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decrepite. J’allais me lever, quand, d’un seul coup, la [5]petite fenetre, fermee par un fragment de brique, fut poussee et s’ouvrit: une tete pale, les cheveux roux, les yeux phosphorescents, les joues fremissantes, parut…, regardant a l’interieur. Notre saisissement fut tel que nous n’eumes pas la force de jeter un cri. L’homme passa [10]une jambe, puis l’autre, par la lucarne et descendit dans notre grenier avec tant de prudence, que pas un atome ne bruit sous ses pas.

Cet homme, large et rond des epaules, court, trapu, la face crispee comme celle d’un tigre a l’affut, n’etait autre [15]que le personnage bonasse qui nous avait donne des conseils sur la route de Heidelberg. Que sa physionomie nous parut changee alors! Malgre le froid excessif, il etait en manches de chemise; il ne portait qu’une simple culotte serree autour des reins, des bas de laine et des souliers a [20]boucles d’argent. Un long couteau tache de sang brillait dans sa main.

Wilfrid et moi nous nous crumes perdus… Mais lui ne parut pas nous voir dans l’ombre oblique de la mansarde, quoique la flamme se fut ranimee au courant d’air glacial [25]de la lucarne. Il s’accroupit sur un escabeau et se prit a grelotter d’une facon bizarre… subitement ses yeux, d’un vert jaunatre, s’arreterent sur moi…, ses narines se dilaterent…, il me regarda plus d’une longue minute… Je n’avais plus une goutte de sang dans les veines! Puis, [30]se tournant vers le poele, il toussa d’une voix rauque, pareille a celle d’un chat, sans qu’un seul muscle de sa face tressaillit. Il tira du gousset de sa culotte une grosse

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montre, fit le geste d’un homme qui regarde l’heure, et, soit distraction ou tout autre motif, il la deposa sur la table. Enfin, se levant comme incertain, il considera la lucarne, parut hesiter et sortit, laissant la porte ouverte [5]tout au large.

Je me levai aussitot pour pousser le verrou, mais deja les pas de l’homme criaient dans l’escalier a deux etages en dessous. Une curiosite invincible l’emporta sur ma terreur, et, comme je l’entendais ouvrir une fenetre donnant [10]sur la cour, moi-meme je m’inclinai vers la lucarne de l’escalier en tourelle du meme cote. La cour de cette hauteur etait profonde comme un puits; un mur, haut de cinquante a soixante pieds, la partageait en deux. Sa crete partait de la fenetre que l’assassin venait d’ouvrir, et [15]s’etendait en ligne droite, sur le toit d’une vaste et sombre demeure en face. Comme la lune brillait entre de grands nuages charges de neige, je vis tout cela d’un coup d’oeil, et je fremis en apercevant l’homme fuir sur la haute muraille, la tete penchee en avant et son long couteau a la [20]main, tandis que le vent soufflait avec des sifflements lugubres.

Il gagna le toit en face et disparut dans une lucarne. Je croyais rever. Pendant quelques instants je restai la, bouche beante, la poitrine nue, les cheveux flottants, [25]sous le gresil qui tombait du toit. Enfin, revenant de ma stupeur, je rentrai dans notre reduit et trouvai Wilfrid, qui me regarda tout hagard et murmurant une priere a voix basse. Je m’empressai de remettre du bois au fourneau, de passer mes habits et de fermer le [30]verrou.

“Eh bien? demanda mon camarade en se levant.

–Eh bien! lui repondis-je, nous en sommes rechappes

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…Si cet homme ne nous a pas vus, c’est que Dieu ne veut pas encore notre mort.

–Oui, fit-il… oui! c’est l’un des assassins dont nous parlait Annette… Grand Dieu!… quelle figure… et [5]quel couteau!”

Il retomba sur la paillasse… Moi, je vidai d’un trait ce qui restait de vin dans la cruche, et comme le feu s’etait ranime, que la chaleur se repandait de nouveau dans la chambre, et que le verrou me paraissait solide, je repris [10]courage.

Pourtant, la montre etait la… l’homme pouvait revenir la chercher!… Cette idee nous glaca d’epouvante.

“Qu’allons-nous faire, maintenant? dit Wilfrid. Notre plus court serait de reprendre tout de suite le chemin de la [15]Foret Noire!

–Pourquoi?

–Je n’ai plus envie de jouer de la contre-basse… Arrangez-vous comme vous voudrez.

–Mais pourquoi donc? Qu’est-ce qui nous force a [20]partir? Avons-nous commis un crime?

–Parle bas… parle bas… fit-il… Rien que ce mot crime, si quelqu’un l’entendait, pourrait nous faire prendre …De pauvres diables comme nous servent d’exemples aux autres… On ne regarde pas longtemps s’ils commettent [25]des crimes… Il suffit qu’on trouve cette montre ici…

–Ecoute, Wilfrid, lui dis-je, il ne s’agit pas de perdre la tete. Je veux bien croire qu’un crime a ete commis ce soir dans notre quartier… Oui, je le crois… c’est meme [30]tres-probable… mais, en pareille circonstance, que doit faire un honnete homme? Au lieu de fuir, il doit aider la justice, il doit…

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–Et comment, comment l’aider?

–Le plus simple sera de prendre la montre et d’aller la remettre demain au grand bailli, en lui racontant ce qui s’est passe.

[5]–Jamais… jamais… je n’oserai toucher cette montre!

–Eh bien! moi, j’irai. Couchons-nous et tachons de dormir encore s’il est possible.

–Je n’ai plus envie de dormir.

[10]–Alors, causons… allume ta pipe… attendons le jour… Il Y a peut-etre encore du monde a l’auberge… si tu veux, nous descendrons.

–J’aime mieux rester ici.

–Soit!”

[15]Et nous reprimes notre place au coin du feu. Le lendemain, des que le jour parut, j’allai prendre la montre sur la table. C’etait une montre tres-belle, a double cadran marquait les heures, l’autre les minutes. Wilfrid parut plus rassure.

[20]”Kasper, me dit-il, toute reflexion faite, il convient mieux que j’aille voir le bailli. Tu es trop jeune pour entrer dans de telles affaires… Tu t’expliquerais mal!

–C’est comme tu voudras.

–Oui, il paraitrait bien etrange qu’un homme de mon [25]age envoyat un enfant.

–Bien… bien… je comprends, Wilfrid”

Il prit la montre, et je remarquai que son amour-propre seul le poussait a cette resolution: il aurait rougi, sans doute, devant ses camarades, d’avoir montre moins de [30]courage que moi.

Nous descendimes du grenier tout meditatifs. En traversant l’allee qui donne sur la rue Saint-Christophe,

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nous entendimes le cliquetis des verres et des fourchettes …Je distinguai la voix du vieux Bremer et de ses deux fils, Ludwig et Karl.

“Ma foi, dis-je a Wilfrid, avant de sortir, nous ne ferions [5]pas mal de boire un bon coup.”

En meme temps je poussai la porte de la salle. Toute notre societe etait la, les violons, les cors de chasse suspendus a la muraille; la harpe dans un coin. Nous fumes accueillis par des cris joyeux. On s’empressa de nous [10]faire place a table.

“He! disait le vieux Bremer, bonne journee, camarades Du vent… de la neige… Toutes les brasseries seront pleines de monde; chaque flocon qui tourbillonne dans l’air est un florin qui nous tombera dans la poche!”

[15]J’apercus ma petite Annette, fraiche, degourdie, me souriant des yeux et des levres avec amour. Cette vue me ranima… Les meilleures tranches de jambon etaient pour moi, et chaque fois qu’elle venait deposer une cruche a ma droite, sa douce main s’appuyait avec expression sur [20]mon epaule.

Oh! que mon coeur sautillait, en songeant aux marrons que nous avions croques la veille ensemble! Pourtant, la figure pale du meurtrier passait de temps en temps devant mes yeux et me faisait tressaillir… Je regardais [25]Wilfrid, il etait tout meditatif. Enfin, au coup de huit heures, notre troupe allait partir, lorsque la porte s’ouvrit, et que trois escogriffes, la face plombee, les yeux brillants comme des rats, le chapeau deforme, suivis de plusieurs autres de la meme espece, se presenterent sur le seuil. [30]L’un d’eux, au nez long, un enorme gourdin suspendu au poignet, s’avanca en s’ecriant:

“Vos papiers, messieurs?”

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Chacun s’empressa de satisfaire a sa demande. Malheureusement Wilfrid, gui se trouvait debout aupres du Poele, fut pris d’un tremblement subit, et comme l’agent de police, a l’oeil exerce, suspendait sa lecture pour [5]l’observer d’un regard equivoque, il eut la funeste idee de faire glisser la montre dans sa botte, mais, avant qu’elle eut atteint sa destination, l’agent de police frappait sur la cuisse de mon camarade et s’ecriait d’un ton goguenard:

[10]”He, he! il parait que ceci nous gene?”

Alors Wilfrid tomba en faiblesse, a la grande stupefaction de tout le monde, il s’affaissa sur un banc, pale comme la mort, et Madoc, le chef de la police, sans gene, ouvrit son pantalon et en retira la montre avec un mechant eclat [15]de rire… Mais a peine l’eut-il regardee, qu’il devint grave, et se tournant vers ses agents:

“Que personne ne sorte! s’ecria-t-il d’une voix terrible. Nous tenons la bande… Voici la montre du doyen Daniel Van den Berg… Attention… Les menottes!”

[20]Ce cri nous traversa jusqu’a la moelle des os. Il se fit un tumulte epouvantable… Moi, nous sentant perdus, je me glissai sous le banc, pres du mur, et comme on enchainait le pauvre vieux Bremer, ses fils Heinrich et Wilfrid, qui sanglotaient et protestaient… je sentis une [25]petite main me passer sur le cou.. la douce main d’Annette, ou j’imprimai mes levres pour dernier adieu… Mais elle me prit par l’oreille, m’attira doucement… doucement… Je vis la porte du cellier ouverte sous un bout de la table… Je m’y laissai glisser… La porte se [30]referma!

Ce fut l’affaire d’une seconde, au milieu de la bagarre.

A peine au fond de mon trou, on trepignait deja sur la

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porte… puis tout devint silencieux: mes pauvres camarades etaient partis!–La mere Gredel Dick jetait son cri de paon sur le seuil de son allee, disant que l’auberge du _Pied-de-Mouton_ etait deshonoree.

[5]Je vous laisse a penser les reflexions que je dus faire durant tout un jour, blotti derriere une futaille, les reins courbes, les jambes repliees sous moi, songeant que si un chien descendait a la cave… que s’il prenait fantaisie a la cabaretiere de venir elle-meme remplir la cruche. .. [10]que si la tonne se vidait dans le jour et qu’il fallut en mettre une autre en perce… que le moindre hasard enfin pouvait me perdre.

Toutes ces idees et mille autres me passaient par la tete. Je representais mes camarades deja pendus au gibet. [15]Annette, non moins troublee que moi, par exces de prudence refermait la porte chaque fois qu’elle remontait du cellier.–J’entendis la vieille lui crier:

“Mais laisse donc cette porte. Es-tu folle de perdre la moitie de ton temps a l’ouvrir?”

[20]Alors, la porte resta entre-baillee, et du fond de l’ombre je vis les tables se garnir de nouveaux buveurs… J’entendais des cris, des discussions, des histoires sans fin sur la fameuse bande.

“Oh! les scelerats, disait l’un, grace au ciel on les tient! [25]Quel fleau pour Heidelberg!… On n’osait plus se hasarder dans les rues apres dix heures… Le commerce en souffrait… Enfin, c’est fini, dans quinze jours, tout sera rentre dans l’ordre.

–Voyez-vous ces musiciens de la Foret Noire, criait [30]un autre… c’est un tas de bandits! ils s’introduisent dans les maisons sous pretexte de faire de la musique… Ils observent les serrures, les coffres, les armoires, les issues,

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et puis, un beau matin, on apprend que maitre un tel a eu la gorge coupee dans son lit… que sa femme a ete massacree… ses enfants egorges… la maison pillee de fond en comble… qu’on a mis le feu a la grange… ou [5]autre chose dans ce genre… Quels miserables! On devrait les exterminer tous sans misericorde… au moins le pays serait tranquille.

–Toute la ville ira les voir pendre, disait la mere Gredel… Ce sera le plus beau jour de ma vie!

[10]–Savez-vous que sans la montre du doyen Daniel, on n’aurait jamais trouve leur trace? Hier soir la montre disparait… Ce matin, maitre Daniel en donne le signalement a la police… une heure apres, Madoc mettait la main sur toute la couvee… he! he! he!”

[15]Et toute la salle de rire aux eclats. La honte, l’indignation, la peur, me faisaient fremir tour a tour. Cependant la nuit vint. Quelques buveurs seuls restaient encore a table. On avait veille la nuit precedente; j’entendais la grosse proprietaire qui baillait et [20]murmurait:

“Ah! mon Dieu, quand pourrons-nous aller nous coucher?”

Une seule chandelle restait allumee dans la salle.

“Allez dormir, madame, dit la douce voix d’Annette, je [25]veillerai bien toute seule jusqu’a ce que ces messieurs s’en aillent.”

Quelques ivrognes comprirent cette invitation et se retirerent; il n’en restait plus qu’un, assoupi en face de sa cruche. Le wachtmann, etant venu faire sa ronde, [30]l’eveilla, et je l’entendis sortir a son tour, grognant et trebuchant jusqu’a la porte.

“Enfin, me dis-je, le voila parti; ce n’est pas malheureux.

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La mere Gredel va dormir, et la petite Annette ne tardera point a me delivrer.”

Dans cette agreable pensee je detirais deja mes membres engourdis, quand ces paroles de la grosse cabaretiere [5]frapperent mes oreilles:

“Annette, va fermer, et n’oublie pas de mettre la barre. Moi, je descends a la cave.”

Il parait qu’elle avait cette louable habitude pour s’assurer que tout etait en ordre.

[10]”Mais, madame, balbutia la petite, le tonneau n’est pas vide; vous n’avez pas besoin…

–Mele-toi de tes affaires,” interrompit la grosse femme, dont la chandelle brillait deja sur l’escalier.

Je n’eus que le temps de me replier de nouveau derriere [15]la futaille. La vieille, courbee sous la voute basse du cellier, allait d’une tonne a l’autre, et je l’entendais murmurer:

“Oh! la coquine, comme elle laisse couler le vin! At~ tends, attends, je vais t’apprendre a mieux fermer les [20]robinets. A-t-on jamais vu! A-t-on jamais vu!”

La lumiere projetait les ombres contre le mur humide. Je me dissimulais de plus en plus.

Tout a coup, au moment ou je croyais la visite terminee, j’entendis la grosse mere exhaler un soupir, mais un soupir [25]si long, si lugubre, que l’idee me vint aussitot qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Je hasardai un oeil… le moins possible; et qu’est-ce que je vis? Dame Gredel Dick, la bouche beante, les yeux hors de la tete, contemplant le dessous de la tonne, derriere laquelle je [30]me tenais immobile. Elie venait d’apercevoir un de mes pieds sous la solive servant de cale, et s’imaginait sans doute avoir decouvert le chef des brigands, cache la pour

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l’egorger pendant la nuit. Ma resolution fut prompte: je me redressai en murmurant:

“Madame, au nom du ciel! ayez pitie de moi. Je suis…”

[5]Mais alors, elle, sans me regarder, sans m’ecouter, se prit a jeter des cris de paon, des cris a vous dechirer les oreilles, tout en grimpant l’escalier aussi vite que le lui permettait son enorme corpulence. De mon cote, saisi d’une terreur inexprimable, je m’accrochai a sa robe, pour [10]la prier a genoux. Mais ce fut pis encore:

“Au secours! a l’assassin! Oh! ah! mon Dieu! Lachez-moi. Prenez mon argent. Oh! oh!”

C’etait effrayant. J’avais beau lui dire:

“Madame, regardez-moi. Je ne suis pas ce que vous [15]pensez…”

Bah! elle etait folle d’epouvante, elle radotait, elle begayait, elle piaillait d’un accent si aigu que si nous n’eussions ete sous terre, tout le quartier en eut ete eveille. Dans cette extremite, ne consultant que ma rage, je lui [20]grimpai sur le dos, et j’atteignis avant elle la porte, que je lui refermai sur le nez comme la foudre, ayant soin d’assujettir le verrou. Pendant la lutte, la lumiere s’etait eteinte, dame Gredel restait dans les tenebres, et sa voix ne s’entendait plus que faiblement, comme dans le [25]lointain.

Moi, epuise, aneanti, je regardais Annette dont le trouble egalait le mien. Nous n’avions plus la force de nous dire un mot; et nous ecoutions ces cris expirants, qui finirent par s’eteindre: la pauvre femme s’etait evanouie.

[30]”Oh! Kasper, me dit Annette en joignant les mains, que faire, mon Dieu, que faire? Sauve-toi… Sauve-toi …On a peut-etre entendu… Tu l’as donc tuee?

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–Tuee… moi?

–Eh bien!… echappe-toi… Je vais t’ouvrir.”

En effet, elle leva la barre, et je me pris a courir dans la rue, sans meme la remercier. ..Ingrat! Mais j’avais si [5]peur… le danger etait si pressant… le ciel si noir! Il faisait un temps abominable: pas une etoile au ciel… pas un reverbere allume… Et le vent… et la neige! Ce n’est qu’apres avoir couru au moins une demi-heure, que je m’arretai pour reprendre haleine… Et qu’on [10]s’imagine mon epouvante quand, levant les yeux, je me vis juste en face du _Pied-de-Mouton_. Dans ma terreur, j’avais fait le tour du quartier, peut-etre trois ou quatre fois de suite… Mes jambes etaient lourdes, boueuses… mes genoux vacillaient.

[15]L’auberge, tout a l’heure deserte, bourdonnait comme une ruche; des lumieres couraient d’une fenetre a l’autre …Elle etait sans doute pleine d’agents de police. Alors, malheureux, epuise par le froid et la faim, desespere, ne sachant ou trouver un asile, je pris la plus singuliere de [20]toutes les resolutions:

“Ma foi, me dis-je, mourir pour mourir… autant etre pendu que de laisser ses os en plein champ sur la route de la Foret Noire!”

Et j’entrai dans l’auberge, pour me livrer moi-meme a [25]la justice. Outre les individus rapes, aux chapeaux deformes, aux triques enormes, que j’avais deja vus le matin, et qui allaient, venaient, furetaient et s’introduisaient partout, il y avait alors devant une table le grand bailli Zimmer, vetu de noir, l’air grave, l’oeil penetrant, et [30]le secretaire Roth, avec sa perruque rousse, sa grimace imposante et ses larges oreilles plates comme des ecailles d’huitres. C’est a peine si l’on fit attention a moi,

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circonstance qui modifia tout de suite ma resolution. Je m’assis dans l’un des coins de la salle, derriere le grand fourneau de fonte, en compagnie de deux ou trois voisins, accourus pour voir ce qui se passait, et je demandai [5]tranquillement une chopine de vin et un plat de choucroute.

Annette faillit me trahir:

“Ah! mon Dieu, fit-elle, est-ce possible?”

Mais une exclamation de plus ou de moins dans une [10]telle cohue ne signifiait absolument rien… Personne n’y prit garde; et, tout en mangeant du meilleur appetit, j’ecoutai l’interrogatoire que subissait dame Gredel, accroupie dans un large fauteuil, les cheveux epars et les yeux encore ecarquilles par la peur.

[15]”Quel age paraissait avoir cet homme? lui demanda le bailli.

–De quarante a cinquante ans, monsieur… C’etait un homme enorme, avec des favoris noirs… ou bruns …je ne sais pas au juste… le nez long… les yeux [20]verts.

–N’avait-il pas quelques signes particuliers… des taches au visage… des cicatrices?

–Non… je ne me rappelle pas… Il n’avait qu’un gros marteau… et des pistolets…

[25]-Fort bien. Et que vous a-t-il dit?

–Il m’a prise a la gorge… Heureusement j’ai crie si haut que la peur l’a saisi… et puis, je me suis defendue avec les ongles… Ah! quand on veut vous massacrer …on se defend, monsieur!…

[30]–Rien de plus naturel, de plus legitime, madame… Ecrivez, monsieur Roth… Le sang-froid de cette bonne dame a ete vraiment admirable!”

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Ainsi du reste de la deposition.

On entendit ensuite Annette, qui declara simplement avoir ete si troublee qu’elle ne se souvenait de rien.

“Cela suffit, dit le bailli; s’il nous faut d’autres [5]renseignements, nous reviendrons demain.”

Tout le monde sortit, et je demandai a la dame Gredel une chambre pour la nuit. Elle, n’eut pas le moindre souvenir de m’avoir vu… tant la peur lui avait trouble la cervelle.

[10]”Annette, dit-elle, conduis monsieur a la petite chambre verte du troisieme. Moi, je ne tiens plus sur mes jambes …Ah mon Dieu… mon Dieu… a quoi n’est-on pas expose dans ce monde!”

Elle se prit a sangloter, ce qui la soulagea.

[15]Annette, ayant allume une chandelle, me conduisit dans la chambre designee, et quand nous fumes seuls:

“Oh! Kasper… Kasper… s’ecria-t-elle naivement… qui aurait jamais cru que tu etais de la bande? Je ne me consolerai jamais d’avoir aime un brigand!

[20]–Comment, Annette… toi aussi! lui repondis-je en m’asseyant desole… Ah! tu m’acheves!”

J’etais pret a fondre en larmes… Mais elle, revenant aussitot de son injustice et m’entourant de ses bras:

“Non! non! fit-elle… Tu n’es pas de la bande… Tu [25]es trop gentil pour cela, mon bon Kasper… Mais c’est egal… tu as un fier courage tout de meme d’etre revenu!”

Je lui dis que j’allais mourir de froid dehors, et que cela seul m’avait decide. Nous restames quelques instants [30]tout pensifs, puis elle sortit pour ne pas eveiller les soupcons de dame Gredel. Quand je fus seul, apres m’etre assure que les fenetres ne donnaient sur aucun mur et

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que le verrou fermait bien, je remerciai le Seigneur de m’avoir sauve dans ces circonstances perilleuses. Puis m’etant couche, je m’endormis profondement.

II

Le lendemain, je m’eveillai vers huit heures. Le temps [5]etait humide et terne. En ecartant le rideau de mon lit, je remarquai que la neige s’etait amoncelee au bord des fenetres: les vitres en etaient toutes blanches. Je me pris a rever tristement au sort de mes camarades; ils avaient du bien souffrir du froid… la grande Berthe et le vieux [10]Bremer surtout! Cette idee me serra le coeur. Comme je revais ainsi, un tumulte etrange s’eleva dehors. Il se rapprochait de l’auberge, et ce n’est pas sans inquietude que je m’elancai vers une fenetre, pour juger de ce nouveau peril.

[15]On venait confronter la fameuse bande avec dame Gredel Dick, qui ne pouvait sortir apres les terribles emotions de la veille. Mes pauvres compagnons descendaient la rue bourbeuse entre deux files d’agents de police, et suivis d’une avalanche de gamins, hurlant et sifflant [20]comme de vrais sauvages. Il me semble encore voir cette scene affreuse: le pauvre Bremer, enchaine avec son fils Ludwig, puis Karl et Wilfrid, et enfin la grande Berthe, qui marchait seule derriere et criait d’une voix lamentable:

[25]”Au nom du ciel, messieurs, au nom du ciel… ayez pitie d’une pauvre harpiste innocente!… Moi… tuer! …moi… voler. Oh! Dieu! est-ce possible.”

Elle se tordait les mains. Les autres etaient mornes, la tete penchee, les cheveux pendant sur la face.

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Tout ce monde s’engouffra dans l’allee sombre de l’auberge. Les gardes en expulserent les etrangers… On referma la porte, et la foule avide resta dehors, les pieds dans la boue, le nez aplati contre les fenetres.

[5]Le plus profond silence s’etablit alors dans la maison. M’etant habille, j’entr’ouvris la porte de ma chambre pour ecouter, et voir s’il ne serait pas possible de reprendre la clef des champs.

J’entendis quelques eclats de voix, des allees et des [10]venues aux etages inferieurs, ce qui me convainquit que les issues etaient bien gardees. Ma porte donnait sur le palier, juste en face de la fenetre que l’homme avait ouverte pour fuir. Je n’y fis d’abord pas attention… Mais comme je restais la, tout a coup je m’apercus que la [15]fenetre etait ouverte, qu’il n’y avait point de neige sur son bord, et, m’etant approche, je vis de nouvelles traces sur le mur. Cette decouverte me donna le frisson.

L’homme etait revenu!… Il revenait peut-etre toutes les nuits: le chat, la fouine, le furet… tous les carnassiers [20]ont ainsi leur passage habituel. Quelle revelation! Tout s’eclairait dans mon esprit d’une lumiere mysterieuse.

“Oh! si c’etait vrai, me dis-je, si le hasard venait de me livrer le sort de l’assassin… mes pauvres camarades seraient sauves!”

[25]Et je suivis des yeux cette trace, qui se prolongeait avec une nettete surprenante, jusque sur le toit voisin.

En ce moment, quelques paroles de l’interrogatoire frapperent mes oreilles… On venait d’ouvrir la porte de la salle pour renouveler l’air… J’entendis:

[30]”Reconnaissez-vous avoir, le 20 de ce mois, participe a l’assassinat du sacrificateur Ulmet Elias?”

Puis quelques paroles inintelligibles.

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“Refermez la porte, Madoc, dit la voix du bailli… refermez la porte… Madame est souffrante…”

Je n’entendis plus rien.

La tete appuyee sur la rampe, une grande resolution [5]se debattait alors en moi.

“Je puis sauver mes camarades, me disais-je; Dieu vient de m’indiquer le moyen de les rendre a leurs familles… Si la peur me fait reculer devant un tel devoir, c’est moi qui les aurai assassines… Mon repos, mon honneur, [10]seront perdus a jamais… Je me jugerai le plus lache… le plus vil des miserables!”

Longtemps j’hesitai; mais tout a coup ma resolution fut prise… Je descendis et je penetrai dans la cuisine.

“N’avez-vous jamais vu cette montre, disait le bailli a [15]dame Gredel; recueillez bien vos souvenirs, madame.” Sans attendre la reponse, je m’avancai dans la salle, et, d’une voix ferme, je repondis:

“Cette montre, monsieur le bailli… je l’ai vue entre les mains de l’assassin lui-meme… Je la reconnais… [20]Et quant a l’assassin, je puis vous le livrer ce soir, si vous daignez m’entendre.”

Un silence profond s’etablit autour de moi; tous les assistants se regardaient l’un l’autre avec stupeur; mes pauvres camarades parurent se ranimer.

[25]”Qui etes-vous, monsieur? me demanda le bailli revenu de son emotion.

–Je suis le compagnon de ces infortunes, et je n’en ai pas honte, car tous, monsieur le bailli, tous, quoique pauvres, sont d’honnetes gens… Pas un d’entre eux [30]n’est capable de commettre les crimes qu’on leur impute.”

Il y eut un nouveau silence. La grande Berthe se prit

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sangloter tout bas; le bailli parut se recueillir. Enfin, me regardant d’un oeil fixe:

“Ou donc pretendez-vous nous livrer l’assassin?

–Ici meme, monsieur le bailli… dans cette maison [5]…Et, pour vous convaincre, je ne demande qu’un instant d’audience particuliere.

–Voyons,” dit-il en se levant.

Il fit signe au chef de la police secrete, Madoc, de nous suivre, aux autres de rester. Nous sortimes.

[10]Je montai rapidement l’escalier. Ils etaient sur mes pas. Au troisieme, m’arretant devant la fenetre et leur montrant les traces de l’homme imprimees dans la neige:

“Voici les traces de l’assassin, leur dis-je… C’est ici [15]qu’il passe chaque soir… Il est venu hier a deux heures lu matin… Il est revenu cette nuit… Il reviendra sans doute ce soir.”

Le bailli et Madoc regarderent les traces quelques instants sans murmurer une parole.

[20]”Et qui vous dit que ce sont les pas du meurtrier? me demanda le chef de la police d’un air de doute.

Alors je leur racontai l’apparition de l’assassin dans notre grenier. Je leur indiquai, au-dessus de nous, la lucarne d’ou je l’avais vu fuir au clair de lune, ce que [25]n’avait pu faire Wilfrid, puisqu’il etait reste couche… Je leur avouai que le hasard seul m’avait fait decouvrir les empreintes de la nuit precedente.

“C’est etrange, murmurait le bailli; ceci modifie beaucoup la situation des accuses. Mais comment nous [30]expliquez-vous la presence du meurtrier dans la cave de l’auberge?

–Ce meurtrier, c’etait moi, monsieur le bailli!”

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Et je lui racontai simplement ce qui s’etait passe la veille, depuis l’arrestation de mes camarades jusqu’a la nuit close, au moment de ma fuite.

“Cela suffit,” dit-il.

[5]Et se tournant vers le chef de la police:

“Je dois vous avouer, Madoc, que les depositions de ces menetriers ne m’ont jamais paru concluantes; elles etaient loin de me confirmer dans l’idee de leur participation aux crimes… D’ailleurs, leurs papiers etaient, pour plusieurs, [10]un alibi tres difficile a dementir. Toutefois, jeune homme, malgre la vraisemblance des indices que vous nous donnez, vous resterez en notre pouvoir jusqu’a la verification du fait… Madoc, ne le perdez pas de vue, et prenez vos mesures en consequence.”

[15]Le bailli descendit alors tout meditatif, et, repliant ses papiers, sans ajouter un mot a l’interrogatoire:

“Qu’on reconduise les accuses a la prison,” dit-il en lancant a la grosse cabaretiere un regard de mepris.

Il sortit suivi de son secretaire.

[20]Madoc resta seul avec deux agents.

“Madame, dit-il a l’aubergiste, vous garderez le plus grand silence sur ce qui vient de se passer. De plus, vous rendrez a ce brave jeune homme la chambre qu’il occupait avant-hier.”

[25]Le regard et l’accent de Madoc n’admettaient pas de replique: dame Gredel promit de faire ce que l’on voudrait, pourvu qu’on la debarrassat des brigands.

“Ne vous inquietez pas des brigands, repliqua Madoc; nous resterons ici tout le jour et toute la nuit pour vous [30]garder… Vaquez tranquillement a vos affaires, et commencez par nous servir a dejeuner… Jeune homme, vous me ferez l’honneur de dejeuner avec nous?”

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Ma situation ne me permettait pas de decliner cette offre… J’acceptai.

Nous voila donc assis en face d’un jambon et d’une cruche de vin du Rhin. D’autres individus vinrent boire [5]comme d’habitude, provoquant les confidences de dame Gredel et d’Annette; mais elles se garderent bien de parler en notre presence, et furent extremement reservees, ce qui dut leur paraitre fort meritoire.

Nous passames toute l’apres-midi a fumer des pipes, a [10]vider des petits verres et des chopes; personne ne faisait attention a nous.

Le chef de la police, malgre sa figure plombee, son regard percant, ses levres pales et son grand nez en bec d’aigle, etait assez bon enfant apres boire. Il nous racontait des [15]gaudrioles avec verve et facilite. Il cherchait a saisir la petite Annette au passage. A chacune de ses paroles, les autres eclataient de rire; moi, je restais morne, silencieux.

“Allons, jeune homme, me disait-il en riant, oubliez la [20]mort de votre respectable grand’mere… Nous sommes tous mortels, que diable!… Buvez un coup et chassez ces idees nebuleuses.”

D’autres se melaient a notre conversation, et le temps s’ecoulait ainsi au milieu de la fumee du tabac, du [25]cliquetis des verres et du tintement des canettes.

Mais a neuf heures, apres la visite du wachtmann, tout changea de face; Madoc se leva et dit:

“Ah! ca! procedons a nos petites affaires… Fermez la porte et les volets… et lestement! Quant a vous, madame [30]et mademoiselle, allez vous coucher!”

Ces trois hommes, abominablement deguenilles, semblaient etre plutot de veritables brigands que les soutiens

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de l’ordre et de la justice. Ils tirerent de leur pantalon des tiges de fer, armees a l’extremite d’une boule de plomb… Le brigadier Madoc, frappant sur la poche de sa redingote, s’assura qu’un pistolet s’y trouvait… Un instant apres, [5]il le sortit pour y mettre une capsule.

Tout cela se faisait froidement… Enfin, le chef de la police m’ordonna de les conduire dans mon grenier.

Nous montames.

Arrives dans le taudis, ou la petite Annette avait eu [10]soin de faire du feu, Madoc, jurant entre ses dents, s’empressa de jeter de l’eau sur le charbon; puis m’indiquant la paillasse:

“Si le coeur vous en dit, vous pouvez dormir.”

Il s’assit alors avec ses deux acolytes, au fond de la [15]chambre, pres du mur, et l’on souffla la lumiere.

Je m’etais couche, priant tout bas le Seigneur d’envoyer l’assassin.

Le silence, apres minuit, devint si profond, qu’on ne se serait guere doute que trois hommes etaient la, l’oeil [20]ouvert, attentifs au moindre bruit comme des chasseurs a l’affut de quelque bete fauve. Les heures s’ecoulaient lentement… lentement… Je ne dormais pas… Mille idees terribles me passaient par la tete… J’entendis sonner une heure… deux heures… et rien… rien [25]n’apparaissait!

A trois heures, un des agents de police bougea… je crus que l’homme arrivait… mais tout se tut de nouveau. Je me pris alors a penser que Madoc devait me prendre pour un imposteur, qu’il devait terriblement m’en vouloir, [30]que le lendemain il me maltraiterait… que, bien loin d’avoir servi mes camarades, je serais mis a la chaine.

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Apres trois heures, le temps me parut extremement rapide; j’aurais voulu que la nuit durat toujours, pour conserver au moins une lueur d’esperance.

Comme j’etais ainsi a ressasser les memes idees pour la [5]centieme fois… tout a coup, sans que j’eusse entendu le moindre bruit… la lucarne s’ouvrit… deux yeux brillerent a l’ouverture… rien ne remua dans le grenier.

“Les autres se seront endormis,” me dis-je.

La tete restait toujours la… attentive… On eut dit [10]que le scelerat se doutait de quelque chose… Oh! que mon coeur galopait… que le sang coulait vite dans mes veines… et pourtant le froid de la peur se repandait sur ma face… Je ne respirais plus!

Il se passa bien quelques minutes ainsi… puis… [15]subitement… l’homme parut se decider… il se glissa dans notre grenier, avec la meme prudence que la veille.

Mais au meme instant un cri terrible… un cri bref, vibrant… retentit:

“Nous le tenons!”

[20]Et toute la maison fut ebranlee de fond en comble… des cris… des trepignements… des clameurs rauques …me glacerent d’epouvante… L’homme rugissait… les autres respiraient haletants… puis il y eut un choc qui fit craquer le plancher… je n’entendis plus qu’un [25]grincement de dents… un cliquetis de chaines…

“De la lumiere!” cria le terrible Madoc.

Et tandis que le soufre flambait, jetant dans le reduit sa lueur bleuatre, je distinguai vaguement les agents de police accroupis sur l’homme en manches de chemise: l’un [30]le tenait a la gorge, l’autre lui appuyait les deux genoux sur la poitrine; Madoc lui serrait les poings dans des menottes a faire craquer les os; l’homme semblait inerte;

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seulement une de ses grosses jambes, nue depuis le genou jusqu’a la cheville, se relevait de temps en temps et frappait le plancher par un mouvement convulsif… Les yeux lui sortaient litteralement de la tete… une ecume [5]sanglante s’agitait sur ses levres.

A peine eus-je allume la chandelle, que les agents de police firent une exclamation etrange.

“Notre doyen!…”

Et tous trois se relevant… je les vis se regarder pales [10]de terreur.

L’oeil de l’assassin bouffi de sang se tourna vers Madoc …Il voulut parler… mais seulement au bout de quelques secondes… je l’entendis murmurer:

“Quel reve!… mon Dieu… quel reve!”

[15]Puis il fit un soupir et resta immobile. Je m’etais approche pour le voir… C’etait bien lui… L’homme qui nous avait donne de si bons conseils sur la route de Heidelberg… Peut-etre avait-il pressenti que nous serions la cause de sa perte: on a parfois de ces [20]pressentiments terribles! Comme il ne bougeait plus et qu’un filet de sang glissait sur le plancher poudreux, Madoc, revenu de sa surprise, se pencha sur lui et dechira sa chemise; nous vimes alors qu’il s’etait donne un coup de son grand couteau dans le coeur.

[25]”Eh! fit Madoc avec un sourire sinistre, M, le doyen a fait banqueroute a la potence… Il connaissait la bonne place et ne s’est pas manque! Restez ici, vous autres… Je vais prevenir le bailli.”

Puis il ramassa son chapeau, tombe pendant la lutte, [30]et sortit sans ajouter un mot.

Je restai seul en face du cadavre avec les deux agents de police.

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Le lendemain, vers huit heures, tout Heidelberg apprit la grande nouvelle. Ce fut un evenement pour le pays. Daniel Van den Berg, doyen des drapiers, jouissait d’une fortune et d’une consideration si bien etablies, que [5]beaucoup de gens se refuserent a croire aux abominables instincts qui le dominaient.

On discuta ces evenements de mille manieres differentes. Les uns disaient que le riche doyen etait somnambule, et par consequent irresponsable de ses actions… les autres, [10]qu’il etait assassin par amour du sang, n’ayant aucun interet serieux a commettre de tels crimes… Peut-etre etait-il l’un et l’autre!

C’est un fait incontestable que l’etre moral, la volonte, l’ame, n’existe pas chez le somnambule. Or l’animal, abandonne [15]a lui-meme, subit l’impulsion naturelle de ses instincts pacifiques ou sanguinaires, et la face ramassee de maitre Daniel van den Berg, sa tete plate, renflee derriere les oreilles, ses longues moustaches herissees, ses yeux verts, tout prouve qu’il appartenait malheureusement a la famille [20]des chats, race terrible, qui tue pour le plaisir de tuer.

Quoi qu’il en soit, mes compagnons furent rendus a la liberte. On cita la petite Annette, pendant quinze jours, comme un modele de devouement. Elle fut meme recherchee en mariage par le fils du bourgmestre Trungott, jeune [25]homme romanesque, qui fera le malheur de sa famille. Moi, je m’empressai de retourner dans la Foret Noire, ou, depuis cette epoque, je remplis les fonctions de chef d’orchestre au bouchon du _Sabre-Vert_, sur la route de Tubingue. S’il vous arrive de passer par la, et que mon histoire [30]vous ait interesse, venez me voir… nous viderons deux ou trois bouteilles ensemble… et je vous raconterai certains details, qui vous feront dresser les cheveux sur la tete!…

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COPPEE

LE LOUIS D’OR
(CONTE DE NOEL)
_A mon cher cousin Edouard Tramasset_

Lorsque Lucien de Hem eut vu son dernier billet de cent francs agrippe par le rateau du banquier, et qu’il se fut leve de la table de roulette ou il venait de perdre les debris de sa petite fortune, reunis par lui pour cette [5]supreme bataille, il eprouva comme un vertige et crut qu’il allait tomber.

La tete troublee, les jambes molles, il alla se jeter sur la large banquette de cuir qui faisait le tour de la salle de jeu. Pendant quelques minutes, il regarda vaguement le [10]tripot clandestin dans lequel il avait gache les plus belles annees de sa jeunesse, reconnut les tetes ravagees des joueurs, crument eclairees par les trois grands abat-jour, ecouta le leger frottement de l’or sur le tapis, songea qu’il etait ruine, perdu, se rappela qu’il avait chez lui, dans un [15]tiroir de commode, les pistolets d’ordonnance dont son pere, le general de Hem, alors simple capitaine, s’etait si bien servi a l’attaque de Zaatcha; puis, brise de fatigue, il s’endormit d’un sommeil profond.

Quand il se reveilla, la bouche pateuse, il constata, par [20]un regard jete a la pendule, qu’il avait dormi une demi-heure a peine, et il eprouva un imperieux besoin de respirer l’air de la nuit. Les aiguilles marquaient sur le cadran minuit moins le quart. Tout en se levant et en s’etirant

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les bras, Lucien se souvint alors qu’on etait a la veille de Noel, et, par un jeu ironique de la memoire, il se revit soudain tout petit enfant et mettant, avant de se coucher, ses souliers dans la cheminee.

[5]En ce moment, le vieux Dronski–un pilier du tripot, le Polonais classique, portant le caban rape, tout orne de soutaches et d’olives–s’approcha de Lucien et marmotta quelques mots dans sa sale barbiche grise:

“Pretez-moi donc une piece de cinq francs, monsieur. [10]Voila deux jours que je n’ai pas bouge du cercle, et depuis deux jours le “dix-sept” n’est pas sorti… Moquez-vous de moi, si vous voulez; mais je donnerais mon poing a couper que tout a l’heure, au coup de minuit, le numero sortira.”

[15]Lucien de Hem haussa les epaules; il n’avait meme plus dans sa poche de quoi acquitter cet impot que les habitues de l’endroit appelaient “les cent sous du Polonais.” Il passa dans l’antichambre, mit son chapeau et sa pelisse, et descendit l’escalier avec l’agilite des gens qui ont la [20]fievre.

Depuis quatre heures que Lucien etait enferme dans le tripot, la neige etait tombee abondamment, et la rue–une rue du centre de Paris, assez etroite et batie de hautes maisons–etait toute blanche. Dans le ciel purge, d’un [25]bleu noir, de froides etoiles scintillaient.

Le joueur decave frissonna sous ses fourrures et se mit a marcher, roulant toujours dans son esprit des pensees de desespoir et songeant plus que jamais a la boite de pistolets qui l’attendait dans le tiroir de sa commode; mais, [30]apres avoir fait quelques pas, il s’arreta brusquement devant un navrant spectacle.

Sur un banc de pierre place, selon l’usage d’autrefois,

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pres de la porte monumentale d’un hotel, une petite fille de six ou sept ans, a peine vetue d’une robe noire en loques, etait assise dans la neige. Elle s’etait endormie la, malgre le froid cruel, dans une attitude effrayante de [5]fatigue et d’accablement, et sa pauvre petite tete et son epaule mignonne etaient comme ecroulees dans un angle de la muraille et reposaient sur la pierre glacee. Une des savates dont l’enfant etait chaussee s’etait detachee de son pied qui pendait, et gisait lugubrement devant [10]elle.

D’un geste machinal, Lucien de Hem porta la main a son gousset; mais il se souvint qu’un instant auparavant il n’y avait meme pas trouve une piece de vingt sous oubliee, et qu’il n’avait pas pu donner de pourboire au garcon du [15]cercle. Cependant, pousse par un instinctif sentiment de pitie, il s’approcha de la petite fille, et il allait peut-etre l’emporter dans ses bras et lui donner asile pour la nuit, lorsque, dans la savate tombee sur la neige, il vit quelque chose de brillant.

[20]Il se pencha. C’etait un louis d’or.

Une personne charitable, une femme sans doute, avait passe par la, avait vu, dans cette nuit de Noel, cette chaussure devant cette enfant endormie, et, se rappelant la touchante legende, elle avait laisse tomber, d’une main [25]discrete, une magnifique aumone, pour que la petite abandonnee crut encore aux cadeaux faits par l’Enfant-Jesus et conservat, malgre son malheur, quelque confiance et quelque espoir dans la bonte de la Providence.

Un louis! c’etaient plusieurs jours de repos et de richesse [30]pour la mendiante; et Lucien etait sur le point de l’eveiller pour lui dire cela, quand il entendit pres de son oreille,

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comme dans une hallucination, une voix–la voix du Polonais avec son accent trainant et gras–qui murmurait tout bas ces mots:

“Voila deux jours que je n’ai pas bouge du cercle, et [5]depuis deux jours le “dix-sept” n’est pas sorti… Je donnerais mon poing a couper que tout a l’heure, au coup de minuit, le numero sortira.”

Alors ce jeune homme de vingt-trois ans, qui descendait d’une race d’honnetes gens, qui portait un superbe nom [10]militaire, et qui n’avait jamais failli a l’honneur, concut une epouvantable pensee; il fut pris d’un desir fou, hysterique, monstrueux. D’un regard il s’assura qu’il etait bien seul dans la rue deserte, et, pliant le genou, avancant avec precaution sa main fremissante, il vola le [15]louis d’or dans la savate tombee! Puis, courant de toutes ses forces, il revint a la maison de jeu, grimpa l’escalier en quelques enjambees, poussa d’un coup de poing la porte rembourree de la salle maudite, y penetra au moment precis ou la pendule sonnait le premier coup de minuit, [20]posa la piece d’or sur le tapis vert et cria:

“En plein sur le “dix-sept!”

Le “dix-sept” gagna.

D’un revers de main, Lucien poussa les trente-six louis sur la rouge.

[25]La rouge gagna.

Il laissa les soixante-douze louis sur la meme couleur. La rouge sortit de nouveau.

Il fit encore le paroli deux fois, trois fois, toujours avec le meme bonheur. Il avait maintenant devant lui un tas [30]d’or et de billets, et il se mit a poudrer le tapis, frenetiquement. La “douzaine,” la “colonne,” le “numero,” toutes les combinaisons lui reussissaient. C’etait une chance

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inouie, surnaturelle. On eut dit que la petite bille d’ivoire, sautillant dans les cases de la roulette, etait magnetisee, fascinee par le regard de ce joueur, et lui obeissait. Il avait rattrape, en une dizaine de coups, les quelques [5]miserables billets de mille francs, sa derniere ressource, qu’il avait perdus au commencement de la soiree. A present, pontant des deux ou trois cents louis a la fois, et servi par sa veine fantastique, il allait bientot regagner, et au dela, le capital hereditaire qu’il avait gaspille en si [10]peu d’annees, reconstituer sa fortune. Dans son empressement a se mettre au jeu, il n’avait pas quitte sa lourde pelisse; deja il en avait gonfle les grandes poches de liasses de bank-notes et de rouleaux de pieces d’or; et, ne sachant plus ou entasser son gain, il bourrait maintenant de monnaie [15]et de papier les poches interieures et exterieures de sa redingote, les goussets de son gilet et de son pantalon, son porte-cigares, son mouchoir, tout ce qui pouvait servir de recipient. Et il jouait toujours, et il gagnait toujours, comme un furieux! comme un homme ivre! et il jetait ses [20]poignees de louis sur le tableau, au hasard, a la vanvole, avec un geste de certitude et de dedain!

Seulement, il avait comme un fer rouge dans le coeur, et il ne pensait qu’a la petite mendiante endormie dans la neige, a l’enfant qu’il avait volee.

[25]”Elle est encore a la meme place! Certainement, elle doit y etre encore!… Tout a l’heure… oui, quand une heure sonnera… je me le jure!… je sortirai d’ici, j’irai la prendre, tout endormie, dans mes bras, je l’emporterai chez moi, je la coucherai sur mon lit… Et je l’eleverai, [30]je la doterai, je l’aimerai comme ma fille, et j’aurai soin d’elle toujours, toujours!”

Mais la pendule sonna une heure, et le quart, et la

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demie, et les trois quarts… et Lucien etait toujours assis a la table infernale.

Enfin, une minute avant deux heures, le chef de partie se leva brusquement et dit a voix haute:

[5]”La banque a saute, messieurs… Assez pour aujourd’hui!”

D’un bond, Lucien fut debout. Ecartant avec brutalite les joueurs qui l’entouraient et le regardaient avec une envieuse admiration, il partit vivement, degringola les [10]etages et courut jusqu’au banc de pierre. De loin, a la lueur d’un bec de gaz, il apercut la petite fille.

“Dieu soit loue! s’ecria-t-il. Elle est encore la!”

Il s’approcha d’elle, lui saisit la main:

“Oh! qu’elle a froid! Pauvre petite!”

[15]Il la prit sous les bras, la souleva pour l’emporter. La tete de l’enfant retomba en arriere, sans qu’elle s’eveillat:

“Comme on dort, a cet age-la!”

Il la serra contre sa poitrine pour la rechauffer, et, pris d’une vague inquietude, il voulut, afin de la tirer de ce [20]lourd sommeil, la baiser sur les yeux, comme il faisait naguere a sa maitresse la plus cherie.

Mais alors il s’apercut avec terreur que les paupieres de l’enfant etaient entr’ouvertes et laissaient voir a demi les prunelles vitreuses, eteintes, immobiles. Le cerveau [25]traverse d’un horrible soupcon, Lucien mit sa bouche tout pres de la bouche de la petite fille; aucun souffle n’en sortit.

Pendant qu’avec le louis d’or qu’il avait vole a cette mendiante Lucien gagnait au jeu une fortune, l’enfant [30]sans asile etait morte, morte de froid!

Etreint a la gorge par la plus effroyable des angoisses, Lucien voulut pousser un cri… et, dans l’effort qu’il fit,

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il se reveilla de son cauchemar sur la banquette du cercle, ou il s’etait endormi un peu avant minuit et ou le garcon du tripot, s’en allant le dernier vers cinq heures du matin, l’avait laisse tranquille, par bonte d’ame pour le decave.

[5]Une brumeuse aurore de decembre faisait palir les vitres des croisees. Lucien sortit, mit sa montre en gage, prit un bain, dejeuna, et alla au bureau de recrutement signer un engagement volontaire au 1er regiment de chasseurs d’Afrique.

[10]Aujourd’hui, Lucien de Hem est lieutenant; il n’a que sa solde pour vivre, mais il s’en tire, etant un officier tres range et ne touchant jamais une carte. Il parait meme qu’il trouve encore moyen de faire des economies; car l’autre jour, a Alger, un de ses camarades, qui le suivait a [15]quelques pas de distance dans une rue montueuse de la Kasba, le vit faire l’aumone a une petite Espagnole endormie sous une porte, et eut l’indiscretion de regarder ce que Lucien avait donne a la pauvresse. Le curieux fut tres surpris de la generosite du pauvre lieutenant.

[20]Lucien de Hem avait mis un louis d’or dans la main de la petite fille.

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L’ENFANT PERDU
(CONTE DE NOEL)
_A Jules Claretie_

I

Ce matin-la, qui etait la veille de Noel, deux evenements d’importance eurent lieu simultanement. Le soleil se leva, –et M. Jean-Baptiste Godefroy aussi.

Sans doute, le soleil,–au coeur de l’hiver, apres quinze [5]jours de brume et de ciel gris, quand par bonheur le vent passe au nord-est et ramene le temps sec et clair,–le soleil, inondant tout a coup de lumiere le Paris matinal, est un vieux camarade que chacun revoit avec plaisir. Il est d’ailleurs un personnage considerable. Jadis il a ete [10]Dieu: il s’est appele Osiris, Apollon, est-ce que je sais? et il n’y a pas deux siecles qu’il regnait en France sous le nom de Louis XIV. Mais M. Jean-Baptiste Godefroy, financier richissime, directeur du Comptoir general de credit, administrateur de plusieurs grandes compagnies, [15]depute et membre du Conseil general de l’Eure, officier de la Legion d’honneur, etc., etc., n’etait pas non plus un homme a dedaigner. Et puis l’opinion que le soleil peut avoir sur son propre compte n’est certainement pas plus flatteuse que celle que M. Jean-Baptiste Godefroy avait [20]de lui-meme. Nous sommes donc autorise a dire que, le matin en question, vers huit heures moins le quart, le soleil et M. Jean-Baptiste Godefroy se leverent.

Par exemple, le reveil de ces puissants seigneurs fut tout a fait different. Le bon vieux soleil, lui, commenca par

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faire une foule de choses charmantes. Comme le gresil, pendant la nuit, avait confit dans du sucre en poudre les platanes depouilles du boulevard Malesherbes, ou est situe l’hotel Godefroy, ce magicien de soleil s’amusa [5]d’abord a les transformer en gigantesques bouquets de corail rose; et, tout en accomplissant ce delicieux tour de fantasmagorie, il repandit, avec la plus impartiale bienveillance, ses rayons sans chaleur, mais joyeux, sur tous les humbles passants que la necessite de gagner leur vie forcait a etre [10]dehors de si bonne heure. Il eut le meme sourire pour le petit employe en paletot trop mince se hatant vers son bureau, pour la grisette frissonnant sous sa “confection” a bon marche, pour l’ouvrier portant la moitie d’un pain rond sous son bras, pour le conducteur de tramway faisant [15]sonner son compteur, pour le marchand de marrons en train de griller sa premiere poelee. Enfin ce brave homme de soleil fit plaisir a tout le monde. M. Jean-Baptiste Godefroy, au contraire, eut un reveil assez maussade. Il avait assiste, la veille, chez le ministre de l’Agriculture, a [20]un diner encombre de truffes, depuis le releve du potage jusqu’a la salade, et son estomac de quarante-sept ans eprouvait la brulante morsure du pyrosis. Aussi, a la facon dont M. Godefroy donna son premier coup de sonnette, Charles, le valet de chambre, tout en prenant de l’eau [25]chaude pour la barbe du patron, dit a la fille de cuisine:

“Allons, bon!… Le “singe” est encore d’une humeur massacrante, ce matin… Ma pauvre Gertrude, nous allons avoir une sale journee.”

Puis, marchant sur la pointe du pied, les yeux modestement [30]baisses, il entra dans la chambre a coucher, ouvrit les rideaux, alluma le feu et prepara tout ce qu’il fallait pour la toilette, avec les facons discretes et, les gestes

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respectueux d’un sacristain disposant les objets du culte sur l’autel, avant la messe de M. le cure…

“Quel temps ce matin? demanda d’une voix breve M. Godefroy en boutonnant son veston de molleton gris sur [5]un abdomen un peu trop majestueux deja.

–Tres froid, monsieur, repondit Charles. A six heures, le thermometre marquait sept degres au-dessous de zero. Mais monsieur voit que le ciel s’est eclairci, et je crois que nous aurons une belle matinee.”

[10]Tout en repassant son rasoir, M. Godefroy s’approcha de la fenetre, ecarta l’un des petits rideaux, vit le boulevard baigne de lumiere et fit une legere grimace qui ressemblait a un sourire. Mon Dieu, oui! On a beau etre plein de morgue et de tenue, et savoir parfaitement [15]qu’il est du plus mauvais genre de manifester quoi que ce soit devant les domestiques, l’apparition de ce gueusard de soleil, en plein mois de decembre, donne une sensation si agreable qu’il n’y a guere moyen de la dissimuler. M. Godefroy daigna donc sourire. Si quelqu’un lui avait dit [20]alors que cette satisfaction instinctive lui etait commune avec l’apprenti typographe en bonnet de papier qui faisait une glissade sur le ruisseau gele d’en face, M. Godefroy eut ete profondement choque. C’etait ainsi pourtant; et, pendant une minute, cet homme ecrase d’affaires, ce gros [25]bonnet du monde politique et financier, fit cet enfantillage de regarder les passants et les voitures qui filaient joyeusement dans la brume doree.

Mais, rassurez-vous, cela ne dura qu’une minute. Sourire a un rayon de soleil, c’est bon pour des gens [30]inoccupes, pas serieux; c’est bon pour les femmes, les enfants, les poetes, la canaille. M. Godefroy avait d’autres chats a fouetter, et, precisement pour cette journee qui

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commencait, son programme etait tres charge. De huit heures et demie a dix heures, il avait rendez-vous, dans son cabinet, avec un certain nombre de messieurs tres agites, tous habilles et rases comme lui des l’aurore et [5]comme lui sans fraicheur d’ame, qui devaient venir lui parler de toutes sortes d’affaires, ayant tous le meme but: gagner de l’argent. Apres dejeuner,–et il ne fallait pas s’attarder aux petits verres,–M. Godefroy etait oblige de sauter dans son coupe et de courir a la Bourse, pour y [10]echanger quelques paroles avec d’autres messieurs qui s’etaient aussi leves de bonne heure et qui n’avaient pas non plus de petite fleur bleue dans l’imagination; et cela toujours pour le meme motif: gagner de l’argent. De la, sans perdre un instant, M. Godefroy, allait presider, [15]devant une table verte encombree d’encriers siphoides, un nouveau groupe de compagnons depourvus de tendresse et s’entretenir avec eux de divers moyens de gagner de l’argent. Apres quoi, il devait paraitre, comme depute, dans trois ou quatre commissions et sous-commissions, [20]toujours avec tables vertes et encriers siphoides, ou il rejoindrait d’autres personnages peu sentimentaux, tous incapables aussi, je vous prie de le croire, de negliger la moindre occasion de gagner de l’argent, mais qui avaient pourtant la bonte de sacrifier quelques precieuses heures [25]de l’apres-midi pour assurer, par-dessus le marche, la gloire et le bonheur de la France.

Apres s’etre vivement rase, en epargnant toutefois le collier de barbe poivre et sel qui lui donnait un air de famille avec les Auvergnats et les singes de la grande [30]espece, M. Godefroy revetit un “complet” du matin, dont la coupe elegante et un peu jeunette prouvait que ce veuf cinglant vers la cinquantaine, n’avait pas absolument

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renonce a plaire. Puis il descendit dans son cabinet, ou commenca le defile des hommes peu tendres et sans reverie uniquement preoccupes d’augmenter leur bien-aime capital. Ces messieurs parlerent de plusieurs entreprises [5]en projet, egalement considerables, notamment d’une nouvelle ligne de chemin de fer a lancer a travers un desert sauvage, d’une usine monstre a fonder aux environs de Paris, et d’une mine de n’importe quoi a exploiter dans je ne sais plus quelle republique de l’Amerique [10]du Sud. Bien entendu, on n’agita pas un seul instant la question de savoir si le futur railway aurait a transporter un grand nombre de voyageurs et une grande quantite de marchandises, si l’usine fabriquerait du sucre ou des bonnets de coton, si la mine produirait de l’or [15]vierge ou du cuivre de deuxieme qualite. Non! Les dialogues de M. Godefroy et de ses visiteurs matinaux roulerent exclusivement sur le benefice plus ou moins gros a realiser, dans les huit jours qui suivraient l’emission, en speculant sur les actions de ces diverses affaires, actions [20]tres probablement destinees du reste, et dans un bref delai, a n’avoir plus d’autre valeur que le poids du papier et le merite de la vignette.

Ces conversations nourries de chiffres durerent jusqu’a dix heures precises, et M. le directeur du Comptoir [25]general de credit, qui etait honnete homme pourtant, autant qu’on peut l’etre dans les “affaires,” reconduisit jusque sur le palier, avec les plus grands egards, son dernier visiteur, vieux filou cousu d’or qui, par un hasard assez frequent, jouissait de la consideration generale, au lieu d’etre loge a [30]Poissy ou a Gaillon aux frais de l’Etat pendant un laps de temps fixe par les tribunaux, et de s’y livrer a une besogne honorable et hygienique telle que la confection des chaussons

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de lisiere ou de la brosserie a bon marche. Puis M. le directeur consigna sa porte impitoyablement–il fallait etre a la Bourse a onze heures–et passa dans la salle a manger.

[5]Elle etait somptueuse. On aurait pu constituer le tresor d’une cathedrale avec les massives argenteries qui encombraient bahuts et dressoirs. Neanmoins, malgre l’absorption d’une dose copieuse de bicarbonate de soude, le pyrosis de M. Godefroy etait a peine calme, et le financier [10]ne s’etait commande qu’un dejeuner de dyspeptique. Au milieu de ce luxe de table, devant ce decor qui celebrait la bombance, et sous l’oeil impassible d’un maitre d’hotel a deux cents louis de gage, qui s’en faisait deux fois autant par la vertu de l’anse du panier, M. Godefroy [15]ne mangea donc, d’un air assez piteux, que deux oeufs a la coque et la noix d’une cotelette; et encore, l’un des oeufs sentait la paille. L’homme plein d’or chipotait son dessert,–oh! presque rien, un peu de roquefort, a peine pour deux ou trois sous, je vous assure,–lorsqu’une porte [20]s’ouvrit, et soudain, gracieux et mignon, bien qu’un peu chetif dans son costume de velours bleu et trop palot sous son enorme feutre a plume blanche, le fils de M. le directeur, le jeune Raoul, age de quatre ans, entra dans la salle a manger, conduit par son Allemande.

[25]Cette apparition se produisait chaque jour, a onze heures moins le quart exactement, lorsque le coupe, attele pour la Bourse, attendait devant le perron, et que l’alezan brule, vendu a M. Godefroy, par les soins de son cocher, mille francs de plus qu’il ne valait, grattait, d’un [30]sabot impatient, le dallage de la cour. L’illustre brasseur d’argent s’occupait de son fils de dix heures quarante-cinq a onze heures. Pas plus, pas moins, il n’avait qu’un

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quart d’heure, juste, a consacrer au sentiment paternel. Non qu’il n’aimat pas son fils, grand dieu! Il l’adorait, a sa facon. Mais, que voulez-vous, les affaires!…

A quarante-deux ans, plus que mur et passablement [5]fripe, il s’etait cru tres amoureux, par pur snobisme, de la fille d’un de ses camarades de cercle, le marquis de Neufontaine, vieux chat teint, joueur comme les cartes, qui, sans la compassion vaniteuse de M. Godefroy, eut ete plus d’une fois affiche au club. Ce gentilhomme effondre, [10]mais toujours tres chic, et qui venait encore de “lancer” ne casquette pour bains de mer, fut trop heureux de devenir le beau-pere d’un homme qui payerait ses dettes, et livra sans scrupule au banquier fatigue une ingenue de dix-sept ans, d’une beaute suave et frele, sortant d’un [15]couvent de province, et n’ayant pour dot que son trousseau de pensionnaire et qu’un tresor de prejuges aristocratiques et d’illusions romanesques. M. Godefroy, fils d’un avoue grippe-sou des Andelys, etait reste “peuple” meme fort vulgaire, malgre son fabuleux avancement dans [20]la hierarchie sociale. Il blessa tout de suite sa jeune femme dans toutes ses delicatesses; et les choses allaient mal tourner, quand la pauvre enfant fut emportee, a sa premiere couche. Presque elegiaque lorsqu’il parlait de sa defunte epouse, avec laquelle il eut sans doute divorce si [25]elle avait vecu six mois de plus, M. Godefroy aimait son petit Raoul pour plusieurs raisons: d’abord a titre de fils unique, puis comme produit rare et distingue d’un Godefroy et d’une Neufontaine, enfin et surtout par le respect qu’inspirait a cet homme d’argent l’heritier d’une fortune [30]de plusieurs millions. Le bebe fit donc ses premieres dents sur un hochet d’or et fut eleve comme un Dauphin. Seulement, son pere, accable de besogne, deborde

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d’occupations, ne pouvait lui consacrer que quinze minutes par jour,–comme aujourd’hui, au moment du roquefort,–et l’abandonnait aux domestiques.

“Bonjour, Raoul.

[5]–Bonzou, p’pa,”

Et M. le directeur du Comptoir general de credit, ayant jete sa serviette, installa sur sa cuisse gauche le jeune Raoul, prit dans sa grosse patte la petite main de l’enfant et la baisa plusieurs fois, oubliant, ma parole d’honneur! [10]la hausse de vingt-cinq centimes sur le trois pour cent, les tables couleur de paturage et les encriers volumineux devant lesquels il devait traiter tout a l’heure de si grosses questions d’interet, et meme son vote de l’apres-midi pour ou contre le ministere, selon qu’il obtiendrait ou non, en [15]faveur de son bourg-pourri, une place de sous-prefet, deux de percepteur, trois de garde champetre, quatre bureaux de tabac, plus une pension pour le cousin issu de germain d’une victime du Deux Decembre.

“P’pa, et le p’tit Noel… y mettra-ti’ tet’ chose dans [20]mon soulier?” demanda tout a coup Raoul, dans son _sabir_ enfantin.

Le pere, apres un: “Oui, si tu as ete sage,” fort surprenant chez ce depute libre penseur, qui, a la Chambre, appuyait d’un energique: “Tres bien!” toutes les propositions [25]anticlericales, prit note, dans le meilleur coin de sa memoire, qu’il aurait a acheter des joujoux. Puis, s’adressant a la gouvernante:

“Vous etes toujours contente de Raoul, mademoiselle Bertha?”

[30]L’Allemande, qui se faisait passer pour Autrichienne, cela va sans dire, mais qui etait, en realite, la fille d’un pasteur pomeranien afflige de quatorze enfants, devint rouge

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comme une tomate sous ses cheveux blond albinos, comme si la question toute simple qu’on lui adressait eut ete de la pire indecence, et, apres avoir donne cette preuve de respect intimide, repondit par un petit rire imbecile, qui [5]parut satisfaire pleinement la curiosite de M. Godefroy sur la conduite de son fils.

“Il fait beau aujourd’hui, reprit le financier, mais froid. Si vous menez Raoul au parc Monceau, mademoiselle, vous aurez soin, n’est-ce pas? de le bien couvrir.”

[10]La “fraulein”, par un second acces de rire idiot, ayant rassure M. Godefroy sur ce point essentiel, il embrassa une derniere fois le bebe, se leva de table–onze heures sonnaient au cartel–et s’elanca vers le vestibule, ou Charles, le valet de chambre, lui enfila sa pelisse et referma [15]sur lui la portiere du coupe. Apres quoi, ce serviteur fidele courut immediatement au petit cafe de la rue de Miromesnil, ou il avait rendez-vous avec le groom de la baronne d’en face, pour une partie de billard, en trente lies, avec defense de “queuter”, bien entendu.

II

[20]Grace au bai brun,–paye mille francs de trop, a la suite d’un dejeuner d’escargots offert par le maquignon au cocher de M. Godefroy,–grace a cet animal d’un prix excessif mais qui filait bien tout de meme, M. le directeur du Comptoir general de credit put accomplir, sans [25]aucun retard, sa tournee d’affaires. Il parut a la Bourse, siegea devant plusieurs encriers monumentaux, et meme, vers cinq heures moins le quart, il rassura la France et l’Europe inquiete des bruits de crise, en votant pour le ministere; car il avait obtenu les faveurs sollicitees, y compris

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la pension pour celui de ses electeurs dont l’oncle, a la mode de Bretagne, avait ete revoque d’un emploi de surnumeraire non retribue, a l’epoque du coup d’Etat.

Attendri sans doute par la satisfaction d’avoir contribue [5]a cet acte de justice tardive, M. Godefroy se souvint alors de ce que lui avait dit Raoul au sujet des presents du petit Noel, et jeta a son cocher l’adresse d’un grand marchand de jouets. La, il acheta et fit transporter dans sa voiture un cheval fantastique en bois creux monte sur [10]roulettes, avec une manivelle dans chaque oreille; une boite de soldats de plomb aussi semblables les uns aux autres que les grenadiers de ce regiment russe, du temps de Paul 1er, qui tous avaient les cheveux noirs et le nez retrousse; vingt autres joujoux eclatants et magnifiques. [15]Puis, en rentrant chez lui, doucement berce sur les coussins de son coupe bien suspendu, l’homme riche, qui apres tout, avait des entrailles de pere, se mit a penser a son fils avec orgueil.

L’enfant grandirait, recevrait l’education d’un prince, [20]en serait un, parbleu! puisque, grace aux conquetes de 89, il n’y avait plus d’aristocratie que celle de l’argent, et que Raoul aurait, un jour, vingt, vingt-cinq, qui sait? trente millions de capital. Si son pere, petit provincial, fils d’un mechant noircisseur de papier timbre; son pere, [25]qui avait dine a vingt sous jadis au Quartier Latin, et se rendait bien compte chaque soir, en mettant sa cravate blanche, qu’il avait l’air d’un marie du samedi; si ce pere, malgre sa tache originelle, avait pu accumuler une enorme fortune, devenir fraction de roi sous la Republique parlementaire [30]et obtenir en mariage une demoiselle dont un ancetre etait mort a Marignan, a quoi donc ne pouvait pas pretendre Raoul, des l’enfance beau comme un gentilhomme.

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Raoul au sang affine par l’atavisme maternel, Raoul de qui l’intelligence serait cultivee comme une fleur rare, qui apprenait deja les langues etrangeres des le berceau, qui, l’an prochain, aurait le derriere sur une selle de poney, [5]Raoul, qui serait un jour autorise a joindre a son nom celui de sa mere, et s’appellerait ainsi Godefroy de Neufontaine, Godefroy devenant le prenom, et quel prenom! royal, moyenageux, sentant a plein nez la croisade?…

Avec des millions, quel avenir! quelle carriere!… Et le [10]democrate–il y en a plus d’un comme celui-ci, n’en doutez pas!–imaginait naivement la monarchie restauree,–en France, tout arrive,–voyait son Raoul,
non! son Godefroy de Neufontaine marie au Faubourg, bien vu au chateau, puis, qui sait? tout pres du trone, [15]avec une clef de chambellan dans le dos et un blason tout battant neuf sur son argenterie et sur les panneaux de son carrosse!… O sottise, sottise! Ainsi revait le parvenu gorge d’or, dans sa voiture qu’encombraient tous ces joujoux achetes pour la Noel,–sans se rappeler, helas! que [20]c’etait, ce soir-la, la fete d’un tres pauvre petit enfant, fils d’un couple vagabond, ne dans une etable, ou l’on avait loge ses parents par charite.

Mais le cocher a crie: “Port’ siou p’ait!” On rentre a l’hotel; et, franchissant les degres du perron, M. Godefroy [25]se dit qu’il n’a que le temps de faire sa toilette du soir, lorsque, dans le vestibule, il voit tous ses domestiques, en cercle devant lui, l’air consterne, et, dans un coin, affalee sur une banquette, l’Allemande, qui pousse un cri en l’apercevant, et cache aussitot dans ses deux mains son [30]visage bouffi de larmes. M. Godefroy a le pressentiment d’un malheur.

“Qu’est-ce que cela veut dire? Qu’y a-t-il?”

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Charles, le valet de chambre,–un drole de la pire espece, pourtant,–regarde son maitre avec des yeux pleins de pitie, et begayant et trouble: “Monsieur Raoul!…

–Mon fils?…

[5]–Perdu, monsieur!… Cette stupide Allemande!… Perdu depuis quatre heures de l’apres-midi!…”

Le pere recule de deux pas en chancelant, comme un soldat frappe d’une balle; et l’Allemand se jette a ses pieds, hurlant d’une voix de folle: “Pardon!… Pardon!” [10]et les laquais parlent tous a la fois.

“Bertha n’etait pas allee au parc Monceau… C’est la-bas, sur les fortifications, qu’elle a laisse se perdre le petit… On a cherche partout M. le directeur; on est alle au Comptoir, a la Chambre; il venait de partir… [15]Figurez-vous que l’Allemande rejoignait tous les jours son amoureux, au dela du rempart, pres de la porte d’Asnieres …Quelle horreur!… Un quartier plein de bohemiens, de saltimbanques! Qui sait si l’on n’a pas vole l’enfant?… Ah! le commissaire etait deja prevenu… Mais [20]concoit-on cela? Cette sainte-nitouche!… Des rendez-vous avec un amant, un homme de son pays!… Un espion prussien, pour sur!…”

Son fils! Perdu! M. Godefroy entend l’orage de l’apoplexie gronder dans ses oreilles. Il bondit sur l’Allemande, [25]l’empoigne par le bras, la secoue avec fureur.

“Ou l’avez-vous perdu de vue, miserable?… Dites la verite, ou je vous ecrase!… Ou ca? Ou ca?…”

Mais la malheureuse fille ne sait que pleurer et crier grace. Voyons, du calme!… Son fils! son fils a lui, perdu, [30]vole? Ce n’est pas possible! On va le lui retrouver, le lui rendre tout de suite. Il peut jeter l’or a poignees, mettre toute la police en l’air. Ah! pas un instant a perdre,

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“Charles, qu’on ne detelle pas… Vous autres, gardez-moi cette coquine… Je vais a la Prefecture.”

Et M. Godefroy, le coeur battant a se rompre, les cheveux souleves d’epouvante, s’elance de nouveau dans [5]son coupe, qui repart d’un trot enrage. Quelle ironie! La voiture est pleine de jouets etincelants, ou chaque bec de gaz, chaque boutique illuminee, allume au passage cent paillettes de feu. C’est aujourd’hui, la fete des enfants, ne l’oublions pas, la fete du nouveau-ne divin, que sont venus [10]adorer les mages et les bergers conduits par une etoile.

“Mon Raoul!… mon fils!… Ou est mon fils?…” se repete le pere crispe par l’angoisse en dechirant ses ongles au cuir des coussins. A quoi lui servent maintenant ses titres, ses honneurs, ses millions, a l’homme [15]riche, au gros personnage? Il n’a plus qu’une idee, fixee comme un clou de feu, la, entre ses deux sourcils, dans son cerveau douloureux et brulant: “Mon enfant, ou est mon enfant?…”

Voici la Prefecture de police. Mais il n’y a plus [20]personne; les bureaux sont desertes depuis longtemps.

“Je suis M. Godefroy, depute de l’Eure… Mon fils est perdu dans Paris; un enfant de quatre ans… Je veux absolument voir M. le prefet.”

Et un louis dans la main du concierge.

[25]Le bonhomme, un veteran a moustaches grises, moins pour la piece d’or que par compassion pour ce pauvre pere, le conduit aux appartements prives du prefet, l’aide a forcer les consignes. Enfin, M. Godefroy est introduit devant l’homme en qui repose a present toute son esperance, [30]un beau fonctionnaire, en tenue de soiree,–il allait sortir,–l’air reserve, un peu pretentieux, le monocle a l’oeil.

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M. Godefroy, les jambes cassees par l’emotion, tombe dans un fauteuil, fond en larmes, et raconte son malheur, en phrases bredouillees, coupees de sanglots.

Le prefet–il est pere de famille, lui aussi,–a le coeur [5]tout remue; mais, par profession, il dissimule son acces de sensibilite, se donne de l’importance.

“Et vous dites, monsieur le depute, que l’enfant a du se perdre vers quatre heures?

–Oui, monsieur le prefet.

[10]–A la nuit tombante… Diable!… Et il n’est pas avance pour son age; il parle mal, ignore son adresse, ne sait pas prononcer son nom de famille?

–Oui!… Helas! Oui!…

–Du cote de la porte d’Asnieres?… Quartier suspect [15]…Mais remettez-vous… Nous avons par la un commissaire de police tres intelligent… Je vais telephoner.” L’infortune pere reste seul pendant cinq minutes. Quelle atroce migraine! quels battements de coeur fous! Puis brusquement, le prefet reparait, le sourire aux levres, un [20]contentement dans le regard: “Retrouve!”

Oh! le cri de joie furieuse de M. Godefroy! Comme il se jette sur les mains du prefet, les serre a les broyer! “Et il faut convenir, monsieur le depute, que nous avons de la chance… Un petit blond, n’est-ce pas? un [25]peu pale?… Costume de velours bleu?… Chapeau de feutre a plume blanche?…

–Oui, parfaitement… C’est lui! c’est mon petit Raoul!

–Eh bien, il est chez un pauvre diable qui loge de ce [30]cote-la; et qui est venu tout a l’heure faire sa declaration au commissariat… Voici l’adresse par ecrit: Pierron, rue des Cailloux, a Levallois-Perret. Avec une bonne voiture,

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vous pourrez revoir votre fils avant une heure. Par exemple, ajoute le fonctionnaire, vous n’allez pas retrouver votre enfant dans un milieu bien aristocratique, dans la “haute,” comme disent nos agents. L’homme [5]qui l’a recueilli est tout simplement un marchand des quatre saisons… Mais qu’importe! n’est-ce pas?…

Ah, oui, qu’importe! M. Godefroy remercie le prefet avec effusion, descend l’escalier quatre a quatre, remonte en coupe, et, dans ce moment, je vous en reponds, si le [10]marchand des quatre saisons etait la, il lui sauterait au cou. Oui, M. Godefroy, directeur du Comptoir general de credit, depute, officier de la Legion d’honneur, etc., etc., accolerait ce plebeien! Mais, dites-moi donc, est-ce que, par hasard, il y aurait autre chose, dans ce richard, que [15]la frenesie de l’or et des vanites? A partir de cette minute, il reconnait seulement a quel point il aime son enfant. Fouette, cocher! Celui que tu emportes, dans un coupe, par cette froide nuit de Noel, ne songe plus a entasser pour son fils millions sur millions, a le faire eduquer comme [20]un Fils de France, a le lancer dans le monde; et pas de danger, desormais, qu’on le laisse aux mains des mercenaires! A l’avenir, M. Godefroy sera capable de negliger ses propres affaires et celles de la France–qui ne s’en portera pas plus mal–pour s’occuper un peu plus serieusement [25]de son petit Raoul. Il fera venir des Andelys la soeur de son pere, la vieille tante restee a moitie paysanne, dont il avait la sottise de rougir. Elle scandalisera la valetaille par son accent normand et ses bonnets de linge. Mais elle veillera sur son petit-neveu, la bonne [30]femme. Fouette, fouette, cocher! Ce patron, toujours si presse, que tu as conduit a tant de rendez-vous interesses, a tant de reunions de gens cupides, est, ce soir, encore

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plus impatient d’arriver, et il a un autre souci que de gagner de l’argent. C’est la premiere fois de sa vie qu’il va embrasser son enfant pour de bon. Fouette donc, cocher! Plus vite! Plus vite!

[5]Cependant, par la nuit froide et claire, le coupe rapide a de nouveau traverse Paris, devore l’interminable boulevard Malesherbes; et, le rempart franchi, apres les maisons monumentales et les elegants hotels, tout de suite voici la solitude sinistre, les ruelles sombres de la banlieue. On [10]s’arrete, et M. Godefroy, a la clarte des lanternes eclatantes de sa voiture, voit une basse et sordide baraque de platras, un bouge. C’est bien le numero, c’est la que loge ce Pierron. Aussitot la porte s’ouvre, et un homme parait, un grand gaillard, une tete bien francaise, a moustaches [15]rousses. C’est un manchot, et la manche gauche de son tricot de laine est pliee en deux sous l’aisselle. Il regarde l’elegant coupe, le bourgeois en belle pelisse, et dit gaiement:

“Alors, monsieur, c’est vous qui etes le papa?… Ayez [20]pas peur… Il n’est rien arrive au gosse.”

Et, s’effacant pour permettre au visiteur d’entrer, il ajoute, en mettant un doigt sur sa bouche: “Chut! il fait dodo.”

III

Un bouge, en verite! A la lueur d’une petite lampe a [25]petrole qui eclaire tres mal et qui sent tres mauvais, M. Godefroy distingue une commode a laquelle manque un tiroir, quelques chaises eclopees, une table ronde ou flanent un litre a moitie vide, trois verres, du veau froid dans une assiette, et, sur le platre nu de la muraille, deux [30]chromos: l’Exposition de 89 a vol d’oiseau, avec la tour

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Eiffel en bleu de perruquier, et le portrait du general Boulanger, jeune et joli comme un sous-lieutenant. Excusez cette derniere faiblesse chez l’habitant de ce pauvre logis: elle a ete partagee par presque toute la France. [5]Mais le manchot a pris la lampe et, marchant sur la pointe du pied, eclaire un coin de chambre, ou; sur un lit assez propre, deux petits garcons sont profondement endormis. Dans le plus jeune des enfants, que l’autre enveloppe d’un bras protecteur et serre contre son epaule, [10]M. Godefroy reconnait son fils.

“Les deux momes mouraient de sommeil, dit Pierron, en essayant d’adoucir sa voix rude. Comme je ne savais pas quand on viendrait reclamer le petit aristo, je leur ai donne mon “pieu,” et, des qu’ils ont tape de l’oeil, j’ai [15]ete faire ma declaration au commissaire… D’ordinaire, Zidore a son petit lit dans la soupente; mais je me suis dit: Ils seront mieux la. Je veillerai, voila tout. Je serai plus tot leve demain, pour aller aux Halles.”

Mais M. Godefroy ecoute a peine. Dans un trouble [20]tout nouveau pour lui, il considere les deux enfants endormis. Ils sont dans un mechant lit de fer, sur une couverture grise de caserne ou d’hopital. Pourtant quel groupe touchant et gracieux! Et comme Raoul, qui a garde son joli costume de velours, et qui reste blotti avec [25]une confiance peureuse dans les bras de son camarade en blouse, semble faible et delicat! Le pere, un instant prive de son fils, envie presque le teint brun et l’energique visage du petit faubourien.

“C’est votre fils? demande-t-il au manchot.

[30]–Non, monsieur, repond l’homme. Je suis garcon et je ne me marierai sans doute pas, rapport a mon accident …oh! bete comme tout! un camion qui m’a passe sur le

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bras… Mais voila. Il y a deux ans, une voisine, une pauvre fille plantee la par un coquin avec un enfant sur les bras, est morte a la peine. Elle travaillait dans les couronnes de perles, pour les cimetieres. On n’y gagne [5]pas sa vie, a ce metier-la. Elle a eleve son petit jusqu’a l’age de cinq ans, et puis, c’a ete pour elle, a son tour, que les voisines ont achete des couronnes. Alors je me suis charge du gosse. Oh! je n’ai pas eu grand merite, et j’ai ete bien vite recompense. A sept ans, c’est deja un [10]petit homme, et il se rend utile. Le dimanche et le jeudi, et aussi les autres jours, apres l’ecole, il est avec moi, tient les balances, m’aide a pousser ma charrette, ce qui ne m’est pas trop commode, avec mon aileron… Dire qu’autrefois j’etais un bon ajusteur, a dix francs par [15]jour!… Allez! Zidore est joliment debrouillard. C’est lui qui a ramasse le petit bourgeois.

–Comment? s’ecrie M. Godefroy. C’est cet enfant?…

–Un petit homme, que je vous dis. Il sortait de la classe, quand il a rencontre l’autre qui allait tout droit. [20]devant lui, sur le trottoir, en pleurant comme une fontaine. Il lui a parle comme a un copain, l’a console, rassure du mieux qu’il a pu. Seulement, on ne comprend pas bien ce qu’il raconte, votre bonhomme. Des mots d’anglais, des mots d’allemand; mais pas moyen de lui [25]tirer son nom et son adresse… Zidore me l’a amene; je n’etais pas loin de la, a vendre mes salades. Alors les commeres nous ont entoures, en coassant comme des grenouilles: “Faut le mener chez le commissaire.” Mais Zidore a proteste. “Ca fera peur au mome,” qu’il disait. [30]Car il est comme tous les Parisiens: il n’aime pas les sergots. Et puis votre gamin ne voulait plus le quitter. Ma foi, tant pis! j’ai rate ma vente, et je suis rentre ici

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avec les mioches. Ils ont mange un morceau ensemble, comme une paire d’amis, et puis, au dodo!… Sont-ils gentils tout de meme, hein?”

C’est etrange, ce qui se passe dans l’ame de M. Godefroy. [5]Tout a l’heure, dans sa voiture, il se proposait bien, sans doute, de donner a celui qui avait recueilli son fils une belle recompense, une poignee de cet or si facilement gagne en presence des encriers siphoides. Mais on vient de lever devant l’homme un coin du rideau qui cache la [10]vie des pauvres, si vaillants dans leur misere, si charitables entre eux. Le courage de cette fille-mere se tuant de travail pour son enfant, la generosite de cet infirme adoptant un orphelin, et surtout l’intelligente bonte de ce gamin de la rue, de ce petit homme secourable pour un [15]plus petit, le recueillant, se faisant tout de suite son ami et son frere aine, et lui epargnant, par un instinct delicat, le grossier contact de la police, tout cela emeut M. Godefroy et lui donne a reflechir. Non, il ne se contentera pas d’ouvrir son portefeuille. Il veut faire mieux et plus pour [20]Zidore et pour Pierron le manchot, assurer leur avenir, les suivre de sa bienveillance. Ah! si les peu sentimentaux personnages qui viennent constamment parler d’affaires a M. le directeur du Comptoir general de credit pouvaient lire en ce moment dans son esprit, ils seraient [25]profondement etonnes; et pourtant M. le directeur vient de faire la meilleure affaire de sa vie: il vient de se decouvrir un coeur de brave homme. Oui, monsieur le directeur, vous comptiez offrir une gratification a ces pauvres gens, et voila que ce sont eux qui vous font un magnifique [30]cadeau, celui, d’un sentiment, et du plus doux, du plus noble de tous, la pitie. Car M. Godefroy songe, a present, –et il s’en souviendra,–qu’il y a d’autres estropies que

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Pierron, l’ancien ajusteur devenu marchand de verdure, d’autres orphelins que le petit Zidore. Bien plus, il se demande, avec une inquietude profonde, si l’argent ne doit vraiment servir qu’a engendrer l’argent, et si l’on n’a [5]pas mieux a faire, entre ses repas, que de vendre en hausse des valeurs achetees en baisse et d’obtenir des places pour ses electeurs.

Telle est sa reverie devant le groupe des deux enfants qui dorment. Enfin il se detourne, regarde en face le [10]marchand des quatre saisons; il est charme par l’expression loyale de ce visage de guerrier gaulois, aux yeux clairs, aux moustaches ardentes.

“Mon ami, dit M. Godefroy, vous venez de me rendre, vous et votre fils adoptif, un de ces services! …Bientot, [15]vous aurez la preuve que je ne suis pas un ingrat. Mais, des aujourd’hui… Je vois bien que vous n’etes pas a l’aise et je veux vous laisser un premier souvenir.”

Mais de son unique main le manchot arrete le bras de M. Godefroy, qui plonge deja sous le revers de la [20]redingote, du cote des bank-notes.

“Non, monsieur, non! N’importe qui aurait agi comme nous… Je n’accepterai rien, soit dit sans vous offenser