sur moi et sur mes Etats, soyez mon premier ministre; je vous offre un mariage tel qu’il est permis par les tristes convenances de mon rang; nous en avons un exemple prs de nous: le roi de Naples vient d’pouser la duchesse de Partana. Je vous offre tout ce que je puis faire, un mariage du mme genre. Je vais ajouter une ide de triste politique pour vous montrer que je ne suis plus un enfant, et que j’ai rflchi tout. Je ne vous ferai point valoir la condition que je m’impose d’tre le dernier souverain de ma race, le chagrin de voir de mon vivant les grandes puissances disposer de ma succession; je bnis ces dsagrments fort rels puisqu’ils m’offrent un moyen de plus de vous prouver mon estime et ma passion.
La duchesse n’hsita pas un instant; le prince l’ennuyait, et le comte lui semblait parfaitement aimable; il n’y avait au monde qu’un homme qu’on pt lui prfrer. D’ailleurs elle rgnait sur le comte, et le prince, domin par les exigences de son rang, et plus ou moins rgn sur elle. Et puis, il pouvait devenir inconstant et prendre des matresses; la diffrence d’ge semblerait, dans peu d’annes, lui en donner le droit.
Ds le premier instant, la perspective de s’ennuyer avait dcid de tout, toutefois la duchesse qui voulait tre charmante, demanda la permission de rflchir.
Il serait trop long de rapporter ici les tournures de phrases presque tendres et les termes infiniment gracieux dans lesquels elle sut envelopper son refus. Le prince se mit en colre; il voyait tout son bonheur lui chapper. Que devenir aprs que la duchesse aurait quitt sa cour? D’ailleurs quelle humiliation d’tre refus!”Enfin qu’est-ce que va me dire mon valet de chambre franais quand je lui conterai ma dfaite?”
La duchesse eut l’art de calmer le prince, et de ramener peu peu la ngociation ses vritables termes.
– Si Votre Altesse daigne consentir ne point presser l’effet d’une promesse fatale, et horrible mes yeux, comme me faisant encourir mon propre mpris, je passerai ma vie sa cour, et cette cour sera toujours ce qu’elle a t cet hiver, tous mes instants seront consacrs contribuer son bonheur comme homme, et sa gloire comme souverain. Si elle exige que j’obisse mon serment elle aura fltri le reste de ma vie, et l’instant elle me verra quitter ses Etats pour n’y jamais rentrer. Le jour o j’aurai perdu l’honneur sera aussi le dernier jour o je vous verrai.
Mais le prince tait obstin comme les tres pusillanimes; d’ailleurs son orgueil d’homme et de souverain tait irrit du refus de sa main; il pensait toutes les difficults qu’il et eues surmonter pour faire accepter ce mariage, et que pourtant il tait rsolu vaincre.
Durant trois heures on se rpta de part et d’autre les mmes arguments, souvent mls de mots fort vifs. Le prince s’cria:
– Vous voulez donc me faire croire, madame, que vous manquez d’honneur? Si j’eusse hsit aussi longtemps le jour o le gnral Fabio Conti donnait du poison Fabrice, vous seriez occupe aujourd’hui lui lever un tombeau dans une des glises de Parme.
– Non pas Parme, certes, dans ce pays d’empoisonneurs.
– Eh bien! partez, madame la duchesse, reprit le prince avec colre, et vous emporterez mon mpris.
Comme il s’en allait, la duchesse lui dit voix basse:
– Eh bien! prsentez-vous ici dix heures du soir, dans le plus strict incognito, et vous ferez un march de dupe. Vous m’aurez vue pour la dernire fois, et j’eusse consacr ma vie vous rendre aussi heureux qu’un prince absolu peut l’tre dans ce sicle de jacobins. Et songez ce que sera votre cour quand je n’y serai plus pour la tirer par force de sa platitude et de sa mchancet naturelles.
– De votre ct, vous refusez la couronne de Parme, et mieux que la couronne, car vous n’eussiez point t une princesse vulgaire, pouse par politique, et qu’on n’aime point; mon coeur est tout vous, et vous vous fussiez vue jamais la matresse absolue de mes actions comme de mon gouvernement.
– Oui, mais la princesse votre mre et eu le droit de me mpriser comme une vile intrigante.
– Eh bien! j’eusse exil la princesse avec une pension.
Il y eut encore trois quarts d’heure de rpliques incisives. Le prince, qui avait l’me dlicate, ne pouvait se rsoudre ni user de son droit, ni laisser partir la duchesse. On lui avait dit qu’aprs le premier moment obtenu, n’importe comment, les femmes reviennent.
Chass par la duchesse indigne, il osa reparatre tout tremblant et fort malheureux dix heures moins trois minutes. A dix heures et demie, la duchesse montait en voiture et partait pour Bologne. Elle crivit au comte ds qu’elle fut hors des Etats du prince:
Le sacrifice est fait. Ne me demandez pas d’tre gaie pendant un mois. Je ne verrai plus Fabrice; je vous attends Bologne, et quand vous voudrez je serai la comtesse Mosca. Je ne vous demande qu’une chose, ne me forcez jamais reparatre dans le pays que je quitte, et songez toujours qu’au lieu de 150000 livres de rente, vous allez en avoir 30 ou 40 tout au plus. Tous les sets vous regardaient bouche bante, et vous ne serez plus considr qu’autant que vous voudrez bien vous abaisser comprendre toutes leurs petites ides. Tu l’as voulu, George Dandin!
Huit jours aprs, le mariage se clbrait Prouse, dans une glise o les anctres du comte ont leurs tombeaux. Le prince tait au dsespoir. La duchesse avait reu de lui trois ou quatre courriers, et n’avait pas manqu de lui renvoyer sous enveloppes ses lettres non dcachetes. Ernest V avait fait un traitement magnifique au comte, et donn le grand cordon de son ordre Fabrice.
– C’est l surtout ce qui m’a plu de ses adieux. Nous nous sommes spars, disait le comte la nouvelle comtesse Mosca della Rovere, les meilleurs amis du monde; il m’a donn un grand cordon espagnol, et des diamants qui valent bien le grand cordon. Il m’a dit qu’il me ferait duc, s’il ne voulait se rserver ce moyen pour vous rappeler dans ses Etats. Je suis donc charg de vous dclarer, belle mission pour un mari, que si vous daignez revenir Parme, ne ft-ce que pour un mois, je serai fait duc, sous le nom que vous choisirez et vous aurez une belle terre.
C’est ce que la duchesse refusa avec une sorte d’horreur.
Aprs la scne qui s’tait passe au bal de la cour, et qui semblait assez dcisive Cllia parut ne plus se souvenir de l’amour qu’elle avait sembl partager un instant; les remords les plus violents s’taient empars de cette me vertueuse et croyante. C’est ce que Fabrice comprenait fort bien, et malgr toutes les esprances qu’il cherchait se donner, un sombre malheur ne s’en tait pas moins empar de son me. Cette fois cependant le malheur ne le conduisit point dans la retraite, comme l’poque du mariage de Cllia.
Le comte avait pri son neveu de lui mander avec exactitude ce qui se passait la cour, et Fabrice, qui commenait comprendre tout ce qu’il lui devait, s’tait promis de remplir cette mission en honnte homme.
Ainsi que la ville et la cour, Fabrice ne doutait pas que son ami n’et le projet de revenir au ministre, et avec plus de pouvoir qu’il n’en avait jamais eu. Les prvisions du comte ne tardrent pas se vrifier: moins de six semaines aprs son dpart, Rassi tait premier ministre; Fabio Conti, ministre de la guerre, et les prisons, que le comte avait presque vides, se remplissaient de nouveau. Le prince, en appelant ces gens-l au pouvoir, crut se venger de la duchesse; il tait fou d’amour et hassait surtout le comte Mosca comme un rival.
Fabrice avait bien des affaires; monseigneur Landriani, g de soixante-douze ans, tant tomb dans un grand tat de langueur et ne sortant presque plus de son palais, c’tait au coadjuteur s’acquitter de presque toutes ses fonctions.
La marquise Crescenzi, accable de remords, et effraye par le directeur de sa conscience, avait trouv un excellent moyen pour se soustraire aux regards de Fabrice. Prenant prtexte de la fin d’une premire grossesse, elle s’tait donn pour prison son propre palais; mais ce palais avait un immense jardin. Fabrice sut y pntrer et plaa dans l’alle que Cllia affectionnait le plus des fleurs arranges en bouquets, et disposes dans un ordre qui leur donnait un langage, comme jadis elle lui en faisait parvenir tous les soirs dans les derniers jours de sa prison la tour Farnse.
La marquise fut trs irrite de cette tentative; les mouvements de son me taient dirigs tantt par les remords, tantt par la passion. Durant plusieurs mois elle ne se permit pas de descendre une seule fois dans le jardin de son palais; elle se faisait mme scrupule dry jeter un regard.
Fabrice commenait croire qu’il tait spar d’elle pour toujours, et le dsespoir commenait aussi s’emparer de son me. Le monde o il passait sa vie lui dplaisait mortellement, et s’il n’et t intimement persuad que le comte ne pouvait trouver la paix de l’me hors du ministre, il se ft mis en retraite dans son petit appartement de l’archevch. Il lui et t doux de vivre tout ses penses, et de n’entendre plus la voix humaine que dans l’exercice officiel de ses fonctions.
“Mais, se disait-il, dans l’intrt du comte et de la comtesse Mosca, personne ne peut me remplacer.”
Le prince continuait le traiter avec une distinction qui le plaait au premier rang dans cette cour, et cette faveur il la devait en grande partie lui-mme. L’extrme rserve qui, chez Fabrice, provenait d’une indiffrence allant jusqu’au dgot pour toutes les affectations ou les petites passions qui remplissent la vie des hommes, avait piqu la vanit du jeune prince; il disait souvent que Fabrice avait autant d’esprit que sa tante. L’me candide du prince s’apercevait demi d’une vrit: c’est que personne n’approchait de lui avec les mmes dispositions de coeur que Fabrice. Ce qui ne pouvait chapper, mme au vulgaire des courtisans, c’est que la considration obtenue par Fabrice n’tait point celle d’un simple coadjuteur, mais l’emportait mme sur les gards que le souverain montrait l’archevque. Fabrice crivait au comte que si jamais le prince avait assez d’esprit pour s’apercevoir du gchis dans lequel les ministres Rassi, Fabio Conti, Zurla et autres de mme force avaient jet ses affaires, lui, Fabrice, serait le canal naturel par lequel il ferait une dmarche, sans trop compromettre son amour-propre.
Sans le souvenir du mot fatal, cet enfant, disait-il la comtesse Mosca, appliqu par un homme de gnie une auguste personne, l’auguste personne se serait dj crie: Revenez bien vite et chassez-moi tous ces va-nu-pieds. Ds aujourd’hui, si la femme de l’homme de gnie daignait faire une dmarche, si peu significative qu’elle ft, on rappellerait le comte avec transport; mais il rentrera par une bien plus belle porte, s’il veut attendre que le fruit soit mr. Du reste, on s’ennuie ravir dans les salons de la princesse, on n’y a pour se divertir que la folie du Rassi, qui, depuis qu’il est comte, est devenu maniaque de noblesse. On vient de donner des ordres svres pour que toute personne qui ne peut pas prouver huit quartiers de noblesse n’ose plus se prsenter aux soires de la princesse (ce sont les termes du rescrit). Tous les hommes qui sont en possession d’entrer le matin dans la grande galerie, et de se trouver sur le passage du souverain lorsqu’il se rend la messe, continueront jouir de ce privilge; mais les nouveaux arrivants devront faire preuve de huit quartiers. Sur quoi l’on a dit qu’on voit bien que Rassi est sans quartier.
On pense que de telles lettres n’taient point confies la poste. La comtesse Mosca rpondait de Naples:
Nous avons un concert tous les jeudis, et conversation tous les dimanches; on ne peut pas se remuer dans nos salons. Le comte est enchant de ses fouilles, il y consacre mille francs par mois et vient de faire venir des ouvriers des montagnes de l’Abruzze, qui ne lui cotent que vingt-trois sous par jour. Tu devrais bien venir nous voir. Voici plus de vingt fois, monsieur l’ingrat, que je vous fais cette sommation.
Fabrice n’avait garde d’obir: la simple lettre qu’il crivait tous les jours au comte ou la comtesse lui semblait une corve presque insupportable. On lui pardonnera quand on saura qu’une anne entire se passe ainsi, sans qu’il put adresser une parole la marquise. Toutes ses tentatives pour tablir quelque correspondance avaient t repousses avec horreur. Le silence habituel que par ennui de la vie, Fabrice gardait partout, excepte dans l’exercice de ses fonctions et la cour, joint la puret parfaite de ses moeurs, l’avait mis dans une vnration si extraordinaire qu’il se dcide enfin obir aux conseils de sa tante.
Le prince a pour toi une vnration telle, lui crivait-elle, qu’il faut t’attendre bientt une disgrce; il te prodiguera les marques d’inattention, et les mpris atroces des courtisans suivront les siens. Ces petite despotes, si honntes qu’ils soient, sont changeants comme la mode et par la mme raison: l’ennui. Tu ne peux trouver de forces contre le caprice du souverain que dans la prdication. Tu improvises si bien en vers! essaye de parler une demi-heure sur la religion, tu diras des hrsies dans les commencements; mais paye un thologien savant et discret qui assistera tes sermons, et t’avertira de tes fautes, tu les rpareras le lendemain.
Le genre de malheur que porte dans l’me un amour contrarie, fait que toute chose demandant de l’attention et de l’action devient une atroce corve. Mais Fabrice se dit que son crdit sur le peuple, stil en acqurait, pourrait un jour tre utile sa tante et au comte, pour lequel sa vnration augmentait tous les jours, mesure que les affaires lui apprenaient connatre la mchancet des hommes. Il se dtermine prcher, et son succs, prpare par sa maigreur et son habit rp, fut sans exemple. On trouvait dans ses discours un parfum de tristesse profonde, qui, runi sa charmante figure et aux rcits de la haute faveur dont il jouissait la cour, enleva tous les coeurs de femmes. Elles inventrent qu’il avait t un des plus braves capitaines de l’arme de Napolon. Bientt ce fait absurde fut hors de doute. On faisait garder des places dans les glises o il devait prcher; les pauvres s’y tablissaient par spculation des cinq heures du matin.
Le succs fut tel que Fabrice eut enfin l’ide, qui changea tout dans son me que, ne ft-ce que par simple curiosit, la marquise Crescenzi pourrait bien un jour venir assister l’un de ses sermons. Tout coup le public ravi s’aperut que son talent redoublait; il se permettait, quand il tait mu, des images dont la hardiesse et fait frmir les orateurs les plus exercs; quelquefois, s’oubliant soi-mme, il se livrait des moments d’inspiration passionne, et tout l’auditoire fondait en larmes. Mais c’tait en vain que son oeil aggrottato cherchait parmi tant de figures tournes vers la chaire celle dont la prsence et t pour lui un si grand vnement.
“Mais si jamais j’ai ce bonheur, se dit-il, ou je me trouverai mal, ou je resterai absolument court.”Pour parer ce dernier inconvnient, il avait compose une sorte de prire tendre et passionne qu’il plaait toujours dans sa chaire, sur un tabouret; il avait le projet de se mettre lire ce morceau, si jamais la prsence de la marquise venait le mettre hors d’tat de trouver un mot.
Il apprit un jour, par ceux des domestiques du marquis qui taient sa solde, que des ordres avaient t donnes afin que l’on prpart pour le lendemain la loge de la Casa Crescenzi au grand thtre. Il y avait une anne que la marquise n’avait paru aucun spectacle, et c’tait un tnor qui faisait fureur et remplissait la salle tous les soirs qui la faisait droger ses habitudes. Le premier mouvement de Fabrice fut une joie extrme.”Enfin je pourrai la voir toute une soire! On dit qu’elle est bien pale.”Et il cherchait se figurer ce que pouvait tre cette tte charmante, avec des couleurs demi effaces par les combats de l’me.
Son ami Ludovic, tout consterne de ce qu’il appelait la folie de son matre, trouva, mais avec beaucoup de peine, une loge au quatrime rang, presque en face de celle de la marquise. Une ide se prsenta Fabrice: “J’espre lui donner l’ide de venir au sermon, et je choisirai une glise fort petite, afin d’tre en tat de la bien voir.”Fabrice prchait ordinairement trots heures. Des le matin du jour o la marquise devait aller au spectacle, il fit annoncer qu’un devoir de son tat le retenant l’archevch pendant toute la journe, il prcherait par extraordinaire huit heures et demie du soir, dans la petite glise de Sainte-Marie de la Visitation, situe prcisment en face d’une des ailes du palais Crescenzi. Ludovic prsenta de sa part une quantit norme de cierges aux religieuses de la Visitation, avec prire d’illuminer jour leur glise. Il eut toute une compagnie de grenadiers de la garde, et l’on plaa une sentinelle, la baonnette au bout du fusil, devant chaque chapelle, pour empcher les vols.
Le sermon n’tait annonce que pour huit heures et demie, et deux heures l’glise tant entirement remplie, l’on peut se figurer le tapage qu’il y eut dans la rue solitaire que dominait la noble architecture du palais Crescenzi. Fabrice avait fait annoncer qu’en l’honneur de Notre-Dame de Piti, il prcherait sur la piti qu’une me gnreuse doit avoir pour un malheureux, mme quand il serait coupable.
Dguis avec tout le soin possible, Fabrice gagna sa loge au thtre au moment de l’ouverture des portes, et quand rien n’tait encore allum. Le spectacle commena vers huit heures, et quelques minutes aprs il eut cette joie qu’aucun esprit ne peut concevoir s’il ne l’a pas prouve, il vit la porte de la loge Crescenzi s’ouvrir; peu aprs, la marquise entra, il ne l’avait pas vue aussi bien depuis le jour o elle lui avait donn son ventail. Fabrice crut qu’il suffoquerait de joie; il sentait des mouvements si extraordinaires, qu’il se dit : “Peut-tre je vais mourir! Quelle faon charmante de finir cette vie si triste! Peut-tre je vais sombrer dans cette loge; les fidles runis la Visitation ne me verront point arriver et demain, ils apprendront que leur futur archevque s’est oubli dans une loge de l’Opra, et encore, dguis en domestique et couvert d’une livre! Adieu toute ma rputation! Et que me fait ma rputation!”
Toutefois, vers les huit heures trois quarts Fabrice fit effort sur lui-mme; il quitta sa loge des quatrimes et eut toutes les peines du monde gagner, pied, le lieu o il devait quitter son habit de demi-livre et prendre un vtement plus convenable. Ce ne fut que vers les neuf heures qu’il arrive la Visitation, dans un tat de pleur et de faiblesse tel que le bruit se rpandit dans l’glise que M. le coadjuteur ne pourrait pas prcher ce soir-l . On peut juger des soins que lui prodigurent les religieuses, la grille de leur parloir intrieur o il s’tait rfugi. Ces dames parlaient beaucoup; Fabrice demanda tre seul quelques instants, puis il courut sa chaire. Un de ses aides de camp lui avait annonc, vers les trots heures, que l’glise de la Visitation tait entirement remplie, mais de gens appartenant la dernire classe et attirs apparemment par le spectacle de l’illumination. En entrant en chaire, Fabrice fut agrablement surpris de trouver toutes les chaises occupes par les jeunes gens la mode et par les personnages de la plus haute distinction.
Quelques phrases d’excuse commencrent son sermon et furent reues avec des cris comprimes d’admiration. Ensuite vint la description passionne du malheureux dont il faut avoir piti pour honorer dignement la Madone de Piti, qui, elle-mme, a tant souffert sur la terre. L’orateur tait fort mu; il y avait des moments o il pouvait peine prononcer les mots de faon tre entendu dans toutes les parties de cette petite glise. Aux yeux de toutes les femmes et de bon nombre des hommes, il avait l’air lui-mme du malheureux dont il fallait prendre piti, tant sa pleur tait extrme. Quelques minutes aprs les phrases d’excuses par lesquelles il avait commenc son discours, on s’aperut qu’il tait hors de son assiette ordinaire: on le trouvait ce soir-l d’une tristesse plus profonde et plus tendre que de coutume. Une fois on lui vit les larmes aux yeux: l’instant il s’leva dans l’auditoire un sanglot gnral et si bruyant, que le sermon en fut tout fait interrompu.
Cette premire interruption fut suivie de dix autres; on poussait des cris d’admiration, il y avait des clats de larmes; on entendait chaque instant des cris tels que: Ah! sainte Madone! Ah! grand Dieu! L’motion tait si gnrale et si invincible dans ce public d’lite, que personne n’avait honte de pousser des cris, et les gens qui y taient entrans ne semblaient point ridicules leurs voisins.
Au repos qu’il est d’usage de prendre au milieu du sermon, on dit Fabrice qu’il n’tait rest absolument personne au spectacle; une seule dame se voyait encore dans sa loge, la marquise Crescenzi. Pendant ce moment de repos on entendit tout coup beaucoup de bruit dans la salle: c’taient les fidles qui votaient une statue M. le coadjuteur. Son succs dans la seconde partie du discours fut tellement fou et mondain, les lans de contribution chrtienne furent tellement remplacs par des cris d’admiration tout fait profanes, qu’il crut devoir adresser, en quittant la chaire, une sorte de rprimande aux auditeurs. Sur quoi tous sortirent la fois avec un mouvement qui avait quelque chose de singulier et de compass; et, en arrivant la rue, tous se mettaient applaudir avec fureur et crier:
– E viva del Dongo!
Fabrice consulta sa montre avec prcipitation et courut une petite fentre grille qui clairait l’troit passage de l’orgue l’intrieur du couvent. Par politesse envers la foule incroyable et insolite qui remplissait la rue, le suisse du palais Crescenzi avait plac une douzaine de torches dans ces mains de fer que l’on voit sortir des murs de face des palais btis au Moyen Age. Aprs quelques minutes, et longtemps avant que les cris eussent cess, l’vnement que Fabrice attendait avec tant d’anxit arriva, la voiture de la marquise, revenant du spectacle, parut dans la rue; le cocher fut oblig de s’arrter, et ce ne fut qu’au plus petit pas, et force de cris, que la voiture put gagner la porte.
La marquise avait t touche de la musique sublime comme le sont les cours malheureux, mais bien plus encore de la solitude parfaite du spectacle lorsqu’elle en apprit la cause. Au milieu du second acte, et le tnor admirable tant en scne, les gens mme du parterre avaient tout coup dsert leurs places pour aller tenter fortune et essayer de pntrer dans l’glise de la Visitation. La marquise, se voyant arrte par la foule devant sa porte, fondit en larmes.”Je n’avais pas fait un mauvais choix!”se dit-elle.
Mais prcisment cause de ce moment d’attendrissement elle rsista avec fermet aux instances du marquis et de tous les amis de la maison, qui ne concevaient pas qu’elle n’allt point voir un prdicateur aussi tonnant.”Enfin, disait-on, il l’emporte mme sur le meilleur tnor de l’Italie!””Si je le vois, je suis perdue!”se disait la marquise.
Ce fut en vain que Fabrice, dont le talent semblait plus brillant chaque jour, prcha encore plusieurs fois dans cette petite glise, voisine du palais Crescenzi, jamais il n’aperut Cllia, qui mme la fin prit de l’humeur de cette affectation venir troubler sa rue solitaire, aprs l’avoir dj chasse de son jardin.
En parcourant les figures de femmes qui l’coutaient, Fabrice remarquait depuis assez longtemps une petite figure brune fort jolie, et dont les veux jetaient des flammes. Ces yeux magnifiques taient ordinairement baigns de larmes ds la huitime ou dixime phrase du sermon. Quand Fabrice tait oblig de dire des choses longues et ennuyeuses pour lui-mme, il reposait assez volontiers ses regards sur cette tte dont la jeunesse lui plaisait. Il apprit que cette jeune personne s’appelait Anetta Marini, fille unique et hritire du plus riche marchand drapier de Parme, mort quelques mois auparavant.
Bientt le nom de cette Anetta Marini’ fille du drapier, fut dans toutes les bouches; elle tait devenue perdument amoureuse de Fabrice. Lorsque les fameux sermons commencrent, son mariage tait arrt avec Giacomo Rassi, fils an du ministre de la justice, lequel ne lui dplaisait point; mais peine eut-elle entendu deux fois monsignore Fabrice, qu’elle dclara qu’elle ne voulait plus se marier; et, comme on lui demandait la cause d’un si singulier changement, elle rpondit qu’il n’tait pas digne d’une honnte fille d’pouser un homme en se sentant perdument prise d’un autre. Sa famille chercha d’abord sans succs quel pouvait tre cet autre.
Mais les larmes brlantes qu’Anetta versait au sermon mirent sur la voie de la vrit; sa mre et ses oncles lui ayant demand si elle aimait monsignore Fabrice, elle rpondit avec hardiesse que, puisqu’on avait dcouvert la vrit, elle ne s’avilirait point par un mensonge; elle ajouta que, n’ayant aucun espoir d’pouser l’homme qu’elle adorait, elle voulait du moins n’avoir plus les yeux offenss par la figure ridicule du contino Rassi. Ce ridicule donn au fils d’un homme que poursuivait l’envie de toute la bourgeoisie devint, en deux jours, l’entretien de toute la ville. La rponse d’Anetta Marini parut charmante, et tout le monde la rpta. On en parla au palais Crescenzi comme on en parlait partout.
Cllia se garda bien d’ouvrir la bouche sur un tel sujet dans son salon; mais elle fit des questions sa femme de chambre, et, le dimanche suivant, aprs avoir entendu la messe la chapelle de son palais, elle fit monter sa femme de chambre dans sa voiture, et alla chercher une seconde messe la paroisse de Mlle Marini. Elle y trouva runis tous les beaux de la ville attirs par le mme motif; ces messieurs se tenaient debout prs de la porte. Bientt, au grand mouvement qui se fit parmi eux, la marquise comprit que cette Mlle Marini entrait dans l’glise; elle se trouva fort bien place pour la voir, et, malgr sa pit, ne donna gure d’attention la messe. Cllia trouva cette beaut bourgeoise un petit air dcid qui, suivant elle, et pu convenir tout au plus une femme marie depuis plusieurs annes. Du reste elle tait admirablement bien prise dans sa petite taille, et ses yeux, comme l’on dit en Lombardie, semblaient faire la conversation avec les choses qu’ils regardaient. La marquise s’enfuit avant la fin de la messe.
Ds le lendemain, les amis de la maison Crescenzi, lesquels venaient tous les soirs passer la soire, racontrent un nouveau trait ridicule de l’Anetta Marini. Comme sa mre, craignant quelque folie de sa part, ne laissait que peu d’argent sa disposition, Anetta tait alle offrir une magnifique bague en diamants, cadeau de son pre, au clbre Hayez, alors Parme pour les salons du palais Crescenzi, et lui demander le portrait de M. del Dongo; mais, elle voulut que ce portrait ft vtu simplement de noir, et non point en habit de prtre. Or, la veille, la mre de la petite Anetta avait t bien surprise, et encore plus scandalise de trouver dans la chambre de sa fille un magnifique portrait de Fabrice del Dongo, entour du plus beau cadre que l’on et dor Parme depuis vingt ans.
CHAPITRE XXVIII
Entrans par les vnements, nous n’avons pas eu le temps d’esquisser la race comique de courtisans qui pullulent la cour de Parme et faisaient de drles de commentaires sur les vnements par nous raconts. Ce qui rend en ce pays-l un petit noble, garni de ses trois ou quatre mille livres de rente, digne de figurer en bas noirs, aux levers du prince, c’est d’abord de n’avoir jamais lu Voltaire et Rousseau: cette condition est peu difficile remplir. Il fallait ensuite savoir parler avec attendrissement du rhume du souverain, ou de la dernire caisse de minralogie qu’il avait reue de Saxe. Si aprs cela on ne manquait pas la messe un seul jour de l’anne, si l’on pouvait compter au nombre de ses amis intimes deux ou trois gros moines, le prince daignait vous adresser une fois la parole tous les ans, quinze jours avant ou quinze jours aprs le 1er janvier, ce qui vous donnait un grand relief dans votre paroisse, et le percepteur des contributions n’osait pas trop vous vexer si vous tiez en retard sur la somme annuelle de cent francs laquelle taient imposes vos petites proprits.
M. Gonzo tait un pauvre hre de cette sorte, fort noble, qui, outre qu’il possdait quelque petit bien, avait obtenu par le crdit du marquis Crescenzi une place magnifique, rapportant mille cent cinquante francs par an. Cet homme et pu dner chez lui, mais il avait une passion: il n’tait son aise et heureux que lorsqu’il se trouvait dans le salon de quelque grand personnage qui lui dt de temps autre:
– Taisez-vous, Gonzo, vous n’tes qu’un sot.
Ce jugement tait dict par l’humeur, car Gonzo avait presque toujours plus d’esprit que le grand personnage. Il parlait propos de tout et avec assez de grce: de plus, il tait prt changer d’opinion sur une grimace du matre de la maison. A vrai dire, quoique d’une adresse profonde pour ses intrts, il n’avait pas une ide, et quand le prince n’tait pas enrhum, il tait quelquefois embarrass au moment d’entrer dans un salon.
Ce qui dans Parme avait valu une rputation Gonzo, c’tait un magnifique chapeau trois cornes, garni d’une plume noire un peu dlabre qu’il mettait, mme en frac; mais il fallait voir l faon dont il portait cette plume, soit sur la tte soit la main; l taient le talent et l’importance. Il s’informait avec une anxit vritable de l’tat de sant du petit chien de la marquise, et si le feu et pris au palais Crescenzi, il et expos sa vie pour sauver un de ces beaux fauteuils de brocart d’or, qui depuis tant d’annes accrochaient sa culotte de soie noire, quand par hasard il osait s’y asseoir un instant.
Sept ou huit personnages de cette espce arrivaient tous les soirs sept heures dans le salon de la marquise Crescenzi. A peine assis, un laquais magnifiquement vtu d’une livre jonquille toute couverte de galons d’argent, ainsi que la veste rouge qui en compltait la magnificence, venait prendre les chapeaux et les cannes des pauvres diables. Il tait immdiatement suivi d’un valet de chambre apportant une tasse de caf infiniment petite, soutenue par un pied d’argent en filigrane; et toutes les demi-heures un matre d’htel, portant pe et habit magnifique la franaise, venait offrir des glaces.
Une demi-heure aprs les petits courtisans rps, on voyait arriver cinq ou six officiers parlant haut et d’un air tout militaire et discutant habituellement sur le nombre et l’espce des boutons que doit porter l’habit du soldat pour que le gnral en chef puisse remporter des victoires. Il n’et pas t prudent de citer dans ce salon un journal franais; car, quand mme la nouvelle se ft trouve des plus agrables, par exemple cinquante libraux fusills en Espagne, le narrateur n’en ft pas moins rest convaincu d’avoir lu un journal franais. Le chef-d’oeuvre de l’habilet de tous ces gens-l tait d’obtenir tous les dix ans une augmentation de pension de cent cinquante francs. C’est ainsi que le prince partage avec sa noblesse le plaisir de rgner sur les paysans et sur les bourgeois.
Le principal personnage, sans contredit, du salon Crescenzi tait le chevalier Foscarini, parfaitement honnte homme; aussi avait-il t un peu en prison sous tous les rgimes. Il tait membre de cette fameuse Chambre des dputs qui, Milan, rejeta la loi de l’enregistrement prsente par Napolon, trait peu frquent dans l’histoire. Le chevalier Foscarini, aprs avoir t vingt ans l’ami de la mre du marquis, tait rest l’homme influent dans la maison. Il avait toujours quelque conte plaisant faire, mais rien n’chappait sa finesse; et la jeune marquise, qui se sentait coupable au fond du coeur, tremblait devant lui.
Comme Gonzo avait une vritable passion pour le grand seigneur, qui lui disait des grossirets et le faisait pleurer une ou deux fois par an, sa manie tait de chercher lui rendre de petits services; et, s’il n’et t paralys par les habitudes d’une extrme pauvret, il et pu russir quelquefois, car il n’tait pas sans une certaine dose de finesse et une beaucoup plus grande d’effronterie.
Le Gonzo, tel que nous le connaissons, mprisait assez la marquise Crescenzi, car de sa vie elle ne lui avait adresse une parole peu polie; mais enfin elle tait la femme de ce fameux marquis Crescenzi, chevalier d’honneur de la princesse, et qui une ou deux fois par mois, disait Gonzo:
– Tais-toi, Gonzo, tu n’es qu’une bte.
Le Gonzo remarqua que tout ce qu’on disait de la petite Anetta Marini faisait sortir la marquise pour un instant, de l’tat de rverie et d’incurie o elle restait habituellement plonge jusqu’au moment o onze heures sonnaient, alors elle faisait le th, et en offrait chaque homme prsent, en l’appelant par son nom. Aprs quoi, au moment de rentrer chez elle, elle semblait trouver un moment de gaiet, c’tait l’instant qu’on choisissait pour lui rciter les sonnets satiriques.
On en fait d’excellents en Italie: c’est le seul genre de littrature qui ait encore un peu de vie; la vrit il n’est pas soumis la censure, et les courtisans de la casa Crescenzi annonaient toujours leur sonnet par ces mots:
– Madame la marquise veut-elle permettre que l’on rcite devant elle un bien mauvais sonnet?
Et quand le sonnet avait fait rire et avait t rpt deux ou trois fois, l’un des officiers ne manquait pas de s’crier:
– M. le ministre de la police devrait bien s’occuper de faire un peu pendre les auteurs de telles infamies.
Les socits bourgeoises, au contraire, accueillent ces sonnets avec l’admiration la plus franche, et les clercs de procureurs en vendent des copies.
D’aprs la sorte de curiosit montre par la marquise, Gonzo se figura qu’on avait trop vant devant elle la beaut de la petite Marini, qui d’ailleurs avait un million de fortune, et qu’elle en tait jalouse. Comme avec son sourire continu et son effronterie complte envers tout ce qui n’tait pas noble, Gonzo pntrait partout, ds le lendemain il arriva dans le salon de la marquise, portant son chapeau plumes d’une certaine faon triomphante et qu’on ne lui voyait gure qu’une fois ou deux chaque anne, lorsque le prince lui avait dit:
– Adieu, Gonzo.
Aprs avoir salu respectueusement la marquise, Gonzo ne s’loigna point comme de coutume pour aller prendre place sur le fauteuil qu’on venait de lui avancer. Il se plaa au milieu du cercle, et s’cria brutalement:
– J’ai vu le portrait de Mgr del Dongo.
Cllia fut tellement surprise qu’elle fut oblige de s’appuyer sur le bras de son fauteuil; elle essaya de faire tte l’orage, mais bientt fut oblige de dserter le salon.
– Il faut en convenir, mon pauvre Gonzo, que vous tes d’une maladresse rare, s’cria avec hauteur l’un des officiers qui finissait sa quatrime glace. Comment ne savez-vous pas que le coadjuteur, qui a t l’un des plus braves colonels de l’arme de Napolon, a jou jadis un tour pendable au pre de la marquise, en sortant de la citadelle o le gnral Conti commandait, comme il ft sorti de la Steccata (la principale glise de Parme)?
– J’ignore en effet bien des choses, mon cher capitaine, et je suis un pauvre imbcile qui fais des bvues toute la journe.
Cette rplique, tout fait dans le got italien, fit rire aux dpens du brillant officier. La marquise rentra bientt; elle s’tait arme de courage, et n’tait pas sans quelque vague esprance de pouvoir elle-mme admirer ce portrait de Fabrice, que l’on disait excellent. Elle parla avec loge du talent de Hayez, qui l’avait fait. Sans le savoir elle adressait des sourires charmants au Gonzo qui regardait l’officier d’un air malin. Comme tous les autres courtisans de la maison se livraient au mme plaisir, l’officier prit la fuite, non sans vouer une haine mortelle au Gonzo; celui-ci triomphait, et, le soir, en prenant cong, fut engag dner pour le lendemain.
– En voici bien d’une autre! s’cria Gonzo, le lendemain, aprs le dner, quand les domestiques furent sortis; n’arrive-t-il pas que notre coadjuteur est tomb amoureux de la petite Marini!…
On peut juger du trouble qui s’leva dans le coeur de Cllia en entendant un mot aussi extraordinaire. Le marquis lui-mme fut mu.
– Mais Gonzo, mon ami, vous battez la campagne comme l’ordinaire! et vous devriez parler avec un peu plus de retenue d’un personnage qui a eu l’honneur de faire onze fois la partie de whist de Son Altesse!
– Eh bien! monsieur le marquis, rpondit le Gonzo avec la grossiret des gens de cette espce, je puis vous jurer qu’il voudrait bien aussi faire la partie de la petite Marini. Mais il suffit que ces dtails vous dplaisent; ils n’existent plus pour moi, qui veux avant tout ne pas choquer mon adorable marquis.
Toujours, aprs le dner, le marquis se retirait pour faire la sieste. Il n’eut garde, ce jour-l ; mais le Gonzo se serait plutt coup la langue que d’ajouter un mot sur la petite Marini; et, chaque instant, il commenait un discours, calcul de faon ce que le marquis pt esprer qu’il allait revenir aux amours de la petite-bourgeoise. Le Gonzo avait suprieurement cet esprit italien qui consiste diffrer avec dlices de lancer le mot dsir. Le pauvre marquis, mourant de curiosit fut oblig de faire des avances: il dit Gonzo que, quand il avait le plaisir de dner avec lui, il mangeait deux fois davantage. Gonzo ne comprit pas, et se mit dcrire une magnifique galerie de tableaux que formait la marquise Balbi, la matresse du feu prince; trois ou quatre fois il parla de Hayez, avec l’accent plein de lenteur de l’admiration la plus profonde. Le marquis se disait: “Bon! il va arriver enfin au portrait command par la petite Marini!”Mais c’est ce que Gonzo n’avait garde de faire. Cinq heures sonnrent, ce qui donna beaucoup d’humeur au marquis, qui tait accoutum monter en voiture cinq heures et demie, aprs la sieste, pour aller au Corso.
– Voil comment vous tes, avec vos btises! dit-il grossirement au Gonzo; vous me ferez arriver au Corso aprs la princesse, dont je suis le chevalier d’honneur, et qui peut avoir des ordres me donner. Allons! dpchez-vous! dites-moi en peu de paroles, si vous le pouvez, ce que c’est que ces prtendues amours de Mgr le coadjuteur?
Mais le Gonzo voulait rserver ce rcit pour l’oreille de la marquise, qui l’avait invit dner; il dpcha donc, en fort peu de mots, l’histoire rclame, et le marquis, moiti endormi, courut faire la sieste. Le Gonzo prit une tout autre manire avec la pauvre marquise. Elle tait reste tellement jeune et nave au milieu de sa haute fortune, qu’elle crut devoir rparer la grossiret avec laquelle le marquis venait d’adresser la parole au Gonzo. Charm de ce succs, celui-ci retrouva toute son loquence, et se fit un plaisir, non moins qu’un devoir, d’entrer avec elle dans des dtails infinis.
La petite Anetta Marini donnait jusqu’ un sequin par place qu’on lui retenait au sermon; elle arrivait toujours avec deux de ses tantes et l’ancien caissier de son pre. Ces places, qu’elle faisait garder ds la veille, taient choisies en gnral presque vis- -vis la chaire, mais un peu du ct du grand autel, car elle avait remarqu que le coadjuteur se tournait souvent vers l’autel. Or, ce que le public avait remarqu aussi, c’est que non rarement les yeux si parlants du jeune prdicateur s’arrtaient avec complaisance sur la jeune hritire, cette beaut si piquante; et apparemment avec quelque attention, car, ds qu’il avait les yeux fixs sur elle, son sermon devenait savant; les citations y abondaient, l’on n’y trouvait plus de ces mouvements qui partent du coeur; et les dames, pour qui l’intrt cessait presque aussitt, se mettaient regarder la Marini et en mdire.
Cllia se fit rpter jusqu’ trois fois tous ces dtails singuliers. A la troisime, elle devint fort rveuse; elle calculait qu’il y avait justement quatorze mois qu’elle n’avait vu Fabrice.”Y aurait-il un bien grand mal, se disait-elle, passer une heure dans une glise, non pour voir Fabrice, mais pour entendre un prdicateur clbre? D’ailleurs, je me placerai loin de la chaire, et je ne regarderai Fabrice qu’une fois en entrant et une autre fois la fin du sermon… Non, se disait Cllia, ce n’est pas Fabrice que je vais voir, je vais entendre le prdicateur tonnant!”Au milieu de tous ces raisonnements, la marquise avait des remords; sa conduite avait t si belle depuis quatorze mois!”Enfin, se dit-elle, pour trouver quelque paix avec elle-mme, si la premire femme qui viendra ce soir a t entendre prcher monsignore del Dongo, j’irai aussi; si elle n’y est point alle, je m’abstiendrai.”
Une fois ce parti pris, la marquise fit le bonheur du Gonzo en lui disant:
– Tchez de savoir quel jour le coadjuteur prchera, et dans quelle glise. Ce soir, avant que vous ne sortiez, j’aurai peut-tre une commission vous donner.
A peine Gonzo parti pour le Corso, Cllia alla prendre l’air dans le jardin de son palais. Elle ne se fit pas l’objection que depuis dix mois elle n’y avait pas mis les pieds. Elle tait vive, anime; elle avait des couleurs. Le soir, chaque ennuyeux qui entrait dans le salon, son coeur palpitait d’motion. Enfin on annona le Gonzo, qui, du premier coup d’oeil, vit qu’il allait tre l’homme ncessaire pendant huit jours.”La marquise est jalouse de la petite Marini, et ce serait, ma foi, une comdie bien monte, se dit-il, que celle dans laquelle la marquise jouerait le premier rle, la petite Anetta la soubrette, et monsignore del Dongo l’amoureux! Ma foi, le billet d’entre ne serait pas trop pay deux francs.”Il ne se sentait pas de joie, et pendant toute la soire, il coupait la parole tout le monde et racontait les anecdotes les plus saugrenues (par exemple, la clbre actrice et le marquis de Pequigny, qu’il avait apprise la veille d’un voyageur franais). La marquise, de son ct, ne pouvait tenir en place; elle se promenait dans le salon, elle passait dans une galerie voisine du salon, o le marquis n’avait admis que des tableaux cotant chacun plus de vingt mille francs. Ces tableaux avaient un langage si clair ce soir-l qu’ils fatiguaient le coeur de la marquise force d’motion. Enfin, elle entendit ouvrir les deux battants, elle courut au salon; c’tait la marquise Raversi! Mais en lui adressant les compliments d’usage, Cllia sentait que la voix lui manquait. La marquise lui fit rpter deux fois la question: “Que dites-vous du prdicateur la mode?”qu’elle n’avait point entendu d’abord.
– Je le regardais comme un petit intrigant, trs digne neveu de l’illustre comtesse Mosca; mais la dernire fois qu’il a prch, tenez, l’glise de la Visitation, vis- -vis de chez vous, il a t tellement sublime, que, toute haine cessante, je le regarde comme l’homme le plus loquent que j’aie jamais entendu.
– Ainsi vous avez assist un de ses sermons? dit Cllia toute tremblante de bonheur.
– Mais, comment, dit la marquise en riant, vous ne m’coutiez donc pas? Je n’y manquerais pas pour tout au monde. On dit qu’il est attaqu de la poitrine, et que bientt il ne prchera plus!
A peine la marquise sortie, Cllia appela le Gonzo dans la galerie.
– Je suis presque rsolue, lui dit-elle, entendre ce prdicateur si vant. Quand prchera-t-il?
– Lundi prochain, c’est- -dire dans trois jours et l’on dirait qu’il a devin le projet de Votre Excellence, car il vient prcher l’glise de la Visitation.
Tout n’tait pas expliqu; mais Cllia ne trouvait plus de voix pour parler; elle fit cinq ou six tours dans la galerie, sans ajouter une parole. Gonzo se disait: “Voil la vengeance qui la travaille. Comment peut-on tre assez insolent pour se sauver d’une prison, surtout quand on a l’honneur d’tre gard par un hros tel que le gnral Fabio Conti!”
– Au reste, il faut se presser, ajouta-t-il avec une fine ironie; il est touch la poitrine. J’ai entendu le docteur Rambo dire qu’il n’a pas un an de vie; Dieu le punit d’avoir rompu son ban en se sauvant tratreusement de la citadelle.
La marquise s’assit sur le divan de la galerie, et fit signe Gonzo de l’imiter. Aprs quelques instants, elle lui remit une petite bourse o elle avait prpar quelques sequins.
– Faites-moi retenir quatre places.
– Sera-t-il permis au pauvre Gonzo de se glisser la suite de Votre Excellence?
– Sans doute; faites retenir cinq places… Je ne tiens nullement, ajouta-t-elle, tre prs de la chaire; mais j’aimerais voir Mlle Marini, que l’on dit si jolie.
La marquise ne vcut pas pendant les trois jours qui la sparaient du fameux lundi, jour du sermon. Le Gonzo, pour qui c’tait un insigne honneur d’tre vu en public la suite d’une aussi grande dame, avait arbor son habit franais avec l’pe; ce n’est pas tout, profitant du voisinage du palais, il fit porter dans l’glise un fauteuil dor magnifique destin la marquise, ce qui fut trouv de la dernire insolence par les bourgeois. On peut penser ce que devint la pauvre marquise, lorsqu’elle aperut ce fauteuil, et qu’on l’avait plac prcisment vis- -vis la chaire. Cllia tait si confuse, baissant les yeux, et rfugie dans un coin de cet immense fauteuil, qu’elle n’eut pas mme le courage de regarder la petite Marini, que le Gonzo lui indiquait de la main, avec une effronterie dont elle ne pouvait revenir. Tous les tres non nobles n’taient absolument rien aux yeux du courtisan.
Fabrice parut dans la chaire il tait si maigre, si ple, tellement consum, que les yeux de Cllia se remplirent de larmes l’instant. Fabrice dit quelques paroles, puis s’arrta, comme si la voix lui manquait tout coup; il essaya vainement de commencer quelques phrases; il se retourna, et prit un papier crit.
– Mes frres, dit-il, une me malheureuse et bien digne de toute votre piti vous engage, par ma voix, prier pour la fin de ses tourments, qui ne cesseront qu’avec sa vie.
Fabrice lut la suite de son papier fort lentement; mais l’expression de sa voix tait telle, qu’avant le milieu de la prire tout le monde pleurait, mme le Gonzo.”Au moins on ne me remarquera pas, se disait la marquise en fondant en larmes.”
Tout en lisant le papier crit, Fabrice trouva deux ou trois ides sur l’tat de l’homme malheureux pour lequel il venait solliciter les prires des fidles. Bientt les penses lui arrivrent en foule. En ayant l’air de s’adresser au public, il ne parlait qu’ la marquise. Il termina son discours un peu plus tt que de coutume, parce que, quoi qu’il pt faire, les larmes le gagnaient un tel point qu’il ne pouvait plus prononcer d’une manire intelligible. Les bons juges trouvrent ce sermon singulier, mais gal au moins, pour le pathtique, au fameux sermon prch aux lumires. Quant Cllia, peine eut-elle entendu les dix premires lignes de la prire lue par Fabrice, qu’elle regarda comme un crime atroce d’avoir pu passer quatorze mois sans le voir. En rentrant chez elle, elle se mit au lit pour pouvoir penser Fabrice en toute libert; et le lendemain, d’assez bonne heure, Fabrice reut un billet ainsi conu:
On compte sur votre honneur; cherchez quatre braves de la discrtion desquels vous soyez sr, et demain au moment o minuit sonnera la Steccata, trouvez-vous prs d’une petite porte qui porte le numro 19, dans la rue Saint-Paul’. Songez que vous pouvez tre attaqu, ne venez pas seul.
En reconnaissant ces caractres divins, Fabrice tomba genoux et fondit en larmes.
– Enfin! s’cria-t-il, aprs quatorze mois et huit jours! Adieu les prdications.
Il serait bien long de dcrire tous les genres de folies auxquels furent en proie, ce jour-l , les cours de Fabrice et de Cllia. La petite porte indique dans le billet n’tait autre que celle de l’orangerie du palais Crescenzi, et, dix fois dans la journe, Fabrice trouva le moyen de la voir. Il prit des armes, et seul, un peu avant minuit, d’un pas rapide, il passait prs de cette porte, lorsque son inexprimable joie, il entendit une voix bien connue, lui dire d’un ton trs bas:
– Entre ici, ami de mon coeur.
Fabrice entra avec prcaution, et se trouva la vrit dans l’orangerie, mais vis- -vis une fentre fortement grille et leve, au-dessus du sol, de trois ou quatre pieds. L’obscurit tait profonde, Fabrice avait entendu quelque bruit dans cette fentre, et il en reconnaissait la grille avec la main, lorsqu’il sentit une main, passe travers les barreaux, prendre la sienne et la porter des lvres qui lui donnrent un baiser.
– C’est moi, lui dit une voix chrie, qui suis venue ici pour te dire que je t’aime, et pour te demander si tu veux m’obir.
On peut juger de la rponse, de la joie, de l’tonnement de Fabrice; aprs les premiers transports, Cllia lui dit:
– J’ai fait voeu la Madone, comme tu sais, de ne jamais te voir; c’est pourquoi je te reois dans cette obscurit profonde. Je veux bien que tu saches que, si jamais tu me forais te regarder en plein jour, tout serait fini entre nous. Mais d’abord, je ne veux pas que tu prches devant Anetta Marini, et ne va pas croire que c’est moi qui ai eu la sottise de faire porter un fauteuil dans la maison de Dieu.
– Mon cher ange, je ne prcherai plus devant qui que ce soit; je n’ai prch que dans l’espoir qu’un jour je te verrais.
– Ne parle pas ainsi, songe qu’il ne m’est pas permis moi de te voir.
Ici, nous demandons la permission de passer, sans en dire un seul mot, sur un espace de trois annes.
A l’poque o reprend notre rcit, il y avait dj longtemps que le comte Mosca tait de retour Parme, comme premier ministre, plus puissant que jamais.
Aprs ces trois annes de bonheur divin, l’me de Fabrice eut un caprice de tendresse qui vint tout changer. La marquise avait un charmant petit garon de deux ans Sandrino, qui faisait la joie de sa mre’; il tait toujours avec elle ou sur les genoux du marquis Crescenzi; Fabrice, au contraire, ne le voyait presque jamais; il ne voulut pas qu’il s’accoutumt chrir un autre pre. Il conut le dessein d’enlever l’enfant avant que ses souvenirs fussent bien distincts.
Dans les longues heures de chaque journe o la marquise ne pouvait voir son ami, la prsence de Sandrino la consolait, car nous avons avouer une chose qui semblera bizarre au nord des Alpes, malgr ses erreurs elle tait reste fidle son voeu; elle avait promis la Madone, l’on se le rappelle peut-tre, de ne jamais voir Fabrice: telles avaient t ses paroles prcises: en consquence elle ne le recevait que de nuit, et jamais il n’y avait de lumire dans l’appartement.
Mais tous les soirs, il tait reu par son amie; et, ce qui est admirable, au milieu d’une cour dvore par la curiosit et par l’ennui, les prcautions de Fabrice avaient t si habilement calcules, que jamais cette amicizia, comme on dit en Lombardie, ne fut mme souponne. Cet amour tait trop vif pour qu’il n’y et pas des brouilles; Cllia tait fort sujette la jalousie, mais presque toujours les querelles venaient d’une autre cause. Fabrice avait abus de quelque crmonie publique pour se trouver dans le mme lieu que la marquise et la regarder, elle saisissait alors un prtexte pour sortir bien vite, et pour longtemps exilait son ami.
On tait tonn la cour de Parme de ne connatre aucune intrigue une femme aussi remarquable par sa beaut et l’lvation de son esprit; elle fit natre des passions qui inspirrent bien des folies, et souvent Fabrice aussi fut jaloux.
Le bon archevque Landriani tait mort depuis longtemps; la pit, les moeurs exemplaires, l’loquence de Fabrice l’avaient fait oublier, son frre an tait mort, et tous les biens de la famille lui taient arrivs. A partir de cette poque il distribua chaque anne aux vicaires et aux curs de son diocse les cent et quelque mille francs que rapportait l’archevch de Parme.
Il et t difficile de rver une vie plus honore plus honorable et plus utile que celle que Fabrice s’tait faite, lorsque tout fut troubl par ce malheureux caprice de tendresse.
– D’aprs ce voeu que je respecte et qui fait pourtant le malheur de ma vie puisque tu ne veux pas me voir de jour, dit-il un jour Cllia, je suis oblig de vivre constamment seul, n’ayant d’autre distraction que le travail; et encore le travail me manque. Au milieu de cette faon svre et triste de passer les longues heures de chaque journe, une ide s’est prsente, qui fait mon tourment et que je combats en vain depuis six mois: mon fils ne m’aimera point; il ne m’entend jamais nommer. Elev au milieu du luxe aimable du palais Crescenzi, peine s’il me connat. Le petit nombre de fois que je le vois, je songe sa mre, dont il me rappelle la beaut cleste et que je ne puis regarder, et il doit me trouver une figure srieuse, ce qui, pour les enfants, veut dire triste.
– Eh bien! dit la marquise, o tend tout ce discours qui m’effraye?
– A ravoir mon fils; je veux qu’il habite avec moi; je veux le voir tous les jours, je veux qu’il s’accoutume m’aimer; je veux l’aimer moi-mme loisir. Puisqu’une fatalit unique au monde veut que je sois priv de ce bonheur dont jouissent tant d’mes tendres, et que je ne passe pas ma vie avec tout ce que j adore, je veux du moins avoir auprs de moi un tre qui te rappelle mon coeur, qui te remplace en quelque sorte. Les affaires et les hommes me sont charge dans ma solitude force; tu sais que l’ambition a toujours t un mot vide pour moi, depuis l’instant o j’eus le bonheur d’tre crou par Barbone, et tout ce qui n’est pas sensation de l’me me semble ridicule dans la mlancolie qui loin de toi m’accable.
On peut comprendre la vive douleur dont le chagrin de son ami remplit l’me de la pauvre Cllia; sa tristesse fut d’autant plus profonde qu’elle sentait que Fabrice avait une sorte de raison. Elle alla jusqu’ mettre en doute si elle ne devait pas tenter de rompre son voeu. Alors elle et reu Fabrice de jour comme tout autre personnage de la socit, et sa rputation de sagesse tait trop bien tablie pour qu’on en mdt. Elle se disait qu’avec beaucoup d’argent elle pouvait se faire relever de son voeu; mais elle sentait aussi que cet arrangement tout mondain ne tranquilliserait pas sa conscience, et peut-tre le ciel irrit la punirait de ce nouveau crime.
D’un autre ct, si elle consentait cder au dsir si naturel de Fabrice, si elle cherchait ne pas faire le malheur de cette me tendre qu’elle connaissait si bien, et dont son voeu si singulier compromettait si trangement la tranquillit quelle apparence d’enlever le fils unique d’un des plus grands seigneurs d’Italie sans que la fraude ft dcouverte? Le marquis Crescenzi prodiguerait des sommes normes, se mettrait lui-mme la tte des recherches, et tt ou tard l’enlvement serait connu. Il n’y avait qu’un moyen de parer ce danger, il fallait envoyer l’enfant au loin, Edimbourg, par exemple, ou Paris; mais c’est quoi la tendresse d’une mre ne pouvait se rsoudre. L’autre moyen propos par Fabrice, et en effet le plus raisonnable, avait quelque chose de sinistre augure et de presque encore plus affreux aux yeux de cette mre perdue il fallait, disait Fabrice, feindre une maladie; l’enfant serait de plus en plus mal enfin il viendrait mourir pendant une absence du marquis Crcscenzi.
Une rpugnance qui, chez Cllia, allait jusqu’ la terreur, causa une rupture qui ne put durer.
Cllia prtendait qu’il ne fallait pas tenter Dieu que ce fils si chri tait le fruit d’un crime, et que, si encore l’on irritait la colre cleste, Dieu ne manquerait pas de le retirer lui. Fabrice reparlait de sa destine singulire:
– L’tat que le hasard m’a donn, disait-il Cllia, et mon amour m’obligent une solitude ternelle, je ne puis, comme la plupart de mes confrres, avoir les douceurs d’une socit intime, puisque vous ne voulez me recevoir que dans l’obscurit, ce qui rduit des instants, pour ainsi dire, la partie de ma vie que je puis passer avec vous.
Il y eut bien des larmes rpandues. Cllia tomba malade, mais elle aimait trop Fabrice pour se refuser constamment au sacrifice terrible qu’il lui demandait. En apparence, Sandrino tomba malade; le marquis se hta de faire appeler les mdecins les plus clbres, et Cllia rencontra ds cet instant un embarras terrible qu’elle n’avait pas prvu; il fallait empcher cet enfant ador de prendre aucun des remdes ordonns par les mdecins, ce n’tait pas une petite affaire.
L’enfant, retenu au lit plus qu’il ne fallait pour sa sant, devint rellement malade. Comment dire au mdecin la cause de ce mal? Dchire par deux intrts contraires et si chers, Cllia fut sur le point de perdre la raison. Fallait-il consentir une gurison apparente et sacrifier ainsi tout le fruit d’une feinte si longue et si pnible? Fabrice, de son ct, ne pouvait ni se pardonner la violence qu’il exerait sur le coeur de son amie, ni renoncer son projet. Il avait trouv le moyen d’tre introduit toutes les nuits auprs de l’enfant malade, ce qui avait amen une autre complication. La marquise venait soigner son fils, et quelquefois Fabrice tait oblig de la voir la clart des bougies, ce qui semblait au pauvre coeur malade de Cllia un pch horrible et qui prsageait la mort de Sandrino. C’tait en vain que les casuistes les plus clbres, consults sur l’obissance un voeu, dans le cas o l’accomplissement en serait videmment nuisible, avaient rpondu que le voeu ne pouvait tre considr comme rompu d’une faon criminelle, tant que la personne engage par une promesse envers la Divinit s’abstenait non pour un vain plaisir des sens, mais pour ne pas causer un mal vident. La marquise n’en fut pas moins au dsespoir, et Fabrice vit le moment o son ide bizarre allait amener la mort de Cllia et celle de son fils.
Il eut recours son ami intime, le comte Mosca, qui tout vieux ministre qu’il tait, fut attendri de cette histoire d’amour qu’il ignorait en grande partie.
– Je vous procurerai l’absence du marquis pendant cinq ou six jours au moins: quand la voulez-vous?
A quelque temps de l , Fabrice vint dire au comte que tout tait prpar pour que l’on pt profiter de l’absence.
Deux jours aprs, comme le marquis revenait d’une de ses terres aux environs de Mantoue, des brigands, solds apparemment par une vengeance particulire, l’enlevrent, sans le maltraiter en aucune faon, et le placrent dans une barque, qui employa trois jours descendre le P et faire le mme voyage que Fabrice avait excut autrefois aprs la fameuse affaire Giletti. Le quatrime jour, les brigands dposrent le marquis dans une le dserte du P, aprs avoir eu le soin de le voler compltement, et de ne lui laisser ni argent ni aucun effet ayant la moindre valeur. Le marquis fut deux jours entiers avant de pouvoir regagner son palais Parme; il le trouva tendu de noir et tout le monde dans la dsolation.
Cet enlvement, fort adroitement excut, eut un rsultat bien funeste: Sandrino, tabli en secret dans une grande et belle maison o la marquise venait le voir presque tous les jours, mourut au bout de quelques mois. Cllia se figura qu’elle tait frappe par une juste punition, pour avoir t infidle son voeu la Madone: elle avait vu si souvent Fabrice aux lumires, et mme deux fois en plein jour et avec des transports si tendres, durant la maladie de Sandrino! Elle ne survcut que de quelques mois ce fils si chri, mais elle eut la douceur de mourir dans les bras de son ami.
Fabrice tait trop amoureux et trop croyant pour avoir recours au suicide; il esprait retrouver Cllia dans un meilleur monde, mais il avait trop d’esprit pour ne pas sentir qu’il avait beaucoup rparer.
Peu de jours aprs la mort de Cllia, il signa plusieurs actes par lesquels il assurait une pension de mille francs chacun de ses domestiques, et se rservait, pour lui-mme, une pension gale; il donnait des terres, valant cent mille livres de rente peu prs, la comtesse Mosca; pareille somme la marquise del Dongo, sa mre, et ce qui pouvait rester de la fortune paternelle, l’une de ses soeurs mal marie. Le lendemain, aprs avoir adress qui de droit la dmission de son archevch et de toutes les places dont l’avaient successivement combl la faveur d’Ernest V et l’amiti du premier ministre, il se retira la chartreuse de Parme, situe dans les bois voisins du P, deux lieues de Sacca.
La comtesse Mosca avait fort approuv, dans le temps, que son mari reprit le ministre, mais jamais elle n’avait voulu consentir rentrer dans les Etats d’Ernest V. Elle tenait sa cour Vignano, un quart de lieue de Casal Maggiore, sur la rive gauche du P, et par consquent dans les Etats de l’Autriche. Dans ce magnifique palais de Vignano, que le comte lui avait fait btir, elle recevait les jeudis toute la haute socit de Parme, et tous les jours ses nombreux amis. Fabrice n’et pas manqu un jour de venir Vignano. La comtesse en un mot runissait toutes les apparences du bonheur, mais elle ne survcut que fort peu de temps Fabrice, qu’elle adorait, et qui ne passa qu’une anne dans sa chartreuse.
Les prisons de Parme taient vides, le comte immensment riche, Ernest V ador de ses sujets qui comparaient son gouvernement celui des grands-ducs de Toscane.
TO THE HAPPY FEW