…On ne roule pas sur l’or, c’est vrai, mais, excusez la fierte, on a ete soldat,–j’ai ma medaille du Tonkin, la, [25]dans le tiroir,–et on ne veut manger que le pain qu’on gagne.
–Soit, reprend le financier. Mais, voyons, un brave homme comme vous, un ancien militaire… Vous me paraissez capable de mieux faire que de pousser une charrette [30]a bras… On s’occupera de vous, soyez tranquille.”
Mais l’estropie se contente de repondre froidement, avec un sourire triste qui revele bien des deceptions, tout un
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passe de decouragement: “Enfin, si monsieur veut bien songer a moi!…”
Quelle surprise pour les loups-cerviers de la Bourse et les intrigants du Palais-Bourbon s’ils pouvaient savoir! [5]Voila que M. Godefroy est desole, a present, de la mefiance de ce pauvre diable. Attendez un peu! Il saura bien lui apprendre a ne pas douter de sa reconnaissance. Il y a de bonnes places de surveillants et de garcons de caisse, au Comptoir. Qu’est-ce que vous direz, monsieur [10]le sceptique, quand vous aurez un bel habit de drap gris-bleu, avec votre medaille du Tonkin a cote de la plaque d’argent? Et ce sera fait des demain, n’ayez pas peur! Et c’est vous qui serez bien attrape, ah! ah! …
“Et Zidore? s’ecrie M. Godefroy avec plus de chaleur [15]que s’il s’agissait de faire un bon coup sur les valeurs a turban. Vous permettrez bien que je m’occupe un peu de Zidore?…
–Ah! pour ca, oui! repond joyeusement Pierron. Souvent, quand je songe que le pauvre petit n’a que moi [20]au monde, je me dis: “Quel dommage!…” Car il est plein de moyens. Les maitres sont enchantes de lui, a l’ecole primaire.”
Mais Pierron s’interrompt brusquement, et, dans son regard de franchise, M. Godefroy lit encore, et tres clairement, [25]cette arriere-pensee: “C’est trop beau, tout ca… Le bourgeois nous oubliera, une fois le dos tourne.”
“Maintenant, dit le manchot, je crois que nous n’avons plus qu’a transporter votre gamin dans la voiture; car vous devez bien vous dire qu’il sera mieux chez vous qu’ici [30]…Oh! vous n’avez qu’a le prendre dans vos bras; il ne se reveillera meme pas… On dort si bien a cet age-la …Seulement il faudrait d’abord lui remettre ses souliers.”
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Et, suivant le regard du marchand des quatre saisons, M. Godefroy apercoit devant le foyer, ou se meurt un petit feu de coke, deux paires de chaussures enfantines: les fines bottines de Raoul et les souliers a clous de Zidore; [5]et chacune des paires de chaussures contient un pantin de deux sous et un cornet de bonbons de chez l’epicier.
“Ne faites pas attention, monsieur, murmure alors Pierron d’une voix presque honteuse. C’est Zidore, avant de se jeter sur le lit, qui a mis la ses souliers et ceux de [10]votre fils… A la laique, on a beau leur dire que c’est de la blague, les enfants croient encore a la Noel… Alors, moi, en revenant de chez le commissaire, comme je ne savais pas, apres tout, si votre gamin ne passerait pas la nuit dans ma turne, j’ai achete ces betises-la… vous [15]comprenez… pour que les gosses… a leur reveil…”
Ah! c’est a present que les bras leur tomberaient, aux deputes qui ont vu si souvent M. Godefroy voter pour la libre pensee;–au fond, il s’en moquait pas mal, mais la reelection!–C’est a present qu’ils jetteraient leur langue [20]au chat, tous les messieurs durs et secs qui siegeaient avec M. Godefroy autour des tables vertes et qui l’admiraient comme un maitre pour sa secheresse et pour sa durete. Est-ce que, par hasard, ce serait aujourd’hui la fin du monde?… M. Godefroy a les yeux pleins de larmes!
[25]Tout a coup, il s’elance hors de la baraque, y rentre au bout d’une minute, les bras charges du superbe cheval mecanique, de la grosse boite de soldats de plomb, des autres jouets magnifiques achetes par lui dans l’apres-midi et restes dans sa voiture; et, devant Pierron stupefait, [30]il depose son fardeau dore et verni aupres des petits souliers. Puis, saisissant la main du manchot dans les siennes, et d’une voix que l’emotion fait trembler:
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“Mon ami, mon cher ami, dit-il au marchand des quatre saisons, voici les cadeaux que Noel apportait a mon petit Raoul. Je veux qu’il les trouve ici, en se reveillant, et qu’il les partage avec Zidore, qui sera desormais son [5]camarade… Maintenant, vous me croyez, n’est-ce pas? …Je me charge de vous et du gamin…et je reste encore votre oblige; car vous ne m’avez pas seulement aide a retrouver mon fils perdu; vous m’avez aussi rappele qu’il y avait des pauvres gens, a moi, mauvais [10]riche qui vivais sans y songer. Mais, je le jure par ces deux enfants endormis, je ne l’oublierai plus, desormais!” …Tel est le miracle, messieurs et mesdames, accompli le 24 decembre dernier, a Paris, en plein egoisme moderne. Il est tres invraisemblable, j’en conviens; et, en depit des [15]anciens votes anticlericaux de M. Godefroy et de l’education purement laique recue par Zidore a l’ecole primaire, je suis bien force d’attribuer cet evenement merveilleux a la grace de l’Enfant divin, venu au monde, il y a pres de dix-neuf cents ans, pour ordonner aux hommes de [20]s’aimer les uns les autres.
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GAUTIER
LA MILLE ET DEUXIEME NUIT
IL y avait une fois dans la ville du Caire un jeune homme nomme Mahmoud-Ben-Ahmed, qui demeurait sur la place de l’Esbekick.
Son pere et sa mere etaient morts depuis quelques annees [5]en lui laissant une fortune mediocre, mais suffisante pour qu’il put vivre sans avoir recours au travail de ses mains: d’autres auraient essaye de charger un vaisseau de marchandises ou de joindre quelques chameaux charges d’etoffes precieuses a la caravane qui va de Bagdad a [10]la Mecque; mais Mahmoud-Ben-Ahmed preferait vivre. tranquille, et ses plaisirs consistaient a fumer du tombeki dans son narguilhe, en prenant des sorbets et en mangeant des confitures seches de Damas.
Quoiqu’il fut bien fait de sa personne, de visage regulier [15]et de mine agreable, il ne cherchait pas les aventures, et avait repondu plusieurs fois aux personnes qui le pressaient de se marier et lui proposaient des partis riches et convenables, qu’il n’etait pas encore temps et qu’il ne se sentait nullement d’humeur a prendre femme.
[20]Mahmoud-Ben-Ahmed avait recu une bonne education: il lisait couramment dans les livres les plus anciens, possedait une belle ecriture, savait par coeur les versets du Coran, les remarques des commentateurs, et eut recite sans se tromper d’un vers les Moallakats des fameux [25]poetes affiches aux portes des mosquees; il etait un peu
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poete lui-meme et composait volontiers des vers assonants et rimes, qu’il declamait sur des airs de sa facon avec beaucoup de grace et de charme.
A force de fumer son narguilhe et de rever a la fraicheur [5]du soir sur les dalles de marbre de sa terrasse, la tete de Mahmoud-Ben-Ahmed s’etait un peu exaltee: il avait forme le projet d’etre l’amant d’une peri ou tout au moins d’une princesse du sang royal. Voila le motif secret qui lui faisait recevoir avec tant d’indifference les propositions [10]de mariage et refuser les offres des marchands d’esclaves. La seule compagnie qu’il put supporter etait celle de son cousin Abdul-Malek, jeune homme doux et timide qui semblait partager la modestie de ses gouts.
Un jour, Mahmoud- Ben-Ahmed se rendait au bazar pour [15]acheter quelques flacons d’atar-gull et autres drogueries de Constantinople, dont il avait besoin. Il rencontra, dans une rue fort etroite, une litiere fermee par des rideaux de velours incarnadin, portee par deux mules blanches et precedee de zebeks et de chiaoux richement costumes. Il [20]se rangea contre le mur pour laisser passer le cortege; mais il ne put le faire si precipitamment qu’il n’eut le temps de voir, par l’interstice des courtines, qu’une folle bouffee d’air souleva, une fort belle dame assise sur des coussins de brocart d’or. La dame, se fiant sur l’epaisseur [25]des rideaux et se croyant a l’abri de tout regard temeraire, avait releve son voile a cause de la chaleur. Ce ne fut qu’un eclair; cependant cela suffit pour faire tourner la tete du pauvre Mahmoud-Ben-Ahmed: la dame avait le teint d’une blancheur eblouissante, des sourcils que l’on [30]eut pu croire traces au pinceau, une bouche de grenade qui en s’entr’ouvrant laissait voir une double file de perles d’Orient plus fines et plus limpides que celles qui forment
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les bracelets et le collier de la sultane favorite, un air agreable et fier, et dans toute sa personne je ne sais quoi de noble et de royal.
Mahmoud-Ben-Ahmed, comme ebloui de tant de [5]perfections, resta longtemps immobile a la meme place, et, oubliant qu’il etait sorti pour faire des emplettes, il retourna chez lui les mains vides, emportant dans son coeur la radieuse vision.
Toute la nuit il ne songea qu’a la belle inconnue, et des [10]qu’il fut leve il se mit a composer en son honneur une longue piece de poesie, ou les comparaisons les plus fleuries et les plus galantes etaient prodiguees.
Ne sachant que faire, sa piece achevee et transcrite sur une belle feuille de papyrus avec de belles majuscules en [15]encre rouge et des fleurons dores, il la mit dans sa manche et sortit pour montrer ce morceau a son ami Abdul, pour lequel il n’avait aucune pensee secrete.
En se rendant a la maison d’Abdul, il passa devant le bazar et entra dans la boutique du marchand de parfums [20]pour prendre les flacons d’atar-gull. Il y trouva une belle dame enveloppee d’un long voile blanc qui ne laissait decouvert que l’oeil gauche. Mahmoud-Ben-Ahmed, sur ce seul oeil gauche, reconnut incontinent la belle dame du palanquin. Son emotion fut si forte, qu’il fut oblige de [25]s’adosser a la muraille.
La dame au voile blanc s’apercut du trouble de Mahmoud-Ben-Ahmed, et lui demanda obligeamment ce qu’il avait et si, par hasard, il se trouvait incommode.
Le marchand, la dame et Mahmoud-Ben-Ahmed passerent [30]dans l’arriere-boutique. Un petit negre apporta sur un plateau un verre d’eau de neige, dont Mahmoud-Ben-Ahmed but quelques gorgees.
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“Pourquoi donc ma vue vous a-t-elle cause une si vive impression?” dit la dame d’un ton de voix fort doux et ou percait un interet assez tendre.
Mahmoud-Ben-Ahmed lui raconta comment il l’avait [5]vue pres de la mosquee du sultan Hassan a l’instant ou les rideaux de sa litiere s’etaient un peu ecartes, et que depuis cet instant il se mourait d’amour pour elle.
“Vraiment, dit la dame, votre passion est nee si subitement que cela? je ne croyais pas que l’amour vint si vite. [10]Je suis effectivement la femme que vous avez rencontree hier; je me rendais au bain dans ma litiere, et comme la chaleur etait etouffante, j’avais releve mon voile. Mais vous m’avez mal vue, et je ne suis pas si belle que vous le dites.”
[15]En disant ces mots, elle ecarta son voile et decouvrit un visage radieux de beaute, et si parfait, que l’envie n’aurait pu y trouver le moindre defaut.
Vous pouvez juger quels furent les transports de Mahmoud-Ben-Ahmed a une telle faveur; il se repandit en [20]compliments qui avaient le merite, bien rare pour des compliments, d’etre parfaitement sinceres et de n’avoir rien d’exagere. Comme il parlait avec beaucoup de feu et de vehemence, le papier sur lequel ses vers etaient transcrits s’echappa de sa manche et roula sur le plancher. [25]”Quel est ce papier? dit la dame, l’ecriture m’en parait fort belle et annonce une main exercee.
–C’est, repondit le jeune homme en rougissant beaucoup, une piece de vers que j’ai composee cette nuit, ne pouvant dormir. J’ai tache d’y celebrer vos perfections; [30]mais la copie est bien loin de l’original, et mes vers n’ont point les brillants qu’il faut pour celebrer ceux de vos Yeux.”
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La jeune dame lut ces vers attentivement, et dit en les mettant dans sa ceinture:
“Quoiqu’ils contiennent beaucoup de flatteries, ils ne sont vraiment pas mal tournes.”
[5]Puis elle ajusta son voile et sortit de la boutique en laissant tomber avec un accent qui penetra le coeur de Mahmoud-Ben-Ahmed:
“Je viens quelquefois, au retour du bain, acheter des essences et des boites de parfumerie chez Bedredin.”
[10]Le marchand felicita Mahmoud-Ben-Ahmed de sa bonne fortune, et, l’emmenant tout au fond de sa boutique, il lui dit bien bas a l’oreille:
“Cette jeune dame n’est autre que la princesse Ayesha, fille du calife.”
[15]Mahmoud-Ben-Ahmed rentra chez lui tout etourdi de son bonheur et n’osant y croire. Cependant, quelque modeste qu’il fut, il ne pouvait se dissimuler que la princesse Ayesha ne l’eut regarde d’un oeil favorable. Le hasard, ce grand entremetteur, avait ete au dela de ses [20]plus audacieuses esperances. Combien il se felicita alors de ne pas avoir cede aux suggestions de ses amis qui l’engageaient a prendre femme, et aux portraits seduisants que lui faisaient les vieilles des jeunes filles a marier qui ont toujours, comme chacun le sait, des yeux de gazelle, [25]une figure de pleine lune, des cheveux plus longs que la queue d’Al Borack, la jument du Prophete, une bouche de jaspe rouge, avec une haleine d’ambre gris, et mille autres perfections qui tombent avec le haick et le voile nuptial: comme il fut heureux de se sentir degage de tout [30]lien vulgaire, et libre de s’abandonner tout entier a sa nouvelle passion!
Il eut beau s’agiter et se tourner sur son divan, il ne
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put s’endormir; l’image de la princesse Ayesha, etincelante comme un oiseau de flamme sur un fond de soleil couchant, passait et repassait devant ses yeux. Ne pouvant trouver de repos, il monta dans un de ses cabinets de [5]bois de cedre merveilleusement decoupe que l’on applique, dans les villes d’Orient, aux murailles exterieures des maisons, afin d’y profiter de la fraicheur et du courant d’air qu’une rue ne peut manquer de former; le sommeil ne lui vint pas encore, car le sommeil est comme le bonheur, [10]il fuit quand on le cherche; et, pour calmer ses esprits par le spectacle d’une nuit sereine, il se rendit avec son narguilhe sur la plus haute terrasse de son habitation.
L’air frais de la nuit, la beaute du ciel plus paillete d’or qu’une robe de peri et dans lequel la lune faisait voir ses [15]joues d’argent, comme une sultane pale d’amour qui se penche aux treillis de son kiosque, firent du bien a Mahmoud-Ben-Ahmed, car il etait poete, et ne pouvait rester insensible au magnifique spectacle qui s’offrait a sa vue.
De cette hauteur, la ville du Caire se deployait devant [20]lui comme un de ces plans en relief ou les giaours retracent leurs villes fortes. Les terrasses ornees de pots de plantes grasses, et bariolees de tapis; les places ou miroitait l’eau du Nil, car on etait a l’epoque de l’inondation; les jardins d’ou jaillissaient des groupes de palmiers, des touffes de [25]caroubiers ou de nopals; les iles de maisons coupees de rues etroites; les coupoles d’etain des mosquees; les minarets freles et decoupes a jour comme un hochet d’ivoire; les angles obscurs ou lumineux des palais formaient un coup d’oeil arrange a souhait pour le plaisir des yeux. [30]Tout au fond, les sables cendres de la plaine confondaient leurs teintes avec les couleurs laiteuses du firmament, et les trois pyramides de Giseh, vaguement ebauchees par
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un rayon bleuatre, dessinaient au bord de l’horizon leur gigantesque triangle de pierre.
Assis sur une pile de carreaux et le corps enveloppe par les circonvolutions elastiques du tuyau de son narguilhe, [5]Mahmoud-Ben-Ahmed tachait de demeler dans la transparente obscurite la forme lointaine du palais ou dormait la belle Ayesha. Un silence profond regnait sur ce tableau qu’on aurait pu croire peint, car aucun souffle, aucun murmure n’y revelaient la presence d’un etre [10]vivant: le seul bruit appreciable etait celui que faisait la fumee du narguilhe de Mahmoud-Ben-Ahmed en traversant la boule de cristal de roche remplie d’eau destinee a refroidir ses blanches bouffees. Tout d’un coup, un cri aigu eclata au milieu de ce calme, un cri de detresse supreme, [15]comme doit en pousser, au bord de la source, l’antilope qui sent se poser sur son cou la griffe d’un lion, ou s’engloutir sa tete dans la gueule d’un crocodile. Mahmoud-Ben-Ahmed, effraye par ce cri d’agonie et de desespoir, se leva d’un seul bond et posa instinctivement la [20]main sur le pommeau de son yatagan dont il fit jouer la lame pour s’assurer qu’elle ne tenait pas au fourreau; puis il se pencha du cote d’ou le bruit avait semble partir.
Il demela fort loin dans l’ombre un groupe etrange, mysterieux, [25]compose d’une figure blanche poursuivie par une meute de figures noires, bizarres et monstrueuses, aux gestes frenetiques, aux allures desordonnees. L’ombre blanche semblait voltiger sur la cime des maisons, et l’intervalle qui la separait de ses persecuteurs etait si peu [30]considerable, qu’il etait a craindre qu’elle ne fut bientot prise si sa course se prolongeait, et qu’aucun evenement ne vint a son secours. Mahmoud-Ben-Ahmed crut d’abord
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que c’etait une peri ayant aux trousses un essaim de goules machant de la chair de mort dans leurs incisives demesurees, ou de djinns aux ailes flasques, membraneuses, armees d’ongles comme celles des chauves-souris, et, [5]tirant de sa poche son comboloio de graines d’aloes jaspees, il se mit a reciter, comme preservatif, les quatre-vingt-dix-neuf noms d’Allah. Il n’etait pas au vingtieme, qu’il s’arreta. Ce n’etait pas une peri, un etre surnaturel qui fuyait ainsi en sautant d’une terrasse a l’autre et en [10]franchissant les rues de quatre ou cinq pieds de large qui coupent le bloc compacte des villes orientales, mais bien une femme; les djinns n’etaient que des zebecks, des chiaoux et des eunuques acharnes a sa poursuite.
Deux ou trois terrasses et une rue separaient encore la [15]fugitive de la plate-forme ou se tenait Mahmoud-Ben-Ahmed, mais ses forces semblaient la trahir; elle retourna convulsivement la tete sur l’epaule, et, comme un cheval epuise dont l’eperon ouvre le flanc, voyant si pres d’elle le groupe hideux qui la poursuivait, elle mit la rue entre [20]elle et ses ennemis d’un bond desespere. Elle frola dans son elan Mahmoud-Ben-Ahmed qu’elle n’apercut pas, car la lune s’etait voilee, et courut a l’extremite de la terrasse qui donnait de ce cote-la sur une seconde rue plus large que la premiere. Desesperant de [25]la pouvoir sauter, elle eut l’air de chercher des yeux quelque coin ou se blottir, et, avisant un grand vase de marbre, elle se cacha dedans comme le genie qui rentre dans la coupe d’un lis.
La troupe furibonde envahit la terrasse avec l’impetuosite [30]d’un vol de demons. Leurs faces cuivrees ou noires a longues moustaches, ou hideusement imberbes, leurs yeux etincelants, leurs mains crispees agitant des damas et des
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kandjars, la fureur empreinte sur leurs physionomies basses et feroces, causerent un mouvement d’effroi a Mahmoud-Ben-Ahmed, quoiqu’il fut brave de sa personne et habile au maniement des armes. Ils parcoururent de l’oeil la [5]terrasse vide, et n’y voyant pas la fugitive, ils penserent sans doute qu’elle avait franchi la seconde rue, et ils continuerent leur poursuite sans faire autrement attention a Mahmoud-Ben-Ahmed.
Quand le cliquetis de leurs armes et le bruit de leurs [10]babouches sur les dalles des terrasses se fut eteint dans l’eloignement, la fugitive commenca a lever par-dessus les bords du vase sa jolie tete pale, et promena autour d’elle des regards d’antilope effrayee, puis elle sortit ses epaules et se mit debout, charmant pistil de cette grande fleur de [15]marbre; n’apercevant plus que Mahmoud-Ben-Ahmed qui lui souriait et lui faisait signe qu’elle n’avait rien a craindre, elle s’elanca hors du vase et vint vers le jeune homme avec une attitude humble et des bras suppliants.
“Par grace, par pitie, seigneur, sauvez-moi, cachez-moi [20]dans le coin le plus obscur de votre maison, derobez-moi a ces demons qui me poursuivent.”
Mahmoud-Ben-Ahmed la prit par la main, la conduisit a l’escalier de la terrasse dont il ferma la trappe avec soin, et la mena dans sa chambre. Quand il eut allume la [25]lampe, il vit que la fugitive etait jeune, il l’avait deja devine au timbre argentin de sa voix, et fort jolie, ce qui ne l’etonna pas; car a la lueur des etoiles, il avait distingue sa taille elegante. Elle paraissait avoir quinze ans tout au plus. Son extreme paleur faisait ressortir ses grands [30]yeux noirs en amande, dont les coins se prolongeaient jusqu’aux tempes; son nez mince et delicat donnait beaucoup de noblesse a son profil, qui aurait pu faire envie
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aux plus belles filles de Chio ou de Chypre, et rivaliser avec la beaute de marbre des idoles adorees par les vieux paiens grecs. Son cou etait charmant et d’une blancheur parfaite; seulement, sur sa nuque, on voyait une legere [5]raie de pourpre mince comme un cheveu ou comme le plus delie fil de soie, quelques petites gouttelettes de sang sortaient de cette ligne rouge. Ses vetements etaient simples et se composaient d’une veste passementee de soie, de pantalons de mousseline et d’une ceinture bariolee; [10]sa poitrine se levait et s’abaissait sous sa tunique de gaze rayee, car elle etait encore hors d’haleine et a peine remise de son effroi.
Lorsqu’elle fut un peu reposee et rassuree, elle s’agenouilla devant Mahmoud-Ben-Ahmed et lui raconta son [15]histoire en fort bons termes: “J’etais esclave dans le serail du riche Abu-Becker, et j’ai commis la faute de remettre a la sultane favorite un selam ou lettre de fleurs envoyee par un jeune emir de la plus belle mine avec qui elle entretenait un commerce amoureux. Abu-Becker, [20]ayant surpris le selam, est entre dans une fureur horrible, a fait enfermer sa sultane favorite dans un sac de cuir avec deux chats, l’a fait jeter a l’eau et m’a condamnee a avoir la tete tranchee. Le Kislar-agassi fut charge de cette execution; mais, profitant de l’effroi et du desordre qu’avait [25]cause dans le serail le chatiment terrible inflige a la pauvre Nourmahal, et trouvant ouverte la trappe de la terrasse, je me sauvai. Ma fuite fut apercue, et bientot les eunuques noirs, les zebecs et les Albanais au service de mon maitre se mirent a ma poursuite. L’un d’eux, Mesrour, [30]dont j’ai toujours repousse les pretentions, m’a talonne de si pres avec son damas brandi, qu’il a bien manque de m’atteindre; une fois meme j’ai senti le fil de son sabre
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effleurer ma peau, et c’est alors que j’ai pousse ce cri terrible que vous avez du entendre, car je vous avoue que j’ai cru que ma derniere heure etait arrivee; mais Dieu est Dieu et Mahomet est son prophete; l’ange Asrael [5]n’etait pas encore pret a m’emporter vers le pont d’Alsirat. Maintenant je n’ai plus d’espoir qu’en vous. Abu-Becker est puissant, il me fera chercher, et s’il peut me reprendre, Mesrour aurait cette fois la main plus sure, et son damas ne se contenterait pas de m’effleurer le cou, dit-elle en [10]souriant, et en passant la main sur l’imperceptible raie rose tracee par le sabre du zebec. Acceptez-moi pour votre esclave, je vous consacrerai une vie que je vous dois. Vous trouverez toujours mon epaule pour appuyer votre coude, et ma chevelure pour essuyer la poudre de vos [15]sandales.”
Mahmoud-Ben-Ahmed etait fort compatissant de sa nature, comme tous les gens qui ont etudie les lettres et la poesie. Leila, tel etait le nom de l’esclave fugitive, s’exprimait en termes choisis; elle etait jeune, belle, et [20]n’eut-elle ete rien de tout cela, l’humanite eut defendu de la renvoyer. Mahmoud-Ben-Ahmed montra a la jeune esclave un tapis de Perse, des carreaux de soie dans l’angle de la chambre, et sur le rebord de l’estrade une petite collation de dattes, de cedrats confits et de conserves de roses [25]de Constantinople, a laquelle, distrait par ses pensees, il n’avait pas touche lui-meme, et de plus, deux pots a rafraichir l’eau, en terre poreuse de Thebes, poses dans des soucoupes de porcelaine de Japon et couverts d’une transpiration perlee. Ayant ainsi provisoirement installe [30]Leila, il remonta sur sa terrasse pour achever son narguilhe et trouver la derniere assonance du ghazel qu’il composait en l’honneur de la princesse Ayesha, ghazel ou les lis d’Iran,
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les fleurs du Gulistan, les etoiles et toutes les constellations celestes se disputaient pour entrer.
Le lendemain, Mahmoud-Ben-Ahmed, des que le jour parut, fit cette reflexion qu’il n’avait pas de sachet de [5]benjoin, qu’il manquait de civette, et que la bourse de soie brochee d’or et constellee de paillettes, ou il serrait son latakie, etait eraillee et demandait a etre remplacee par une autre plus riche et de meilleur gout. Ayant a peine pris le temps de faire ses ablutions et de reciter sa [10]priere en se tournant du cote de l’orient, il sortit de sa maison apres avoir recopie sa poesie et l’avoir mise dans sa manche comme la premiere fois, non pas dans l’intention de la montrer a son ami Abdul, mais pour la remettre a la princesse Ayesha en personne, dans le cas ou il la [15]rencontrerait au bazar, dans la boutique de Bedredin. Le muezzin, perche sur le balcon du minaret, annoncait seulement la cinquieme heure; il n’y avait dans les rues que les fellahs, poussant devant eux leurs anes charges de pasteques, de regimes de dattes, de poules liees par les [20]pattes, et de moities de moutons qu’ils portaient au marche. Il fut dans le quartier ou etait situe le palais d’Ayesha, mais il ne vit rien que des murailles crenelees et blanchies a la chaux. Rien ne paraissait aux trois ou quatre petites fenetres obstruees de treillis de bois a mailles etroites, qui [25]permettaient aux gens de la maison de voir ce qui se passait dans la rue, mais ne laissaient aucun espoir aux regards indiscrets et aux curieux du dehors. Les palais orientaux, a l’envers des palais du Franquistan, reservent leurs magnificences pour l’interieur et tournent, pour ainsi [30]dire, le dos au passant. Mahmoud-Ben-Ahmed ne retira donc pas grand fruit de ses investigations. Il vit entrer et sortir deux ou trois esclaves noirs, richement habilles,
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et dont la mine insolente et fiere prouvait la conscience d’appartenir a une maison considerable et a une personne de la plus haute qualite. Notre amoureux, en regardant ces epaisses murailles, fit de vains efforts pour decouvrir [5]de quel cote se trouvaient les appartements d’Ayesha. Il ne put y parvenir: la grande porte, formee par un arc decoupe en coeur, etait muree au fond, ne donnait acces dans la cour que par une porte laterale, et ne permettait pas au regard d’y penetrer. Mahmoud-Ben-Ahmed fut [10]oblige de se retirer sans avoir fait aucune decouverte; l’heure s’avancait et il aurait pu etre remarque. Il se rendit donc chez Bedredin, auquel il fit, pour se le rendre favorable, des emplettes assez considerables d’objets dont il n’avait aucun besoin. Il s’assit dans la boutique, [15]questionna le marchand, s’enquit de son commerce, s’il s’etait heureusement defait des soieries et des tapis apportes par la derniere caravane d’Alep, si ses vaisseaux etaient arrives au port sans avaries; bref, il fit toutes les lachetes habituelles aux amoureux; il esperait toujours [20]voir paraitre Ayesha; mais il fut trompe dans son attente: elle ne vint pas ce jour-la. Il s’en retourna chez lui, le coeur gros, l’appelant deja cruelle et perfide, comme si effectivement elle lui eut promis de se trouver chez Bedredin et qu’elle lui eut manque de parole.
[25]En rentrant dans sa chambre, il mit ses babouches dans la niche de marbre sculpte, creusee a cote de la porte pour cet usage; il ota le caftan d’etoffe precieuse qu’il avait endosse dans l’idee rehausser sa bonne mine et de paraitre avec tous ses avantages aux yeux d’Ayesha, et [30]s’etendit sur son divan dans un affaissement voisin du desespoir. Il lui semblait que tout etait perdu, que le monde allait finir, et il se plaignait amerement de la
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fatalite; le tout, pour ne pas avoir rencontre, ainsi qu’il l’esperait, une femme qu’il ne connaissait pas deux jours auparavant.
Comme il avait ferme les yeux de son corps pour mieux [5]voir le reve de son ame, il sentit un vent leger lui rafraichir le front; il souleva ses paupieres, et vit, assise a cote de lui, par terre, Leila qui agitait un de ces petits pavillons d’ecorce de palmier, qui servent, en Orient, d’eventail et de chasse-mouche. Il l’avait completement oubliee.
[10]”Qu’avez-vous, mon cher seigneur? dit-elle d’une voix perlee et melodieuse comme de la musique. Vous ne paraissez pas jouir de votre tranquillite d’esprit; quelque souci vous tourmente. S’il etait au pouvoir de votre esclave de dissiper ce nuage de tristesse qui voile votre [15]front, elle s’estimerait la plus heureuse femme du monde, et ne porterait pas envie a la sultane Ayesha elle-meme, quelque belle et quelque riche qu’elle soit.”
Ce nom fit tressaillir Mahmoud-Ben-Ahmed sur son divan, comme un malade dont on touche la plaie par [20]hasard; il se souleva un peu et jeta un regard inquisiteur sur Leila, dont la physionomie etait la plus calme du monde et n’exprimait rien autre chose qu’une tendre sollicitude. Il rougit cependant comme s’il avait ete surpris dans le secret de sa passion. Leila, sans faire [25]attention a cette rougeur delatrice et significative, continua a offrir ses consolations a son nouveau maitre:
“Que puis-je faire pour eloigner de votre esprit les sombres idees qui l’obsedent? un peu de musique dissiperait peut-etre cette melancolie. Une vieille esclave qui [30]avait ete odalisque de l’ancien sultan m’a appris les secrets de la composition; je puis improviser des vers et m’accompagner de la guzla!”
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En disant ces mots, elle detacha du mur la guzla au ventre de citronnier, cotele d’ivoire, au manche incruste de nacre, de burgau et d’ebene, et joua d’abord avec une rare perfection la tarabuca et quelques autres airs arabes.
[5]La justesse de la voix et la douceur de la musique eussent, en toute autre occasion, rejoui Mahmoud-Ben-Ahmed, qui etait fort sensible aux agrements des vers et de l’harmonie; mais il avait le cerveau et le coeur si preoccupes de la dame qu’il avait vue chez Bedredin, qu’il ne [10]fit aucune attention aux chansons de Leila.
Le lendemain, plus heureux que la veille, il rencontra Ayesha dans la boutique de Bedredin. Vous decrire sa joie serait une entreprise impossible; ceux qui ont ete amoureux peuvent seuls la comprendre. Il resta un [15]moment sans voix, sans haleine, un nuage dans les yeux. Ayesha, qui vit son emotion, lui en sut gre et lui adressa la parole avec beaucoup d’affabilite; car rien ne flatte les personnes de haute naissance comme le trouble qu’elles inspirent. Mahmoud-Ben-Ahmed, revenu a lui, fit tous [20]ses efforts pour etre agreable, et comme il etait jeune, de belle apparence, qu’il avait etudie la poesie et s’exprimait dans les termes les plus elegants, il crut s’apercevoir qu’il ne deplaisait point, et il s’enhardit a demander un rendez-vous a la princesse dans un lieu plus propice et plus sur [25]que la boutique de Bedredin.
“Je sais, lui dit-il, que je suis tout au plus bon pour etre la poussiere de votre chemin, que la distance de vous a moi ne pourrait etre parcourue en mille ans par un cheval de la race du prophete toujours lance au galop; mais [30]l’amour rend audacieux, et la chenille eprise de la rose ne saurait s’empecher d’avouer son amour.”
Ayesha ecouta tout cela sans le moindre signe de
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courroux, et, fixant sur Mahmoud-Ben-Ahmed des yeux charges de langueur, elle lui dit:
“Trouvez-vous demain a l’heure de la priere dans la mosquee du sultan Hassan, sous la troisieme lampe; vous [5]y rencontrerez un esclave noir vetu de damas jaune. Il marchera devant vous, et vous le suivrez.”
Cela dit, elle ramena son voile sur sa figure et sortit.
Notre amoureux n’eut garde de manquer au rendez-vous: il se planta sous la troisieme lampe, n’osant s’en [10]ecarter de peur de ne pas etre trouve par l’esclave noir, qui n’etait pas encore a son poste. Il est vrai que Mahmoud-Ben-Ahmed avait devance de deux heures le moment indique. Enfin, il vit paraitre le negre vetu de damas jaune; il vint droit au pilier contre lequel Mahmoud-Ben-Ahmed [15]se tenait debout. L’esclave l’ayant regarde attentivement, lui fit un signe imperceptible pour l’engager a le suivre. Ils sortirent tous deux de la mosquee. Le noir marchait d’un pas rapide, fit faire a Mahmoud-Ben-Ahmed une infinite de detours a travers l’echeveau embrouille et [20]complique des rues du Caire. Notre jeune homme une fois voulut adresser la parole a son guide; mais celui-ci, ouvrant sa large bouche meublee de dents aigues et blanches, lui fit voir que sa langue avait ete coupee jusqu’aux racines. Ainsi il lui eut ete difficile de [25]commettre des indiscretions.
Enfin ils arriverent dans un endroit de la ville tout a fait desert et que Mahmoud-Ben-Ahmed ne connaissait pas, quoiqu’il fut natif du Caire et qu’il crut en connaitre tous les quartiers: le muet s’arreta devant un mur blanchi [30]a la chaux, ou il n’y avait pas apparence de porte. Il compta six pas a partir de l’angle du mur, et chercha avec beaucoup d’attention un ressort sans doute cache dans
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l’interstice des pierres. L’ayant trouve, il pressa la detente, une colonne tourna sur elle-meme, et laissa voir un passage sombre, etroit, ou le muet s’engagea, suivi de Mahmoud-Ben-Ahmed. Ils descendirent d’abord plus de cent [5]marches, et suivirent ensuite un corridor obscur d’une longueur interminable. Mahmoud-Ben-Ahmed, en tatant les murs, reconnut qu’ils etaient de roche vive, sculptes d’hieroglyphes en creux et comprit qu’il etait dans les couloirs souterrains d’une ancienne necropole egyptienne [10]dont on avait profite pour etablir cette issue secrete. Au bout du corridor, dans un grand eloignement, scintillaient quelques lueurs de jour bleuatre. Ce jour passait a travers des dentelles d’une sculpture evidee faisant partie de la salle ou le corridor aboutissait. Le muet poussa un autre [15]ressort, et Mahmoud-Ben-Ahmed se trouva dans une salle dallee de marbre blanc, avec un bassin et un jet d’eau au milieu, des colonnes d’albatre, des murs revetus de mosaiques de verre, de sentences du Coran entremelees de fleurs et d’ornements, et couverte par une voute [20]sculptee, fouillee, travaillee comme l’interieur d’une ruche ou d’une grotte a stalactites, d’enormes pivoines ecarlates posees dans d’enormes vases mauresques de porcelaine blanche et bleue completaient la decoration. Sur une estrade garnie de coussins, espece d’alcove pratiquee dans [25]l’epaisseur du mur, etait assise la princesse Ayesha, sans voile, radieuse, et surpassant en beaute les houris du quatrieme ciel.
“Eh bien! Mahmoud-Ben-Ahmed, avez-vous fait d’autres vers en mon honneur?” lui dit-elle du ton le plus [30]gracieux en lui faisant signe de s’asseoir.
Mahmoud-Ben-Ahmed se jeta aux genoux d’Ayesha et tira son papyrus de sa manche, et lui recita son ghazel
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du ton le plus passionne; c’etait vraiment un remarquable morceau de poesie. Pendant qu’il lisait, les joues de la princesse s’eclairaient et se coloraient comme une lampe d’albatre que l’on vient d’allumer. Ses yeux etoilaient et [5]lancaient des rayons d’une clarte extraordinaire, son corps devenait comme transparent, sur ses epaules fremissantes s’ebauchaient vaguement des ailes de papillon. Malheureusement Mahmoud-Ben-Ahmed, trop occupe de la lecture de sa piece de vers, ne leva pas les yeux et ne [10]s’apercut pas de la metamorphose qui s’etait operee. Quand il eut acheve, il n’avait plus devant lui que la princesse Ayesha qui le regardait en souriant d’un air ironique.
Comme tous les poetes, trop occupes de leurs propres [15]creations, Mahmoud-Ben-Ahmed avait oublie que les plus beaux vers ne valent pas une parole sincere, un regard illumine par la clarte de l’amour.–Les peris sont comme les femmes, il faut les deviner et les prendre juste au moment ou elles vont remonter aux cieux pour n’en plus [20]descendre.–L’occasion doit etre saisie par la boucle de cheveux qui lui pend sur le front, et les esprits de l’air par leurs ailes. C’est ainsi qu’on peut s’en rendre maitre.
“Vraiment, Mahmoud-Ben-Ahmed, vous avez un talent [25]de poete des plus rares, et vos vers meritent d’etre affiches a la porte des mosquees, ecrits en lettres d’or, a cote des plus celebres productions de Ferdoussi, de Saadi et d’Ibnn-Ben-Omaz. C’est dommage qu’absorbe par la perfection de vos rimes alliterees, vous ne m’avez pas regardee tout [30]a l’heure, vous auriez vu… ce que vous ne reverrez peut-etre jamais plus. Votre voeu le plus cher s’est accompli devant vous sans que vous vous en soyez apercu.
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Adieu, Mahmoud-Ben-Ahmed, qui ne vouliez aimer qu’une peri.”
La-dessus Ayesha se leva d’un air tout a fait majestueux, souleva une portiere de brocart d’or et disparut.
[5]Le muet vint reprendre Mahmoud-Ben-Ahmed, et le reconduisit par le meme chemin jusqu’a l’endroit ou il l’avait pris. Mahmoud-Ben-Ahmed, afflige et surpris d’avoir ete ainsi congedie, ne savait que penser et se perdait dans ses reflexions, sans pouvoir trouver de motif a [10]la brusque sortie de la princesse: il finit par l’attribuer a un caprice de femme qui changerait a la premiere occasion; mais il eut beau aller chez Bedredin acheter du benjoin et des peaux de civette, il ne rencontra plus la princesse Ayesha; il fit un nombre infini de stations pres du troisieme [15]pilier de la mosquee du sultan Hassan, il ne vit plus reparaitre le noir vetu de damas jaune, ce qui le jeta dans une noire et profonde melancolie.
Leila s’ingeniait a mille inventions pour le distraire: elle lui jouait de la guzla; elle lui recitait des histoires [20]merveilleuses; ornait sa chambre de bouquets dont les couleurs etaient si bien mariees et diversifiees, que la vue en etait aussi rejouie que l’odorat; quelquefois meme elle dansait devant lui avec autant de souplesse et de grace que l’almee la plus habile; tout autre que Mahmoud-Ben-Ahmed [25]eut ete touche de tant de prevenances et d’attentions; mais il avait la tete ailleurs, et le desir de retrouver Ayesha ne lui laissait aucun repos. Il avait ete bien souvent errer a l’entour du palais de la princesse; mais il n’avait jamais pu l’apercevoir; rien ne se montrait derriere [30]les treillis exactement fermes; le palais etait comme un tombeau.
Son ami Abdul-Maleck, alarme de son etat, venait le
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visiter souvent et ne pouvait s’empecher de remarquer les graces et la beaute de Leila, qui egalaient pour le moins celles de la princesse Ayesha, si meme elles ne les depassaient, et s’etonnait de l’aveuglement de [5]Mahmoud-Ben-Ahmed; et s’il n’eut craint de violer les saintes lois de l’amitie, il eut pris volontiers la jeune esclave pour femme. Cependant, sans rien perdre de sa beaute, Leila devenait chaque jour plus pale; ses grands yeux s’alanguissaient; les rougeurs de l’aurore faisaient place sur ses [10]joues aux paleurs du clair de lune. Un jour Mahmoud-Ben-Ahmed s’apercut qu’elle avait pleure, et lui en demanda la cause:
“O mon cher seigneur, je n’oserais jamais vous la dire: moi, pauvre esclave recueillie par pitie, je vous aime; mais [15]que suis-je a vos yeux? je sais que vous avez forme le voeu de n’aimer qu’une peri ou qu’une sultane: d’autres se contenteraient d’etre aimes sincerement par un coeur jeune et pur et ne s’inquieteraient pas de la fille du calife ou de la reine des genies: regardez-moi, j’ai eu quinze [20]ans hier, je suis peut-etre aussi belle que cette Ayesha dont vous parlez tout haut en revant; il est vrai qu’on ne voit pas briller sur mon front l’escarboucle magique, ou l’aigrette de plume de heron; je ne marche pas accompagnee de soldats aux mousquets incrustes d’argent et de [25]corail. Mais cependant je sais chanter, improviser sur la guzla, je danse comme Emineh elle-meme, je suis pour vous comme une soeur devouee, que faut-il donc pour toucher votre coeur?”
Mahmoud-Ben-Ahmed, en entendant ainsi parler Leila, [30]sentait son coeur se troubler; cependant il ne disait rien et semblait en proie a une profonde meditation. Deux resolutions contraires se disputaient son ame: d’une part,
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il lui en coutait de renoncer a son reve favori; de l’autre, il se disait qu’il serait bien fou de s’attacher a une femme qui s’etait jouee de lui et l’avait quitte avec des paroles railleuses, lorsqu’il avait dans sa maison, en jeunesse et [5]en beaute, au moins l’equivalent de ce qu’il perdait.
Leila, comme attendant son arret, se tenait agenouillee, et deux larmes coulaient silencieusement sur la figure pale de la pauvre enfant.
“Ah! pourquoi le sabre de Mesrour n’a-t-il pas acheve [10]ce qu’il avait commence!” dit-elle en portant la main a son cou frele et blanc.
Touche de cet accent de douleur, Mahmoud-Ben-Ahmed releva la jeune esclave et deposa un baiser sur son front.
[15]Leila redressa la tete comme une colombe caressee, et, se posant devant Mahmoud-Ben-Ahmed, lui prit les mains, et lui dit:
“Regardez-moi bien attentivement; ne trouvez-vous pas que je ressemble fort a quelqu’un de votre [20]connaissance?”
Mahmoud-Ben-Ahmed ne put retenir un cri de surprise:
“C’est la meme figure, les memes yeux, tous les traits en un mot de la princesse Ayesha. Comment se fait-il que je n’aie pas remarque cette ressemblance plus [25]tot?
–Vous n’aviez jusqu’a present laisse tomber sur votre pauvre esclave qu’un regard fort distrait, repondit Leila d’un ton de douce raillerie.
–La princesse Ayesha elle-meme n’enverrait maintenant [30]son noir a la robe de damas jaune, avec le selam d’amour, que je refuserais de le suivre.
–Bien vrai? dit Leila d’une voix plus melodieuse que
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celle de Bulbul faisant ses aveux a la rose bien-aimee. Cependant, il ne faudrait pas trop mepriser cette pauvre Ayesha, qui me ressemble tant.”
Pour toute reponse, M~oud-Ben-Ahmed pressa la [5]jeune esclave sur son coeur. Mais quel fut son etonnement lorsqu’il vit la figure de Leila s’illuminer, l’escarboucle magique s’allumer sur son front, et des ailes, semees d’yeux de paon, se developper sur ses charmantes epaules! Leila etait une peri!
[10]”Je ne suis, mon cher Mahmoud-Ben-Ahmed, ni la princesse Ayesha, ni Leila l’esclave. Mon veritable nom est Boudroulboudour. Je suis peri du premier ordre, comme vous pouvez le voir par mon escarboucle et par mes ailes. Un soir, passant dans l’air a cote de votre [15]terrasse, je vous entendis emettre le voeu d’etre aime d’une peri. Cette ambition me plut; les mortels ignorants, grossiers et perdus dans les plaisirs terrestres, ne songent pas a de si rares voluptes. J’ai voulu vous eprouver, et j’ai pris le deguisement d’Ayesha et de Leila pour voir si [20]vous sauriez me reconnaitre et m’aimer sous cette enveloppe humaine. Votre coeur a ete plus clairvoyant que votre esprit, et vous avez eu plus de bonte que d’orgueil. Le devouement de l’esclave vous l’a fait preferer a la sultane; c’etait la que je vous attendais. Un moment [25]seduite par la beaute de vos vers, j’ai ete sur le point de me trahir; mais j’avais peur que vous ne fussiez qu’un poete amoureux seulement de votre imagination et de vos rimes, et je me suis retiree, affectant un dedain superbe. Vous avez voulu epouser Leila l’esclave, Boudroulboudour [20]la peri se charge de la remplacer. Je serai Leila pour tous, et peri pour vous seul; car je veux votre bonheur, et le monde ne vous pardonnerait pas de jouir d’une felicite
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superieure a la sienne. Toute fee que je sois, c’est tout au plus si je pourrais vous defendre contre l’envie et la mechancete des hommes.”
Ces conditions furent acceptees avec transport par [5]Mahmoud-Ben-Ahmed, et les noces furent faites comme s’il eut epouse reellement la petite Leila.
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BALZAC
UN DRAME AU BORD DE LA MER
_A Madame la Princesse Caroline Gallitzin de Genthod nee Comtesse Walewska
Hommage et souvenir de l’auteur_
Les jeunes gens ont presque tous un compas avec lequel ils se plaisent a mesurer l’avenir; quand leur volonte s’accorde avec la hardiesse de l’angle qu’ils ouvrent, le monde est a eux. Mais ce phenomene de la vie morale [5]n’a lieu qu’a un certain age. Cet age, qui, pour tous les hommes, se trouve entre vingt-deux et vingt-huit ans, est celui des grandes pensees, l’age des conceptions premieres, parce qu’il est l’age des immenses desirs, l’age ou l’on ne doute de rien: qui dit doute, dit impuissance. Apres cet [10]age rapide comme une semaison, vient celui de l’execution. Il est en quelque sorte deux jeunesses, la jeunesse durant laquelle on croit, la jeunesse pendant laquelle on agit; souvent elles se confondent chez les hommes que la nature a favorises, et qui sont, comme Cesar, [15]Newton et Bonaparte, les plus grands parmi les grands hommes.
Je mesurais ce qu’une pensee veut de temps pour se developper; et, mon compas a la main, debout sur un rocher, a cent toises au-dessus de l’Ocean, dont les lames [20]se jouaient dans les brisants, j’arpentais mon avenir en le meublant d’ouvrages, comme un ingenieur qui, sur un terrain vide, trace des forteresses et des palais. La mer
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etait belle, je venais de m’habiller apres avoir nage. J’attendais Pauline, mon ange gardien, qui se baignait dans une cuve granit pleine d’un sable fin, la plus coquette baignoire que la nature ait dessinee pour ses fees marines. [5]Nous etions a l’extremite du Croisic, une mignonne presqu’ile de la Bretagne; nous etions loin du port, dans un endroit que le fisc a juge tellement inabordable, que le douanier n’y passe presque jamais. Nager dans les airs apres avoir nage dans la mer! ah! qui n’aurait nage dans [10]l’avenir? Pourquoi pensais-je? pourquoi vient un mal? qui le sait? Les idees vous tombent au coeur ou a la tete sans vous consulter. Nulle courtisane ne fut plus fantasque ni plus imperieuse que ne l’est la conception pour les artistes; il faut la prendre comme la fortune, a pleins [15]cheveux, quand elle vient. Grimpe sur ma pensee comme Astolphe sur son hippogriffe, je chevauchais donc a travers le monde, en y disposant de tout a mon gre. Quand je voulus chercher autour de moi quelque presage pour les audacieuses constructions que ma folle imagination me [20]conseillait d’entreprendre, un joli cri, le cri d’une femme qui sort d’un bain, ranimee, joyeuse, domina le murmure des franges incessamment mobiles que dessinaient le flux et le reflux sur les decoupures de la cote. En entendant cette note jaillie de l’ame, je crus avoir vu dans les [25]rochers le pied d’un ange qui, deployant ses ailes, s’etait ecrie:–Tu reussiras! Je descendis, radieux, leger; je descendis en bondissant comme un caillou jete sur une pente rapide. Quand elle me vit, elle me dit:–Qu’as-tu? Je ne repondis pas, mes yeux se mouillerent. La [30]veille, Pauline avait compris mes douleurs, comme elle comprenait en ce moment mes joies, avec la sensibilite magique d’une harpe qui obeit aux variations de
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l’atmosphere. La vie humaine a de beaux moments! Nous allames en silence le long des greves. Le ciel etait sans nuages, la mer etait sans rides; d’autres n’y eussent vu que deux steppes bleus l’un sur l’autre; mais nous, nous [5]qui nous entendions sans avoir besoin de la parole, nous qui pouvions faire jouer entre ces deux langes de l’infini les illusions avec lesquelles on se repait au jeune age, nous nous serrions la main au moindre changement que presentaient, soit la nappe d’eau, soit les nappes de l’air, car [10]nous prenions ces legers phenomenes pour des traductions materielles de notre double pensee. Qui n’a pas savoure dans les plaisirs ce moment de joie illimitee ou l’ame semble s’etre debarrassee des liens de la chair, et se trouver comme rendue au monde d’ou elle vient? Le plaisir n’est [15]pas notre seul guide en ces regions. N’est-il pas des heures ou les sentiments s’enlacent d’eux-memes et s’y elancent, comme souvent deux enfants se prennent par la main et se mettent a courir sans savoir pourquoi? Nous allions ainsi. Au moment ou les toits de la ville apparurent a l’horizon [20]en y tracant une ligne grisatre, nous rencontrames un pauvre pecheur qui retournait au Croisic; ses pieds etaient nus, son pantalon de toile etait dechiquete par le bas, troue, mal raccommode: puis, il avait une chemise de toile a voile, de mauvaises bretelles en lisiere, et pour [25]veste un haillon. Cette misere nous fit mal, comme si c’eut ete quelque dissonance au milieu de nos harmonies. Nous nous regardames pour nous plaindre l’un a l’autre de ne pas avoir en ce moment le pouvoir de puiser dans les tresors d’Aboul-Casem. Nous apercumes un superbe [30]homard et une araignee de mer accroches a une cordelette que le pecheur balancait dans sa main droite, tandis que de l’autre il maintenait ses agres et ses engins. Nous
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l’accostames, dans l’intention de lui acheter sa peche, idee qui nous vint a tous deux et qui s’exprima dans un sourire auquel je repondis par une legere pression du bras que je tenais et que je ramenai pres de mon coeur. C’est de ces [5]riens dont plus tard le souvenir fait des poemes, quand aupres du feu nous nous rappelons l’heure ou ce rien nous a emus, le lieu ou ce fut, et ce mirage dont les effets n’ont pas encore ete constates, mais qui s’exerce souvent sur les objets qui nous entourent dans les moments ou la vie est [10]legere et ou nos coeurs sont pleins. Les sites les plus beaux ne sont que ce que nous les faisons. Quel homme un peu poete n’a dans ses souvenirs un quartier de roche qui tient plus de place que n’en ont pris les plus celebres aspects de pays cherches a grands frais! Pres de ce [15]rocher, de tumultueuses pensees; la, toute une vie employee; la, des craintes dissipees; la, des rayons d’esperance sont descendus dans l’ame. En ce moment, le soleil, sympathisant avec ces pensees d’amour ou d’avenir, a jete sur les flancs fauves de cette roche une lueur ardente; [20]quelques fleurs des montagnes attiraient l’attention; le calme et le silence grandissaient cette anfractuosite sombre en realite, coloree par le reveur; alors elle etait belle avec ses maigres vegetations, ses camomilles chaudes, ses cheveux de Venus aux feuilles veloutees. Fete prolongee, [25]decorations magnifiques, heureuse exaltation des forces humaines! Une fois deja le lac de Bienne, vu de l’ile Saint-Pierre, m’avait ainsi parle; le rocher du Croisic sera peut-etre la derniere de ces joies. Mais alors, que deviendra Pauline?
[30]–Vous avez fait une belle peche ce matin, mon brave homme? dis-je au pecheur.
–Oui, monsieur, repondit-il en s’arretant et en nous
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montrant la figure bistree des gens qui restent pendant des heures entieres exposes a la reverberation du soleil sur l’eau.
Ce visage annoncait une longue resignation, la patience [5]du pecheur et ses moeurs douces. Cet homme avait une voix sans rudesse, des levres bonnes, nulle ambition, je ne sais quoi de grele, de chetif. Toute autre physionomie nous aurait deplu.
–Ou allez-vous vendre ca?
[10]–A la ville.
–Combien vous payera-t-on le homard?
–Quinze sous.
–L’araignee?
–Vingt sous.
[15]–Pourquoi tant de difference entre le homard et l’araignee?
–Monsieur, l’araignee (il la nommait _iraigne_) est bien plus delicate! puis, elle est maligne comme un smge, et se laisse rarement prendre.
[20]–Voulez-vous nous donner le tout pour cent sous? dit Pauline.
L’homme resta petrifie.
–Vous ne l’aurez pas! dis-je en riant, j’en donne dix francs. Il faut savoir payer les emotions ce qu’elles valent.
[25]–Eh bien, repondit-elle, je l’aurai! j’en donne dix francs deux sous.
–Dix sous.
–Douze francs.
–Quinze francs.
[30]-Quinze francs cinquante centimes, dit-elle.
–Cent francs.
–Cent cinquante.
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Je m’inclinai. Nous n’etions pas en ce moment assez riches pour pousser plus haut cette enchere. Notre pauvre pecheur ne savait pas s’il devait se facher d’une mystification ou se livrer a la joie; nous le tirames de peine en lui [5]donnant le nom de notre hotesse, et en lui recommandant de porter chez elle le homard et l’araignee.
–Gagnez-vous votre vie? lui demandai-je, pour savoir a quelle cause devait etre attribue son denument.
–Avec bien de la peine et en souffrant bien des miseres, [10]me dit-il. La peche au bord de la mer, quand on n’a ni barque ni filets, et qu’on ne peut la faire qu’aux engins ou a la ligne, est un chanceux metier. Voyez-vous, il faut y attendre le poisson ou le coquillage, tandis que les grands pecheurs vont le chercher en pleine mer. Il est si difficile [15]de gagner sa vie ainsi, que je suis le seul qui peche a la cote. Je passe des journees entieres sans rien rapporter. Pour attraper quelque chose, il faut qu’une iraigne se soit oubliee a dormir comme celle-ci, ou qu’un homard soit assez etourdi pour rester dans les rochers. Quelquefois [20]il y vient des lubines apres la haute mer, alors je les empoigne.
–Enfin, l’un portant l’autre, que gagnez-vous par jour?
–Onze a douze sous. Je m’en tirerais, si j’etais seul, mais j’ai mon pere a nourrir, et le bonhomme ne peut pas [25]m’aider, il est aveugle.
A cette phrase, prononcee simplement, nous nous regardames, Pauline et moi, sans mot dire.
–Vous avez une femme ou quelque bonne amie?
Il nous jeta l’un des plus deplorables regards que j’aie [30]vus, en repondant:–Si j’avais une femme, il faudrait donc abandonner mon pere; je ne pourrais pas le nourrir et nourrir encore une femme et des enfants.
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~-Eh bien! mon pauvre garcon, comment ne cherchez-vous pas a gagner davantage en portant du sel sur le port ou en travaillant aux marais salants?
–Ah! monsieur, je ne ferais pas ce metier pendant [5]trois mois. Je ne suis pas assez fort, et si je mourais, mon pere serait a la mendicite. Il me fallait un metier qui ne voulut qu’un peu d’adresse et beaucoup de patience.
–Eh comment deux personnes peuvent-elles vivre avec douze sous par jour?
[10]-Oh! monsieur, nous mangeons des galettes de sarrasin et des bernicles que je detache des rochers.
~ Quel age avez-vous donc?
~ Trente-sept ans.
~ Etes-vous sorti d’ici?
[15]~ Je suis alle une fois a Guerande pour tirer a la milice, et suis alle a Savenay pour me faire voir a des messieurs qui m’ont mesure. Si j’avais eu un pouce de plus, j’etais soldat. Je serais creve a la premiere fatigue, et mon pauvre pere demanderait aujourd’hui la charite.
[20]J’avais bien pense des drames; Pauline etait habituee a de grandes emotions, pres d’un homme souffrant comme je le suis; eh bien! jamais, ni l’un ni l’autre, nous n’avions entendu de paroles plus emouvantes que ne l’etaient celles de ce pecheur. Nous fimes quelques pas en silence, mesurant [25]tous deux la profondeur muette de cette vie inconnue, admirant la noblesse de ce devouement qui s’ignorait lui-meme; la force de cette faiblesse nous etonna; cette insoucieuse generosite nous rapetissa. Je voyais ce pauvre etre tout instinctif rive sur ce rocher comme un galerien [30]l’est a son boulet, y guettant depuis vingt ans des coquillages pour gagner sa vie, et soutenu dans sa patience par un seul sentiment. Combien d’heures consumees au coin
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d’une greve! Combien d’esperances renversees par un grain, par un changement de temps! il restait suspendu au bord d’une table de granit, le bras tendu comme celui d’un faquir de l’Inde, tandis que son pere, assis sur une [5]escabelle, attendait, dans le silence et les tenebres, le plus grossier des coquillages, et du pain, si le voulait la mer.
–Buvez-vous quelquefois du vin? lui demandai-je.
–Trois ou quatre fois par an.
–Eh bien! vous en boirez aujourd’hui, vous et votre [10]pere, et nous vous enverrons un pain blanc.
–Vous etes bien bon, monsieur.
–Nous vous donnerons a diner si vous voulez nous conduire par le bord de la mer jusqu’a Batz, ou nous irons voir la tour qui domine le bassin et les cotes entre Batz [15]et le Croisic.
–Avec plaisir, nous dit-il. Allez droit devant vous, en suivant le chemin dans lequel vous etes, je vous y retrouverai apres m’etre debarrasse de mes agres et de ma peche.
[20]Nous fimes un meme signe de consentement, et il s’elanca joyeusement vers la ville. Cette rencontre nous maintint dans la situation morale ou nous etions, mais elle en avait affaibli la gaiete.
–Pauvre homme, me dit Pauline avec cet accent qui [25]ote a la compassion d’une femme ce que la pitie peut avoir de blessant, n’a-t-on pas honte de se trouver heureux en voyant cette misere?
–Rien n’est plus cruel que d’avoir des desirs impuissants, lui repondis-je. Ces deux pauvres etres, le pere et [30]le fils, ne sauront pas plus combien ont ete vives nos sympathies que le monde ne sait combien leur vie est belle, car ils amassent des tresors dans le ciel.
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~-Le pauvre pays! dit-elle en me montrant le long d’un champ environne d’un mur a pierres seches, des bouses de vache appliquees symetriquement. J’ai demande ce que c’etait que cela. Une paysanne, occupee [5]a les coller, m’a repondu qu’elle _faisait du bois_. Imaginez-vous, mon ami, que, quand ces bouses sont sechees, ces pauvres gens les recoltent, les entassent et s’en chauffent. Pendant l’hiver, on les vend comme on vend des mottes de tan. Enfin, que crois-tu que gagne la couturiere [10]la plus cherement payee? Cinq sous par jour, dit-elle apres une pause; mais on la nourrit.
–Vois, lui dis-je, les vents de mer dessechent ou renversent tout, il n’y a point d’arbres; les debris des embarcations hors de service se vendent aux riches, car le [15]prix des transports les empeche sans doute de consommer le bois de chauffage dont abonde la Bretagne Ce pays n’est beau que pour les grandes ames; les gens sans coeur n’y vivraient pas; il ne peut etre habite que par des poetes ou par des bernicles. N’a-t-il pas fallu que l’entrepot [20]du sel se placat sur ce rocher pour qu’il fut habite? D’un cote, la mer; ici des sables; en haut, l’espace.
Nous avions deja depasse la ville, et nous etions dans l’espece de desert qui separe le Croisic du bourg de Batz. Figurez-vous, mon cher oncle, une lande de deux lieues [25]remplie par le sable luisant qui se trouve au bord de la mer. Ca et la quelques rochers y levaient leurs tetes, et vous eussiez dit des animaux gigantesques couches dans les dunes. Le long de la mer apparaissaient quelques recifs autour desquels se jouait l’eau, en leur donnant [30]l’apparence de grandes roses blanches flottant sur l’etendue liquide et venant se poser sur le rivage. En voyant cette savane terminee par l’Ocean sur la droite, bordee
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sur la gauche par le grand lac que fait l’irruption de la mer entre le Croisic et les hauteurs sablonneuses de Guerande, au bas desquelles se trouvent des marais salants denues de vegetation, je regardai Pauline en lui demandant [5]si elle se sentait le courage d’affronter les ardeurs du soleil et la force de marcher dans le sable.
–J’ai des brodequins, allons-y, me dit-elle en me montrant la tour de Batz qui arretait la vue par une construction placee la comme une pyramide, mais une pyramide [10]fuselee, decoupee, une pyramide si poetiquement ornee, qu’elle permettait a l’imagination d’y voir la premiere des ruines d’une grande ville asiatique. Nous fimes quelques pas pour aller nous asseoir sur la portion d’une roche qui se trouvait encore ombree; mais il etait onze [15]heures du matin, et cette ombre, qui cessait a nos pieds, s’effacait avec rapidite.
–Combien ce silence est beau, me dit-elle, et comme la profondeur en est etendue par le retour egal du fremissement de la mer sur cette plage.
[20]–Si tu veux livrer ton entendement aux trois immensites qui nous entourent, l’eau, l’air et les sables, en ecoutant exclusivement le son repete du flux et du reflux, lui repondis-je, tu n’en supporteras pas le langage, tu croiras y decouvrir une pensee qui t’accablera. Hier, [25]au coucher du soleil, j’ai eu cette sensation; elle m’a brise.
–Oh! oui, parlons, dit-elle apres une longue pause. Aucun orateur n’est plus terrible. Je crois decouvrir les causes des harmonies qui nous environnent, reprit-elle. [30]Ce paysage, qui n’a que trois couleurs tranchees, le jaune brillant des sables, l’azur du ciel et le vert uni de la mer, est grand sans etre sauvage, il est immense, sans etre
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desert; il est monotone, sans etre fatigant; il n’a que trois elements, il est varie.
–Les femmes seules savent rendre ainsi leurs impressions, repondis-je, tu serais desesperante pour un poete, [5]chere ame que j’ai si bien devinee!
–L’excessive chaleur du midi jette a ces trois expressions de l’infini une couleur devorante, reprit Pauline en riant. Je concois ici les poesies et les passions de l’Orient.
–Et moi, j’y concois le desespoir.
[10]–Oui, dit-elle, cette dune est un cloitre sublime.
Nous entendimes le pas presse de notre guide; il s’etait endimanche. Nous lui adressames quelques paroles insignifiantes; il crut voir que nos dispositions d’ame avaient change; et, avec cette reserve que donne le malheur, il [15]garda le silence. Quoique nous nous pressassions de temps en temps la main pour nous avertir de la mutualite de nos idees et de nos impressions, nous marchames pendant une demi-heure en silence, soit que nous fussions accables par la chaleur qui s’elancait en ondees brillantes [20]du milieu des sables, soit que la difficulte de la marche employat notre attention. Nous allions en nous tenant par la main, comme deux enfants; nous n’eussions pas fait douze pas si nous nous etions donne le bras. Le chemin qui mene au bourg de Batz n’etait pas trace; il [25]suffisait d’un coup de vent pour effacer les marques que laissaient les pieds de chevaux ou les jantes de charrette; mais l’oeil exerce de notre guide reconnaissait a quelques fientes de bestiaux, a quelques parcelles de crottin, ce chemin qui tantot descendait vers la mer, tantot remontait [30]vers les terres, au gre des pentes, ou pour tourner des rochers. A midi, nous n’etions qu’a mi-chemin.
–Nous nous reposerons la-bas, dis-je en montrant le
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promontoire compose de rochers assez eleves pour faire supposer que nous y trouverions une grotte.
En m’entendant, le pecheur, qui avait suivi la direction de mon doigt, hocha la tete, et me dit:–Il y a la quelqu’un. [5]Ceux qui viennent du bourg de Batz au Croisic, ou du Croisic au bourg de Batz, font tous un detour pour n’y point passer.
Les paroles de cet homme furent dites a voix basse, et supposaient un mystere.
[10]–Est-ce donc un voleur, un assassin?
Notre guide ne nous repondit que par une aspiration creusee qui redoubla notre curiosite.
–Mais, si nous y passons, nous arrivera-t-il quelque malheur?
[15]–Oh! non.
–Y passerez-vous avec nous?
–Non, monsieur.
–Nous irons donc, si vous nous assurez qu’il n’y a nul danger pour nous.
[20]–Je ne dis pas cela, repondit vivement le pecheur. Je dis seulement que celui qui s’y trouve ne vous dira rien et ne vous fera aucun mal. Oh! mon Dieu, il ne bougera seulement pas de sa place.
–Qui est-ce donc?
[25]–Un homme!
Jamais deux syllabes ne furent prononcees d’une facon si tragique. En ce moment, nous etions a une vingtaine de pas de ce recif dans lequel se jouait la mer; notre guide prit le chemin qui entourait les rochers; nous continuames [30]droit devant nous; mais Pauline me prit le bras. Notre guide hata le pas, afin de se trouver en meme temp que nous a l’endroit ou les deux chemins se rejoignaient.
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Il supposait sans doute qu’apres avoir vu l’homme, nous irions d’un pas presse. Cette circonstance alluma notre curiosite, qui devint alors si vive, que nos coeurs palpiterent comme si nous eussions eprouve un sentiment de [5]peur. Malgre la chaleur du jour et l’espece de fatigue que nous causait la marche dans les sables, nos ames etaient encore livrees a la mollesse indicible d’une merveilleuse extase; elles etaient pleines de ce plaisir pur qu’on ne saurait peindre qu’en le comparant a celui qu’on ressent [10]en ecoutant quelque delicieuse musique, l’_andiamo mio ben_ de Mozart. Deux sentiments purs qui se confondent, ne sont-ils pas comme deux belles voix qui chantent? Pour pouvoir bien apprecier l’emotion qui vint nous saisir, il faut donc partager l’etat a demi voluptueux dans lequel [15]nous avaient plonges les evenements de cette matinee. Admirez pendant longtemps une tourterelle aux jolies couleurs, posee sur un souple rameau, pres d’une source, vous jetterez un cri de douleur en voyant tomber sur elle un emouchet qui lui enfonce ses griffes d’acier jusqu’au [20]coeur et l’emporte avec la rapidite meurtriere que la poudre communique au boulet. Quand nous eumes fait un pas dans l’espace qui se trouvait devant la grotte, espece d’esplanade situee a cent pieds au-dessus de l’Ocean, et defendue contre ses fureurs par une cascade de rochers [25]abruptes, nous eprouvames un fremissement electrique assez semblable au sursaut que cause un bruit soudain au milieu d’une nuit silencieuse. Nous avions vu, sur un quartier de granit, un homme assis qui nous avait regardes. Son coup d’oeil, semblable a la flamme d’un [30]canon, sortit de deux yeux ensanglantes, et son immobilite stoique ne pouvait se comparer qu’a l’inalterable attitude des piles granitiques qui l’environnaient. Ses
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yeux se remuerent par un mouvement lent, son corps demeura fixe, comme s’il eut ete petrifie; puis, apres nous avoir jete ce regard qui nous frappa violemment, il reporta ses yeux sur l’etendue de l’Ocean, et la contempla [5]malgre la lumiere qui en jaillissait, comme on dit que les aigles contemplent le soleil, sans baisser ses paupieres, qu’il ne releva plus. Cherchez a vous rappeler, mon cher oncle, une de ces vieilles truisses de chene, dont le tronc noueux, ebranche de la veille, s’eleve fantastiquement sur un [10]chemin desert, et vous aurez une image vraie de cet homme. C’etait des formes herculeennes ruinees, un visage de Jupiter Olympien, mais detruit par l’age, par les rudes travaux de la mer, par le chagrin, par une nourriture grossiere, et comme noirci par un eclat de foudre. En voyant [15]ses mains poilues et dures, j’apercus des nerfs qui ressemblaient a des veines de fer. D’ailleurs, tout en lui denotait une constitution vigoureuse. Je remarquai dans un coin de la grotte une assez grande quantite de mousse, et sur une grossiere tablette taillee par le hasard au milieu [20]du granit, un pain rond casse qui couvrait une cruche de gres. Jamais mon imagination, quand elle me reportait vers les deserts ou vecurent les premiers anachoretes de la chretiente, ne m’avait dessine de figure plus grandement religieuse ni plus horriblement repentante que l’etait celle [25]de cet homme. Vous qui avez pratique le confessionnal, mon cher oncle, vous n’avez jamais peut-etre vu un si beau remords, mais ce remords etait noye dans les ondes de la priere, la priere continue d’un muet desespoir. Ce pecheur, ce marin, ce Breton grossier etait sublime par [30]un sentiment inconnu. Mais ces yeux avaient-ils pleure? Cette main de statue ebauchee avait-elle frappe? Ce front rude, empreint de probite farouche, et sur lequel la
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force avait neanmoins laisse 1es vestiges de cette douceur qui est l’apanage de toute force vraie, ce front sillonne de rides, etait-il en harmonie avec un grand coeur? Pourquoi cet homme dans le granit? Pourquoi le granit dans cet [5]homme? Ou etait l’homme, ou etait le granit? Il nous tomba tout un monde de pensees dans la tete. Comme l’avait suppose notre guide, nous passames en silence, promptement, et il nous revit emus de terreur ou saisis d’etonnement, mais il ne s’arma point contre nous de la [10]realite de ses predictions.
–Vous l’avez vu? dit-il.
–Quel est cet homme? dis-je.
–On l’appelle l’_Homme au voeu_.
Vous figurez~vous bien a ce mot le mouvement par [15]lequel nos deux tetes se tournerent vers notre pecheur! C’etait un homme simple; il comprit notre muette interrogation, et voici ce qu’il nous dit dans son langage, auquel je tache de conserver son allure populaire.
–Madame, ceux du Croisic, comme ceux de Batz, [20]croient que cet homme est coupable de quelque chose, et fait une penitence ordonnee par un fameux recteur auquel il est alle se confesser plus loin que Nantes. D’autres croient que Cambremer, c’est son nom, a une mauvaise chance qu’il communique a qui passe sous son air. Aussi [25]plusieurs, avant de tourner sa roche, regardent-ils d’ou vient le vent! S’il est de galerne, dit-il en nous montrant l’ouest, ils ne continueraient pas leur chemin quand il s’agirait d’aller querir un morceau de la vraie croix; ils retournent, ils ont peur. D’autres, les riches du Croisic, [30]disent que Cambremer a fait un voeu, d’ou son nom l’_Homme au voeu_. Il est la nuit et jour, sans en sortir. Ces dires ont une apparence de raison. Voyez-vous, dit-il
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en se retournant pour nous montrer une chose que nous n’avions pas remarquee, il a plante la, a gauche, une croix de bois pour annoncer qu’il s’est mis sous la protection de Dieu, de la sainte Vierge et des saints. Il ne se [5]serait pas sacre comme ca, que la frayeur qu’il donne au monde fait qu’il est la en surete comme s’il etait garde par de la troupe. Il n’a pas dit un mot depuis qu’il s’est enferme en plein air; il se nourrit de pain et d’eau que lui apporte tous les matins la fille de son frere, une petite [10]tronquette de douze ans, a laquelle il a laisse ses biens, et qu’est une jolie creature douce comme un agneau, une bien mignonne fille, bien plaisante. Elle vous a, dit-il en montrant son pouce, des yeux bleus _longs comme ca_, sous une chevelure de cherubin. Quand on lui demande: “Dis [15]donc, Perotte?… (Ca veut dire chez nous Pierrette, fit-il en s’interrompant; elle est vouee a saint Pierre; Cambremer s’appelle Pierre, il a ete son parrain). Dis donc, Perotte, reprit-il que qui te dit ton oncle?–Il ne me dit rin, qu’elle repond, rin du tout, rin.–Eh bien! que qu’il te [20]fait?–Il m’embrasse au front le dimanche.–Tu n’en as pas peur?–Ah ben! qu’a dit, il est mon parrain. Il n’a pas voulu d’autre personne pour lui apporter a manger.” Perotte pretend qu’il sourit quand elle vient, mais autant dire un rayon de soleil dans la brouine, car on dit [25]qu’il est nuageux comme un brouillard.
–Mais, lui dis-je, vous excitez notre curiosite sans la satisfaire. Savez-vous ce qui l’a conduit la? Est-ce le chagrin? est-ce le repentir? est-ce une manie? est-ce un crime? est-ce…
[30]–Eh, monsieur, il n’y a guere que mon pere et moi qui sachions la verite de la chose. Defunt ma mere servait un homme de justice a qui Cambremer a tout dit par ordre
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du pretre qui ne lui a donne l’absolution qu’a cette condition-la, a entendre les gens du port. Ma pauvre mere a entendu Cambremer sans le vouloir, parce que la cuisine du justicier etait a cote de sa salle; elle a ecoute! [5]Elle est morte; le juge qu’a ecoute est defunt aussi. Ma mere nous a fait promettre, a mon pere et a moi, de n’en rin afferer aux gens du pays; mais je puis vous dire a vous que le soir ou ma mere nous a raconte ca, les cheveux me gresillaient dans la tete.
[10]–Eh bien, dis-nous ca, mon garcon, nous n’en parlerons a personne.
Le pecheur nous regarda, et continua ainsi:–Pierre Cambremer, que vous avez vu la, est l’aine des Cambremer, qui de pere en fils sont marins; leur nom le dit, la mer a [15]toujours plie sous eux. Celui que vous avez vu s’etait fait pecheur a bateaux. Il avait donc des barques, allait pecher la sardine, il pechait aussi le haut poisson, pour les marchands. Il aurait arme un batiment et peche la morue, s’il n’avait pas tant aime sa femme, qui etait une [20]belle femme, une Brouin de Guerande, une fille superbe, et qui avait bon coeur. Elle aimait tant Cambremer, qu’elle n’a jamais voulu que son homme la quittat plus du temps necessaire a la peche aux sardines. Ils demeuraient la-bas, tenez! dit le pecheur en montant sur une [25]eminence pour nous montrer un ilot dans la petite mediterranee qui se trouve entre les dunes ou nous marchions et les marais salants de Guerande, voyez~vous cette maison? Elle etait a lui. Jacquette Brouin et Cambremer n’ont eu qu’un enfant, un garcon qu’ils ont aime… comme [30]quoi dirai-je? dame! comme on aime un enfant unique; ils en etaient fous. Leur petit Jacques aurait fait, sous votre respect, dans la marmite qu’ils auraient trouve que
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c’etait du sucre. Combien donc que nous les avons vus de fois, a la fore, acheter les plus belles breloques pour lui! C’etait de la deraison, tout le monde le leur disait. Le petit Cambremer, voyant que tout lui etait permis, est [5]devenu mechant comme un ane rouge. Quand on venait dire au pere Cambremer:–“Votre fils a manque tuer le petit un tel!” il riait et disait:–“Bah! ce sera un fier marin! il commandera les flottes du roi.” Un autre:–“Pierre Cambremer, savez-vous que votre gars a creve [10]l’oeil de la petite Pougaud?–Il aimera les filles!” disait Pierre. Il trouvait tout bon. Alors mon petit matin, a dix ans, battait tout le monde et s’amusait a couper le cou aux poules, il eventrait les cochons, enfin il se roulait dans le sang comme une fouine.–“Ce sera un fameux soldat! [15]disait Cambremer, il a gout au sang.” Voyez-vous, moi, je me suis souvenu de tout ca, dit le pecheur. Et Cambremer aussi, ajouta-t-il apres une pause. A quinze ou seize ans, Jacques Cambremer etait… quoi? un requin. Il allait s’amuser a Guerande, ou faire le joli coeur a [20]Savenay. Fallait des especes. Alors il se mit a voler sa mere, qui n’osait en rien dire a son mari. Cambremer etait un homme probe a faire vingt lieues pour rendre a quelqu’un deux sous qu’on lui aurait donne de trop dans un compte. Enfin, un jour la mere fut depouillee de tout. [25]Pendant une peche de son pere, le fils emporta le buffet, la mette, les draps, le linge, ne laissa que les quatre murs, il avait tout vendu pour aller faire ses frigousses a Nantes. La pauvre femme en a pleure pendant des jours et des nuits. Fallait dire ca au pere a son retour, elle craignait [30]le pere, pas pour elle, allez! Quand Pierre Cambremer revint, qu’il vit sa maison garnie des meubles que l’on avait pretes a sa femme, il dit:–Qu’est-ce que c’est que
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ca? La pauvre femme etait plus morte que vive, elle dit: –Nous avons ete voles.–Ou donc est Jacques? Jacques, il est en riole! Personne ne savait ou le drole etait alle.–Il s’amuse trop! dit Pierre. Six mois apres, le [5]pauvre pere sut que son fils allait etre pris par la justice a Nantes. Il fait la route a pied, y va plus vite que par mer, met la main sur son fils et l’amene ici. Il ne lui demande pas:–Qu’as-tu fait? Il lui dit:–Si tu ne te tiens pas sage pendant deux ans ici avec ta mere et avec moi, allant a [10]la peche et te conduisant comme un honnete homme, tu auras affaire a moi. L’enrage, comptant sur la betise de ses pere et mere, lui a fait grimace. Pierre, la-dessus, lui flanque une mornifle qui vous a mis Jacques au lit pour six mois. La pauvre mere se mourait de chagrin. Un [15]soir, elle dormait paisiblement a cote de son mari, elle entend du bruit, se leve, elle recoit un coup de couteau dans le bras. Elle crie, on cherche de la lumiere. Pierre Cambremer voit sa femme blessee; il croit que c’est un voleur, comme s’il y en avait dans notre pays, ou l’on [20]peut porter sans crainte dix mille francs en or, du Croisic a Saint-Nazaire, sans avoir a s’entendre demander ce qu’on a sous le bras. Pierre cherche Jacques, il ne trouve point son fils. Le matin, ce monstre-la n’avait-il pas eu le front de revenir en disant qu’il etait alle a Batz. Faut [25]vous dire que sa mere ne savait ou cacher son argent. Cambremer, lui, mettait le sien chez monsieur Dupotet du Croisic. Les folies de leur fils leur avaient mange des cent ecus, des cent francs, des louis d’or, ils etaient quasiment ruines, et c’etait dur pour des gens qui avaient aux [30]environs de douze mille livres, compris leur ilot. Personne ne sait ce que Cambremer a donne a Nantes pour ravoir son fils. Le guignon ravageait la famille. Il etait
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arrive des malheurs au frere de Cambremer, qui avait besoin de secours. Pierre lui disait pour le consoler que Jacques et Perotte (la fille au cadet Cambremer) se marieraient. Puis, pour lui faire gagner son pain, il l’employait [5]a la peche; car Joseph Cambremer en etait reduit a vivre de son travail. Sa femme avait peri de la fievre, il fallait payer les mois de nourrice de Perotte. La femme de Pierre Cambremer devait une somme de cent francs a diverses personnes pour cette petite, du linge, des hardes, [10]et deux ou trois mois a la grande Frelu qu’avait un enfant de Simon Gaudry et qui nourrissait Perotte. La Cambremer avait cousu une piece d’Espagne dans la laine de son matelas, en mettant dessus: A Perotte. Elle avait recu beaucoup d’education, elle ecrivait comme un greffier, [15]et avait appris a lire a son fils, c’est ce qui l’a perdu. Personne n’a su comment ca s’est fait, mais ce gredin de Jacques avait flaire l’or, l’avait pris et etait alle riboter au Croisic. Le bonhomme Cambremer, par un fait expres, revenait avec sa barque chez lui. En abordant il voit [20]flotter un bout de papier, le prend, l’apporte a sa femme qui tombe a la renverse en reconnaissant ses propres paroles ecrites. Cambremer ne dit rien, va au Croisic, apprend la que son fils est au billard; pour lors, il fait demander la bonne femme qui tient le cafe, et lui dit: [25]–J’avais dit a Jacques de ne pas se servir d’une piece d’or avec quoi il vous payera; rendez-la-moi, j’attendrai sur la porte, et vous donnerai de l’argent blanc pour. La bonne femme lui apporta la piece. Cambremer la prend en disant: –Bon! et revint chez lui. Toute la ville a su [30]cela. Mais voila ce que je sais et ce dont les autres ne font que de se douter en gros. Il dit a sa femme d’approprier leur chambre qu’est en bas; il fait du feu dans la
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cheminee, allume deux chandelles, place deux chaises d’un cote de l’atre, et met de l’autre cote un escabeau. Puis dit a sa femme de lui appreter ses habits de noces, en lui commandant de pouiller les siens. Il s’habille. Quand [5]il est vetu, il va chercher son frere, et lui dit de faire le guet devant la maison pour l’avertir s’il entendait du bruit sur les deux greves, celle-ci et celle des marais de Guerande. Il rentre quand il juge que sa femme est habillee, il charge un fusil et le cache dans le coin de la [10]cheminee. Voila Jacques qui revient; il revient tard; il avait bu et joue jusqu’a dix heures; il s’etait fait passer a la pointe de Camouf. Son oncle l’entend heler, va le chercher sur la greve des marais, et le passe sans rien dire. Quand il entre, son pere lui dit:–Assieds-toi la, en lui [15]montrant l’escabeau. Tu es, dit-il, devant ton pere et ta mere que tu as offenses, et qui ont a te juger. Jacques se mit a beugler, parce que la figure de Cambremer etait tortillee d’une singuliere maniere. La mere etait raide comme une rame.–Si tu cries, si tu bouges, si tu ne te [20]tiens pas comme un mat sur ton escabeau, dit Pierre en l’ajustant avec son fusil, je te tue comme un chien. Le fils devint muet comme un poisson; la mere n’a rien dit. –Voila, dit Pierre a son fils, un papier qui enveloppait une piece d’or espagnole; la piece d’or etait dans le lit de [25]ta mere; ta mere seule savait l’endroit ou elle l’avait mise; j’ai trouve le papier sur l’eau en abordant ici; tu viens de donner ce soir cette piece d’or espagnole a la mere Fleurant, et ta mere n’a plus vu sa piece dans son lit. Explique-toi. Jacques dit qu’il n’avait pas pris la piece de sa mere, [30]et que cette piece lui etait restee de Nantes.–Tant mieux, dit Pierre. Comment peux-tu nous prouver cela?–Je l’avais.–Tu n’as pas pris celle de ta mere–Non.–
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Peux-tu le jurer sur ta vie eternelle? Il allait le jurer; sa mere leva les yeux sur lui et lui dit:–Jacques, mon enfant, prends garde, ne jure pas si ce n’est vrai; tu peux t’amender, te repentir; il est temps encore. Et elle pleura. [5]–Vous etes une ci et une ca, lui dit-il, qu’avez toujours voulu ma perte. Cambremer palit et dit:–Ce que tu viens de dire a ta mere grossira ton compte. Allons au fait! Jures-tu?–Oui.–Tiens, dit-il, y avait-il sur ta piece cette croix que le marchand de sardines qui me l’a donnee [10]avait faite sur la notre? Jacques se degrisa et pleura. Assez cause, dit Pierre. Je ne te parle pas de ce que tu as fait avant cela, je ne veux pas qu’un Cambremer soit fait mourir sur la place du Croisic. Fais tes prieres, et depechons-nous! Il va venir un pretre pour te confesser. La [15]mere etait sortie, pour ne pas entendre condamner son fils. Quand elle fut dehors, Cambremer l’oncle vint avec le recteur de Piriac, auquel Jacques ne voulut rien dire. Il etait malin, il connaissait assez son pere pour savoir qu’il ne le tuerait pas sans confession.–Merci, excusez-nous, [20]monsieur, dit Cambremer au pretre, quand il vit l’obstination de Jacques. Je voulais donner une lecon a mon fils et vous prier de n’en rien dire.–Toi, dit-il a Jacques, si tu ne t’amendes pas, la premiere fois ce sera pour de bon, et j’en finirai sans confession. Il l’envoya se [25]coucher. L’enfant crut cela et s’imagina qu’il pourrait se remettre avec son pere. Il dormit. Le pere veilla. Quand il vit son fils au fin fond de son sommeil, il lui couvrit la bouche avec du chanvre, la lui banda avec un chiffon de voile bien serre; puis il lui lia les mains et les pieds. Il [30]rageait, il pleurait du sang, disait Cambremer au justicier. Que voulez-vous! la mere se jeta aux pieds du pere.–Il est juge, dit-il, tu vas m’aider a le mettre dans la barque.
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Elle s’y refusa. Cambremer l’y mit tout seul, l’y assujettit au fond, lui mit une pierre au cou, sortit du bassin, gagna la mer, et vint a la hauteur de la roche ou il est. Pour lors, la pauvre mere, qui s’etait fait passer ici par son [5]beau-frere, eut beau crier _Grace!_ ca servit comme une pierre a un loup. Il y avait de la lune, elle a vu le pere jetant a la mer son fils qui lui tenait encore aux entrailles, et comme il n’y avait pas d’air elle a entendu blouf! puis rin, ni trace, ni bouillon; la mer est d’une fameuse garde, [10]allez! En abordant la pour faire taire sa femme qui gemissait, Cambremer la trouva quasi morte; il fut impossible aux deux freres de la porter, il a fallu la mettre dans la barque qui venait de servir au fils, et ils l’ont ramenee chez elle en faisant le tour par la passe du Croisic. Ah! [15]ben, la belle Brouin, comme on l’appelait, n’a pas dure huit jours; elle est morte en demandant a son mari de bruler la damnee barque. Oh! il l’a fait. Lui, il est devenu tout chose, il savait plus ce qu’il voulait; il fringalait en marchant comme un homme qui ne peut pas porter le vin. [20]Puis, il a fait un voyage de dix jours et est revenu se mettre ou vous l’avez vu, et, depuis qu’il y est, il n’a pas dit une parole.
Le pecheur ne mit qu’un moment a nous raconter cette histoire et nous la dit plus simplement encore que je ne [25]l’ecris. Les gens du peuple font peu de reflexions en contant, ils accusent le fait qui les a frappes, et le traduisent comme ils le sentent. Ce recit fut aussi aigrement incisif que l’est un coup de hache.
–Je n’irai pas a Batz, dit Pauline en arrivant au contour [30]superieur du lac. Nous revinmes au Croisic par les marais salants, dans le dedale desquels nous conduisit le pecheur, devenu comme nous silencieux. La disposition
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de nos ames etait changee. Nous etions tous deux plonges en de funestes reflexions, attristes par ce drame qui expliquait le rapide pressentiment que nous en avions eu a l’aspect de Cambremer. Nous avions l’un et l’autre assez [5]de connaissance du monde pour deviner de cette triple vie tout ce que nous en avait tu notre guide. Les malheurs de ces trois etres se reproduisaient devant nous comme si nous les avions vus dans les tableaux d’un drame que ce pere couronnait en expiant son crime necessaire. Nous [10]n’osions regarder la roche ou etait l’homme fatal qui faisait peur a toute une contree. Quelques nuages embrumaient le ciel; des vapeurs s’elevaient a l’horizon, nous marchions au milieu de la nature la plus acrement sombre que j’aie jamais rencontree. Nous foulions une nature qui [15]semblait souffrante, maladive, des marais salants, qu’on peut a bon droit nommer les ecrouelles de la terre. La, le sol est divise en carres inegaux de forme, tous encaisses par d’enormes talus de terre grise, tous pleins d’une eau saumatre, a la surface de laquelle arrive le sel. Ces [20]ravins, faits a main d’homme, sont interieurement partages en plates-bandes, le long desquelles marchent des ouvriers armes de longs rateaux, a l’aide desquels ils ecrement cette saumure, et amenent sur des plates-formes rondes pratiquees de distance en distance ce sel quand il [25]est bon a mettre en mulons. Nous cotoyames pendant deux heures ce triste damier, ou le sel etouffe par son abondance la vegetation, et ou nous n’apercevions de loin en loin que quelques paludiers, nom donne a ceux qui cultivent le sel. Ces hommes, ou plutot ce clan de Bretons [30]porte un costume special, une jaquette blanche assez semblable a celle des brasseurs. Ils se marient entre eux. Il n’y a pas d’exemple qu’une fille de cette tribu ait epouse
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un autre homme qu’un paludier. L’horrible aspect de ces marecages, dont la boue etait symetriquement ratissee, et cette terre grise dont a horreur la Flore bretonne, s’harmonisaient avec le deuil de notre ame. Quand nous [5]arrivames a l’endroit ou l’on passe le bras de mer forme par l’irruption des eaux dans ce fond, et qui sert sans doute a alimenter les marais salants, nous apercumes avec plaisir les maigres vegetations qui garnissent les sables de la plage. Dans la traversee, nous apercumes au milieu [10]du lac l’ile ou demeurent les Cambremer; nous detournames la tete.
En arrivant a notre hotel, nous remarquames un billard dans une salle basse, et quand nous apprimes que c’etait le seul billard public qu’il y eut au Croisic, nous fimes nos [15]apprets de depart pendant la nuit; le lendemain, nous etions a Guerande. Pauline etait encore triste, et moi je ressentais deja les approches de cette flamme qui me brule le cerveau. J’etais si cruellement tourmente par les visions que j’avais de ces trois existences, qu’elle me dit:
[20]–Louis, ecris cela, tu donneras le change a la nature de cette fievre.
Je vous ai donc ecrit cette aventure, mon cher oncle; mais elle m’a deja fait perdre le calme que je devais a mes bains et a notre sejour ici.
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MUSSET
CROISILLES
I
Au commencement du regne de Louis XV, un jeune homme nomme Croisilles, fils d’un orfevre, revenait de Paris au Havre, sa ville natale. Il avait ete charge par son pere d’une affaire de commerce, et cette affaire s’etait [5]terminee a son gre. La joie d’apporter une bonne nouvelle le faisait marcher plus gaiement et plus lestement que de coutume; car, bien qu’il eut dans ses poches une somme d’argent assez considerable, il voyageait a pied pour son plaisir. C’etait un garcon de bonne humeur, et qui ne manquait [10]pas d’esprit, mais tellement distrait et etourdi, qu’on le regardait comme un peu fou. Son gilet boutonne de travers, sa perruque au vent, son chapeau sous le bras, il suivait les rives de la Seine, tantot revant, tantot chantant, leve des le matin, soupant au cabaret, et charme de [15]traverser ainsi l’une des plus belles contrees de la France. Tout en devastant, au passage, les pommiers de la Normandie, il cherchait des rimes dans sa tete (car tout etourdi est un peu poete), et il essayait de faire un madrigal pour une belle demoiselle de son pays; ce n’etait pas moins que [20]la fille d’un fermier general, mademoiselle Godeau, la perle du Havre, riche heritiere fort courtisee. Croisilles n’etait point recu chez M. Godeau autrement que par hasard, c’est-a-dire qu’il y avait porte quelquefois des bijoux achetes chez son pere. M. Godeau, dont le nom,
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tant soit peu commun, soutenait mal une immense fortune, se vengeait par sa morgue du tort de sa naissance, et se montrait, en toute occasion, enormement et impitoyablement riche. Il n’etait donc pas homme a laisser entrer [5]dans son salon le fils d’un orfevre; mais, comme mademoiselle Godeau avait les plus beaux yeux du monde, que Croisilles n’etait pas mal tourne, et que rien n’empeche un joli garcon de devenir amoureux d’une belle fille, Croisilles adorait mademoiselle Godeau, qui n’en paraissait [10]pas fachee. Il pensait donc a elle tout en regagnant le Havre, et, comme il n’avait jamais reflechi a rien, au lieu de songer aux obstacles invincibles qui le separaient de sa bien-aimee, il ne s’occupait que de trouver une rime au nom de bapteme qu’elle portait. Mademoiselle Godeau [15]s’appelait Julie, et la rime etait aisee a trouver. Croisilles, arrive a Honfleur, s’embarqua le coeur satisfait, son argent et son madrigal en poche, et, des qu’il eut touche le rivage il courut a la maison paternelle.
Il trouva la boutique fermee; il y frappa a plusieurs reprises, [20]non sans etonnement ni sans crainte, car ce n’etait point un jour de fete; personne ne venait. Il appela son pere, mais en vain. Il entra chez un voisin pour demander ce qui etait arrive; au lieu de lui repondre, le voisin detourna la tete, comme ne voulant pas le reconnaitre. [25]Croisilles repeta ses questions; il apprit que son pere, depuis longtemps gene dans ses affaires, venait de faire faillite, et s’etait enfui en Amerique, abandonnant a ses creanciers tout ce qu’il possedait.
Avant de sentir tout son malheur, Croisilles fut d’abord [30]frappe de l’idee qu’il ne reverrait peut-etre jamais son pere. Il lui paraissait impossible de se trouver ainsi abandonne tout a coup; il voulut a toute force entrer dans la
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boutique, mais on lui fit entendre que les scelles etaient mis, il s’assit sur une borne, et, se livrant a sa douleur, il se mit a pleurer a chaudes larmes, sourd aux consolations de ceux qui l’entouraient, ne pouvant cesser d’appeler son [5]pere, quoiqu’il le sut deja bien loin; enfin il se leva, honteux de voir la foule s’attrouper autour de lui, et, dans le plus profond desespoir, il se dirigea vers le port. Arrive sur la jetee, il marcha devant lui comme un homme egare qui ne sait plus ou il va ni que devenir. Il [10]se voyait perdu sans ressources, n’ayant plus d’asile, aucun moyen de salut, et, bien entendu, plus d’amis. Seul, errant au bord de la mer, il fut tente de mourir en s’y precipitant. Au moment ou, cedant a cette pensee, il s’avancait vers un rempart eleve, un vieux domestique, nomme Jean,