bras croises sur la table, et il perdit doucement la notion des choses et des faits.
Le dernier croissant eclairait vaguement l’horizon au-dessus [25]des arbres du parc. C’etait l’heure froide qui precede le jour.
Des ombres glissaient dans les fourres, nombreuses et muettes; et parfois, un rayon de lune faisait reluire dans l’ombre une pointe d’acier.
[30]Le chateau tranquille dressait sa grande silhouette noire. Deux fenetres seules brillaient encore au rez-de-chaussee.
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Soudain, une voix tonnante hurla:
–En avant! nom d’un nom! a l’assaut! mes enfants!
Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitres s’enfoncerent sous un flot d’hommes qui s’elanca, [5]brisa, creva tout, envahit la maison. En un instant cinquante soldats armes jusqu’aux cheveux, bondirent dans la cuisine ou reposait pacifiquement Walter Schnaffs, et, lui posant sur la poitrine cinquante fusils charges, le culbuterent, le roulerent, le saisirent, le lierent des pieds a la [10]tete.
Il haletait d’ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu, crosse et fou de peur.
Et tout d’un coup, un gros militaire chamarre d’or lui planta son pied sur le ventre en vociferant:
[15]–Vous etes mon prisonnier, rendez-vous!
Le Prussien n’entendit que ce seul mot “prisonnier,” et il gemit: “_ya, ya, ya_.”
Il fut releve, ficele sur une chaise, et examine avec une vive curiosite par ses vainqueurs qui soufflaient comme des [20]baleines. Plusieurs s’assirent, n’en pouvant plus d’emotion et de fatigue.
Il souriait, lui, il souriait maintenant, sur d’etre enfin prisonnier!
Un autre officier entra et prononca:
[25]–Mon colonel, les ennemis se sont enfuis; plusieurs semblent avoir ete blesses. Nous restons maitres de la place.
Le gros militaire qui s’essuyait le front vocifera:
“Victoire!”
Et il ecrivit sur un petit agenda de commerce tire de sa [30]poche:
“Apres une lutte acharnee, les Prussiens ont du battre
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en retraite, emportant leurs morts et leurs blesses, qu’on evalue a cinquante hommes hors”
Le jeune officier reprit:
[5]–Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel?
Le colonel repondit:
–Nous allons nous replier pour eviter un retour offensif avec de l’artillerie et des forces superieures.
Et il donna l’ordre de repartir.
[10]La colonne se reforma dans l’ombre, sous les murs du chateau, et se mit en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffs garrotte, tenu par six guerriers le revolver au poing.
Des reconnaissances furent envoyees pour eclairer la [15]route. On avancait avec prudence, faisant halte de temps en temps.
Au jour levant, on arrivait a la sous-prefecture de la Roche-Oysel, dont la garde nationale avait accompli ce fait d’armes.
[20]La population anxieuse et surexcitee attendait. Quand on apercut le casque du prisonnier, des clameurs formidables eclaterent. Les femmes levaient les bras; des vieilles pleuraient; un aieul lanca sa bequille au Prussien et blessa le nez d’un de ses gardiens.
[25]Le colonel hurlait.
–Veillez a la surete du captif.
On parvint enfin a la maison de ville. La prison fut ouverte, et Walter Schnaffs jete dedans, libre de liens. Deux cents hommes en armes monterent la garde autour [30]du batiment.
Alors, malgre des symptomes d’indigestion qui le tourmentaient depuis quelque temps, le Prussien, fou de joie,
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se mit a danser, a danser eperdument, en levant les bras et les jambes, a danser en poussant des cris frenetiques, jusqu’au moment ou il tomba, epuise au pied d’un mur.
Il etait prisonnier! Sauve!
[5]C’est ainsi que le chateau de Champignet fut repris a l’ennemi apres six heures seulement d’occupation.
Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire a la tete des gardes nationaux de la Roche-Oysel, fut decore.
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TOMBOUCTOU
Le boulevard, ce fleuve de vie, grouillait dans la poudre d’or du soleil couchant. Tout le ciel etait rouge, aveuglant; et, derriere la Madeleine, une immense nuee flamboyante jetait dans toute la longue avenue une [5]oblique averse de feu, vibrante comme une vapeur de brasier.
La foule gaie, palpitante, allait sous cette brume enflammee et semblait dans une apotheose. Les visages etaient dores; les chapeaux noirs et les habits avaient des [10]reflets de pourpre; le vernis des chaussures jetait des flammes sur l’asphalte des trottoirs.
Devant les cafes, un peuple d’hommes buvait les boissons brillantes et colorees qu’on aurait prises pour des pierres precieuses fondues dans le cristal.
[15]Au milieu des consommateurs aux legers vetements plus fonces, deux officiers en grande tenue faisaient baisser tous les yeux par l’eblouissement de leurs dorures. Ils causaient, joyeux sans motif, dans cette gloire de vie, dans ce rayonnement radieux du soir; et ils regardaient la foule, [20]les hommes lents et les femmes pressees qui laissaient derriere elles une odeur savoureuse et troublante.
Tout a coup un negre enorme, vetu de noir, ventru, chamarre de breloques sur un gilet de coutil, la face luisante comme si elle eut ete ciree, passa devant eux avec [25]un air de triomphe. Il riait aux passants, il riait aux vendeurs de journaux, il riait au ciel eclatant, il riait a Paris
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entier. Il etait si grand qu’il depassait toutes les tetes; et, derriere lui, tous les badauds se retournaient pour le contempler de dos.
Mais soudain il apercut les officiers, et, culbutant les [5]buveurs, il s’elanca. Des qu’il fut devant leur table, il planta sur eux ses yeux luisants et ravis, et les coins de sa bouche lui monterent jusqu’aux oreilles, decouvrant ses dents blanches, claires comme un croissant de lune dans un ciel noir. Les deux hommes, stupefaits, contemplaient [10]ce geant d’ebene, sans rien comprendre a sa gaiete.
Et il s’ecria, d’une voix qui fit rire toutes les tables:
–Bonjou, mon lieutenant.
Un des officiers etait chef de bataillon, l’autre colonel.
Le premier dit:
[15]–Je ne vous connais pas, monsieur; j’ignore ce que vous voulez.
Le negre reprit:
–Moi aime beaucoup toi, lieutenant Vedie, siege Bezi, beaucoup raisin, cherche moi.
[20]L’officier, tout a fait eperdu, regardait fixement l’homme, cherchant au fond de ses souvenirs; mais brusquement il s’ecria:
–Tombouctou?
Le negre, radieux, tapa sur sa cuisse en poussant un [25]rire d’une invraisemblable violence et beuglant:
–Si, si, ya, mon lieutenant, reconne Tombouctou. ya, bonjou.
Le commandant lui tendit la main en riant lui-meme de tout son coeur. Alors Tombouctou redevint grave. Il [30]saisit la main de l’officier, et, si vite que l’autre ne put l’empecher, il la baisa, selon la coutume negre et arabe. Confus, le militaire lui dit d’une voix severe:
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–Allons, Tombouctou, nous ne sommes pas en Afrique. Assieds-toi la et dis-moi comment je te trouve ici.
Tombouctou tendit son ventre, et, bredouillant, tant il parlait vite:
[5]–Gagne beaucoup d’agent, beaucoup, grand’estaurant, bon mange, Prussiens, moi, beaucoup vole, beaucoup, cuisine francaise, Tombouctou, cuisinie de l’Empeeu, deux cent mille francs a moi. Ah! ah! ah! ah!
Et il riait, tordu, hurlant avec une folie de joie dans le [10]regard.
Quand l’officier, qui comprenait son etrange langage, l’eut interroge quelque temps, il lui dit:
–Eh bien, au revoir, Tombouctou; a bientot.
Le negre aussitot se leva, serra, cette fois, la main qu’on [15]lui tendait, et riant toujours, cria:
–Bonjou, bonjou, mon lieutenant!
Il s’en alla, si content, qu’il gesticulait en marchant, et qu’on le prenait pour un fou.
Le colonel demanda:
[20]-Qu’est-ce que cette brute?
–Un brave garcon et un brave soldat. Je vais vous dire ce que je sais de lui; c’est assez drole.
Vous savez qu’au commencement de la guerre de 1870 je fus enferme dans Bezieres, que ce negre appelle Bezi. [25]Nous n’etions point assieges, mais bloques. Les lignes prussiennes nous entouraient de partout, hors de portee des canons, ne tirant pas non plus sur nous, mais nous affamant peu a peu.
J’etais alors lieutenant. Notre garnison se trouvait
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composee de troupes de toute nature, debris de regiments echarpes, fuyards, maraudeurs, separes des corps d’armee. Nous avions de tout enfin, meme onze turcos arrives un soir on ne sait comment, on ne sait par ou. Ils s’etaient [5]presentes aux portes de la ville, harasses, deguenilles, affames et saouls. On me les donna.
Je reconnus bientot qu’ils etaient rebelles a toute discipline, toujours dehors et toujours gris. J’essayai de la salle de police, meme de la prison, rien n’y fit. Mes [10]hommes disparaissaient des jours entiers, comme s’ils se fussent enfonces sous terre, puis reparaissaient ivres a tomber. Ils n’avaient pas d’argent. Ou buvaient-ils? Et comment, et avec quoi?
Cela commencait a m’intriguer vivement, d’autant plus [15]que ces sauvages m’interessaient avec leur rire eternel et leur caractere de grands enfants espiegles.
Je m’apercus alors qu’ils obeissaient aveuglement au plus grand d’eux tous, celui que vous venez de voir. Il les gouvernait a son gre, preparait leurs mysterieuses [20]entreprises en chef tout-puissant et inconteste. Je le fis venir chez moi et je l’interrogeai. Notre conversation dura bien trois heures, tant j’avais de peine a penetrer son surprenant charabia. Quant a lui, le pauvre diable, il faisait des efforts inouis pour etre compris, inventait des mots, [25]gesticulait, suait de peine, s’essuyait le front, soufflait, s’arretait et repartait brusquement, quand il croyait avoir trouve un nouveau moyen de s’expliquer.
Je devinai enfin qu’il etait fils d’un grand chef, d’une sorte de roi negre des environs de Tombouctou. Je lui [30]demandai son nom. Il repondit quelque chose comme Chavaharibouhalikhranafotapolara. Il me parut plus simple de lui donner le nom de son pays: “Tombouctou.”
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Et, huit jours plus tard, toute la garnison ne le nommait plus autrement.
Mais une envie folle nous tenait de savoir ou cet ex-prince africain trouvait a boire. Je le decouvris d’une [5]singuliere facon.
J’etais un matin sur les remparts, etudiant l’horizon, quand j’apercus dans une vigne quelque chose qui remuait. On arrivait au temps des vendanges, les raisins etaient murs, mais je ne songeais guere a cela. Je pensai [10]qu’un espion s’approchait de la ville, et j’organisai une expedition complete pour saisir le rodeur. Je pris moi-meme le commandement, apres avoir obtenu l’autorisation du general.
J’avais fait sortir, par trois portes differentes, trois [15]petites troupes qui devaient se rejoindre aupres de la vigne suspecte et la cerner. Pour couper la retraite a l’espion, un de ces detachements avait a taire une marche d’une heure au moins. Un homme reste en observation sur les murs m’indiqua par signe que l’etre apercu n’avait point [20]quitte le champ. Nous allions en grand silence, rampant, presque couches dans les ornieres. Enfin, nous touchons au point designe; je deploie brusquement mes soldats, qui s’elancent dans la vigne, et trouvent…. Tombouctou voyageant a quatre pattes au milieu des ceps et mangeant [25]du raisin, ou plutot happant du raisin comme un chien qui mange sa soupe, a pleine bouche, a la plante meme, en arrachant la grappe d’un coup de dent.
Je voulus le faire relever; il n’y fallait pas songer, et je compris alors pourquoi il se trainait ainsi sur les mains [30]et sur les genoux. Des qu’on l’eut plante sur ses jambes il oscilla quelques secondes, tendit les bras et s’abattit sur le nez. Il etait gris comme je n’ai jamais vu un homme etre gris.
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On le rapporta sur deux echalas, il ne cessa de rire tout le long de la route en gesticulant des bras et des jambes.
C’etait la tout le mystere. Mes gaillards buvaient au [5]raisin lui-meme. Puis, lorsqu’ils etaient saouls a ne plus bouger, ils dormaient sur place.
Quant a Tombouctou, son amour de la vigne passait toute croyance et toute mesure. Il vivait la-dedans a la facon des grives, qu’il haissait d’ailleurs d’une haine de [10]rival jaloux. Il repetait sans cesse:
–Les gives mange tout le raisin, capules!
Un soir on vint me chercher. On apercevait par la plaine quelque chose arrivant vers nous. Je n’avais point pris ma lunette, et je distinguais fort mal. On eut dit un [15]grand serpent qui se deroulait, un convoi, que sais-je?
J’envoyai quelques hommes au-devant de cette etrange caravane qui fit bientot son entree triomphale. Tombouctou et neuf de ses compagnons portaient sur une sorte d’autel, fait avec des chaises de campagne, huit tetes [20]coupees, sanglantes et grimacantes. Le dixieme turco trainait un cheval a la queue duquel un autre etait attache, et six autres betes suivaient encore, retenues de la meme facon.
Voici ce que j’appris. Etant partis aux vignes, mes [25]Africains avaient apercu tout a coup un detachement prussien s’approchant d’un village. Au lieu de fuir, ils s’etaient caches; puis, lorsque les officiers eurent mis pied a terre devant une auberge pour se rafraichir, les onze gaillards s’elancerent, mirent en fuite les uhlans qui se [30]crurent attaques, tuerent les deux sentinelles, plus le colonel et les cinq officiers de son escorte.
Ce jour-la, j’embrassai Tombouctou. Mais je m’apercus
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qu’il marchait avec peine. Je le crus blesse; il se mit a rire et me dit:
–Moi, povisions pou pays.
C’est que Tombouctou ne faisait point la guerre pour [5]l’honneur, mais bien pour le gain. Tout ce qu’il trouvait, tout ce qui lui paraissait avoir une valeur quelconque, tout ce qui brillait surtout, il le plongeait dans sa poche! Quelle poche! un gouffre qui commencait a la hanche et finissait aux chevilles. Ayant retenu un terme de troupier, [10]il l’appelait sa “profonde,” et c’etait sa profonde, en effet!
Donc il avait detache l’or des uniformes prussiens, le cuivre des casques, les boutons, etc., et jete le tout dans sa “profonde” qui etait pleine a deborder.
Chaque jour, il precipitait la-dedans tout objet luisant [15]qui lui tombait sous les yeux, morceaux d’etain ou pieces d’argent, ce qui lui donnait parfois une tournure infiniment drole.
Il comptait remporter cela au pays des autruches, dont il semblait bien frere, ce fils de roi, torture par le besoin [20]d’engloutir les corps brillants. S’il n’avait pas eu sa profonde, qu’aurait-il fait? Il les aurait sans doute avales.
Chaque matin sa poche etait vide. Il avait donc un magasin general ou s’entassaient ses richesses. Mais ou? [25]Je ne l’ai pu decouvrir.
Le general, prevenu du haut fait de Tombouctou, fit bien vite enterrer les corps demeures au village voisin, pour qu’on ne decouvrit point qu’ils avaient ete decapites. Les Prussiens y revinrent le lendemain. Le maire et sept [30]habitants notables furent fusilles sur-le-champ, par represailles, comme ayant denonce la presence des Allemands.
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L’hiver etait venu. Nous etions harasses et desesperes. On se battait maintenant tous les jours. Les hommes affames ne marchaient plus. Seuls les huit turcos (trois avaient ete tues) demeuraient gras et luisants, et vigoureux, [5]toujours prets a se battre. Tombouctou engraissait meme. Il me dit un jour:
–Toi beaucoup faim, moi bon viande.
Et il m’apporta en effet un excellent filet. Mais de quoi? Nous n’avions plus ni boeufs, ni moutons, ni chevres, [10]ni anes, ni porcs. Il etait impossible de se procurer du cheval. Je reflechis a tout cela apres avoir devore ma viande. Alors une pensee horrible me vint. Ces negres etaient nes bien pres du pays ou l’on mange des hommes! Et chaque jour tant de soldats tombaient [15]autour de la ville! J’interrogeai Tombouctou. Il ne voulut pas repondre. Je n’insistai point, mais je refusai desormais ses presents.
Il m’adorait. Une nuit, la neige nous surprit aux avant-postes. Nous etions assis par terre. Je regardais [20]avec pitie les pauvres negres grelottant sous cette poussiere blanche et glacee. Comme j’avais grand froid, je me mis a tousser. Je sentis aussitot quelque chose s’abattre sur moi, comme une grande et chaude couverture. C’etait le manteau de Tombouctou qu’il me jetait sur les [25]epaules.
Je me levai et, lui rendant son vetement:
–Garde ca, mon garcon; tu en as plus besoin que moi.
Il repondit:
–Non, mon lieutenant, pou toi, moi pas besoin, moi [30]chaud, chaud.
Et il me contemplait avec des yeux suppliants.
Je repris:
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–Allons, obeis, garde ton manteau, je le veux.
Le negre alors se leva, tira son sabre qu’il savait rendre coupant comme une faulx, et tenant de l’autre main sa large capote que je refusais:
5–Si toi pas gade manteau, moi coupe; pesonne manteau.
Il l’aurait fait. Je cedai.
Huit jours plus tard, nous avions capitule. Quelques-uns d’entre nous avaient pu s’enfuir. Les autres allaient [10]sortir de la ville et se rendre aux vainqueurs.
Je me dirigeais vers la place d’Armes ou nous devions nous reunir quand je demeurai stupide d’etonnement devant un negre geant vetu de coutil blanc et coiffe d’un chapeau de paille. C’etait Tombouctou. Il semblait [15]radieux et se promenait, les mains dans ses poches, devant une petite boutique ou l’on voyait en montre deux assiettes et deux verres.
Je lui dis:
–Qu’est-ce que tu fais?
[20]Il repondit:
–Moi pas pati, moi bon cuisine, moi fait mange colonel, Algeie; moi mange Pussiens, beaucoup vole, beaucoup.
Il gelait a dix degres. Je grelottais devant ce negre en coutil. Alors il me prit par le bras et me fit entrer. [25]J’apercus une enseigne demesuree qu’il allait pendre devant sa porte sitot que nous serions partis, car il avait quelque pudeur.
Et je lus, trace par la main de quelque complice, cet appel:
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CUISINE MILITAIRE DE M. TOMBOUCTOU
ANCIEN CUISINER DE S. M. L’EMPEREUR. _Artiste de Paris.–Prix moderes._
Malgre le desespoir qui me rongeait le coeur, je ne pus [5]m’empecher de rire, et je laissai mon negre a son nouveau commerce.
Cela ne valait-il pas mieux que de le faire emmener prisonnier?
Vous venez de voir qu’il a reussi, le gaillard. [10]Bezieres, aujourd’hui, appartient a l’Allemagne. Le restaurant Tombouctou est un commencement de Revanche.
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EN MER
A Henry Ceard
On lisait dernierement dans les journaux les lignes suivantes:
Boulogne-sur-Mer, 22 janvier.–On nous ecrit:
“Un affreux malheur vient de jeter la consternation [5]parmi notre population maritime deja si eprouvee depuis deux annees. Le bateau de peche commande par le patron Javel, entrant dans le port, a ete jete a l’Ouest et est venu se briser sur les roches du brise-lames de la jetee.
“Malgre les efforts du bateau de sauvetage et des lignes [10]envoyees au moyen du fusil porte-amarre, quatre hommes et le mousse ont peri.
“Le mauvais temps continue. On craint de nouveaux sinistres.”
Quel est ce patron Javel? Est-il le frere du manchot?
[15]Si le pauvre homme roule par la vague, et mort peut-etre sous les debris de son bateau mis en pieces, est celui auquel je pense, il avait assiste, voici dix-huit ans maintenant, a un autre drame, terrible et simple comme sont toujours ces drames formidables des flots.
[20]Javel aine etait alors patron d’un chalutier.
Le chalutier est le bateau de peche par excellence. Solide a ne craindre aucun temps, le ventre rond, roule sans cesse par les lames comme un bouchon, toujours dehors, toujours fouette par les vents durs et sales de la [25]Manche, il travaille la mer, infatigable, la voile gonflee,
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trainant par le flanc un grand filet qui racle le fond de l’Ocean, et detache et cueille toutes les betes endormies dans les roches, les poissons plats colles au sable, les crabes lourds aux pattes crochues, les homards aux moustaches [5]pointues.
Quand la brise est fraiche et la vague courte, le bateau se met a pecher. Son filet est fixe tout le long d’une grande tige de bois garnie de fer qu’il laisse descendre au moyen de deux cables glissant sur deux rouleaux aux deux bouts [10]de l’embarcation. Et le bateau, derivant sous le vent et le courant, tire avec lui cet appareil qui ravage et devaste le sol de la mer.
Javel avait a son bord son frere cadet, quatre hommes et un mousse. Il etait sorti de Boulogne par un beau [15]temps clair pour jeter le chalut.
Or, bientot le vent s’eleva, et une bourrasque survenant forca le chalutier a fuir. Il gagna les cotes d’Angleterre; mais la mer demontee battait les falaises, se ruait contre la terre, rendait impossible l’entree des ports. Le [20]petit bateau reprit le large et revint sur les cotes de France. La tempete continuait a faire infranchissables les jetees, enveloppant d’ecume, de bruit et de danger tous les abords des refuges.
Le chalutier repartit encore, courant sur le dos des flots, [25]ballotte, secoue, ruisselant, soufflete par des paquets d’eau, mais gaillard, malgre tout, accoutume a ces gros temps qui le tenaient parfois cinq ou six jours errant entre les deux pays voisins sans pouvoir aborder l’un ou l’autre.
Puis enfin l’ouragan se calma comme il se trouvait en [30]pleine mer, et, bien que la vague fut encore forte, le patron commanda de jeter le chalut.
Donc le grand engin de peche fut passe par-dessus bord,
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et deux hommes a l’avant, deux hommes a l’arriere, commencerent a filer sur les rouleaux les amarres qui le tenaient. Soudain il toucha le fond, mais une haute lame inclinant le bateau, Javel cadet, qui se trouvait a l’avant [5]et dirigeait la descente du filet, chancela, et son bras se trouva saisi entre la corde un instant detendue par la secousse et le bois ou elle glissait. Il fit un effort desespere, tachant de l’autre main de soulever l’amarre, mais le chalut trainait deja et le cable roidi ne ceda point.
[10]L’homme crispe par la douleur appela. Tous accoururent. Son frere quitta la barre. Ils se jeterent sur la corde, s’efforcant de degager le membre qu’elle broyait. Ce fut en vain. “Faut couper”, dit un matelot, et il tira de sa poche un large couteau, qui pouvait, en deux coups, [15]sauver le bras de Javel cadet.
Mais couper, c’etait perdre le chalut, et ce chalut valait de l’argent, beaucoup d’argent, quinze cents francs; et il appartenait a Javel aine, qui tenait a son avoir.
Il cria, le coeur torture: “Non, coupe pas, attends, je [20]vas lofer.” Et il courut au gouvernail, mettant toute la barre dessous.
Le bateau n’obeit qu’a peine, paralyse par ce filet qui immobilisait son impulsion, et entraine d’ailleurs par la force de la derive et du vent.
[25]Javel cadet s’etait laisse tomber sur les genoux, les dents serrees, les yeux hagards. Il ne disait rien. Son frere revint, craignant toujours le couteau d’un marin: “Attends, attends, coupe pas, faut mouiller l’ancre.”
L’ancre fut mouillee, toute la chaine filee, puis on se [30]mit a virer au cabestan pour detendre les amarres du chalut. Elles s’amollirent, enfin, et on degagea le bras inerte, sous la manche de laine ensanglantee.
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Javel cadet semblait idiot. On lui retira la vareuse et on vit une chose horrible, une bouillie de chair dont le sang jaillissait a flots qu’on eut dit pousses par une pompe. Alors l’homme regarda son bras et murmura: “Foutu.”
Puis, comme l’hemorragie faisait une mare sur le pont du bateau, un des matelots cria: “Il va se vider, faut nouer la veine.”
Alors ils prirent une ficelle, une grosse ficelle brune et goudronnee, et, enlacant le membre au-dessus de la [10]blessure, ils serrerent de toute leur force. Les jets de sang s’arretaient peu a peu; et finirent par cesser tout a fait. Javel cadet se leva, son bras pendait a son cote. Il le prit de l’autre main, le souleva, le tourna, le secoua. Tout etait rompu, les os casses; les muscles seuls retenaient ce [15]morceau de son corps. Il le considerait d’un oeil morne, reflechissant.. Puis il s’assit sur une voile pliee, et les camarades lui conseillerent de mouiller sans cesse la blessure pour empecher le mal noir.
On mit un seau aupres de lui, et, de minute en minute, il [20]puisait dedans au moyen d’un verre, et baignait l’horrible plaie en laissant couler dessus un petit filet d’eau claire.
–Tu serais mieux en bas, lui dit son frere. Il descendit, mais au bout d’une heure il remonta, ne se sentant pas bien tout seul. Et puis, il preferait le grand air. Il [25]se rassit sur sa voile et recommenca a bassiner son bras.
La peche etait bonne. Les larges poissons a ventre blanc gisaient a cote de lui, secoues par des spasmes de mort; il les regardait sans cesser d’arroser ses chairs ecrasees.
[30]Comme on allait regagner Boulogne, un nouveau coup de vent se dechaina; et le petit bateau recommenca sa
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course folle, bondissant et culbutant, secouant le triste blesse.
La nuit vint. Le temps fut gros jusqu’a l’aurore. Au soleil levant on apercevait de nouveau l’Angleterre, mais, [5]comme la mer etait moins dure, on repartit pour la France en louvoyant.
Vers le soir, Javel cadet appela ses camarades et leur montra des traces noires, toute une vilaine apparence de pourriture sur la partie du membre qui ne tenait plus a [10]lui.
Les matelots regardaient, disant leur avis.
–Ca pourrait bien etre le Noir, pensait l’un.
–Faudrait de l’eau salee la-dessus, declarait un autre.
On apporta donc de l’eau salee et on en versa sur le [15]mal. Le blesse devint livide, grinca des dents, se tordit un peu; mais il ne cria pas.
Puis, quand la brulure se fut calmee: “Donne-moi ton couteau”, dit-il a son frere. Le frere tendit son couteau.
–“Tiens-moi le bras en l’air, tout drait, tire dessus.”
[20]On fit ce qu’il demandait.
Alors il se mit a couper lui-meme. Il coupait doucement, avec reflexion, tranchant les derniers tendons avec cette lame aigue, comme un fil de rasoir; et bientot il n’eut plus qu’un moignon. Il poussa un profond soupir et declara: [25]”Fallait ca. J’etais foutu.”
Il semblait soulage et respirait avec force. Il recommenca a verser de l’eau sur le troncon de membre qui lui restait.
La nuit fut mauvaise encore et on ne put atterrir.
[30]Quand le jour parut, Javel cadet prit son bras detache et l’examina longuement. La putrefaction se declarait. Les camarades vinrent aussi l’examiner, et ils se le
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passaient de main en main, le tataient, le retournaient, le flairaient.
Son frere dit: “Faut jeter ca a la mer a c’t’-heure.”
Mais Javel cadet se facha: “Ah! mais non, ah! mais non. [5]J’veux point. C’est a moi, pas vrai, puisque c’est mon bras.”
Il le reprit et le posa entre ses jambes.
–Il va pas moins pourrir, dit l’aine. Alors une idee vint au blesse. Pour conserver le poisson quand on tenait [10]longtemps la mer, on l’empilait en des barils de sel.
Il demanda: “J’pourrions t’y point l’mettre dans la saumure?”
–Ca, c’est vrai, declarerent les autres.
Alors on vida un des barils, plein deja de la peche des [15]jours derniers; et, tout au fond, on deposa le bras. On versa du sel dessus, puis on replaca, un a un, les poissons.
Un des matelots fit cette plaisanterie: “Pourvu que je l’vendions point a la criee.”
Et tout le monde rit, hormis les deux Javel.
[20]Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue de Boulogne jusqu’au lendemain dix heures. Le blesse continuait sans cesse a jeter de l’eau sur sa plaie.
De temps en temps il se levait et marchait d’un bout a l’autre du bateau.
[25]Son frere, qui tenait la barre, le suivait de l’oeil en hochant la tete.
On finit par rentrer au port.
Le medecin examina la blessure et la declara en bonne voie. Il fit un pansement complet et ordonna le repos.
[30]Mais Javel ne voulut pas se coucher sans avoir repris son bras, et il retourna bien vite au port pour retrouver le baril qu’il avait marque d’une croix.
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On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien conserve dans la saumure, ride, rafraichi. Il l’enveloppa dans une serviette emportee a cette intention et rentra chez lui.
[5]Sa femme et ses enfants examinerent longuement ce debris du pere, tatant les doigts, enlevant les brins de sel restes sous les ongles; puis on fit venir le menuisier pour un petit cercueil.
Le lendemain l’equipage complet du chalutier suivit [10]l’enterrement du bras detache. Les deux freres, cote a cote, conduisaient le deuil. Le sacristain de paroisse tenait son cadavre sous son aisselle.
Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit emploi dans le port, et, quand il parlait plus tard de son [15]accident, il confiait tout bas a son auditeur: “Si le frere avait voulu couper le chalut, j’aurais encore mon bras, pour sur. Mais il etait regardant a son bien.”
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LES PRISONNIERS
Aucun bruit dans la foret que le fremissement leger de la neige tombant sur les arbres. Elle tombait depuis midi, une petite neige fine qui poudrait les branches d’une mousse glacee qui jetait sur les feuilles mortes des fourres [5]un leger toit d’argent, etendait par les chemins un immense tapis moelleux et blanc, et qui epaississait le silence illimite de cet ocean d’arbres.
Devant la porte de la maison forestiere, une jeune femme, les bras nus, cassait du bois a coups de hache sur [10]une pierre. Elle etait grande, mince et forte, une fille des forets, fille et femme de forestiers.
Une voix cria de l’interieur de la maison:
–Nous sommes seules, ce soir, Berthine, faut rentrer, v’la la nuit, y a p’t-etre bien des Prussiens et des loups qui [15]rodent.
La bucheronne repondit en fendant une souche a grands coups qui redressaient sa poitrine a chaque mouvement pour lever les bras.
–J’ai fini, m’man. Me v’la, me v’la, y a pas de crainte; [20]il fait encore jour.
Puis elle rapporta ses fagots et ses buches et les entassa le long de la cheminee, ressortit pour fermer les auvents, d’enormes auvents en coeur de chene, et rentree enfin, elle poussa les lourds verrous de la porte.
[25]Sa mere filait aupres du feu, une vieille ridee que l’age avait rendue craintive:
–J’aime pas, dit-elle, quand le pere est dehors. Deux femmes ca n’est pas fort.
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La jeune repondit:
–Oh! je tuerais ben un loup ou un Prussien tout de meme.
Et elle montrait de l’oeil un gros revolver suspendu [5]au-dessus de l’atre.
Son homme avait ete incorpore dans l’armee au commencement de l’invasion prussienne; et les deux femmes etaient demeurees seules avec le pere, le vieux garde Nicolas Pichon, dit l’Echasse, qui avait refuse obstinement [10]de quitter sa demeure pour rentrer a la ville.
La ville prochaine, c’etait Rethel, ancienne place forte perchee sur un rocher. On y etait patriote, et les bourgeois avaient decide de resister aux envahisseurs, de s’enfermer chez eux et de soutenir un siege selon la tradition de la [15]cite. Deux fois deja, sous Henri IV et Louis XIV, les habitants de Rethel s’etaient illustres par des defenses heroiques. Ils en feraient autant cette fois, ventrebleu! ou bien on les brulerait dans leurs murs.
Donc, ils avaient achete des canons et des fusils, equipe [20]une milice, forme des bataillons et des compagnies, et ils s’exercaient tout le jour sur la place d’Armes. Tous, boulangers, epiciers, bouchers, notaires, avoues, menuisiers, libraires, pharmaciens eux-memes manoeuvraient a tour de role, a des heures regulieres, sous les ordres de M. [25]Lavigne, ancien sous-officier de dragons, aujourd’hui mercier, ayant epouse la fille et herite de la boutique de M. Ravaudan, l’aine.
Il avait pris le grade de commandant-major de la place, et tous les jeunes hommes etant partis a l’armee, il avait [30]enregimente tous les autres qui s’entrainaient pour la resistance. Les gros n’allaient plus par les rues qu’au pas gymnastique pour fondre leur graisse et prolonger leur
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haleine, les faibles portaient des fardeaux pour fortifier leurs muscles.
Et on attendait les Prussiens. Mais les Prussiens ne paraissaient pas. Ils n’etaient pas loin, cependant; car [5]deux fois deja leurs eclaireurs avaient pousse a travers bois jusqu’a la maison forestiere de Nicolas Pichon, dit l’Echasse.
Le vieux garde, qui courait comme un renard, etait venu prevenir la ville. On avait pointe les canons, mais [10]l’ennemi ne s’etait point montre.
Le logis de l’Echasse servait de poste avance dans la foret d’Aveline. L’homme, deux fois par semaine, allait aux provisions et apportait aux bourgeois citadins des nouvelles de la campagne.
[15]Il etait parti ce jour-la pour annoncer qu’un petit detachement d’infanterie allemande s’etait arrete chez lui l’avant-veille, vers deux heures de l’apres-midi, puis etait reparti presque aussitot. Le sous-officier qui commandait parlait francais.
[20]Quand il s’en allait ainsi, le vieux, il emmenait ses deux chiens, deux molosses a gueule de lion, par crainte des loups qui commencaient a devenir feroces, et il laissait ses deux femmes en leur recommandant de se barricader dans la maison des que la nuit approcherait.
[25]La jeune n’avait peur de rien, mais la vieille tremblait toujours et repetait:
–Ca finira mal, tout ca, vous verrez que ca finira mal.
Ce soir-la, elle etait encore plus inquiete que de coutume:
–Sais-tu a quelle heure rentrera le pere? dit-elle.
[30]–Oh! pas avant onze heures, pour sur. Quand il dine chez le commandant, il rentre toujours tard.
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Et elle accrochait sa marmite sur le feu pour faire la soupe, quand elle cessa de remuer, ecoutant un bruit vague qui lui etait venu par le tuyau de la cheminee.
Elle murmura:
[5]–V’la qu’on marche dans le bois, il y a ben sept-huit hommes, au moins.
La mere, effaree, arreta son rouet en balbutiant:
–Oh! mon Dieu! et le pere qu’est pas la!
Elle n’avait point fini de parler que des coups violents [10]firent trembler la porte.
Comme les femmes ne repondaient point, une voix forte et gutturale cria:
–Oufrez!
Puis, apres un silence, la meme voix reprit:
[15]–Oufrez ou che gasse la borte!
Alors Berthine glissa dans la poche de sa jupe le gros revolver de la cheminee, puis, etant venue coller son oreille contre l’huis, elle demanda:
–Qui etes-vous?
[20]La voix repondit:
–Che suis le tetachement de l’autre chour.
La jeune femme reprit:
–Qu’est-ce que vous voulez?
–Che suis berdu tepuis ce matin, tans le pois, avec mon [25]tetachement. Oufrez ou che gasse la borte.
La forestiere n’avait pas le choix; elle fit glisser vivement le gros verrou, puis tirant le lourd battant, elle apercut dans l’ombre pale des neiges, six hommes, six soldats prussiens, les memes qui etaient venus la veille.
[30]Elle prononca d’un ton resolu:
–Qu’est-ce que vous venez faire a cette heure-ci?
Le sous-officier repeta:
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–Che suis berdu, tout a fait berdu, che regonnu la maison. Che n’ai rien manche tepuis ce matin, mon tetachement non blus.
Berthine declara:
[5]–C’est que je suis toute seule avec maman, ce soir.
Le soldat, qui paraissait un brave homme, repondit:
–Ca ne fait rien. Che ne ferai bas de mal, mais fous nous ferez a mancher. Nous dombons te faim et te fatigue.
[10]La forestiere se recula:
–Entrez, dit-elle.
Ils entrerent, poudres de neige, portant sur leurs casques une sorte de creme mousseuse qui les faisait ressembler a des meringues, et ils paraissaient las, extenues.
[15]La jeune femme montra les bancs de bois des deux cotes de la grande table.
–Asseyez-vous, dit-elle, je vais vous faire de la soupe. C’est vrai que vous avez l’air rendus.
Puis elle referma les verrous de la porte.
[20]Elle remit de l’eau dans la marmite, y jeta de nouveau du beurre et des pommes de terre, puis decrochant un morceau de lard pendu dans la cheminee, elle en coupa la moitie qu’elle plongea dans le bouillon.
Les six hommes suivaient de l’oeil tous ses mouvements [25]avec une faim eveillee dans leurs yeux. Ils avaient pose leurs fusils et leurs casques dans un coin, et ils attendaient, sages comme des enfants sur les bancs d’une ecole.
La mere s’etait remise a filer en jetant a tout moment des regards eperdus sur les soldats envahisseurs. On n’entendait [30]rien autre chose que le ronflement leger du rouet et le crepitement du feu et le murmure de l’eau qui S’echauffait.
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Mais soudain un bruit etrange les fit tous tressaillir, quelque chose comme un souffle rauque pousse sous la porte, un souffle de bete, fort et ronflant.
Le sous-officier allemand avait fait un bond vers les [5]fusils. La forestiere l’arreta d’un geste, et souriante:
–C’est les loups, dit-elle. Ils sont comme vous, ils rodent et ils ont faim.
L’homme incredule voulut voir, et sitot que le battant fut ouvert, il apercut deux grandes betes grises qui [10]s’enfuyaient d’un trot rapide et allonge.
Il revint s’asseoir, en murmurant:
–Che n’aurais pas gru:
Et il attendit que sa patee fut prete.
Ils la mangerent voracement, avec des bouches fendues [15]jusqu’aux oreilles pour en avaler davantage, des yeux ronds s’ouvrant en meme temps que les machoires, et des bruits de gorge pareils a des glouglous de gouttieres.
Les deux femmes, muettes, regardaient les rapides mouvements des grandes barbes rouges; et les pommes de [20]terre avaient l’air de s’enfoncer dans ces toisons mouvantes,
Mais comme ils avaient soif, la forestiere descendit a la cave leur tirer du cidre. Elle y resta longtemps; c’etait un petit caveau voute qui, pendant la revolution, avait [25]servi de prison et de cachette, disait-on. On y parvenait au moyen d’un etroit escalier tournant ferme par une trappe au fond de la cuisine.
Quand Berthine reparut, elle riait, elle riait toute seule, d’un air sournois. Et elle donna aux Allemands sa cruche [30]de boisson.
Puis elle soupa aussi, avec sa mere, a l’autre bout de la Cuisine.
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Les soldats avaient fini de manger, et ils s’endormaient tous les six, autour de la table. De temps en temps un front tombait sur la planche avec un bruit sourd, puis l’homme, reveille brusquement, se redressait.
[5]Berthine dit au sous-officier:
–Couchez-vous devant le feu, pardi, il y a bien d’la place pour six. Moi je grimpe a ma chambre avec maman.
Et les deux femmes monterent au premier etage. On [10]les entendit fermer leur porte a clef, marcher quelque temps; puis elles ne firent plus aucun bruit.
Les Prussiens s’etendirent sur le pave, les pieds au feu, la tete supportee par leurs manteaux roules, et ils ronflerent bientot tous les six sur six tons divers, aigus ou [15]sonores, mais continus et formidables.
Ils dormaient certes depuis longtemps deja quand un coup de feu retentit, si fort, qu’on l’aurait cru tire contre les murs de la maison. Les soldats se dresserent aussitot. Mais deux nouvelles detonations eclaterent, suivies de [20]trois autres encore.
La porte du premier s’ouvrit brusquement, et la forestiere parut, nu-pieds, en chemise, en jupon court, une chandelle a la main, l’air affole. Elle balbutia:
–V’la les Francais, ils sont au moins deux cents. S’ils [25]vous trouvent ici, ils vont bruler la maison. Descendez dans la cave bien vite, et faites pas de bruit. Si vous faites du bruit, nous sommes perdus.
Le sous-officier, effare, murmura:
–Che feux pien, che feux pien. Par ou faut-il [30]tescendre?
La jeune femme souleva avec precipitation la trappe
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etroite et carree, et les six hommes disparurent par le petit escalier tournant, s’enfoncant dans le sol l’un apres l’autre, a reculons, pour bien tater les marches du pied.
Mais quand la pointe du dernier casque eut disparu, [5]Berthine rabattant la lourde planche de chene, epaisse comme un mur, dure comme de l’acier, maintenue par des charnieres et une serrure de cachot, donna deux longs tours de clef, puis elle se mit a rire, d’un rire muet et ravi, avec une envie folle de danser sur la tete de ses prisonniers.
[10]Ils ne faisaient aucun bruit, enfermes la-dedans comme dans une boite solide, une boite de pierre, ne recevant que l’air d’un soupirail garni de barres de fer.
~-Berthine aussitot ralluma son feu, remit dessus sa marmite, et refit de la soupe en murmurant:
[15]–Le pere s’ra fatigue cette nuit.
Puis elle s’assit et attendit. Seul, le balancier sonore de l’horloge promenait dans le silence son tic-tac regulier.
De temps en temps la jeune femme jetait un regard sur le cadran, un regard impatient qui semblait dire:
[20]–Ca ne va pas vite.
Mais bientot il lui sembla qu’on murmurait sous ses pieds. Des paroles basses, confuses, lui parvenaient a travers la voute maconnee de la cave. Les Prussiens commencaient a deviner sa ruse, et bientot le sous-officier [25]remonta le petit escalier et vint heurter du poing la trappe. Il cria de nouveau:
–Oufrez.
Elle se leva, s’approcha et, imitant son accent:
–Qu’est-ce que fous foulez?
[30]–Oufrez.
–Che n’oufre pas.
L’homme se fachait.
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–Oufrez ou che gasse la borte.
Elle se mit a rire:
–Casse, mon bonhomme, casse, mon bonhomme!
Et il commenca a frapper avec la crosse de son fusil [5]contre la trappe de chene, fermee sur sa tete. Mais elle aurait resiste a des coups de catapulte.
La forestiere l’entendit redescendre. Puis les soldats vinrent, l’un apres l’autre, essayer leur force, et inspecter la fermeture. Mais, jugeant sans doute leurs tentatives [10]inutiles, ils redescendirent tous dans la cave et recommencerent a parler entre eux.
La jeune femme les ecoutait, puis elle alla ouvrir la porte du dehors et elle tendit l’oreille dans la nuit.
Un aboiement lointain lui parvint. Elle se mit a siffler [15]comme aurait fait un chasseur, et, presque aussitot, deux enormes chiens surgirent dans l’ombre et bondirent sur elle en gambadant. Elle les saisit par le cou et les maintint pour les empecher de courir. Puis elle cria de toute sa force:
–Ohe pere!
[20]Une voix repondit, tres eloignee encore:
~-Ohe Berthine!
Elle attendit quelques secondes, puis reprit:
–Ohe pere!
La voix plus proche repeta:
[25]–Ohe Berthine!
La forestiere reprit:
–Passe pas devant le soupirail. Y a des Prussiens dans la cave.
Et brusquement la grande silhouette de l’homme se [30]dessina sur la gauche, arretee entre deux troncs d’arbres. Il demanda, inquiet:
–Des Prussiens dans la cave. Que qui font?
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La jeune femme se mit a rire:
–C’est ceux d’hier. Ils s’etaient perdus dans la foret, je les ai mis au frais dans la cave.
Et elle conta l’aventure, comment elle les avait effrayes [5]avec des coups de revolver et enfermes dans le caveau.
Le vieux toujours grave demanda:
–Que que tu veux que j’en fassions a c’t’heure?
Elle repondit:
–Va querir M. Lavigne avec sa troupe. Il les fera [10]prisonniers. C’est lui qui sera content.
Et le pere Pichon sourit:
–C’est vrai qu’i sera content.
Sa fille reprit:
~-T’as de la soupe, mange-la vite et pi repars.
[15]Le vieux garde s’attabla, et se mit a manger la soupe apres avoir pose par terre deux assiettes pleines pour ses chiens.
Les Prussiens, entendant parler, s’etaient tus.
L’Echasse repartit un quart d’heure plus tard. Et [20]Berthine, la tete dans ses mains, attendit.
Les prisonniers recommencaient a s’agiter. Ils criaient maintenant, appelaient, battaient sans cesse de coups de crosse furieux la trappe inebranlable.
Puis ils se mirent a tirer des coups de fusil par le soupirail, [25]esperant sans doute etre entendus si quelque detachement allemand passait dans les environs.
La forestiere ne remuait plus; mais tout ce bruit l’enervait, l’irritait. Une colere mechante s’eveillait en elle; elle eut voulu les assassiner, les gueux, pour les faire taire.
[30]Puis son impatience grandissant, elle se mit a regarder l’horloge, a compter les minutes.
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Le pere etait parti depuis une heure et demie. Il avait atteint la ville maintenant. Elle croyait le voir. Il racontait la chose a M. Lavigne, qui palissait d’emotion et sonnait sa bonne pour avoir on uniforme et ses armes; [5]Elle entendait, lui semblait-il, le tambour courant par les rues. Les tetes effarees apparaissaient aux fenetres. Les soldats citoyens sortaient de leurs maisons, a peine vetus, essouffles, bouclant leurs ceinturons, et partaient, au pas gymnastique, vers la maison du commandant.
[10]Puis la troupe, l’Echasse en tete, se mettait en marche, dans la nuit, dans la neige, vers la foret.
Elle regardait l’horloge. “Ils peuvent etre ici dans une heure.”
Une impatience nerveuse l’envahissait. Les minutes [15]lui paraissaient interminables. Comme c’etait long!
Enfin, le temps qu’elle avait fixe pour leur arrivee fut marque par l’aiguille.
Et elle ouvrit de nouveau la porte, pour les ecouter venir. Elle apercut une ombre marchant avec [20]precaution. Elle eut peur, poussa un cri. C’etait son pere.
Il dit:
–Ils m’envoient pour voir s’il n’y a rien de change.
–Non, rien.
[25]Alors, il lanca a son tour, dans la nuit, un coup de sifflet strident et prolonge. Et, bientot, on vit une chose brune qui s’en venait, sous les arbres, lentement: l’avant-garde composee de dix hommes.
L’Echasse repetait a tout instant:
[30]–Passez pas devant le soupirail.
Et les premiers arrives montraient aux nouveaux venus le soupirail redoute.
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Enfin le gros de la troupe se montra, en tout deux cents hommes, portant chacun deux cents cartouches.
M. Lavigne, agite, fremissant, les disposa de facon a cerner de partout la maison en laissant un large espace libre [5]devant le petit trou noir, au ras du sol, par ou la cave prenait de l’air.
Puis il entra dans l’habitation et s’informa de la force et de l’attitude de l’ennemi, devenu tellement muet qu’on aurait pu le croire disparu, evanoui, envole par le soupirail.
[10]M. Lavigne frappa du pied la trappe et appela:
–Monsieur l’officier prussien?
L’Allemand ne repondit pas.
Le commandant reprit:
–Monsieur l’officier prussien?
[15]Ce fut en vain. Pendant vingt minutes il somma cet officier silencieux de se rendre avec armes et bagages, en lui promettant la vie sauve et les honneurs militaires pour lui et ses soldats. Mais il n’obtint aucun signe de consentement ou d’hostilite. La situation devenait difficile.
[20]Les soldats-citoyens battaient la semelle dans la neige, se frappaient les epaules a grands coups de bras, comme font les cochers pour s’echauffer, et ils regardaient le soupirail avec une envie grandissante et puerile de passer devant.
[25]Un d’eux, enfin, se hasarda, un nomme Potdevin qui etait tres souple. Il prit son elan et passa en courant comme un cerf. La tentative reussit. Les prisonniers semblaient morts.
30 ~~Y a personne.
Et un autre soldat traversa l’espace libre devant le trou dangereux. Alors ce fut un jeu. De minute en minute, un
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homme se lancant, passait d’une troupe dans l’autre comme font les enfants en jouant aux barres, et il lancait derriere lui des eclaboussures de neige tant il agitait vivement les pieds. On avait allume, pour se chauffer, de [5]grands feux de bois mort, et ce profil courant du garde national apparaissait illumine dans un rapide voyage du camp de droite au camp de gauche.
Quelqu’un cria:
–A toi, Maloison.
[10]Maloison etait un gros boulanger dont le ventre donnait a rire aux camarades.
Il hesitait. On le blagua. Alors, prenant son parti il se mit en route, d’un petit pas gymnastique regulier et essouffle, qui secouait sa forte bedaine.
[15]Tout le detachement riait aux larmes. On criait pour l’encourager:
–Bravo, bravo, Maloison!
Il arrivait environ aux deux tiers de son trajet quand une flamme longue, rapide et rouge, jaillit du soupirail. [20]Une detonation retentit, et le vaste boulanger s’abattit sur le nez avec un cri epouvantable.
Personne ne s’elanca pour le secourir. Alors on le vit se trainer a quatre pattes dans la neige en gemissant, et, quand il fut sorti du terrible passage, il s’evanouit.
[25]Il avait une balle dans le gras de la cuisse, tout en haut. Apres la premiere surprise et la premiere epouvante, un nouveau rire s’eleva.
Mais le commandant Lavigne apparut sur le seuil de la maison forestiere. Il venait d’arreter son plan d’attaque.
[30]Il commanda d’une voix vibrante:
–Le zingueur Planchut et ses ouvriers.
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Trois hommes s’approcherent.
~-Descellez les gouttieres de la maison.
Et en un quart d’heure on eut apporte au commandant vingt metres de gouttieres.
[5]Alors il fit pratiquer, avec mille precautions de prudence, un petit trou rond dans le bord de la trappe, et, organisant un conduit d’eau de la pompe a cette ouverture, il declara d’un air enchante:
–Nous allons offrir a boire a messieurs les Allemands.
[10]Un hurrah frenetique d’admiration eclata suivi de hurlements de joie et de rires eperdus. Et le commandant organisa des pelotons de travail qui se relayeraient de cinq minutes en cinq minutes. Puis il commanda:
–Pompez.
[15]Et le volant de fer ayant ete mis en branle, un petit bruit glissa le long des tuyaux et tomba bientot dans la cave, de marche en marche, avec un murmure de cascade, un murmure de rocher a poissons rouges.
On attendit.
[20]Une heure s’ecoula, puis deux, puis trois. Le commandant fievreux se promenait dans la cuisine, collant son oreille a terre de temps en temps, cherchant a deviner ce que faisait l’ennemi, se demandant s’il allait bientot capituler.
[25]Il s’agitait maintenant, l’ennemi. On l’entendait remuer les barriques, parler, clapoter.
Puis, vers huit heures du matin, une voix sortit du soupirail:
–Che foule parle a monsieur l’officier francais.
[30]Lavigne repondit, de la fenetre, sans avancer trop la tete:
–Vous rendez-vous?
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–Che me rends.
–Alors passez les fusils dehors.
Et on vit aussitot une arme sortir du trou et tomber dans la neige, puis deux, trois, toutes les armes. Et la [5]meme voix declara:
–Che n’ai blus. Tepechez-fous. Che suis noye.
Le commandant commanda:
–Cessez.
Le volant de la pompe retomba immobile.
[10]Et, ayant empli la cuisine de soldats qui attendaient, l’arme au pied, il souleva lentement la trappe de chene.
Quatre tetes apparurent trempees, quatre tetes blondes aux longs cheveux pales, et on vit sortir, l’un apres l’autre, les six Allemands grelottants, ruisselants, effares.
[15]Ils furent saisis et garrottes. Puis, comme on craignait une surprise, on repartit tout de suite, en deux convois, l’un conduisant les prisonniers et l’autre conduisant Maloison sur un matelas pose sur des perches.
Ils rentrerent triomphalement dans Rethel.
[20]M. Lavigne fut decore pour avoir capture une avant-garde prussienne, et le gros boulanger eut la medaille militaire pour blessure recue devant l’ennemi.
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LE BAPTEME
A Guillemet
Devant la porte de la ferme, les hommes endimanches attendaient. Le soleil de mai versait sa claire lumiere sur les pommiers epanouis, ronds comme d’immenses bouquets blancs, roses et parfumes, et qui mettaient sur la cour [5]entiere un toit de fleurs. Ils semaient sans cesse autour d’eux une neige de petales menus, qui voltigeaient et tournoyaient en tombant dans l’herbe haute, ou les pissenlits brillaient comme des flammes, ou les coquelicots semblaient des gouttes de sang.
[10]Une truie somnolait sur le bord du fumier, le ventre enorme, les mamelles gonflees, tandis qu’une troupe de petits porcs tournait autour, avec leur queue roulee comme une corde.
Tout a coup, la-bas, derriere les arbres des fermes, [15]la cloche de l’eglise tinta. Sa voix de fer jetait dans le ciel joyeux son appel faible et lointain. Des hirondelles filaient comme des fleches a travers l’espace bleu qu’enfermaient les grands hetres immobiles. Une odeur d’etable passait parfois, melee au souffle doux et sucre des [20]pommiers.
Un des hommes debout devant la porte se tourna vera la maison et cria:
–Allons, allons, Melina, v’la que ca sonne!
Il avait peut-etre trente ans. C’etait un grand paysan, [25]que les longs travaux des champs n’avaient point encore courbe ni deforme. Un vieux, son pere, noueux comme un
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tronc de chene, avec des poignets bossues et des jambes torses, declara:
–Les femmes, c’est jamais pret, d’abord.
Les deux autres fils du vieux se mirent a rire, et l’un, [5]se tournant vers le frere aine, qui avait appele le premier, lui dit:
–Va les querir, Polyte. All’ viendront point avant midi.
Et le jeune homme entra dans sa demeure.
[10]Une bande de canards arretee pres des paysans se mit a crier en battant des ailes; puis ils partirent vers la mare de leur pas lent et balance.
Alors, sur la porte demeuree ouverte, une grosse femme parut qui portait un enfant de deux mois, Les brides [15]blanches de son haut bonnet lui pendaient sur le dos, retombant sur un chale rouge, eclatant comme un incendie, et le moutard, enveloppe de linges blancs, reposait sur le ventre en bosse de la garde.
Puis la mere, grande et forte, sortit a son tour, a peine [20]agee de dix-huit ans, fraiche et souriante, tenant le bras de son homme. Et les deux grand’meres vinrent ensuite, fanees ainsi que de vieilles pommes, avec une fatigue evidente dans leurs reins forces, tournes depuis longtemps par les patientes et rudes besognes. Une d’elles etait [25]veuve; elle prit le bras du grand-pere, demeure devant la porte, et ils partirent en tete du cortege, derriere l’enfant et la sage-femme. Et le reste de la famille se mit en route a la suite. Les plus jeunes portaient des sacs de papier pleins de dragees.
[30]La-bas, la petite cloche sonnait sans repos, appelant de toute sa force le frele marmot attendu. Des gamins montaient sur les fosses; des gens apparaissaient aux
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barrieres; des filles de ferme restaient debout entre deux seaux pleins de lait qu’elles posaient a terre pour regarder le bapteme.
Et la garde, triomphante, portait son fardeau vivant, [5]evitait les flaques d’eau dans les chemins creux, entre les talus plantes d’arbres. Et les vieux venaient avec ceremonie, marchant un peu de travers, vu l’age et les douleurs; et les jeunes avaient envie de danser, et ils regardaient les filles qui venaient les voir passer; et le pere et la mere [10]allaient gravement, plus serieux, suivant cet enfant qui les remplacerait, plus tard, dans la vie, qui continuerait dans le pays leur nom, le nom des Dentu, bien connu par le canton.
Ils deboucherent dans la plaine et prirent a travers les [15]champs pour eviter le long detour de la route.
On apercevait l’eglise maintenant, avec son clocher pointu. Une ouverture le traversait juste au-dessous du toit d’ardoises; et quelque chose, remuait la-dedans, allant et venant d’un mouvement vif, passant et repassant [20]derriere l’etroite fenetre. C’etait la cloche qui sonnait toujours, criant au nouveau-ne de venir, pour la premiere fois, dans la maison du Bon Dieu.
Un chien s’etait mis a suivre. On lui jetait des dragees, il gambadait autour des gens.
[25]La porte de l’eglise etait ouverte. Le pretre, un grand garcon a cheveux rouges, maigre et fort, un Dentu aussi, lui, oncle du petit, encore un frere du pere, attendait devant l’autel. Et il baptisa suivant les rites son neveu Prosper-Cesar, qui se mit a pleurer en goutant le sel [30]symbolique.
Quand la ceremonie fut achevee, la famille demeura sur le seuil pendant que l’abbe quittait son surplis; puis on se Page 87
remit en route. On allait vite maintenant, car on pensait au diner. Toute la marmaille du pays suivait, et, chaque fois qu’on lui jetait une poignee de bonbons, c’etait une melee furieuse, des luttes corps a corps, des cheveux arraches; [5]et le chien aussi se jetait dans le tas pour ramasser les sucreries, tire par la queue, par les oreilles, par les pattes, mais plus obstine que les gamins.
La garde un peu lasse, dit a l’abbe qui marchait aupres d’elle:
[10]-Dites donc, m’sieu le cure, si ca ne vous opposait pas de m’tenir un brin vot’neveu pendant que je m’degourdirai. J’ai quasiment une crampe dans les estomacs.
Le pretre prit l’enfant, dont la robe blanche faisait une grande tache eclatante sur la soutane noire, et il l’embrassa, [15]gene par ce leger fardeau, ne sachant comment le tenir, comment le poser. Tout le monde se mit a rire. Une des grand’meres demanda de loin:
–Ca ne t’fait-il point deuil, dis, l’abbe, qu’tu n’en auras jamais comme ca?
[20]Le pretre ne repondit pas. Il allait a grandes enjambees, regardant fixement le moutard aux yeux bleus, dont il avait envie d’embrasser encore les joues rondes. Il n’y tint plus, et, le levant jusqu’a son visage, il le baisa longuement.
[25]Le pere cria:
–Dis donc, cure, si t’en veux un, t’as qu’a le dire.
Et on se mit a plaisanter, comme plaisantent les gens des champs.
Des qu’on fut assis a table, la lourde gaiete campagnarde [30]eclata comme une tempete. Les deux autres fils allaient aussi se marier; leurs fiancees etaient la, arrivees seulement pour le repas; et les invites ne cessaient de lancer des
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allusions a toutes les generations futures que promettaient ces unions.
C’etaient des gros mots, fortement sales, qui faisaient ricaner les filles rougissantes et se tordre les hommes. Ils [5]tapaient du poing sur la table, poussaient des cris. Le pere et le grand-pere ne tarissaient point en propos polissons. La mere souriait; les vieilles prenaient leur part de joie et lancaient aussi des gaillardises.
Le cure, habitue a ces debauches paysannes, restait tranquille, [10]assis a cote de la garde, agacant du doigt la petite bouche de son neveu pour le faire rire. Il semblait surpris par la vue de cet enfant, comme s’il n’en avait jamais apercu. Il le considerait avec une attention reflechie, avec une gravite songeuse, avec une tendresse inconnue, [15]singuliere, vive et un peu triste, pour ce petit etre fragile qui etait le fils de son frere.
Il n’entendait rien, il ne voyait rien, il contemplait l’enfant. Il avait envie de le prendre encore sur ses genoux, car il gardait, sur sa poitrine et dans son coeur, la sensation [20]douce de l’avoir porte tout a l’heure, en revenant de l’eglise. Il restait emu devant cette larve d’homme comme devant un mystere ineffable auquel il n’avait jamais pense, un mystere auguste et saint, l’incarnation d’une ame nouvelle, le grand mystere de la vie qui commence, de l’amour [25]qui s’eveille, de la race qui se continue, de l’humanite qui marche toujours.
La garde mangeait, la face rouge, les yeux luisants, genee par le petit qui l’ecartait de la table.
L’abbe lui dit:
[30]–Donnez-le-moi. Je n’ai pas faim.
Et il reprit l’enfant. Alors tout disparut autour de lui, tout s’effaca: et il restait les yeux fixes sur cette figure
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rose et bouffie; et peu a peu, la chaleur du petit corps, a travers les langes et le drap de la soutane, lui gagnait les jambes, le penetrait comme une caresse tres legere, tres bonne, tres chaste, une caresse delicieuse qui lui mettait [5]des larmes aux yeux.
Le bruit des mangeurs devenait effrayant. L’enfant, agace par ces clameurs, se mit a pleurer.
Une voix s’ecria:
–Dis donc, l’abbe, donne-lui a teter.
[10]Et une explosion de rires secoua la salle. Mais la mere s’etait levee; elle prit son fils et l’emporta dans la chambre voisine. Elle revint au bout de quelques minutes en declarant qu’il dormait tranquillement dans son berceau.
Et le repas continua. Hommes et femmes sortaient de [15]temps en temps dans la cour, puis rentraient se mettre a table. Les viandes, les legumes, le cidre et le vin s’engouffraient dans les bouches, gonflaient les ventres, allumaient les yeux, faisaient delirer les esprits.
La nuit tombait quand on prit le cafe. Depuis [20]long-temps le pretre avait disparu, sans qu’on s’etonnat de son absence.
La jeune mere enfin se leva pour aller voir si le petit dormait toujours. Il faisait sombre a present: Elle penetra dans la chambre a tatons; et elle avancait les bras [25]etendus, pour ne point heurter de meuble. Mais un bruit singulier l’arreta net; et elle ressortit effaree, sure d’avoir entendu remuer quelqu’un. Elle rentra dans la salle, fort pale, tremblante, et raconta la chose. Tous les hommes se leverent en tumulte, gris et menacants; et le pere, une [30]lampe a la main, s’elanca.
L’abbe, a genoux pres du berceau, sanglotait, le front sur l’oreiller ou reposait la tete de l’enfant.
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TOlNE
I
On le connaissait a dix lieues aux environs le pere Toine, le gros Toine, Toine-ma-Fine, Antoine Macheble, dit Brulot, le cabaretier de Tournevent.
Il avait rendu celebre le hameau enfonce dans un pli [5]du vallon qui descendait vers la mer, pauvre hameau paysan compose de dix maisons normandes entourees de fosses et d’arbres.
Elles etaient la, ces maisons, blotties dans ce ravin couvert d’herbe et d’ajonc, derriere la courbe qui avait fait [10]nommer ce lieu Tournevent. Elles semblaient avoir cherche un abri dans ce trou comme les oiseaux qui se cachent dans les sillons les jours d’ouragan, un abri contre le grand vent de mer, le vent du large, le vent dur et sale, qui ronge et brule comme le feu, desseche et detruit comme [15]les gelees d’hiver.
Mais le hameau tout entier semblait etre la propriete d’Antoine Macheble, dit Brulot, qu’on appelait d’ailleurs aussi souvent Toine et Toine-ma-Fine, par suite d’une locution dont il se servait sans cesse:
[20]–Ma Fine est la premiere de France.
Sa Fine, c’etait son cognac, bien entendu.
Depuis vingt ans il abreuvait le pays de sa Fine et de ses Brulots, car chaque fois qu’on lui demandait:
–Qu’est-ce que j’allons be, pe Toine?
[25]Il repondait invariablement:
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–Un brulot, mon gendre, ca chauffe la tripe et ca nettoie la tete; y a rien de meilleur pour le corps.
Il avait aussi cette coutume d’appeler tout le monde “mon gendre,” bien qu’il n’eut jamais eu de fille mariee [5]ou a marier.
Ah! oui, on le connaissait Toine Brulot, le plus gros homme du canton, et meme de l’arrondissement. Sa petite maison semblait derisoirement trop etroite et trop basse pour le contenir, et quand on le voyait debout sur sa [10]porte ou il passait des journees entieres, on se demandait comment il pourrait entrer dans sa demeure. Il y rentrait chaque fois que se presentait un consommateur, car Toine-ma-Fine etait invite de droit a prelever son petit verre sur tout ce qu’on buvait chez lui.
[15]Son cafe avait pour enseigne: “Au rendez-vous des Amis,” et il etait bien, le pe Toine, l’ami de toute la contree. On venait de Fecamp et de Montivilliers pour le voir et pour rigoler en l’ecoutant, car il aurait fait rire une pierre de tombe, ce gros homme. Il avait une maniere [20]de blaguer les gens sans les facher, de cligner de l’oeil pour exprimer ce qu’il ne disait pas, de se taper sur la cuisse dans ses acces de gaiete qui vous tirait le rire du ventre malgre vous, a tous les coups. Et puis c’etait une curiosite rien que de le regarder boire. Il buvait tant qu’on lui en [25]offrait, et de tout, avec une joie dans son oeil malin, une joie qui venait de son double plaisir, plaisir de se regaler d’abord et d’amasser des gros sous, ensuite pour sa regalade.
Les farceurs du pays lui demandaient:
[30]–Pourquoi que tu ne be point la me, pe Toine?
Il repondait:
–Y a deux choses qui m’opposent, primo qu’al’est
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salee, et deusio qu’i faudrait la mettre en bouteille, vu que mon abdomin n’est point pliable pour be a c’te tasse-la!
Et puis il fallait l’entendre se quereller avec sa femme. C’etait une telle comedie qu’on aurait paye sa place de [5]bon coeur. Depuis trente ans qu’ils etaient maries, ils se chamaillaient tous les jours. Seulement Toine rigolait, tandis que sa bourgeoise se fachait. C’etait une grande paysanne, marchant a longs pas d’echassier, et portant une tete de chat-huant en colere. Elle passait son temps. [10]a elever des poules dans une petite cour, derriere le cabaret, et elle etait renommee pour la facon dont elle savait engraisser les volailles.
Quand on donnait un repas a Fecamp chez des gens de la haute, il fallait, pour que le diner fut goute, qu’on y [15]mangeat une pensionnaire de la me Toine.
Mais elle etait nee de mauvaise humeur et elle avait continue a etre mecontente de tout. Fachee contre le monde entier, elle en voulait principalement a son mari. Elle lui en voulait de sa gaiete, de sa renommee, de sa [20]sante et de son embonpoint. Elle le traitait de propre a rien, parce qu’il gagnait de l’argent sans rien faire, de sapas, paree qu’il mangeait et buvait comme dix hommes ordinaires, et il ne se passait point de jour sans qu’elle declarat d’un air exaspere:
[25]–Ca serait-il point mieux dans l’etable a cochons, un quetou comme ca? C’est que d’la graisse, que ca en fait mal au coeur.
Et elle lui criait dans la figure:
–Espere, espere un brin; j’verrons c’qu’arrivera, [30]j’verrons ben! Ca crevera comme un sac a grain, ce gros bouffi!
Toine riait de tout son coeur en se tapant sur le ventre et Repondait:
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–Eh! la me Poule, ma planche, tache d’engraisser comme ca d’la volaille. Tache pour voir.
Et relevant sa manche sur son bras enorme:
–En v’la un aileron, la me, en v’la un.
[5]Et les consommateurs tapaient du poing sur les tables en se tordant de joie, tapaient du pied sur la terre du sol, et crachaient par terre dans un delire de gaiete.
La vieille furieuse reprenait:
–Espere un brin… espere un brin… j’verrons [10]c’qu’arrivera… ca crevera comme un sac a grain…
Et elle s’en allait furieuse, sous les rires des buveurs.
Toine, en effet, etait surprenant a voir, tant il etait devenu epais et gros, rouge et soufflant. C’etait un de ces etres enormes sur qui la mort semble s’amuser, avec des [15]ruses, des gaietes et des perfidies bouffonnes, rendant irresistiblement comique son travail lent de destruction. Au lieu de se montrer comme elle fait chez les autres, la gueuse, de se montrer dans les cheveux blancs, dans la maigreur, dans les rides, dans l’affaissement croissant qui [20]fait dire avec un frisson: “Bigre! comme il a change!” elle prenait plaisir a l’engraisser, celui-la, a le faire monstrueux et drole, a l’enluminer de rouge et de bleu, a le souffler, a lui donner l’apparence d’une sante surhumaine; et les deformations qu’elle inflige a tous les etres devenaient [25]chez lui risibles, cocasses, divertissantes, au lieu d’etre sinistres et pitoyables.
–Espere un brin, repetait la mere Toine, j’verrons ce qu’arrivera.
II
Il arriva que Toine eut une attaque et tomba paralyse. [30]On coucha ce colosse dans la petite chambre derriere la
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cloison du cafe, afin qu’il put entendre ce qu’on disait a cote, et causer avec les amis, car sa tete etait demeuree libre, tandis que son corps, un corps enorme, impossible a remuer, a soulever, restait frappe d’immobilite. On [5]esperait, dans les premiers temps, que ses grosses jambes reprendraient quelque energie, mais cet espoir disparut bientot, et Toine-ma-Fine passa ses jours et ses nuits dans son lit qu’on ne retapait qu’une fois par semaine, avec le secours de quatre voisins qui enlevaient le cabaretier par [10]les quatre membres pendant qu’on retournait sa paillasse.
Il demeurait gai pourtant, mais d’une gaiete differente, plus timide, plus humble, avec des craintes de petit enfant devant sa femme qui piaillait toute la journee:
–Le v’la, le gros sapas, le v’la, le propre a rien, le [15]faigniant, ce gros soulot! C’est du propre, c’est du propre!
Il ne repondait plus. Il clignait seulement de l’oeil derriere le dos de la vieille et il se retournait sur sa couche, seul mouvement qui lui demeurat possible. Il appelait cet exercice faire un “va-t-au nord,” ou un “va-t-au sud.”
[20]Sa grande distraction maintenant c’etait d’ecouter les conversations du cafe, et de dialoguer a travers le mur; quand il reconnaissait les voix des amis, il criait:
–“He, mon gendre, c’est te Celestin?”
Et Celestin Maloisel repondait:
[25]–C’est me, pe Toine. C’est-il que tu regalopes, gros lapin?
Toine-ma-Fine prononcait:
–Pour galoper, point encore. Mais je n’ai point maigri, l’coffre est bon.
[30]Bientot, il fit venir les plus intimes dans sa chambre et on lui tenait compagnie, bien qu’il se desolat de voir qu’on buvait sans lui. Il repetait:
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–C’est ca qui me fait deuil, mon gendre, de n’pu gouter d’ma fine, nom d’un nom. L’reste, j’m’en gargarise, mais de ne point be ca me fait deuil.
Et la tete de chat-huant de la mere Toine apparaissait [5]dans la fenetre. Elle criait:
–Guetez-le, guetez-le, a c’t’heure ce gros faigniant, qu’y faut nourrir, qu’i faut laver, qu’i faut nettoyer comme un porc.
Et quand la vieille avait disparu, un coq aux plumes [10]rouges sautait parfois sur la fenetre, regardait d’un oeil rond et curieux dans la chambre, puis poussait son cri sonore. Et parfois aussi, une ou deux poules volaient jusqu’aux pieds du lit, cherchant des miettes sur le sol.
[15]Les amis de Toine-ma-Fine deserterent bientot la salle du cafe, pour venir, chaque apres-midi, faire la causette autour du lit du gros homme. Tout couche qu’il etait, ce farceur de Toine, il les amusait encore. Il aurait fait rire le diable, ce malin-la. Ils etaient trois qui reparaissait [20]tous les jours: Celestin Maloisel, un grand maigre, un peu tordu comme un tronc de pommier, Prosper Horslaville, un petit sec avec un nez de furet, malicieux, fute comme un renard, et Cesaire Paumelle, qui ne parlait jamais, mais qui s’amusait tout de meme.
[25]On apportait une planche de la cour, on la posait au bord du lit et on jouait aux dominos pardi, et on faisait de rudes parties, depuis deux heures jusqu’a six.