alertes que je vais vous donner…. Vous serez en plein sommeil!… debout! le proscrit vient d’etre apercu dans une mansarde.[133] Vous serez assis devant une bonne table, car vous etes fort gourmet, je me le rappelle … a cheval! Monsieur de Flavigneul est dans la foret!… Allons, parcourez le chateau, fouillez, interrogez … et surtout de la defiance![134] defiez-vous de mes larmes! defiez-vous de mon sourire!… quand je parais joyeuse, pensez que je suis inquiete … a moins que je ne prevoie cette prevoyance, et que je ne veuille la deconcerter par un double calcul…. Ah! ah! ah!
HENRI, _a part_. Par le ciel, cette femme est ravissante!
LA COMTESSE, _a Henri_. Servez des rafraichissements a monsieur le baron…. Prenez des forces,[135] baron…. Prenez … vous en aurez besoin…. (_Voyant qu’Henri rit encore et n’apporte rien._) Eh bien! que faites-vous la avec vos bras pendants et votre mine betement rejouie…. Servez donc! (_A Montrichard en s’en allant._) Adieu! baron … ou plutot au revoir!… car si vous devez rester ici jusqu’a capture faite … vous voila chez moi en semestre … (_Lui faisant la reverence._) ce dont je me felicite de tout mon coeur…. Adieu! baron, adieu!… (_Elle sort par la porte du fond._)
SCENE IX
HENRI, MONTRICHARD.
MONTRICHARD, _se promenant, pendant qu’Henri le suit en tenant un plateau de rafraichissements_. Demon de femme! voila le doute qui commence a me prendre … on m’a trompe peut-etre…. Monsieur de Flavigneul n’est pas ici….
HENRI, _le suivant_. Monsieur le baron desire-t-il?…
MONTRICHARD, _se promenant toujours_. Tout a l’heure!… S’il y etait … la comtesse aurait-elle ce ton insultant et railleur?
HENRI, _lui offrant toujours a boire_. Monsieur le baron …
MONTRICHARD. Tout a l’heure, vous dis-je!… (_A lui-meme._) Mais s’il n’y est pas … mon expedition va me couvrir de ridicule … sans compter que le credit de la comtesse est considerable et qu’elle peut me perdre…. Si je repartais?… oui, mais s’il est ici! si une heure apres mon depart la comtesse fait passer la frontiere a monsieur de Flavigneul, me voila perdu de reputation…. Ah! j’en ai la tete tout en feu!
HENRI. Si monsieur le baron voulait des rafraichissements?
MONTRICHARD. Va-t’en au diable!
HENRI. Oui, monsieur le baron!
MONTRICHARD. Attends…. Quelle idee … oui!… (A Henri.) Venez ici et regardez-moi…. (_Il boit apres l’avoir examine._) Vous ne me semblez pas aussi niais que vous voulez paraitre….
HENRI. Monsieur le baron est bien bon!
MONTRICHARD. L’air vif, l’air fin….
HENRI, _a part_. Ou veut-il en venir?[136]
MONTRICHARD, _apres un moment de silence_. Votre maitresse vous a bien maltraite tout a l’heure….
HENRI. Oui, monsieur le baron.
MONTRICHARD. Est-ce qu’elle vous soumet souvent a ce regime-la?
HENRI. Tous les jours, monsieur le baron.
MONTRICHARD. Et combien vous donne-t-elle de surcroit de gages,[137] pour ce supplement de mauvaise humeur?
HENRI. Rien du tout, monsieur le baron.
MONTRICHARD. Ainsi mal mene et mal paye?… (_Changeant de ton._) Mon garcon, veux-tu gagner vingt-cinq louis?
HENRI. Moi, monsieur le baron?
MONTRICHARD. Le voici![138] … (_Mysterieusement._) Monsieur Henri de Flavigneul doit etre cache dans ce chateau.
HENRI. Ah!
MONTRICHARD. Si tu peux le decouvrir et me le montrer … je te donne vingt-cinq louis.
HENRI, _riant_. Rien que pour vous le montrer, monsieur le baron?
MONTRICHARD. Pourquoi ris-tu?
HENRI. C’est que c’est de l’argent gagne![139]
MONTRICHARD. Est-ce que tu sais quelque chose?
HENRI. Un peu, pas encore beaucoup, mais c’est egal!… ou je me trompe fort ou je vous le montrerai.
MONTRICHARD. Bravo!… tiens, voila un louis d’avance!
HENRI. Merci, monsieur le baron.
MONTRICHARD. Et maintenant va-t’en de peur qu’on ne nous soupconne de connivence … la comtesse est si fine!…
HENRI. Oui, monsieur le baron…. (_Revenant_) Monsieur le baron? si je tachais de me faire attacher par madame a votre service, nous pourrions plus facilement nous parler….
MONTRICHARD. Tres bien!… je vois que je ne me suis pas trompe en te choisissant….
HENRI. Merci, monsieur le baron. (_ Il sort._)
SCENE X
MONTRICHARD, _seul_.
Et d’un[140] allie dans la place! ce n’est pas maladroit ce que j’ai fait la … cela vous apprendra a gronder vos gens devant moi, madame la comtesse…. Mais, voyons; il n’est pas de citadelle, si forte qu’elle soit, qui n’ait un cote faible, et vous n’etes pas ici, madame, la seule que l’on puisse attaquer…. (_Tirant un portefeuille._) Quels sont les habitants de ce chateau?… (_Lisant._) Monsieur de Kermadio, frere de la comtesse, personnage muet;[141] monsieur de Grignon … ce doit etre un parent de monsieur de Grignon, le president de la cour prevotale,[142] un homme de notre bord[143] … il pourra m’etre utile…. (_Continuant de lire._) Ah! arretons-nous la…. Mademoiselle Leonie de Villegontier … niece de la comtesse … et une niece non mariee!… elle doit avoir seize ou dix-sept ans au plus … on se marie tres jeune dans notre classe.[144] … et … monsieur de Flavigneul … quel age a-t-il? vingt-cinq ans, a ce que l’on dit; sa figure?… je n’ai pas encore son signalement,[145] mais j’attends; d’ailleurs, il doit etre beau, un proscrit est toujours beau! donc, si monsieur de Flavigneul est ici, mademoiselle Leonie le sait … si elle le sait, elle doit lui porter de l’interet … peut-etre mieux, et mon arrivee doit la faire trembler … or, a seize ans, quand on tremble, on le montre … ce n’est pas comme la comtesse! quelle femme! en verite je crois qu’on en deviendrait amoureux si l’on avait le temps.[146] … Une jeune fille s’avance vers ce salon; la figure romanesque,[147] le front reveur, les yeux baisses … ce doit etre elle…. Oh! si je pouvais prendre ma revanche!… essayons!
SCENE XI
MONTRICHARD, LEONIE.
LEONIE, _l’apercevant_. Pardonnez-moi, monsieur le baron … je croyais ma tante dans ce salon, je venais …
MONTRICHARD. Elle sort a l’instant, mademoiselle, mais je serais bien malheureux si son absence me faisait traiter par vous en ennemi!
LEONIE. Moi, vous traiter en ennemi! comment, monsieur….
MONTRICHARD. En vous eloignant…. Mon dieu!… je concois votre defiance …
LEONIE. Ma defiance?
MONTRICHARD. Sans doute, vous croyez que je viens ici pour vous ravir quelqu’un qui vous est cher!
LEONIE, _a part_. Il veut me sonder, mais je vais etre fine…. (_Haut._) Je ne sais pas ce que vous voulez dire, monsieur.
MONTRICHARD. Ce que je veux dire est bien simple, mademoiselle. Il y a une heure, quand vous m’avez vu arriver ici … suivi d’hommes armes … vous avez du me prendre pour votre adversaire. Je l’etais en effet, puisque je croyais monsieur de Flavigneul dans ce chateau, et que je venais pour l’arreter … mais maintenant tout est change!
LEONIE. Comment?
MONTRICHARD. Je sais … j’ai la certitude que monsieur de Flavigneul n’est pas ici.
LEONIE. Ah!
MONTRICHARD. Et je pars!
LEONIE, _vivement_. Tout de suite?
MONTRICHARD, _souriant_. Tout de suite!… tout de suite!… Savez-vous, mademoiselle, que votre empressement pourrait me donner des soupcons …
LEONIE, _commencant a se troubler_. Comment, monsieur?
MONTRICHARD. Certainement! A vous voir si heureuse de mon depart … je pourrais croire que je me suis trompe … et que monsieur de Flavigneul est encore ici….
LEONIE, _avec agitation_. Moi, heureuse de votre depart! au contraire, monsieur le baron; et certainement, si nous pouvions vous retenir longtemps, tres longtemps….
MONTRICHARD, _souriant_. Permettez, mademoiselle, voila que vous tombez dans l’exces contraire! Tout a l’heure, vous me renvoyiez un peu trop vite, maintenant vous voulez me garder un peu trop longtemps … ce qui, pour un homme soupconneux, pourrait bien indiquer la meme chose….
LEONIE, _avec trouble_. Je ne comprends pas … monsieur le baron.
MONTRICHARD, _souriant_. Calmez-vous, mademoiselle, calmez-vous! ce sont la de pures suppositions … car je suis certain que monsieur de Flavigneul n’est pas ou n’est plus dans ce chateau.
LEONIE. Et vous avez bien raison!
MONTRICHARD. Aussi, par pure formalite, et pour acquit de conscience[148] … (_Souriant._) je ne veux pas avoir derange tout un escadron pour rien … (_L’observant._) je vais faire fouiller les bois environnants par les dragons.
LEONIE, _tranquillement_. Faites, monsieur le baron.
MONTRICHARD, _a part_. Il n’est pas dans les bois…. (_A Leonie._) Visiter les combles, les placards,[149] les cheminees du chateau …
LEONIE, _de meme_. C’est votre devoir, monsieur le baron.
MONTRICHARD, _a part_. Il n’est pas cache dans le chateau!… (_A Leonie._) Enfin, interroger, examiner, car il y a aussi des deguisements…. (_Leonie fait un mouvement, a part._) Elle tressaille!… (_Haut._) Interroger donc, toujours par pur scrupule de conscience … les garcons de ferme.[150] … (_A part._) Elle est calme!… (_A Leonie, et l’observant._) les hommes de peine, les domestiques…. (_A part._) Elle a tremble…. (_Haut._) Et enfin … ces formalites remplies, je partirai avec regret, puisque je vous quitte, mesdames, mais heureux cependant de ne pas etre force d’accomplir ici mon penible devoir….
LEONIE, _avec agitation_. Comment, monsieur le baron, quel devoir?
MONTRICHARD. Mais, vous ne l’ignorez pas, monsieur de Flavigneul est militaire, et je devrais l’envoyer devant un conseil de guerre.
LEONIE, _eperdue_. Un conseil de guerre!… mais c’est la mort!…
MONTRICHARD. La mort … non; mais une peine rigoureuse!
LEONIE. C’est la mort, vous dis-je! Vous n’osez me l’avouer! mais j’en suis certaine!… La mort pour lui! oh! monsieur, monsieur, je tombe a vos genoux! grace!… il a vingt-cinq ans! il a une mere qui mourra s’il meurt! il a des amis qui ne vivent que de sa vie![151] grace!… il n’est pas coupable, il n’a pas conspire … il me l’a dit lui-meme … ne le condamnez pas!
MONTRICHARD, _a Leonie_. Pauvre enfant!… (_A part._) Apres tout, c’est mon devoir…. (_Haut._) Prenez garde, mademoiselle … vous me parlez comme s’il etait en mon pouvoir!… Il est donc ici?…
LEONIE, _au comble de l’angoisse_. Ici!… je n’ai pas dit …
MONTRICHARD. Non, mais quand j’ai parle d’interroger les domestiques du chateau, vous avez pali….
LEONIE. Moi!…
MONTRICHARD. Vous vous etes ecriee: Il me l’a dit lui-meme!…
LEONIE. Moi!…
MONTRICHARD. A l’instant, vous me disiez: Ne l’arretez pas!…
LEONIE. Moi!… (_Apercevant Henri qui entre, elle pousse un cri terrible et reste eperdue, la tete dans ses deux mains._)
HENRI, _a ce cri et apercevant Montrichard va a lui et vivement a voix basse_. Je suis sur la trace!
MONTRICHARD, _bas_. Et moi aussi.
HENRI. Il est dans le chateau.
MONTRICHARD. Je viens de l’apprendre.
HENRI. Sous un deguisement.
MONTRICHARD, _bas_. Bravo!… (_Voyant que Leonie a releve la tete et le regarde._) Silence!… (_S’approchant de Leonie._) Je vous vois si emue, si troublee, mademoiselle, que je craindrais que ma presence ne devint importune…. je me retire…. (_A Henri, en s’eloignant._) Veille toujours, et qu’il ne sorte pas d’ici.
HENRI, _bas_. Il n’en sortira pas … tant que j’y serai.[152] …
MONTRICHARD. Bien!… (_Il sort._)
SCENE XII
LEONIE, HENRI.
HENRI, _se jetant sur une chaise en riant_. Ah! ah! ah! quelle scene!
LEONIE. Ah! ne riez pas, monsieur, ne riez pas!…
HENRI. Ciel! quelle douleur sur vos traits! Qu’avez-vous donc?
LEONIE. Accablez-moi, monsieur Henri, maudissez-moi!…
HENRI. Vous?…
LEONIE. Je suis une malheureuse sans foi et sans courage![153]
HENRI. Au nom du ciel! que dites-vous?
LEONIE. Vous vous etiez confie a moi, vous m’avez revele le secret d’ou depend votre vie…. Eh bien! ce secret, je l’ai livre … je vous ai trahi!
HENRI. Comment?
LEONIE. Devant votre juge, ici … a l’instant meme!… Oh! lache que je suis!… j’ai eu peur!… (_Se reprenant vivement._) peur pour vous, monsieur!…
HENRI, _surpris_. Est-il possible?
LEONIE, _sanglotant_. Moi!… vous perdre?… moi, qui donnerais ma vie pour vous sauver!…
HENRI. Qu’entends-je?
LEONIE. Mais, je ne survivrai pas a votre arret, je vous le jure…. Aussi, je vous supplie de ne pas m’en vouloir et de me pardonner…. (_Elle se jette a genoux._)
HENRI, _voulant la relever_. Leonie! au nom du ciel!…
SCENE XIII
LES PRECEDENTS, LA COMTESSE, _entrant vivement_.
LA COMTESSE. Que vois-je?… Et que fais-tu la?…
LEONIE. Je lui demande grace et pardon, car c’est par moi que tout est decouvert, par moi que tout est perdu!
LA COMTESSE, _vivement_. Perdu!… Perdu?… non pas; je suis la, moi!
LEONIE, _avec joie_. Oh! ma tante!… sauvez-le!…
HENRI. Ne craignez rien, monsieur de Montrichard m’a pris pour complice!…
LA COMTESSE, _vivement_. Ne vous y fiez pas! Un mot, un geste, une seconde suffisent pour l’eclairer; mais je suis la!…
SCENE XIV
LES PRECEDENTS, DE GRIGNON.
DE GRIGNON. Qu’est-ce que cela signifie, le savez-vous, comtesse? qu’est-ce que tous ces bruits de conspiration, de conspirateurs deguises?…
LA COMTESSE. Un reve de monsieur de Montrichard!
DE GRIGNON. Un reve? soit; mais en attendant on arrete tout le chateau, toute la livree!
LEONIE, _avec frayeur_. O ciel!
LA COMTESSE, _a de Grignon_. Vous en etes sur?…
DE GRIGNON. Parfaitement! je viens de voir saisir votre cocher et un de vos valets de pied … mais, tenez, voici un brigadier[154] de gendarmerie … non, de dragons … qui vient sans doute ici avec des intentions … de gendarme….
SCENE XV
LES PRECEDENTS, UN BRIGADIER DE GENDARMERIE.
LE BRIGADIER, _a Henri_. Ah! c’est vous que je cherche, monsieur.
HENRI. Moi?
LE BRIGADIER. Veuillez me suivre….
HENRI, _au brigadier_. Il y a erreur, monsieur, je suis attache au service particulier de monsieur le prefet.
LE BRIGADIER. Il n’y a pas erreur; mes ordres sont precis; veuillez me suivre!…
LA COMTESSE, _bas a Henri_. N’avouez rien, je reponds de tout…. (_Haut._) Allez donc, Charles, allez, obeissez.
HENRI. Oui, madame. (_Il va prendre son chapeau sur la cheminee._)
LA COMTESSE, _bas a de Grignon_. Ici, dans un quart d’heure, il faut que je vous parle, a vous seul.
DE GRIGNON. Moi?
LA COMTESSE. Silence!… (_Elle se dirige a gauche, vers Leonie._)
DE GRIGNON, _a part_. Un rendez-vous? De mieux en mieux!
LEONIE, _a part_. Et c’est moi qui le perds!
HENRI, _au brigadier_. Je vous suis.
LA COMTESSE, _a part_. Perdu par elle! sauve par moi!… (_Elle sort a gauche, avec Leonie; Henri et le brigadier, par le fond; de Grignon, par la droite._)
ACTE TROISIEME
_Meme decor._
SCENE I
LA COMTESSE, LEONIE, _entrant chacune d’un cote oppose_.
LA COMTESSE, _a Leonie_. Eh bien! quelles nouvelles?
LEONIE. J’ai execute toutes vos instructions sans trop[155] les comprendre.
LA COMTESSE. Cela n’est pas necessaire…. La livree de George, mon valet de pied …
LEONIE. Je l’ai fait porter, comme vous me l’aviez dit … (_Montrant l’appartement a gauche._) la dans cet appartement; mais monsieur de Montrichard …
LA COMTESSE. Il a appele tour-a-tour devant lui tous les domestiques de la maison, les renvoyant apres les avoir interroges.
LEONIE. Et monsieur Henri?
LA COMTESSE. Il l’a toujours garde aupres de lui.
LEONIE, _effrayee_. C’est mauvais signe.
LA COMTESSE. Peut-etre!
LEONIE. Signe de soupcon …
LA COMTESSE. Ou de confiance! car Tony, notre petit groom, qui ecoute toujours, a entendu, en placant sur la table des plumes et de l’encre qu’on lui avait demandees …
LEONIE. Il a entendu …
LA COMTESSE. Henri disant a voix basse au prefet: “Ne vous decouragez pas; je vous assure qu’il est ici, qu’on veut le faire evader sous le costume d’un des gens de la maison.”
LEONIE. Quelle audace!… Cela me fait trembler …
LA COMTESSE. Et moi, cela me rassure!… On peut mettre cette idee a profit; mais il faut se hater … Henri est imprudent!… il finira par se trahir!…
LEONIE. Et vous voulez le faire evader?
LA COMTESSE. Le faire evader?… Enfant!… ou sont les troupes ennemies?
LEONIE. Une douzaine de gendarmes dans la cour du chateau.
LA COMTESSE. Bien.
LEONIE. Une trentaine de dragons en dehors, autour des fosses[156] et devant la grande porte.
LA COMTESSE. Tres bien!
LEONIE. Par exemple,[157] ils ont oublie de garder la porte des ecuries et remises qui donne[158] sur la campagne.
LA COMTESSE, _souriant_. Tu crois!… Je reconnais bien la monsieur de Montrichard …
LEONIE. Vous en doutez … ma tante?… (_La conduisant vers la porte a gauche qui est restee ouverte._) Par la croisee de cette chambre qui donne sur la grande route, regardez … pas un seul soldat!
LA COMTESSE. Non! mais a vingt pas plus loin, ne vois-tu pas le bouquet de bois?[159] … Il doit y avoir la une embuscade.
LEONIE. Comment supposer…. (_Poussant un cri._) Ah! mon dieu! j’ai vu au dessus d’un buisson le chapeau galonne[160] d’un gendarme….
LA COMTESSE. Quand je[161] te le disais….
LEONIE. Ah! je comprends!… on voulait l’engager a fuir de ce cote….
LA COMTESSE. Pour mieux le saisir … precisement…. Merci, monsieur le baron! le moyen est bon, et il pourra nous servir!
LEONIE. Comment?
LA COMTESSE. Fie-toi a moi…. J’entends monsieur de Grignon … va dire a Jean, le palefrenier, de mettre les chevaux a la caleche …
LEONIE. Mais, ma tante …
LA COMTESSE. Va, ma fille, va!… (_Leonie sort par la porte de gauche._)
SCENE II
LA COMTESSE, DE GRIGNON, _entrant mysterieusement sur la pointe des pieds_.
DE GRIGNON. Me voici, madame, fidele au rendez-vous que vous m’avez donne!… (_Il va prendre une chaise._)
LA COMTESSE, _avec amabilite_. Je vous attendais …
DE GRIGNON, _avec joie_. Vous m’attendiez!…
LA COMTESSE. Et tout en vous attendant, je revais …
DE GRIGNON. A qui?
LA COMTESSE. A vous!…
DE GRIGNON. Est-il possible!…
LA COMTESSE. Oui, a ce caractere chevaleresque, a ce besoin de danger, qui vous tourmente….
DE GRIGNON. J’en conviens!
LA COMTESSE. Et comme rien n’est plus contagieux que l’imagination, et que, grace au baron de Montrichard, j’ai l’esprit tout plein de conspirateurs et d’arrestations, j’etais la[162] a faire des chateaux en Espagne[163] … de catastrophes … je me figurais un pauvre proscrit condamne a mort….
DE GRIGNON. Et vous etiez le proscrit.
LA COMTESSE. Non, au contraire, c’est a moi qu’il venait demander asile.
DE GRIGNON. C’est bien aussi….
LA COMTESSE. Il m’apprenait qu’il avait une mere, une soeur….
DE GRIGNON. Comme c’est vrai!
LA COMTESSE. Et soudain voila des soldats qui entourent le chateau en m’ordonnant de leur livrer mon hote….
DE GRIGNON, _se levant_. Le livrer … jamais!
LA COMTESSE. Comme nous nous entendons!… Ils me menacaient presque de la mort!…
DE GRIGNON. Qu’importe la mort! surtout si celle que l’on aime est la pour vous encourager, pour vous benir…. Ah! comtesse, quand je fais de tels reves, avec vous pour temoin, mon coeur bat, ma tete s’exalte….
LA COMTESSE, _souriant_. Peut-etre parce que c’est un reve!…
DE GRIGNON. Quoi! Vous doutez qu’en realite…. Mais que faut-il donc pour vous convaincre? Ce matin, j’ai failli,[164] pour vous, me jeter au milieu des flammes … ce soir, je voudrais vous voir dans un peril mortel pour vous en arracher ou le partager avec vous….
LA COMTESSE. Quelle chaleur!…
DE GRIGNON. Ah! vous ne le connaissez pas ce coeur qui vous adore, vous ne savez pas de quel sacrifice, de quel devouement l’amour le rendrait capable…. Oui … je n’adresse au ciel qu’une priere, c’est qu’il m’envoie une occasion de mourir pour vous!
LA COMTESSE. Eh bien! le ciel vous a entendu.
DE GRIGNON. Comment?
LA COMTESSE. Cette occasion que vous imploriez, il vous l’envoie!
DE GRIGNON. Hein?
LA COMTESSE. Charles, mon valet de chambre, que vous avez vu arreter, n’est pas Charles: c’est monsieur Henri de Flavigneul.
DE GRIGNON. Quoi!…
LA COMTESSE. Monsieur Henri de Flavigneul, condamne a mort comme conspirateur.
DE GRIGNON. Ciel!
LA COMTESSE. Et vous pouvez le sauver!…
DE GRIGNON. Comment?…
LA COMTESSE. En vous mettant a sa place.
DE GRIGNON. Pour etre fusille!…
LA COMTESSE. Non!… cela n’ira pas jusque-la; mais, pendant quelques instants seulement, il faut consentir a passer pour lui, a vous faire arreter pour lui….
DE GRIGNON. Ah! permettez, madame, permettez; j’ai dit “tout pour vous!” … Mais pour un inconnu … pour un etranger….
LA COMTESSE. Pour un proscrit!…
DE GRIGNON. J’entends bien!
LA COMTESSE. Dont je suis la complice … dont je dois defendre les jours[165] au peril des miens, et vous hesitez….
DE GRIGNON. Du tout![166] du tout! vous comprenez bien que si je tremble … car je tremble … c’est pour vous … rien que pour vous … car, pour moi … cela m’est bien indifferent….
LA COMTESSE. Je le savais bien … aussi je compte sur votre heroisme … et moi! je tacherai qu’il soit sans peril!
DE GRIGNON. Sans peril!
LA COMTESSE. Je crois pouvoir en repondre.
DE GRIGNON. Sans peril!… (_Avec enthousiasme._) Mais je veux qu’il y en ait … moi!… je veux le braver pour vous…. Parlez, que faut-il faire?
LA COMTESSE. Prendre un habit de livree qui est la.
DE GRIGNON, _avec intrepidite_. Je le ferai!… Apres?
LA COMTESSE. Prendre les guides[167] et me conduire …
DE GRIGNON. Je vous conduirai!… Apres?
LA COMTESSE. Jusqu’a deux cents pas d’ici … ou des gendarmes se jetteront sur nous.
DE GRIGNON, _avec un commencement d’effroi_. Des gendarmes!
LA COMTESSE. Et vous arreteront.
DE GRIGNON, _avec peur_. Moi, de Grignon!…
LA COMTESSE. Non pas, vous de Grignon … mais vous, Henri de Flavigneul … et quoi qu’on vous dise, quoi qu’on vous fasse …
DE GRIGNON. Quoi qu’on me fasse …
LA COMTESSE. Vous avouerez, vous soutiendrez que vous etes Henri de Flavigneul…. On vous emprisonnera …
DE GRIGNON. Moi … de Grignon …
LA COMTESSE. Vous, de Flavigneul … et pendant ce temps le veritable Flavigneul passera la frontiere … et sauve par vous, par votre heroisme….
DE GRIGNON. Et moi, pendant ce temps-la?
LA COMTESSE. Vous! en prison … je vous l’ai dit.
DE GRIGNON. En prison!… (_A part._) Des fers … des cachots…. (_Haut._) Permettez….
LA COMTESSE. Je vous expliquerai…. On vient … vite, vite, la livree est la.
DE GRIGNON. Oui, madame … je vais….
LA COMTESSE. Eh bien! ou allez-vous?
DE GRIGNON. Je vais prendre la livree….
LA COMTESSE. Ce n’est pas de ce cote!
DE GRIGNON. C’est juste … c’est le salon!…
LA COMTESSE. C’est par ici!
DE GRIGNON. C’est vrai!… Je n’y vois plus….
LA COMTESSE. Attendez….
DE GRIGNON. Quoi donc?
LA COMTESSE. Prenez cette lettre.
DE GRIGNON. Pourquoi?
LA COMTESSE. Pour la mettre dans votre habit.
DE GRIGNON. L’habit de livree!
LA COMTESSE. Precisement.
DE GRIGNON. Dans quel but?
LA COMTESSE. Vous le saurez!… allez toujours!
DE GRIGNON. Oui, madame!
LA COMTESSE. Soyez pret a paraitre!
DE GRIGNON. En livree?
LA COMTESSE. Sans doute!… on vient … allez donc … allez vite!…
DE GRIGNON, _sortant par la porte a gauche_. Oui … madame! Ah! mon pere! ma mere! ou m’avez-vous pousse![168]
SCENE III
LA COMTESSE, LEONIE.
LEONIE. Ma tante, ma tante … monsieur de Montrichard monte pour vous parler!
LA COMTESSE. Deja?… Pourvu qu’Henri ne se soit pas trahi encore!
LEONIE. Voici le baron.
LA COMTESSE, _lui montrant la table_. La, comme moi, a ton ouvrage.[169]
SCENE IV
MONTRICHARD, LA COMTESSE, ET LEONIE, _assises a droite et travaillant_.
MONTRICHARD, _parlant en dehors a un dragon_. Continuez vos recherches; mais suivez surtout le domestique qui etait avec moi.
LEONIE, _bas a la comtesse_. Entendez-vous? Il soupconne monsieur Henri.
LA COMTESSE, _avec trouble_. C’est vrai!… (_Se remettant._) Allons, du sang-froid.
MONTRICHARD, _s’approchant de la comtesse et de Leonie et les saluant_. Mesdames …
LA COMTESSE. Ah! c’est vous, baron? vous venez vous reposer aupres de nous de vos fatigues; vous devez en avoir besoin…. Leonie … un fauteuil a monsieur le baron.
MONTRICHARD, _prenant lui-meme un siege_. Ne prenez pas cette peine, mademoiselle.
LA COMTESSE, _gaiement_. Eh bien! ou en etes-vous de vos recherches? Avez-vous fait deja enfoncer bien des armoires dans le chateau? avez-vous bien fouille … interroge?… Mais a propos d’interrogatoire, comment appelez-vous cet examen de conscience que vous avez fait subir a ma niece?
MONTRICHARD. Mademoiselle ne m’a appris que ce que je savais deja, que monsieur de Flavigneul est cache ici sous un deguisement.
LA COMTESSE. Voyez-vous cela … un deguisement de femme peut-etre…. C’est peut-etre ma niece ou moi?
MONTRICHARD. Riez, riez…. Madame la comtesse, mais vous ne me donnerez pas le change.[170] …
LA COMTESSE. Je m’en garderais bien![171] … Savez-vous que vous avez fait la une belle trouvaille? Ah! ca,[172] comment allez-vous faire maintenant pour decouvrir le coupable parmi les vingt-cinq ou trente personnes du chateau….
MONTRICHARD. Le cercle se resserre, madame la comtesse; et si mes soupcons ne me trompent pas, d’ici a peu de temps …
LEONIE, _bas a la comtesse_. Il sait tout, ma tante!… (_La comtesse lui prend la main pour la faire taire._)
MONTRICHARD, _continuant_. Des que j’aurai un signalement que j’attends …
LEONIE, _bas_. Ciel!
MONTRICHARD…. je pourrai, j’espere, ne plus vous importuner de ma presence.
LA COMTESSE. Ne vous genez pas, baron; et si vos soupcons se trompent … ce qui leur arrive quelquefois … veuillez-vous installer ici sans facon, sans ceremonie, comme chez vous …
MONTRICHARD. Moi!…
LA COMTESSE. Certainement: et pour vous laisser toute liberte dans vos recherches, je vous demanderai la permission d’aller passer quelques jours a la ville, ou des affaires m’appellent.
LEONIE, _etonnee_. Vous, ma tante!
LA COMTESSE. Tais-toi donc!
MONTRICHARD, _a part_. Ah! elle veut s’eloigner!… (_Haut_) Vous partez?
LA COMTESSE. Oui, vraiment; et a moins que je ne sois prisonniere dans mon propre chateau … et que monsieur le prefet ne me permette pas d’en sortir…. (_Tout le monde se leve._)
MONTRICHARD. Quelle pensee, madame!… C’est a moi d’obeir, a vous de commander!
LA COMTESSE. Vous etes trop bon. J’avais d’avance use de la permission en demandant mes chevaux…. Sont-ils atteles?
LEONIE. Oui, ma tante.
LA COMTESSE, _sonnant_. Eh bien! pourquoi ne vient-on pas m’avertir? (_Elle sonne toujours._)
SCENE V
LES PRECEDENTS, DE GRIGNON, _en grande livree, sortant de la porte a gauche_.
DE GRIGNON. La voiture de madame la comtesse est avancee.
LA COMTESSE. C’est bien…. Appelez ma femme de chambre, et partons!
MONTRICHARD. Permettez … permettez … madame … (_a de Grignon._) Restez…. Approchez … approchez…. J’ai interroge tout a l’heure votre valet de pied.
LA COMTESSE. En verite!
MONTRICHARD. Et il me semble que ce n’etait pas celui-la.
LA COMTESSE. J’en ai deux, monsieur le baron.
MONTRICHARD. Deux! Ah! mais, monsieur est-il bien sur d’avoir toujours porte la livree?
LEONIE, _vivement a Montrichard_. Oh! certainement.
DE GRIGNON, _bas a la comtesse_. Il m’a deja vu ce matin en bourgeois.[173]
LA COMTESSE, _bas_. Tant mieux!
MONTRICHARD. Ce doit etre un domestique nouveau … tres nouveau.
LA COMTESSE, _avec embarras_. Qui peut vous le faire croire?
MONTRICHARD. Un vague souvenir que j’ai, de l’avoir apercu sous un autre costume.
LA COMTESSE. En effet, il me sert quelquefois comme valet de chambre.
MONTRICHARD. Ah!… expliquez-moi donc alors certains signes que je crois remarquer et qui m’etonnent … son trouble.
LEONIE. Du tout!…
DE GRIGNON, _a part_. Dieu! que j’ai peur d’avoir peur![174]
MONTRICHARD. Une certaine noblesse de traits … n’est-il pas vrai, mademoiselle?
DE GRIGNON, _a part_. Je me trahis moi-meme…. Je dois avoir l’air si noble en domestique.
LA COMTESSE. Je vous assure, monsieur le baron …
LEONIE. Oh! oui, nous vous assurons …
MONTRICHARD. Alors, c’est different; et puisque vous m’assurez toutes deux que ce garcon est votre valet de pied … je ne l’interrogerai pas … non … je l’arrete…. (_Il remonte au fond._)
DE GRIGNON, _bas_. Ah! comtesse …
LA COMTESSE, _bas_. Tout va bien! nous sommes sauves…. La lettre … tirez la lettre de votre poche….
DE GRIGNON, _bas_. Comment?
LA COMTESSE, _bas_. Et rendez-la moi.
MONTRICHARD, _a la comtesse_. Eh bien!… (_Redescendant_) que dites-vous de mon idee?
LA COMTESSE, _avec un embarras feint_. Je dis, je dis, monsieur le baron, que c’est pousser assez loin la raillerie … et que vous ne me priverez pas d’un serviteur qui m’est utile….
MONTRICHARD. C’est que j’ai dans la pensee qu’il peut m’etre fort utile aussi….
LA COMTESSE, _se rapprochant de de Grignon_. Vous ne le ferez pas!
MONTRICHARD. Pourquoi donc?
LA COMTESSE, _avec un embarras croissant et se rapprochant toujours de de Grignon_. Parce que … parce que…. (_Bas a de Grignon_) La lettre…. (_Haut._) Parce que … cet homme est chez moi … est a moi[175] … que j’en reponds….[176] (_Bas a de Grignon._) La lettre, ou vous etes perdu…. (_De Grignon tire la lettre de son habit et va pour la lui remettre._)
MONTRICHARD, _qui a tout suivi des yeux, s’approchant vivement_. Ce papier! je vous ordonne de me remettre ce papier, monsieur….
LA COMTESSE, _avec l’accent le plus trouble, a de Grignon_. Je vous le defends!
MONTRICHARD, _vivement_. Toute resistance serait inutile, monsieur … ce papier.
DE GRIGNON. Le voici, monsieur.
LA COMTESSE, _se cachant la tete dans les deux mains_. Le malheureux, il est perdu!
DE GRIGNON, _a part_. J’aimerais mieux etre ailleurs!
MONTRICHARD, _lisant l’adresse, puis le commencement de la lettre_. A monsieur de Flavigneul! Mon cher fils … (_Il s’arrete, cesse de lire, remet la lettre a de Grignon; avec solennite._) Monsieur Henri de Flavigneul, au nom du roi et de la loi, je vous arrete…. (_Il remonte au fond._)
LEONIE, _qui a tout suivi, poussant un cri de joie_. Ah!… quel bonheur!
LA COMTESSE, _bas a Leonie_. Pleure donc!
MONTRICHARD, _au dragon_. Emparez-vous de monsieur.
LA COMTESSE. Monsieur le baron, je vous en supplie …
MONTRICHARD. Je ne connais que mon devoir, madame…. (_Au dragon_) Conduisez monsieur dans la piece voisine … constatez son identite, sa declaration suffira, et apres, vous connaissez mes instructions…. (_Le dragon fait signe que oui._)
DE GRIGNON. Que voulez-vous dire?
MONTRICHARD, _a de Grignon_. Adieu, brave et malheureux jeune homme, croyez que vous emportez mon estime … et mes regrets….
DE GRIGNON. Permettez … monsieur … permettez!…
MONTRICHARD, _au dragon_. Emmenez-le.
DE GRIGNON. Ou donc?… (_La comtesse lui serre la main, et il sort sans rien dire._)
MONTRICHARD, _a la comtesse, qui a son mouchoir sur les yeux_. Pardonnez, madame, a mon importunite, mais mon premier devoir est d’avertir monsieur le marechal d’un evenement de cette importance. Ou trouverai-je ce qui est necessaire pour ecrire?
LA COMTESSE. Dans cette chambre…. (_Montrant la porte a gauche._) Ma niece va vous le donner, monsieur.
LEONIE, _voyant entrer Henri par cette porte_. Ciel! monsieur Henri!
MONTRICHARD, _remonte le theatre de quelques pas et se trouve a cote de lui. Bas._ Tu m’avais dit vrai, il etait ici … deguise; mais malgre son deguisement, je l’ai decouvert…. (_Lui prenant la main._) Je le tiens!
HENRI, _resolument_. Eh bien! monsieur?
MONTRICHARD. Silence! voila tes vingt-cinq louis. (_Il lui glisse dans la main une bourse et sort en passant devant Leonie qui ne veut passer qu’apres lui._)
HENRI, _stupefait avec la bourse dans la main_. Qu’est-ce que cela signifie?
LEONIE, _vivement_. Que je suis au comble du bonheur, car vous etes sauve.
HENRI. Sauve!…
LEONIE. Grace a ma tante … adieu!… (_Elle s’elance dans l’appartement sur les pas de Montrichard._)
SCENE VI
HENRI, LA COMTESSE.
HENRI, _jetant la bourse sur la table_. Sauve!… sauve par vous!…
LA COMTESSE. Pas encore!… J’ai detourne les soupcons du baron … il croit tenir le coupable … mais tant que vous serez dans le chateau, tant que vous n’aurez pas traverse la frontiere … je craindrai toujours….
HENRI. Et moi, je ne crains plus rien … grace a celle dont l’esprit, dont l’adresse …
LA COMTESSE. De l’esprit, de l’adresse! il n’y a la que du coeur, cher Henri: c’est parce que je souffrais … c’est parce que tout mon sang etait glace dans mes veines, que j’ai trouve la force de veiller sur vous! Vous croyez donc, ingrat … (car vous etes un ingrat!) de l’esprit! de l’adresse! grand dieu![177] … vous croyez donc que la pitie, que l’affection pour un malheureux, consistent a perdre la tete au moment de son danger, a le trahir par son emotion meme, comme font les enfants…. Non, Henri, la vraie tendresse, la tendresse profonde, c’est de rire en face de ce peril, c’est de railler avec la mort dans le coeur; seulement, quand le danger s’eloigne, le courage s’epuise, la force vous abandonne…. (_Fondant en larmes._) Eh! si vous aviez ete arrete, j’en serais morte!
HENRI. Chaque jour, chaque instant me revelera donc en vous une qualite nouvelle…. Je cherche en vain dans mon coeur quelques paroles qui vous disent tout ce que j’eprouve…. Vous qui pouvez tout … vous qui savez tout … ange, fee, enchanteresse, enseignez-moi donc le moyen de vous payer de[178] tout ce que je vous dois!
LA COMTESSE. Vous ne me devez rien!
HENRI. De tout ce que je vous ai fait souffrir!
LA COMTESSE, _avec un grand trouble_. Avant de repondre, Henri … je dois vous faire une demande … ces paroles si tendres, que vient de prononcer votre bouche … sortent-elles bien du fond de votre coeur?
HENRI. Ah! vous m’outragez! Quelle preuve …
LA COMTESSE. Eh bien! c’est …
HENRI. Parlez … c’est …
LA COMTESSE. Eh bien! mon ami … c’est de m’aimer … car je vous aime!… Silence … on vient….
SCENE VII
LES PRECEDENTS, MONTRICHARD, _une lettre a la main, sortant de la chambre ou il vient d’entrer_. LEONIE.
MONTRICHARD. Merci, mademoiselle. Voici, grace a vous, mon courrier[179] termine.
LA COMTESSE, _a part_. Oh! si je pouvais le faire sortir maintenant!
MONTRICHARD, _s’approchant de la comtesse_. Pardonnez-moi ma victoire, madame.
LA COMTESSE. Ni votre victoire, monsieur le baron, ni votre maniere de vaincre!… Ah! est-ce la le prix que je devais attendre du service que je vous ai rendu?
MONTRICHARD. Le devoir passe avant[180] la reconnaissance, madame.
LA COMTESSE. Votre devoir vous commandait-il d’employer la ruse, la trahison?…
MONTRICHARD. Madame!…
LA COMTESSE. Je le repete … la trahison!… Vous aurez soudoye quelque conscience, achete quelqu’un de mes gens … osez-le nier!… Mais j’y pense![181] … oui…. (_Regardant Henri._) Vos regards d’intelligence avec ce garcon … les entretiens mysterieux que vous aviez ensemble!… (_Se tournant vers Henri._) Ah! miserable serviteur … c’est donc vous qui m’avez trahi?…
HENRI. Moi, madame?
LA COMTESSE. Oui, vous!… je le vois a votre trouble … a l’embarras du baron … je vous renvoie, je vous chasse … sortez…. (_D’un air severe et etouffant un sourire._) Sortez!…
MONTRICHARD. Mais …
LA COMTESSE. Il ne restera pas une minute de plus a mon service.
MONTRICHARD. Et moi, je le prends au mien!
LA COMTESSE. Vous ne le ferez pas, monsieur!
MONTRICHARD. Si vraiment, madame la comtesse…. (_A Henri._) Allons, mon garcon, a cheval et au galop jusqu’a Saint-Andeol!
LEONIE. Ciel!
MONTRICHARD, _lui remettant une lettre_. Cette lettre est pour monsieur le marechal commandant la division.
HENRI. Mais, monsieur le prefet, les soldats ne me laisseront pas passer.
MONTRICHARD. Je vais en donner l’ordre.
HENRI, _bas a la comtesse pendant que Montrichard remonte vers la porte pour donner aux dragons l’ordre de laisser sortir Henri_. Je vous dois ma vie, disposez-en!
MONTRICHARD, _a Henri_. Allons, allons, pars.
HENRI. Dans une heure, monsieur le prefet, je serai a mon poste…. (_Montrichard remonte le theatre avec Henri, en lui donnant ses dernieres recommandations._)
SCENE VIII
LES PRECEDENTS, _excepte_ HENRI.
MONTRICHARD, _aux dragons du fond_. Et, vous autres, amenez le prisonnier.
LA COMTESSE, _a part_. C’est trop tot…. (_Haut._) Monsieur le baron, de grace …
MONTRICHARD. Je ne suis, vous le savez, ni cruel, ni ami des condamnations, et si l’on m’eut ecoute, on eut accorde l’amnistie que je demandais.
LA COMTESSE. Je le sais, eh bien?
MONTRICHARD. Eh bien! ce jeune homme m’interesse!… il est votre ami, et je veux tenter de le sauver.
LEONIE. De le sauver?
LA COMTESSE. Comment cela?…
MONTRICHARD. Cela dependra de lui … Je vais lui parler.
LA COMTESSE, _avec embarras_. Si vous attendiez?… une heure?… une demi-heure … pour le laisser se remettre d’un premier moment de trouble?
MONTRICHARD. Soyez tranquille … dans un instant nous serons d’accord, je l’espere, et avant dix minutes … je saurai sans doute de lui … tout ce que j’ai besoin de savoir….
LEONIE, _a part_. Dix minutes, c’est a peine s’il sera parti!
MONTRICHARD, _voyant entrer de Grignon avec le dragon_. Il va venir; veuillez, mesdames, vous eloigner.
LA COMTESSE. Un moment encore.
MONTRICHARD, _severement_. C’est mon devoir, comtesse….
LA COMTESSE, _s’eloignant avec Leonie_. Oh! mon dieu, que faire?
LEONIE. Que craignez-vous donc, ma tante?
LA COMTESSE. Si monsieur de Grignon faiblit …
LEONIE. N’a-t-il pas du courage?
LA COMTESSE. Un courage qui n’a pas de patience et qui ne dure pas longtemps…. (_Elles sortent par la porte a droite. Le dragon s’eloigne apres avoir remis un papier a Montrichard; la comtesse et Leonie sortent en faisant des gestes a de Grignon._)
SCENE IX
MONTRICHARD, DE GRIGNON.
MONTRICHARD. Pauvre jeune homme!… heureusement son salut depend encore de lui.
DE GRIGNON, _a part_. Je ne suis point a mon aise.
MONTRICHARD, _a de Grignon_. Approchez, monsieur.
DE GRIGNON. Vous desirez me parler, monsieur le baron?
MONTRICHARD, _de meme_. Oui, monsieur, encore une fois avant le moment fatal.
DE GRIGNON, _a part_. Quel moment?
MONTRICHARD, _lui montrant le papier que lui a remis le dragon_. Vous avez reconnu que vous etiez monsieur Henri de Flavigneul?
DE GRIGNON, _avec un soupir_. Oui!
MONTRICHARD. Ex-officier au service de l’empereur.
DE GRIGNON. Oui!
MONTRICHARD. Et c’est bien vous qui avez signe cette declaration?
DE GRIGNON, _que la peur reprend_. Oui!
MONTRICHARD. Il suffit: je n’ai pas besoin de vous dire, monsieur, que vous pouvez compter sur les egards, les prerogatives[182] dues a un brave.
DE GRIGNON. Des prerogatives?…
MONTRICHARD. Oui…. Si vous ne voulez pas qu’on vous bande les yeux, si meme vous voulez commander le feu … soyez sur …
DE GRIGNON. Commander le feu … qu’est-ce que cela veut dire?
MONTRICHARD. Que malheureusement mes ordres sont formels. Vous avez ete deja juge et condamne, l’arret est prononce!… il ne me reste plus qu’a l’executer!… (_Gravement._) Une heure apres leur arrestation, tous les chefs doivent etre fusilles sans delai et sans bruit.[183]
DE GRIGNON, _hors de lui_. Sans bruit!… oh! non pas!… j’en ferai du bruit … moi!… on ne fusille pas ainsi les gens … sans bruit est charmant!
MONTRICHARD. Ecoutez-moi, monsieur!…
DE GRIGNON. Sans bruit!…
MONTRICHARD. Je dois ajouter, et c’est la l’objet de notre entrevue … qu’il est un moyen de salut.
DE GRIGNON. Lequel?
MONTRICHARD. Mais peut-etre ne voudrez-vous pas l’adopter.
DE GRIGNON. Et pourquoi donc … et pourquoi pas, Monsieur…. (_A part._) Sans bruit!…
MONTRICHARD. Il a ete decide qu’on accorderait leur grace a tous ceux qui feraient des declarations … et si vous en avez quelqu’une a me confier …
DE GRIGNON, _vivement_. Moi!… certainement … et une tres importante….
MONTRICHARD, _avec joie_. Est-il possible!
DE GRIGNON. Je vous en reponds, une qui est decisive et categorique.
MONTRICHARD. C’est …
DE GRIGNON. C’est … que je ne suis pas … (_S’arretant._) Ciel! la comtesse …
SCENE X
LES PRECEDENTS, LA COMTESSE.
LA COMTESSE, _entrant vivement par la droite et s’adressant a Montrichard_. Eh bien! monsieur … je suis d’une inquietude….
MONTRICHARD. Rassurez-vous!… J’en etais sur … monsieur de Flavigneul, qui peut se sauver d’un mot … est pret a nous reveler …
LA COMTESSE, _avec effroi, se tournant vers de Grignon_. Quoi?… qu’est-ce donc?… qu’avez-vous a reveler?
DE GRIGNON, _vivement_. Moi!… rien!… absolument rien!… (_A part._) Quand elle est la, je n’ose plus avoir peur….
MONTRICHARD. Mais vous vouliez tout a l’heure me declarer….
DE GRIGNON, _fierement_. Que je n’avais rien a vous dire.
LA COMTESSE, _lui serrant la main et a part_. Bravo….
MONTRICHARD, _a la comtesse_. Mais dites-lui donc, madame, dites-lui vous-meme, qu’il se perd de gaiete de coeur[184]….
LA COMTESSE, _bas a Montrichard_. Vous avez raison … laissez-moi quelques instants avec lui … et je le deciderai … moi!…
DE GRIGNON, _a part et le regardant_. Quand je la regarde, il me semble que l’ame de ma mere rentre en moi!…
LA COMTESSE, _a Montrichard, regardant de Grignon_. Oui!… oui … j’ai de l’ascendant sur son esprit, il ne me resistera pas….
MONTRICHARD. Soit … mais hatez-vous! je ne puis vous donner que jusqu’a l’arrivee du president de la cour prevotale … que nous attendons.
LA COMTESSE. Et pourquoi?
MONTRICHARD, _a demi-voix_. Dispensez-moi de vous le dire!
LA COMTESSE. Pourquoi?
MONTRICHARD, _a voix basse_. Sa presence est necessaire, pour constater que le jugement a ete bien et dument….
LA COMTESSE, _lui serrant la main_. Silence!
MONTRICHARD. Vous comprenez?…
LA COMTESSE. Tres bien!
MONTRICHARD, _a de Grignon_. Je vous laisse avec madame! elle aura sur vous, je l’espere, plus de pouvoir que moi. Ecoutez la voix d’une amie…. (_Montrichard sort par le fond, et l’on voit des dragons en sentinelle auxquels il donne des ordres._)
SCENE XI
LA COMTESSE, DE GRIGNON.
LA COMTESSE, _a part, regardant de Grignon avec interet_. Pauvre garcon!… cela m’a effrayee, comme si reellement[185]….
DE GRIGNON. Jamais ses yeux ne se sont portes sur moi avec autant d’amitie, et si ce n’etaient ces dragons qui sont la au fond…. (_La comtesse s’approche de de Grignon, et l’entretien s’engage a voix basse._)
LA COMTESSE. Ah! merci, mon ami, merci!
DE GRIGNON. Vous etes donc contente de moi?
LA COMTESSE. Oui, et je ne vous demande plus que quelques instants de courage et de fermete.
DE GRIGNON. De la fermete?… j’en ai, vous etes la!… mais, ma foi, vous avez bien fait d’arriver.
LA COMTESSE. Vous vous impatientiez un peu?
DE GRIGNON. M’impatienter!… je mourais de…. (_Avec abandon._) Ecoutez, il faut que mon coeur s’ouvre devant vous … le mensonge me pese … je ne suis pas ce que j’ai voulu paraitre a vos yeux.
LA COMTESSE. Comment?
DE GRIGNON. Je ne suis pas un heros … au contraire; quand je dis au contraire … ce n’est pas tout a fait juste, car il y a une moitie de moi, une moitie courageuse qui … je vous expliquerai cela plus tard … tant y a-t-il que[186] quand monsieur de Montrichard m’a parle d’etre fusille sans bruit … dans une heure … la peur m’a pris….
LA COMTESSE. On aurait peur a moins.
DE GRIGNON. Et j’ouvrais la bouche pour m’ecrier: Je ne suis pas monsieur de Flavigneul. Mais vous etes entree, et soudain, a votre vue, j’ai eu honte de mes terreurs, j’ai senti que je pouvais faire de grandes choses, pourvu que vous fussiez la! Ainsi, rassurez-vous, je ne trahirai pas monsieur de Flavigneul; tout ce que je vous demande, c’est de ne pas m’abandonner … soyez la quand le prefet reviendra … soyez la quand on me signifiera ma sentence, soyez la quand…. Je suis capable de tout … meme de recevoir pour un autre dix balles au travers du corps, pourvu qu’en les recevant je vous entende dire … je suis la!
LA COMTESSE, _lui prenant la main_. Brave garcon, car vous etes brave, je vous connais mieux que vous-meme; c’est votre imagination qui s’effraie … ce n’est pas votre coeur.
DE GRIGNON. Bien, bien, parlez-moi ainsi!…
LA COMTESSE. Il ne vous manque qu’un bon danger qui vous saisisse a l’improviste.
DE GRIGNON. Eh bien! il me semble que j’ai ce qu’il me faut.[187]
SCENE XII
LES PRECEDENTS, MONTRICHARD.
MONTRICHARD. Je ne puis attendre plus longtemps … madame!… monsieur le president de la cour prevotale….
LA COMTESSE. Vient d’arriver….
MONTRICHARD. Oui, madame!… il faut que monsieur de Flavigneul se decide a parler … ou qu’il me suive!
DE GRIGNON, _hardiment_. Eh bien! je vous suis!
MONTRICHARD. Que dites-vous?
DE GRIGNON, _avec exaltation_. Mon parti est pris; le conseil de guerre, la cour prevotale, le peloton … le feu de file[188]….
LA COMTESSE, _effrayee_. Y pensez-vous?
DE GRIGNON, _de meme_. Dix balles en pleine poitrine!… ca m’est egal!… une fois, que j’y suis, ca m’est egal…. (_A la comtesse._) Je suis le fils de ma mere. (_A Montrichard._) Partons, monsieur.
MONTRICHARD. Vous le voulez?… partons!
LA COMTESSE. Un instant … un instant.
DE GRIGNON. Non, non, partons.
LA COMTESSE. Calmez-vous … j’aurais d’abord une ou deux questions importantes a adresser a monsieur le baron.
MONTRICHARD. Des questions importantes?
LA COMTESSE. Oui! monsieur le baron. A quelle heure avez-vous arrete votre prisonnier?…
MONTRICHARD. Il y a une heure a peu pres … mais je ne vois pas….
LA COMTESSE. Dites-moi, baron, vous avez du beaucoup voyager dans votre departement?…
MONTRICHARD. Sans doute, madame; mais, encore une fois….
LA COMTESSE. Alors, combien faut-il de temps pour aller d’ici a Mauleon sur un bon cheval?
MONTRICHARD. Trois petits quarts d’heure!… Mais quel rapport….
LA COMTESSE. Et de Mauleon a la frontiere? toujours sur un bon cheval?
MONTRICHARD. Dix minutes, mais …
LA COMTESSE. Trois quarts d’heure et dix minutes … total cinquante-cinq minutes.
MONTRICHARD. Oh! c’est trop fort, partons!
LA COMTESSE. Mais attendez donc!… Quel homme!… j’ai encore une derniere question a vous faire. Monsieur le president de la cour prevotale que vous attendiez, ne vous a-t-il pas ete envoye de Paris, et n’est-ce pas, si je ne me trompe, un ancien senateur!…
MONTRICHARD. Monsieur le comte de Grignon!
DE GRIGNON, _poussant un cri de joie_. Mon oncle!… mon bon oncle!
MONTRICHARD, _stupefait_. Votre oncle!
LA COMTESSE, _froidement et lui faisant la reverence_. Ici finissent mes questions, monsieur! je ne vous retiens plus vous pouvez conduire au president … son neveu….
MONTRICHARD, _interdit et regardant de Grignon avec effroi_. Monsieur Henri de Flavigneul!
LA COMTESSE, _riant_. Fi donc!… un drame! une tragedie!… nous avons mieux que cela a vous offrir! une scene de famille…. (_Montrant de Grignon._) Monsieur Gustave de Grignon, maitre des requetes … que son oncle n’avait pas vu depuis longtemps; et c’est a vous, monsieur, qu’il devra ce plaisir!
MONTRICHARD, _tout trouble_. Quoi?… monsieur serait … ou plutot ne serait pas … c’est impossible!… vous voulez encore me tromper, madame!
LA COMTESSE, _riant_. Vous pouvez vous en rapporter au president lui-meme et a la voix du sang qui ne trompe jamais!…
MONTRICHARD. Et votre trouble ce matin quand j’ai fait arreter monsieur.
LA COMTESSE. Mon trouble? ruse de guerre.
MONTRICHARD. Cette lettre que j’ai prise sur lui.
LA COMTESSE. C’est moi qui venais de la lui remettre.
MONTRICHARD. Vos larmes de douleur!
LA COMTESSE, _riant_. Est-ce que j’ai pleure? Ah! pauvre baron, il ne faut pas m’en vouloir … je vous avais promis de me moquer de vous … et je ne me trompe jamais … vous le savez?
DE GRIGNON. C’est du genie!
MONTRICHARD. Mais alors quel est donc ce coupable? car il etait ici, j’en suis certain.
LA COMTESSE. Ah! voila! qui est-ce? cherchez!
MONTRICHARD. Ciel! quel trait de lumiere!… si c’etait l’autre!
LA COMTESSE. Qui? l’autre? celui a qui vous avez donne un sauf-conduit; celui que vous avez essaye de seduire; celui pour lequel vous avez implore ma clemence, ah! je le voudrais bien![189]
MONTRICHARD. C’est lui! ah! je ne suis pas encore vaincu … et je cours….
LA COMTESSE. Sur ses traces?… inutile!… vous ne le rattraperez jamais!
MONTRICHARD. Vous croyez?
LA COMTESSE. Il a un trop bon cheval!
MONTRICHARD, _avec colere_. Ah!
DE GRIGNON, _riant_. Ah! ah! ah!
LA COMTESSE. Le cheval du prefet lui-meme!… car vraiment vous avez pense a tout, genereux ami, meme a l’equiper!… et a le solder … temoin ces vingt-cinq louis[190] que je suis chargee de vous rendre…. (_Allant les prendre sur la table._) Car lui donner des honoraires pour vous tromper … c’est trop fort!
MONTRICHARD. Ah! vous etes un monstre infernal. Tant de duplicite, tant de sang-froid! Et moi qui ai ecrit au marechal…. Je tiens le chef! Ah! je me vengerai!
SCENE XIII
LES MEMES, LEONIE, _entrant tres agitee_.
LEONIE, _a Montrichard_. Monsieur le baron, voici une depeche tres pressee qui arrive de Lyon…. (_Montrichard prend les depeches, et Leonie s’approche vivement de la comtesse._)
MONTRICHARD. Du marechal!
LEONIE, _bas_. Ah! ma tante, quel malheur!
LA COMTESSE. Quoi donc?
LEONIE. Il est revenu!
LA COMTESSE, _bas_. Qui?
LEONIE, _de meme_. Monsieur Henri!
LA COMTESSE, _bas_. Comment?
LEONIE, _bas et montrant un cabinet a droite_. Il est la!…
LA COMTESSE, _bas_. Ciel!
MONTRICHARD, _fait un geste de joie, puis apres avoir lu la depeche_. Ah! Madame la comtesse!… a moi la revanche!
LA COMTESSE. Que voulez-vous dire?
MONTRICHARD. Vous triomphiez, tout a l’heure!… mais a la guerre la fortune est changeante, et malgre votre esprit et vos ruses, le sort de monsieur de Flavigneul est encore entre mes mains; oui, grace a ces depeches que m’envoie monsieur le marechal, je puis forcer le fugitif, en quelque lieu qu’il[191] soit, a se remettre lui-meme en mon pouvoir!
LA COMTESSE, _avec trouble_. Vous…. Comment?…
MONTRICHARD. C’est mon secret! A chacun son tour, madame la comtesse!… Je veux seulement avant mon depart, vous montrer que je sais me venger…. Monsieur de Grignon, je vais prevenir votre oncle pour qu’il vienne lui-meme vous rendre a la liberte…. Au revoir, madame la comtesse! (_Il sort._)
SCENE XIV
DE GRIGNON, LA COMTESSE, LEONIE, _puis_ HENRI.
LA COMTESSE. Que m’as-tu dit? Henri!
LEONIE. Il est la.
HENRI, _paraissant par la porte a droite_. Me voici!
DE GRIGNON, _qui est au fond_. Lui!
LA COMTESSE. Malheureux! que venez-vous faire ici?
HENRI, _vivement_. Mon devoir!… Avez-vous pu croire que je laisserais un innocent perir a ma place?
LA COMTESSE. Perir!
HENRI. Le vieux garde qui accompagnait ma fuite m’a tout appris … monsieur de Grignon s’est offert pour moi … monsieur de Grignon a ete arrete pour moi!…
LA COMTESSE. Et monsieur de Grignon est libre! malheureux enfant! Tenez, qu’il vous le dise lui-meme!…
HENRI, _apercevant de Grignon et se jetant dans ses bras_. Ah! monsieur, un tel devouement …
DE GRIGNON. Entre gens de coeur, ce n’est qu’un devoir…. (_A part._) C’est etonnant … je le pense![192]
LEONIE. Et etre revenu chercher le peril quand tout etait dissipe … conjure …
LA COMTESSE, _avec energie_. Tout l’est encore!…
LEONIE. Comment?
LA COMTESSE, _a Henri_. Le dernier lieu ou l’on vous cherchera maintenant, c’est ici. Monsieur Montrichard va partir…. (_A de Grignon._) Vous, en sentinelle[193] pour guetter son depart.
DE GRIGNON. J’y cours.
LA COMTESSE, _a Henri_. Vous … dans ce cabinet.
HENRI. Mais …
LA COMTESSE. Oh! je le veux!… et dans quelques instants plus de danger…. (_Henri sort._)
SCENE XV
LA COMTESSE, LEONIE.
LA COMTESSE, _a Leonie_. Oui, oui, tu peux partager maintenant ma securite et ma joie…. (_Voyant qu’elle se detourne pour essuyer ses yeux._) Eh! mon dieu! d’ou viennent tes larmes?
LEONIE. Je ne pleure pas, ma tante, je ne pleure plus…. (_Sanglotant._) Je suis heureuse … il est sauve!… mais en meme temps, je suis au desespoir … car tout a l’heure, quand il est revenu si imprudemment … quand je l’ai cache dans ce cabinet, ou je tremblais pour lui … (_Pleurant toujours._) il m’a dit …
LA COMTESSE, _vivement_. Quoi donc?
LEONIE, _de meme_. Est-ce que je sais? est-ce que je puis me rappeler? Tout ce que j’ai compris … c’est que tout etait fini pour moi!
LA COMTESSE, _a part avec tristesse_. J’entends.
LEONIE. Que nous ne pouvions jamais etre l’un a l’autre …
LA COMTESSE, _de meme et a part_. C’est juste!… il fallait bien le lui dire!… (_Prenant la main de Leonie._) Pauvre enfant!… et tu lui en veux[194] … tu le detestes?
LEONIE. Oh! non!… mais j’en mourrai!
LA COMTESSE, _cherchant a la consoler_. Leonie … Leonie … il faut de la raison!… car si, par exemple … il etait lie a une autre personne…
LEONIE, _vivement_. Justement!… c’est ce qu’il m’a dit! lie a jamais!
LA COMTESSE, _vivement_. Et il t’a nomme cette personne?
LEONIE. Non!… il ne l’a jamais voulu! mais vous, ma tante, est-ce que vous la connaissez?
LA COMTESSE. Je crois que oui!
LEONIE. En verite?… savez-vous si elle l’aime beaucoup.
LA COMTESSE, _avec force_. Oui!…
LEONIE. Et elle est aimable … elle est jolie?
LA COMTESSE. Moins que toi, sans doute….
LEONIE. Eh bien! alors?…
LA COMTESSE. Que veux-tu, mon enfant, on ne raisonne pas avec son coeur … et, quelle qu’elle soit, s’il la prefere … si elle est aimee …
LEONIE. Mais pas du tout! c’est moi qu’il aime!
LA COMTESSE. O ciel!
LEONIE. C’est moi! il me l’a avoue … mais il est lie a elle par le respect, par l’amitie, que sais-je! par la reconnaissance …
LA COMTESSE, _vivement_. La reconnaissance … ah!
LEONIE. Lie surtout par une promesse[195] qu’il lui a faite … et qu’il tiendra meme au prix de son sang! Voila qui est absurde! dites-le-lui, ma tante, vous seule pouvez le decider!
HENRI, _qui depuis quelques instants ecoutait et a cherche en vain a se contenir, s’elance de la porte a droite_. Taisez-vous! taisez-vous!
LA COMTESSE. Ciel!
LEONIE, _a Henri_. Rentrez, rentrez, de grace![196] Si monsieur de Montrichard arrivait …
HENRI. Que m’importe!… j’aime mieux mourir!
LA COMTESSE. Mourir plutot que de manquer a votre promesse?… c’est bien, Henri!
LEONIE. Mais, ma tante.
LA COMTESSE. Laisse-moi lui parler. (_Bas a Henri._) Je vous dois ma vie, disposez-en, m’avez-vous dit … (_Leonie s’eloigne de quelques pas._)
HENRI. Qu’exigez-vous?
LA COMTESSE. La seule chose que j’aie desiree, revee, poursuivie … votre bonheur!
HENRI. Ciel!
LA COMTESSE, _elle fait signe a Leonie de s’approcher; elle_ _lui prend la main, et la met dans celle de Henri_. Henri … voici celle qu’il faut choisir.
HENRI. Ah! mon amie … mon amie!
LEONIE. Ah! j’etais bien sure que je vous le devrais![197] (_Elle se jette a ses genoux._)
DE GRIGNON, _rentrant vivement par la porte a gauche_. Eh bien! qu’est-ce vous faites donc la? voici monsieur de Montrichard!
TOUS. Monsieur de Montrichard!
LEONIE, _a Henri_. Oh! rentrez! rentrez!
DE GRIGNON. Il monte par cet escalier … le voici!
LEONIE, _a part_. Il n’est plus temps!… (_Henri qui est pres du canape a droite, s’y asseoit vivement, les deux femmes se tiennent debout devant lui, cherchant a le cacher par leurs jupes._[198])
SCENE XVI
LES PRECEDENTS, MONTRICHARD.
MONTRICHARD, _entrant par la porte a gauche_. Je viens vous faire mes adieux, madame la comtesse….
LEONIE, _avec joie_. Ah!
MONTRICHARD. Mais, avant de partir, je tiens a vous prouver que je ne me vantais pas en disant que cette depeche pouvait ramener en mon pouvoir de Flavigneul.
LEONIE, _a part_. Je tremble!
LA COMTESSE, _a part_. Que veut-il dire?
MONTRICHARD. Cette depeche est l’ordonnance que je sollicitais depuis si longtemps, l’ordonnance d’amnistie![199]
TOUS, _poussant un cri de joie_. L’amnistie!
LA COMTESSE _et_ LEONIE, _s’ecartant du canape ou est assis Henri_. Il peut donc se montrer …
HENRI, _se levant_. Ah! monsieur!
MONTRICHARD, _avec un air de triomphe_. Ah! j’etais bien sur que je le ferais reparaitre.
LEONIE. Ciel!
DE GRIGNON. C’etait un piege; nous y avons donne.[200] … (_Tous restent immobiles de terreur. Montrichard s’avance au bord du theatre et sourit a lui-meme avec un air de satisfaction. La comtesse s’approche doucement de lui, le regarde, saisit ce sourire et fait un geste de joie qu’elle reprime aussitot._)
MONTRICHARD. Monsieur Henri de Flavigneul … au nom du roi et de la loi, je vous declare …
LA COMTESSE, _s’avancant et riant_. Je vous declare libre et gracie …
TOUS. Comment?
LA COMTESSE, _gaiement_. Eh! sans doute! ne voyez-vous pas que monsieur de Montrichard veut prendre sa revanche, et qu’il joue la une scene de terreur a mon usage.
LEONIE. Il serait vrai!
LA COMTESSE, _prenant un papier des mains de Montrichard_. Tenez!… lisez!… Ordonnance d’amnistie …
MONTRICHARD. Maudite femme! On ne peut pas plus la tromper en bien qu’en mal.
LEONIE, _a la comtesse_. Et maintenant, tous trois reunis!
LA COMTESSE. Oui, ma fille!… mais plus tard … car aujourd’hui je dois partir!
LEONIE. Partir!
DE GRIGNON. Vous partez? eh bien! je pars aussi! Oh! vous avez beau[201] dire: je pars! je vous suis! Rien ne m’arrete! je vous suis jusqu’au bout du monde! et, chemin faisant,[202] j’accomplirai devant vous de si belles choses, que vous finirez par vous dire: Voila un pauvre garcon dont j’ai fait un heros … faisons-en un homme heureux!
LA COMTESSE. Ne parlons pas de cela[203]!… (_Passant pres de Montrichard._) Eh bien! baron?
MONTRICHARD. J’ai perdu … madame la comtesse. Je suis vaincu.
LA COMTESSE, _avec emotion_. Vous n’etes pas le seul! (_Affectant la gaiete._) Que voulez-vous, baron? pour gagner, il ne suffit pas de bien jouer!
MONTRICHARD. Il faut avoir pour soi les as et les rois.[204]
LA COMTESSE, _a part, regardant Henri_. Le roi surtout!… dans les batailles de dames!
NOTES
#Bataille de Dames#, adapted by Charles Reade to the English stage as “The Ladies’ Battle,” might signify also “a game of checkers,” and “a battle of the queens” at cards, to which there is an allusion in the closing speech of the play.
#Page 1.#
[Footnote 1: #salon d’ete#, _summer parlor_, which of course implies a mansion of some elegance.]
[Footnote 2: #plan#. French playwrights divide the stage into three or four lateral divisions called _plans_, and corresponding to similarly designated side-scenes, or _pans coupes_, between which are passages called _coulisses_; but those speaking from the _coulisses_, or addressing persons supposed to be in or behind them, are said to speak _a la cantonade_. The rear of the stage is called _fond_, and to this actors are said to _remonter_ while they _descendre_ toward the _premier plan_, nearest the footlights. These are all the stage terms used in this play that present any difficulty.]
ACT I. SCENE 1.
[Footnote 3: #madame#. French and German usage requires that a title of courtesy be prefixed to designations of adult relatives of the person addressed, as, e.g., _madame votre mere, monsieur votre frere, mademoiselle votre soeur_; but Charles, as valet, should have said, _madame la comtesse_ alone. The reader should note that from the first his speeches show a refinement which to Leonie seems a surprising presumption. The disguised noble is too courteous to act a menial part successfully.]
#Page 2.#
[Footnote 4: The letter begins with allusion to the _troubles at Lyons_, in the environs of which the action is placed. This is the chief city on the Rhone, and was in 1817 the centre of a region seething with political intrigue against the recently restored Bourbon monarchy. That summer a rising had been sternly suppressed, and twenty-eight persons executed by General Canuel, who was recalled in the autumn (cp. p.14, line 24, and p.12, line 14); but there is no accuracy in details. The last lines of the letter allude to the dissatisfaction of the royalists, who had passed their youth in exile, with the studious moderation and cautious prudence of the new king, who gradually fell under the influence of clerical reactionaries, while many nobles would have preferred a return to the gallant _fetes_ of the _ancien regime_.]
[Footnote 5: #Ah bien oui!# _Indeed I would_, but nowadays one has no time, etc.]
[Footnote 6: #nee Kermadio#, _born a Kermadio_, and so, as this name implies to a French ear, a Breton noble, and therefore almost certainly an extreme royalist, and so least likely to be suspected of sheltering a Bonapartist conspirator.]
[Footnote 7: #timbree#, _post-marked_.–#pleine Vendee#, _in the heart of Vendee_, in Poitou, noted for the fierce civil war between the French Republic and the local royalists (March-December, 1793), and the scene of frequent royalist outbreaks for many years after.]
[Footnote 8: #maitre des requetes#, _referendary_, a minor officer of the Council of State.]
[Footnote 9: #avec humeur#, _out of temper, irritated_.]
#Page 3.#
[Footnote 10: #Talleyrand# (1754-1838), a politician whose skill in unprincipled intrigue made him a power under every form of government, from the States-General that inaugurated the First Revolution until his death. Many epigrams like this testify to his cynicism, which anticipated remarkably the modern _blague_, as we find it, for instance, in “Le Gendre de monsieur Poirier.”]
ACT I. SCENE 2
[Footnote 11: See preceding note and, for historical details, any biographical dictionary.]
[Footnote 12: The use of the imperfect subjunctive is far more restricted in French conversation than our school grammars would imply. Persons of little education hardly use it at all, and persons of refined culture avoid its ill-sounding forms; while even such classical authors as Voltaire sometimes substitute the present for it. Cp. my note to “Le Gendre de monsieur Poirier,” p.29, note 2.]
ACT I. SCENE 3.
#Page 13.# [Footnote 13: #se donner de l’importance#, _put on airs_. She affects to attribute Charles’s manner to the democratic tendencies of the age.]
[Footnote 14: #tout a l’heure#, _by and by_, but also “just now.”]
[Footnote 15: #courrier#, _mail_, here.]
#Page 5.#
[Footnote 16: #coup de tete#, _piece of rashness_.]
[Footnote 17: #Mon dieu#. Wherever _Dieu_ carries any suggestion of deity, it will be printed with a capital. Where, as here, it corresponds to “Dear me,” “Oh dear,” and the like, I have thought it more reverent to print with _d_.]
#Page 6.#
[Footnote 18: #de qui tenir#, a parent _from whom to inherit it_.]
[Footnote 19: See p. 2, note 4.]
[Footnote 20: #manque chavirer# (_capsize_), for the more usual _manque de chavirer_.]
[Footnote 21: #fete#, not “birthday” as with us, but _baptismal day_, or day of her patron saint.]
[Footnote 22: #vous ira#, _will become you_.]
#Page 7.#
[Footnote 23: #vous#, _on you_. A colloquial use.]
[Footnote 24: #a vous toute seule#, i.e., without the rejuvenating effect of my company. For the feminine ending of the adverb _toute_ see any grammar.]