This page contains affiliate links. As Amazon Associates we earn from qualifying purchases.
Writer:
Language:
Forms:
Published:
  • 1865
Collection:
Buy it on Amazon Listen via Audible FREE Audible 30 days

rebrousser chemin et chercher asile sur les hautes branches du tulipier, car un ennemi redoutable venait le menacer à son tour.

En effet, le capitaine Nicholl, son fusil à terre, oubliant les dangers de sa situation, s’occupait à délivrer le plus délicatement possible la victime prise dans les filets de la monstrueuse araignée. Quand il eut fini, il donna la volée au petit oiseau, qui battit joyeusement de l’aile et disparut.

Nicholl, attendri, le regardait fuir à travers les branches, quand il entendit ces paroles prononcées d’une voix émue:

«Vous êtes un brave homme, vous!

Il se retourna. Michel Ardan était devant lui, répétant sur tous les tons:

«Et un aimable homme!

–Michel Ardan! s’écria le capitaine. Que venez-vous faire ici, monsieur?

–Vous serrer la main, Nicholl, et vous empêcher de tuer Barbicane ou d’être tué par lui.

–Barbicane! s’écria le capitaine, que je cherche depuis deux heures sans le trouver! Où se cache-t-il?…

–Nicholl, dit Michel Ardan, ceci n’est pas poli! il faut toujours respecter son adversaire; soyez tranquille, si Barbicane est vivant, nous le trouverons, et d’autant plus facilement que, s’il ne s’est pas amusé comme vous à secourir des oiseaux opprimés, il doit vous chercher aussi. Mais quand nous l’aurons trouvé, c’est Michel Ardan qui vous le dit, il ne sera plus question de duel entre vous.

–Entre le président Barbicane et moi, répondit gravement Nicholl, il y a une rivalité telle, que la mort de l’un de nous…

–Allons donc! allons donc! reprit Michel Ardan, de braves gens comme vous, cela a pu se détester, mais cela s’estime. Vous ne vous battrez pas.

–Je me battrai, monsieur!

–Point.

–Capitaine, dit alors J.-T. Maston avec beaucoup de cœur, je suis l’ami du président, son _alter ego_, un autre lui-même; si vous voulez absolument tuer quelqu’un, tirez sur moi, ce sera exactement la même chose.

–Monsieur, dit Nicholl en serrant son rifle d’une main convulsive, ces plaisanteries…

–L’ami Maston ne plaisante pas, répondit Michel Ardan, et je comprends son idée de se faire tuer pour l’homme qu’il aime! Mais ni lui ni Barbicane ne tomberont sous les balles du capitaine Nicholl, car j’ai à faire aux deux rivaux une proposition si séduisante qu’ils s’empresseront de l’accepter.

–Et laquelle? demanda Nicholl avec une visible incrédulité.

–Patience, répondit Ardan, je ne puis la communiquer qu’en présence de Barbicane.

–Cherchons-le donc», s’écria le capitaine.

Aussitôt ces trois hommes se mirent en chemin; le capitaine, après avoir désarmé son rifle, le jeta sur son épaule et s’avança d’un pas saccadé, sans mot dire.

Pendant une demi-heure encore, les recherches furent inutiles. Maston se sentait pris d’un sinistre pressentiment. Il observait sévèrement Nicholl, se demandant si, la vengeance du capitaine satisfaite, le malheureux Barbicane, déjà frappé d’une balle, ne gisait pas sans vie au fond de quelque taillis ensanglanté. Michel Ardan semblait avoir la même pensée, et tous deux interrogeaient déjà du regard le capitaine Nicholl, quand Maston s’arrêta soudain.

Le buste immobile d’un homme adossé au pied d’un gigantesque catalpa apparaissait à vingt pas, à moitié perdu dans les herbes.

«C’est lui!» fit Maston.

Barbicane ne bougeait pas. Ardan plongea ses regards dans les yeux du capitaine, mais celui-ci ne broncha pas. Ardan fit quelques pas en criant:

«Barbicane! Barbicane!

Nulle réponse. Ardan se précipita vers son ami; mais, au moment où il allait lui saisir le bras, il s’arrêta court en poussant un cri de surprise.

Barbicane, le crayon à la main, traçait des formules et des figures géométriques sur un carnet, tandis que son fusil désarmé gisait à terre.

Absorbé dans son travail, le savant, oubliant à son tour son duel et sa vengeance, n’avait rien vu, rien entendu.

Mais quand Michel Ardan posa sa main sur la sienne, il se leva et le considéra d’un œil étonné.

«Ah! s’écria-t-il enfin, toi! ici! J’ai trouvé, mon ami! J’ai trouvé!

–Quoi?

–Mon moyen!

–Quel moyen?

–Le moyen d’annuler l’effet du contrecoup au départ du projectile!

–Vraiment? dit Michel en regardant le capitaine du coin de l’œil.

–Oui! de l’eau! de l’eau simple qui fera ressort… Ah! Maston! s’écria Barbicane, vous aussi!

–Lui-même, répondit Michel Ardan, et permets que je te présente en même temps le digne capitaine Nicholl!

–Nicholl! s’écria Barbicane, qui fut debout en un instant. Pardon, capitaine, dit-il, j’avais oublié… je suis prêt…

Michel Ardan intervint sans laisser aux deux ennemis le temps de s’interpeller.

«Parbleu! dit-il, il est heureux que de braves gens comme vous ne se soient pas rencontrés plus tôt! Nous aurions maintenant à pleurer l’un ou l’autre. Mais, grâce à Dieu qui s’en est mêlé, il n’y a plus rien à craindre. Quand on oublie sa haine pour se plonger dans des problèmes de mécanique ou jouer des tours aux araignées, c’est que cette haine n’est dangereuse pour personne.

Et Michel Ardan raconta au président l’histoire du capitaine.

«Je vous demande un peu, dit-il en terminant, si deux bons êtres comme vous sont faits pour se casser réciproquement la tête à coups de carabine?

Il y avait dans cette situation, un peu ridicule, quelque chose de si inattendu, que Barbicane et Nicholl ne savaient trop quelle contenance garder l’un vis-à-vis de l’autre. Michel Ardan le sentit bien, et il résolut de brusquer la réconciliation.

«Mes braves amis, dit-il en laissant poindre sur ses lèvres son meilleur sourire, il n’y a jamais eu entre vous qu’un malentendu. Pas autre chose. Eh bien! pour prouver que tout est fini entre vous, et puisque vous êtes gens à risquer votre peau, acceptez franchement la proposition que je vais vous faire.

–Parlez, dit Nicholl.

–L’ami Barbicane croit que son projectile ira tout droit à la Lune.

–Oui, certes, répliqua le président.

–Et l’ami Nicholl est persuadé qu’il retombera sur la terre.

–J’en suis certain, s’écria le capitaine.

–Bon! reprit Michel Ardan. Je n’ai pas la prétention de vous mettre d’accord; mais je vous dis tout bonnement: Partez avec moi, et venez voir si nous resterons en route.

–Hein!» fit J.-T. Maston stupéfait.

Les deux rivaux, à cette proposition subite, avaient levé les yeux l’un sur l’autre. Ils s’observaient avec attention. Barbicane attendait la réponse du capitaine. Nicholl guettait les paroles du président.

«Eh bien? fit Michel de son ton le plus engageant. Puisqu’il n’y a plus de contrecoup à craindre!

–Accepté!» s’écria Barbicane.

Mais, si vite qu’il eût prononcé ce mot, Nicholl l’avait achevé en même temps que lui.

«Hurrah! bravo! vivat! hip! hip! hip! s’écria Michel Ardan en tendant la main aux deux adversaires. Et maintenant que l’affaire est arrangée, mes amis, permettez-moi de vous traiter à la française. Allons déjeuner.

XXII
——————–
LE NOUVEAU CITOYEN DES ÉTATS-UNIS

Ce jour-là toute l’Amérique apprit en même temps l’affaire du capitaine Nicholl et du président Barbicane, ainsi que son singulier dénouement. Le rôle joué dans cette rencontre par le chevaleresque Européen, sa proposition inattendue qui tranchait la difficulté, l’acceptation simultanée des deux rivaux, cette conquête du continent lunaire à laquelle la France et les États-Unis allaient marcher d’accord, tout se réunit pour accroître encore la popularité de Michel Ardan.

On sait avec quelle frénésie les Yankees se passionnent pour un individu. Dans un pays où de graves magistrats s’attellent à la voiture d’une danseuse et la traînent triomphalement, que l’on juge de la passion déchaînée par l’audacieux Français! Si l’on ne détela pas ses chevaux, c’est probablement parce qu’il n’en avait pas, mais toutes les autres marques d’enthousiasme lui furent prodiguées. Pas un citoyen qui ne s’unît à lui d’esprit et de cœur! _Ex pluribus unum_, suivant la devise des États-Unis.

A dater de ce jour, Michel Ardan n’eut plus un moment de repos. Des députations venues de tous les coins de l’Union le harcelèrent sans fin ni trêve. Il dut les recevoir bon gré mal gré. Ce qu’il serra de mains, ce qu’il tutoya de gens ne peut se compter; il fut bientôt sur les dents; sa voix, enrouée dans des speechs innombrables, ne s’échappait plus de ses lèvres qu’en sons inintelligibles, et il faillit gagner une gastro-entérite à la suite des toasts qu’il dut porter à tous les comtés de l’Union. Ce succès eût grisé un autre dès le premier jour, mais lui sut se contenir dans une demi-ébriété spirituelle et charmante.

Parmi les députations de toute espèce qui l’assaillirent, celle des «lunatiques» n’eut garde d’oublier ce qu’elle devait au futur conquérant de la Lune. Un jour, quelques-uns de ces pauvres gens, assez nombreux en Amérique, vinrent le trouver et demandèrent à retourner avec lui dans leur pays natal. Certains d’entre eux prétendaient parler «le sélénite» et voulurent l’apprendre à Michel Ardan. Celui-ci se prêta de bon cœur à leur innocente manie et se chargea de commissions pour leurs amis de la Lune.

«Singulière folie! dit-il à Barbicane après les avoir congédiés, et folie qui frappe souvent les vives intelligences. Un de nos plus illustres savants, Arago, me disait que beaucoup de gens très sages et très réservés dans leurs conceptions se laissaient aller à une grande exaltation, à d’incroyables singularités, toutes les fois que la Lune les occupait. Tu ne crois pas à l’influence de la Lune sur les maladies?

–Peu, répondit le président du Gun-Club.

–Je n’y crois pas non plus, et cependant l’histoire a enregistré des faits au moins étonnants. Ainsi, en 1693, pendant une épidémie, les personnes périrent en plus grand nombre le 21 janvier, au moment d’une éclipse. Le célèbre Bacon s’évanouissait pendant les éclipses de la Lune et ne revenait à la vie qu’après l’entière émersion de l’astre. Le roi Charles VI retomba six fois en démence pendant l’année 1399, soit à la nouvelle, soit à la pleine Lune. Des médecins ont classé le mal caduc parmi ceux qui suivent les phases de la Lune. Les maladies nerveuses ont paru subir souvent son influence. Mead parle d’un enfant qui entrait en convulsions quand la Lune entrait en opposition. Gall avait remarqué que l’exaltation des personnes faibles s’accroissait deux fois par mois, aux époques de la nouvelle et de la pleine Lune. Enfin il y a encore mille observations de ce genre sur les vertiges, les fièvres malignes, les somnambulismes, tendant à prouver que l’astre des nuits a une mystérieuse influence sur les maladies terrestres.

–Mais comment? pourquoi? demanda Barbicane.

–Pourquoi? répondit Ardan. Ma foi, je te ferai la même réponse qu’Arago répétait dix-neuf siècles après Plutarque: «C’est peut-être parce que ça n’est pas vrai!

Au milieu de son triomphe, Michel Ardan ne put échapper à aucune des corvées inhérentes à l’état d’homme célèbre. Les entrepreneurs de succès voulurent l’exhiber. Barnum lui offrit un million pour le promener de ville en ville dans tous les États-Unis et le montrer comme un animal curieux. Michel Ardan le traita de cornac et l’envoya promener lui-même.

Cependant, s’il refusa de satisfaire ainsi la curiosité publique, ses portraits, du moins, coururent le monde entier et occupèrent la place d’honneur dans les albums; on en fit des épreuves de toutes dimensions, depuis la grandeur naturelle jusqu’aux réductions microscopiques des timbres-poste. Chacun pouvait posséder son héros dans toutes les poses imaginables, en tête, en buste, en pied, de face, de profil, de trois quarts, de dos. On en tira plus de quinze cent mille exemplaires, et il avait là une belle occasion de se débiter en reliques, mais il n’en profita pas. Rien qu’à vendre ses cheveux un dollar la pièce, il lui en restait assez pour faire fortune!

Pour tout dire, cette popularité ne lui déplaisait pas. Au contraire. Il se mettait à la disposition du public et correspondait avec l’univers entier. On répétait ses bons mots, on les propageait, surtout ceux qu’il ne faisait pas. On lui en prêtait, suivant l’habitude, car il était riche de ce côté.

Non seulement il eut pour lui les hommes, mais aussi les femmes. Quel nombre infini de «beaux mariages» il aurait faits, pour peu que la fantaisie l’eût pris de «se fixer»! Les vieilles misses surtout, celles qui depuis quarante ans séchaient sur pied, rêvaient nuit et jour devant ses photographies.

Il est certain qu’il eût trouvé des compagnes par centaines, même s’il leur avait imposé la condition de le suivre dans les airs. Les femmes sont intrépides quand elles n’ont pas peur de tout. Mais son intention n’était pas de faire souche sur le continent lunaire, et d’y transplanter une race croisée de Français et d’Américains. Il refusa donc.

«Aller jouer là-haut, disait-il, le rôle d’Adam avec une fille d’Ève, merci! Je n’aurais qu’à rencontrer des serpents!…

Dès qu’il put se soustraire enfin aux joies trop répétées du triomphe, il alla, suivi de ses amis, faire une visite à la Columbiad. Il lui devait bien cela. Du reste, il était devenu très fort en balistique, depuis qu’il vivait avec Barbicane, J.-T. Maston et _tutti quanti_. Son plus grand plaisir consistait à répéter à ces braves artilleurs qu’ils n’étaient que des meurtriers aimables et savants. Il ne tarissait pas en plaisanteries à cet égard. Le jour où il visita la Columbiad, il l’admira fort et descendit jusqu’au fond de l’âme de ce gigantesque mortier qui devait bientôt le lancer vers l’astre des nuits.

«Au moins, dit-il, ce canon-là ne fera de mal à personne, ce qui est déjà assez étonnant de la part d’un canon. Mais quant à vos engins qui détruisent, qui incendient, qui brisent, qui tuent, ne m’en parlez pas, et surtout ne venez jamais me dire qu’ils ont «une âme», je ne vous croirais pas!

Il faut rapporter ici une proposition relative à J.-T. Maston. Quand le secrétaire du Gun-Club entendit Barbicane et Nicholl accepter la proposition de Michel Ardan, il résolut de se joindre à eux et de faire «la partie à quatre». Un jour il demanda à être du voyage. Barbicane, désolé de refuser, lui fit comprendre que le projectile ne pouvait emporter un aussi grand nombre de passagers. J.-T. Maston, désespéré, alla trouver Michel Ardan, qui l’invita à se résigner et fit valoir des arguments _ad hominem_.

«Vois-tu, mon vieux Maston, lui dit-il, il ne faut pas prendre mes paroles en mauvaise part; mais vraiment là, entre nous, tu es trop incomplet pour te présenter dans la Lune!

–Incomplet! s’écria le vaillant invalide.

–Oui! mon brave ami! Songe au cas où nous rencontrerions des habitants là-haut. Voudrais-tu donc leur donner une aussi triste idée de ce qui se passe ici-bas, leur apprendre ce que c’est que la guerre, leur montrer qu’on emploie le meilleur de son temps à se dévorer, à se manger, à se casser bras et jambes, et cela sur un globe qui pourrait nourrir cent milliards d’habitants, et où il y en a douze cents millions à peine? Allons donc, mon digne ami, tu nous ferais mettre à la porte!

–Mais si vous arrivez en morceaux, répliqua J.-T. Maston, vous serez aussi incomplets que moi!

–Sans doute, répondit Michel Ardan, mais nous n’arriverons pas en morceaux!

En effet, une expérience préparatoire, tentée le 18 octobre, avait donné les meilleurs résultats et fait concevoir les plus légitimes espérances. Barbicane, désirant se rendre compte de l’effet de contrecoup au moment du départ d’un projectile, fit venir un mortier de trente-deux pouces (– 0.75 cm) de l’arsenal de Pensacola. On l’installa sur le rivage de la rade d’Hillisboro, afin que la bombe retombât dans la mer et que sa chute fût amortie. Il ne s’agissait que d’expérimenter la secousse au départ et non le choc à l’arrivée. Un projectile creux fut préparé avec le plus grand soin pour cette curieuse expérience. Un épais capitonnage, appliqué sur un réseau de ressorts faits du meilleur acier, doublait ses parois intérieures. C’était un véritable nid soigneusement ouaté.

«Quel dommage de ne pouvoir y prendre place!» disait J.-T. Maston en regrettant que sa taille ne lui permît pas de tenter l’aventure.

Dans cette charmante bombe, qui se fermait au moyen d’un couvercle à vis, on introduisit d’abord un gros chat, puis un écureuil appartenant au secrétaire perpétuel du Gun-Club, et auquel J.-T. Maston tenait particulièrement. Mais on voulait savoir comment ce petit animal, peu sujet au vertige, supporterait ce voyage expérimental.

Le mortier fut chargé avec cent soixante livres de poudre et la bombe placée dans la pièce. On fit feu.

Aussitôt le projectile s’enleva avec rapidité, décrivit majestueusement sa parabole, atteignit une hauteur de mille pieds environ, et par une courbe gracieuse alla s’abîmer au milieu des flots.

Sans perdre un instant, une embarcation se dirigea vers le lieu de sa chute; des plongeurs habiles se précipitèrent sous les eaux, et attachèrent des câbles aux oreillettes de la bombe, qui fut rapidement hissée à bord. Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées entre le moment où les animaux furent enfermés et le moment où l’on dévissa le couvercle de leur prison.

Ardan, Barbicane, Maston, Nicholl se trouvaient sur l’embarcation, et ils assistèrent à l’opération avec un sentiment d’intérêt facile à comprendre. A peine la bombe fut-elle ouverte, que le chat s’élança au-dehors, un peu froissé, mais plein de vie, et sans avoir l’air de revenir d’une expédition aérienne. Mais d’écureuil point. On chercha. Nulle trace. Il fallut bien alors reconnaître la vérité. Le chat avait mangé son compagnon de voyage.

J.-T. Maston fut très attristé de la perte de son pauvre écureuil, et se proposa de l’inscrire au martyrologe de la science.

Quoi qu’il en soit, après cette expérience, toute hésitation, toute crainte disparurent; d’ailleurs les plans de Barbicane devaient encore perfectionner le projectile et anéantir presque entièrement les effets de contrecoup. Il n’y avait donc plus qu’à partir.

Deux jours plus tard, Michel Ardan reçut un message du président de l’Union, honneur auquel il se montra particulièrement sensible.

A l’exemple de son chevaleresque compatriote le marquis de la Fayette, le gouvernement lui décernait le titre de citoyen des États-Unis d’Amérique.

XXIII
——————–
LE WAGON-PROJECTILE

Après l’achèvement de la célèbre Columbiad, l’intérêt public se rejeta immédiatement sur le projectile, ce nouveau véhicule destiné à transporter à travers l’espace les trois hardis aventuriers. Personne n’avait oublié que, par sa dépêche du 30 septembre, Michel Ardan demandait une modification aux plans arrêtés par les membres du Comité.

Le président Barbicane pensait alors avec raison que la forme du projectile importait peu, car, après avoir traversé l’atmosphère en quelques secondes, son parcours devait s’effectuer dans le vide absolu. Le Comité avait donc adopté la forme ronde, afin que le boulet pût tourner sur lui-même et se comporter à sa fantaisie. Mais, dès l’instant qu’on le transformait en véhicule, c’était une autre affaire. Michel Ardan ne se souciait pas de voyager à la façon des écureuils; il voulait monter la tête en haut, les pieds en bas, ayant autant de dignité que dans la nacelle d’un ballon, plus vite sans doute, mais sans se livrer à une succession de cabrioles peu convenables.

De nouveaux plans furent donc envoyés à la maison Breadwill and Co. d’Albany, avec recommandation de les exécuter sans retard. Le projectile, ainsi modifié, fut fondu le 2 novembre et expédié immédiatement à Stone’s-Hill par les railways de l’Est. Le 10, il arriva sans accident au lieu de sa destination. Michel Ardan, Barbicane et Nicholl attendaient avec la plus vive impatience ce «wagon-projectile» dans lequel ils devaient prendre passage pour voler à la découverte d’un nouveau monde.

Il faut en convenir, c’était une magnifique pièce de métal, un produit métallurgique qui faisait le plus grand honneur au génie industriel des Américains. On venait d’obtenir pour la première fois l’aluminium en masse aussi considérable, ce qui pouvait être justement regardé comme un résultat prodigieux. Ce précieux projectile étincelait aux rayons du Soleil. A le voir avec ses formes imposantes et coiffé de son chapeau conique, on l’eût pris volontiers pour une de ces épaisses tourelles en façon de poivrières, que les architectes du Moyen Age suspendaient à l’angle des châteaux forts. Il ne lui manquait que des meurtrières et une girouette.

«Je m’attends, s’écriait Michel Ardan, à ce qu’il en sorte un homme d’armes portant la haquebutte et le corselet d’acier. Nous serons là-dedans comme des seigneurs féodaux, et, avec un peu d’artillerie, on y tiendrait tête à toutes les armées sélénites, si toutefois il y en a dans la Lune!

–Ainsi le véhicule te plaît? demanda Barbicane à son ami.

–Oui! oui! sans doute, répondit Michel Ardan qui l’examinait en artiste. Je regrette seulement que ses formes ne soient pas plus effilées, son cône plus gracieux; on aurait dû le terminer par une touffe d’ornements en métal guilloché, avec une chimère, par exemple, une gargouille, une salamandre sortant du feu les ailes déployées et la gueule ouverte…

–A quoi bon? dit Barbicane, dont l’esprit positif était peu sensible aux beautés de l’art.

–A quoi bon, ami Barbicane! Hélas! puisque tu me le demandes, je crains bien que tu ne le comprennes jamais!

–Dis toujours, mon brave compagnon.

–Eh bien! suivant moi, il faut toujours mettre un peu d’art dans ce que l’on fait, cela vaut mieux. Connais-tu une pièce indienne qu’on appelle _Le Chariot de l’Enfant_?

–Pas même de nom, répondit Barbicane.

–Cela ne m’étonne pas, reprit Michel Ardan. Apprends donc que, dans cette pièce, il y a un voleur qui, au moment de percer le mur d’une maison, se demande s’il donnera à son trou la forme d’une lyre, d’une fleur, d’un oiseau ou d’une amphore. Eh bien! dis-moi, ami Barbicane, si à cette époque tu avais été membre du jury, est-ce que tu aurais condamné ce voleur-là?

–Sans hésiter, répondit le président du Gun-Club, et avec la circonstance aggravante d’effraction.

–Et moi je l’aurais acquitté, ami Barbicane! Voilà pourquoi tu ne pourras jamais me comprendre!

–Je n’essaierai même pas, mon vaillant artiste.

–Mais au moins, reprit Michel Ardan, puisque l’extérieur de notre wagon-projectile laisse à désirer, on me permettra de le meubler à mon aise, et avec tout le luxe qui convient à des ambassadeurs de la Terre!

–A cet égard, mon brave Michel, répondit Barbicane, tu agiras à ta fantaisie, et nous te laisserons faire à ta guise.

Mais, avant de passer à l’agréable, le président du Gun-Club avait songé à l’utile, et les moyens inventés par lui pour amoindrir les effets du contrecoup furent appliqués avec une intelligence parfaite.

Barbicane s’était dit, non sans raison, que nul ressort ne serait assez puissant pour amortir le choc, et, pendant sa fameuse promenade dans le bois de Skersnaw, il avait fini par résoudre cette grande difficulté d’une ingénieuse façon. C’est à l’eau qu’il comptait demander de lui rendre ce service signalé. Voici comment.

Le projectile devait être rempli à la hauteur de trois pieds d’une couche d’eau destinée à supporter un disque en bois parfaitement étanche, qui glissait à frottement sur les parois intérieures du projectile. C’est sur ce véritable radeau que les voyageurs prenaient place. Quant à la masse liquide, elle était divisée par des cloisons horizontales que le choc au départ devait briser successivement. Alors chaque nappe d’eau, de la plus basse à la plus haute, s’échappant par des tuyaux de dégagement vers la partie supérieure du projectile, arrivait ainsi à faire ressort, et le disque, muni lui-même de tampons extrêmement puissants, ne pouvait heurter le culot inférieur qu’après l’écrasement successif des diverses cloisons. Sans doute les voyageurs éprouveraient encore un contrecoup violent après le complet échappement de la masse liquide, mais le premier choc devait être presque entièrement amorti par ce ressort d’une grande puissance.

Il est vrai que trois pieds d’eau sur une surface de cinquante-quatre pieds carrés devaient peser près de onze mille cinq cents livres; mais la détente des gaz accumulés dans la Columbiad suffirait, suivant Barbicane, à vaincre cet accroissement de poids; d’ailleurs le choc devait chasser toute cette eau en moins d’une seconde, et le projectile reprendrait promptement sa pesanteur normale.

Voilà ce qu’avait imaginé le président du Gun-Club et de quelle façon il pensait avoir résolu la grave question du contrecoup. Du reste, ce travail, intelligemment compris par les ingénieurs de la maison Breadwill, fut merveilleusement exécuté; l’effet une fois produit et l’eau chassée au-dehors, les voyageurs pouvaient se débarrasser facilement des cloisons brisées et démonter le disque mobile qui les supportait au moment du départ.

Quant aux parois supérieures du projectile, elles étaient revêtues d’un épais capitonnage de cuir, appliqué sur des spirales du meilleur acier, qui avaient la souplesse des ressorts de montre. Les tuyaux d’échappement dissimulés sous ce capitonnage ne laissaient pas même soupçonner leur existence.

Ainsi donc toutes les précautions imaginables pour amortir le premier choc avaient été prises, et pour se laisser écraser, disait Michel Ardan, il faudrait être «de bien mauvaise composition».

Le projectile mesurait neuf pieds de large extérieurement sur douze pieds de haut. Afin de ne pas dépasser le poids assigné, on avait un peu diminué l’épaisseur de ses parois et renforcé sa partie inférieure, qui devait supporter toute la violence des gaz développés par la déflagration du pyroxyle. Il en est ainsi, d’ailleurs, dans les bombes et les obus cylindro-coniques, dont le culot est toujours plus épais.

On pénétrait dans cette tour de métal par une étroite ouverture ménagée sur les parois du cône, et semblable à ces «trous d’homme» des chaudières à vapeur. Elle se fermait hermétiquement au moyen d’une plaque d’aluminium, retenue à l’intérieur par de puissantes vis de pression. Les voyageurs pourraient donc sortir à volonté de leur prison mobile, dès qu’ils auraient atteint l’astre des nuits.

Mais il ne suffisait pas d’aller, il fallait voir en route. Rien ne fut plus facile. En effet, sous le capitonnage se trouvaient quatre hublots de verre lenticulaire d’une forte épaisseur, deux percés dans la paroi circulaire du projectile; un troisième à sa partie inférieure et un quatrième dans son chapeau conique. Les voyageurs seraient donc à même d’observer, pendant leur parcours, la Terre qu’ils abandonnaient, la Lune dont ils s’approchaient et les espaces constellés du ciel. Seulement, ces hublots étaient protégés contre les chocs du départ par des plaques solidement encastrées, qu’il était facile de rejeter au-dehors en dévissant des écrous intérieurs. De cette façon, l’air contenu dans le projectile ne pouvait pas s’échapper, et les observations devenaient possibles.

Tous ces mécanismes, admirablement établis, fonctionnaient avec la plus grande facilité, et les ingénieurs ne s’étaient pas montrés moins intelligents dans les aménagements du wagon-projectile.

Des récipients solidement assujettis étaient destinés à contenir l’eau et les vivres nécessaires aux trois voyageurs; ceux-ci pouvaient même se procurer le feu et la lumière au moyen de gaz emmagasiné dans un récipient spécial sous une pression de plusieurs atmosphères. Il suffisait de tourner un robinet, et pendant six jours ce gaz devait éclairer et chauffer ce confortable véhicule. On le voit, rien ne manquait des choses essentielles à la vie et même au bien-être. De plus, grâce aux instincts de Michel Ardan, l’agréable vint se joindre à l’utile sous la forme d’objets d’art; il eût fait de son projectile un véritable atelier d’artiste, si l’espace ne lui eût pas manqué. Du reste, on se tromperait en supposant que trois personnes dussent se trouver à l’étroit dans cette tour de métal. Elle avait une surface de cinquante-quatre pieds carrés à peu près sur dix pieds de hauteur, ce qui permettait à ses hôtes une certaine liberté de mouvement. Ils n’eussent pas été aussi à leur aise dans le plus confortable wagon des États-Unis.

La question des vivres et de l’éclairage étant résolue, restait la question de l’air. Il était évident que l’air enfermé dans le projectile ne suffirait pas pendant quatre jours à la respiration des voyageurs; chaque homme, en effet, consomme dans une heure environ tout l’oxygène contenu dans cent litres d’air. Barbicane, ses deux compagnons, et deux chiens qu’il comptait emmener, devaient consommer, par vingt-quatre heures, deux mille quatre cents litres d’oxygène, ou, en poids, à peu près sept livres. Il fallait donc renouveler l’air du projectile. Comment? Par un procédé bien simple, celui de MM. Reiset et Regnault, indiqué par Michel Ardan pendant la discussion du meeting.

On sait que l’air se compose principalement de vingt et une parties d’oxygène et de soixante-dix-neuf parties d’azote. Or, que se passe-t-il dans l’acte de la respiration? Un phénomène fort simple. L’homme absorbe l’oxygène de l’air, éminemment propre à entretenir la vie, et rejette l’azote intact. L’air expiré a perdu près de cinq pour cent de son oxygène et contient alors un volume à peu près égal d’acide carbonique, produit définitif de la combustion des éléments du sang par l’oxygène inspiré. Il arrive donc que dans un milieu clos, et après un certain temps, tout l’oxygène de l’air est remplacé par l’acide carbonique, gaz essentiellement délétère.

La question se réduisait dès lors à ceci: l’azote s’étant conservé intact, 1º refaire l’oxygène absorbé; 2º détruire l’acide carbonique expiré. Rien de plus facile au moyen du chlorate de potasse et de la potasse caustique.

Le chlorate de potasse est un sel qui se présente sous la forme de paillettes blanches; lorsqu’on le porte à une température supérieure à quatre cents degrés, il se transforme en chlorure de potassium, et l’oxygène qu’il contient se dégage entièrement. Or, dix-huit livres de chlorate de potasse rendent sept livres d’oxygène, c’est-à-dire la quantité nécessaire aux voyageurs pendant vingt-quatre heures. Voilà pour refaire l’oxygène.

Quant à la potasse caustique, c’est une matière très avide de l’acide carbonique mêlé à l’air, et il suffit de l’agiter pour qu’elle s’en empare et forme du bicarbonate de potasse. Voilà pour absorber l’acide carbonique.

En combinant ces deux moyens, on était certain de rendre à l’air vicié toutes ses qualités vivifiantes. C’est ce que les deux chimistes, MM. Reiset et Regnault, avaient expérimenté avec succès. Mais, il faut le dire, l’expérience avait eu lieu jusqu’alors _in anima vili_. Quelle que fût sa précision scientifique, on ignorait absolument comment des hommes la supporteraient.

Telle fut l’observation faite à la séance où se traita cette grave question. Michel Ardan ne voulait pas mettre en doute la possibilité de vivre au moyen de cet air factice, et il offrit d’en faire l’essai avant le départ. Mais l’honneur de tenter cette épreuve fut réclamé énergiquement par J.-T. Maston.

«Puisque je ne pars pas, dit ce brave artilleur, c’est bien le moins que j’habite le projectile pendant une huitaine de jours.

Il y aurait eu mauvaise grâce à lui refuser. On se rendit à ses vœux. Une quantité suffisante de chlorate de potasse et de potasse caustique fut mise à sa disposition avec des vivres pour huit jours; puis, ayant serré la main de ses amis, le 12 novembre, à six heures du matin, après avoir expressément recommandé de ne pas ouvrir sa prison avant le 20, à six heures du soir, il se glissa dans le projectile, dont la plaque fut hermétiquement fermée. Que se passa-t-il pendant cette huitaine? Impossible de s’en rendre compte. L’épaisseur des parois du projectile empêchait tout bruit intérieur d’arriver au-dehors.

Le 20 novembre, à six heures précises, la plaque fut retirée; les amis de J.-T. Maston ne laissaient pas d’être un peu inquiets. Mais ils furent promptement rassurés en entendant une voix joyeuse qui poussait un hurrah formidable.

Bientôt le secrétaire du Gun-Club apparut au sommet du cône dans une attitude triomphante. Il avait engraissé!

XXIV
——————–
LE TÉLESCOPE DES MONTAGNES ROCHEUSES

Le 20 octobre de l’année précédente, après la souscription close, le président du Gun-Club avait crédité l’Observatoire de Cambridge des sommes nécessaires à la construction d’un vaste instrument d’optique. Cet appareil, lunette ou télescope, devait être assez puissant pour rendre visible à la surface de la Lune un objet ayant au plus neuf pieds de largeur.

Il y a une différence importante entre la lunette et le télescope; il est bon de la rappeler ici. La lunette se compose d’un tube qui porte à son extrémité supérieure une lentille convexe appelée objectif, et à son extrémité inférieure une seconde lentille nommée oculaire, à laquelle s’applique l’œil de l’observateur. Les rayons émanant de l’objet lumineux traversent la première lentille et vont, par réfraction, former une image renversée à son foyer [C’est le point où les rayons lumineux se réunissent après avoir été réfractés.]. Cette image, on l’observe avec l’oculaire, qui la grossit exactement comme ferait une loupe. Le tube de la lunette est donc fermé à chaque extrémité par l’objectif et l’oculaire.

Au contraire, le tube du télescope est ouvert à son extrémité supérieure. Les rayons partis de l’objet observé y pénètrent librement et vont frapper un miroir métallique concave, c’est-à-dire convergent. De là ces rayons réfléchis rencontrent un petit miroir qui les renvoie à l’oculaire, disposé de façon à grossir l’image produite.

Ainsi, dans les lunettes, la réfraction joue le rôle principal, et dans les télescopes, la réflexion. De là le nom de réfracteurs donné aux premières, et celui de réflecteurs attribué aux seconds. Toute la difficulté d’exécution de ces appareils d’optique gît dans la confection des objectifs, qu’ils soient faits de lentilles ou de miroirs métalliques.

Cependant, à l’époque où le Gun-Club tenta sa grande expérience, ces instruments étaient singulièrement perfectionnés et donnaient des résultats magnifiques. Le temps était loin où Galilée observa les astres avec sa pauvre lunette qui grossissait sept fois au plus. Depuis le XVIe siècle, les appareils d’optique s’élargirent et s’allongèrent dans des proportions considérables, et ils permirent de jauger les espaces stellaires à une profondeur inconnue jusqu’alors. Parmi les instruments réfracteurs fonctionnant à cette époque, on citait la lunette de l’Observatoire de Poulkowa, en Russie, dont l’objectif mesure quinze pouces (– 38 centimètres de largeur [Elle a coûté 80,000 roubles (320,000 francs).]), la lunette de l’opticien français Lerebours, pourvue d’un objectif égal au précédent, et enfin la lunette de l’Observatoire de Cambridge, munie d’un objectif qui a dix-neuf pouces de diamètre (48 cm).

Parmi les télescopes, on en connaissait deux d’une puissance remarquable et de dimension gigantesque. Le premier, construit par Herschell, était long de trente-six pieds et possédait un miroir large de quatre pieds et demi; il permettait d’obtenir des grossissements de six mille fois. Le second s’élevait en Irlande, à Birrcastle, dans le parc de Parsonstown, et appartenait à Lord Rosse. La longueur de son tube était de quarante-huit pieds, la largeur de son miroir de six pieds (– 1.93 m [On entend souvent parler de lunettes ayant une longueur bien plus considérable; une, entre autres, de 300 pieds de foyer, fut établie par les soins de Dominique Cassini à l’Observatoire de Paris; mais il faut savoir que ces lunettes n’avaient pas de tube. L’objectif était suspendu en l’air au moyen de mâts, et l’observateur, tenant son oculaire à la main, venait se placer au foyer de l’objectif le plus exactement possible. On comprend combien ces instruments étaient d’un emploi peu aisé et la difficulté qu’il y avait de centrer deux lentilles placées dans ces conditions.]); il grossissait six mille quatre cents fois, et il avait fallu bâtir une immense construction en maçonnerie pour disposer les appareils nécessaires à la manœuvre de l’instrument, qui pesait vingt-huit mille livres.

Mais, on le voit, malgré ces dimensions colossales, les grossissements obtenus ne dépassaient pas six mille fois en nombres ronds; or, un grossissement de six mille fois ne ramène la Lune qu’à trente-neuf milles (– 16 lieues), et il laisse seulement apercevoir les objets ayant soixante pieds de diamètre, à moins que ces objets ne soient très allongés.

Or, dans l’espèce, il s’agissait d’un projectile large de neuf pieds et long de quinze; il fallait donc ramener la Lune à cinq milles (– 2 lieues) au moins, et, pour cela, produire des grossissements de quarante-huit mille fois.

Telle était la question posée à l’Observatoire de Cambridge. Il ne devait pas être arrêté par les difficultés financières; restaient donc les difficultés matérielles.

Et d’abord il fallut opter entre les télescopes et les lunettes. Les lunettes présentent des avantages sur les télescopes. A égalité d’objectifs, elles permettent d’obtenir des grossissements plus considérables, parce que les rayons lumineux qui traversent les lentilles perdent moins par l’absorption que par la réflexion sur le miroir métallique des télescopes. Mais l’épaisseur que l’on peut donner à une lentille est limitée, car, trop épaisse, elle ne laisse plus passer les rayons lumineux. En outre, la construction de ces vastes lentilles est excessivement difficile et demande un temps considérable, qui se mesure par années.

Donc, bien que les images fussent mieux éclairées dans les lunettes, avantage inappréciable quand il s’agit d’observer la Lune, dont la lumière est simplement réfléchie, on se décida à employer le télescope, qui est d’une exécution plus prompte et permet d’obtenir de plus forts grossissements. Seulement, comme les rayons lumineux perdent une grande partie de leur intensité en traversant l’atmosphère, le Gun-Club résolut d’établir l’instrument sur l’une des plus hautes montagnes de l’Union, ce qui diminuerait l’épaisseur des couches aériennes.

Dans les télescopes, on l’a vu, l’oculaire, c’est-à-dire la loupe placée à l’œil de l’observateur, produit le grossissement, et l’objectif qui supporte les plus forts grossissements est celui dont le diamètre est le plus considérable et la distance focale plus grande. Pour grossir quarante-huit mille fois, il fallait dépasser singulièrement en grandeur les objectifs d’Herschell et de Lord Rosse. Là était la difficulté, car la fonte de ces miroirs est une opération très délicate.

Heureusement, quelques années auparavant, un savant de l’Institut de France, Léon Foucault, venait d’inventer un procédé qui rendait très facile et très prompt le polissage des objectifs, en remplaçant le miroir métallique par des miroirs argentés. Il suffisait de couler un morceau de verre de la grandeur voulue et de le métalliser ensuite avec un sel d’argent. Ce fut ce procédé, dont les résultats sont excellents, qui fut suivi pour la fabrication de l’objectif.

De plus, on le disposa suivant la méthode imaginée par Herschell pour ses télescopes. Dans le grand appareil de l’astronome de Slough, l’image des objets, réfléchie par le miroir incliné au fond du tube, venait se former à son autre extrémité où se trouvait situé l’oculaire. Ainsi l’observateur, au lieu d’être placé à la partie inférieure du tube, se hissait à sa partie supérieure, et là, muni de sa loupe, il plongeait dans l’énorme cylindre. Cette combinaison avait l’avantage de supprimer le petit miroir destiné à renvoyer l’image à l’oculaire. Celle-ci ne subissait plus qu’une réflexion au lieu de deux. Donc il y avait un moins grand nombre de rayons lumineux éteints. Donc l’image était moins affaiblie. Donc, enfin, on obtenait plus de clarté, avantage précieux dans l’observation qui devait être faite [Ces réflecteurs sont nommés «front view telescope».].

Ces résolutions prises, les travaux commencèrent. D’après les calculs du bureau de l’Observatoire de Cambridge, le tube du nouveau réflecteur devait avoir deux cent quatre-vingts pieds de longueur, et son miroir seize pieds de diamètre. Quelque colossal que fût un pareil instrument, il n’était pas comparable à ce télescope long de dix mille pieds (– 3 kilomètres et demi) que l’astronome Hooke proposait de construire il y a quelques années. Néanmoins l’établissement d’un semblable appareil présentait de grandes difficultés.

Quant à la question d’emplacement, elle fut promptement résolue. Il s’agissait de choisir une haute montagne, et les hautes montagnes ne sont pas nombreuses dans les États.

En effet, le système orographique de ce grand pays se réduit à deux chaînes de moyenne hauteur, entre lesquelles coule ce magnifique Mississippi que les Américains appelleraient «le roi des fleuves», s’ils admettaient une royauté quelconque.

A l’est, ce sont les Appalaches, dont le plus haut sommet, dans le New-Hampshire, ne dépasse pas cinq mille six cents pieds, ce qui est fort modeste.

A l’ouest, au contraire, on rencontre les montagnes Rocheuses, immense chaîne qui commence au détroit de Magellan, suit la côte occidentale de l’Amérique du Sud sous le nom d’Andes ou de Cordillères, franchit l’isthme de Panama et court à travers l’Amérique du Nord jusqu’aux rivages de la mer polaire.

Ces montagnes ne sont pas très élevées, et les Alpes ou l’Himalaya les regarderaient avec un suprême dédain du haut de leur grandeur. En effet, leur plus haut sommet n’a que dix mille sept cent un pieds, tandis que le mont Blanc en mesure quatorze mille quatre cent trente-neuf, et le Kintschindjinga [La plus haute cime de l’Himalaya.] vingt-six mille sept cent soixante-seize au-dessus du niveau de la mer.

Mais, puisque le Gun-Club tenait à ce que le télescope, aussi bien que la Columbiad, fût établi dans les États de l’Union, il fallut se contenter des montagnes Rocheuses, et tout le matériel nécessaire fut dirigé sur le sommet de Lon’s-Peak, dans le territoire du Missouri.

Dire les difficultés de tout genre que les ingénieurs américains eurent à vaincre, les prodiges d’audace et d’habileté qu’ils accomplirent, la plume ou la parole ne le pourrait pas. Ce fut un véritable tour de force. Il fallut monter des pierres énormes, de lourdes pièces forgées, des cornières d’un poids considérable, les vastes morceaux du cylindre, l’objectif pesant lui seul près de trente mille livres, au-dessus de la limite des neiges perpétuelles, à plus de dix mille pieds de hauteur, après avoir franchi des prairies désertes, des forêts impénétrables, des «rapides» effrayants, loin des centres de populations, au milieu de régions sauvages dans lesquelles chaque détail de l’existence devenait un problème presque insoluble. Et néanmoins, ces mille obstacles, le génie des Américains en triompha. Moins d’un an après le commencement des travaux, dans les derniers jours du mois de septembre, le gigantesque réflecteur dressait dans les airs son tube de deux cent quatre-vingts pieds. Il était suspendu à une énorme charpente en fer; un mécanisme ingénieux permettait de le manœuvrer facilement vers tous les points du ciel et de suivre les astres d’un horizon à l’autre pendant leur marche à travers l’espace.

Il avait coûté plus de quatre cent mille dollars [Un million six cent mille francs.]. La première fois qu’il fut braqué sur la Lune, les observateurs éprouvèrent une émotion à la fois curieuse et inquiète. Qu’allaient-ils découvrir dans le champ de ce télescope qui grossissait quarante-huit mille fois les objets observés? Des populations, des troupeaux d’animaux lunaires, des villes, des lacs, des océans? Non, rien que la science ne connût déjà, et sur tous les points de son disque la nature volcanique de la Lune put être déterminée avec une précision absolue.

Mais le télescope des montagnes Rocheuses, avant de servir au Gun-Club, rendit d’immenses services à l’astronomie. Grâce à sa puissance de pénétration, les profondeurs du ciel furent sondées jusqu’aux dernières limites, le diamètre apparent d’un grand nombre d’étoiles put être rigoureusement mesuré, et M. Clarke, du bureau de Cambridge, décomposa le _crab nebula_ [Nébuleuse qui apparaît sous la forme d’une écrevisse.] du Taureau, que le réflecteur de Lord Rosse n’avait jamais pu réduire.

XXV
——————–
DERNIERS DÉTAILS

On était au 22 novembre. Le départ suprême devait avoir lieu dix jours plus tard. Une seule opération restait encore à mener à bonne fin, opération délicate, périlleuse, exigeant des précautions infinies, et contre le succès de laquelle le capitaine Nicholl avait engagé son troisième pari. Il s’agissait, en effet, de charger la Columbiad et d’y introduire les quatre cent mille livres de fulmi-coton. Nicholl avait pensé, non sans raison peut-être, que la manipulation d’une aussi formidable quantité de pyroxyle entraînerait de graves catastrophes, et qu’en tout cas cette masse éminemment explosive s’enflammerait d’elle-même sous la pression du projectile.

Il y avait là de graves dangers encore accrus par l’insouciance et la légèreté des Américains, qui ne se gênaient pas, pendant la guerre fédérale, pour charger leurs bombes le cigare à la bouche. Mais Barbicane avait à cœur de réussir et de ne pas échouer au port; il choisit donc ses meilleurs ouvriers, il les fit opérer sous ses yeux, il ne les quitta pas un moment du regard, et, à force de prudence et de précautions, il sut mettre de son côté toutes les chances de succès.

Et d’abord il se garda bien d’amener tout son chargement à l’enceinte de Stone’s-Hill. Il le fit venir peu à peu dans des caissons parfaitement clos. Les quatre cent mille livres de pyroxyle avaient été divisées en paquets de cinq cents livres, ce qui faisait huit cents grosses gargousses confectionnées avec soin par les plus habiles artificiers de Pensacola. Chaque caisson pouvait en contenir dix et arrivait l’un après l’autre par le rail-road de Tampa-Town; de cette façon il n’y avait jamais plus de cinq mille livres de pyroxyle à la fois dans l’enceinte. Aussitôt arrivé, chaque caisson était déchargé par des ouvriers marchant pieds nus, et chaque gargousse transportée à l’orifice de la Columbiad, dans laquelle on la descendait au moyen de grues manœuvrées à bras d’hommes. Toute machine à vapeur avait été écartée, et les moindres feux éteints à deux milles à la ronde. C’était déjà trop d’avoir à préserver ces masses de fulmi-coton contre les ardeurs du soleil, même en novembre. Aussi travaillait-on de préférence pendant la nuit, sous l’éclat d’une lumière produite dans le vide et qui, au moyen des appareils de Ruhmkorff, créait un jour artificiel jusqu’au fond de la Columbiad. Là, les gargousses étaient rangées avec une parfaite régularité et reliées entre elles au moyen d’un fil métallique destiné à porter simultanément l’étincelle électrique au centre de chacune d’elles.

En effet, c’est au moyen de la pile que le feu devait être communiqué à cette masse de fulmi-coton. Tous ces fils, entourés d’une matière isolante, venaient se réunir en un seul à une étroite lumière percée à la hauteur où devait être maintenu le projectile, là ils traversaient l’épaisse paroi de fonte et remontaient jusqu’au sol par un des évents du revêtement de pierre conservé dans ce but. Une fois arrivé au sommet de Stone’s-Hill, le fil, supporté sur des poteaux pendant une longueur de deux milles, rejoignait une puissante pile de Bunzen en passant par un appareil interrupteur. Il suffisait donc de presser du doigt le bouton de l’appareil pour que le courant fût instantanément rétabli et mît le feu aux quatre cent mille livres de fulmi-coton. Il va sans dire que la pile ne devait entrer en activité qu’au dernier moment.

Le 28 novembre, les huit cents gargousses étaient disposées au fond de la Columbiad. Cette partie de l’opération avait réussi. Mais que de tracas, que d’inquiétudes, de luttes, avait subis le président Barbicane! Vainement il avait défendu l’entrée de Stone’s-Hill; chaque jour les curieux escaladaient les palissades, et quelques-uns, poussant l’imprudence jusqu’à la folie, venaient fumer au milieu des balles de fulmi-coton. Barbicane se mettait dans des fureurs quotidiennes. J.-T. Maston le secondait de son mieux, faisant la chasse aux intrus avec une grande vigueur et ramassant les bouts de cigares encore allumés que les Yankees jetaient çà et là. Rude tâche, car plus de trois cent mille personnes se pressaient autour des palissades. Michel Ardan s’était bien offert pour escorter les caissons jusqu’à la bouche de la Columbiad; mais, l’ayant surpris lui-même un énorme cigare à la bouche, tandis qu’il pourchassait les imprudents auxquels il donnait ce funeste exemple, le président du Gun-Club vit bien qu’il ne pouvait pas compter sur cet intrépide fumeur, et il fut réduit à le faire surveiller tout spécialement.

Enfin, comme il y a un Dieu pour les artilleurs, rien ne sauta, et le chargement fut mené à bonne fin. Le troisième pari du capitaine Nicholl était donc fort aventuré. Restait à introduire le projectile dans la Columbiad et à le placer sur l’épaisse couche de fulmi-coton.

Mais, avant de procéder à cette opération, les objets nécessaires au voyage furent disposés avec ordre dans le wagon-projectile. Ils étaient en assez grand nombre, et si l’on avait laissé faire Michel Ardan, ils auraient bientôt occupé toute la place réservée aux voyageurs. On ne se figure pas ce que cet aimable Français voulait emporter dans la Lune. Une véritable pacotille d’inutilités. Mais Barbicane intervint, et l’on dut se réduire au strict nécessaire.

Plusieurs thermomètres, baromètres et lunettes furent disposés dans le coffre aux instruments.

Les voyageurs étaient curieux d’examiner la Lune pendant le trajet, et, pour faciliter la reconnaissance de ce monde nouveau, ils emportaient une excellente carte de Beer et Moedler, la _Mappa selenographica_, publiée en quatre planches, qui passe à bon droit pour un véritable chef-d’œuvre d’observation et de patience. Elle reproduisait avec une scrupuleuse exactitude les moindres détails de cette portion de l’astre tournée vers la Terre; montagnes, vallées, cirques, cratères, pitons, rainures s’y voyaient avec leurs dimensions exactes, leur orientation fidèle, leur dénomination, depuis les monts Doerfel et Leibniz dont le haut sommet se dresse à la partie orientale du disque, jusqu’à la _Mare frigoris_, qui s’étend dans les régions circumpolaires du Nord.

C’était donc un précieux document pour les voyageurs, car ils pouvaient déjà étudier le pays avant d’y mettre le pied.

Ils emportaient aussi trois rifles et trois carabines de chasse à système et à balles explosives; de plus, de la poudre et du plomb en très grande quantité.

«On ne sait pas à qui on aura affaire, disait Michel Ardan. Hommes ou bêtes peuvent trouver mauvais que nous allions leur rendre visite! Il faut donc prendre ses précautions.

Du reste, les instruments de défense personnelle étaient accompagnés de pics, de pioches, de scies à main et autres outils indispensables, sans parler des vêtements convenables à toutes les températures, depuis le froid des régions polaires jusqu’aux chaleurs de la zone torride.

Michel Ardan aurait voulu emmener dans son expédition un certain nombre d’animaux, non pas un couple de toutes les espèces, car il ne voyait pas la nécessité d’acclimater dans la Lune les serpents, les tigres, les alligators et autres bêtes malfaisantes.

«Non, disait-il à Barbicane, mais quelques bêtes de somme, bœuf ou vache, âne ou cheval, feraient bien dans le paysage et nous seraient d’une grande utilité.

–J’en conviens, mon cher Ardan, répondait le président du Gun-Club, mais notre wagon-projectile n’est pas l’arche de Noé. Il n’en a ni la capacité ni la destination. Ainsi restons dans les limites du possible.

Enfin, après de longues discussions, il fut convenu que les voyageurs se contenteraient d’emmener une excellente chienne de chasse appartenant à Nicholl et un vigoureux terre-neuve d’une force prodigieuse. Plusieurs caisses des graines les plus utiles furent mises au nombre des objets indispensables. Si l’on eût laissé faire Michel Ardan, il aurait emporté aussi quelques sacs de terre pour les y semer. En tout cas, il prit une douzaine d’arbustes qui furent soigneusement enveloppés d’un étui de paille et placés dans un coin du projectile.

Restait alors l’importante question des vivres, car il fallait prévoir le cas où l’on accosterait une portion de la Lune absolument stérile. Barbicane fit si bien qu’il parvint à en prendre pour une année. Mais il faut ajouter, pour n’étonner personne, que ces vivres consistèrent en conserves de viandes et de légumes réduits à leur plus simple volume sous l’action de la presse hydraulique, et qu’ils renfermaient une grande quantité d’éléments nutritifs; ils n’étaient pas très variés, mais il ne fallait pas se montrer difficile dans une pareille expédition. Il y avait aussi une réserve d’eau-de-vie pouvant s’élever à cinquante gallons [Environ 200 litres.] et de l’eau pour deux mois seulement; en effet, à la suite des dernières observations des astronomes, personne ne mettait en doute la présence d’une certaine quantité d’eau à la surface de la Lune. Quant aux vivres, il eût été insensé de croire que des habitants de la Terre ne trouveraient pas à se nourrir là-haut. Michel Ardan ne conservait aucun doute à cet égard. S’il en avait eu, il ne se serait pas décidé à partir.

«D’ailleurs, dit-il un jour à ses amis, nous ne serons pas complètement abandonnés de nos camarades de la Terre, et ils auront soin de ne pas nous oublier.

–Non, certes, répondit J.-T. Maston.

–Comment l’entendez-vous? demanda Nicholl.

–Rien de plus simple, répondit Ardan. Est-ce que la Columbiad ne sera pas toujours là? Eh bien! toutes les fois que la Lune se présentera dans des conditions favorables de zénith, sinon de périgée, c’est-à-dire une fois par an à peu près, ne pourra-t-on pas nous envoyer des obus chargés de vivres, que nous attendrons à jour fixe?

–Hurrah! hurrah! s’écria J.-T. Maston en homme qui avait son idée; voilà qui est bien dit! Certainement, mes braves amis, nous ne vous oublierons pas!

–J’y compte! Ainsi, vous le voyez, nous aurons régulièrement des nouvelles du globe, et, pour notre compte, nous serons bien maladroits si nous ne trouvons pas moyen de communiquer avec nos bons amis de la Terre!

Ces paroles respiraient une telle confiance, que Michel Ardan, avec son air déterminé, son aplomb superbe, eût entraîné tout le Gun-Club à sa suite. Ce qu’il disait paraissait simple, élémentaire, facile, d’un succès assuré, et il aurait fallu véritablement tenir d’une façon mesquine à ce misérable globe terraqué pour ne pas suivre les trois voyageurs dans leur expédition lunaire.

Lorsque les divers objets eurent été disposés dans le projectile, l’eau destinée à faire ressort fut introduite entre ses cloisons, et le gaz d’éclairage refoulé dans son récipient. Quant au chlorate de potasse et à la potasse caustique, Barbicane, craignant des retards imprévus en route, en emporta une quantité suffisante pour renouveler l’oxygène et absorber l’acide carbonique pendant deux mois. Un appareil extrêmement ingénieux et fonctionnant automatiquement se chargeait de rendre à l’air ses qualités vivifiantes et de le purifier d’une façon complète. Le projectile était donc prêt, et il n’y avait plus qu’à le descendre dans la Columbiad. Opération, d’ailleurs, pleine de difficultés et de périls.

L’énorme obus fut amené au sommet de Stone’s-Hill. Là, des grues puissantes le saisirent et le tinrent suspendu au-dessus du puits de métal.

Ce fut un moment palpitant. Que les chaînes vinssent à casser sous ce poids énorme, et la chute d’une pareille masse eût certainement déterminé l’inflammation du fulmi-coton.

Heureusement il n’en fut rien, et quelques heures après, le wagon-projectile, descendu doucement dans l’âme du canon, reposait sur sa couche de pyroxyle, un véritable édredon fulminant. Sa pression n’eut d’autre effet que de bourrer plus fortement la charge de la Columbiad.

«J’ai perdu », dit le capitaine en remettant au président Barbicane une somme de trois mille dollars.

Barbicane ne voulait pas recevoir cet argent de la part d’un compagnon de voyage; mais il dut céder devant l’obstination de Nicholl, que tenait à remplir tous ses engagements avant de quitter la Terre.

«Alors, dit Michel Ardan, je n’ai plus qu’une chose à vous souhaiter, mon brave capitaine.

–Laquelle? demanda Nicholl.

–C’est que vous perdiez vos deux autres paris! De cette façon, nous serons sûrs de ne pas rester en route.

XXVI
——————–
FEU!

Le premier jour de décembre était arrivé, jour fatal, car si le départ du projectile ne s’effectuait pas le soir même, à dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du soir, plus de dix-huit ans s’écouleraient avant que la Lune se représentât dans ces mêmes conditions simultanées de zénith et de périgée.

Le temps était magnifique; malgré les approches de l’hiver, le soleil resplendissait et baignait de sa radieuse effluve cette Terre que trois de ses habitants allaient abandonner pour un nouveau monde.

Que de gens dormirent mal pendant la nuit qui précéda ce jour si impatiemment désiré! Que de poitrines furent oppressées par le pesant fardeau de l’attente! Tous les cœurs palpitèrent d’inquiétude, sauf le cœur de Michel Ardan. Cet impassible personnage allait et venait avec son affairement habituel, mais rien ne dénonçait en lui une préoccupation inaccoutumée. Son sommeil avait été paisible, le sommeil de Turenne, avant la bataille, sur l’affût d’un canon.

Depuis le matin une foule innombrable couvrait les prairies qui s’étendent à perte de vue autour de Stone’s-Hill. Tous les quarts d’heure, le rail-road de Tampa amenait de nouveaux curieux; cette immigration prit bientôt des proportions fabuleuses, et, suivant les relevés du _Tampa-Town Observer_, pendant cette mémorable journée, cinq millions de spectateurs foulèrent du pied le sol de la Floride.

Depuis un mois la plus grande partie de cette foule bivouaquait autour de l’enceinte, et jetait les fondements d’une ville qui s’est appelée depuis Ardan’s-Town. Des baraquements, des cabanes, des cahutes, des tentes hérissaient la plaine, et ces habitations éphémères abritaient une population assez nombreuse pour faire envie aux plus grandes cités de l’Europe.

Tous les peuples de la terre y avaient des représentants; tous les dialectes du monde s’y parlaient à la fois. On eût dit la confusion des langues, comme aux temps bibliques de la tour de Babel. Là, les diverses classes de la société américaine se confondaient dans une égalité absolue. Banquiers, cultivateurs, marins, commissionnaires, courtiers, planteurs de coton, négociants, bateliers, magistrats, s’y coudoyaient avec un sans-gêne primitif. Les créoles de la Louisiane fraternisaient avec les fermiers de l’Indiana; les gentlemen du Kentucky et du Tennessee, les Virginiens élégants et hautains donnaient la réplique aux trappeurs à demi sauvages des Lacs et aux marchands de bœufs de Cincinnati. Coiffés du chapeau de castor blanc à larges bord, ou du panama classique, vêtus de pantalons en cotonnade bleue des fabriques d’Opelousas, drapés dans leurs blouses élégantes de toile écrue, chaussés de bottines aux couleurs éclatantes, ils exhibaient d’extravagants jabots de batiste et faisaient étinceler à leur chemise, à leurs manchettes, à leurs cravates, à leurs dix doigts, voire même à leurs oreilles, tout un assortiment de bagues, d’épingles, de brillants, de chaînes, de boucles, de breloques, dont le haut prix égalait le mauvais goût. Femmes, enfants, serviteurs, dans des toilettes non moins opulentes, accompagnaient, suivaient, précédaient, entouraient ces maris, ces pères, ces maîtres, qui ressemblaient à des chefs de tribu au milieu de leurs familles innombrables.

A l’heure des repas, il fallait voir tout ce monde se précipiter sur les mets particuliers aux États du Sud et dévorer, avec un appétit menaçant pour l’approvisionnement de la Floride, ces aliments qui répugneraient à un estomac européen, tels que grenouilles fricassées, singes à l’étouffée, «fish-chowder [Mets composé de poissons divers.]», sarigue rôtie, opossum saignant, ou grillades de racoon.

Mais aussi quelle série variée de liqueurs ou de boissons venait en aide à cette alimentation indigeste! Quels cris excitants, quelles vociférations engageantes retentissaient dans les bar-rooms ou les tavernes ornées de verres, de chopes, de flacons, de carafes, de bouteilles aux formes invraisemblables, de mortiers pour piler le sucre et de paquets de paille!

«Voilà le julep à la menthe! criait l’un de ces débitants d’une voix retentissante.

–Voici le sangaree au vin de Bordeaux! répliquait un autre d’un ton glapissant.

–Et du gin-sling! répétait celui-ci.

–Et le cocktail! le brandy-smash! criait celui-là.

–Qui veut goûter le véritable mint-julep, à la dernière mode? s’écriaient ces adroits marchands en faisant passer rapidement d’un verre à l’autre, comme un escamoteur fait d’une muscade, le sucre, le citron, la menthe verte, la glace pilée, l’eau, le cognac et l’ananas frais qui composent cette boisson rafraîchissante.

Aussi, d’habitude, ces incitations adressées aux gosiers altérés sous l’action brûlante des épices se répétaient, se croisaient dans l’air et produisaient un assourdissant tapage. Mais ce jour-là, ce premier décembre, ces cris étaient rares. Les débitants se fussent vainement enroués à provoquer les chalands. Personne ne songeait ni à manger ni à boire, et, à quatre heures du soir, combien de spectateurs circulaient dans la foule qui n’avaient pas encore pris leur lunch accoutumé! Symptôme plus significatif encore, la passion violente de l’Américain pour les jeux était vaincue par l’émotion. A voir les quilles du tempins couchées sur le flanc, les dés du creps dormant dans leurs cornets, la roulette immobile, le cribbage abandonné, les cartes du whist, du vingt-et-un, du rouge et noir, du monte et du faro, tranquillement enfermées dans leurs enveloppes intactes, on comprenait que l’événement du jour absorbait tout autre besoin et ne laissait place à aucune distraction.

Jusqu’au soir, une agitation sourde, sans clameur, comme celle qui précède les grandes catastrophes, courut parmi cette foule anxieuse. Un indescriptible malaise régnait dans les esprits, une torpeur pénible, un sentiment indéfinissable qui serrait le cœur. Chacun aurait voulu «que ce fût fini».

Cependant, vers sept heures, ce lourd silence se dissipa brusquement. La Lune se levait sur l’horizon. Plusieurs millions de hurrahs saluèrent son apparition. Elle était exacte au rendez-vous. Les clameurs montèrent jusqu’au ciel; les applaudissements éclatèrent de toutes parts, tandis que la blonde Phoebé brillait paisiblement dans un ciel admirable et caressait cette foule enivrée de ses rayons les plus affectueux.

En ce moment parurent les trois intrépides voyageurs. A leur aspect les cris redoublèrent d’intensité. Unanimement, instantanément, le chant national des États-Unis s’échappa de toutes les poitrines haletantes, et le _Yankee doodle_, repris en chœur par cinq millions d’exécutants, s’éleva comme une tempête sonore jusqu’aux dernières limites de l’atmosphère.

Puis, après cet irrésistible élan, l’hymne se tut, les dernières harmonies s’éteignirent peu à peu, les bruits se dissipèrent, et une rumeur silencieuse flotta au-dessus de cette foule si profondément impressionnée. Cependant, le Français et les deux Américains avaient franchi l’enceinte réservée autour de laquelle se pressait l’immense foule. Ils étaient accompagnés des membres du Gun-Club et des députations envoyées par les observatoires européens. Barbicane, froid et calme, donnait tranquillement ses derniers ordres. Nicholl, les lèvres serrées, les mains croisées derrière le dos, marchait d’un pas ferme et mesuré. Michel Ardan, toujours dégagé, vêtu en parfait voyageur, les guêtres de cuir aux pieds, la gibecière au côté, flottant dans ses vastes vêtements de velours marron, le cigare à la bouche, distribuait sur son passage de chaleureuses poignées de main avec une prodigalité princière. Il était intarissable de verve, de gaieté, riant, plaisantant, faisant au digne J.-T. Maston des farces de gamin, en un mot «Français», et, qui pis est, «Parisien» jusqu’à la dernière seconde.

Dix heures sonnèrent. Le moment était venu de prendre place dans le projectile; la manœuvre nécessaire pour y descendre, la plaque de fermeture à visser, le dégagement des grues et des échafaudages penchés sur la gueule de la Columbiad exigeaient un certain temps.

Barbicane avait réglé son chronomètre à un dixième de seconde près sur celui de l’ingénieur Murchison, chargé de mettre le feu aux poudres au moyen de l’étincelle électrique; les voyageurs enfermés dans le projectile pourraient ainsi suivre de l’œil l’impassible aiguille qui marquerait l’instant précis de leur départ.

Le moment des adieux était donc arrivé. La scène fut touchante; en dépit de sa gaieté fébrile, Michel Ardan se sentit ému. J.-T. Maston avait retrouvé sous ses paupières sèches une vieille larme qu’il réservait sans doute pour cette occasion. Il la versa sur le front de son cher et brave président.

«Si je partais? dit-il, il est encore temps!

–Impossible, mon vieux Maston», répondit Barbicane.

Quelques instants plus tard, les trois compagnons de route étaient installés dans le projectile, dont ils avaient vissé intérieurement la plaque d’ouverture, et la bouche de la Columbiad, entièrement dégagée, s’ouvrait librement vers le ciel.

Nicholl, Barbicane et Michel Ardan étaient définitivement murés dans leur wagon de métal.

Qui pourrait peindre l’émotion universelle, arrivée alors à son paroxysme?

La lune s’avançait sur un firmament d’une pureté limpide, éteignant sur son passage les feux scintillants des étoiles; elle parcourait alors la constellation des Gémeaux et se trouvait presque à mi-chemin de l’horizon et du zénith. Chacun devait donc facilement comprendre que l’on visait en avant du but, comme le chasseur vise en avant du lièvre qu’il veut atteindre.

Un silence effrayant planait sur toute cette scène. Pas un souffle de vent sur la terre! Pas un souffle dans les poitrines! Les cœurs n’osaient plus battre. Tous les regards effarés fixaient la gueule béante de la Columbiad.

Murchison suivait de l’œil l’aiguille de son chronomètre. Il s’en fallait à peine de quarante secondes que l’instant du départ ne sonnât, et chacune d’elles durait un siècle.

A la vingtième, il y eut un frémissement universel, et il vint à la pensée de cette foule que les audacieux voyageurs enfermés dans le projectile comptaient aussi ces terribles secondes! Des cris isolés s’échappèrent:

«Trente-cinq!–trente-six!–trente-sept!–trente-huit!–trente-neuf!–quarante! Feu!!!»

Aussitôt Murchison, pressant du doigt l’interrupteur de l’appareil, rétablit le courant et lança l’étincelle électrique au fond de la Columbiad.

Une détonation épouvantable, inouïe, surhumaine, dont rien ne saurait donner une idée, ni les éclats de la foudre, ni le fracas des éruptions, se produisit instantanément. Une immense gerbe de feu jaillit des entrailles du sol comme d’un cratère. La terre se souleva, et c’est à peine si quelques personnes purent un instant entrevoir le projectile fendant victorieusement l’air au milieu des vapeurs flamboyantes.

XXVII
——————–
TEMPS COUVERT

Au moment où la gerbe incandescente s’éleva vers le ciel à une prodigieuse hauteur, cet épanouissement de flammes éclaira la Floride entière, et, pendant un instant incalculable, le jour se substitua à la nuit sur une étendue considérable de pays. Cet immense panache de feu fut aperçu de cent milles en mer du golfe comme de l’Atlantique, et plus d’un capitaine de navire nota sur son livre de bord l’apparition de ce météore gigantesque.

La détonation de la Columbiad fut accompagnée d’un véritable tremblement de terre. La Floride se sentit secouer jusque dans ses entrailles. Les gaz de la poudre, dilatés par la chaleur, repoussèrent avec une incomparable violence les couches atmosphériques, et cet ouragan artificiel, cent fois plus rapide que l’ouragan des tempêtes, passa comme une trombe au milieu des airs.

Pas un spectateur n’était resté debout; hommes, femmes, enfants, tous furent couchés comme des épis sous l’orage; il y eut un tumulte inexprimable, un grand nombre de personnes gravement blessées, et J.-T. Maston, qui, contre toute prudence, se tenait trop en avant, se vit rejeté à vingt toises en arrière et passa comme un boulet au-dessus de la tête de ses concitoyens. Trois cent mille personnes demeurèrent momentanément sourdes et comme frappées de stupeur.

Le courant atmosphérique, après avoir renversé les baraquements, culbuté les cabanes, déraciné les arbres dans un rayon de vingt milles, chassé les trains du railway jusqu’à Tampa, fondit sur cette ville comme une avalanche, et détruisit une centaine de maisons, entre autres l’église Saint-Mary, et le nouvel édifice de la Bourse, qui se lézarda dans toute sa longueur. Quelques-uns des bâtiments du port, choqués les uns contre les autres, coulèrent à pic, et une dizaine de navires, mouillés en rade, vinrent à la côte, après avoir cassé leurs chaînes comme des fils de coton.

Mais le cercle de ces dévastations s’étendit plus loin encore, et au-delà des limites des États-Unis. L’effet du contrecoup, aidé des vents d’ouest, fut ressenti sur l’Atlantique à plus de trois cents milles des rivages américains. Une tempête factice, une tempête inattendue, que n’avait pu prévoir l’amiral Fitz-Roy, se jeta sur les navires avec une violence inouïe; plusieurs bâtiments, saisis dans ces tourbillons épouvantables sans avoir le temps d’amener, sombrèrent sous voiles, entre autres le _Childe-Harold_, de Liverpool, regrettable catastrophe qui devint de la part de l’Angleterre l’objet des plus vives récriminations.

Enfin, et pour tout dire, bien que le fait n’ait d’autre garantie que l’affirmation de quelques indigènes, une demi-heure après le départ du projectile, des habitants de Gorée et de Sierra Leone prétendirent avoir entendu une commotion sourde, dernier déplacement des ondes sonores, qui, après avoir traversé l’Atlantique, venait mourir sur la côte africaine.

Mais il faut revenir à la Floride. Le premier instant du tumulte passé, les blessés, les sourds, enfin la foule entière se réveilla, et des cris frénétiques: «Hurrah pour Ardan! Hurrah pour Barbicane! Hurrah pour Nicholl!» s’élevèrent jusqu’aux cieux. Plusieurs million d’hommes, le nez en l’air, armés de télescopes, de lunettes, de lorgnettes, interrogeaient l’espace, oubliant les contusions et les émotions, pour ne se préoccuper que du projectile. Mais ils le cherchaient en vain. On ne pouvait plus l’apercevoir, et il fallait se résoudre à attendre les télégrammes de Long’s-Peak. Le directeur de l’Observatoire de Cambridge [M. Belfast.] se trouvait à son poste dans les montagnes Rocheuses, et c’était à lui, astronome habile et persévérant, que les observations avaient été confiées.

Mais un phénomène imprévu, quoique facile à prévoir, et contre lequel on ne pouvait rien, vint bientôt mettre l’impatience publique à une rude épreuve.

Le temps, si beau jusqu’alors, changea subitement; le ciel assombri se couvrit de nuages. Pouvait-il en être autrement, après le terrible déplacement des couches atmosphériques, et cette dispersion de l’énorme quantité de vapeurs qui provenaient de la déflagration de quatre cent mille livres de pyroxyle? Tout l’ordre naturel avait été troublé. Cela ne saurait étonner, puisque, dans les combats sur mer, on a souvent vu l’état atmosphérique brutalement modifié par les décharges de l’artillerie.

Le lendemain, le soleil se leva sur un horizon chargé de nuages épais, lourd et impénétrable rideau jeté entre le ciel et la terre, et qui, malheureusement, s’étendit jusqu’aux régions des montagnes Rocheuses. Ce fut une fatalité. Un concert de réclamations s’éleva de toutes les parties du globe. Mais la nature s’en émut peu, et décidément, puisque les hommes avaient troublé l’atmosphère par leur détonation, ils devaient en subir les conséquences.

Pendant cette première journée, chacun chercha à pénétrer le voile opaque des nuages, mais chacun en fut pour ses peines, et chacun d’ailleurs se trompait en portant ses regards vers le ciel, car, par suite du mouvement diurne du globe, le projectile filait nécessairement alors par la ligne des antipodes.

Quoi qu’il en soit, lorsque la nuit vint envelopper la Terre, nuit impénétrable et profonde, quand la Lune fut remontée sur l’horizon, il fut impossible de l’apercevoir; on eût dit qu’elle se dérobait à dessein aux regards des téméraires qui avaient tiré sur elle. Il n’y eut donc pas d’observation possible, et les dépêches de Long’s-Peak confirmèrent ce fâcheux contretemps.

Cependant, si l’expérience avait réussi, les voyageurs, partis le 1er décembre à dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du soir, devaient arriver le 4 à minuit. Donc, jusqu’à cette époque, et comme après tout il eût été bien difficile d’observer dans ces conditions un corps aussi petit que l’obus, on prit patience sans trop crier.

Le 4 décembre, de huit heures du soir à minuit, il eût été possible de suivre la trace du projectile, qui aurait apparu comme un point noir sur le disque éclatant de la Lune. Mais le temps demeura impitoyablement couvert, ce qui porta au paroxysme l’exaspération publique. On en vint à injurier la Lune qui ne se montrait point. Triste retour des choses d’ici-bas!

J.-T. Maston, désespéré, partit pour Long’s-Peak. Il voulait observer lui-même. Il ne mettait pas en doute que ses amis ne fussent arrivés au terme de leur voyage. On n’avait pas, d’ailleurs, entendu dire que le projectile fût retombé sur un point quelconque des îles et des continents terrestres, et J.-T. Maston n’admettait pas un instant une chute possible dans les océans dont le globe est aux trois quarts couvert.

Le 5, même temps. Les grands télescopes du Vieux Monde, ceux d’Herschell, de Rosse, de Foucault, étaient invariablement braqués sur l’astre des nuits, car le temps était précisément magnifique en Europe; mais la faiblesse relative de ces instruments empêchait toute observation utile.

Le 6, même temps. L’impatience rongeait les trois quarts du globe. On en vint à proposer les moyens les plus insensés pour dissiper les nuages accumulés dans l’air.

Le 7, le ciel sembla se modifier un peu. On espéra, mais l’espoir ne fut pas de longue durée, et le soir, les nuages épaissis défendirent la voûte étoilée contre tous les regards.

Alors cela devint grave. En effet, le 11, à neuf heures onze minutes du matin, la Lune devait entrer dans son dernier quartier. Après ce délai, elle irait en déclinant, et, quand même le ciel serait rasséréné, les chances de l’observation seraient singulièrement amoindries; en effet, la Lune ne montrerait plus alors qu’une portion toujours décroissante de son disque et finirait par devenir nouvelle, c’est-à-dire qu’elle se coucherait et se lèverait avec le soleil, dont les rayons la rendraient absolument invisible. Il faudrait donc attendre jusqu’au 3 janvier, à midi quarante-quatre minutes, pour la retrouver pleine et commencer les observations.

Les journaux publiaient ces réflexions avec mille commentaires et ne dissimulaient point au public qu’il devait s’armer d’une patience angélique.

Le 8, rien. Le 9, le soleil reparut un instant comme pour narguer les Américains. Il fut couvert de huées, et, blessé sans doute d’un pareil accueil, il se montra fort avare de ses rayons.

Le 10, pas de changement. J.-T. Maston faillit devenir fou, et l’on eut des craintes pour le cerveau de ce digne homme, si bien conservé jusqu’alors sous son crâne de gutta-percha.

Mais le 11, une de ces épouvantables tempêtes des régions intertropicales se déchaîna dans l’atmosphère. De grands vents d’est balayèrent les nuages amoncelés depuis si longtemps, et le soir, le disque à demi rongé de l’astre des nuits passa majestueusement au milieu des limpides constellations du ciel.

XXVIII
——————–
UN NOUVEL ASTRE

Cette nuit même, la palpitante nouvelle si impatiemment attendue éclata comme un coup de foudre dans les États de l’Union, et, de là, s’élançant à travers l’Océan, elle courut sur tous les fils télégraphiques du globe. Le projectile avait été aperçu, grâce au gigantesque réflecteur de Long’s-Peak.

Voici la note rédigée par le directeur de l’Observatoire de Cambridge. Elle renferme la conclusion scientifique de cette grande expérience du Gun-Club.

_Longs’s-Peak, 12 décembre._

A MM. LES MEMBRES DU BUREAU DE L’OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE.

_Le projectile lancé par la Columbiad de Stone’s-Hill a été aperçu par MM. Belfast et J.-T. Maston, le 12 décembre, à huit heures quarante-sept minutes du soir, la Lune étant entrée dans son dernier quartier.

Ce projectile n’est point arrivé à son but. Il a passé à côté, mais assez près, cependant, pour être retenu par l’attraction lunaire.

Là, son mouvement rectiligne s’est changé en un mouvement circulaire d’une rapidité vertigineuse, et il a été entraîné suivant une orbite elliptique autour de la Lune, dont il est devenu le véritable satellite.

Les éléments de ce nouvel astre n’ont pas encore pu être déterminés. On ne connaît ni sa vitesse de translation, ni sa vitesse de rotation. La distance qui le sépare de la surface de la Lune peut être évaluée à deux mille huit cent trente-trois milles environ (– 4,500 lieues).

Maintenant, deux hypothèses peuvent se produire et amener une modification dans l’état des choses:

Ou l’attraction de la Lune finira par l’emporter, et les voyageurs atteindront le but de leur voyage;

Ou, maintenu dans un ordre immutable, le projectile gravitera autour du disque lunaire jusqu’à la fin des siècles.

C’est ce que les observations apprendront un jour, mais jusqu’ici la tentative du Gun-Club n’a eu d’autre résultat que de doter d’un nouvel astre notre système solaire._

J.-M. BELFAST.

Que de questions soulevait ce dénouement inattendu! Quelle situation grosse de mystères l’avenir réservait aux investigations de la science! Grâce au courage et au dévouement de trois hommes, cette entreprise, assez futile en apparence, d’envoyer un boulet à la Lune, venait d’avoir un résultat immense, et dont les conséquences sont incalculables. Les voyageurs, emprisonnés dans un nouveau satellite, s’ils n’avaient pas atteint leur but, faisaient du moins partie du monde lunaire; ils gravitaient autour de l’astre des nuits, et, pour le première fois, l’œil pouvait en pénétrer tous les mystères. Les noms de Nicholl, de Barbicane, de Michel Ardan, devront donc être à jamais célèbres dans les fastes astronomiques, car ces hardis explorateurs, avides d’agrandir le cercle des connaissances humaines, se sont audacieusement lancés à travers l’espace, et ont joué leur vie dans la plus étrange tentative des temps modernes.

Quoi qu’il en soit, la note de Long’s-Peak une fois connue, il y eut dans l’univers entier un sentiment de surprise et d’effroi. Était-il possible de venir en aide à ces hardis habitants de la Terre? Non, sans doute, car ils s’étaient mis en dehors de l’humanité en franchissant les limites imposées par Dieu aux créatures terrestres. Ils pouvaient se procurer de l’air pendant deux mois. Ils avaient des vivres pour un an. Mais après?… Les cœurs les plus insensibles palpitaient à cette terrible question.

Un seul homme ne voulait pas admettre que la situation fût désespérée. Un seul avait confiance, et c’était leur ami dévoué, audacieux et résolu comme eux, le brave J.-T. Maston.

D’ailleurs, il ne les perdait pas des yeux. Son domicile fut désormais le poste de Long’s-Peak; son horizon, le miroir de l’immense réflecteur. Dès que la lune se levait à l’horizon, il l’encadrait dans le champ du télescope, il ne la perdait pas un instant du regard et la suivait assidûment dans sa marche à travers les espaces stellaires; il observait avec une éternelle patience le passage du projectile sur son disque d’argent, et véritablement le digne homme restait en perpétuelle communication avec ses trois amis, qu’il ne désespérait pas de revoir un jour.

«Nous correspondrons avec eux, disait-il à qui voulait l’entendre, dès que les circonstances le permettront. Nous aurons de leurs nouvelles et ils auront des nôtres! D’ailleurs, je les connais, ce sont des hommes ingénieux. A eux trois ils emportent dans l’espace toutes les ressources de l’art, de la science et de l’industrie. Avec cela on fait ce qu’on veut, et vous verrez qu’ils se tireront d’affaire!»