VITTORIA ACCORAMBONI
DUCHESSE DE BRACCIANO
Stendhal
Malheureusement pour moi comme pour le lecteur ceci n’est point un roman, mais la traduction fidle d’un rcit fort grave crit Padoue en dcembre 1585.
Je me trouvais Mantoue il y a quelques annes, je cherchais des bauches et de petits tableaux en rapport avec ma petite fortune, mais je voulais les peintres antrieurs l’an 1600, vers cette poque acheva de mourir l’originalit italienne dj mise en grand pril par la prise de Florence en 1530.
Au lieu de tableaux, un vieux patricien fort riche et fort avare me fit offrir vendre, et trs cher, de vieux manuscrits jaunis par le temps; je demandai les parcourir; il y consentit, ajoutant qu’il se fiait ma probit, pour ne pas me souvenir des anecdotes piquantes que j’aurais lues, si je n’achetais pas les manuscrits.
Sous cette condition, qui me plut, j’ai parcouru, au grand dtriment de mes yeux, trois ou quatre cents volumes o furent entasss, il y a deux ou trois sicles, des rcits d’aventures tragiques, des lettres de dfi relatives des duels, des traits de pacification entre des nobles voisins, des mmoires sur toutes sortes de sujets, etc., etc. Le vieux propritaire demandait un prix norme de ces manuscrits. Aprs bien des pourparlers, j’achetai fort cher le droit de faire copier certaines historiettes qui me plaisaient et qui montrent les moeurs de l’Italie vers l’an 1500. J’en ai vingt-deux volumes in-folio’, et c’est une de ces histoires fidlement traduites que le lecteur va lire, si toutefois il est dou de patience. Je sais l’histoire du seizime sicle en Italie, et je crois que ce qui suit est parfaitement vrai. J’ai pris de la peine pour que la traduction de cet ancien style italien grave, direct, souverainement obscur et charg d’allusions aux choses et aux ides qui occupaient le monde sous le pontificat de Sixte Quint (en 15852), ne prsentt pas de reflets de la belle littrature moderne, et des ides de notre sicle sans prjugs.
L’auteur inconnu du manuscrit est un personnage circonspect, il ne juge jamais un fait, ne le prpare jamais, son affaire unique est de raconter avec vrit. Si quelquefois il est pittoresque, son insu, c’est que, vers 1585, la vanit n’enveloppait point toutes les actions des hommes d’une aurole d’affectation; on croyait ne pouvoir agir sur le voisin qu’en s’exprimant avec la plus grande clart possible. Vers 1585, l’exception des fous entretenus dans les cours, ou des potes, personne ne songeait tre aimable par la parole. On ne disait point encore: “Je mourrai aux pieds de Votre Majest”, au moment o l’on venait d’envoyer chercher des chevaux de poste pour prendre la fuite; c’tait un genre de trahison qui n’tait pas invent. On parlait peu, et chacun donnait une extrme attention ce qu’on lui disait.
Ainsi, lecteur bnvole! ne cherchez point ici un style piquant, rapide, brillant de fraches allusions aux faons de sentir la mode, ne vous attendez point surtout aux motions entranantes d’un roman de George Sand; ce grand crivain et fait un chef-d’oeuvre avec la vie et les malheurs de Vittoria Accoramboni. Le rcit sincre que je vous prsente ne peut avoir que les avantages plus modestes de l’histoire. Quand par hasard, courant la poste seul la tombe de la nuit, on s’avise de rflchir au grand art de connatre le coeur humain, on pourra prendre pour base de ses jugements les circonstances de l’histoire que voici. L’auteur dit tout, explique tout, il ne laisse rien faire l’imagination du lecteur; il crivait douze jours aprs la mort de l’hrone*. * Le manuscrit italien est dpos au bureau de la Revue des Deux Mondes.
Vittoria Accoramboni naquit d’une fort noble famille, dans une petite ville du duch d’Urbin, nomme Agubio. Ds son enfance, elle fut remarque de tous, cause d’une rare et extraordinaire beaut; mais cette beaut fut son moindre charme: rien ne lui manqua de ce qui peut faire admirer une fille de haute naissance; mais rien ne fut si remarquable en elle, et l’on peut dire rien ne tint autant du prodige, parmi tant de qualits extraordinaires, qu’une certaine grce toute charmante qui ds la premire vue lui gagnait le coeur et la volont de chacun. Et cette simplicit qui donnait de l’empire ses moindres paroles n’tait trouble par aucun soupon d’artifice; ds l’abord on prenait confiance en cette dame doue d’une si extraordinaire beaut. On aurait pu, toute force, rsister cet enchantement, si on n’et fait que la voir; mais si on l’entendait parler, si surtout on venait avoir quelque conversation avec elle, il tait de toute impossibilit d’chapper un charme aussi extraordinaire.
Beaucoup de jeunes cavaliers de la ville de Rome qu’habitait son pre, et o l’on voit son palais place des Rusticacci, prs Saint-Pierre, dsirrent obtenir sa main. Il y eut force jalousies et bien des rivalits; mais enfin les parents de Vittoria prfrrent Flix Peretti, neveu du cardinal Montalto, qui a t depuis le pape Sixte Quint, heureusement rgnant.
Flix, fils de Camille Peretti, soeur du cardinal, s’appela d’abord Franois Mignucci; il prit les noms de Flix Peretti lorsqu’il fut solennellement adopt par son oncle.
Vittoria, entrant dans la maison Peretti, y porta, son insu, cette prminence que l’on peut appeler fatale, et qui la suivait en tous lieux; de faon que l’on peut dire que, pour ne pas l’adorer, il fallait ne l’avoir jamais vue*. L’amour que son mari avait pour elle allait jusqu’ une vritable folie; sa belle-mre, Camille, et le cardinal Montalto lui-mme, semblaient n’avoir d’autre occupation sur terre que celle de deviner les gots de Vittoria, pour chercher aussitt les satisfaire. Rome entire admira comment ce cardinal, connu par l’exigut de sa fortune non moins que par son horreur pour toute espce de luxe, trouvait un plaisir si constant aller au-devant de tous les souhaits de Vittoria. Jeune, brillante de beaut, adore de tous, elle ne laissait pas d’avoir quelquefois des fantaisies fort coteuses. Vittoria recevait de ses nouveaux parents des joyaux du plus grand prix, des perles, et enfin ce qui paraissait de plus rare chez les orfvres de Rome, en ce temps-l fort bien fournis. * On voit Milan, autant que je puis me souvenir, dans la bibliothque Ambrosienne, des sonnets remplis de grce et de sentiments, et d’autres pices de vers, ouvrage de Vittoria Accoramboni. D’assez bons sonnets ont t faits dans le temps sur son trange destine. Il parait qu’elle avait autant d’esprit que de grces et de beaut.
Pour l’amour de cette nice aimable, le cardinal Montalto, si connu par sa svrit, traita les frres de Vittoria comme s’ils eussent t ses propres neveux. Octave Accoramboni, peine arriv l’ge de trente ans, fut, par l’intervention du cardinal Montalto, dsign par le duc d’Urbin et cr, par le pape Grgoire XIII, vque de Fossombrone; Marcel Accoramboni, jeune homme d’un courage fougueux, accus de plusieurs crimes, et vivement pourchass par la corte*, avait chapp grand’peine des poursuites qui pouvaient le mener la mort. Honor de la protection du cardinal, il put recouvrer une sorte de tranquillit. * C’tait le corps arm charg de veiller la sret publique, les gendarmes et agents de police de l’an 1580. Ils taient commands par un capitaine appel Bargello, lequel tait personnellement responsable de l’excution des ordres de monseigneur le gouverneur de Rome (le prfet de police).
Un troisime frre de Vittoria, Jules Accoramboni, fut admis par le cardinal Alexandre Sforza aux premiers honneurs de sa cour, aussitt que le cardinal Montalto en eut fait la demande.
En un mot, si les hommes savaient mesurer leur bonheur, non sur l’insatiabilit infinie de leurs dsirs, mais par la jouissance relle des avantages qu’ils possdent dj , le mariage de Vittoria avec le neveu du cardinal Montalto et pu sembler aux Accoramboni le comble des flicits humaines. Mais le dsir insens d’avantages immenses et incertains peut jeter les hommes les plus combls des faveurs de la fortune dans des ides tranges et pleines de prils.
Bien est-il vrai que si quelqu’un des parents de Vittoria, ainsi que dans Rome beaucoup en eurent le soupon, contribua, par le dsir d’une plus haute fortune, la dlivrer de son mari, il eut lieu de reconnatre bientt aprs combien il et t plus sage de se contenter des avantages modrs d’une fortune agrable, et qui devait atteindre si tt au fate de tout ce que peut dsirer l’ambition des hommes.
Pendant que Vittoria vivait ainsi reine dans sa maison, un soir que Flix Peretti venait de se mettre au lit avec sa femme, une lettre lui fut remise par une nomme Catherine, ne Bologne et femme de chambre de Vittoria. Cette lettre avait t apporte par un frre de Catherine, Dominique d’Aquaviva, surnomm le Mancino (le gaucher). Cet homme tait banni de Rome pour plusieurs crimes; mais, la prire de Catherine, Flix lui avait procur la puissante protection de son oncle le cardinal, et le Mancino venait souvent dans la maison de Flix, qui avait en lui beaucoup de confiance.
La lettre dont nous parlons tait crite au nom de Marcel Accoramboni, celui de tous les frres de Vittoria qui tait le plus cher son mari. Il vivait le plus souvent cach hors de Rome mais cependant quelquefois il se hasardait entrer en ville, et alors il trouvait un refuge dans la maison de Flix.
Par la lettre remise cette heure indue, Marcel appelait son secours son beau-frre Flix Peretti; il le conjurait de venir son aide, et ajoutait que, pour une affaire de la plus grande urgence, il l’attendait prs du palais de Montecavallo.
Flix fit part sa femme de la singulire lettre qui lui tait remise, puis il s’habilla et ne prit d’autre arme que son pe. Accompagn d’un seul domestique qui portait une torche allume, il tait sur le point de sortir quand il trouva sous ses pas sa mre Camille, toutes les femmes de la maison, et parmi elles Vittoria elle-mme; toutes le suppliaient avec les dernires instances de ne pas sortir cette heure avance. Comme il ne se rendait pas leurs prires, elles tombrent genoux, et, les larmes aux yeux, le conjurrent de les couter.
Ces femmes, et surtout Camille, taient frappes de terreur par le rcit des choses tranges qu’on voyait arriver tous les jours, et demeurer impunies dans ces temps du pontificat de Grgoire XIII, pleins de troubles et d’attentats inous. Elles taient encore frappes d’une ide: Marcel Accoramboni, quand il se hasardait pntrer dans Rome, n’avait pas pour habitude de faire appeler Flix, et une telle dmarche, cette heure de la nuit, leur semblait hors de toute convenance.
Rempli de tout le feu de son ge, Flix ne se rendait point ces motifs de crainte; mais, quand il sut que la lettre avait t apporte par le Mancino, homme qu’il aimait beaucoup et auquel il avait t utile, rien ne put l’arrter, et il sortit de la maison’.
Il tait prcd, comme il a t dit, d’un seul domestique portant une torche allume; mais le pauvre jeune homme avait peine fait quelques pas de la monte de Montecavallo, qu’il tomba frapp de trois coups d’arquebuse. Les assassins, le voyant par terre, se jetrent sur lui, et le criblrent l’envi de coups de poignard, jusqu’ ce qu’il leur part bien mort. A l’instant, cette nouvelle fatale fut porte la mre et la femme de Flix, et, par elles, elle parvint au cardinal son oncle.
Le cardinal, sans changer de visage, sans trahir la plus petite motion, se fit promptement revtir de ses habits, et puis se recommanda soi-mme Dieu et cette pauvre me (ainsi prise l’improviste). Ii alla ensuite chez sa nice, et, avec une gravit admirable et un air de paix profonde, il mit un frein aux cris et aux pleurs fminins qui commenaient retentir dans toute la maison. Son autorit sur ces femmes fut d’une telle efficacit, qu’ partir de cet instant, et mme au moment o le cadavre fut emport hors de la maison, l’on ne vit ou l’on n’entendit rien de. leur part qui s’cartt le moins du monde de ce qui a lieu, dans les familles les plus rgles, pour les morts les plus prvues. Quant au cardinal Montalto lui-mme, personne ne put surleur la plus simple; rien ne fut chang dans l’ordre et l’apparence extrieure de sa vie. Rome en fut bientt convaincue, elle qui observait avec sa curiosit ordinaire les moindres mouvements d’un homme si profondment offens.
Il arriva par hasard que, le lendemain mme de la mort de Flix, le consistoire (des cardinaux) tait convoqu au Vatican. Il n’y eut pas d’homme dans toute la ville qui ne penst que pour ce premier jour, tout le moins, le cardinal Montalto s’exempterait de cette fonction’ publique. L , en effet, il devait paratre sous les yeux de tant et de si curieux tmoins! On observerait les moindres mouvements de cette faiblesse naturelle, et toutefois si convenable celer chez un personnage qui d’une place minente aspire une plus minente encore; car tout le monde conviendra qu’il n’est pas convenable que celui qui ambitionne de s’lever au-dessus de tous les autres hommes se montre ainsi homme comme les autres.
Mais les personnes qui avaient ces ides se tromprent doublement, car d’abord, selon sa coutume, le cardinal Montalto fut des premiers paratre dans la salle du consistoire, et ensuite il fut impossible aux plus clairvoyants de dcouvrir en lui un signe quelconque de sensibilit humaine. Au contraire, par ses rponses ceux de ses collgues qui, propos d’un vnement si cruel, cherchrent lui prsenter des paroles de consolation, il sut frapper tout le monde d’tonnement. La constance et l’apparente immobilit de son me au milieu d’un si atroce malheur devinrent aussitt l’entretien de la ville.
Bien est-il vrai que dans ce mme consistoire quelques hommes, plus exercs dans l’art des cours, attriburent cette apparente insensibilit non un dfaut de sentiment, mais beaucoup de dissimulation; et cette manire de voir fut bientt aprs partage par la multitude des courtisans, car il tait utile de ne pas se montrer trop profondment bless d’une offense dont sans doute l’auteur tait puissant, et pouvait plus tard peut-tre barrer le chemin la dignit suprme.
Quelle que ft la cause de cette insensibilit apparente et complte, un fait certain, c’est qu’elle frappa d’une sorte de stupeur Rome entire et la cour de Grgoire XIII. Mais, pour en revenir au consistoire, quand, tous les cardinaux runis, le pape lui-mme entra dans la salle, il tourna aussitt les yeux vers le cardinal Montalto, et on vit Sa Saintet rpandre des larmes; quant au cardinal, ses traits ne sortirent point de leur immobilit ordinaire.
L’tonnement redoubla quand, dans le mme consistoire, le cardinal Montalto tant all son tour s’agenouiller devant le trne de Sa Saintet, pour lui rendre compte des affaires dont il tait charg, le pape, avant de lui permettre de commencer, ne put s’empcher de laisser clater ses sanglots. Quand Sa Saintet fut en tat de parler, elle chercha consoler le cardinal en lui promettant qu’il serait fait prompte et svre justice d’un attentat si norme. Mais le cardinal, aprs avoir remerci trs humblement Sa Saintet, la supplia de ne pas ordonner de recherches sur ce qui tait arriv, protestant que, pour sa part, il pardonnait de bon coeur l’auteur. quel qu’il pt tre. Et immdiatement aprs cette prire, exprime en trs peu de mots, le cardinal passa au dtail des affaires dont il tait charg comme si rien d’extraordinaire ne ft arriv.
Les yeux de tous les cardinaux prsents au consistoire taient fixs sur le pape et sur Montalto; et, quoiqu’il soit assurment fort difficile de donner le change l’oeil exerc des courtisans, aucun pourtant n’osa dire que le visage du cardinal Montalto et trahi la moindre motion en voyant de si prs les sanglots de Sa Saintet, laquelle, dire vrai, tait tout fait hors d’elle-mme. Cette insensibilit tonnante du cardinal Montalto ne se dmentit point durant tout le temps de son travail avec Sa Saintet. Ce fut au point que le pape lui-mme en fut frapp, et, le consistoire termin, il ne put s’empcher de dire au cardinal de San Sisto, son neveu favori:
Veramente, costui un gran frate! (En vrit, cet homme est un fier moine*!) * Allusion l’hypocrisie que les mauvais esprits croient frquente chez les moines. Sixte Quint avait t moine mendiant, et perscut dans son ordre. Voir sa vie, par Gregorio Leti, historien amusant, qui n’est pas plus menteur qu’un autre.
La faon d’agir du cardinal Montalto ne fut, en aucun point, diffrente pendant toutes les journes qui suivirent. Ainsi que c’est la coutume, il reut les visites de condolances des cardinaux, des prlats et des princes romains, et avec aucun, en quelque liaison qu’il ft avec lui, il ne se laissa emporter aucune parole de douleur ou de lamentation. Avec tous, aprs un court raisonnement sur l’instabilit des choses humaines, confirm et fortifi par des sentences et des textes tirs des saintes Ecritures ou des Pres, il changeait promptement de discours, et venait parler des nouvelles de la ville ou des affaires particulires du personnage avec lequel il se trouvait exactement comme s’il et voulu consoler ses consolateurs.
Rome fut surtout curieuse de ce qui se passerait pendant la visite que devait lui faire le prince Paolo Giordano Orsini, duc de Bracciano, auquel le bruit attribuait la mort de Flix Peretti. Le vulgaire pensait que le cardinal Montalto ne pourrait se trouver si rapproch du prince, et lui parler en tte- -tte, sans laisser paratre quelque indice de ses sentiments.
Au moment o le prince vint chez le cardinal, la foule tait norme dans la rue et auprs de la porte; un grand nombre de courtisans remplissaient toutes les pices de la maison, tant tait grande la curiosit d’observer le visage des deux interlocuteurs. Mais, chez l’un pas plus que chez l’autre, personne ne put observer rien d’extraordinaire. Le cardinal Montalto se conforma tout ce que prescrivaient les convenances de la cour il donna son visage une teinte d’hilarit fort remarquable, et sa faon d’adresser la parole au prince fut remplie d’affabilit.
Un instant aprs, en remontant en carrosse, le prince Paul, se trouvant seul avec ses courtisans intimes, ne put s’empcher de dire en riant: In fatto, vero che costui un gran frate! (Il est parbleu bien vrai, cet homme est un fier moine!) comme s’il et voulu confirmer la vrit du mot chapp au pape quelques jours auparavant.
Les sages ont pens que la conduite tenue en cette circonstance par le cardinal Montalto lui aplanit le chemin du trne; car beaucoup de gens prirent de lui cette opinion que, soit par nature ou par vertu, il ne savait pas ou ne voulait pas nuire qui que ce ft, encore qu’il et grand sujet d’tre irrit.
Flix Peretti n’avait laiss rien d’crit relativement sa femme; elle dut en consquence retourner dans la maison de ses parents. Le cardinal Montalto lui fit remettre, avant son dpart, les habits, les joyaux, et gnralement tous les dons qu’elle avait reus pendant qu’elle tait la femme de son neveu.
Le troisime jour aprs la mort de Flix Peretti, Vittoria, accompagne de sa mre, alla s’tablir dans le palais du prince Orsini. Quelques-uns dirent que ces femmes furent portes cette dmarche par le soin de leur sret personnelle, la corte* paraissant les menacer comme accuses de consentement l’homicide commis, ou du moins d’en avoir eu connaissance avant l’excution; d’autres pensrent (et ce qui arriva plus tard sembla confirmer cette ide) qu’elles furent portes cette dmarche pour effectuer le mariage, le prince ayant promis Vittoria de l’pouser aussitt qu’elle n’aurait plus de mari. * La corte n’osait pas pntrer dans le palais d’un prince.
Toutefois, ni alors ni plus tard, on n’a connu clairement l’auteur de la mort de Flix, quoique tous aient eu des soupons sur tous. La plupart cependant attribuaient cette mort au prince Orsini; tous savaient qu’il avait eu de l’amour pour Vittoria, il en avait donn des marques non quivoques; et le mariage qui survint fut une grande preuve, car la femme tait d’une condition tellement infrieure, que la seule tyrannie de la passion d’amour put l’lever jusqu’ l’galit matrimoniale*. Le vulgaire ne fut point dtourn de cette faon de voir par une lettre adresse au gouverneur de Rome, et que l’on rpandit peu de jours aprs le fait. Cette lettre tait crite au nom de Csar Palantieri, jeune homme d’un caractre fougueux et qui tait banni de la ville. * La premire femme du prince Orsini dont il avait un fils nomme Virginio, tait soeur de Franois Ier, grand-duc de Toscane, et du cardinal Ferdinand de Mdicis. Il la fit prir du consentement de ses frres, parce qu’elle avait une intrigue. Telles taient les lois de l’honneur apportes en Italie par les Espagnols. Les amours non lgitimes d’une femme offensaient autant ses frres que son mari.
Dans cette lettre, Palantieri disait qu’il n’tait pas ncessaire que Sa Seigneurie illustrissime se donnt la peine de chercher ailleurs l’auteur de la mort de Flix Peretti, puisque lui-mme l’avait fait tuer la suite de certains diffrends survenus entre eux quelque temps auparavant.
Beaucoup pensrent que cet assassinat n’avait pas eu lieu sans le consentement de la maison Accoramboni; on accusa les frres de Vittoria, qui auraient t sduits par l’ambition d’une alliance avec un prince si puissant et si riche. On accusa surtout Marcel, cause de l’indice fourni par la lettre qui fit sortir de chez lui le malheureux Flix. On parla mal de Vittoria elle-mme, quand on la vit consentir aller habiter le palais des Orsini comme future pouse, sitt aprs la mort de son mari. On prtendait qu’il est peu probable qu’on arrive ainsi en un clin d’oeil se servir des petites armes, si l’on n’a fait usage, pendant quelque temps du moins, des armes de longue porte*. * Allusion l’usage de se battre avec une pe et un poignard.
L’information sur ce meurtre fut faite par monseigneur Portici, gouverneur de Rome, d’aprs les ordres de Grgoire XIII. On y voit seulement que ce Dominique, surnomm Mancino, arrt par la corte, avoue et sans tre mis la question (tormentato), dans le second interrogatoire, en date du 24 fvrier 1582:
“Que la mre de Vittoria fut la cause de tout, et qu’elle fut seconde par la cameriera de Bologne laquelle, aussitt aprs le meurtre, prit refuge dans la citadelle de Bracciano (appartenant au prince Orsini et o la corte n’et os pntrer), et que les excuteurs du crime furent Machione de Gubbio et Paul Barca de Bracciano, lancie spezzate (soldats) d’un seigneur duquel, pour de dignes raisons, on n’a pas insr le nom.”
A ces dignes raisons se joignirent, comme je crois’, les prires du cardinal Montalto, qui demanda avec instance que les recherches ne fussent pas pousses plus loin, et en effet il ne fut plus question du procs. Le Mancino fut mis hors de prison avec le precetto (ordre) de retourner directement son pays, sous peine de la vie, et de ne jamais s’en carter sans une permission expresse. La dlivrance de cet homme eut lieu en 1583, le jour de saint Louis, et, comme ce jour tait aussi celui de la naissance du cardinal Montalto, cette circonstance me confirme de plus en plus dans la croyance que ce fut sa prire que cette affaire fut termine ainsi. Sous un gouvernement aussi faible que celui de Grgoire XIII, un tel procs pouvait avoir des consquences fort dsagrables et sans aucune compensation.
Les mouvements de la corte furent ainsi arrts, mais le pape Grgoire XIII ne voulut pourtant pas consentir ce que le prince Paul Orsini, duc de Bracciano, poust la veuve Accoramboni. Sa Saintet, aprs avoir inflig cette dernire une sorte de prison, donna le precetto au prince et la veuve de ne point contracter de mariage ensemble sans une permission expresse de lui ou de ses successeurs.
Grgoire XIII vint mourir (au commencement de 1585), et les docteurs en droit, consults par le prince Paul Orsini, ayant rpondu qu’ils estimaient que le precetto tait annul par la mort de qui l’avait impos, il rsolut d’pouser Vittoria avant l’lection d’un nouveau pape. Mais le mariage ne put se faire aussitt que le prince le dsirait, en partie parce qu’il voulait avoir le consentement des frres de Vittoria, et il arriva qu’Octave Accoramboni , vque de Fossombrone, ne voulut jamais donner le sien, et en partie parce qu’on ne croyait pas que l’lection du successeur de Grgoire XIII dt avoir lieu aussi promptement. Le fait est que le mariage ne se fit que le jour mme que fut cr pape le cardinal Montalto, si intress dans cette affaire, c’est- -dire le 24 avril 1585, soit que ce ft l’effet du hasard, soit que le prince ft bien aise de montrer qu’il ne craignait pas plus la corte sous le nouveau pape qu’il n’avait fait sous Grgoire XIII.
Ce mariage offensa profondment l’me de Sixte Quint (car tel fut le nom choisi par le cardinal Montalto); il avait dj quitt les faons de penser convenables un moine, et mont son me la hauteur du grade dans lequel Dieu venait de le placer.
Le pape ne donna pourtant aucun signe de colre; seulement, le prince Orsini s’tant prsent ce mme jour avec la foule des seigneurs romains pour lui baiser le pied, et avec l’intention secrte de tcher de lire, dans les traits du Saint-Pre, ce qu’il avait attendre ou craindre de cet homme jusque-l si peu connu, il s’aperut qu’il n’tait plus temps de plaisanter. Le nouveau pape ayant regard le prince d’une faon singulire, et n’ayant pas rpondu un seul mot au compliment qu’il lui adressa, celui-ci prit la rsolution de dcouvrir sur-le-champ quelles taient les intentions de Sa Saintet son gard.
Par le moyen de Ferdinand, cardinal de Mdicis (frre de sa premire femme), et de l’ambassadeur catholique, il demanda et obtint du pape une audience dans sa chambre: l il adressa Sa Saintet un discours tudi, et, sans faire mention des choses passes, il se rjouit avec elle l’occasion de sa nouvelle dignit, et lui offrit, comme un trs fidle vassal et serviteur, tout son avoir et toutes ses forces.
Le pape* l’couta avec un srieux extraordinaire, et la fin lui rpondit que personne ne dsirait plus que lui que la vie et les actions de Paolo Giordano Orsini fussent l’avenir dignes du sang Orsini et d’un vrai chevalier chrtien; que, quant ce qu’il avait t par le pass envers le Saint-Sige et envers la personne de lui, pape, personne ne pouvait le lui dire mieux que sa propre conscience; que pourtant, lui, prince, pouvait tre assur d’une chose, savoir, que tout ainsi qu’il lui pardonnait volontiers ce qu’il avait pu faire contre Flix Peretti et contre Flix, cardinal Montalto, jamais il ne lui pardonnerait ce qu’ l’avenir il pourrait faire contre le pape Sixte; qu’en consquence il l’engageait aller sur-le-champ expulser de sa maison et de ses Etats tous les brigands (exils) et les malfaiteurs auxquels, jusqu’au prsent moment, il avait donn asile. * Sixte Quint, pape en 1585, soixante-huit ans, rgna cinq ans et quatre mois: il a des rapports frappants avec Napolon.
Sixte Quint avait une efficacit singulire, de quelque ton qu’il voult se servir en parlant; mais, quand il tait irrit et menaant, on et dit que ses yeux lanaient la foudre. Ce qu’il y a de certain, c’est que le prince Paul Orsini, accoutum de tout temps tre craint des papes, fut port penser si srieusement ses affaires par cette faon de parler du pape, telle qu’il n’avait rien entendu de semblable pendant l’espace de treize ans, qu’ peine sorti du palais de Sa Saintet il courut chez le cardinal de Mdicis lui raconter ce qui venait de se passer. Puis il rsolut, par le conseil du cardinal, de congdier, sans le moindre dlai, tous ces hommes repris de justice auxquels il donnait asile dans son palais et dans ses Etats, et il songea au plus vite trouver quelque prtexte honnte pour sortir immdiatement des pays soumis au pouvoir de ce pontife si rsolu.
Il faut savoir que le prince Paul Orsini tait devenu d’une grosseur extraordinaire; ses jambes taient plus grosses que le corps d’un homme ordinaire, et une de ces jambes normes tait afflige du mal nomm la lupa (la louve), ainsi appel parce qu’il faut la nourrir avec une grande abondance de viande frache qu’on applique sur la partie affecte; autrement l’humeur violente, ne trouvant pas de chair morte dvorer, se jetterait sur les chairs vivantes qui l’entourent.
Le prince prit prtexte de ce mal pour aller aux clbres bains d’Albano, prs de Padoue, pays dpendant de la rpublique de Venise; il partit avec sa nouvelle pouse vers le milieu de juin. Albano tait un port trs sr pour lui; car, depuis un grand nombre d’annes, la maison Orsini tait lie la rpublique de Venise par des services rciproques.
Arriv en ce pays de sret, le prince ne pensa qu’ jouir des agrments de plusieurs sjours; et, dans ce dessein, il loua trois magnifiques palais: l’un Venise, le palais Dandolo, dans la rue de la Zecca; le second Padoue, et ce fut le palais Foscarini, sur la magnifique place nomme l’Arena; il choisit le troisime Salo, sur la rive dlicieuse du lac de Garde: celui-ci avait appartenu autrefois la famille Sforza Pallavicini.
Les seigneurs de Venise (le gouvernement de la rpublique) apprirent avec plaisir l’arrive dans leurs Etats d’un tel prince, et lui offrirent aussitt une trs noble condotta (c’est- -dire une somme considrable paye annuellement, et qui devait tre employe par le prince lever un corps de deux ou trois mille hommes dont il aurait le commandement). Le prince se dbarrassa de cette offre fort lestement; il fit rpondre ces snateurs que, bien que, par une inclination naturelle et hrditaire en sa famille, il se sentt port de coeur au service de la Srnissime Rpublique, toutefois, se trouvant prsentement attach au roi catholique, il ne lui semblait pas convenable d’accepter un autre engagement. Une rponse aussi rsolue jeta quelque tideur dans l’esprit des snateurs. D’abord ils avaient pens lui faire, son arrive Venise et au nom de tout le public, une rception fort honorable; ils se dterminrent, sur sa rponse, le laisser arriver comme un simple particulier.
Le prince Orsini, inform de tout, prit la rsolution de ne pas mme aller Venise. Il tait dj dans le voisinage de Padoue, il fit un dtour dans cet admirable pays, et se rendit, avec toute sa suite, dans la maison prpare pour lui Salo, sur les bords du lac de Garde. Il y passa tout cet t au milieu des passe-temps les plus agrables et les plus varis.
L’poque du changement (de sjour) tant arrive, le prince fit quelques petits voyages, la suite desquels il lui sembla ne pouvoir supporter la fatigue comme autrefois; il eut des craintes pour sa sant; enfin il songea aller passer quelques jours Venise; mais il en fut dtourn par sa femme, Vittoria, qui l’engagea continuer de sjourner Salo.
Il y a eu des gens qui ont pens que Vittoria Accoramboni s’tait aperue du pril que couraient les jours du prince son mari, et qu’elle ne l’engagea rester Salo que dans le dessein de l’entraner plus tard hors d’Italie, et par exemple dans quelque ville libre, chez les Suisses; par ce moyen elle mettait en sret, en cas de mort du prince, et sa personne et sa fortune particulire.
Que cette conjecture ait t fonde ou non, le fait est que rien de tel n’arriva, car le prince ayant t attaqu d’une nouvelle indisposition Salo, le 10 novembre, il eut sur-le-champ le pressentiment de ce qui devait arriver.
Il eut piti de sa malheureuse femme; il la voyait, dans la plus belle fleur de sa jeunesse, rester pauvre autant de rputation que des biens de la fortune haie des princes rgnants en Italie, peu aime des Orsini, et sans espoir d’un autre mariage aprs sa mort. Comme un seigneur magnanime et de foi loyale, il fit, de son propre mouvement, un testament par lequel il voulut assurer la fortune de cette infortune. Il lui laissa en argent ou en joyaux la somme importante de cent mille piastres*, outre tous les chevaux, carrosses et meubles dont il se servait dans ce voyage. Tout le reste de sa fortune fut laiss par lui Virginio Orsini, son fils unique, qu’il avait eu de sa premire femme, soeur de Franois Ier, grand-duc de Toscane (celle-l mme qu’il fit tuer pour infidlit, du consentement de ses frres). * Environ 2000000 de 1837.
Mais combien sont incertaines les prvisions des hommes! Les dispositions que Paul Orsini pensait devoir assurer une parfaite scurit cette malheureuse jeune femme se changrent pour elle en prcipices et en ruine.
Aprs avoir sign son testament, le prince se trouva un peu mieux le 12 novembre. Le matin du 13 on le saigna, et les mdecins, n’ayant d’espoir que dans une dite svre, laissrent les ordres les plus prcis pour qu’il ne prt aucune nourriture.
Mais ils taient peine sortis de la chambre, que le prince exigea qu’on lui servt dner; personne n’osa le contredire, et il mangea et but comme l’ordinaire. A peine le repas fut-il termin, qu’il perdit connaissance et deux heures avant le coucher du soleil il tait mort.
Aprs cette mort subite, Vittoria Accoramboni, accompagne de Marcel, son frre, et de toute la cour du prince dfunt, se rendit Padoue dans le palais Foscarini, situ prs de l’Arena, celui-l mme que le prince Orsini avait lou.
Peu aprs son arrive, elle fut rejointe par son frre Flaminio, qui jouissait de toute la faveur du cardinal Farnse. Elle s’occupa alors des dmarches ncessaires pour obtenir le payement du legs que lui avait fait son mari; ce legs s’levait soixante mille piastres effectives qui devaient lui tre payes dans le terme de deux annes, et cela indpendamment de la dot, de la contre-dot, et de tous les joyaux et meubles qui taient en son pouvoir. Le prince Orsini avait ordonn, par son testament, qu’ Rome, ou dans telle autre ville, au choix de la duchesse, on lui achterait un palais de la valeur de dix mille piastres, et une vigne (maison de campagne) de six mille; il avait prescrit de plus qu’il ft pourvu sa table et tout son service comme il convenait une femme de son rang. Le service devait tre de quarante domestiques, avec un nombre de chevaux correspondant.
La signora Vittoria avait beaucoup d’espoir dans la faveur des princes de Ferrare, de Florence et d’Urbin, et dans celle des cardinaux Farnse et de Mdicis nomms par le feu prince ses excuteurs testamentaires. Il est remarquer que le testament avait t dress Padoue, et soumis aux lumires des excellentissimes Parrizolo et Menochio, premiers professeurs de cette universit et aujourd’hui si clbres jurisconsultes.
Le prince Louis Orsini arriva Padoue pour s’acquitter de ce qu’il avait faire relativement au feu duc et sa veuve, et se rendre ensuite au gouvernement de l’le de Corfou, auquel il avait t nomm par la Srnissime Rpublique.
Il naquit d’abord une difficult entre la signora Vittoria et le prince Louis, sur les chevaux du feu duc, que le prince disait n’tre pas proprement des meubles suivant la faon ordinaire de parler; mais la duchesse prouva qu’ils devaient tre considrs comme des meubles proprement dits, et il fut rsolu qu’elle en retiendrait l’usage jusqu’ dcision ultrieure, elle donna pour garantie le seigneur Soardi de Bergame, condottiere des seigneurs vnitiens, gentilhomme fort riche et des premiers de sa patrie.
Il survint une autre difficult au sujet d’une certaine quantit de vaisselle d’argent, que le feu duc avait remise au prince Louis comme gage d’une somme d’argent que celui-ci avait prte au duc. Tout fut dcid par voie de justice, car le srnissime (duc) de Ferrare s’employait pour que les dernires dispositions du feu prince Orsini eussent leur entire excution.
Cette seconde affaire fut dcide le 23 dcembre, qui tait un dimanche.
La nuit suivante, quarante hommes entrrent dans la maison de ladite dame Accoramboni. Ils taient revtus d’habits de toile taills d’une manire extravagante et arrangs de faon qu’ils ne pouvaient tre reconnus, sinon par la voix; et, lorsqu’ils s’appelaient entre eux, ils faisaient usage de certains noms de jargon.
Ils cherchrent d’abord la personne de la duchesse, et, l’ayant trouve, l’un d’eux dit: “Maintenant, il faut mourir.”
Et, sans lui accorder un moment, encore qu’elle demandt de se recommander Dieu, il la pera d’un poignard troit au-dessous du sein gauche, et, agitant le poignard en tous sens, le cruel demanda plusieurs fois la malheureuse de lui dire s’il lui touchait le coeur; enfin elle rendit le dernier soupir. Pendant ce temps les autres cherchaient les frres de la duchesse, desquels l’un, Marcel, eut la vie sauve, parce qu’on ne le trouva pas dans la maison; l’autre fut perc de cent coups. Les assassins laissrent les morts par terre, toute la maison en pleurs et en cris; et, s’tant saisis de la cassette qui contenait les joyaux et l’argent, ils partirent.
Cette nouvelle parvint rapidement aux magistrats de Padoue; ils firent reconnatre les corps morts, et rendirent compte Venise.
Pendant tout le lundi, le concours fut immense audit palais et l’glise des Ermites pour voir les cadavres. Les curieux taient mus de piti, particulirement a voir la duchesse si belle: ils pleuraient son malheur, et dentibus fremebant (et grinaient des dents) contre les assassins; mais on ne savait pas encore leurs noms.
La corte tant venue en soupon, sur de forts indices, que la chose avait t faite par les ordres, ou du moins avec le consentement dudit prince Louis, elle le fit appeler, et lui voulant entrer in corte (dans le tribunal) du trs illustre capitaine avec une suite de quarante hommes arms, on lui barra la porte, et on lui dit qu’il entrt avec trois ou quatre seulement. Mais, au moment o ceux-ci passaient, les autres se jetrent leur suite, cartrent les gardes, et ils entrrent tous.
Le prince Louis, arriv devant le trs illustre capitaine, se plaignait d’un tel affront, allguant qu’il n’avait reu un traitement pareil d’aucun prince souverain. Le trs illustre capitaine lui ayant demand s’il savait quelque chose touchant la mort de la signora Vittoria, et ce qui tait arriv la nuit prcdente, il rpondit que oui, et qu’il avait ordonn qu’on en rendt compte la justice. On voulut mettre sa rponse par crit; il rpondit que les hommes de son rang n’taient pas tenus cette formalit, et que, semblablement, ils ne devaient pas tre interrogs.
Le prince Louis demanda la permission d’expdier un courrier Florence avec une lettre pour le prince Virginio Orsini, auquel il rendait compte du procs et du crime survenu. Il montra une lettre feinte qui n’tait pas la vritable, et obtint ce qu’il demandait.
Mais l’homme expdi fut arrt hors de la ville et soigneusement fouill; on trouva la lettre que le prince Louis avait montre, et une seconde lettre cache dans les bottes du courrier; elle tait de la teneur suivante:
AU SEIGNEUR VIRGINIO ORSINI
“Trs illustre seigneur
“Nous avons mis excution ce qui avait t convenu entre nous, et de telle faon, que nous avons pris pour dupe le trs illustre Tondini (apparemment le nom du chef de la corte qui avait interrog le prince), si bien que l’on me tient ici pour le plus galant homme du monde. J’ai fait la chose en personne, ainsi ne manquez pas d’envoyer sur-le-champ les gens que vous savez.”
Cette lettre fit impression sur les magistrats, ils se htrent de l’envoyer Venise; par leur ordre les portes de la ville furent fermes, et les murailles garnies de soldats le jour et la nuit. On publia un avis portant des peines svres pour qui, ayant connaissance des assassins, ne communiquerait pas ce qu’il savait la justice. Ceux des assassins qui porteraient tmoignage contre un des leurs ne seraient point inquits, et mme on leur compterait une somme d’argent. Mais sur les sept heures de nuit’, la veille de Nol (le 24 dcembre vers minuit), Alose Bragadin* arriva de Venise avec d’amples pouvoirs de la part du snat, et l’ordre de faire arrter vifs ou morts, et quoi qu’il en pt coter, ledit prince et tous les siens. * Bragadinez.
Ledit seigneur avogador Bragadin, les seigneurs capitaine et podestat se runirent dans la forteresse.
Il fut ordonn, sous peine de la potence (della forca), toute milice pied et cheval, de se rendre bien pourvue d’armes autour de la maison dudit prince Louis, voisine de la forteresse, et contigu l’glise de Saint-Augustin sur l’Arena.
Le jour arriv (qui tait celui de Nol), un dit fut publi dans la ville, qui exhortait les fils de Saint-Marc courir en armes la maison du seigneur Louis; ceux qui n’avaient pas d’armes taient appels la forteresse, o on leur en remettrait autant qu’ils voudraient; cet dit promettait une rcompense de deux mille ducats qui remettrait la corte, vif ou mort, ledit seigneur Louis, et cinq cents ducats pour la personne de chacun de ses gens. De plus, il y avait ordre qui ne serait pas pourvu d’armes d ne point approcher de la maison du prince, afin de ne pas porter obstacle qui se battrait dans le cas o il jugerait propos de faire quelque sortie.
En mme temps, on plaa des fusils de rempart, des mortiers et de la grosse artillerie sur les vieilles murailles, vis- -vis la maison occupe par le prince; on en mit autant sur les murailles neuves, desquelles on voyait le derrire de ladite maison. De ce ct, on avait plac la cavalerie de faon ce qu’elle pt se mouvoir librement, si l’on avait besoin d’elle. Sur les bords de la rivire, on tait occup disposer des bancs, des armoires, des chars et autres meubles propres faire office de parapets. On pensait, par ce moyen, mettre obstacle aux mouvements des assigs, s’ils entreprenaient de marcher contre le peuple en ordre serr. Ces parapets devaient aussi servir protger les artilleurs et les soldats contre les arquebusades des assigs.
Enfin on plaa des barques sur la rivire, en face et sur les cts de la maison du prince, lesquelles taient charges d’hommes arms de mousquets et d’autres armes propres inquiter l’ennemi, s’il tentait une sortie: en mme temps on fit des barricades dans toutes les rues.
Pendant ces prparatifs arriva une lettre, rdige en termes fort convenables, par laquelle le prince se plaignait d’tre jug coupable et de se voir trait en ennemi. et mme en rebelle, avant que l’on et examin l’affaire. Cette lettre avait t compose par Liveroto.
Le 27 dcembre, trois gentilshommes, des principaux de la ville, furent envoys par les magistrats au seigneur Louis, qui avait avec lui, dans sa maison, quarante hommes, tous anciens soldats accoutums aux armes. On les trouva occups se fortifier avec des parapets forms de planches et de matelas mouills, et prparer leurs arquebuses.
Ces trois gentilshommes dclarrent au prince que les magistrats taient rsolus s’emparer de sa personne; ils l’exhortrent se rendre, ajoutant que, par cette dmarche, avant qu’on en ft venu aux voies de fait, il pouvait esprer d’eux quelque misricorde. A quoi le seigneur Louis rpondit que si, avant tout, les gardes places autour de sa maison taient leves, il se rendrait auprs des magistrats accompagn de deux ou trois des siens pour traiter de l’affaire, sous la condition expresse qu’il serait toujours libre de rentrer dans sa maison.
Les ambassadeurs prirent ces propositions crites de sa main, et retournrent auprs des magistrats qui refusrent ls conditions, particulirement d’aprs les conseils du trs illustre Pio Enea, et autres nobles prsents. Les ambassadeurs retournrent auprs du prince, et lui annoncrent que, s’il ne se rendait pas purement et simplement, on allait raser sa maison avec de l’artillerie, quoi il rpondit qu’il prfrait la mort cet acte de soumission.
Les magistrats donnrent le signal de la bataille et, quoiqu’on et pu dtruire presque entirement l maison par une seule dcharge, on aima mieux agir d’abord avec de certains mnagements, pour voir si les assigs ne consentiraient point se rendre.
Ce parti a russi, et l’on a pargn Saint-Marc beaucoup d’argent, qui aurait t dpens rebtir les parties dtruites du palais attaqu; toutefois, il n’a pas t approuv gnralement. Si les hommes du seigneur Louis avaient pris leur parti sans balancer, et se fussent lancs hors de la maison, le succs et t fort incertain. C’taient de vieux soldats; ils ne manquaient ni de munitions, ni d’armes, ni de courage, et, surtout, ils avaient le plus grand intrt vaincre; ne valait-il pas mieux, mme en mettant les choses au pis, mourir d’un coup d’arquebuse que de la main du bourreau? D’ailleurs, qui avaient-ils affaire? de malheureux assigeants peu expriments dans les armes, et les seigneurs, dans ce cas, se seraient repentis de leur clmence et de leur bont naturelle.
On commena donc battre la colonnade qui tait sur le devant de la maison; ensuite, tirant toujours un peu plus haut, on dtruisit le mur de faade qui est derrire. Pendant ce temps, les gens du dedans tirrent force arquebusades, mais sans autre effet que de blesser l’paule un homme du peuple.
Le seigneur Louis criait avec une grande imptuosit: Bataille! bataille! guerre! guerre! Il tait trs occup faire fondre des balles avec l’tain des plats et le plomb des carreaux des fentres. Il menaait de faire une sortie, mais les assigeants prirent de nouvelles mesures, et l’on fit avancer de l’artillerie de plus gros calibre.
Au premier coup qu’elle tira, elle fit crouler un grand morceau de la maison, et un certain Pandolfo Leupratti de Camerino tomba dans les ruines. C’tait un homme de grand courage et un bandit de grande importance. Il tait banni des Etats de la sainte Eglise, et sa tte avait t mise au prix de quatre cents piastres par le trs illustre seigneur Vitelli, pour la mort de Vincent Vitelli, lequel avait t attaqu dans sa voiture, et tu coups d’arquebuse et de poignard, donns par le prince Louis Orsini, avec le bras du susdit Pandolfo et de ses compagnons. Tout tourdi de sa chute, Pandolfo ne pouvait faire aucun mouvement, un serviteur des seigneurs Cai di Lista s’avana sur lui arm d’un pistolet, et trs bravement il lui coupa la tte, qu’il se hta de porter la forteresse et de remettre aux magistrats.
Peu aprs un autre coup d’artillerie fit tomber un pan de la maison, et en mme temps le comte de Montemelino de Prouse, et il mourut dans les ruines, tout fracass par le boulet.
On vit ensuite sortir de la maison un personnage nomm le colonel Lorenzo, des nobles de Camerino, homme fort riche et qui en plusieurs occasions avait donn des preuves de valeur et tait fort estim du prince. Il rsolut de ne pas mourir tout fait sans vengeance; il voulut tirer son fusil; mais, encore que la roue tournt, il arriva, peut-tre par la permission de Dieu, que l’arquebuse ne prit pas feu, et dans cet instant, il eut le corps travers d’une balle. Le coup avait t tir par un pauvre diable, rptiteur des coliers Saint-Michel. Et tandis que pour gagner la rcompense promise, celui-ci s’approchait pour lui couper la tte, il fut prvenu par d’autres plus lestes et surtout plus forts que lui, lesquels prirent la bourse, le ceinturon, le fusil, l’argent et les bagues du colonel, et lui couprent la tte.
Ceux-ci tant morts, dans lesquels le prince Louis avait le plus de confiance, il resta fort troubl, et on ne le vit plus se donner aucun mouvement.
Le seigneur Filenfi, son matre de casa et secrtaire en habit civil, fit signe d’un balcon avec un mouchoir blanc qu’il se rendait. Il sortit et fut men la citadelle, conduit sous le bras, comme on dit qu’il est d’usage la guerre, par Anselme Suardo, lieutenant des seigneurs (magistrats).
Interrog sur-le-champ, il dit n’avoir aucune faute dans ce qui s’tait pass, parce que la veille de Nol seulement il tait arriv de Venise, o il s’tait arrt plusieurs jours pour les affaires du prince.
On lui demanda quel nombre de gens avait avec lui le prince; il rpondit: “Vingt ou trente personnes.”
On lui demanda leurs noms, il rpondit qu’il y en avait huit ou dix qui, tant personnes de qualit, mangeaient, ainsi que lui, la table du prince, et que de ceux-l il savait les noms, mais que des autres, gens de vie vagabonde et arrivs depuis peu auprs du prince, il n’avait aucune particulire connaissance.
Il nomma treize personnes, y compris le frre de Liveroto.
Peu aprs, l’artillerie, place sur les murailles de la ville, commena jouer. Les soldats se placrent dans les maisons contigus celle du prince pour empcher la fuite de ses gens. Ledit prince, qui avait couru les mmes prils que les deux dont nous avons racont la mort, dit ceux qui l’entouraient de se soutenir jusqu’ ce qu’ils vissent un crit de sa main accompagn d’un certain signe; aprs quoi il se rendit cet Anselme Suardo, dj nomm ci-dessus. Et parce qu’on ne put le conduire en carrosse, ainsi qu’il tait prescrit, cause de la grande foule de peuple et des barricades faites dans les rues, il fut rsolu qu’il irait pied.
Il marcha au milieu des gens de Marcel Accoramboni; il avait ses cts les seigneurs condottieri, le lieutenant Suardo, d’autres capitaines et gentilshommes de la ville, tous trs bien fournis d’armes. Venait ensuite une bonne compagnie d’hommes d’armes et de soldats de la ville. Le prince Louis marchait vtu de brun, son stylet au ct, et son manteau relev sous le bras d’un air fort lgant; il dit avec un sourire rempli de ddain: Si j’avais combattu! voulant presque faire entendre qu’il l’aurait emport. Conduit devant les seigneurs, il les salua aussitt, et dit:
– Messieurs, je suis prisonnier de ce gentilhomme, montrant le seigneur Anselme, et je suis trs fch de ce qui est arriv et qui n’a pas dpendu de moi.
Le capitaine ayant ordonn qu’on lui enlevt le stylet qu’il avait au ct, il s’appuya un balcon, et commena se tailler les ongles avec une paire de petits ciseaux qu’il trouva l .
On lui demanda quelles personnes il avait dans sa maison; il nomma parmi les autres le colonel Liveroto et le comte de Montemelino dont il avait t parl ci-dessus, ajoutant qu’il donnerait dix mille piastres pour racheter l’un d’eux, et que pour l’autre il donnerait son sang mme. Il demanda d’tre plac dans un lieu convenable un homme tel que lui. La chose tant ainsi convenue, il crivit de sa main aux siens, leur ordonnant de se rendre, et il donna sa bague pour signe. Il dit au seigneur Anselme qu’il lui donnait son pe et son fusil, le priant, lorsqu’on aurait trouv ses armes dans sa maison, de s’en servir pour amour de lui, comme tant armes d’un gentilhomme et non de quelque soldat vulgaire.
Les soldats entrrent dans la maison, la visitrent avec soin, et sur-le-champ on fit l’appel des gens du prince, qui se trouvrent au nombre de trente-quatre, aprs quoi, ils furent conduits deux deux dans la prison du palais. Les morts furent laisss en proie aux chiens, et on se hta de rendre compte du tout Venise.
On s’aperut que beaucoup de soldats du prince Louis, complices du fait, ne se trouvaient pas; on dfendit de leur donner asile, sous peine, pour les contrevenants, de la dmolition de leur maison et de confiscation de leurs biens ceux qui les dnonceraient recevraient cinquante piastres. Par ces moyens on en trouva plusieurs.
On expdia de Venise une frgate Candie, portant ordre au seigneur Latino Orsini de revenir sur-le-champ pour affaire de grande importance, et l’on croit qu’il perdra sa charge.
Hier matin, qui fut le jour de saint Etienne, tout le monde s’attendait voir mourir ledit prince Louis, ou our raconter qu’il avait t trangl en prison; et l’on fut gnralement surpris qu’il en ft autrement, vu qu’il n’est pas oiseau tenir longtemps en cage. Mais la nuit suivante le procs eut lieu, et, le jour de saint Jean, un peu avant l’aube, on sut que ledit seigneur avait t trangl et qu’il tait mort fort bien dispos. Son corps fut transport sans dlai la cathdrale, accompagn par le clerg de cette glise et par les pres jsuites. Il fut laiss toute la journe sur une table au milieu de l’glise pour servir de spectacle au peuple et de miroir aux inexpriments.
Le lendemain son corps fut port Venise, ainsi qu’il l’avait ordonn dans son testament, et l il fut enterr.
Le samedi on pendit deux de ses gens; le premier et le principal fut Furio Savorgnano, l’autre une personne vile.
Le lundi qui fut le pnultime jour de l’an susdit, on en pendit treize parmi lesquels plusieurs taient trs nobles; deux autres, l’un dit le capitaine Splendiano et l’autre le comte Paganello, furent conduits par la place et lgrement tenaills; arrivs au lieu du supplice, ils furent assomms, eurent la tte casse, et furent coups en quartiers, tant encore presque vifs. Ces hommes taient nobles, et, avant qu’ils ne se donnassent au mal, ils taient fort riches. On dit que le comte Paganello fut celui qui tua la signora Vittoria Accoramboni avec la cruaut qui a t raconte. On objecte cela que le prince Louis, dans la lettre cite plus haut, atteste qu’il a fait la chose de sa main; peut-tre ft-ce par vaine gloire comme celle qu’il montra dans Rome en faisant assassiner Vitelli, ou bien pour mriter davantage la faveur du prince Virginio Orsini.
Le comte Paganello, avant de recevoir le coup mortel, fut perc diverses reprises avec un couteau au-dessous du sein gauche, pour lui toucher le coeur comme il l’avait fait cette pauvre dame. Il arriva de l que de la poitrine il versait comme un fleuve de sang. Il vcut ainsi plus d’une demi-heure, au grand tonnement de tous. C’tait un homme de quarante-cinq ans qui annonait beaucoup de force.
Les fourches patibulaires sont encore dresses pour expdier les dix-neuf qui restent, le premier jour qui ne sera pas de fte. Mais, comme le bourreau est extrmement las, et que le peuple est comme en agonie pour avoir vu tant de morts, on diffre l’excution pendant ces deux jours. On ne pense pas qu’on laisse la vie aucun. Il n’y aura peut-tre d’except, parmi les gens attachs au prince Louis, que le seigneur Filenfi, son matre de casa, lequel se donne toutes les peines du monde, et en effet la chose est importante pour lui, afin de prouver qu’il n’a eu aucune part au fait.
Personne ne se souvient, mme parmi les plus gs de cette ville de Padoue, que jamais, par une sentence plus juste, on ait procd contre la vie de tant de personnes, en une seule fois. Et ces seigneurs (de Venise) se sont acquis une bonne renomme et rputation auprs des nations les plus civilises.
(Ajout d’une autre main:)
Franois Filenfi, secrtaire et maestro di casa, fut condamn quinze ans de prison. L’chanson (copiere) Onorio Adami de Fermo, ainsi que deux autres, une anne de prison; sept autres furent condamns aux galres avec les fers aux pieds, et enfin sept furent relchs.