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  • 1919
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résistants, prêts à soulever bien d’autres fardeaux, toutes les montagnes du monde, sur leur surface délicate. Leur orbe ne se trouvait plus suffisamment rempli par la sphère même de l’horizon. Et tout ce que la nature eût pu m’apporter de vie m’eût semblé bien mince, les souffles de la mer m’eussent paru bien courts pour l’immense aspiration qui soulevait ma poitrine. La mort eût du me frapper en ce moment que cela m’eût paru indifférent ou plutôt impossible, car la vie n’était pas hors de moi, elle était en moi; j’aurais souri de pitié si un philosophe eût émis l’idée qu’un jour même éloigné, j’aurais à mourir, que les forces éternelles de la nature me survivraient, les forces de cette nature sous les pieds divins de qui je n’étais qu’un grain de poussière; qu’après moi il y aurait encore ces falaises arrondies et bombées, cette mer, ce clair de lune, ce ciel! Comment cela eût-il été possible, comment le monde eût-il pu durer plus que moi, puisque je n’étais pas perdu en lui, puisque c’était lui qui était enclos en moi, en moi qu’il était bien loin de remplir, en moi, où, en sentant la place d’y entasser tant d’autres trésors, je jetais dédaigneusement dans un coin ciel, mer et falaises. «Finissez ou je sonne», s’écria Albertine voyant que je me jetais sur elle pour l’embrasser. Mais je me disais que ce n’était pas pour ne rien faire qu’une jeune fille fait venir un jeune homme en cachette, en s’arrangeant pour que sa tante ne le sache pas, que d’ailleurs l’audace réussit à ceux qui savent profiter des occasions; dans l’état d’exaltation où j’étais, le visage rond d’Albertine, éclairé d’un feu intérieur comme par une veilleuse, prenait pour moi un tel relief qu’imitant la rotation d’une sphère ardente, il me semblait tourner telles ces figures de Michel Ange qu’emporte un immobile et vertigineux tourbillon. J’allais savoir l’odeur, le goût, qu’avait ce fruit rose inconnu. J’entendis un son précipité, prolongé et criard. Albertine avait sonné de toutes ses forces.

J’avais cru que l’amour que j’avais pour Albertine n’était pas fondé sur l’espoir de la possession physique. Pourtant quand il m’eut paru résulter de l’expérience de ce soir-là que cette possession était impossible et qu’après n’avoir pas douté le premier jour, sur la plage, qu’Albertine ne fût dévergondée, puis être passé par des suppositions intermédiaires, il me sembla acquis d’une manière définitive qu’elle était absolument vertueuse; quand à son retour de chez sa tante, huit jours plus tard, elle me dit avec froideur: «Je vous pardonne, je regrette même de vous avoir fait de la peine mais ne recommencez jamais», au contraire de ce qui s’était produit quand Bloch m’avait dit qu’on pouvait avoir toutes les femmes et comme si au lieu d’une jeune fille réelle, j’avais connu une poupée de cire, il arriva, que peu à peu se détacha d’elle mon désir de pénétrer dans sa vie, de la suivre dans les pays où elle avait passé son enfance, d’être initié par elle à une vie de sport; ma curiosité intellectuelle de ce qu’elle pensait sur tel ou tel sujet ne survécut pas à la croyance que je pourrais l’embrasser. Mes rêves l’abandonnèrent dès qu’ils cessèrent d’être alimentés par l’espoir d’une possession dont je les avais crus indépendants. Dès lors ils se retrouvèrent libres, de se reporter — selon le charme que je lui avais trouvé un certain jour surtout selon la possibilité et les chances que j’entrevoyais d’être aimé par elle — sur telle ou telle des amies d’Albertine et d’abord sur Andrée. Pourtant si Albertine n’avait pas existé, peut-être n’aurais-je pas eu le plaisir que je commençai à prendre de plus en plus les jours qui suivirent, à la gentillesse que me témoignait Andrée. Albertine ne raconta à personne l’échec que j’avais essuyé auprès d’elle. Elle était une de ces jolies filles qui, dès leur extrême jeunesse, pour leur beauté, mais surtout pour un agrément, un charme qui restent assez mystérieux, et qui ont leur source peut-être dans des réserves de vitalité où de moins favorisés par la nature, viennent se désaltérer, toujours — dans leur famille, au milieu de leurs amies, dans le monde, ont plu davantage que de plus belles, de plus riches, elle était de ces êtres à qui, avant l’âge de l’amour et bien plus encore quand il est venu, on demande plus qu’eux ne demandent, et même qu’ils ne peuvent donner. Dès son enfance Albertine avait toujours eu en admiration devant elle quatre ou cinq petites camarades, parmi lesquelles se trouvait Andrée qui lui était si supérieure et le savait (et peut-être cette attraction qu’Albertine exerçait bien involontairement avait-elle été à l’origine, avait-elle servi à la fondation de la petite bande). Cette attraction s’exerçait même assez loin dans des milieux relativement plus brillants, où s’il y avait une pavane à danser on demandait Albertine plutôt qu’une jeune fille mieux née. La conséquence était que, n’ayant pas un sou de dot, vivant assez mal, d’ailleurs, à la charge de M. Bontemps qu’on disait véreux et qui souhaitait se débarrasser d’elle, elle était pourtant invitée non seulement à dîner, mais à demeure, chez des personnes qui aux yeux de Saint-Loup n’eussent eu aucune élégance, mais qui pour la mère de Rosemonde ou pour la mère d’Andrée, femmes très riches mais qui ne connaissaient pas ces personnes, représentaient quelque chose d’énorme. Ainsi Albertine passait tous les ans quelques semaines dans la famille d’un régent de la Banque de France, président du Conseil d’administration d’une grande Compagnie de Chemins de fer. La femme de ce financier recevait des personnages importants et n’avait jamais dit son «jour» à la mère d’Andrée, laquelle trouvait cette dame impolie, mais n’en était pas moins prodigieusement intéressée par tout ce qui se passait chez elle. Aussi exhortait-elle tous les ans Andrée à inviter Albertine, dans leur villa, parce que, disait-elle, c’était une bonne uvre d’offrir un séjour à la mer à une fille qui n’avait pas elle-même les moyens de voyager et dont la tante ne s’occupait guère; la mère d’Andrée n’était probablement pas mue par l’espoir que le régent de la Banque et sa femme apprenant qu’Albertine était choyée par elle et sa fille, concevraient d’elles deux une bonne opinion; à plus forte raison n’espérait-elle pas qu’Albertine pourtant si bonne et adroite, saurait la faire inviter, ou tout au moins faire inviter Andrée aux garden-partys du financier. Mais chaque soir à dîner, tout en prenant un air dédaigneux et indifférent, elle était enchantée d’entendre Albertine lui raconter ce qui s’était passé au château pendant qu’elle y était, les gens qui y avaient été reçus et qu’elle connaissait presque tous de vue ou de nom. Même la pensée qu’elle ne les connaissait que de cette façon, c’est-à-dire ne les connaissait pas (elle appelait cela connaître les gens «de tout temps»), donnait à la mère d’Andrée une pointe de mélancolie tandis qu’elle posait à Albertine des questions sur eux d’un air hautain et distrait, du bout des lèvres et eût pu la laisser incertaine et inquiète sur l’importance de sa propre situation si elle ne s’était rassurée elle-même et replacée dans la «réalité de la vie» en disant au maître d’hôtel: «Vous direz au chef que ses petits pois ne sont pas assez fondants.» Elle retrouvait alors sa sérénité. Et elle était bien décidée à ce qu’Andrée n’épousât qu’un homme d’excellente famille naturellement, mais assez riche pour qu’elle pût elle aussi avoir un chef et deux cochers. C’était cela le positif, la vérité effective d’une situation. Mais qu’Albertine eût dîné au château du régent de la Banque avec telle ou telle dame, que cette dame l’eût même invitée pour l’hiver suivant, cela n’en donnait pas moins à la jeune fille, pour la mère d’Andrée une sorte de considération particulière qui s’alliait très bien à la pitié et même au mépris excités par son infortune, mépris augmenté par le fait que M. Bontemps eût trahi son drapeau et se fût — même vaguement panamiste, disait-on — rallié au gouvernement. Ce qui n’empêchait pas, d’ailleurs, la mère d’Andrée, par amour de la vérité de foudroyer de son dédain les gens qui avaient l’air de croire qu’Albertine était d’une basse extraction. «Comment, c’est tout ce qu’il y a de mieux, ce sont des Simonet, avec un seul n.» Certes, à cause du milieu où tout cela évoluait, où l’argent joue un tel rôle, et où l’élégance vous fait inviter mais non épouser, aucun mariage «potable» ne semblait pouvoir être pour Albertine, conséquence utile de la considération si distinguée dont elle jouissait et qu’on n’eût pas trouvée compensatrice de sa pauvreté. Mais même à eux seuls, et n’apportant pas l’espoir d’une conséquence matrimoniale, ces «succès» excitaient l’envie de certaines mères méchantes, furieuses de voir Albertine être reçue comme «l’enfant de la maison» par la femme du régent de la Banque, même par la mère d’Andrée, qu’elles connaissaient à peine. Aussi disaient-elles à des amis communs d’elles et de ces deux dames, que celles-ci seraient indignées si elles savaient la vérité, c’est-à-dire qu’Albertine racontait chez l’une (et «vice versa») tout ce que l’intimité où on l’admettait imprudemment lui permettait de découvrir chez l’autre, mille petits secrets qu’il eût été infiniment désagréables à l’intéressée de voir dévoilés. Ces femmes envieuses disaient cela pour que cela fût répété et pour brouiller Albertine avec ses protectrices. Mais ces commissions comme il arrive souvent n’avaient aucun succès. On sentait trop la méchanceté qui les dictait et cela ne faisait que faire mépriser un peu plus celles qui en avaient pris l’initiative. La mère d’Andrée était trop fixée sur le compte d’Albertine pour changer d’opinion à son égard. Elle la considérait comme une «malheureuse» mais d’une nature excellente et qui ne savait qu’inventer pour faire plaisir.

Si cette sorte de vogue qu’avait obtenue Albertine ne paraissait devoir comporter aucun résultat pratique, elle avait imprimé à l’amie d’Andrée le caractère distinctif des êtres qui toujours recherchés, n’ont jamais besoin de s’offrir (caractère qui se retrouve aussi pour des raisons analogues, à une autre extrémité de la société chez des femmes d’une grande élégance), et qui est de ne pas faire montre des succès qu’ils ont, de les cacher plutôt. Elle ne disait jamais à quelqu’un: «Il a envie de me voir», parlait de tous avec une grande bienveillance, et comme si ce fût elle qui eût couru après, recherché les autres. Si on parlait d’un jeune homme qui quelques minutes auparavant venait de lui faire en tête-à-tête les plus sanglants reproches parce qu’elle lui avait refusé un rendez-vous, bien loin de s’en vanter publiquement, ou de lui en vouloir à lui, elle faisait son éloge: «C’est un si gentil garçon.» Elle était même tellement ennuyée de plaire, parce que cela l’obligeait à faire de la peine, tandis que, par nature, elle aimait à faire plaisir. Elle aimait même à faire plaisir au point d’en être arrivée à pratiquer un mensonge spécial à certaines personnes utilitaires, à certains hommes arrivés. Existant d’ailleurs à l’état embryonnaire chez un nombre énorme de personnes, ce genre d’insincérité consiste à ne pas savoir se contenter pour un seul acte, de faire, grâce à lui, plaisir à une seule personne. Par exemple, si la tante d’Albertine désirait que sa nièce l’accompagnât à une matinée peu amusante, Albertine en s’y rendant aurait pu trouver suffisant d’en tirer le profit moral d’avoir fait plaisir à sa tante. Mais accueillie gentiment par les maîtres de maison, elle aimait mieux leur dire qu’elle désirait depuis si longtemps les voir qu’elle avait choisi cette occasion et sollicité la permission de sa tante. Cela ne suffisait pas encore: à cette matinée se trouvait une des amies d’Albertine qui avait un gros chagrin. Albertine lui disait: «Je n’ai pas voulu te laisser seule, j’ai pensé que ça te ferait du bien de m’avoir près de toi. Si tu veux que nous laissions la matinée, que nous allions ailleurs, je ferai ce que tu voudras, je désire avant tout te voir moins triste» (ce qui était vrai aussi du reste). Parfois il arrivait pourtant que le but fictif détruisait le but réel. Ainsi Albertine ayant un service à demander pour une de ses amies allait pour cela voir une certaine dame. Mais arrivée chez cette dame bonne et sympathique, la jeune fille obéissant à son insu au principe de l’utilisation multiple d’une seule action, trouvait plus affectueux d’avoir l’air d’être venue seulement à cause du plaisir qu’elle avait senti, qu’elle éprouverait à revoir cette dame. Celle-ci était infiniment touchée qu’Albertine eût accompli un long trajet par pure amitié. En voyant la dame presque émue, Albertine l’aimait encore davantage. Seulement il arrivait ceci: elle éprouvait si vivement le plaisir d’amitié pour lequel elle avait prétendu mensongèrement être venue, qu’elle craignait de faire douter la dame de sentiments en réalité sincères, si elle lui demandait le service pour l’amie. La dame croirait qu’Albertine était venue pour cela, ce qui était vrai, mais elle conclurait qu’Albertine n’avait pas de plaisir désintéressé à la voir, ce qui était faux. De sorte qu’Albertine repartait sans avoir demandé le service, comme les hommes qui ont été si bons avec une femme dans l’espoir d’obtenir ses faveurs, qu’ils ne font pas leur déclaration pour garder à cette bonté un caractère de noblesse. Dans d’autres cas on ne peut pas dire que le véritable but fût sacrifié au but accessoire et imaginé après coup, mais le premier était tellement opposé au second, que si la personne qu’Albertine attendrissait en lui déclarant l’un avait appris l’autre, son plaisir se serait aussitôt changé en la peine la plus profonde. La suite du récit fera beaucoup plus loin, mieux comprendre ce genre de contradiction. Disons par un exemple emprunté à un ordre de faits tout différents qu’elles sont très fréquentes dans les situations les plus diverses que présente la vie. Un mari a installé sa maîtresse dans la ville où il est en garnison. Sa femme restée à Paris, et à demi au courant de la vérité se désole, écrit à son mari des lettres de jalousie. Or, la maîtresse est obligée de venir passer un jour à Paris. Le mari ne peut résister à ses prières de l’accompagner et obtient une permission de vingt-quatre heures. Mais comme il est bon et souffre de faire de la peine à sa femme, il arrive chez celle-ci, lui dit en versant quelques larmes sincères, qu’affolé par ses lettres il a trouvé le moyen de s’échapper pour venir la consoler et l’embrasser. Il a trouvé ainsi le moyen de donner par un seul voyage une preuve d’amour à la fois à sa maîtresse et à sa femme. Mais si cette dernière apprenait pour quelle raison il est venu à Paris, sa joie se changerait sans doute en douleur, à moins que voir l’ingrat ne la rendit malgré tout plus heureuse qu’il ne la fait souffrir par ses mensonges. Parmi les hommes qui m’ont paru pratiquer avec le plus de suite le système des fins multiples se trouve M. de Norpois. Il acceptait quelquefois de s’entremettre entre deux amis brouillés, et cela faisait qu’on l’appelait le plus obligeant des hommes. Mais il ne lui suffisait pas d’avoir l’air de rendre service à celui qui était venu le solliciter, il présentait à l’autre la démarche qu’il faisait auprès de lui, comme entreprise non à la requête du premier, mais dans l’intérêt du second, ce qu’il persuadait facilement à un interlocuteur suggestionné d’avance par l’idée qu’il avait devant lui «le plus serviable des hommes». De cette façon, jouant sur les deux tableaux, faisant ce qu’on appelle en termes de coulisse de la contre-partie, il ne laissait jamais courir aucun risque à son influence, et les services qu’il rendait ne constituaient pas une aliénation, mais une fructification d’une partie de son crédit. D’autre part, chaque service, semblant doublement rendu, augmentait d’autant plus sa réputation d’ami serviable, et encore d’ami serviable avec efficacité, qui ne donne pas des coups d’épée dans l’eau, dont toutes les démarches portent, ce que démontrait la reconnaissance des deux intéressés. Cette duplicité dans l’obligeance était, et avec des démentis comme en toute créature humaine, une partie importante du caractère de M. de Norpois. Et souvent au ministère, il se servit de mon père, lequel était assez naïf, en lui faisant croire qu’il le servait.

Plaisant plus qu’elle ne voulait et n’ayant pas besoin de claironner ses succès, Albertine garda le silence sur la scène qu’elle avait eue avec moi auprès de son lit, et qu’une laide aurait voulu faire connaître à l’univers. D’ailleurs son attitude dans cette scène, je ne parvenais pas à me l’expliquer. Pour ce qui concerne l’hypothèse d’une vertu absolue (hypothèse à laquelle j’avais d’abord attribué la violence avec laquelle Albertine avait refusé de se laisser embrasser et prendre par moi et qui n’était du reste nullement indispensable à ma conception de la bonté, de l’honnêteté foncière de mon amie) je ne laissai pas de la remanier à plusieurs reprises. Cette hypothèse était tellement le contraire de celle que j’avais bâtie le premier jour où j’avais vu Albertine. Puis tant d’actes différents, tous de gentillesse pour moi (une gentillesse caressante, parfois inquiète, alarmée, jalouse de ma prédilection pour Andrée) baignaient de tous côtés le geste de rudesse par lequel, pour m’échapper, elle avait tiré sur la sonnette. Pourquoi donc m’avait-elle demandé de venir passer la soirée près de son lit? Pourquoi parlait-elle tout le temps le langage de la tendresse? Sur quoi repose le désir de voir un ami, de craindre qu’il vous préfère votre amie, de chercher à lui faire plaisir, de lui dire romanesquement que les autres ne sauront pas qu’il a passé la soirée auprès de vous, si vous lui refusez un plaisir aussi simple et si ce n’est pas un plaisir pour vous. Je ne pouvais croire tout de même que la vertu d’Albertine allât jusque-là et j’en arrivais à me demander s’il n’y avait pas eu à sa violence une raison de coquetterie, par exemple une odeur désagréable qu’elle aurait cru avoir sur elle et par laquelle elle eût craint de me déplaire, ou de pusillanimité, si par exemple elle croyait dans son ignorance des réalités de l’amour que mon état de faiblesse nerveuse pouvait avoir quelque chose de contagieux par le baiser.

Elle fut certainement désolée de n’avoir pu me faire plaisir et me donna un petit crayon d’or, par cette vertueuse perversité des gens qui, attendris par votre gentillesse et ne souscrivant pas à vous accorder ce qu’elle réclame, veulent cependant faire en votre faveur autre chose: le critique dont l’article flatterait le romancier l’invite à la place à dîner, la duchesse n’emmène pas le snob avec elle au théâtre, mais lui envoie sa loge pour un soir où elle ne l’occupera pas. Tant ceux qui font le moins et pourraient ne rien faire sont poussés par le scrupule à faire quelque chose. Je dis à Albertine qu’en me donnant ce crayon, elle me faisait un grand plaisir, moins grand pourtant que celui que j’aurais eu si le soir où elle était venue coucher à l’hôtel elle m’avait permis de l’embrasser. «Cela m’aurait rendu si heureux, qu’est-ce que cela pouvait vous faire, je suis étonné que vous me l’ayez refusé.» «Ce qui m’étonne, me répondit-elle, c’est que vous trouviez cela étonnant. Je me demande quelles jeunes filles vous avez pu connaître pour que ma conduite vous ait surpris.» «Je suis désolé de vous avoir fâchée, mais, même maintenant je ne peux pas vous dire que je trouve que j’ai eu tort. Mon avis est que ce sont des choses qui n’ont aucune importance, et je ne comprends pas qu’une jeune fille qui peut si facilement faire plaisir, n’y consente pas. Entendons-nous, ajoutai-je pour donner une demi-satisfaction à ses idées morales en me rappelant comment elle et ses amies avaient flétri l’amie de l’actrice Léa, je ne veux pas dire qu’une jeune fille puisse tout faire et qu’il n’y ait rien d’immoral. Ainsi, tenez, ces relations dont vous parliez l’autre jour à propos d’une petite qui habite Balbec et qui existeraient entre elle et une actrice, je trouve cela ignoble, tellement ignoble que je pense que ce sont des ennemis de la jeune fille qui auront inventé cela et que ce n’est pas vrai. Cela me semble improbable, impossible. Mais se laisser embrasser et même plus par un ami, puisque vous dites que je suis votre ami… «Vous l’êtes, mais j’en ai eu d’autres avant vous, j’ai connu des jeunes gens qui, je vous assure, avaient pour moi tout autant d’amitié. Hé bien, il n’y en a pas un qui aurait osé une chose pareille. Ils savaient la paire de calottes qu’ils auraient reçue. D’ailleurs ils n’y songeaient même pas, on se serrait la main bien franchement, bien amicalement, en bons camarades, jamais on n’aurait parlé de s’embrasser, et on n’en était pas moins amis pour cela. Allez, si vous tenez à mon amitié, vous pouvez être content, car il faut que je vous aime joliment pour vous pardonner. Mais je suis sûre que vous vous fichez bien de moi. Avouez que c’est Andrée qui vous plaît. Au fond, vous avez raison, elle est beaucoup plus gentille que moi, et elle, elle est ravissante! Ah! les hommes!» Malgré ma déception récente, ces paroles si franches, en me donnant une grande estime pour Albertine, me causaient une impression très douce. Et peut-être cette impression eut-elle plus tard pour moi de grandes et fâcheuses conséquences, car ce fut par elle que commença à se former ce sentiment presque familial, ce noyau moral qui devait toujours subsister au milieu de mon amour pour Albertine. Un tel sentiment peut être la cause des plus grandes peines. Car pour souffrir vraiment par une femme, il faut avoir cru complètement en elle. Pour le moment, cet embryon d’estime morale, d’amitié, restait au milieu de mon âme comme une pierre d’attente. Il n’eût rien pu, à lui seul, contre mon bonheur s’il fût demeuré ainsi sans s’accroître, dans une inertie qu’il devait garder l’année suivante et à plus forte raison pendant ces dernières semaines de mon premier séjour à Balbec. Il était en moi comme un de ces hôtes qu’il serait malgré tout plus prudent qu’on expulsât, mais qu’on laisse à leur place sans les inquiéter, tant les rendent provisoirement inoffensifs leur faiblesse et leur isolement au milieu d’une âme étrangère.

Mes rêves se retrouvaient libres maintenant de se reporter sur telle ou telle des amies d’Albertine et d’abord sur Andrée dont les gentillesses m’eussent peut-être moins touché si je n’avais été certain qu’elles seraient connues d’Albertine. Certes la préférence que depuis longtemps j’avais feinte pour Andrée m’avait fourni, — en habitudes de causeries, de déclarations de tendresses — comme la matière d’un amour tout prêt pour elle auquel il n’avait jusqu’ici manqué qu’un sentiment sincère qui s’y ajoutât et que maintenant mon cur redevenu libre aurait pu fournir. Mais pour que j’aimasse vraiment Andrée, elle était trop intellectuelle, trop nerveuse, trop maladive, trop semblable à moi. Si Albertine me semblait maintenant vide, Andrée était remplie de quelque chose que je connaissais trop. J’avais cru le premier jour voir sur la plage une maîtresse de coureur, enivrée de l’amour des sports, et Andrée me disait que si elle s’était mise à en faire, c’était sur l’ordre de son médecin pour soigner sa neurasthénie et ses troubles de nutrition, mais que ses meilleures heures étaient celles où elle traduisait un roman de George Eliott. Ma déception, suite d’une erreur initiale sur ce qu’était Andrée, n’eut, en fait, aucune importance pour moi. Mais l’erreur était du genre de celles qui, si elles permettent à l’amour de naître, et ne sont reconnues pour des erreurs que lorsqu’il n’est plus modifiable, deviennent une cause de souffrances. Ces erreurs — qui peuvent être différentes de celle que je commis pour Andrée et même inverses — tiennent souvent, dans le cas d’Andrée en particulier, à ce qu’on prend suffisamment l’aspect, les façons de ce qu’on n’est pas mais qu’on voudrait être, pour faire illusion au premier abord. A l’apparence extérieure, l’affectation, l’imitation, le désir d’être admiré, soit des bons, soit des méchants, ajoutent les faux semblants des paroles, des gestes. Il y a des cynismes, des cruautés qui ne résistent pas plus à l’épreuve que certaines bontés, certaines générosités. De même qu’on découvre souvent un avare vaniteux dans un homme connu pour ses charités, sa forfanterie de vice nous fait supposer une Messaline dans une honnête fille pleine de préjugés. J’avais cru trouver en Andrée une créature saine et primitive, alors qu’elle n’était qu’un être cherchant la santé, comme étaient peut-être beaucoup de ceux en qui elle avait cru la trouver et qui n’en avaient pas plus la réalité qu’un gros arthritique à figure rouge et en veste de flanelle blanche n’est forcément un Hercule. Or, il est telles circonstances où il n’est pas indifférent pour le bonheur que la personne qu’on a aimée pour ce qu’elle paraissait avoir de sain, ne fût en réalité qu’une de ces malades qui ne reçoivent leur santé que d’autres, comme les planètes empruntent leur lumière, comme certains corps ne font que laisser passer l’électricité.

N’importe, Andrée, comme Rosemonde et Gisèle, même plus qu’elles, était tout de même une amie d’Albertine, partageant sa vie, imitant ses façons au point que le premier jour je ne les avais pas distinguées d’abord l’une de l’autre. Entre ces jeunes filles, tiges de roses dont le principal charme était de se détacher sur la mer, régnait la même indivision qu’au temps où je ne les connaissais pas et où l’apparition de n’importe laquelle me causait tant d’émotion en m’annonçant que la petite bande n’était pas loin. Maintenant encore la vue de l’une me donnait un plaisir où entrait dans une proportion que je n’aurais pas su dire? de voir les autres la suivre plus tard, et même si elles ne venaient pas ce jour-là de parler d’elles et de savoir qu’il leur serait dit que j’étais allé sur la plage.

Ce n’était plus simplement l’attrait des premiers jours, c’était une véritable velléité d’aimer qui hésitait entre toutes, tant chacune était naturellement le résultat de l’autre. Ma plus grande tristesse n’aurait pas été d’être abandonné par celle de ces jeunes filles que je préférais, mais j’aurais aussitôt préféré parce que j’aurais fixé sur elle la somme de tristesse et de rêve qui flottait indistinctement entre toutes, celle qui m’eût abandonné. Encore dans ce cas est-ce toutes ses amies, aux yeux desquelles j’eusse bientôt perdu tout prestige, que j’eusse, en celle-là, inconsciemment regrettées, leur ayant avoué cette sorte d’amour collectif qu’ont l’homme politique ou l’acteur pour le public dont ils ne se consolent pas d’être délaissés après en avoir eu toutes les faveurs. Même celles que je n’avais pu obtenir d’Albertine je les espérais tout d’un coup de telle qui m’avait quitté le soir en me disant un mot, en me jetant un regard ambigus, grâce auxquels c’était vers celle-là que, pour une journée, se tournait mon désir.

Il errait entre elles d’autant plus voluptueusement que sur ces visages mobiles, une fixation relative des traits était suffisamment commencée, pour qu’on en pût distinguer, dût-elle changer encore, la malléable et flottante effigie. Aux différences qu’il y avait entre eux, étaient bien loin de correspondre sans doute des différences égales dans la longueur et la largeur des traits lesquels eussent, de l’une à l’autre de ces jeunes filles, et si dissemblables qu’elles parussent, eussent peut-être été presque superposables. Mais notre connaissance des visages n’est pas mathématique. D’abord, elle ne commence pas par mesurer les parties, elle a pour point de départ une expression, un ensemble. Chez Andrée par exemple la finesse des yeux doux semblait rejoindre le nez étroit, aussi mince qu’une simple courbe qui aurait été tracée pour que pût se poursuivre sur une seule ligne l’intention de délicatesse divisée antérieurement dans le double sourire des regards jumeaux. Une ligne aussi fine était creusée dans ses cheveux, souple et profonde comme celle dont le vent sillonne le sable. Et là elle devait être héréditaire, les cheveux tout blancs de la mère d’Andrée étaient fouettés de la même manière, formant ici un renflement, là une dépression comme la neige qui se soulève ou s’abîme selon les inégalités du terrain. Certes, comparé à la fine délinéation de celui d’Andrée, le nez de Rosemonde semblait offrir de larges surfaces comme une haute tour assise sur une base puissante. Que l’expression suffise à faire croire à d’énormes différences entre ce que sépare un infiniment petit — qu’un infiniment petit puisse à lui seul créer une expression absolument particulière, une individualité, — ce n’était pas que l’infiniment petit de la ligne, et l’originalité de l’expression, qui faisaient apparaître ces visages comme irréductibles les uns aux autres. Entre ceux de mes amies la coloration mettait une séparation plus profonde encore, non pas tant par la beauté variée des tons qu’elle leur fournissait, si opposés que je prenais devant Rosemonde — inondée d’un rose soufré sur lequel réagissaient encore la lumière verdâtre des yeux, — et devant Andrée — dont les joues blanches recevaient tant d’austère distinction de ses cheveux noirs, — le même genre de plaisir que si j’avais regardé tour à tour un géranium au bord de la mer ensoleillée et un camélia dans la nuit; mais surtout parce que les différences infiniment petites des lignes se trouvaient démesurément grandies, les rapports des surfaces entièrement changés par cet élément nouveau de la couleur lequel tout aussi bien que le dispensateur des teintes est un grand régénérateur ou tout au moins modificateur des dimensions. De sorte que des visages peut-être construits de façon peu dissemblable selon, qu’ils étaient éclairés par les feux d’une rousse chevelure, d’un teint rose, par la lumière blanche d’une mate pâleur, s’étiraient ou s’élargissaient, devenaient une autre chose comme ces accessoires des ballets russes, consistant parfois, s’ils sont vus en plein jour, en une simple rondelle de papier et que le génie d’un Bakst, selon l’éclairage incarnadin ou lunaire où il plonge le décor, fait s’y incruster durement comme une turquoise à la façade d’un palais ou s’y épanouir avec mollesse, rose de bengale au milieu d’un jardin. Ainsi en prenant connaissance des visages, nous les mesurons bien, mais en peintres, non en arpenteurs.

Il en était d’Albertine comme de ses amies. Certains jours, mince, le teint gris, l’air maussade, une transparence violette descendant obliquement au fond de ses yeux comme il arrive quelquefois pour la mer, elle semblait éprouver une tristesse d’exilée. D’autres jours, sa figure plus lisse engluait les désirs à sa surface vernie et les empêchait d’aller au delà; à moins que je ne la visse tout à coup de côté, car ses joues mates comme une blanche cire à la surface étaient roses par transparence, ce qui donnait tellement envie de les embrasser, d’atteindre ce teint différent qui se dérobait. D’autres fois le bonheur baignait ces joues d’une clarté si mobile que la peau devenue fluide et vague laissait passer comme des regards sous-jacents qui la faisaient paraître d’une autre couleur, mais non d’une autre matière que les yeux; quelquefois, sans y penser, quand on regardait sa figure ponctuée de petits points bruns et où flottaient seulement deux taches plus bleues, c’était comme on eût fait d’un uf de chardonneret, souvent comme d’une agate opaline travaillée et polie à deux places seulement, où, au milieu de la pierre brune, luisaient comme les ailes transparentes d’un papillon d’azur, les yeux où la chair devient miroir et nous donne l’illusion de nous laisser plus qu’en les autres parties du corps, approcher de l’âme. Mais le plus souvent aussi elle était plus colorée, et alors plus animée; quelquefois seul était rose dans sa figure blanche, le bout de son nez, fin comme celui d’une petite chatte sournoise avec qui l’on aurait eu envie de jouer; quelquefois ses joues étaient si lisses que le regard glissait comme sur celui d’une miniature sur leur émail rose que faisait encore paraître plus délicat, plus intérieur, le couvercle entr’ouvert et superposé de ses cheveux noirs; il arrivait que le teint de ses joues atteignît le rose violacé du cyclamen, et parfois même quand elle était congestionnée ou fiévreuse, et donnant alors l’idée d’une complexion maladive qui rabaissait mon désir à quelque chose de plus sensuel et faisait exprimer à son regard quelque chose de plus pervers et de plus malsain, la sombre pourpre de certaines roses, d’un rouge presque noir; et chacune de ces Albertine était différente comme est différente chacune des apparitions de la danseuse dont sont transmutées les couleurs, la forme, le caractère, selon les jeux innombrablement variés d’un projecteur lumineux. C’est peut-être parce qu’étaient si divers les êtres que je contemplais en elle à cette époque que plus tard je pris l’habitude de devenir moi-même un personnage autre selon celle des Albertine à laquelle je pensais: un jaloux, un indifférent, un voluptueux, un mélancolique, un furieux, recréés, non seulement au hasard du souvenir qui renaissait, mais selon la force de la croyance interposée pour un même souvenir, par la façon différente dont je l’appréciais. Car c’est toujours à cela qu’il fallait revenir, à ces croyances qui la plupart du temps remplissent notre âme à notre insu, mais qui ont pourtant plus d’importance pour notre bonheur que tel être que nous voyons, car c’est à travers elles que nous le voyons, ce sont elles qui assignent sa grandeur passagère à l’être regardé. Pour être exact, je devrais donner un nom différent à chacun des moi qui dans la suite pensa à Albertine; je devrais plus encore donner un nom différent à chacune de ces Albertine qui apparaissaient par moi, jamais la même, comme — appelées simplement par moi pour plus de commodité la mer — ces mers qui se succédaient et devant lesquelles, autre nymphe, elle se détachait. Mais surtout de la même manière mais bien plus utilement qu’on dit, dans un récit, le temps qu’il faisait tel jour, je devrais donner toujours son nom à la croyance qui tel jour où je voyais Albertine régnait sur mon âme, en faisant l’atmosphère, l’aspect des êtres, comme celui des mers, dépendant de ces nuées à peine visibles qui changent la couleur de chaque chose, par leur concentration, leur mobilité, leur dissémination, leur fuite — comme celle qu’Elstir avait déchirée un soir en ne me présentant pas aux jeunes filles avec qui il s’était arrêté et dont les images m’étaient soudain apparues plus belles, quand elles s’éloignaient — nuée qui s’était reformée quelques jours plus tard quand je les avais connues, voilant leur éclat, s’interposant souvent entre elles et mes yeux, opaque et douce, pareille à la Leucothea de Virgile.

Sans doute leurs visages à toutes avait bien changé pour moi de sens depuis que la façon dont il fallait les lire m’avait été dans une certaine mesure indiquée par leurs propos, propos auxquels je pouvais attribuer une valeur d’autant plus grande que par mes questions je les provoquais à mon gré, les faisais varier comme un expérimentateur qui demande à des contre-épreuves la vérification de ce qu’il a supposé. Et c’est en somme une façon comme une autre de résoudre le problème de l’existence, qu’approcher suffisamment les choses et les personnes qui nous ont paru de loin belles et mystérieuses, pour nous rendre compte qu’elles sont sans mystère et sans beauté; c’est une des hygiènes entre lesquelles on peut opter, une hygiène qui n’est peut-être pas très recommandable, mais elle nous donne un certain calme pour passer la vie, et aussi comme elle permet de ne rien regretter, en nous persuadant que nous avons atteint le meilleur, et que le meilleur n’était pas grand-chose — pour nous résigner à la mort.

J’avais remplacé au fond du cerveau de ces jeunes filles le mépris de la chasteté, le souvenir de quotidiennes passades par d’honnêtes principes capables peut-être de fléchir mais ayant jusqu’ici préservé de tout écart celles qui les avaient reçus de leur milieu bourgeois. Or quand on s’est trompé dès le début, même pour les petites choses, quand une erreur de supposition ou de souvenirs, vous fait chercher l’auteur d’un potin malveillant ou l’endroit où on a égaré un objet dans une fausse direction, il peut arriver qu’on ne découvre son erreur que pour lui substituer non pas la vérité, mais une autre erreur. Je tirais en ce qui concernait leur manière de vivre et la conduite à tenir avec elles, toutes les conséquences du mot innocence que j’avais lu, en causant familièrement avec elles, sur leur visage. Mais peut-être l’avais-je lu étourdiment dans le lapsus d’un déchiffrage trop rapide, et n’y était-il pas plus écrit que le nom de Jules Ferry sur le programme de la matinée où j’avais entendu pour la première fois la Berma, ce qui ne m’avait pas empêché de soutenir à M. de Norpois, — que Jules Ferry, sans doute possible, écrivait des levers de rideau.

Pour n’importe laquelle de mes amies de la petite bande, comment le dernier visage que je lui avais vu, n’eût-il pas été le seul que je me rappelasse, puisque, de nos souvenirs relatifs à une personne, l’intelligence élimine tout ce qui ne concourt pas à l’utilité immédiate de nos relations quotidiennes (même et surtout si ces relations sont imprégnées d’amour, lequel toujours insatisfait, vit dans le moment qui va venir). Elle laisse filer la chaîne des jours passés, n’en garde fortement que le dernier bout souvent d’un tout autre métal que les chaînons disparus dans la nuit et dans le voyage que nous faisons à travers la vie, ne tient pour réel que le pays où nous sommes présentement. Mais toutes les impressions, déjà si lointaines, ne pouvaient pas trouver contre leur déformation journalière, un recours dans ma mémoire; pendant les longues heures que je passais à causer, à goûter, à jouer avec ces jeunes filles, je ne me souvenais même pas qu’elles étaient les mêmes vierges impitoyables et sensuelles que j’avais vues comme dans une fresque, défiler devant la mer.

Les géographes, les archéologues nous conduisent bien dans l’île de Calypso, exhument bien le palais de Mimos. Seulement Calypso n’est plus qu’une femme; Mimos qu’un roi sans rien de divin. Même les qualités et les défauts que l’histoire nous enseigne alors avoir été l’apanage de ces personnes fort réelles, diffèrent souvent beaucoup de ceux que nous avions prêtés aux êtres fabuleux qui portaient le même nom. Ainsi s’était dissipée toute la gracieuse mythologie océanique que j’avais composée les premiers jours. Mais il n’est pas tout à fait indifférent qu’il nous arrive au moins quelquefois de passer notre temps dans la familiarité de ce que nous avons cru inaccessible et que nous avons désiré. Dans le commerce des personnes que nous avons d’abord trouvées désagréables, persiste toujours même au milieu du plaisir factice qu’on peut finir par goûter auprès d’elles, le goût frelaté des défauts qu’elles ont réussi à dissimuler. Mais dans des relations comme celles que j’avais avec Albertine et ses amies, le plaisir vrai qui est à leur origine, laisse ce parfum qu’aucun artifice ne parvient pas à donner aux fruits forcés, aux raisins qui n’ont pas mûri au soleil. Les créatures surnaturelles qu’elles avaient été un instant pour moi mettaient encore, même à mon insu, quelque merveilleux, dans les rapports les plus banals que j’avais avec elles, ou plutôt préservaient ces rapports d’avoir jamais rien de banal. Mon désir avait cherché avec tant d’avidité la signification des yeux qui maintenant me connaissaient et me souriaient, mais qui, le premier jour, avaient croisé mes regards comme des rayons d’un autre univers, il avait distribué si largement et si minutieusement la couleur et le parfum sur les surfaces carnées de ces jeunes filles qui, étendues sur la falaise me tendaient simplement des sandwichs ou jouaient aux devinettes, que, souvent dans l’après-midi pendant que j’étais allongé comme ces peintres qui cherchent la grandeur de l’antique dans la vie moderne, donnent à une femme qui se coupe un ongle de pied la noblesse du «Tireur d’épine» ou qui comme Rubens, font des déesses avec des femmes de leur connaissance pour composer une scène mythologique, ces beaux corps bruns et blonds, de types si opposés, répandus autour de moi dans l’herbe, je les regardais sans les vider peut-être de tout le médiocre contenu dont l’existence journalière les avait remplis et portant sans me rappeler expressément leur céleste origine, comme si pareil à Hercule ou à Télémaque, j’avais été en train de jouer au milieu des nymphes.

Puis les concerts finirent, le mauvais temps arriva, mes amies quittèrent Balbec, non pas toutes ensemble, comme les hirondelles, mais dans la même semaine. Albertine s’en alla la première, brusquement, sans qu’aucune de ses amies eût pu comprendre, ni alors, ni plus tard, pourquoi elle était rentrée tout à coup à Paris, où ni travaux, ni distractions ne la rappelaient. «Elle n’a dit ni quoi ni qu’est-ce et puis elle est partie», grommelait Françoise qui aurait d’ailleurs voulu que nous en fissions autant. Elle nous trouvait indiscrets vis-à-vis des employés, pourtant déjà bien réduits en nombre, mais retenus par les rares clients qui restaient, vis-à-vis du directeur qui «mangeait de l’argent». Il est vrai que depuis longtemps l’hôtel qui n’allait pas tarder à fermer avait vu partir presque tout le monde; jamais il n’avait été aussi agréable. Ce n’était pas l’avis du directeur; tout le long des salons où l’on gelait et à la porte desquels ne veillait plus aucun groom, il arpentait les corridors, vêtu d’une redingote neuve, si soigné par le coiffeur que sa figure fade avait l’air de consister en un mélange où pour une partie de chair il y en aurait eu trois de cosmétique changeant sans cesse de cravates (ces élégances coûtent moins cher que d’assurer le chauffage et de garder le personnel, et tel qui ne peut plus envoyer dix mille francs à une uvre de bienfaisance, fait encore sans peine le généreux en donnant cent sous de pourboire au télégraphiste qui lui apporte une dépêche). Il avait l’air d’inspecter le néant, de vouloir donner grâce à sa bonne tenue personnelle un air provisoire à la misère que l’on sentait dans cet hôtel où la saison n’avait pas été bonne, et paraissait comme le fantôme d’un souverain qui revient hanter les ruines de ce qui fut jadis son palais. Il fut surtout mécontent quand le chemin de fer d’intérêt local qui n’avait plus assez de voyageurs, cessa de fonctionner pour jusqu’au printemps suivant. «Ce qui manque ici, disait le directeur, ce sont le moyens de commotion.» Malgré le déficit qu’il enregistrait, il faisait pour les années suivantes des projets grandioses. Et comme il était tout de même capable de retenir exactement de belles expressions quand elles s’appliquaient à l’industrie hôtelière et avaient pour effet de la magnifier: «Je n’étais pas suffisamment secondé quoique à la salle à manger j’avais une bonne équipe, disait-il; mais les chasseurs laissaient un peu à désirer; vous verrez l’année prochaine quelle phalange je saurai réunir.» En attendant, l’interruption des services du B.C.B. l’obligeait à envoyer chercher les lettres et quelquefois conduire les voyageurs dans une carriole. Je demandais souvent à monter à côté du cocher et cela me fit faire des promenades par tous les temps, comme dans l’hiver que j’avais passé à Combray.

Parfois pourtant la pluie trop cinglante nous retenait, ma grand’mère et moi, le casino étant fermé, dans des pièces presque complètement vides comme à fond de cale d’un bateau quand le vent souffle, et où chaque jour, comme au cours d’une traversée, une nouvelle personne d’entre celles près de qui nous avions passé trois mois sans les connaître, le premier président de Rennes, la bâtonnier de Caen, une dame américaine et ses filles, venaient à nous, entamaient la conversation, inventaient quelque manière de trouver les heures moins longues, révélaient un talent, nous enseignaient un jeu, nous invitaient à prendre le thé, ou à faire de la musique, à nous réunir à une certaine heure, à combiner ensemble de ces distractions qui possèdent le vrai secret de nous faire donner du plaisir, lequel est de n’y pas prétendre, mais seulement de nous aider à passer le temps de notre ennui, enfin nouaient avec nous sur la fin de notre séjour des amitiés que le lendemain leurs départs successifs venaient interrompre. Je fis même la connaissance du jeune homme riche, d’un de ses deux amis nobles et de l’actrice qui était revenue pour quelques jours; mais la petite société ne se composait plus que de trois personnes, l’autre ami était rentré à Paris. Ils me demandèrent de venir dîner avec eux dans leur restaurant. Je crois qu’ils furent assez contents que je n’acceptasse pas. Mais ils avaient fait l’invitation le plus aimablement possible, et bien qu’elle vînt en réalité du jeune homme riche puisque les autres personnes n’étaient que ses hôtes, comme l’ami qui l’accompagnait, le marquis Maurice de Vaudémont, était de très grande maison, instinctivement l’actrice en me demandant si je ne voudrais pas venir, me dit pour me flatter:

— Cela fera tant de plaisir à Maurice.

Et quand dans le hall je les rencontrai tous trois, ce fut M. de Vaudémont, le jeune homme riche s’effaçant, qui me dit:

— Vous ne nous ferez pas le plaisir de dîner avec nous?

En somme j’avais bien peu profité de Balbec, ce qui ne me donnait que davantage le désir d’y revenir. Il me semblait que j’y étais resté trop peu de temps. Ce n’était pas l’avis de mes amis qui m’écrivaient pour me demander si je comptais y vivre définitivement. Et de voir que c’était le nom de Balbec qu’ils étaient obligés de mettre sur l’enveloppe, comme ma fenêtre donnait, au lieu que ce fût sur une campagne ou sur une rue, sur les champs de la mer, que j’entendais pendant la nuit sa rumeur, à laquelle j’avais, avant de m’endormir, confié, comme une barque, mon sommeil, j’avais l’illusion que cette promiscuité avec les flots devait matériellement, à mon insu, faire pénétrer en moi la notion de leur charme à la façon de ces leçons qu’on apprend en dormant.

Le directeur m’offrait pour l’année prochaine de meilleures chambres, mais j’étais attaché maintenant à la mienne où j’entrais sans plus jamais sentir l’odeur du vetiver, et dont ma pensée, qui s’y élevait jadis si difficilement, avait fini par prendre si exactement les dimensions que je fus obligé de lui faire subir un traitement inverse quand je dus coucher à Paris dans mon ancienne chambre, laquelle était basse de plafond.

Il avait fallu quitter Balbec en effet, le froid et l’humidité étant devenus trop pénétrants pour rester plus longtemps dans cet hôtel dépourvu de cheminées et de calorifère. J’oubliai d’ailleurs presque immédiatement ces dernières semaines. Ce que je revis presque invariablement quand je pensai à Balbec, ce furent les moments où chaque matin, pendant la belle saison, comme je devais l’après-midi sortir avec Albertine et ses amies, ma grand’mère sur l’ordre du médecin me força à rester couché dans l’obscurité. Le directeur donnait des ordres pour qu’on ne fît pas de bruit à mon étage et veillait lui-même à ce qu’ils fussent obéis. A cause de la trop grande lumière, je gardais fermés le plus longtemps possible les grands rideaux violets qui m’avaient témoigné tant d’hostilité le premier soir. Mais comme malgré les épingles avec lesquelles, pour que le jour ne passât pas, Françoise les attachait chaque soir, et qu’elle seule savait défaire, malgré les couvertures, le dessus de table en cretonne rouge, les étoffes prises ici ou là qu’elle y ajustait, elle n’arrivait pas à les faire joindre exactement, l’obscurité n’était pas complète et ils laissaient se répandre sur le tapis comme un écarlate effeuillement d’anémones parmi lesquelles je ne pouvais m’empêcher de venir un instant poser mes pieds nus. Et sur le mur qui faisait face à la fenêtre, et qui se trouvait partiellement éclairé, un cylindre d’or que rien ne soutenait était verticalement posé et se déplaçait lentement comme la colonne lumineuse qui précédait les Hébreux dans le désert. Je me recouchais; obligé de goûter, sans bouger, par l’imagination seulement, et tous à la fois, les plaisirs du jeu, du bain, de la marche, que la matinée conseillait, la joie faisait battre bruyamment mon cur comme une machine en pleine action, mais immobile et qui ne peut décharger sa vitesse sur la place en tournant sur elle-même.

Je savais que mes amies étaient sur la digue mais je ne les voyais pas, tandis qu’elles passaient devant les chaînons inégaux de la mer, tout au fond de laquelle et perchée au milieu de ses cîmes bleuâtres comme une bourgade italienne, se distinguait parfois dans une éclaircie la petite ville de Rivebelle, minutieusement détaillée par le soleil. Je ne voyais pas mes amies, mais (tandis qu’arrivaient jusqu’à mon belvédère l’appel des marchands de journaux, «des journalistes», comme les nommait Francoise, les appels des baigneurs et des enfants qui jouaient, ponctuant à la façon des cris des oiseaux de mer le bruit du flot qui doucement se brisait), je devinais leur présence, j’entendais leur rire enveloppé comme celui des néréides dans le doux déferlement qui montait jusqu’à mes oreilles. «Nous avons regardé, me disait le soir Albertine, pour voir si vous descendriez. Mais vos volets sont restés fermés, même à l’heure du concert.» A dix heures, en effet, il éclatait sous mes fenêtres. Entre les intervalles des instruments, si la mer était pleine, reprenait, coulé et continu, le glissement de l’eau d’une vague qui semblait envelopper les traits du violon dans ses volutes de cristal et faire jaillir son écume au-dessus des échos intermittents d’une musique sous-marine. Je m’impatientais qu’on ne fût pas encore venu me donner mes affaires pour que je puisse m’habiller. Midi sonnait, enfin arrivait Françoise. Et pendant des mois de suite, dans ce Balbec que j’avais tant désiré parce que je ne l’imaginais que battu par la tempête et perdu dans les brumes, le beau temps avait été si éclatant et si fixe que quand elle venait ouvrir la fenêtre j’avais pu toujours sans être trompé, m’attendre à trouver le même pan de soleil plié à l’angle du mur extérieur, et d’une couleur immuable qui était moins émouvante comme un signe de l’été qu’elle n’était morne comme celle d’un émail inerte et factice. Et tandis que Françoise ôtait les épingles des impostes, détachait les étoffes, tirait les rideaux, le jour d’été qu’elle découvrait semblait aussi mort, aussi immémorial qu’une somptueuse et millénaire momie que votre vieille servante n’eût fait que précautionneusement désemmailloter de tous ses linges, avant de la faire apparaître, embaumée dans sa robe d’or.