A L’Ombre Des Jeunes Filles en Fleur, Volume 3 by Marcel Proust

This etext was prepared by Sue Asscher asschers@dingoblue.net.au MARCEL PROUST A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU TOME II A L’OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS VOLUME III Une fois M. de Charlus parti, nous pûmes enfin, Robert et moi, aller dîner chez Bloch. Or je compris pendant cette petite fête, que les histoires trop facilement
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MARCEL PROUST

A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

TOME II

A L’OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS

VOLUME III

Une fois M. de Charlus parti, nous pûmes enfin, Robert et moi, aller dîner chez Bloch. Or je compris pendant cette petite fête, que les histoires trop facilement trouvées drôles par notre camarade étaient des histoires de M. Bloch, père, et que l’homme «tout à fait curieux» était toujours un de ses amis qu’il jugeait de cette façon. Il y a un certain nombre de gens qu’on admire dans son enfance, un père plus spirituel que le reste de la famille, un professeur qui bénéficie à nos yeux de la métaphysique qu’il nous révèle, un camarade plus avancé que nous (ce que Bloch avait été pour moi) qui méprise le Musset de l’Espoir en Dieu quand nous l’aimons encore, et quand nous en serons venus au père Lecomte ou à Claudel ne s’extasiera plus que sur:

«A Saint-Blaise, à la Zuecca

Vous étiez, vous étiez bien aise».

en y ajoutant

«Padoue est un fort bel endroit

Ou de très grands docteurs en droit

…Mais j’aime mieux la polenta

…Passe dans son domino noir

La Toppatelle.

et de toutes les «Nuits» ne retient que

«Au Havre, devant l’Atlantique

A Venise, à l’affreux Lido.

Où vient sur l’herbe d’un tombeau

Mourir la pâle Adriatique.

Or, de quelqu’un qu’on admire de confiance, on recueille, on cite avec admiration, des choses très inférieures à celles que livré à son propre génie on refuserait avec sévérité, de même qu’un écrivain utilise dans un roman sous prétexte qu’ils sont vrais, des «mots», des personnages, qui dans l’ensemble vivant font au contraire poids mort, partie médiocre. Les portraits de Saint Simon écrits par lui sans qu’il s’admire sans doute, sont admirables, les traits qu’il cite comme charmants de gens d’esprit qu’il a connus, sont restés médiocres ou devenus incompréhensibles. Il eût dédaigné d’inventer ce qu’il rapporte comme si fin ou si coloré de Mme Cornuel ou de Louis XIV, fait qui du reste est à noter chez bien d’autres et comporte diverses interprétations dont il suffit en ce moment de retenir celle-ci: c’est que dans l’état d’esprit où l’on «observe», on est très au-dessous du niveau où l’on se trouve quand on crée.

Il y avait donc enclavé en mon camarade Bloch, un père Bloch, qui retardait de quarante ans sur son fils, débitait des anecdotes saugrenues, et en riait autant au fond de mon ami, que ne faisait le père Bloch extérieur et véritable, puisque au rire que ce dernier lâchait non sans répéter deux ou trois fois le dernier mot, pour que son public goûtât bien l’histoire, s’ajoutait le rire bruyant par lequel le fils ne manquait pas à table de saluer les histoires de son père. C’est ainsi qu’après avoir dit les choses les plus intelligentes, Bloch jeune, manifestant l’apport qu’il avait reçu de sa famille, nous racontait pour la trentième fois, quelques-uns des mots que le père Bloch sortait seulement (en même temps que sa redingote) les jours solennels où Bloch jeune amenait quelqu’un qu’il valait la peine d’éblouir: un de ses professeurs, un «copain» qui avait tous les prix, ou, ce soir-là, Saint-Loup et moi. Par exemple: «Un critique militaire très fort, qui avait savamment déduit avec preuves à l’appui pour quelles raisons infaillibles dans la guerre russo-japonaise, les Japonais seraient battus et les Russes vainqueurs», ou bien: «C’est un homme éminent qui passe pour un grand financier dans les milieux politiques et pour un grand politique dans les milieux financiers.» Ces histoires étaient interchangeables avec une du baron de Rothschild et une de sir Rufus Israel, personnages mis en scène d’une manière équivoque qui pouvait donner à entendre que M. Bloch les avait personnellement connus.

J’y fus moi-même pris et à la manière dont M. Bloch père parla de Bergotte, je crus aussi que c’était un de ses vieux amis. Or, tous les gens célèbres, M. Bloch ne les connaissait que «sans les connaître», pour les avoir vus de loin au théâtre, sur les boulevards. Il s’imaginait du reste que sa propre figure, son nom, sa personnalité ne leur étaient pas inconnus et qu’en l’apercevant, ils étaient souvent obligés de retenir une furtive envie de le saluer. Les gens du monde, parce qu’ils connaissent les gens de talent, d’original, qu’ils les reçoivent à dîner, ne les comprennent pas mieux pour cela. Mais quand on a un peu vécu dans le monde, la sottise de ses habitants vous fait trop souhaiter de vivre, trop supposer d’intelligence, dans les milieux obscurs où l’on ne connaît que «sans connaître». J’allais m’en rendre compte en parlant de Bergotte. M. Bloch n’était pas le seul qui eût des succès chez lui. Mon camarade en avait davantage encore auprès de ses surs qu’il ne cessait d’interpeller sur un ton bougon, en enfonçant sa tête dans son assiette, il les faisait ainsi rire aux larmes. Elles avaient d’ailleurs adopté la langue de leur frère qu’elles parlaient couramment, comme si elle eût été obligatoire et la seule dont pussent user des personnes intelligentes. Quand nous arrivâmes, l’aînée dit à une de ses cadettes: «Va prévenir notre père prudent et notre mère vénérable.» «Chiennes, leur dit Bloch, je vous présente le cavalier Saint-Loup, aux javelots rapides qui est venu pour quelques jours de Doncières aux demeures de pierre polie, féconde en chevaux.» Comme il était aussi vulgaire que lettré, le discours se terminait d’habitude par quelque plaisanterie moins homérique: «Voyons, fermez un peu vos peplos aux belles agraffes, qu’est-ce que c’est que ce chichi-là? Après tout c’est pas mon père!» Et les demoiselles Bloch s’écroulaient dans une tempête de rires. Je dis à leur frère combien de joies il m’avait données en me recommandant la lecture de Bergotte dont j’avais adoré les livres.

M. Bloch père qui ne connaissait Bergotte que de loin, et la vie de Bergotte que par les racontars du parterre, avait une manière tout aussi indirecte de prendre connaissance de ses uvres, à l’aide de jugements d’apparence littéraire. Il vivait dans le monde des à peu près, où l’on salue dans le vide, où l’on juge dans le faux. L’inexactitude, l’incompétence, n’y diminuent pas l’assurance, au contraire. C’est le miracle bienfaisant de l’amour-propre que peu de gens pouvant avoir les relations brillantes et les connaissances profondes, ceux auxquels elles font défaut se croient encore les mieux partagés parce que l’optique des gradins sociaux fait que tout rang semble le meilleur à celui qui l’occupe et qui voit moins favorisés que lui, mal lotis, à plaindre, les plus grands qu’il nomme et calomnie sans les connaître, juge et dédaigne sans les comprendre. Même dans les cas où la multiplication des faibles avantages personnels par l’amour-propre ne suffirait pas à assurer à chacun la dose de bonheur, supérieure à celle accordée aux autres, qui lui est nécessaire, l’envie est là pour combler la différence. Il est vrai que si l’envie s’exprime en phrases dédaigneuses, il faut traduire: «Je ne veux pas le connaître» par «je ne peux pas le connaître». C’est le sens intellectuel. Mais le sens passionné est bien: je ne veux pas le connaître. On sait que cela n’est pas vrai mais on ne le dit pas cependant par simple artifice, on le dit parce qu’on éprouve ainsi, et cela suffit pour supprimer la distance, c’est-à-dire pour le bonheur.

L’égocentrisme permettant de la sorte à chaque humain de voir l’univers étagé au-dessous de lui qui est roi, M. Bloch se donnait le luxe d’en être un impitoyable quand le matin en prenant son chocolat, voyant la signature de Bergotte au bas d’un article dans le journal à peine entr’ouvert, il lui accordait dédaigneusement une audience écourtée, prononçait sa sentence, et s’octroyait le confortable plaisir de répéter entre chaque gorgée du breuvage bouillant: «Ce Bergotte est devenu illisible. Ce que cet animal-là peut être embêtant. C’est à se désabonner. Comme c’est emberlificoté, quelle tartine!» Et il reprenait une beurrée.

Cette importance illusoire de M. Bloch père était d’ailleurs étendue un peu au delà du cercle de sa propre perception. D’abord ses enfants le considéraient comme un homme supérieur. Les enfants ont toujours une tendance soit à déprécier, soit à exalter leurs parents, et pour un bon fils, son père est toujours le meilleur des pères, en dehors même de toutes raisons objectives de l’admirer. Or celles-ci ne manquaient pas absolument pour M. Bloch, lequel était instruit, fin, affectueux pour les siens. Dans la famille la plus proche, on se plaisait d’autant plus avec lui que si dans la «société», on juge les gens d’après un étalon, d’ailleurs absurde, et selon des règles fausses mais fixes, par comparaison avec la totalité des autres gens élégants, en revanche dans le morcellement de la vie bourgeoise, les dîners, les soirées de famille tournent autour de personnes qu’on déclare agréables, amusantes, et qui dans le monde ne tiendraient pas l’affiche deux soirs. Enfin, dans ce milieu où les grandeurs factices de l’aristocratie n’existent pas, on les remplace par des distinctions plus folles encore. C’est ainsi que pour sa famille et jusqu’à un degré de parenté fort éloigné, une prétendue ressemblance dans la façon de porter la moustache et dans le haut du nez faisait qu’on appelait M. Bloch un «faux duc d’Aumale». (Dans le monde des «chasseurs» de cercle, l’un porte sa casquette de travers et sa vareuse très serrée de manière à se donner l’air, croit-il, d’un officier étranger, n’est-il pas une manière de personnage pour ses camarades?)

La ressemblance était des plus vagues, mais on eût dit que ce fût un titre. On répétait: «Bloch? lequel? le duc d’Aumale?» Comme on dit: «La princesse Murat? laquelle? la Reine (de Naples)?» Un certain nombre d’autres infimes indices achevaient de lui donner aux yeux du cousinage une prétendue distinction. N’allant pas jusqu’à avoir une voiture, M. Bloch louait à certains jours une victoria découverte à deux chevaux de la Compagnie et traversait le Bois de Boulogne, mollement étendu de travers, deux doigts sur la tempe, deux autres sous le menton et si les gens qui ne le connaissaient pas le trouvaient à cause de cela «faiseur d’embarras», on était persuadé dans la famille que pour le chic, l’oncle Salomon aurait pu en remontrer à Gramont-Caderousse. Il était de ces personnes qui quand elles meurent et à cause d’une table commune avec le rédacteur en chef de cette feuille, dans un restaurant des boulevards, sont qualifiés de physionomie bien connue des Parisiens, par la Chronique mondaine du Radical. M. Bloch nous dit à Saint-Loup et à moi que Bergotte savait si bien pourquoi lui M. Bloch ne le saluait pas que dès qu’il l’apercevait au théâtre ou au cercle, il fuyait son regard. Saint-Loup rougit, car il réfléchit que ce cercle ne pouvait pas être le Jockey dont son père avait été président. D’autre part ce devait être un cercle relativement fermé, car M. Bloch avait dit que Bergotte n’y serait plus reçu aujourd’hui. Aussi est-ce en tremblant de «sous-estimer l’adversaire» que Saint-Loup demanda si ce cercle était le cercle de la rue Royale, lequel était jugé «déclassant» par la famille de Saint-Loup et où il savait qu’étaient reçus certains israélites. «Non, répondit M. Bloch d’un air négligent, fier et honteux, c’est un petit cercle, mais beaucoup plus agréable, le cercle des ganaches. On y juge sévèrement la galerie.» «Est-ce que sir Rufus Israël n’en est pas président», demanda Bloch fils à son père, pour lui fournir l’occasion d’un mensonge honorable et sans se douter que ce financier n’avait pas le même prestige aux yeux de Saint-Loup qu’aux siens. En réalité, il y avait au Cercle des Ganaches non point sir Rufus Israël, mais un de ses employés. Mais comme il était fort bien avec son patron, il avait à sa disposition des cartes du grand financier, et en donnait une à M. Bloch, quand celui-ci partait en voyage sur une ligne dont sir Rufus était administrateur, ce qui faisait dire au père Bloch: «Je vais passer au cercle demander une recommandation de sir Rufus.» Et la carte lui permettait d’éblouir les chefs de train. Les demoiselles Bloch furent plus intéressées par Bergotte et revenant à lui au lieu de poursuivre sur les «Ganaches», la cadette demanda à son frère du ton le plus sérieux du monde car elle croyait qu’il n’existait pas au monde pour désigner les gens de talent d’autres expressions que celles qu’il employait: «Est-ce un coco vraiment étonnant, ce Bergotte. Est-il de la catégorie des grands bonshommes, des cocos comme Villiers ou Catulle.» «Je l’ai rencontré à plusieurs générales, dit M. Nissim Bernard. Il est gauche, c’est une espèce de Schlemihl.» Cette allusion au comte de Chamisso n’avait rien de bien grave, mais l’épithète de Schlemihl faisait partie de ce dialecte mi-allemand, mi-juif, dont l’emploi ravissait M. Bloch dans l’intimité, mais qu’il trouvait vulgaire et déplacé devant des étrangers. Aussi jeta-t-il un regard sévère sur son oncle. «Il a du talent, dit Bloch.» «Ah!» fit gravement sa sur comme pour dire que dans ces conditions j’étais excusable. «Tous les écrivains ont du talent», dit avec mépris M. Bloch père. «Il paraît même, dit son fils en levant sa fourchette et en plissant ses yeux d’un air diaboliquement ironique qu’il va se présenter à l’Académie.» «Allons donc il n’a pas un bagage suffisant, répondit M. Bloch le père qui ne semblait pas avoir pour l’Académie le mépris de son fils et de ses filles. Il n’a pas le calibre nécessaire.» «D’ailleurs l’Académie est un salon et Bergotte ne jouit d’aucune surface», déclara l’oncle à héritage de Mme Bloch, personnage inoffensif et doux dont le nom de Bernard eût peut-être à lui seul éveillé les dons de diagnostic de mon grand’père, mais eût paru insuffisamment en harmonie avec un visage qui semblait rapporté du palais de Darius et reconstitué par Mme Dieulafoy, si choisi par quelque amateur désireux de donner un couronnement oriental à cette figure de Suse, ce prénom de Nissim n’avait fait planer au-dessus d’elle les ailes de quelque taureau androcéphale de Khorsabad. Mais M. Bloch ne cessait d’insulter son oncle, soit qu’il fût excité par la bonhomie sans défense de son souffre-douleur soit que la villa étant payée par M. Nissim Bernard, le bénéficiaire voulût montrer qu’il gardait son indépendance et surtout qu’il ne cherchait pas par des cajoleries à s’assurer l’héritage à venir du richard. Celui-ci était surtout froissé qu’on le traitât si grossièrement devant le maître d’hôtel. Il murmura une phrase inintelligible où on distinguait seulement: «Quand les Meschorès sont là.» Meschorès désigne dans la Bible le serviteur de Dieu. Entre eux les Bloch s’en servaient pour désigner les domestiques et en étaient toujours égayés parce que leur certitude de n’être pas compris ni des chrétiens ni des domestiques eux-mêmes, exaltait chez M. Nissim Bernard et M. Bloch leur double particularisme de «maîtres» et de «juifs». Mais cette dernière cause de satisfaction en devenait une de mécontentement quand il y avait du monde. Alors M. Bloch entendant son oncle dire «Meschorès» trouvait qu’il laissait trop paraître son côté oriental, de même qu’une cocotte qui invite ses amies avec des gens comme il faut, est irritée si elles font allusion à leur métier de cocotte, ou emploient des mots malsonnants. Aussi, bien loin que la prière de son oncle produisît quelque effet sur M. Bloch, celui-ci, hors de lui, ne put plus se contenir. Il ne perdit plus une occasion d’invectiver le malheureux oncle. «Naturellement, quand il y a quelque bêtise prudhommesque à dire, on peut être sûr que vous ne la ratez pas. Vous seriez le premier à lui lécher les pieds s’il était là», cria M. Bloch tandis que M. Nissim Bernard attristé inclinait vers son assiette la barbe annelée du roi Sargon. Mon camarade depuis qu’il portait la sienne qu’il avait aussi crépue et bleutée ressemblait beaucoup à son grand-oncle.

— «Comment, vous êtes le fils du marquis de Marsantes, mais je l’ai très bien connu», dit à Saint-Loup M. Nissim Bernard. Je crus qu’il voulait dire «connu» au sens où le père de Bloch disait qu’il connaissait Bergotte, c’est-à-dire de vue. Mais il ajouta: «Votre père était un de mes bons amis.» Cependant Bloch était devenu excessivement rouge, son père avait l’air profondément contrarié, les demoiselles Bloch riaient en s’étouffant. C’est que chez M. Nissim Bernard le goût de l’ostentation, contenu chez M. Bloch le père et chez ses enfants, avait engendré l’habitude du mensonge perpétuel. Par exemple, en voyage à l’hôtel, M. Nissim Bernard comme aurait pu faire M. Bloch le père, se faisait apporter tous ses journaux par son valet de chambre dans la salle à manger, au milieu du déjeuner, quand tout le monde était réuni pour qu’on vît bien qu’il voyageait avec un valet de chambre. Mais aux gens avec qui il se liait dans l’hôtel, l’oncle disait ce que le neveu n’eût jamais fait, qu’il était sénateur. Il avait beau être certain qu’on apprendrait un jour que le titre était usurpé, il ne pouvait au moment même résister au besoin de se le donner. M. Bloch souffrait beaucoup des mensonges de son oncle et de tous les ennuis qu’ils lui causaient. «Ne faites pas attention, il est extrêmement blagueur», dit-il à mi-voix à Saint-Loup qui n’en fut que plus intéressé, étant très curieux de la psychologie des menteurs. «Plus menteur encore que l’Ithaquesien Odysseus qu’Athènes appelait pourtant le plus menteur des hommes, compléta notre camarade Bloch.» «Ah! par exemple! s’écria M. Nissim Bernard, si je m’attendais à dîner avec le fils de mon ami! Mais j’ai à Paris chez moi, une photographie de votre père et combien de lettres de lui. Il m’appelait toujours mon oncle, on n’a jamais su pourquoi. C’était un homme charmant, étincelant. Je me rappelle un dîner chez moi, à Nice où il y avait Sardou, Labiche, Augier», «Molière, Racine, Corneille», continua ironiquement M. Bloch le père, dont le fils acheva l’énumération en ajoutant: «Plaute, Ménandre, Kalidasa.» M. Nissim Bernard blessé arrêta brusquement son récit et, se privant ascétiquement d’un grand plaisir, resta muet jusqu’à la fin du dîner.

«Saint-Loup au casque d’airain, dit Bloch, reprenez un peu de ce canard aux cuisses lourdes de graisse sur lesquelles l’illustre sacrificateur des volailles a répandu de nombreuses libations de vin rouge.»

D’habitude après avoir sorti de derrière les fagots pour un camarade de marque les histoires sur sir Rufus Israel et autres, M. Bloch sentant qu’il avait touché son fils jusqu’à l’attendrissement, se retirait pour ne pas se «galvauder» aux yeux du «potache». Cependant s’il y avait une raison tout à fait capitale, comme quand son fils par exemple fut reçu à l’agrégation, M. Bloch ajouta à la série habituelle des anecdotes cette réflexion ironique qu’il réservait plutôt pour ses amis personnels et que Bloch jeune fut extrêmement fier de voir débiter pour ses amis à lui: «Le gouvernement a été impardonnable. Il n’a pas consulté M. Coquelin! M. Coquelin a fait savoir qu’il était mécontent» (M. Bloch se piquait d’être réactionnaire et méprisant pour les gens de théâtre).

Mais les demoiselles Bloch et leur frère rougirent jusqu’aux oreilles tant ils furent impressionnés quand Bloch père pour se montrer royal jusqu’au bout envers les deux «labadens» de son fils, donna l’ordre d’apporter du champagne et annonça négligemment que pour nous «régaler», il avait fait prendre trois fauteuils pour la représentation qu’une troupe d’Opéra-Comique donnait le soir même au Casino. Il regrettait de n’avoir pu avoir de loge. Elles étaient toutes prises. D’ailleurs il les avait souvent expérimentées, on était mieux à l’orchestre. Seulement, si le défaut de son fils, c’est-à-dire ce que son fils croyait invisible aux autres, était la grossièreté, celui du père était l’avarice. Aussi, c’est dans une carafe qu’il fit servir sous le nom de champagne un petit vin mousseux et sous celui de fauteuils d’orchestre il avait fait prendre des parterres qui coûtaient moitié moins, miraculeusement persuadé par l’intervention divine de son défaut que ni à table, ni au théâtre (où toutes les loges étaient vides) on ne s’apercevrait de la différence. Quand M. Bloch nous eut laissé tremper nos lèvres dans les coupes plates que son fils décorait du nom de «cratères aux flancs profondément creusés», il nous fit admirer un tableau qu’il aimait tant qu’il l’apportait avec lui à Balbec. Il nous dit que c’était un Rubens. Saint-Loup lui demanda naïvement s’il était signé. M. Bloch répondit en rougissant qu’il avait fait couper la signature à cause du cadre, ce qui n’avait pas d’importance, puisqu’il ne voulait pas le vendre. Puis il nous congédia rapidement pour se plonger dans le Journal Officiel dont les numéros encombraient la maison et dont la lecture lui était rendue nécessaire, nous dit-il, «par sa situation parlementaire» sur la nature exacte de laquelle il ne nous fournit pas de lumières. «Je prends un foulard, nous dit Bloch, car Zephyros et Boréas se disputent à qui mieux mieux la mer poissonneuse, et pour peu que nous nous attardions après le spectacle, nous ne rentrerons qu’aux premières lueurs d’Eôs aux doigts de pourpre. A propos, demanda-t-il à Saint-Loup quand nous fûmes dehors et je tremblai car je compris bien vite que c’était de M. de Charlus que Bloch parlait sur ce ton ironique: «quel était cet excellent fantoche en costume sombre que je vous ai vu promener avant-hier matin sur la plage? » «C’est mon oncle», répondit Saint-Loup piqué. Malheureusement, une «gaffe» était bien loin de paraître à Bloch chose à éviter. Il se tordit de rire: «Tous mes compliments, j’aurais dû le deviner, il a un excellent chic, et une impayable bobine de gaga de la plus haute lignée». «Vous vous trompez du tout au tout, il est très intelligent», riposta Saint-Loup furieux. «Je le regrette car alors il est moins complet. J’aimerais du reste beaucoup le connaître car je suis sûr que j’écrirais des machines adéquates sur des bonshommes comme ça. Celui-là, à voir passer, est crevant. Mais je négligerais le côté caricatural, au fond assez méprisable pour un artiste épris de la beauté plastique des phrases, de la binette qui, excusez-moi, m’a fait gondoler un bon moment, et je mettrais en relief le côté aristocratique de votre oncle, qui en somme fait un effet buf, et la première rigolade passée, frappe par un très grand style. Mais, dit-il, en s’adressant cette fois à moi, il y a une chose dans un tout autre ordre d’idées, sur laquelle je veux t’interroger et chaque fois que nous sommes ensemble, quelque dieu, bienheureux habitant de l’Olympe, me fait oublier totalement de te demander ce renseignement qui eût pu m’être déjà et me sera sûrement fort utile. Quelle est donc cette belle personne avec laquelle je t’ai rencontré au Jardin d’Acclimatation et qui était accompagnée d’un monsieur que je crois connaître de vue et d’une jeune fille à la longue chevelure?» J’avais bien vu que Mme Swann ne se rappelait pas le nom de Bloch, puisqu’elle m’en avait dit un autre et avait qualifié mon camarade d’attaché à un ministère où je n’avais jamais pensé depuis à m’informer s’il était entré. Mais comment Bloch qui, à ce qu’elle m’avait dit alors, s’était fait présenter à elle pouvait-il ignorer son nom. J’étais si étonné que je restai un moment sans répondre. «En tous cas, tous mes compliments, me dit-il, tu n’as pas dû t’embêter avec elle. Je l’avais rencontrée quelques jours auparavant dans le train de Ceinture. Elle voulut bien dénouer la sienne en faveur de ton serviteur, je n’ai jamais passé de si bons moments et nous allions prendre toutes dispositions pour nous revoir quand une personne qu’elle connaissait eut le mauvais goût de monter à l’avant-dernière station.» Le silence que je gardais ne parut pas plaire à Bloch. «J’espérais, me dit-il, connaître grâce à toi son adresse et aller goûter chez elle plusieurs fois par semaine, les plaisirs d’Eros, chers aux Dieux, mais je n’insiste pas puisque tu poses pour la discrétion à l’égard d’une professionnelle qui s’est donnée à moi trois fois de suite et de la manière la plus raffinée entre Paris et le Point-du-Jour. Je la retrouverai bien un soir ou l’autre.»

J’allai voir Bloch à la suite de ce dîner, il me rendit ma visite, mais j’étais sorti et il fut aperçu, me demandant, par Françoise, laquelle par hasard bien qu’il fût venu à Combray ne l’avait jamais vu jusque-là. De sorte qu’elle savait seulement qu’un «des Monsieurs» que je connaissais était passé pour me voir, elle ignorait «à quel effet», vêtu d’une manière quelconque et qui ne lui avait pas fait grande impression. Or j’avais beau savoir que certaines idées sociales de Françoise me resteraient toujours impénétrables, qui reposaient peut-être en partie sur des confusions entre des mots, des noms qu’elle avait pris une fois, et à jamais, les uns pour les autres, je ne pus m’empêcher, moi qui avais depuis longtemps renoncé à me poser des questions dans ces cas-là, de chercher vainement, d’ailleurs, ce que le nom de Bloch pouvait représenter d’immense pour Françoise. Car à peine lui eus-je dit que ce jeune homme qu’elle avait aperçu était M. Bloch, elle recula de quelques pas tant furent grandes sa stupeur et sa déception. «Comment, c’est cela, M. Bloch!» s’écria-t-elle d’un air atterré comme si un personnage aussi prestigieux eût dû posséder une apparence qui «fît connaître» immédiatement qu’on se trouvait en présence d’un grand de la terre, et à la façon de quelqu’un qui trouve qu’un personnage historique n’est pas à la hauteur de sa réputation, elle répétait d’un ton impressionné, et où on sentait pour l’avenir les germes d’un scepticisme universel: «Comment c’est ça M. Bloch! Ah! vraiment on ne dirait pas à le voir.» Elle avait l’air de m’en garder rancune comme si je lui eusse jamais «surfait» Bloch. Et pourtant elle eut la bonté d’ajouter: «Hé bien, tout M. Bloch qu’il est, Monsieur peut dire qu’il est aussi bien que lui.»

Elle eut bientôt à l’égard de Saint-Loup qu’elle adorait une désillusion d’un autre genre, et d’une moindre dureté: elle apprit qu’il était républicain. Or bien qu’en parlant par exemple de la Reine de Portugal, elle dît avec cet irrespect qui dans le peuple est le respect suprême «Amélie, la sur à Philippe», Françoise était royaliste. Mais surtout un marquis, un marquis qui l’avait éblouie, et qui était pour la République, ne lui paraissait plus vrai. Elle en marquait la même mauvaise humeur que si je lui eusse donné une boîte qu’elle eût cru d’or, de laquelle elle m’eût remercié avec effusion et qu’ensuite un bijoutier lui eût révélé être en plaqué. Elle retira aussitôt son estime à Saint-Loup, mais bientôt après la lui rendit, ayant réfléchi qu’il ne pouvait pas, étant le marquis de Saint-Loup être républicain, qu’il faisait seulement semblant, par intérêt, car avec le gouvernement qu’on avait, cela pouvait lui rapporter gros. De ce jour sa froideur envers lui, son dépit contre moi cessèrent. Et quand elle parlait de Saint-Loup, elle disait: «C’est un hypocrite», avec un large et bon sourire qui faisait bien comprendre qu’elle le «considérait» de nouveau autant qu’au premier jour et qu’elle lui avait pardonné.

Or la sincérité et le désintéressement de Saint-Loup étaient au contraire absolus et c’était cette grande pureté morale qui, ne pouvant se satisfaire entièrement dans un sentiment égoïste comme l’amour, ne rencontrant pas d’autre part en lui l’impossibilité qui existait par exemple en moi de trouver sa nourriture spirituelle autre part qu’en soi-même, le rendait vraiment capable, autant que moi incapable, d’amitié.

Françoise ne se trompait pas moins sur Saint-Loup quand elle disait qu’il avait l’air comme ça de ne pas dédaigner le peuple, mais que ce n’est pas vrai et qu’il n’y avait qu’à le voir quand il était en colère après son cocher. Il était arrivé en effet quelquefois à Robert de le gronder avec une certaine rudesse, qui prouvait chez lui moins le sentiment de la différence que de l’égalité entre les classes. «Mais, me dit-il en réponse aux reproches que je lui faisais d’avoir traité un peu durement ce cocher, pourquoi affecterais-je de lui parler poliment? N’est-il pas mon égal? N’est-il pas aussi près de moi que mes oncles ou mes cousins? Vous avez l’air de trouver que je devrais le traiter avec égards, comme un inférieur! Vous parlez comme un aristocrate», ajouta-t-il avec dédain.

En effet, s’il y avait une classe contre laquelle il eût de la prévention et de la partialité, c’était l’aristocratie, et jusqu’à croire aussi difficilement à la supériorité d’un homme du monde, qu’il croyait facilement à celle d’un homme du peuple. Comme je lui parlais de la princesse de Luxembourg que j’avais rencontrée avec sa tante:

— Une carpe, me dit-il, comme toutes ses pareilles. C’est d’ailleurs un peu ma cousine.

Ayant un préjugé contre les gens qui le fréquentaient, il allait rarement dans le monde et l’attitude méprisante ou hostile qu’il y prenait, augmentait encore chez tous ses proches parents le chagrin de sa liaison avec une femme «de théâtre», liaison qu’ils accusaient de lui être fatale et notamment d’avoir développé chez lui cet esprit de dénigrement, ce mauvais esprit, de l’avoir «dévoyé», en attendant qu’il se «déclassât» complètement. Aussi bien des hommes légers du faubourg Saint-Germain étaient-ils sans pitié quand ils parlaient de la maîtresse de Robert. «Les grues font leur métier, disait-on, elles valent autant que d’autres; mais celle-là, non! Nous ne lui pardonnerons pas! Elle a fait trop de mal à quelqu’un que nous aimons.» Certes, il n’était pas le premier qui eût un fil à la patte. Mais les autres s’amusaient en hommes du monde, continuaient à penser en hommes du monde sur la politique, sur tout. Lui, sa famille le trouvait «aigri». Elle ne se rendait pas compte que pour bien des jeunes gens du monde, lesquels sans cela resteraient incultes d’esprit, rudes dans leurs amitiés, sans douceur et sans goût, — c’est bien souvent leur maîtresse qui est leur vrai maître et les liaisons de ce genre la seule école morale où ils soient initiés à une culture supérieure, où ils apprennent le prix des connaissances désintéressées. Même dans le bas-peuple (qui au point de vue de la grossièreté ressemble si souvent au grand monde), la femme, plus sensible, plus fine, plus oisive, a la curiosité de certaines délicatesses, respecte certaines beautés de sentiment et d’art que, ne les comprît-elle pas, elle place pourtant au-dessus de ce qui semblait le plus désirable à l’homme, l’argent, la situation. Or, qu’il s’agisse de la maîtresse d’un jeune clubman comme Saint-Loup ou d’un jeune ouvrier (les électriciens par exemple comptent aujourd’hui dans les rangs de la Chevalerie véritable), son amant a pour elle trop d’admiration et de respect pour ne pas les étendre à ce qu’elle-même respecte et admire; et pour lui l’échelle des valeurs s’en trouve renversée. A cause de son sexe même elle est faible, elle a des troubles nerveux, inexplicables, qui chez un homme, et même chez une autre femme, chez une femme dont il est neveu ou cousin auraient fait sourire ce jeune homme robuste. Mais il ne peut voir souffrir celle qu’il aime. Le jeune noble qui comme Saint-Loup a une maîtresse, prend l’habitude quand il va dîner avec elle au cabaret d’avoir dans sa poche le valérianate dont elle peut avoir besoin, d’enjoindre au garçon, avec force et sans ironie, de faire attention à fermer les portes sans bruit, à ne pas mettre de mousse humide sur la table, afin d’éviter à son amie ces malaises que pour sa part il n’a jamais ressentis, qui composent pour lui un monde occulte à la réalité duquel elle lui a appris à croire, malaises qu’il plaint maintenant sans avoir besoin pour cela de les connaître, qu’il plaindra même quand ce sera d’autres qu’elle qui les ressentiront. La maîtresse de Saint-Loup — comme les premiers moines du moyen âge, à la chrétienté — lui avait enseigné la pitié envers les animaux car elle en avait la passion, ne se déplaçant jamais sans son chien, ses serins, ses perroquets; Saint-Loup veillait sur eux avec des soins maternels et traitait de brutes les gens qui ne sont pas bons avec les bêtes. D’autre part, une actrice, ou soi-disant telle, comme celle qui vivait avec lui — qu’elle fût intelligente ou non, ce que j’ignorais — en lui faisant trouver ennuyeuse la société des femmes du monde et considérer comme une corvée l’obligation d’aller dans une soirée, l’avait préservé du snobisme et guéri de la frivolité. Si grâce à elle les relations mondaines tenaient moins de place dans la vie de son jeune amant, en revanche tandis que s’il avait été un simple homme de salon, la vanité ou l’intérêt auraient dirigé ses amitiés comme la rudesse les aurait empreintes, sa maîtresse lui avait appris à y mettre de la noblesse et du raffinement. Avec son instinct de femme et appréciant plus chez les hommes certaines qualités de sensibilité que son amant eût peut-être sans elle méconnues ou plaisantées, elle avait toujours vite fait de distinguer entre les autres celui des amis de Saint-Loup qui avait pour lui une affection vraie, et de le préférer. Elle savait le forcer à éprouver pour celui-là de la reconnaissance, à la lui témoigner, à remarquer les choses qui lui faisaient plaisir, celles qui lui faisaient de la peine. Et bientôt Saint-Loup, sans plus avoir besoin qu’elle l’avertît, commença à se soucier de tout cela et à Balbec où elle n’était pas, pour moi qu’elle n’avait jamais vu et dont il ne lui avait même peut-être pas encore parlé dans ses lettres, de lui-même il fermait la fenêtre d’une voiture où j’étais, emportait les fleurs qui me faisaient mal, et quand il eut à dire au revoir à la fois à plusieurs personnes, à son départ s’arrangea à les quitter un peu plus tôt afin de rester seul et en dernier avec moi, de mettre cette différence entre elles et moi, de me traiter autrement que les autres. Sa maîtresse avait ouvert son esprit à l’invisible, elle avait mis du sérieux dans sa vie, des délicatesses dans son cur, mais tout cela échappait à la famille en larmes qui répétait: «Cette gueuse le tuera, et en attendant elle le déshonore.» Il est vrai qu’il avait fini de tirer d’elle tout le bien qu’elle pouvait lui faire; et maintenant elle était cause seulement qu’il souffrait sans cesse, car elle l’avait pris en horreur et le torturait. Elle avait commencé un beau jour à le trouver bête et ridicule parce que les amis qu’elle avait parmi les jeunes auteurs et acteurs, lui avaient assuré qu’il l’était, et elle répétait à son tour ce qu’ils avaient dit avec cette passion, cette absence de réserves qu’on montre chaque fois qu’on reçoit du dehors et qu’on adopte des opinions ou des usages qu’on ignorait entièrement. Elle professait volontiers, comme ces comédiens, qu’entre elle et Saint-Loup le fossé était infranchissable, parce qu’ils étaient d’une autre race, qu’elle était une intellectuelle et que lui, quoi qu’il prétendît, était, de naissance, un ennemi de l’intelligence. Cette vue lui semblait profonde et elle en cherchait la vérification dans les paroles les plus insignifiantes, les moindres gestes de son amant. Mais quand les mêmes amis l’eurent en outre convaincue qu’elle détruisait dans une compagnie aussi peu faite pour elle les grandes espérances qu’elle avait, disaient-ils, données, que son amant finirait par déteindre sur elle, qu’à vivre avec lui, elle gâchait son avenir d’artiste, à son mépris pour Saint-Loup s’ajouta la même haine que s’il s’était obstiné à vouloir lui inoculer une maladie mortelle. Elle le voyait le moins possible tout en reculant encore le moment dd’une rupture définitive, laquelle me paraissait à moi bien peu vraisemblable. Saint-Loup faisait pour elle de tels sacrifices que, à moins qu’elle fût ravissante (mais il n’avait jamais voulu me montrer sa photographie, me disant: «D’abord ce n’est pas une beauté et puis elle vient mal en photographie, ce sont des instantanés que j’ai faits moi-même avec mon Kodak et ils vous donneraient une fausse idée d’elle»), il semblait difficile qu’elle trouvât un second homme qui en consentît de semblables. Je ne songeais pas qu’une certaine toquade de se faire un nom, même quand on n’a pas de talent, que l’estime, rien que l’estime privée, de personnes qui vous imposent, peuvent (ce n’était peut-être du reste pas le cas pour la maîtresse de Saint-Loup) être même pour une petite cocotte des motifs plus déterminants que le plaisir de gagner de l’argent. Saint-Loup qui sans bien comprendre ce qui se passait dans la pensée de sa maîtresse, ne la croyait pas complètement sincère ni dans les reproches injustes ni dans les promesses d’amour éternel, avait pourtant à certains moments le sentiment qu’elle romprait quand elle le pourrait, et à cause de cela, mû sans doute par l’instinct de conservation de son amour, plus clairvoyant peut-être que Saint-Loup n’était lui-même, usant d’ailleurs d’une habileté pratique qui se conciliait chez lui avec les plus grands et les plus aveugles élans du cur, il s’était refusé à lui constituer un capital, avait emprunté un argent énorme pour qu’elle ne manquât de rien, mais ne le lui remettait qu’au jour le jour. Et sans doute, au cas où elle eût vraiment songé à le quitter, attendait-elle froidement d’avoir «fait sa pelotte», ce qui avec les sommes données par Saint-Loup demanderait sans doute un temps fort court, mais tout de même concédé en supplément pour prolonger le bonheur de mon nouvel ami — ou son malheur.

Cette période dramatique de leur liaison, — et qui était arrivée maintenant à son point le plus aigu, le plus cruel pour Saint-Loup, car elle lui avait défendu de rester à Paris où sa présence l’exaspérait et l’avait forcé de prendre son congé à Balbec, à côté de sa garnison — avait commencé un soir chez une tante de Saint-Loup, lequel avait obtenu d’elle que son amie viendrait pour de nombreux invités dire des fragments d’une pièce symboliste qu’elle avait jouée une fois sur une scène d’avant-garde et pour laquelle elle lui avait fait partager l’admiration qu’elle éprouvait elle-même.

Mais quand elle était apparue, un grand lys à la main, dans un costume copié de l’«Ancilla Domini» et qu’elle avait persuadé à Robert être une véritable «vision d’art», son entrée avait été accueillie dans cette assemblée d’hommes de cercles et de duchesses par des sourires que le ton monotone de la psalmodie, la bizarrerie de certains mots, leur fréquente répétition avaient changés en fous-rires d’abord étouffés, puis si irrésistibles que la pauvre récitante n’avait pu continuer. Le lendemain la tante de Saint-Loup avait été unanimement blâmée d’avoir laissé paraître chez elle une artiste aussi grotesque. Un duc bien connu ne lui cacha pas qu’elle n’avait à s’en prendre qu’à elle-même si elle se faisait critiquer.

— Que diable aussi, on ne nous sort pas des numéros de cette force-là! Si encore cette femme avait du talent, mais elle n’en a et n’en aura jamais aucun. Sapristi! Paris n’est pas si bête qu’on veut bien le dire. La société n’est pas composée que d’imbéciles. Cette petite demoiselle a évidemment cru étonner Paris. Mais Paris est plus difficile à étonner que cela et il y a tout de même des affaires qu’on ne nous fera pas avaler.

Quant à l’artiste, elle sortit en disant à Saint-Loup:

— Chez quelles dindes, chez quelles garces sans éducation, chez quels goujats m’as-tu fourvoyée? J’aime mieux te le dire, il n’y en avait pas un des hommes présents qui ne m’eût fait de l’il, du pied, et c’est parce que j’ai repoussé leurs avances qu’ils ont cherché à se venger.

Paroles qui avaient changé l’antipathie de Robert pour les gens du monde en une horreur autrement profonde et douloureuse et que lui inspiraient particulièrement ceux qui la méritaient le moins, des parents dévoués qui délégués par la famille avaient cherché à persuader à l’amie de Saint-Loup de rompre avec lui, démarche qu’elle lui présentait comme inspirée par leur amour pour elle. Robert quoiqu’il eût aussitôt cessé de les fréquenter pensait, quand il était loin de son amie comme maintenant, qu’eux ou d’autres, en profitaient pour revenir à la charge et avaient peut-être reçu ses faveurs. Et quand il parlait des viveurs qui trompent leurs amis, cherchent à corrompre les femmes, tâchent de les faire venir dans des maisons de passe, son visage respirait la souffrance et la haine.

— Je les tuerais avec moins de remords qu’un chien qui est du moins une bête gentille, loyale et fidèle. En voilà qui méritent la guillotine, plus que des malheureux qui ont été conduits au crime par la misère et par la cruauté des riches.

Il passait la plus grande partie de son temps à envoyer à sa maîtresse des lettres et des dépêches. Chaque fois que, tout en l’empêchant de venir à Paris, elle trouvait, à distance, le moyen d’avoir une brouille avec lui, je l’apprenais à sa figure décomposée. Comme sa maîtresse ne lui disait jamais ce qu’elle avait à lui reprocher, soupçonnant que, peut-être, si elle ne le lui disait pas, c’est qu’elle ne le savait pas et qu’elle avait simplement assez de lui, il aurait pourtant voulu avoir des explications, il lui écrivait: «Dis-moi ce que j’ai fait de mal. Je suis prêt à reconnaître mes torts», le chagrin qu’il éprouvait ayant pour effet de le persuader qu’il avait mal agi.

Mais elle lui faisait attendre indéfiniment des réponses d’ailleurs dénuées de sens. Aussi c’est presque toujours le front soucieux et bien souvent les mains vides que je voyais Saint-Loup revenir de la poste où seul de tout l’hôtel avec Françoise, il allait chercher ou porter lui-même ses lettres, lui par impatience d’amant, elle par méfiance de domestique. (Les dépêches le forçaient à faire beaucoup plus de chemin.)

Quand quelques jours après le dîner chez les Bloch ma grand’mère me dit d’un air joyeux que Saint-Loup venait de lui demander si avant qu’il quittât Balbec elle ne voulait pas qu’il la photographiât, et quand je vis qu’elle avait mis pour cela sa plus belle toilette et hésitait entre diverses coiffures, je me sentis un peu irrité de cet enfantillage qui m’étonnait tellement de sa part. J’en arrivais même à me demander si je ne m’étais pas trompé sur ma grand’mère, si je ne la plaçais pas trop haut, si elle était aussi détachée que j’avais toujours cru de ce qui concernait sa personne, si elle n’avait pas ce que je croyais lui être le plus étranger, de la coquetterie.

Malheureusement, ce mécontentement que me causaient le projet de séance photographique et surtout la satisfaction que ma grand’mère paraissait en ressentir, je le laissai suffisamment apercevoir pour que Françoise le remarquât et s’empressât involontairement de l’accroître en me tenant un discours sentimental et attendri auquel je ne voulus pas avoir l’air d’adhérer.

— Oh! monsieur, cette pauvre madame qui sera si heureuse qu’on tire son portrait, et qu’elle va même mettre le chapeau que sa vieille Françoise, elle lui a arrangé, il faut la laisser faire, monsieur.

Je me convainquis que je n’étais pas cruel de me moquer de la sensibilité de Françoise, en me rappelant que ma mère et ma grand’mère mes modèles en tout, le faisaient souvent aussi. Mais ma grand’mère s’apercevant que j’avais l’air ennuyé, me dit que si cette séance de pose pouvait me contrarier elle y renoncerait. Je ne le voulus pas, je l’assurai que je n’y voyais aucun inconvénient et la laissai se faire belle, mais crus faire preuve de pénétration et de force en lui disant quelques paroles ironiques et blessantes destinées à neutraliser le plaisir qu’elle semblait trouver à être photographiée, de sorte que si je fus contraint de voir le magnifique chapeau de ma grand’mère, je réussis du moins à faire disparaître de son visage cette expression joyeuse qui aurait dû me rendre heureux et qui, comme il arrive trop souvent tant que sont encore en vie les êtres que nous aimons le mieux, nous apparaît comme la manifestation exaspérante d’un travers mesquin plutôt que comme la forme précieuse du bonheur que nous voudrions tant leur procurer. Ma mauvaise humeur venait surtout de ce que cette semaine là ma grand’mère avait paru me fuir et que je n’avais pu l’avoir un instant à moi, pas plus le jour que le soir. Quand je rentrais dans l’après-midi pour être un peu seul avec elle, on me disait qu’elle n’était pas là; ou bien elle s’enfermait avec Françoise pour de longs conciliabules qu’il ne m’était pas permis de troubler. Et quand ayant passé la soirée dehors avec Saint-Loup je songeais pendant le trajet du retour au moment où j’allais pouvoir retrouver et embrasser ma grand’mère, j’avais beau attendre qu’elle frappât contre la cloison ces petits coups qui me diraient d’entrer lui dire bonsoir, je n’entendais rien; je finissais par me coucher, lui en voulant un peu de ce qu’elle me privât, avec une indifférence si nouvelle de sa part, d’une joie sur laquelle j’avais tant compté, je restais encore, le cur palpitant comme dans mon enfance, à écouter le mur qui restait muet et je m’endormais dans les larmes.

Ce jour-là, comme les précédents, Saint-Loup avait été obligé d’aller à Doncières où en attendant qu’il y rentrât d’une manière définitive, on aurait toujours besoin de lui maintenant jusqu’à la fin de l’après-midi. Je regrettais qu’il ne fût pas à Balbec. J’avais vu descendre de voiture et entrer, les unes dans la salle de danse du Casino, les autres chez le glacier, des jeunes femmes qui, de loin, m’avaient paru ravissantes. J’étais dans une de ces périodes de la jeunesse, dépourvues d’un amour particulier, vacantes, où partout — comme un amoureux, la femme dont il est épris — on désire, on cherche, on voit la beauté. Qu’un seul trait réel — le peu qu’on distingue d’une femme vue de loin, ou de dos — nous permette de projeter la Beauté devant nous, nous nous figurons l’avoir reconnue, notre cur bat, nous pressons le pas, et nous resterons toujours à demi persuadés que c’était elle, pourvu que la femme ait disparu: ce n’est que si nous pouvons la rattraper que nous comprenons notre erreur.

D’ailleurs, de plus en plus souffrant, j’étais tenté de surfaire les plaisirs les plus simples à cause des difficultés mêmes qu’il y avait pour moi à les atteindre. Des femmes élégantes, je croyais en apercevoir partout, parce que j’étais trop fatigué si c’était sur la plage, trop timide si c’était au Casino ou dans une pâtisserie, pour les approcher nulle part. Pourtant, si je devais bientôt mourir, j’aurais aimé savoir comment étaient faites de près, en réalité, les plus jolies jeunes filles que la vie pût offrir, quand même c’eût été un autre que moi, ou même personne, qui dût profiter de cette offre (je ne me rendais pas compte, en effet, qu’il y avait un désir de possession à l’origine de ma curiosité). J’aurais osé entrer dans la salle de bal, si Saint-Loup avait été avec moi. Seul, je restai simplement devant le Grand-Hôtel à attendre le moment d’aller retrouver ma grand’mère, quand, presque encore à l’extrémité de la digue où elles faisaient mouvoir une tache singulière, je vis s’avancer cinq ou six fillettes, aussi différentes, par l’aspect et par les façons, de toutes les personnes auxquelles on était accoutumé à Balbec, qu’aurait pu l’être, débarquée on ne sait d’où, une bande de mouettes qui exécute à pas comptés sur la plage, — les retardataires rattrapant les autres en voletant, — une promenade dont le but semble aussi obscur aux baigneurs qu’elles ne paraissent pas voir, que clairement déterminé pour leur esprit d’oiseaux.

Une de ces inconnues poussait devant elle, de la main, sa bicyclette; deux autres tenaient des «clubs» de golf; et leur accoutrement tranchait sur celui des autres jeunes filles de Balbec, parmi lesquelles quelques-unes il est vrai, se livraient aux sports, mais sans adopter pour cela une tenue spéciale.

C’était l’heure où dames et messieurs venaient tous les jours faire leur tour de digue, exposés aux feux impitoyables du face-à-main que fixait sur eux, comme s’ils eussent été porteurs de quelque tare qu’elle tenait à inspecter dans ses moindres détails, la femme du premier président, fièrement assise devant le kiosque de musique, au milieu de cette rangée de chaises redoutée où eux-mêmes tout à l’heure, d’acteurs devenus critiques, viendraient s’installer pour juger à leur tour ceux qui défileraient devant eux. Tous ces gens qui longeaient la digue en tanguant aussi fort que si elle avait été le pont d’un bateau (car ils ne savaient pas lever une jambe sans du même coup remuer le bras, tourner les yeux, remettre d’aplomb leurs épaules, compenser par un mouvement balancé du côté opposé le mouvement qu’ils venaient de faire de l’autre côté, et congestionner leur face), et qui, faisant semblant de ne pas voir pour faire croire qu’ils ne se souciaient pas d’elles, mais regardant à la dérobée pour ne pas risquer de les heurter, les personnes qui marchaient à leurs côtés ou venaient en sens inverse, butaient au contraire contre elles, s’accrochaient à elles, parce qu’ils avaient été réciproquement de leur part l’objet de la même attention secrète, cachée sous le même dédain apparent; l’amour — par conséquent la crainte — de la foule étant un des plus puissants mobiles chez tous les hommes, soit qu’ils cherchent à plaire aux autres ou à les étonner, soit à leur montrer qu’ils les méprisent. Chez le solitaire, la claustration même absolue et durant jusqu’à la fin de la vie, a souvent pour principe un amour déréglé de la foule qui l’emporte tellement sur tout autre sentiment, que, ne pouvant obtenir quand il sort l’admiration de la concierge, des passants, du cocher arrêté, il préfère n’être jamais vu d’eux, et pour cela renoncer à toute activité qui rendrait nécessaire de sortir.

Au milieu de tous ces gens dont quelques-uns poursuivaient une pensée, mais en trahissaient alors la mobilité par une saccade de gestes, une divagation de regards, aussi peu harmonieuses que la circonspecte titubation de leurs voisins, les fillettes que j’avais aperçues, avec la maîtrise de gestes que donne un parfait assouplissement de son propre corps et un mépris sincère du reste de l’humanité, venaient droit devant elles, sans hésitation ni raideur, exécutant exactement les mouvements qu’elles voulaient, dans une pleine indépendance de chacun de leurs membres par rapport aux autres, la plus grande partie de leur corps gardant cette immobilité si remarquable chez les bonnes valseuses. Elles n’étaient plus loin de moi. Quoique chacune fût d’un type absolument différent des autres, elles avaient toutes de la beauté; mais, à vrai dire, je les voyais depuis si peu d’instants et sans oser les regarder fixement que je n’avais encore individualisé aucune d’elles. Sauf une, que son nez droit, sa peau brune mettait en contraste au milieu des autres comme dans quelque tableau de la Renaissance, un roi Mage de type arabe, elles ne m’étaient connues, l’une que par une paire d’yeux durs, butés et rieurs; une autre que par des joues où le rose avait cette teinte cuivrée qui évoque l’idée de géranium; et même ces traits je n’avais encore indissolublement attaché aucun d’entre eux à l’une des jeunes filles plutôt qu’à l’autre; et quand (selon l’ordre dans lequel se déroulait cet ensemble merveilleux parce qu’y voisinaient les aspects les plus différents, que toutes les gammes de couleurs y étaient rapprochées, mais qui était confus comme une musique où je n’aurais pas su isoler et reconnaître au moment de leur passage les phrases, distinguées mais oubliées aussitôt après), je voyais émerger un ovale blanc, des yeux noirs, des yeux verts, je ne savais pas si c’était les mêmes qui m’avaient déjà apporté du charme tout à l’heure, je ne pouvais pas les rapporter à telle jeune fille que j’eusse séparée des autres et reconnue. Et cette absence, dans ma vision, des démarcations que j’établirais bientôt entre elles, propageait à travers leur groupe un flottement harmonieux, la translation continue d’une beauté fluide, collective et mobile.

Ce n’était peut-être pas, dans la vie, le hasard seul qui, pour réunir ces amies les avait toutes choisies si belles; peut-être ces filles (dont l’attitude suffisait à révéler la nature hardie, frivole et dure), extrêmement sensibles à tout ridicule et à toute laideur, incapables de subir un attrait d’ordre intellectuel ou moral, s’étaient-elles naturellement trouvées, parmi les camarades de leur âge, éprouver de la répulsion pour toutes celles chez qui des dispositions pensives ou sensibles se trahissaient par de la timidité, de la gêne, de la gaucherie, par ce qu’elles devaient appeler «un genre antipathique», et les avaient-elles tenues à l’écart; tandis qu’elles s’étaient liées au contraire avec d’autres vers qui les attiraient un certain mélange de grâce, de souplesse et d’élégance physique, seule forme sous laquelle elles pussent se représenter la franchise d’un caractère séduisant et la promesse de bonnes heures à passer ensemble. Peut-être aussi la classe à laquelle elles appartenaient et que je n’aurais pu préciser, était-elle à ce point de son évolution où, soit grâce à l’enrichissement et au loisir, soit grâce aux habitudes nouvelles de sport, répandues même dans certains milieux populaires, et d’une culture physique à laquelle ne s’est pas encore ajoutée celle de l’intelligence, un milieu social pareil aux écoles de sculpture harmonieuses et fécondes qui ne recherchent pas encore l’expression tourmentée — produit naturellement, et en abondance, de beaux corps aux belles jambes, aux belles hanches, aux visages sains et reposés, avec un air d’agilité et de ruse. Et n’étaient-ce pas de nobles et calmes modèles de beauté humaine que je voyais là, devant la mer, comme des statues exposées au soleil sur un rivage de la Grèce?

Telles que si, du sein de leur bande qui progressait le long de la digue comme une lumineuse comète, elles eussent jugé que la foule environnante était composée d’êtres d’une autre race et dont la souffrance même n’eût pu éveiller en elles un sentiment de solidarité, elles ne paraissaient pas la voir, forçaient les personnes arrêtées à s’écarter ainsi que sur le passage d’une machine qui eût été lâchée et dont il ne fallait pas attendre qu’elle évitât les piétons, et se contentaient tout au plus si quelque vieux monsieur dont elles n’admettaient pas l’existence et dont elles repoussaient le contact s’était enfui avec des mouvements craintifs ou furieux, précipités ou risibles, de se regarder entre elles en riant. Elles n’avaient à l’égard de ce qui n’était pas de leur groupe aucune affectation de mépris, leur mépris sincère suffisait. Mais elles ne pouvaient voir un obstacle sans s’amuser à le franchir en prenant leur élan ou à pieds joints, parce qu’elles étaient toutes remplies, exubérantes, de cette jeunesse qu’on a si grand besoin de dépenser même quand on est triste ou souffrant, obéissant plus aux nécessités de l’âge qu’à l’humeur de la journée, on ne laisse jamais passer une occasion de saut ou de glissade sans s’y livrer consciencieusement, interrompant, semant, sa marche lente — comme Chopin la phrase la plus mélancolique — de gracieux détours où le caprice se mêle à la virtuosité. La femme d’un vieux banquier, après avoir hésité pour son mari entre diverses expositions, l’avait assis, sur un pliant, face à la digue, abrité du vent et du soleil par le kiosque des musiciens. Le voyant bien installé, elle venait de le quitter pour aller lui acheter un journal qu’elle lui lirait et qui le distrairait, petites absences pendant lesquelles elle le laissait seul et qu’elle ne prolongeait jamais au delà de cinq minutes, ce qui lui semblait bien long, mais qu’elle renouvelait assez fréquemment pour que le vieil époux à qui elle prodiguait à la fois et dissimulait ses soins eût l’impression qu’il était encore en état de vivre comme tout le monde et n’avait nul besoin de protection. La tribune des musiciens formait au-dessus de lui un tremplin naturel et tentant sur lequel sans une hésitation l’aînée de la petite bande se mit à courir: elle sauta par-dessus le vieillard épouvanté, dont la casquette marine fut effleurée par les pieds agiles, au grand amusement des autres jeunes filles, surtout de deux yeux verts dans une figure poupine qui exprimèrent pour cet acte une admiration et une gaieté où je crus discerner un peu de timidité, d’une timidité honteuse et fanfaronne, qui n’existait pas chez les autres. «C’pauvre vieux, i m’fait d’la peine, il a l’air à moitié crevé», dit l’une de ces filles d’une voix rogommeuse et avec un accent à demi-ironique. Elles firent quelques pas encore, puis s’arrêtèrent un moment au milieu du chemin sans s’occuper d’arrêter la circulation des passants, en un conciliabule, un agrégat de forme irrégulière, compact, insolite et piaillant, comme des oiseaux qui s’assemblent au moment de s’envoler; puis elles reprirent leur lente promenade le long de la digue, au-dessus de la mer.

Maintenant, leurs traits charmants n’étaient plus indistincts et mêlés. Je les avais répartis et agglomérés (à défaut du nom de chacune, que j’ignorais) autour de la grande qui avait sauté par dessus le vieux banquier; de la petite qui détachait sur l’horizon de la mer ses joues bouffies et roses, ses yeux verts; de celle au teint bruni, au nez droit, qui tranchait au milieu des autres; d’une autre, au visage blanc comme un uf dans lequel un petit nez faisait un arc de cercle comme un bec de poussin, visage comme en ont certains très jeunes gens; d’une autre encore, grande, couverte d’une pélerine (qui lui donnait un aspect si pauvre et démentait tellement sa tournure élégante que l’explication qui se présentait à l’esprit était que cette jeune fille devait avoir des parents assez brillants et plaçant leur amour-propre assez au-dessus des baigneurs de Balbec et de l’élégance vestimentaire de leurs propres enfants pour qu’il leur fût absolument égal de la laisser se promener sur la digue dans une tenue que de petites gens eussent jugée trop modeste); d’une fille aux yeux brillants, rieurs, aux grosses joues mates, sous un «polo» noir, enfoncé sur sa tête, qui poussait une bicyclette avec un dandinement de hanches si dégingandé, un air et employant des termes d’argot si voyous et criés si fort, quand je passai auprès d’elle (parmi lesquels je distinguai cependant la phrase fâcheuse de «vivre sa vie») qu’abandonnant l’hypothèse que la pélerine de sa camarade m’avait fait échafauder, je conclus plutôt que toutes ces filles appartenaient à la population qui fréquente les vélodromes, et devaient être les très jeunes maîtresses de coureurs cyclistes. En tous cas, dans aucune de mes suppositions, ne figurait celle qu’elles eussent pu être vertueuses. A première vue — dans la manière dont elles se regardaient en riant, dans le regard insistant de celle aux joues mates, — j’avais compris qu’elles ne l’étaient pas. D’ailleurs, ma grand-mère avait toujours veillé sur moi avec une délicatesse trop timorée pour que je ne crusse pas que l’ensemble des choses qu’on ne doit pas faire est indivisible et que des jeunes filles qui manquent de respect à la vieillesse, fussent tout d’un coup arrêtées par des scrupules quand il s’agit de plaisirs plus tentateurs que de sauter par dessus un octogénaire.

Individualisées maintenant, pourtant la réplique que se donnaient les uns aux autres leurs regards animés de suffisance et d’esprit de camaraderie, et dans lesquels se rallumaient d’instant en instant tantôt l’intérêt, tantôt l’insolente indifférence dont brillentt chacune, selon qu’il s’agissait de l’une de ses amies ou des passants, cette conscience aussi de se connaître entre elles assez intimement pour se promener toujours ensemble, en faisant «bande à part», mettaient entre leurs corps indépendants et séparés, tandis qu’ils s’avançaient lentement, une liaison invisible, mais harmonieuse comme une même ombre chaude, une même atmosphère, faisant d’eux un tout aussi homogène en ses parties qu’il était différent de la foule au milieu de laquelle se déroulait lentement leur cortège.

Un instant, tandis que je passais à côté de la brune aux grosses joues qui poussait une bicyclette, je croisai ses regards obliques et rieurs, dirigés du fond de ce monde inhumain qui enfermait la vie de cette petite tribu, inaccessible inconnu où l’idée de ce que j’étais ne pouvait certainement ni parvenir ni trouver place. Toute occupée à ce que disaient ses camarades, cette jeune fille coiffée d’un polo qui descendait très bas sur son front, m’avait-elle vu au moment où le rayon noir émané de ses yeux m’avait rencontré. Si elle m’avait vu, qu’avais-je pu lui représenter? Du sein de quel univers me distinguait-elle? Il m’eût été aussi difficile de le dire que, lorsque certaines particularités nous apparaissent grâce au télescope, dans un astre voisin, il est malaisé de conclure d’elles que des humains y habitent, qu’ils nous voient, et quelles idées cette vue a pu éveiller en eux.

Si nous pensions que les yeux d’une telle fille ne sont qu’une brillante rondelle de mica, nous ne serions pas avides de connaître et d’unir à nous sa vie. Mais nous sentons que ce qui luit dans ce disque réfléchissant n’est pas dû uniquement à sa composition matérielle; que ce sont, inconnues de nous, les noires ombres des idées que cet être se fait, relativement aux gens et aux lieux qu’il connaît — pelouses des hippodromes, sable des chemins où, pédalant à travers champs et bois, m’eût entraîné cette petite péri, plus séduisante pour moi que celle du paradis persan, — les ombres aussi de la maison où elle va rentrer, des projets qu’elle forme ou qu’on a formés pour elle; et surtout que c’est elle, avec ses désirs, ses sympathies, ses répulsions, son obscure et incessante volonté. Je savais que je ne posséderais pas cette jeune cycliste si je ne possédais aussi ce qu’il y avait dans ses yeux. Et c’était par conséquent toute sa vie qui m’inspirait du désir; désir douloureux, parce que je le sentais irréalisable, mais enivrant, parce que ce qui avait été jusque-là ma vie ayant brusquement cessé d’être ma vie totale, n’étant plus qu’une petite partie de l’espace étendu devant moi que je brûlais de couvrir, et qui était fait de la vie de ces jeunes filles, m’offrait ce prolongement, cette multiplication possible de soi-même, qui est le bonheur. Et, sans doute, qu’il n’y eût entre nous aucune habitude — comme aucune idée — communes, devait me rendre plus difficile de me lier avec elles et de leur plaire. Mais peut-être aussi c’était grâce à ces différences, à la conscience qu’il n’entrait pas dans la composition de la nature et des actions de ces filles, un seul élément que je connusse ou possédasse, que venait en moi de succéder à la satiété, la soif, — pareille à celle dont brûle une terre altérée, — d’une vie que mon âme, parce qu’elle n’en avait jamais reçu jusqu’ici une seule goutte, absorberait d’autant plus avidement, à longs traits, dans une plus parfaite imbibition.

J’avais tant regardé cette cycliste aux yeux brillants qu’elle parut s’en apercevoir et dit à la plus grande un mot que je n’entendis pas mais qui fit rire celle-ci. A vrai dire, cette brune n’était pas celle qui me plaisait le plus, justement parce qu’elle était brune, et que (depuis le jour où dans le petit raidillon de Tansonville, j’avais vu Gilberte), une jeune fille rousse à la peau dorée était restée pour moi l’idéal inaccessible. Mais Gilberte elle-même ne l’avais-je pas aimée surtout parce qu’elle m’était apparue nimbée par cette auréole d’être l’amie de Bergotte, d’aller visiter avec lui les cathédrales. Et de la même façon ne pouvais-je me réjouir d’avoir vu cette brune me regarder (ce qui me faisait espérer qu’il me serait plus facile d’entrer en relations avec elle d’abord), car elle me présenterait aux autres, à l’impitoyable qui avait sauté par-dessus le vieillard, à la cruelle qui avait dit: «Il me fait de la peine, ce pauvre vieux»; à toutes successivement, desquelles elle avait d’ailleurs le prestige d’être l’inséparable compagne. Et cependant, la supposition que je pourrais un jour être l’ami de telle ou telle de ces jeunes filles, que ces yeux dont les regards inconnus me frappaient parfois en jouant sur moi sans le savoir comme un effet de soleil sur un mur, pourraient jamais par une alchimie miraculeuse laisser transpénétrer entre leurs parcelles ineffables l’idée de mon existence, quelque amitié pour ma personne, moi-même je pourrais un jour prendre place entre elles, dans la théorie qu’elles déroulaient le long de la mer — cette supposition me paraissait enfermer en elle une contradiction aussi insoluble, que si devant quelque frise attique ou quelque fresque figurant un cortège, j’avais cru possible, moi spectateur, de prendre place, aimé d’elles, entre les divines processionnaires.

Le bonheur de connaître ces jeunes filles était-il donc irréalisable? Certes ce n’eût pas été le premier de ce genre auquel j’eusse renoncé. Je n’avais qu’à me rappeler, tant d’inconnues que, même à Balbec, la voiture s’éloignant à toute vitesse m’avait fait à jamais abandonner. Et même le plaisir que me donnait la petite bande noble comme si elle était composée de vierges helléniques, venait de ce qu’elle avait quelque chose de la fuite des passantes sur la route. Cette fugacité des êtres qui ne sont pas connus de nous, qui nous forcent à démarrer de la vie habituelle où les femmes que nous fréquentons finissent par dévoiler leurs tares, nous met dans cet état de poursuite où rien n’arrête plus l’imagination. Or dépouiller d’elle nos plaisirs, c’est les réduire à eux-mêmes, à rien. Offertes chez une de ces entremetteuses que, par ailleurs, on a vu que je ne méprisais pas retirées de l’élément qui leur donnait tant de nuances et de vague, ces jeunes filles m’eussent moins enchanté. Il faut que l’imagination, éveillée par l’incertitude de pouvoir atteindre son objet, crée un but qui nous cache l’autre, et en substituant au plaisir sensuel l’idée de pénétrer dans une vie, nous empêche de reconnaître ce plaisir, d’éprouver son goût véritable, de le restreindre à sa portée.

Il faut qu’entre nous et le poisson qui si nous le voyions pour la première fois servi sur une table ne paraîtrait pas valoir les mille ruses et détours nécessaires pour nous emparer de lui, s’interpose, pendant les après-midi de pêche, le remous à la surface duquel viennent affleurer, sans que nous sachions bien ce que nous voulons en faire, le poli d’une chair, l’indécision d’une forme, dans la fluidité d’un transparent et mobile azur.

Ces jeunes filles bénéficiaient aussi de ce changement des proportions sociales caractéristiques de la vie des bains de mer. Tous les avantages qui dans notre milieu habituel nous prolongent, nous agrandissent, se trouvent là devenus invisibles, en fait supprimés; en revanche les êtres à qui on suppose indûment de tels avantages, ne s’avancent qu’amplifiés d’une étendue postiche. Elle rendait plus aisé que des inconnues et ce jour-là ces jeunes filles, prissent à mes yeux une importance énorme, et impossible de leur faire connaître celle que je pouvais avoir.

Mais si la promenade de la petite bande avait pour elle de n’être qu’un extrait de la fuite innombrable de passantes, laquelle m’avait toujours troublé, cette fuite était ici ramenée à un mouvement tellement lent qu’il se rapprochait de l’immobilité. Or, précisément, que dans une phase aussi peu rapide, les visages non plus emportés dans un tourbillon, mais calmes et distincts, me parussent encore beaux, cela m’empêchait de croire, comme je l’avais fait si souvent quand m’emportait la voiture de Mme de Villeparisis, que, de plus près, si je me fusse arrêté un instant, tels détails, une peau grêlée, un défaut dans les ailes du nez, un regard bênet, la grimace du sourire, une vilaine taille, eussent remplacé dans le visage et dans le corps de la femme ceux que j’avais sans doute imaginés; car il avait suffi d’une jolie ligne de corps, d’un teint frais entrevu, pour que de très bonne foi j’y eusse ajouté quelque ravissante épaule, quelque regard délicieux dont je portais toujours en moi le souvenir ou l’idée préconçue, ces déchiffrages rapides d’un être qu’on voit à la volée, nous exposant ainsi aux mêmes erreurs que ces lectures trop rapides où, sur une seule syllabe et sans prendre le temps d’identifier les autres, on met à la place du mot qui est écrit, un tout différent que nous fournit notre mémoire. Il ne pouvait en être ainsi maintenant. J’avais bien regardé leurs visages; chacun d’eux je l’avais vu, non pas dans tous ses profils, et rarement de face, mais tout de même selon deux ou trois aspects assez différents pour que je pusse faire soit la rectification, soit la vérification et la «preuve» des différentes suppositions de lignes et de couleurs que hasarde la première vue, et pour voir subsister en eux, à travers les expressions successives, quelque chose d’inaltérablement matériel. Aussi, je pouvais me dire avec certitude que, ni à Paris, ni à Balbec, dans les hypothèses les plus favorables de ce qu’auraient pu être, même si j’avais pu rester à causer avec elles, les passantes qui avaient arrêté mes yeux, il n’y en avait jamais eu dont l’apparition, puis la disparition sans que je les eusse connues, m’eussent laissé plus de regrets que ne feraient celles-ci, m’eussent donné l’idée que leur amitié pût être une telle ivresse. Ni parmi les actrices, ou les paysannes, ou les demoiselles d pensionnat religieux, je n’avais rien vu d’aussi beau, imprégné d’autant d’inconnu, aussi inestimablement précieux, aussi vraisemblablement inaccessible. Elles étaient, du bonheur inconnu et possible de la vie, un exemplaire si délicieux et en si parfait état, que c’était presque pour des raisons intellectuelles que j’étais désespéré de ne pas pouvoir faire dans des conditions uniques, ne laissant aucune place à l’erreur possible, l’expérience de ce que nous offre de plus mystérieux la beauté qu’on désire et qu’on se console de ne posséder jamais, en demandant du plaisir — comme Swann avait toujours refusé de faire, avant Odette — à des femmes qu’on n’a pas désirées, si bien qu’on meurt sans avoir jamais su ce qu’était cet autre plaisir. Sans doute, il se pouvait qu’il ne fût pas en réalité un plaisir inconnu, que de près son mystère se dissipât, qu’il ne fût qu’une projection, qu’un mirage du désir. Mais, dans ce cas, je ne pourrais m’en prendre qu’à la nécessité d’une loi de la nature — qui si elle s’appliquait à ces jeunes filles, s’appliquerait à toutes — et non à la défectuosité de l’objet. Car il était celui que j’eusse choisi entre tous, me rendant bien compte, avec une satisfaction de botaniste, qu’il n’était pas possible de trouver réunies des espèces plus rares que celles de ces jeunes fleurs qui interrompaient en ce moment devant moi la ligne du flot de leur haie légère, pareille à un bosquet de roses de Pennsylvanie, ornement d’un jardin sur la falaise, entre lesquelles tient tout le trajet de l’océan parcouru par quelque steamer, si lent à glisser sur le trait horizontal et bleu qui va d’une tige à l’autre, qu’un papillon paresseux, attardé au fond de la corolle que la coque du navire a depuis longtemps dépassée, peut pour s’envoler en étant sûr d’arriver avant le vaisseau, attendre que rien qu’une seule parcelle azurée sépare encore la proue de celui-ci de la première pétale de la fleur vers laquelle il navigue.

Je rentrai parce que je devais aller dîner à Rivebelle avec Robert et que ma grand’mère exigeait qu’avant de partir, je m’étendisse ces soirs-là pendant une heure sur mon lit, sieste que le médecin de Balbec m’ordonna bientôt d’étendre à tous les autres soirs.

D’ailleurs, il n’y avait même pas besoin pour rentrer de quitter la digue et de pénétrer dans l’hôtel par le hall, c’est-à-dire par derrière. En vertu d’une avance comparable à celle du samedi où à Combray on déjeunait une heure plus tôt, maintenant avec le plein de l’été les jours étaient devenus si longs que le soleil était encore haut dans le ciel, comme à une heure de goûter, quand on mettait le couvert pour le dîner au Grand-Hôtel de Balbec. Aussi les grandes fenêtres vitrées et à coulisses, restaient-elles ouvertes de plain-pied avec la digue. Je n’avais qu’à enjamber un mince cadre de bois pour me trouver dans la salle à manger que je quittais aussitôt pour prendre l’ascenseur.

En passant devant le bureau j’adressai un sourire au directeur et sans l’ombre de dégoût, en recueillis un dans sa figure que, depuis que j’étais à Balbec, mon attention compréhensive injectait et transformait peu à peu comme une préparation d’histoire naturelle. Ses traits m’étaient devenus courants, chargés d’un sens médiocre, mais intelligible comme une écriture qu’on lit et ne ressemblaient plus en rien à ces caractères bizarres, intolérables que son visage m’avait présentés ce premier jour où j’avais vu devant moi un personnage maintenant oublié, ou si je parvenais à l’évoquer méconnaissable, difficile à identifier avec la personnalité insignifiante et polie dont il n’était que la caricature, hideuse et sommaire. Sans la timidité ni la tristesse du soir de mon arrivée, je sonnai le lift qui ne restait plus silencieux pendant que je m’élevais à côté de lui dans l’ascenseur, comme dans une cage thoracique mobile qui se fût déplacée le long de la colonne montante, mais me répétait:

«Il n’y a plus autant de monde comme il y a un mois. On va commencer à s’en aller, les jours baissent.» Il disait cela, non que ce fût vrai, mais parce qu’ayant un engagement pour une partie plus chaude de la côte, il aurait voulu que nous partîmes tous le plus tôt possible afin que l’hôtel fermât et qu’il eût quelques jours à lui, avant de «rentrer» dans sa nouvelle place. Rentrer et «nouvelle» n’étaient du reste pas des expressions contradictoires car, pour le lift, «rentrer» était la forme usuelle du verbe entier. La seule chose qui m’étonnât était qu’il condescendît à dire «place», car il appartenait à ce prolétariat moderne qui désire effacer dans le langage la trace du régime de la domesticité. Du reste, au bout d’un instant, il m’apprit que dans la «situation» où il allait «rentrer», il aurait une plus jolie «tunique» et un meilleur «traitement»; les mots «livrée» et «gages» lui paraissaient désuets et inconvenants. Et comme par une contradiction absurde, le vocabulaire a, malgré tout, chez les «patrons», survécu à la conception de l’inégalité, je comprenais toujours mal ce que me disait le lift. Ainsi la seule chose qui m’intéressât était de savoir si ma grand’mère était à l’hôtel. Or, prévenant mes questions, le lift me disait: «Cette dame vient de sortir de chez vous.» J’y étais toujours pris, je croyais que c’était ma grand-mère. «Non, cette dame qui est je crois employée chez vous.» Comme dans l’ancien langage bourgeois, qui devrait bien être aboli, une cuisinière ne s’appelle pas une employée, je pensais un instant: «Mais il se trompe nous ne possédons ni usine, ni employés.» Tout d’un coup, je me rappelais que le nom d’employé est comme le port de la moustache pour les garçons de café, une satisfaction d’amour-propre donnée aux domestiques et que cette dame qui venait de sortir était Françoise (probablement en visite à la caféterie ou en train de regarder coudre la femme de chambre de la dame belge), satisfaction qui ne suffisait pas encore au lift car il disait volontiers en s’apitoyant sur sa propre classe «chez l’ouvrier ou chez le petit» se servant du même singulier que Racine quand il dit: «le pauvre…». Mais d’habitude, car mon zèle et ma timidité du premier jour étaient loin, je ne parlais plus au lift. C’était lui maintenant qui restait sans recevoir de réponses dans la courte traversée dont il filait les nuds à travers l’hôtel, évidé comme un jouet et qui déployait autour de nous, étage par étage, ses ramifications de couloirs dans les profondeurs desquels la lumière se veloutait, se dégradait, amincissait les portes de communication ou les degrés des escaliers intérieurs qu’elle convertissait en cette ambre dorée, inconsistante et mystérieuse comme un crépuscule, où Rembrandt découpe tantôt l’appui d’une fenêtre ou la manivelle d’un puits. Et à chaque étage une lueur d’or reflétée sur le tapis annonçait le coucher du soleil et la fenêtre des cabinets.

Je me demandais si les jeunes filles que je venais de voir habitaient Balbec et qui elles pouvaient être. Quand le désir est ainsi orienté vers une petite tribu humaine qu’il sélectionne, tout ce qui peut se rattacher à elle devient motif d’émotion, puis de rêverie. J’avais entendu une dame dire sur la digue: «C’est une amie de la petite Simonet» avec l’air de précision avantageuse de quelqu’un qui explique: «C’est le camarade inséparable du petit La Rochefoucauld.» Et aussitôt on avait senti sur la figure de la personne à qui on apprenait cela une curiosité de mieux regarder la personne favorisée qui était «amie de la petite Simonet». Un privilège assurément qui ne paraissait pas donné à tout le monde. Car l’aristocratie est une chose relative. Et il y a des petits trous pas cher où le fils d’un marchand de meubles est prince des élégances et règne sur une cour comme un jeune prince de Galles. J’ai souvent cherché depuis à me rappeler comment avait résonné pour moi sur la plage, ce nom de Simonet, encore incertain alors dans sa forme que j’avais mal distinguée, et aussi quant à sa signification, à la désignation par lui de telle personne, ou peut-être de telle autre; en somme empreint de ce vague et de cette nouveauté si émouvants pour nous dans la suite, quand ce nom dont les lettres sont à chaque seconde plus profondément gravées en nous par notre attention incessante, est devenu (ce qui ne devait arriver pour moi, à l’égard de la petite Simonet, que quelques années plus tard) le premier vocable que nous retrouvions, soit au moment du réveil, soit après un évanouissement, même avant la notion de l’heure qu’il est, du lieu où nous sommes, presque avant le mot «je», comme si l’être qu’il nomme était plus nous que nous-même, et si après quelques moments d’inconscience, la trêve qui expire avant toute autre, est celle pendant laquelle on ne pensait pas à lui. Je ne sais pourquoi je me dis dès le premier jour que le nom de Simonet devait être celui d’une des jeunes filles, je ne cessai plus de me demander comment je pourrais connaître la famille Simonet; et cela par des gens qu’elle jugeât supérieurs à elle-même ce qui ne devait pas être difficile si ce n’étaient que de petites grues du peuple, pour qu’elle ne pût avoir une idée dédaigneuse de moi. Car on ne peut avoir de connaissance parfaite, on ne peut pratiquer l’absorption complète de qui vous dédaigne, tant qu’on n’a pas vaincu ce dédain. Or, chaque fois que l’image de femmes si différentes pénètre en nous, à moins que l’oubli ou la concurrence d’autres images ne l’élimine, nous n’avons de repos que nous n’ayons converti ces étrangères en quelque chose qui soit pareil à nous, notre âme étant à cet égard douée du même genre de réaction et d’activité que notre organisme physique, lequel ne peut tolérer l’immixtion dans son sein d’un corps étranger sans qu’il s’exerce aussitôt à digérer et assimiler l’intrus, la petite Simonet devait être la plus jolie de toutes — celle, d’ailleurs, qui, me semblait-il, aurait pu devenir ma maîtresse, car elle était la seule qui à deux ou trois reprises détournant à demi la tête, avait paru prendre conscience de mon fixe regard. Je demandai au lift s’il ne connaissait pas à Balbec, des Simonet. N’aimant pas à dire qu’il ignorait quelque chose, il répondit qu’il lui semblait avoir entendu causer de ce nom-là. Arrivé au dernier étage, je le priai de me faire apporter les dernières listes d’étrangers.

Je sortis de l’ascenseur, mais au lieu d’aller vers ma chambre je m’engageai plus avant dans le couloir, car à cette heure-là le valet de chambre de l’étage, quoiqu’il craignît les courants d’air, avait ouvert la fenêtre du bout, laquelle regardait, au lieu de la mer, le côté de la colline et de la vallée, mais ne les laissait jamais voir, car ses vitres, d’un verre opaque, étaient le plus souvent fermées. Je m’arrêtai devant elle en une courte station et le temps de faire mes dévotions à la «vue» que pour une fois elle découvrait au delà de la colline à laquelle était adossé l’hôtel et qui ne contenait qu’une maison posée à quelque distance mais à laquelle la perspective et la lumière du soir en lui conservant son volume donnait une ciselure précieuse et un écrin de velours comme à une de ces architectures en miniature, petit temple ou petite chapelle d’orfèvrerie et d’émaux qui servent de reliquaires et qu’on n’expose qu’à de rares jours à la vénération des fidèles. Mais cet instant d’adoration avait déjà trop duré, car le valet de chambre qui tenait d’une main un trousseau de clefs et de l’autre me saluait en touchant sa calotte de sacristain, mais sans la soulever à cause de l’air pur et frais du soir, venait refermer comme ceux d’une châsse les deux battants de la croisée et dérobait à mon adoration le monument réduit et la relique d’or. J’entrai dans ma chambre. Au fur et à mesure que la saison s’avança, changea le tableau que j’y trouvais dans la fenêtre. D’abord il faisait grand jour, et sombre seulement s’il faisait mauvais temps; alors, dans le verre glauque et qu’elle boursoufflait de ses vagues rondes, la mer, sertie entre les montants de fer de ma croisée comme dans les plombs d’un vitrail, effilochait sur toute la profonde bordure rocheuse de la baie des triangles empennés d’une immobile écume linéamentée avec la délicatesse d’une plume ou d’un duvet dessinés par Pisanello, et fixés par cet émail blanc, inaltérable et crémeux qui figure une couche de neige dans les verreries de Gallé.

Bientôt les jours diminuèrent et au moment où j’entrais dans la chambre, le ciel violet semblait stigmatisé par la figure raide, géométrique, passagère et fulgurante du soleil (pareille à la représentation de quelque signe miraculeux, de quelque apparition mystique), s’inclinait vers la mer sur la charnière de l’horizon comme un tableau religieux au-dessus du maître-autel, tandis que les parties différentes du couchant exposées dans les glaces des bibliothèques basses en acajou qui couraient le long des murs et que je rapportais par la pensée à la merveilleuse peinture dont elles étaient détachées, semblaient comme ces scènes différentes que quelque maître ancien exécuta jadis pour une confrérie sur une châsse et dont on exhibe à côté les uns des autres dans une salle de musée les volets séparés que l’imagination seule du visiteur remet à leur place sur les prédelles du retable. Quelques semaines plus tard, quand je remontais, le soleil était déjà couché. Pareille à celle que je voyais à Combray au-dessus du Calvaire à mes retours de promenade et quand je m’apprêtais à descendre avant le dîner à la cuisine, une bande de ciel rouge au-dessus de la mer compacte et coupante comme de la gelée de viande, puis bientôt sur la mer déjà froide et bleue comme le poisson appelé mulet, le ciel du même rose qu’un de ces saumons que nous nous ferions servir tout à l’heure à Rivebelle ravivaient le plaisir que j’allais avoir à me mettre en habit pour partir dîner. Sur la mer, tout près du rivage, essayaient de s’élever, les unes par-dessus les autres, à étages de plus en plus larges, des vapeurs d’un noir de suie mais aussi d’un poli, d’une consistance d’agate, d’une pesanteur visible, si bien que les plus élevées penchant au-dessus de la tige déformée et jusqu’en dehors du centre de gravité de celles qui les avaient soutenues jusqu’ici, semblaient sur le point d’entraîner cet échafaudage déjà à demi-hauteur du ciel et de le précipiter dans la mer. La vue d’un vaisseau qui s’éloignait comme un voyageur de nuit me donnait cette même impression que j’avais eue en wagon, d’être affranchi des nécessités du sommeil et de la claustration dans une chambre. D’ailleurs je ne me sentais pas emprisonné dans celle où j’étais puisque dans une heure j’allais la quitter pour monter en voiture. Je me jetais sur mon lit; et, comme si j’avais été sur la couchette d’un des bateaux que je voyais assez près de moi et que la nuit on s’étonnerait de voir se déplacer lentement dans l’obscurité, comme des cygnes assombris et silencieux mais qui ne dorment pas, j’étais de tous côtés entouré des images de la mer.

Mais bien souvent ce n’était, en effet, que des images; j’oubliais que sous leur couleur se creusait le triste vide de la plage, parcouru par le vent inquiet du soir, que j’avais si anxieusement ressenti à mon arrivée à Balbec; d’ailleurs, même dans ma chambre, tout occupé des jeunes filles que j’avais vu passer, je n’étais plus dans des dispositions assez calmes ni assez désintéressées pour que pussent se produire en moi des impressions vraiment profondes de beauté. L’attente du dîner à Rivebelle rendait mon humeur plus frivole encore et ma pensée, habitant à ces moments-là la surface de mon corps que j’allais habiller pour tâcher de paraître le plus plaisant possible aux regards féminins qui me dévisageraient dans le restaurant illuminé, était incapable de mettre de la profondeur derrière la couleur des choses. Et si, sous ma fenêtre, le vol inlassable et doux des martinets et des hirondelles n’avait pas monté comme un jet d’eau, comme un feu d’artifice de vie, unissant l’intervalle de ses hautes fusées par la filée immobile et blanche de longs sillages horizontaux, sans le miracle charmant de ce phénomène naturel et local qui rattachait à la réalité les paysages que j’avais devant les yeux, j’aurais pu croire qu’ils n’étaient qu’un choix, chaque jour renouvelé, de peintures qu’on montrait arbitrairement dans l’endroit où je me trouvais et sans qu’elles eussent de rapport nécessaire avec lui. Une fois c’était une exposition d’estampes japonaises: à côté de la mince découpure de soleil rouge et rond comme la lune, un nuage jaune paraissait un lac contre lequel des glaives noirs se profilaient ainsi que les arbres de sa rive, une barre d’un rose tendre que je n’avais jamais revu depuis ma première boîte de couleurs s’enflait comme un fleuve sur les deux rives duquel des bateaux semblaient attendre à sec qu’on vînt les tirer pour les mettre à flot. Et avec le regard dédaigneux, ennuyé et frivole d’un amateur ou d’une femme parcourant, entre deux visites mondaines, une galerie, je me disais: «C’est curieux ce coucher de soleil, c’est différent, mais enfin j’en ai déjà vu d’aussi délicats, d’aussi étonnants que celui-ci.» J’avais plus de plaisir les soirs où un navire absorbé et fluidifié par l’horizon tellement de la même couleur que lui, ainsi que dans une toile apparaissait impressionniste, qu’il semblait aussi de la même matière, comme si on n’eût fait que découper son avant, et les cordages en lesquels elle s’était amincie et filigranée dans le bleu vaporeux du ciel. Parfois l’océan emplissait presque toute ma fenêtre, surélevée qu’elle était par une bande de ciel bordée en haut seulement d’une ligne qui était du même bleu que celui de la mer, mais qu’à cause de cela je croyais être la mer encore et ne devant sa couleur différente qu’à un effet d’éclairage. Un autre jour la mer n’était peinte que dans la partie basse de la fenêtre dont tout le reste était rempli de tant de nuages poussés les uns contre les autres par bandes horizontales, que les carreaux avaient l’air par une préméditation ou une spécialité de l’artiste, de présenter une «étude de nuages», cependant que les différentes vitrines de la bibliothèque montrant des nuages semblables mais dans une autre partie de l’horizon et diversement colorés par la lumière, paraissaient offrir comme la répétition, chère à certains maîtres contemporains, d’un seul et même effet, pris toujours à des heures différentes mais qui maintenant avec l’immobilité de l’art pouvaient être tous vus ensemble dans une même pièce, exécutés au pastel et mis sous verre. Et parfois sur le ciel et la mer uniformément gris, un peu de rose s’ajoutait avec un raffinement exquis, cependant qu’un petit papillon qui s’était endormi au bas de la fenêtre semblait apposer avec ses ailes au bas de cette «harmonie gris et rose» dans le goût de celles de Whistler, la signature favorite du maître de Chesca. Le rose même disparaissait, il n’y avait plus rien à regarder. Je me mettais debout un instant et avant de m’étendre de nouveau je fermais les grands rideaux. Au-dessus d’eux, je voyais de mon lit la raie de clarté qui y restait encore, s’assombrissant, s’amincissant progressivement, mais c’est sans m’attrister et sans lui donner de regret que je laissais ainsi mourir au haut des rideaux l’heure où d’habitude j’étais à table, car je savais que ce jour-ci était d’une autre sorte que les autres, plus long comme ceux du pôle que la nuit interrompt seulement quelques minutes; je savais que de la chrysalide de ce crépuscule se préparait à sortir, par une radieuse métamorphose, la lumière éclatante du restaurant de Rivebelle. Je me disais: «Il est temps»; je m’étirais, sur le lit, je me levais, j’achevais ma toilette; et je trouvais du charme à ces instants inutiles, allégés de tout fardeau matériel, où tandis qu’en bas les autres dînaient, je n’employais les forces accumulées pendant l’inactivité de cette fin de journée qu’à sécher mon corps, à passer un smoking, à attacher ma cravate, à faire tous ces gestes que guidait déjà le plaisir attendu de revoir cette femme que j’avais remarquée la dernière fois à Rivebelle, qui avait paru me regarder, n’était peut-être sortie un instant de table que dans l’espoir que je la suivrais; c’est avec joie que j’ajoutais à moi tous ces appâts pour me donner entier et dispos à une vie nouvelle, libre, sans souci, où j’appuierais mes hésitations au calme de Saint-Loup et choisirais entre les espèces de l’histoire naturelle et les provenances de tous les pays, celles qui, composant les plats inusités, aussitôt commandés par mon ami, auraient tenté ma gourmandise ou mon imagination.

Et tout à la fin, les jours vinrent où je ne pouvais plus rentrer de la digue par la salle à manger, ses vitres n’étaient plus ouvertes, car il faisait nuit dehors, et l’essaim des pauvres et des curieux attirés par le flamboiement qu’ils ne pouvaient atteindre pendait, en noires grappes morfondues par la bise, aux parois lumineuses et glissantes de la ruche de verre.

On frappa; c’était Aimé qui avait tenu à m’apporter lui-même les dernières listes d’étrangers.

Aimé, avant de se retirer, tint à me dire que Dreyfus était mille fois coupable. «On saura tout, me dit-il, pas cette année, mais l’année prochaine: c’est un monsieur très lié dans l’état-major qui me l’a dit. Je lui demandais si on ne se déciderait pas à tout découvrir tout de suite avant la fin de l’année. Il a posé sa cigarette, continua Aimé en mimant la scène et en secouant la tête et l’index comme avait fait son client voulant dire: il ne faut pas être trop exigeant. «Pas cette année, Aimé, qu’il m’a dit en me touchant à l’épaule, ce n’est pas possible. Mais à Pâques, oui!» Et Aimé me frappa légèrement sur l’épaule en me disant: «Vous voyez je vous montre exactement comme il a fait», soit qu’il fût flatté de cette familiarité d’un grand personnage, soit pour que je pusse mieux apprécier en pleine connaissance de cause la valeur de l’argument et nos raisons d’espérer.

Ce ne fut pas sans un léger choc au cur qu’à la première page de la liste des étrangers, j’aperçus les mots: «Simonet et sa famille». J’avais en moi de vieilles rêveries qui dataient de mon enfance et où toute la tendresse qui était dans mon cur, mais qui éprouvée par lui ne s’en distinguait pas, m’était apportée par un être aussi différent que possible de moi. Cet être, une fois de plus je le fabriquais en utilisant pour cela le nom de Simonet et le souvenir de l’harmonie qui régnait entre les jeunes corps que j’avais vus se déployer sur la plage, en une procession sportive, digne de l’antique et de Giotto. Je ne savais pas laquelle de ces jeunes filles était Mlle Simonet, si aucune d’elles s’appelait ainsi, mais je savais que j’étais aimé de Mlle Simonet et que j’allais grâce à Saint-Loup essayer de la connaître. Malheureusement n’ayant obtenu qu’à cette condition une prolongation de congé, il était obligé de retourner tous les jours à Doncières; mais, pour le faire manquer à ses obligations militaires, j’avais cru pouvoir compter, plus encore que pour son amitié pour moi, sur cette même curiosité de naturaliste humain que si souvent, — même sans avoir vu la personne dont on parlait et rien qu’à entendre dire qu’il y avait une jolie caissière chez un fruitier, — j’avais eue de faire connaissance avec une nouvelle variété de la beauté féminine. Or, cette curiosité, c’est à tort que j’avais espéré l’exciter chez Saint-Loup en lui parlant de mes jeunes filles. Car elle était pour longtemps paralysée en lui par l’amour qu’il avait pour cette actrice dont il était l’amant. Et même l’eût-il légèrement ressentie qu’il l’eût réprimée, à cause d’une sorte de croyance superstitieuse que de sa propre fidélité pouvait dépendre celle de sa maîtresse. Aussi fût-ce sans qu’il m’eût promis de s’occuper activement de mes jeunes filles que nous partîmes dîner à Rivebelle.

Les premiers temps, quand nous arrivions, le soleil venait de se coucher, mais il faisait encore clair; dans le jardin du restaurant dont les lumières n’étaient pas encore allumées, la chaleur du jour tombait, se déposait, comme au fond d’un vase le long des parois duquel la gelée transparente et sombre de l’air semblait si consistante qu’un grand rosier appliqué au mur obscurci qu’il veinait de rose, avait l’air de l’arborisation qu’on voit au fond d’une pierre d’onyx. Bientôt ce ne fut qu’à la nuit que nous descendions de voiture, souvent même que nous partions de Balbec si le temps était mauvais et que nous eussions retardé le moment de faire atteler, dans l’espoir d’une accalmie. Mais ces jours-là, c’est sans tristesse que j’entendais le vent souffler, je savais qu’il ne signifiait pas l’abandon de mes projets, la réclusion dans une chambre, je savais que, dans la grande salle à manger du restaurant où nous entrerions au son de la musique des tziganes, les innombrables lampes triompheraient aisément de l’obscurité et du froid en leur appliquant leurs larges cautères d’or, et je montais gaiement à côté de Saint-Loup dans le coupé qui nous attendait sous l’averse. Depuis quelque temps, les paroles de Bergotte, se disant convaincu que malgré ce que je prétendais, j’étais fait pour goûter surtout les plaisirs de l’intelligence, m’avaient rendu au sujet de ce que je pourrais faire plus tard une espérance que décevait chaque jour l’ennui que j’éprouvais à me mettre devant une table à commencer une étude critique ou un roman. «Après tout, me disais-je, peut-être le plaisir qu’on a eu à l’écrire n’est-il pas le critérium infaillible de la valeur d’une belle page; peut-être n’est-il qu’un état accessoire qui s’y surajoute souvent, mais dont le défaut ne peut préjuger contre elle. Peut-être certains chefs-d’uvre ont-ils été composés en bâillant.» Ma grand’mère apaisait mes doutes en me disant que je travaillerais bien et avec joie si je me portais bien. Et, notre médecin ayant trouvé plus prudent de m’avertir des graves risques auxquels pouvait m’exposer mon état de santé, et m’ayant tracé toutes les précautions d’hygiène à suivre pour éviter un accident, — je subordonnais tous les plaisirs au but que je jugeais infiniment plus important qu’eux, de devenir assez fort pour pouvoir réaliser l’uvre que je portais peut-être en moi, j’exerçais sur moi-même depuis que j’étais à Balbec un contrôle minutieux et constant. On n’aurait pu me faire toucher à la tasse de café qui m’eût privé du sommeil de la nuit, nécessaire pour ne pas être fatigué le lendemain. Mais quand nous arrivions à Rivebelle, aussitôt, à cause de l’excitation d’un plaisir nouveau et me trouvant dans cette zone différente où l’exceptionnel nous fait entrer après avoir coupé le fil, patiemment tissé depuis tant de jours, qui nous conduisait vers la sagesse — comme s’il ne devait plus jamais y avoir de lendemain, ni de fins élevées à réaliser, disparaissait ce mécanisme précis de prudente hygiène qui fonctionnait pour les sauvegarder. Tandis qu’un valet de pied me demandait mon paletot, Saint-Loup me disait:

— Vous n’aurez pas froid? Vous feriez peut-être mieux de le garder il ne fait pas très chaud.

Je répondais: «Non, non,» et peut-être je ne sentais pas le froid, mais en tous cas je ne savais plus la peur de tomber malade, la nécessité de ne pas mourir, l’importance de travailler. Je donnais mon paletot; nous entrions dans la salle du restaurant aux sons de quelque marche guerrière jouée par les tziganes, nous nous avancions entre les rangées des tables servies comme dans un facile chemin de gloire, et, sentant l’ardeur joyeuse imprimée à notre corps, par les rythmes de l’orchestre qui nous décernait ses honneurs militaires et ce triomphe immérité, nous la dissimulions sous une mine grave et glacée, sous une démarche pleine de lassitude, pour ne pas imiter ces gommeuses de café-concert qui, venant de chanter sur un air belliqueux un couplet grivois, entrent en courant sur la scène avec la contenance martiale d’un général vainqueur.

A partir de ce moment-là j’étais un homme nouveau, qui n’était plus le petit-fils de ma gran-‘mère et ne se souviendrait d’elle qu’en sortant, mais le frère momentané des garçons qui allaient nous servir.

La dose de bière, à plus forte raison de champagne, qu’à Balbec je n’aurais pas voulu atteindre en une semaine, alors pourtant qu’à ma conscience calme et lucide la saveur de ces breuvages représentassent un plaisir clairement appréciable mais aisément sacrifié, je l’absorbais en une heure en y ajoutant quelques gouttes de porto, trop distrait pour pouvoir le goûter, et je donnais au violoniste qui venait de jouer les deux «louis» que j’avais économisés depuis un mois en vue d’un achat que je ne me rappelais pas. Quelques-uns des garçons qui servaient, lâchés entre les tables, fuyaient à toute vitesse, ayant sur leur paumes tendues un plat que cela semblait être le but de ce genre de courses de ne pas laisser choir. Et de fait, les soufflés au chocolat arrivaient à destination sans avoir été renversés, les pommes à l’anglaise, malgré le galop qui avait dû les secouer, rangées comme au départ autour de l’agneau de Pauilhac. Je remarquai un de ces servants, très grand emplumé de superbes cheveux noirs, la figure fardée d’un teint qui rappelait davantage certaines espèces d’oiseaux rares que l’espèce humaine et qui, courant sans trêve et, eût-on dit, sans but, d’un bout à l’autre de la salle, faisait penser à quelqu’un de ces «aras» qui remplissent les grandes volières des jardins zoologiques de leur ardent coloris et de leur incompréhensible agitation. Bientôt le spectacle s’ordonna, à mes yeux du moins, d’une façon plus noble et plus calme. Toute cette activité vertigineuse se fixait en une calme harmonie. Je regardais les tables rondes, dont l’assemblée innombrable emplissait le restaurant, comme autant de planètes, telles que celles-ci sont figurées dans les tableaux allégoriques d’autrefois. D’ailleurs, une force d’attraction irrésistible s’exerçait entre ces astres divers et à chaque table les dîneurs n’avaient d’yeux que pour les tables où ils n’étaient pas, exception faite pour quelque riche amphitryon, lequel ayant réussi à amener un écrivain célèbre, s’évertuait à tirer de lui, grâce aux vertus de la table tournante, des propos insignifiants dont les dames s’émerveillaient. L’harmonie de ces tables astrales n’empêchait pas l’incessante révolution des servants innombrables, lesquels parce qu’au lieu d’être assis, comme les dîneurs, étaient debout évoluaient dans une zone supérieure. Sans doute l’un courait porter des hors-d’uvre, changer le vin, ajouter des verres. Mais malgré ces raisons particulières, leur course perpétuelle entre les tables rondes finissait par dégager la loi de sa circulation vertigineuse et réglée. Assises derrière un massif de fleurs, deux horribles caissières, occupées à des calculs sans fin semblaient deux magiciennes occupées à prévoir par des calculs astrologiques les bouleversements qui pouvaient parfois se produire dans cette voûte céleste conçue selon la science du moyen âge.

Et je plaignais un peu tous les dîneurs parce que je sentais que pour eux les tables rondes n’étaient pas des planètes et qu’ils n’avaient pas pratiqué dans les choses un sectionnement qui nous débarrasse de leur apparence coutumière et nous permet d’apercevoir des analogies. Ils pensaient qu’ils dînaient avec telle ou telle personne, que le repas coûterait à peu près tant et qu’ils recommenceraient le lendemain. Et ils paraissaient absolument insensibles au déroulement d’un cortège de jeunes commis qui, probablement n’ayant pas à ce moment de besogne urgente, portaient processionnellement des pains dans des paniers. Quelques-uns, trop jeunes, abrutis par les taloches que leur donnaient en passant les maîtres d’hôtel, fixaient mélancoliquement leurs yeux sur un rêve lointain et n’étaient consolés que si quelque client de l’hôtel de Balbec où ils avaient jadis été employés, les reconnaissant, leur adressait la parole et leur disait personnellement d’emporter le champagne qui n’était pas buvable, ce qui les remplissait d’orgueil.

J’entendais le grondement de mes nerfs dans lesquels il y avait du bien-être indépendant des objets extérieurs qui peuvent en donner et que le moindre déplacement que j’occasionnais à mon corps, à mon attention, suffisait à me faire éprouver, comme à un il fermé une légère compression donne la sensation de la couleur. J’avais déjà bu beaucoup de porto, et si je demandais à en prendre encore, c’était moins en vue du bien-être que les verres nouveaux m’apporteraient que par l’effet du bien-être produit par les verres précédents. Je laissais la musique conduire elle-même mon plaisir sur chaque note où, docilement, il venait alors se poser. Si, pareil à ces industries chimiques grâce auxquelles sont débités en grandes quantités, des corps qui ne se rencontrent dans la nature que d’une façon accidentelle et fort rarement, ce restaurant de Rivebelle réunissait en un même moment, plus de femmes au fond desquelles me sollicitaient des perspectives de bonheur que le hasard des promenades ou des voyages ne m’en eût fait rencontrer en une année, d’autre part, cette musique que nous entendions — arrangements de valses, d’opérettes allemandes, de chansons de cafés-concerts, toutes nouvelles pour moi — était elle-même comme un lieu de plaisir aérien superposé à l’autre et plus grisant que lui. Car chaque motif, particulier comme une une femme, ne réservait pas comme elle eût fait, pour quelque privilégié, le secret de volupté qu’il recélait: il me le proposait, me reluquait, venait à moi d’une allure capricieuse ou canaille, m’accostait, me caressait, comme si j’étais devenu tout d’un coup plus séduisant, plus puissant ou plus riche; je leur trouvais bien, à ces airs, quelque chose de cruel; c’est que tout sentiment désintéressé de la beauté, tout reflet de l’intelligence leur était inconnu; pour eux le plaisir physique existe seul. Et ils sont l’enfer le plus impitoyable, le plus dépourvu d’issues pour le malheureux jaloux à qui ils présentent ce plaisir, ce plaisir que la femme aimée goûte avec un autre — comme la seule chose qui existe au monde pour celle qui le remplit tout entier. Mais tandis que je répétais à mi-voix les notes de cet air, et lui rendais son baiser, la volupté à lui spéciale qu’il me faisait éprouver me devint si chère, que j’aurais quitté mes parents pour suivre le motif dans le monde singulier qu’il construisait dans l’invisible, en lignes tour à tour pleines de langeur et de vivacité. Quoiqu’un tel plaisir ne soit pas d’une sorte qui donne plus de valeur à l’être auquel il s’ajoute, car il n’est perçu que de lui seul, et quoique, chaque fois que dans notre vie, nous avons déplu à une femme qui nous a aperçu elle ignorât si à ce moment-là nous possédions ou non cette félicité intérieure et subjective qui, par conséquent, n’eût rien changé au jugement qu’elle porta sur nous, je me sentais plus puissant, presque irrésistible. Il me semblait que mon amour n’était plus quelque chose de déplaisant et dont on pouvait sourire mais avait précisément la beauté touchante, la séduction de cette musique, semblable elle-même à un milieu sympathique où celle que j’aimais et moi nous nous serions rencontrés, soudain devenus intimes.

Le restaurant n’était pas fréquenté seulement par des demi-mondaines, mais aussi par des gens du monde le plus élégant, qui y venaient goûter vers cinq heures ou y donnaient de grands dîners. Les goûters avaient lieu dans une longue galerie vitrée, étroite, en forme de couloir qui, allant du vestibule à la salle à manger, longeait sur un côté le jardin, duquel elle n’était séparée, sauf en exceptant quelques colonnes de pierre, que par le vitrage qu’on ouvrait ici ou là. Il en résultait outre de nombreux courants d’air, des coups de soleil brusques, intermittents, un éclairage éblouissant, empêchant presque de distinguer les goûteuses, ce qui faisait que, quand elles étaient là, empilées deux tables par deux tables dans toute la longueur de l’étroit goulot, comme elles châtoyaient à tous les mouvements qu’elles faisaient pour boire leur thé ou se saluer entre elles, on aurait dit un réservoir, une nasse où le pêcheur a entassé les éclatants poissons qu’il a pris, lesquels à moitié hors de l’eau et baignés de rayons miroitent aux regards en leur éclat changeant.

Quelques heures plus tard, pendant le dîner qui lui, était naturellement servi dans la salle à manger, on allumait les lumières, bien qu’il fît encore clair dehors, de sorte qu’on voyait devant soi, dans le jardin, à côté de pavillons éclairés par le crépuscule et qui semblaient les pâles spectres du soir, des charmilles dont la glauque verdure était traversée par les derniers rayons et qui de la pièce éclairée par les lampes où on dînait, apparaissaient au delà du vitrage — non plus comme on aurait dit des dames qui goûtaient à la fin de l’après-midi, le long du couloir bleuâtre et or, dans un filet étincelant et humide — mais comme les végétations d’un pâle et vert aquarium géant à la lumière surnaturelle. On se levait de table; et si les convives, pendant le repas, tout en passant leur temps à regarder, à reconnaître, à se faire nommer les convives du dîner voisin, avaient été retenus dans une cohésion parfaite autour de leur propre table, la force attractive qui les faisait graviter autour de leur amphytrion d’un soir perdait de sa puissance, au moment où pour prendre le café ils se rendaient dans ce même couloir qui avait servi aux goûters; il arrivait souvent qu’au moment du passage, tel dîner en marche abandonnait l’un ou plusieurs de ses corpuscules, qui ayant subi trop fortement l’attraction du dîner rival se détachaient un instant du leur, où ils étaient remplacés par des messieurs ou des dames qui étaient venus saluer des amis, avant de rejoindre, en disant: «Il faut que je me sauve retrouver M. X… dont je suis ce soir l’invité.» Et pendant un instant on aurait dit de deux bouquets séparés qui auraient interchangé quelques-unes de leurs fleurs. Puis le couloir lui-même se vidait. Souvent, comme il faisait même après dîner encore un peu jour, on n’allumait pas ce long corridor, et côtoyé par les arbres qui se penchaient au dehors de l’autre côté du vitrage, il avait l’air d’une allée dans un jardin boisé et ténébreux. Parfois dans l’ombre une dîneuse s’y attardait. En le traversant pour sortir, j’y distinguai un soir, assise au milieu d’un groupe inconnu, la belle princesse de Luxembourg. Je me découvris sans m’arrêter. Elle me reconnut, inclina la tête en souriant; très au-dessus de ce salut, émanant de ce mouvement même, s’élevèrent mélodieusement quelques paroles à mon adresse, qui devaient être un bonsoir un peu long, non pour que je m’arrêtasse, mais seulement pour compléter le salut, pour en faire un salut parlé. Mais les paroles restèrent si indistinctes et le son que seul je perçus se prolongea si doucement et me sembla si musical, que ce fut comme si dans la ramure assombrie des arbres, un rossignol se fût mis à chanter. Si par hasard pour finir la soirée avec telle bande d’amis à lui que nous avions rencontrée, Saint-Loup décidait de nous rendre au Casino d’une plage voisine, et partant avec eux, s’il me mettait seul dans une voiture, je recommandais au cocher d’aller à toute vitesse, afin que fussent moins longs les instants que je passerais sans avoir l’aide de personne pour me dispenser de fournir moi-même à ma sensibilité — en faisant machine en arrière et en sortant de la passivité où j’étais pris comme dans un engrenage, — ces modifications que depuis mon arrivée à Rivebelle je recevais des autres. Le choc possible avec une voiture venant en sens inverse dans ces sentiers où il n’y avait de place que pour une seule et où il faisait nuit noire, l’instabilité du sol souvent éboulé de la falaise, la proximité de son versant à pic sur la mer, rien de tout cela ne trouvait en moi le petit effort qui eût été nécessaire pour amener la représentation et la crainte du danger jusqu’à ma raison. C’est que pas plus que ce n’est le désir de devenir célèbre, mais l’habitude d’être laborieux qui nous permet de produire une uvre, ce n’est l’allégresse du moment présent, mais les sages réflexions du passé, qui nous aident à préserver le futur. Or, si déjà en arrivant à Rivebelle, j’avais jeté loin de moi ces béquilles du raisonnement, du contrôle de soi-même qui aident notre infirmité à suivre le droit chemin, et me trouvais en proie à une sorte d’ataxie morale, l’alcool, en tendant exceptionnellement mes nerfs, avait donné aux minutes actuelles, une qualité, un charme, qui n’avaient pas eu pour effet de me rendre plus apte ni même plus résolu à les défendre; car en me les faisant préférer mille fois au reste de ma vie, mon exaltation les en isolait; j’étais enfermé dans le présent comme les héros, comme les ivrognes; momentanément éclipsé, mon passé ne projetait plus devant moi cette ombre de lui-même que nous appelons notre avenir; plaçant le but de ma vie, non plus dans la réalisation des rêves de ce passé, mais dans la félicité de la minute présente, je ne voyais pas plus loin qu’elle. De sorte que, par une contradiction qui n’était qu’apparente, c’est au moment où j’éprouvais un plaisir exceptionnel, où je sentais que ma vie pouvait être heureuse, où elle aurait dû avoir à mes yeux plus de prix, c’est à ce moment que, délivré des soucis qu’elle avait pu m’inspirer jusque-là, je la livrais sans hésitation au hasard d’un accident. Je ne faisais, du reste, en somme, que concentrer dans une soirée l’incurie qui pour les autres hommes est diluée dans leur existence entière où journellement ils affrontent sans nécessité le risque d’un voyage en mer, d’une promenade en aéroplane ou en automobile quand les attend à la maison l’être que leur mort briserait ou quand est encore lié à la fragilité de leur cerveau le livre dont la prochaine mise au jour est la seule raison de leur vie. Et de même dans le restaurant de Rivebelle, les soirs où nous y restions, si quelqu’un était venu dans l’intention de me tuer, comme je ne voyais plus que dans un lointain sans réalité ma grand-mère, ma vie à venir, mes livres à composer, comme j’adhérais tout entier à l’odeur de la femme qui était à la table voisine, à la politesse des maîtres d’hôtel, au contour de la valse qu’on jouait, que j’étais collé à la sensation présente, n’ayant pas plus d’extension qu’elle ni d’autre but que de ne pas en être séparé, je serais mort contre elle, je me serais laissé massacrer sans offrir de défense, sans bouger, abeille engourdie par la fumée du tabac, qui n’a plus le souci de préserver sa ruche.

Je dois du reste dire que cette insignifiance où tombaient les choses les plus graves, par contraste avec la violence de mon exaltation finissait par comprendre même Mlle Simonet et ses amies. L’entreprise de les connaître me semblait maintenant facile mais indifférente, car ma sensation présente seule, grâce à son extraordinaire puissance, à la joie que provoquaient ses moindres modifications et même sa simple continuité, avait de l’importance pour moi; tout le reste, parents, travail, plaisirs, jeunes filles de Balbec, ne pesait pas plus qu’un flocon d’écume dans un grand vent qui ne le laisse pas se poser, n’existait plus que relativement à cette puissance intérieure: l’ivresse réalise pour quelques heures l’idéalisme subjectif, le phénoménisme pur; tout n’est plus qu’apparences et n’existe plus qu’en fonction de notre sublime nous-même. Ce n’est pas, du reste, qu’un amour véritable, si nous en avons un, ne puisse subsister dans un semblable état. Mais nous sentons si bien, comme dans un milieu nouveau, que des pressions inconnues ont changé les dimensions de ce sentiment que nous ne pouvons pas le considérer pareillement. Ce même amour, nous le retrouvons bien, mais déplacé, ne pesant plus sur nous, satisfait de la sensation que lui accorde le présent et qui nous suffit, car de ce qui n’est pas actuel nous ne nous soucions pas. Malheureusement le coefficient qui change ainsi les valeurs ne les change que dans cette heure d’ivresse. Les personnes qui n’avaient plus d’importance et sur lesquelles nous soufflions comme sur des bulles de savon reprendront le lendemain leur densité; il faudra essayer de nouveau de se remettre aux travaux qui ne signifiaient plus rien. Chose plus grave encore, cette mathématique du lendemain, la même que celle d’hier et avec les problèmes de laquelle nous nous retrouverons inexorablement aux prises, c’est celle qui nous régit même pendant ces heures-là, sauf pour nous-même. S’il se trouve près de nous une femme vertueuse ou hostile, cette chose si difficile la veille — à savoir que nous arrivions à lui plaire, — nous semble maintenant un million de fois plus aisée sans l’être devenue en rien, car ce n’est qu’à nos propres yeux, à nos propres yeux intérieurs que nous avons changé. Et elle est aussi mécontente à l’instant même que nous nous soyons permis une familiarité que nous le serons le lendemain d’avoir donné cent francs au chasseur et, pour la même raison, qui pour nous a été seulement retardée: l’absence d’ivresse.

Je ne connaissais aucune des femmes qui étaient à Rivebelle, et qui parce qu’elles faisaient partie de mon ivresse comme les reflets font partie du miroir, me paraissaient mille fois plus désirables que la de moins en moins existante Mlle Simonet. Une jeune blonde, seule, à l’air triste, sous son chapeau de paille piqué de fleurs des champs me regarda un instant d’un air rêveur et me parut agréable. Puis ce fut le tour d’une autre, puis d’une troisième; enfin d’une brune au teint éclatant. Presque toutes étaient connues, à défaut de moi, par Saint-Loup.

Avant qu’il eût fait la connaissance de sa maîtresse actuelle, il avait en effet tellement vécu dans le monde restreint de la noce, que de toutes les femmes qui dînaient ces soirs-là à Rivebelle et dont beaucoup s’y trouvaient par hasard, étant venues au bord de la mer, certaines pour retrouver leur amant, d’autres pour tâcher d’en trouver un, il n’y en avait guère qu’il ne connût pour avoir passé — lui-même ou tel de ses amis — au moins une nuit avec elles. Il ne les saluait pas si elles étaient avec un homme, et elles tout en le regardant plus qu’un autre parce que l’indifférence qu’on lui savait pour toute femme qui n’était pas son actrice, lui donnait aux yeux de celles-ci un prestige singulier, elles avaient l’air de ne pas le connaître. Et l’une chuchotait: «C’est le petit Saint-Loup. Il paraît qu’il aime toujours sa grue. C’est la grande amour. Quel joli garçon! Moi je le trouve épatant; et quel chic! Il y a tout de même des femmes qui ont une sacrée veine. Et un chic type en tout. Je l’ai bien connu quand j’étais avec d’Orléans. C’était les deux inséparables. Il en faisait une noce à ce moment-là! Mais ce n’est plus ça; il ne lui fait pas de queues. Ah! elle peut dire qu’elle en a une chance. Et je me demande qu’est-ce qu’il peut lui trouver. Il faut qu’il soit tout de même une fameuse truffe. Elle a des pieds comme des bateaux, des moustaches à l’américaine et des dessous sales! Je crois qu’une petite ouvrière ne voudrait pas de ses pantalons. Regardez-moi un peu quels yeux il a, on se jetterait au feu pour un homme comme ça. Tiens, tais-toi, il m’a reconnue, il rit, oh! il me connaissait bien. On n’a qu’à lui parler de moi.» Entre elles et lui je surprenais un regard d’intelligence. J’aurais voulu qu’il me présentât à ces femmes, pouvoir leur demander un rendez-vous et qu’elles me l’accordassent même si je n’avais pas pu l’accepter. Car sans cela leur visage resterait éternellement dépourvu dans ma mémoire, de cette partie de lui-même, — et comme si elle était cachée par un voile — qui varie avec toutes les femmes, que nous ne pouvons imaginer chez l’une quand nous ne l’y avons pas vue, et qui apparaît seulement dans le regard qui s’adresse à nous et qui acquiesce à notre désir et nous promet qu’il sera satisfait. Et pourtant même aussi réduit, leur visage était pour moi bien plus que celui des femmes que j’aurais su vertueuses et ne me semblait pas comme le leur, plat, sans dessous, composé d’une pièce unique et sans épaisseur. Sans doute il n’était pas pour moi ce qu’il devait être pour Saint-Loup qui par la mémoire sous l’indifférence, pour lui transparente, des traits immobiles qui affectaient de ne pas le connaître ou sous la banalité du même salut que l’on eût adressé aussi bien à tout autre, se rappelait, voyait, entre des cheveux défaits, une bouche pâmée et des yeux mi-clos, tout un tableau silencieux comme ceux que les peintres, pour tromper le gros des visiteurs revêtent d’une toile décente. Certes, pour moi au contraire qui sentais que rien de mon être n’avait pénétré en telle ou telle de ces femmes et n’y serait emporté dans les routes inconnues qu’elle suivrait pendant sa vie, ces visages restaient fermés. Mais c’était déjà assez de savoir qu’ils s’ouvraient pour qu’ils me semblassent d’un prix que je ne leur aurais pas trouvé s’ils n’avaient été que de belles médailles, au lieu de médaillons sous lesquels se cachaient des souvenirs d’amour. Quand à Robert, tenant à peine en place, quand il était assis, dissimulant sous un sourire d’homme de cour l’avidité d’agir en homme de guerre, à le bien regarder, je me rendais compte combien l’ossature énergique de son visage triangulaire devait être la même que celle de ses ancêtres, plus faite pour un ardent archer que pour un lettré délicat. Sous la peau fine, la construction hardie, l’architecture féodale apparaissaient. Sa tête faisait penser à ces tours d’antiques donjons dont les créneaux inutilisés restent visibles, mais qu’on a aménagées intérieurement en bibliothèque.

En rentrant à Balbec, de telle de ces inconnues à qui il m’avait présenté je me redisais sans m’arrêter une seconde et pourtant sans presque m’en apercevoir: «Quelle femme délicieuse!» comme on chante un refrain. Certes, ces paroles étaient plutôt dictées par les dispositions nerveuses que par un jugement durable. Il n’en est pas moins vrai que si j’eusse eu mille francs sur moi et qu’il y eût encore des bijoutiers d’ouverts à cette heure-là, j’eusse acheté une bague à l’inconnue. Quand les heures de notre vie se déroulent ainsi que sur des plans trop différents, on se trouve donner trop de soi pour des personnes diverses qui le lendemain vous semblent sans intérêt. Mais on se sent responsable de ce qu’on leur a dit la veille et on veut y faire honneur.

Comme ces soirs-là je rentrais plus tard, je retrouvais avec plaisir dans ma chambre qui n’était plus hostile le lit où le jour de mon arrivée, j’avais cru qu’il me serait toujours impossible de me reposer et où maintenant mes membres si las cherchaient un soutien; de sorte que successivement mes cuisses, mes hanches, mes épaules tâchaient d’adhérer en tous leurs points aux draps qui enveloppaient le matelas, comme si ma fatigue, pareille à un sculpteur, avait voulu prendre un moulage total d’un corps humain. Mais je ne pouvais m’endormir, je sentais approcher le matin; le calme, la bonne santé n’étaient plus en moi. Dans ma détresse, il me semblait que jamais je ne les retrouverais plus. Il m’eût fallu dormir longtemps pour les rejoindre. Or, me fussé-je assoupi, que de toutes façons je serais réveillé deux heures après par le concert symphonique. Tout à coup je m’endormais, je tombais dans ce sommeil lourd où se dévoilent pour nous le retour à la jeunesse, la reprise des années passées, des sentiments perdus, la désincarnation, la transmigration des âmes, l’évocation des morts, les illusions de la folie, la régression vers les règnes les plus élémentaires de la nature (car on dit que nous voyons souvent des animaux en rêve, mais on oublie que presque toujours que nous y sommes nous-même un animal privé de cette raison qui projette sur les choses une clarté de certitude; nous n’y offrons au contraire, au spectacle de la vie, qu’une vision douteuse et à chaque minute anéantie pour l’oubli, la réalité précédente s’évanouissant devant celle qui lui succède comme une projection de lanterne magique devant la suivante quand on a changé le verre), tous ces mystères que nous croyons ne pas connaître et auxquels nous sommes en réalité initiés presque toutes les nuits ainsi qu’à l’autre grand mystère de l’anéantissement et de la résurrection. Rendue plus vagabonde par la digestion difficile du dîner de Rivebelle, l’illumination successive et errante de zones assombries de mon passé faisait de moi un être dont le suprême bonheur eût été de rencontrer Legrandin avec lequel je venais de causer en rêve.

Puis, même ma propre vie m’était entièrement cachée par un décor nouveau, comme celui planté tout au bord du plateau et devant lequel pendant que, derrière, on procède aux changements de tableaux, des acteurs donnent un divertissement. Celui où je tenais alors mon rôle, était dans le goût des contes orientaux, je n’y savais rien de mon passé ni de moi-même, à cause de cet extrême rapprochement d’un décor interposé; je n’étais qu’un personnage qui recevait la bastonnade et subissais des châtiments variés pour une faute que je n’apercevais pas mais qui était d’avoir bu trop de porto. Tout à coup je m’éveillais, je m’apercevais qu’à la faveur d’un long sommeil, je n’avais pas entendu le concert symphonique. C’était déjà l’après-midi; je m’en assurais à ma montre, après quelques efforts pour me redresser, efforts infructueux d’abord et interrompus par des chutes sur l’oreiller, mais de ces chutes courtes qui suivent le sommeil comme les autres ivresses, que ce soit le vin qui les procure, ou une convalescence; du reste avant même d’avoir regardé l’heure j’étais certain que midi était passé. Hier soir, je n’étais plus qu’un être vidé, sans poids (et comme il faut avoir été couché pour être capable de s’asseoir et avoir dormi pour l’être de se taire), je ne pouvais cesser de remuer ni de parler, je n’avais plus de consistance, de centre de gravité, j’étais lancé, il me semblait que j’aurais pu continuer ma morne course jusque dans la lune. Or, si en dormant mes yeux n’avaient pas vu l’heure, mon corps avait su la calculer, il avait mesuré le temps non pas sur un cadran superficiellement figuré, mais par la pesée progressive de toutes mes forces refaites que comme une puissante horloge il avait cran par cran, laissé descendre de mon cerveau dans le reste de mon corps où elles entassaient maintenant jusque au-dessus de mes genoux l’abondance intacte de leurs provisions. S’il est vrai que la mer ait été autrefois notre milieu vital où il faille replonger notre sang pour retrouver nos forces, il en est de même de l’oubli, du néant mental; on semble alors absent du temps pendant quelques heures; mais les forces qui se sont rangées pendant ce temps-là sans être dépensées le mesurent par leur quantité aussi exactement que les poids de l’horloge où les croulants monticules du sablier. On ne sort, d’ailleurs, pas plus aisément d’un tel sommeil que de la veille prolongée, tant toutes choses tendent à durer et s’il est vrai que certains narcotiques font dormir, dormir longtemps est un narcotique plus puissant encore, après lequel on a bien de la peine à se réveiller. Pareil à un matelot qui voit bien le quai où amarrer sa barque, secouée cependant encore par les flots, j’avais bien l’idée de regarder l’heure et de me lever, mais mon corps était à tout instant rejeté dans le sommeil; l’atterrissage était difficile, et avant de me mettre debout pour atteindre ma montre et confronter son heure avec celle qu’indiquait la richesse de matériaux dont disposaient mes jambes rompues, je retombais encore deux ou trois fois sur mon oreiller.

Enfin je voyais clairement: «deux heures de l’après-midi!» je sonnais, mais aussitôt je rentrais dans un sommeil qui cette fois devait être infiniment plus long, si j’en jugeais par le repos et la vision d’une immense nuit dépassée, que je trouvais au réveil. Pourtant comme celui-ci était causé par l’entrée de Françoise, entrée qu’avait elle-même motivée mon coup de sonnette. Ce nouveau sommeil qui me paraissait avoir dû être plus long que l’autre et avait amené en moi tant de bien-être et d’oubli, n’avait duré qu’une demi-minute.