Contes Francais by Douglas Labaree Buffum

Produced by Renald Levesque CONTES FRANCAIS EDITED WITH NOTES AND VOCABULARY by DOUGLAS LABAREE BUFFUM, PH. D. Professor of Romance Languages in Princeton University. PREFACE. This edition of _Contes Francais_ follows the lines of my edition of _French Short Stories_, published in 1907. The stories have been chosen from representative authors of the nineteenth century
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Produced by Renald Levesque

CONTES FRANCAIS

EDITED WITH NOTES AND VOCABULARY by DOUGLAS LABAREE BUFFUM, PH. D. Professor of Romance Languages in Princeton University.

PREFACE.

This edition of _Contes Francais_ follows the lines of my edition of _French Short Stories_, published in 1907. The stories have been chosen from representative authors of the nineteenth century with a view to: (1) literary worth, (2) varied style and subject-matter, (3) large vocabulary, (4) interest for the student.

The vocabulary is large (between 6000 and 7000 words); it is hoped that it will be found to be complete, with the exception of merely personal names, having no English equivalent and of no signification beyond the story in which they occur. In a few instances words will be found in the text with special meanings; in these cases the vocabulary contains the usual signification as well as the special. Irregularities in pronunciation are indicated in the vocabulary.

A knowledge of the elementary principles of French grammar on the part of the student is presupposed. Consequently the notes contain few grammatical explanations. Repetition of rules that may be found in the ordinary grammars would be unnecessary, and the individual instructor will probably prefer to adapt this side of the work to the needs of each class, Or better still to the needs of each student. Mere translations have also been avoided in the notes; the complete vocabulary will enable the student to do this work himself. The body of the notes is devoted to the explanation of historical and literary references and to the explanation of difficult or exceptional grammatical constructions. A few general remarks have been made in connection with each author in order to point out his place in French literature; bibliographical material for more detailed information has been indicated and the principal works of each author have been mentioned, together with one or more editions of his works.

No alteration of any kind has been made in the French Text.

CONTENTS

PREFACE

MERIMEE
L’ENLEVEMENT DE LA REDOUTE
LE COUP DE PISTOLET

MAUPASSANT
LA MAIN
UNE VENDETTA
L’AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS
TOMBOUCTOU
EN MER
LES PRISONNIERS
LE BAPTEME
TOINE
LE PERE MILON

DAUDET
LE CURE DE CUCUGNAN
LE SOUS-PREFET AUX CHAMPS
LE PAPE EST MORT
UN REVEILLON DANS LE MARAIS
LA VISION DU JUGE DE COLMAR

ERCKMANN-CHATRIAN
LA MONTRE DU DOYEN

COPPEE
LE LOUIS D’OR
L’ENFANT PERDU

GAUTIER
LA MILLE ET DEUXIEME NUIT

BALZAC
UN DRAME AU BORD DE LA MER.

MUSSET
CROISILLES

NOTES.

VOCABULARY.

[Transcriber’s note: Page numbers and line numbers have been retained to facilitate the location of the topics pointed to, in the “Nldquo;Notes” section.]

CONTES FRANCAIS

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MERIMEE

L’ENLEVEMENT DE LA REDOUTE

Un militaire de mes amis, qui est mort de la fievre en Grece il y a quelques annees, me conta un jour la premiere affaire a laquelle il avait assiste. Son recit me frappa tellement, que je l’ecrivis de memoire aussitot que j’en [5]eus le loisir. Le voici:

Je rejoignis le regiment le 4 septembre au soir. Je trouvai le colonel au bivac. Il me recut d’abord assez brusquement; mais, apres avoir lu la lettre de recommandation du general B * * *, il changea de manieres, et [10]m’adressa quelques paroles obligeantes.

Je fus presente par lui a mon capitaine, qui revenait a l’instant meme d’une reconnaissance. Ce capitaine, que je n’eus guere le temps de connaitre, etait un grand homme brun, d’une physionomie dure et repoussante. Il avait ete simple soldat, et avait gagne ses epaulettes et sa croix [15]sur les champs de bataille. Sa voix, qui etait enrouee et faible, contrastait singulierement avec sa stature presque gigantesque. On me dit qu’il devait cette voix etrange a une balle qui l’avait perce de part en part a la bataille [20]d’Iena.

En apprenant que je sortais de l’ecole de Fontainebleau, il fit la grimace et dit:

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–Mon lieutenant est mort hier…

Je compris qu’il voulait dire: “C’est vous qui devez le remplacer, et vous n’en etes pas capable.” Un mot piquant me vint sur les levres, mais je me contins.

[5]La lune se leva derriere la redoute de Cheverino, situee a deux portees de canon de notre bivac. Elle etait large et rouge comme cela est ordinaire a son lever. Mais, ce soir-la elle me parut d’une grandeur extraordinaire. Pendant un instant, la redoute se detacha en noir sur le disque [10]eclatant de la lune. Elle ressemblait au cone d’un volcan au moment de l’eruption.

Un vieux soldat, aupres duquel je me trouvais, remarqua la couleur de la lune.

–Elle est bien rouge, dit-il; c’est signe qu’il en coutera [15]bon pour l’avoir, cette fameuse redoute! J’ai toujours ete superstitieux, et cet augure, dans ce moment surtout, m’affecta. Je me couchai, mais je ne pus dormir. Je me levai, et je marchai quelque temps, regardant l’immense ligne de feux qui couvrait les hauteurs au dela du village [20]de Cheverino.

Lorsque je crus que l’air frais et piquant de la nuit avait assez rafraichi mon sang, je revins aupres du feu; je m’enveloppai soigneusement dans mon manteau, et je fermai les yeux, esperant ne pas les ouvrir avant le jour. [25]Mais le sommeil me tint rigueur. Insensiblement mes pensees prenaient une teinte lugubre. Je me disais que je n’avais pas un ami parmi les cent mille hommes qui couvraient cette plaine. Si j’etais blesse, je serais dans un hopital, traite sans egards par des chirurgiens ignorants. Ce que [30]j’avais entendu dire des operations chirurgicales me revint a la memoire. Mon coeur battait avec violence, et machinalement je disposais, comme une espece de cuirasse,

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le mouchoir et le portefeuille que j’avais sur la poitrine. La fatigue m’accablait, je m’assoupissais a chaque instant, et a chaque instant quelque pensee sinistre se reproduisait avec plus de force et me reveillait en sursaut.

[5]Cependant la fatigue l’avait emporte, et, quand on battit la diane, j’etais tout a fait endormi. Nous nous mimes en bataille, on fit l’appel, puis on remit les armes en faisceaux, et tout annoncait que nous allions passer une journee tranquille.

[10]Vers trois heures, un aide de camp arriva, apportant un ordre. On nous fit reprendre les armes; nos tirailleurs se repandirent dans la plaine; nous les suivimes lentement, et, au bout de vingt minutes, nous vimes tous les avant-postes des Russes se replier et rentrer dans la redoute.

[15]Une batterie d’artillerie vint s’etablir a notre droite, une autre a notre gauche, mais toutes les deux bien en avant de nous. Elles commencerent un feu tres vif sur l’ennemi, qui riposta energiquement, et bientot la redoute de Cheverino disparut sous des nuages epais de fumee.

[20]Notre regiment etait presque a couvert du feu des Russes par un pli de terrain. Leurs boulets, rares d’ailleurs pour nous (car ils tiraient de preference sur nos canonniers), passaient au-dessus de nos tetes, ou tout au plus nous envoyaient de la terre et de petites pierres.

[25]Aussitot que l’ordre de marcher en avant nous eut ete donne, mon capitaine me regarda avec une attention qui m’obligea a passer deux ou trois fois la main sur ma jeune moustache d’un air aussi degage qu’il me fut possible. Au reste, je n’avais pas peur, et la seule crainte que [30]j’eprouvasse, c’etait que l’on ne s’imaginat que j’avais peur. Ces boulets inoffensifs contribuerent encore a me maintenir dans mon calme heroique. Mon amour-propre

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me disait que je courais un danger reel, puisque enfin j’etais sous le feu d’une batterie. J’etais enchante d’etre si a mon aise, et je songeai au plaisir de raconter la prise de la redoute de Cheverino, dans le salon de madame de [5]B * * *, rue de Provence.

Le colonel passa devant notre compagnie; il m’adressa la parole: “Eh bien, vous allez en voir de grises pour votre debut.”

Je souris d’un air tout a fait martial en brossant la [10]manche de mon habit, sur laquelle un boulet, tombe a trente pas de moi, avait envoye un peu de poussiere.

Il parut que les Russes s’apercurent du mauvais succes de leurs boulets; car ils les remplacerent par des obus qui pouvaient plus facilement nous atteindre dans le creux ou [15]nous etions postes. Un assez gros eclat m’enleva mon schako et tua un homme aupres de moi.

–Je vous fais mon compliment, me dit le capitaine, comme je venais de ramasser mon schako, vous en voila quitte pour la journee. Je connaissais cette superstition [20]militaire qui croit que l’axiome _non bis in idem_ trouve son application aussi bien sur un champ de bataille que dans une cour de justice. Je remis fierement mon schako.

–C’est faire saluer les gens sans ceremonie, dis-je aussi gaiement que je pus. Cette mauvaise plaisanterie, vu la [25]circonstance, parut excellente.

–Je vous felicite, reprit le capitaine, vous n’aurez rien de plus, et vous commanderez une compagnie ce soir; car je sens bien que le four chauffe pour moi. Toutes les fois que j’ai ete blesse, l’officier aupres de moi a recu quelque [30]balle morte, et, ajouta-t-il d’un ton plus bas et presque honteux, leurs noms commencaient toujours par un P.

Je fis l’esprit fort; bien des gens auraient fait comme moi;

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bien des gens auraient ete aussi bien que moi frappes de ces paroles prophetiques. Conscrit comme je l’etais, je sentais que je ne pouvais confier mes sentiments a personne, et que je devais toujours paraitre froidement [5]intrepide.

Au bout d’une demi-heure, le feu des Russes diminua sensiblement; alors nous sortimes de notre couvert pour marcher sur la redoute.

Notre regiment etait compose de trois bataillons. Le [10]deuxieme fut charge de tourner la redoute du cote de la gorge; les deux autres devaient donner l’assaut. J’etais dans le troisieme bataillon.

En sortant de derriere l’espece d’epaulement qui nous avait proteges, nous fumes recus par plusieurs decharges [15]de mousqueterie qui ne firent que peu de mal dans nos rangs. Le sifflement des balles me surprit: souvent je tournais la tete, et je m’attirai ainsi quelques plaisanteries de la part de mes camarades plus familiarises avec ce bruit.

–A tout prendre, me dis-je, une bataille n’est pas une [20]chose si terrible.

Nous avancions au pas de course, precedes de tirailleurs: tout a coup les Russes pousserent trois hourras, trois hourras distincts, puis demeurerent silencieux et sans tirer.

[25]–Je n’aime pas ce silence, dit mon capitaine; cela ne nous presage rien de bon.

Je trouvai que nos gens etaient un peu trop bruyants, et je ne pus m’empecher de faire interieurement la comparaison de leurs clameurs tumultueuses avec le silence imposant [30]de l’ennemi.

Nous parvinmes rapidement au pied de la redoute, les palissades avaient ete brisees et la terre bouleversee par

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nos boulets. Les soldats s’elancerent sur ces ruines nouvelles avec des cris de _Vive l’empereur!_ plus fort qu’on ne l’aurait attendu de gens qui avaient deja tant crie.

Je levai les yeux, et jamais je n’oublierai le spectacle que [5]je vis. La plus grande partie de la fumee s’etait elevee et restait suspendue comme un dais a vingt pieds au-dessus de la redoute. Au travers d’une vapeur bleuatre, on apercevait derriere leur parapet a demi detruit les grenadiers russes, l’arme haute, immobiles comme des statues. Je [10]crois voir encore chaque soldat, l’oeil gauche attache sur nous, le droit cache par son fusil eleve. Dans une embrasure, a quelques pieds de nous, un homme tenant une lance a feu etait aupres d’un canon.

Je frissonnai, et je crus que ma derniere heure etait [15]venue.

–Voila la danse qui va commencer! s’ecria mon capitaine. Bonsoir!

Ce furent les dernieres paroles que je l’entendis prononcer.

[20]Un roulement de tambours retentit dans la redoute. Je vis se baisser tous les fusils. Je fermai les yeux; et j’entendis un fracas epouvantable, suivi de cris et de gemissements. J’ouvris les yeux, surpris de me trouver encore au monde. La redoute etait de nouveau enveloppee [25]de fumee. J’etais entoure de blesses et de morts. Mon capitaine etait etendu a mes pieds: sa tete avait ete broyee par un boulet, et j’etais couvert de sa cervelle et de son sang. De toute ma compagnie, il ne restait debout que six hommes et moi.

[30]A ce carnage succeda un moment de stupeur. Le colonel, mettant son chapeau au bout de son epee, gravit le premier le parapet en criant: _Vive l’empereur!_ il fut suivi aussitot

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de tous les survivants. Je n’ai presque plus de souvenir net de ce qui suivit. Nous entrames dans la redoute, je ne sais comment. On se battit corps a corps au milieu d’une fumee si epaisse, que l’on ne pouvait se voir. Je crois que [5]je frappai, car mon sabre se trouva tout sanglant. Enfin j’entendis crier: “Victoire!” et la fumee diminuant, j’apercus du sang et des morts sous lesquels disparaissait la terre de la redoute. Les canons surtout etaient enterres sous des tas de cadavres. Environ deux cents hommes [10]debout, en uniforme francais, etaient groupes sans ordre, les uns chargeant leurs fusils, les autres essuyant leurs baionnettes. Onze prisonniers russes etaient avec eux.

Le colonel etait renverse tout sanglant sur un caisson brise, pres de la gorge. Quelques soldats s’empressaient [15]autour de lui: je m’approchai.

–Ou est le plus ancien capitaine? demandait-il a un sergent.

Le sergent haussa les epaules d’une maniere tres expressive.

[20]–Et le plus ancien lieutenant?

–Voici monsieur qui est arrive d’hier, dit le sergent d’un ton tout a fait calme.

Le colonel sourit amerement.

–Allons; monsieur, me dit-il, vous commandez en chef; [25]faites promptement fortifier la gorge de la redoute avec ces chariots, car l’ennemi est en force; mais le general C …va vous faire soutenir.

–Colonel, lui dis-je, vous etes grievement blesse?

–F…, mon cher, mais la redoute est prise!

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LE COUP DE PISTOLET

TRADUIT DE POUCHKINE

I
“Nous fimes feu l’un sur l’autre.”
Bariatynski

“J’ai jure de le tuer selon le code du duel, et j’ai encore mon coup tirer.”
(Un soir au bivac.)

[5]Nous etions en cantonnement dans le village de * * *. On sait ce qu’est la vie d’un officier dans la ligne: le matin, l’exercice, le manege; puis le diner chez le commandant du regiment ou bien au restaurant juif; le soir, le punch et les cartes. A * * *, il n’y avait pas une maison qui recut, [10]pas une demoiselle a marier. Nous passions notre temps les uns chez les autres, et, dans nos reunions, on ne voyait que nos uniformes.

Il y avait pourtant dans notre petite societe un homme qui n’etait pas militaire. On pouvait lui donner environ [15]trente-cinq ans; aussi nous le regardions comme un vieillard. Parmi nous, son experience lui donnait une importance considerable; en outre, sa taciturnite, son caractere altier et difficile, son ton sarcastique faisaient une grande impression sur nous autres jeunes gens. Je ne sais quel [20]mystere semblait entourer sa destinee. Il paraissait etre Russe, mais il avait un nom etranger. Autrefois, il avait servi dans un regiment de hussards et meme y avait fait figure; tout a coup, donnant sa demission, on ne savait

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pour quel motif, il s’etait etabli dans un pauvre village ou il vivait tres mal tout en faisant grande depense. Il sortait toujours a pied avec une vieille redingote noire, et cependant tenait table ouverte pour tous les officiers de [5]notre regiment. A la verite, son diner ne se composait que de deux ou trois plats appretes par un soldat reforme, mais le champagne y coulait par torrents. Personne ne savait sa fortune, sa condition, et personne n’osait le questionner a cet egard. On trouvait chez lui des livres, [10]–des livres militaires surtout,–et aussi des romans. Il les donnait volontiers a lire et ne les redemandait jamais par contre, il ne rendait jamais ceux qu’on lui avait pretes. Sa grande occupation etait de tirer le pistolet; les murs de sa chambre, cribles de balles, ressemblaient a des [15]rayons de miel. Une riche collection de pistolets, voila le seul luxe de la miserable baraque qu’il habitait. L’adresse qu’il avait acquise etait incroyable, et, s’il avait parie d’abattre le pompon d’une casquette, personne dans notre regiment n’eut fait difficulte de mettre la casquette sur [20]sa tete. Quelquefois, la conversation roulait parmi nous sur les duels. Silvio (c’est ainsi que je l’appellerai) n’y prenait jamais part. Lui demandait-on s’il s’etait battu, il repondait sechement que oui, mais pas le moindre detail, et il etait evident que de semblables questions ne [25]lui plaisaient point. Nous supposions que quelque victime de sa terrible adresse avait laisse un poids sur sa conscience. D’ailleurs, personne d’entre nous ne se fut jamais avise de soupconner en lui quelque chose de semblable a de la faiblesse. Il y a des gens dont l’exterieur [30]seul eloigne de pareilles idees. Une occasion imprevue nous surprit tous etrangement.

Un jour, une dizaine de nos officiers dinaient chez

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Silvio. On but comme de coutume, c’est-a-dire enormement. Le diner fini, nous priames le maitre de la maison de nous faire une banque de pharaon. Apres s’y etre longtemps refuse, car il ne jouait presque jamais, il fit apporter des [5]cartes, mit devant lui sur la table une cinquantaine de ducats et s’assit pour tailler. On fit cercle autour de lui et le jeu commenca. Lorsqu’il jouait, Silvio avait l’habitude d’observer le silence le plus absolu; jamais de reclamations, jamais d’explications. Si un ponte faisait une [10]erreur, il lui payait juste ce qui lui revenait, ou bien marquait a son propre compte ce qu’il avait gagne. Nous savions tout cela, et nous le laissions faire son petit menage a sa guise; mais il y avait avec nous un officier nouvellement arrive au corps, qui, par distraction, fit un faux [15]paroli. Silvio prit la craie et fit son compte a son ordinaire. L’officier, persuade qu’il se trompait, se mit a reclamer. Silvio, toujours muet, continua de tailler. L’officier, perdant patience, prit la brosse et effaca ce qui lui semblait marque a tort. Silvio prit la craie et le marqua de [20]nouveau. Sur quoi, l’officier, echauffe par le vin, par le jeu et par les rires de ses camarades, se crut gravement offense, et, saisissant, de fureur, un chandelier de cuivre, le jeta a la tete de Silvio, qui, par un mouvement rapide, eut le bonheur d’eviter le coup. Grand tapage! Silvio [25]se leva, pale de fureur et les yeux etincelants:

–Mon cher monsieur, dit-il, veuillez sortir, et remerciez Dieu que cela se soit passe chez moi.

Personne d’entre nous ne douta des suites de l’affaire, et deja nous regardions notre nouveau camarade comme [30]un homme mort. L’officier sortit en disant qu’il etait pret a rendre raison a M. le banquier, aussitot qu’il lui conviendrait. Le pharaon continua encore quelques minutes,

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mais on s’apercut que le maitre de la maison n’etait plus au jeu; nous nous eloignames l’un apres l’autre, et nous regagnames nos quartiers en causant de la vacance qui allait arriver.

[5]Le lendemain, au manege, nous demandions si le pauvre lieutenant etait mort ou vivant, quand nous le vimes paraitre en personne. On le questionna, Il repondit qu’il n’avait pas eu de nouvelles de Silvio. Cela nous surprit. Nous allames voir Silvio, et nous le trouvames dans sa [10]cour, faisant passer balle sur balle dans un as cloue sur la porte. Il nous recut a son ordinaire, et sans dire un mot de la scene de la veille. Trois jours se passerent et le lieutenant vivait toujours. Nous nous disions, tout ebahis: “Est-ce que Silvio ne se battra pas?” Silvio ne se battit [15]pas. Il se contenta d’une explication tres legere et tout fut dit.

Cette longanimite lui fit beaucoup de tort parmi nos jeunes gens. Le manque de hardiesse est ce que la jeunesse pardonne le moins, et, pour elle, le courage est le [20]premier de tous les merites, l’excuse de tous les defauts. Pourtant, petit a petit, tout fut oublie, et Silvio reprit parmi nous son ancienne influence.

Seul, je ne pus me rapprocher de lui. Grace a mon imagination romanesque, je m’etais attache plus que personne [25]a cet homme dont la vie etait une enigme, et j’en avais fait le heros d’un drame mysterieux. Il m’aimait; du moins, avec moi seul, quittant son ton tranchant et son langage caustique, il causait de differents sujets avec abandon et quelquefois avec une grace extraordinaire. [30]Depuis cette malheureuse soiree, la pensee que son honneur etait souille d’une tache, et que volontairement il ne l’avait pas essuyee, me tourmentait sans cesse et

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m’empechait d’etre a mon aise avec lui comme autrefois. Je me faisais conscience de le regarder. Silvio avait trop d’esprit et de penetration pour ne pas s’en apercevoir et deviner la cause de ma conduite. Il m’en sembla peine. Deux [5]fois, du moins, je crus remarquer en lui le desir d’avoir une explication avec moi, mais je l’evitai, et Silvio m’abandonna. Depuis lors, je ne le vis qu’avec nos camarades, et nos causeries intimes ne se renouvelerent plus.

Les heureux habitants de la capitale, entoures de [10]distractions, ne connaissent pas maintes impressions Familieres aux habitants des villages ou des petites villes, par exemple, l’attente du jour de poste. Le mardi et le vendredi, le bureau de notre regiment etait plein d’officiers. L’un attendait de l’argent, un autre des lettres, celui-la [15]les gazettes. D’ordinaire, on decachetait sur place tous les paquets; on se communiquait les nouvelles, et le bureau presentait le tableau le plus anime. Les lettres de Silvio lui etaient adressees a notre regiment, et il venait les chercher avec nous autres. Un jour, on lui remit une [20]lettre dont il rompit le cachet avec precipitation. En la parcourant, ses yeux brillaient d’un feu extraordinaire. Nos officiers, occupes de leurs lettres, ne s’etaient apercus de rien.

–Messieurs, dit Silvio, des affaires m’obligent a partir [25]precipitamment. Je me mets en route cette nuit; j’espere que vous ne refuserez pas de diner avec moi pour la derniere fois.–Je compte sur vous aussi, continua-t-il en se tournant vers moi. J’y compte absolument.

La-dessus, il se retira a la hate, et, apres etre convenus [30]de nous retrouver tous chez lui, nous nous en allames chacun de son cote.

J’arrivai chez Silvio a l’heure indiquee, et j’y trouvai

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presque tout le regiment. Deja tout ce qui lui appartenait etait emballe. On ne voyait plus que les murs nus et mouchetes de balles. Nous nous mimes a table. Notre hote etait en belle humeur, et bientot il la fit partager a [5]toute la compagnie. Les bouchons sautaient rapidement; la mousse montait dans les verres, vides et remplis sans interruption; et nous, pleins d’une belle tendresse, nous souhaitions au partant heureux voyage, joie et prosperite. Il etait tard quand on quitta la table. Lorsqu’on [10]en fut a se partager les casquettes, Silvio dit adieu a chacun de nous, mais il me prit la main et me retint au moment meme ou j’allais sortir.

–J’ai besoin de causer un peu avec vous, me dit-il tout bas.

[15]Je restai.

Les autres partirent et nous demeurames seuls, assis l’un en face de l’autre, fumant nos pipes en silence. Silvio semblait soucieux et il ne restait plus sur son front la moindre trace de sa gaiete convulsive. Sa paleur sinistre, [20]ses yeux ardents, les longues bouffees de fumee qui sortaient de sa bouche, lui donnaient l’air d’un vrai demon. Au bout de quelques minutes, il rompit le silence.

–Il se peut, me dit-il, que nous ne nous revoyions jamais: avant de nous separer, j’ai voulu avoir une [25]explication avec nous. Vous avez pu remarquer que je me soucie peu de l’opinion des indifferents; mais je vous aime, et je sens qu’il me serait penible de vous laisser de moi une opinion defavorable.

Il s’interrompit pour faire tomber la cendre de sa pipe. [30]Je gardai le silence et je baissai les yeux.

–Il a pu vous paraitre singulier, poursuivit-il, que je n’aie pas exige une satisfaction complete de cet ivrogne,

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de ce fou de R… Vous conviendrez qu’ayant le droit de choisir les armes, sa vie etait entre mes mains, et que je n’avais pas grand risque a courir. Je pourrais appeler ma moderation de la generosite, mais je ne veux pas mentir. [5]Si j’avais pu donner une correction a R… sans risquer ma vie, sans la risquer en aucune facon, il n’aurait pas ete si facilement quitte avec moi.

Je regardai Silvio avec surprise. Un pareil aveu me troubla au dernier point. Il continua.

[10]–Eh bien, malheureusement, je n’ai pas le droit de m’exposer a la mort. Il y a six ans, j’ai recu un soufflet, et mon ennemi est encore vivant.

Ma curiosite etait vivement excitee.

–Vous ne vous etes pas battu avec lui? lui demandai-je. [15]Assurement, quelques circonstances particulieres vous ont empeche de le joindre?

–Je me suis battu avec lui, repondit Silvio, et voici un souvenir de notre rencontre.

Il se leva et tira d’une boite un bonnet de drap rouge [20]avec un galon et un gland d’or, comme ce que les Francais appellent bonnet de police; il le posa sur sa tete; il etait perce d’une balle a un pouce au-dessus du front.

–Vous savez, dit Silvio, que j’ai servi dans les hussards de… Vous connaissez mon caractere. J’ai l’habitude [25]de la domination; mais, dans ma jeunesse, c’etait chez moi une passion furieuse. De mon temps, les tapageurs etaient a la mode: j’etais le premier tapageur de l’armee. On faisait gloire de s’enivrer: j’ai mis sous la table le fameux B…, chante par D. D… Tous les [30]jours, il y avait des duels dans notre regiment: tous les jours, j’y jouais mon role comme second ou principal. Mes camarades m’avaient en veneration, et nos officiers

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superieurs, qui changeaient sans cesse, me regardaient comme un fleau dont on ne pouvait se delivrer.

“Pour moi, je suivais tranquillement (ou plutot fort tumultueusement) ma carriere de gloire, lorsqu’on nous [5]envoya au regiment un jeune homme riche et d’une famille distinguee. Je ne vous le nommerai pas. Jamais il ne s’est rencontre un gaillard doue d’un bonheur plus insolent. Figurez-vous jeunesse, esprit, jolie figure, gaiete enragee, bravoure insouciante du danger, un beau nom, [10]de l’argent tant qu’il en voulait, et qu’il ne pouvait venir a bout de perdre; et, maintenant, representez-vous quel effet il dut produire parmi nous. Ma domination fut ebranlee. D’abord, ebloui de ma reputation, il rechercha mon amitie. Mais je recus froidement ses avances, et lui, [15]sans en paraitre le moins du monde mortifie, me laissa la. Je le pris en grippe. Ses succes dans le regiment et parmi les dames me mettaient au desespoir. Je voulus lui chercher querelle. A mes epigrammes, il repondit par des epigrammes qui, toujours, me paraissaient plus piquantes [20]et plus inattendues que les miennes, et qui, pour le moins, etaient beaucoup plus gaies. Il plaisantait; moi, je haissais. Enfin, certain jour, a un bal chez un proprietaire polonais, voyant qu’il etait l’objet de l’attention de plusieurs dames, et notamment de la maitresse de la [25]maison, avec laquelle j’etais fort bien, je lui dis a l’oreille je ne sais quelle plate grossierete. Il prit feu et me donna un soufflet. Nous sautions sur nos sabres, les dames s’evanouissaient; on nous separa, et, sur-le-champ, nous sortimes pour nous battre.

[30]”Le jour paraissait. J’etais au rendez-vous avec mes trois temoins, attendant mon adversaire avec une impatience indicible. Un soleil d’ete se leva, et deja la

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chaleur commencait a nous griller. Je l’apercus de loin. Il s’en venait a pied en manches de chemise, son uniforme sur son sabre, accompagne d’un seul temoin. Nous allames a sa rencontre. Il s’approcha, tenant sa casquette [5]pleine de guignes. Nos temoins nous placerent a douze pas. C’etait a moi de tirer le premier; mais la passion et la haine me dominaient tellement, que je craignis de n’avoir pas la main sure, et, pour me donner le temps de me calmer, je lui cedai le premier feu. Il refusa. On convint de s’en [10]rapporter au sort. Ce fut a lui de tirer le premier, a lui, cet eternel enfant gate de la fortune. Il fit feu et perca ma casquette. C’etait a mon tour. Enfin, j’etais maitre de sa vie. Je le regardais avec avidite, m’efforcant de surprendre sur ses traits au moins une ombre d’emotion. [15]Non, il etait sous mon pistolet, choisissant dans sa casquette les guignes les plus mures et soufflant les noyaux, qui allaient tomber a mes pieds. Son sang-froid me faisait endiabler.

“–Que gagnerai-je, me dis-je, a lui oter la vie, quand [20]il en fait si peu de cas?

“Une pensee atroce me traversa l’esprit. Je desarmai mon pistolet:

“–Il parait, lui dis-je, que vous n’etes pas d’humeur de mourir pour le moment. Vous preferez dejeuner. A [25]votre aise, je n’ai pas envie de vous deranger.

“–Ne vous melez pas de mes affaires, repondit-il, et donnez-vous la peine de faire feu… Au surplus, comme il vous plaira: vous avez toujours votre coup a tirer, et, en tout temps, je serai a votre service.

[30]”Je m’eloignai avec les temoins, a qui je dis que, pour le moment, je n’avais pas l’intention de tirer; et ainsi se termina l’affaire.

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“Je donnai ma demission et me retirai dans ce village. Depuis ce moment, il ne s’est pas passe un jour sans que je songeasse a la vengeance. Maintenant, mon heure est venue!…

[5]Silvio tira de sa poche la lettre qu’il avait recue le matin et me la donna a lire. Quelqu’un, son homme d’affaires comme il semblait, lui ecrivait de Moscou que la personne en question allait bientot se marier avec une jeune et belle demoiselle.

[10]–Vous devinez, dit Silvio, quelle est la personne en question. Je pars pour Moscou. Nous verrons s’il regardera la mort, au milieu d’une noce, avec autant de sang-froid qu’en face d’une livre de guignes! A ces mots, il se leva, jeta sa casquette sur le plancher, [15]et se mit a marcher par la chambre de long en large, comme un tigre dans sa cage. Je l’avais ecoute, immobile et tourmente par mille sentiments contraires. Un domestique entra et annonca que les chevaux etaient arrives. Silvio me serra fortement la main; nous nous [20]embrassames. Il monta dans une petite caleche ou il y avait deux coffres contenant, l’un ses pistolets, l’autre son bagage. Nous nous dimes adieu encore une fois, et les chevaux partirent.

II

Quelques annees se passerent, et des affaires de famille [25]m’obligerent a m’exiler dans un miserable petit village du district de * * *. Occupe de mon bien, je ne cessais de soupirer en pensant a la vie de bruit et d’insouciance que j’avais menee jusqu’alors. Ce que je trouvai de plus penible, ce fut de m’habituer a passer les soirees de [30]printemps et d’hiver dans une solitude complete. Jusqu’au

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diner, je parvenais tant bien que mal a tuer le temps, causant avec le staroste, visitant mes ouvriers, examinant mes constructions nouvelles. Mais, aussitot qu’il commencait a faire sombre, je ne savais plus que devenir. Je [5]connaissais par coeur le petit nombre de livres que j’avais trouves dans les armoires et dans le grenier. Toutes les histoires que se rappelait ma menagere, la Kirilovna, je me les etais fait conter et reconter. Les chansons des paysannes m’attristaient. Je me mis a boire des liqueurs [10]fraiches et autres, et cela me faisait mal a la tete. Oui, je l’avouerai, j’eus peur un instant de devenir ivrogne par depit, autrement dit un des pires ivrognes, tel que notre district m’en offrait quantite de modeles.

De proches voisins, il n’y avait pres de moi que deux [15]ou trois de ces ivrognes emerites dont la conversation ne consistait guere qu’en soupirs et en hoquets. Mieux valait la solitude. Enfin, je pris le parti de me coucher d’aussi bonne heure que possible, de diner le plus tard possible, en sorte que je resolus le probleme d’accourcir [20]les soirees et d’allonger les jours, _et je vis que cela etait bon_.

A quatre verstes de chez moi se trouvait une belle propriete appartenant a la comtesse B * * *, mais il n’y avait la que son homme d’affaires; la comtesse n’avait habite son chateau qu’une fois, la premiere annee de son [25]mariage, et n’y etait demeuree guere qu’un mois. Un jour, le second printemps de ma vie d’ermite, j’appris que la comtesse viendrait passer l’ete avec son mari dans son chateau. En effet, ils s’y installerent au commencement du mois de juin.

[30]L’arrivee d’un voisin riche fait epoque dans la vie des campagnards. Les proprietaires et leurs gens en parlent deux mois a l’avance et trois ans apres. Pour moi, je

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l’avoue, l’annonce de l’arrivee prochaine d’une voisine jeune et jolie m’agita considerablement. Je mourais d’impatience de la voir, et, le premier dimanche qui suivit son etablissement, je me rendis apres diner au chateau [5]de * * * pour presenter mes hommages a madame la comtesse en qualite de son plus proche voisin et son plus humble serviteur.

Un laquais me conduisit dans le cabinet du comte et sortit pour m’annoncer. Ce cabinet etait vaste et meuble [10]avec tout le luxe possible. Le long des murailles, on voyait des armoires remplies de livres, et sur chacune un buste en bronze; au-dessus d’une cheminee de marbre, une large glace. Le plancher etait couvert de drap vert, par-dessus lequel etaient etendus des tapis de Perse. [15]Deshabitue du luxe dans mon taudis, il y avait si longtemps que je n’avais vu le spectacle de la richesse, que je me sentis pris par la timidite, et j’attendis le comte avec un certain tremblement, comme un solliciteur de province qui va se presenter a l’audience d’un ministre. La porte [20]s’ouvrit, et je vis entrer un jeune homme de trente-deux ans, d’une charmante figure. Le comte m’accueillit de la maniere la plus ouverte et la plus aimable. Je fis un effort pour me remettre, et j’allais commencer mon compliment de voisinage, lorsqu’il me prevint en m’offrant sa maison [25]de la meilleure grace. Nous nous assimes. La conversation, pleine de naturel et d’affabilite, dissipa bientot ma timide sauvagerie, et je commencais a me trouver dans mon assiette ordinaire, lorsque tout a coup parut la comtesse, qui me rejeta dans un trouble pire que le [30]premier. C’etait vraiment une beaute. Le comte me presenta. Je voulus prendre un air degage, mais plus je m’efforcais de paraitre a mon aise, plus je me sentais

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gauche et embarrasse. Mes hotes, pour me donner le temps de me rassurer et de me faire a mes nouvelles connaissances, se mirent a parler entre eux, comme pour me montrer qu’ils me traitaient en bon voisin et sans ceremonie. [5]Cependant, j’allais et je venais dans le cabinet, regardant les livres et les tableaux. En matiere de tableaux, je ne suis pas connaisseur, mais il y en eut un qui attira mon attention. C’etait je ne sais quelle vue de Suisse, et le merite du paysage ne fut pas ce qui me frappa [10]le plus. Je remarquai que la toile etait percee de deux balles evidemment tirees l’une sur l’autre.

–Voila un joli coup! m’ecriai-je en me tournant vers le comte.

–Oui, dit-il, un coup assez singulier. Vous tirez le [15]pistolet, monsieur? ajouta-t-il.

–Mon Dieu, oui, passablement, repondis-je, enchante de trouver une occasion de parler de quelque chose de ma competence. A trente pas, je ne manquerais pas une carte, bien entendu avec des pistolets que je connaitrais.

[20]–Vraiment? dit la comtesse avec un air de grand interet. Et toi, mon ami, est-ce que tu mettrais a trente pas dans une carte?

–Nous verrons cela, repondit le comte. De mon temps, je ne tirais pas mal, mais il y a bien quatre ans que je [25]n’ai touche un pistolet.

–Alors, monsieur le comte, repris-je, je parierais que, meme a vingt pas, vous ne feriez pas mouche. Pour le pistolet, il faut une pratique continuelle. Je le sais par experience. Chez nous, dans notre regiment, je passais [30]pour un des meilleurs tireurs. Une fois, le hasard fit que je passai un mois sans prendre un pistolet; les miens etaient chez l’armurier. Nous allames au tir. Que

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pensez-vous qu’il m’arriva, monsieur le comte? La premiere fois que je m’y remis, je manquai quatre fois de suite une bouteille a vingt-cinq pas. Il y avait chez nous un chef d’escadron, bon enfant, grand farceur: “Parbleu! [5]mon camarade, me dit-il, c’est trop de sobriete! tu respectes trop les bouteilles.” Croyez-moi, monsieur le comte, il ne faut pas cesser de pratiquer: on se rouille. Le meilleur tireur que j’aie rencontre tirait le pistolet tous les jours, au moins trois coups avant son diner; il n’y manquait [10]pas plus qu’a prendre son verre d’eau-de-vie avant la soupe.

Le comte et la comtesse semblaient contents de m’entendre causer.

–Et comment faisait-il? demanda le comte.

[15]–Comment? vous allez voir. Il apercevait une mouche posee sur le mur… Vous riez? madame la comtesse… Je vous jure que c’est vrai. “Eh! Kouzka! un pistolet!” Kouzka lui apporte un pistolet charge.–Pan! voila la mouche aplatie sur le mur.

[20]–Quelle adresse! s’ecria le comte; et comment le nommez-vous?

–Silvio, monsieur le comte.

–Silvio! s’ecria le comte sautant sur ses pieds; vous avez connu Silvio?

[25]–Si je l’ai connu, monsieur le comte! nous etions les meilleurs amis; il etait avec nous autres, au regiment, comme un camarade. Mais voila cinq ans que je n’en ai pas eu la moindre nouvelle. Ainsi, il a l’honneur d’etre connu de vous, monsieur le comte?

[30]–Oui, connu, parfaitement connu.

–Vous a-t-il, par hasard, raconte une histoire assez drole qui lui est arrivee?

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–Un soufflet que, dans une soiree, il recut d’un certain animal…

–Et vous a-t-il dit le nom de cet animal?

–Non, monsieur le comte, il ne m’a pas dit…

[5]Ah! monsieur le comte, m’ecriai-je devinant la verite, pardonnez-moi… Je ne savais pas… Serait-ce vous?…

–Moi-meme, repondit le comte d’un air de confusion, et ce tableau troue est un souvenir de notre derniere [10]entrevue.

–Ah! cher ami, dit la comtesse, pour l’amour de Dieu, ne parle pas de cela! cela me fait encore peur.

–Non, dit le comte; il faut dire la chose a monsieur; il sait comment j’eus le malheur d’offenser son ami, il [15]est juste qu’il apprenne comment il s’est venge.

Le comte m’avanca un fauteuil, et j’ecoutai avec la plus vive curiosite le recit suivant:

–Il y a cinq ans que je me mariai. Le premier mois, _the honeymoon_, je le passai ici, dans ce chateau. A ce [20]chateau se rattache le souvenir des moments les plus heureux de ma vie, et aussi d’un des plus penibles. “Un soir, nous etions sortis tous les deux a cheval; le cheval de ma femme se defendait; elle eut peur; elle mit pied a terre et me pria de le ramener en main, tandis qu’elle [25]regagnerait le chateau a pied. A la porte, je trouvai une caleche de voyage. On m’annonca que, dans mon cabinet, il y avait un homme qui n’avait pas voulu decliner son nom, et qui avait dit seulement qu’il avait a me parler d’affaires. J’entrai dans cette chambre-ci, et, dans le [30]demi-jour, je vis un homme a longue barbe et couvert de poussiere, debout devant la cheminee. Je m’approchai, cherchant a me rappeler ses traits.

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“– Tu ne me reconnais pas, comte? me dit-il d’une voix Tremblante.

“– Silvio! m’ecriai-je.

“Et, je vous l’avouerai, je crus sentir mes cheveux se [5]dresser sur mon front.

“– Precisement, continua-t-il, et c’est a moi de tirer. Je suis venu decharger mon pistolet. Es-tu pret? “J’apercus un pistolet qui sortait de sa poche de cote. Je mesurai douze pas, et j’allai me placer la, dans cet angle, [10]en le priant de se depecher de tirer avant que ma femme rentrat. Il ne voulut pas et demanda de la lumiere. On apporta des bougies.

“Je fermai la porte, je dis qu’on ne laissat entrer personne, et, de nouveau, je le sommai de tirer. Il leva son [15]pistolet et m’ajusta… Je comptais les secondes… Je pensais a elle… Cela dura une effroyable minute. Silvio baissa son arme.

“– J’en suis bien fache, dit-il, mais mon pistolet n’est pas charge de noyaux de guignes;… une balle est dure [20]…Mais je fais une reflexion: ce que nous faisons ne ressemble pas trop a un duel, c’est un meurtre. Je ne suis pas accoutume a tirer sur un homme desarme. Recommencons tout cela; tirons au sort a qui le premier feu.

[25]”La tete me tournait. Il parait que je refusai… Enfin, nous chargeames un autre pistolet; nous fimes deux billets qu’il jeta dans cette meme casquette qu’autrefois ma balle avait traversee. Je pris un billet, et j’eus encore le numero 1.

[30]”– Tu es diablement heureux, comte! me dit-il avec un sourire que je n’oublierai jamais.

“Je ne comprends pas ce qui se passait en moi, et comment

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il parvint a me contraindre,… mais je fis feu, et ma balle alla frapper ce tableau.

Le comte me montrait du doigt la toile trouee par le coup de pistolet. Son visage etait rouge comme le feu.

[5]La comtesse etait plus pale que son mouchoir, et, moi, j’eus peine a retenir un cri.

–Je tirai donc, poursuivit le comte, et, grace a Dieu, je le manquai… Alors, Silvio… dans ce moment, il etait vraiment effroyable! se mit a m’ajuster. Tout a coup la [10]porte s’ouvrit. Macha se precipite dans le cabinet et s’elance a mon cou. Sa presence me rendit ma fermete.

“– Ma chere, lui dis-je, est-ce que tu ne vois pas que nous plaisantons? Comme te voila effrayee!… Va, va boire un verre d’eau, et reviens-nous. Je te presenterai [15]un ancien ami et un camarade.

“Macha n’avait garde de me croire.

“– Dites-moi, est-ce vrai, ce que dit mon mari? demanda-t~elle au terrible Silvio. Est-il vrai que vous plaisantez?

[20]”– Il plaisante toujours, comtesse, repondit Silvio. Une fois, par plaisanterie, il m’a donne un soufflet; par plaisanterie, il m’a envoye une balle dans ma casquette; par plaisanterie, il vient tout a l’heure de me manquer d’un coup de pistolet. Maintenant, c’est a mon tour de [25]rire un peu…

“A ces mots, il se remit a me viser… sous les yeux de ma femme. Macha etait tombee a ses pieds.

“– Leve-toi, Macha! n’as-tu point de honte! m’ecriai-je avec rage. –Et vous, monsieur, voulez-vous rendre folle [30]une malheureuse femme? Voulez-vous tirer, oui ou non?

“– Je ne veux pas, repondit Silvio. Je suis content. J’ai vu ton trouble, ta faiblesse; je t’ai force de tirer sur

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moi, je suis satisfait; tu te souviendras de moi, je t’abandonne a ta conscience.

“Il fit un pas vers la porte, et, s’arretant sur le seuil, il jeta un coup d’oeil sur le tableau troue, et, presque sans [5]ajuster, il fit feu et doubla ma balle, puis il sortit. Ma femme s’evanouit. Mes gens n’oserent l’arreter et s’ouvrirent devant lui avec effroi. Il alla sur le perron, appela son postillon, et il etait deja loin avant que j’eusse recouvre ma presence d’esprit…

[10]Le comte se tut.

C’est ainsi que j’appris la fin d’une histoire dont le commencement m’avait tant intrigue. Je n’en ai jamais revu le heros. On dit que Silvio, au moment de l’insurrection d’Alexandre Ypsilanti, etait a la tete d’un corps [15]d’hetairismes, et qu’il fut tue dans la deroute de Skouliani.

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MAUPASSANT

LA MAIN

On faisait cercle autour de M. Bermutier, juge d’instruction, qui donnait son avis sur l’affaire mysterieuse de Saint-Cloud. Depuis un mois, cet inexplicable crime affolait Paris. Personne n’y comprenait rien.

[5]M. Bermutier, debout, le dos a la cheminee, parlait, assemblait les preuves, discutait les diverses opinions, mais ne concluait pas.

Plusieurs femmes s’etaient levees pour s’approcher et demeuraient debout, l’oeil fixe sur la bouche rasee du [10]magistrat d’ou sortaient les paroles graves. Elles frissonnaient, vibraient, crispees par leur peur curieuse, par l’avide et insatiable besoin d’epouvante qui hante leur ame, les torture comme une faim.

Une d’elles, plus pale que les autres, prononca pendant [15]un silence:

–C’est affreux. Cela touche au “surnaturel.” On ne saura jamais rien.

Le magistrat se tourna vers elle:

–Oui, madame, il est probable qu’on ne saura jamais [20]rien. Quant au mot surnaturel que vous venez d’employer, il n’a rien a faire ici. Nous sommes en presence d’un crime fort habilement concu, fort habilement execute, si bien enveloppe de mystere que nous ne pouvons le degager des circonstances impenetrables qui l’entourent. [25]Mais j’ai eu, moi, autrefois, a suivre une affaire ou

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vraiment semblait se meler quelque chose de fantastique. Il a fallu l’abandonner d’ailleurs, faute de moyens de l’eclaircir.

Plusieurs femmes prononcerent en meme temps, si vite [5]que leurs voix n’en firent qu’une:

–Oh! dites-nous cela.

M. Bermutier sourit gravement, comme doit sourire un juge d’instruction. Il reprit:

–N’allez pas croire, au moins, que j’aie pu, meme un [10]instant, supposer en cette aventure quelque chose de surhumain. Je ne crois qu’aux causes normales. Mais si, au lieu d’employer le mot “surnaturel” pour exprimer ce que nous ne comprenons pas, nous nous servions simplement du mot “inexplicable,” cela vaudrait beaucoup mieux. [15]En tout cas, dans l’affaire que je vais vous dire, ce sont surtout les circonstances environnantes, les circonstances preparatoires qui m’ont emu. Enfin, voici les faits:

J’etais alors juge d’instruction a Ajaccio, une petite ville blanche, couchee au bord d’un admirable golfe [20]qu’entourent partout de hautes montagnes.

Ce que j’avais surtout a poursuivre la-bas, c’etaient les affaires de vendetta. Il y en a de superbes, de dramatiques au possible, de feroces, d’heroiques. Nous retrouvons la les plus beaux sujets de vengeance qu’on puisse rever, les [25]haines seculaires, apaisees un moment, jamais eteintes, les ruses abominables, les assassinats devenant des massacres et presque des actions glorieuses. Depuis deux ans, je n’entendais parler que du prix du sang, que de ce terrible prejuge corse qui force a venger toute injure sur la personne qui l’a faite, sur ses descendants et ses proches. J’avais vu egorger des vieillards, des enfants, des cousins, j’avais la tete pleine de ces histoires.

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Or, j’appris un jour qu’un Anglais venait de louer pour plusieurs annees une petite villa au fond du golfe. Il avait amene avec lui un domestique francais, pris a Marseille en passant.

[5]Bientot tout le monde s’occupa de ce personnage singulier, qui vivait seul dans sa demeure, ne sortant que pour chasser et pour pecher. Il ne parlait a personne, ne venait jamais a la ville, et, chaque matin, s’exercait pendant une heure ou deux, a tirer au pistolet et a la carabine.

[10]Des legendes se firent autour de lui. On pretendit que c’etait un haut personnage fuyant sa patrie pour des raisons politiques; puis on affirma qu’il se cachait apres avoir commis un crime epouvantable. On citait meme des circonstances particulierement horribles.

[15]Je voulus, en ma qualite de juge d’instruction, prendre quelques renseignements sur cet homme; mais il me fut impossible de rien apprendre. Il se faisait appeler sir John Rowell.

Je me contentai donc de le surveiller de pres; mais on [20]ne me signalait, en realite, rien de suspect a son egard.

Cependant, comme les rumeurs sur son compte continuaient, grossissaient, devenaient generales, je resolus d’essayer de voir moi-meme cet etranger, et je me mis a chasser regulierement dans les environs de sa propriete.

[25]J’attendis longtemps une occasion. Elle se presenta enfin sous la forme d’une perdrix que je tirai et que je tuai devant le nez de l’Anglais. Mon chien me la rapporta; mais, prenant aussitot le gibier, j’allai m’excuser de mon inconvenance et prier sir John Rowell d’accepter l’oiseau [30]mort.

C’etait un grand homme a cheveux rouges, a barbe rouge, tres haut, tres large, une sorte d’hercule placide et

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poli. Il n’avait rien de la raideur dite britannique et il me remercia vivement de ma delicatesse en un francais accentue d’ outre-Manche. Au bout d’un mois, nous avions cause ensemble cinq ou six fois.

[5]Un soir enfin, comme je passais devant sa porte, je l’apercus qui fumait sa pipe, a cheval sur une chaise dans son jardin. Je le saluai, et il m’invita a entrer pour boire un verre de biere. Je ne me le fis pas repeter.

Il me recut avec toute la meticuleuse courtoisie anglaise, [10]parla avec eloge de la France, de la Corse, declara qu’il aimait beaucoup cette pays, et cette rivage.

Alors je lui posai, avec de grandes precautions et sous la forme d’un interet tres vif, quelques questions sur sa vie, sur ses projets. Il repondit sans embarras, me raconta [15]qu’il avait beaucoup voyage, en Afrique, dans les Indes, en Amerique. Il ajouta en riant:

–J’ave eu bocoup d’aventures, oh! yes.

Puis je me remis a parler chasse, et il me donna des details les plus curieux sur la chasse a l’hippopotame, au [20]tigre, a l’elephant et meme la chasse au gorille.

Je dis:

–Tous ces animaux sont redoutables.

Il sourit:

–Oh! no, le plus mauvais c’ete l’homme.

[25]Il se mit a rire tout a fait, d’un bon rire de gros Anglais content:

–J’ave beaucoup chasse l’homme aussi.

Puis il parla d’armes, et il m’offrit d’entrer chez lui pour me montrer des fusils de divers systemes.

[30]Son salon etait tendu de noir, de soie noire brodee d’or. De grandes fleurs jaunes couraient sur l’etoffe sombre, brillaient comme du feu.

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Il annonca:

–C’ete une drap japonaise.

Mais, au milieu du plus large panneau, une chose etrange me tira l’oeil. Sur un carre de velours rouge, un objet [5]noir se detachait. Je m’approchai: c’etait une main, une main d’homme. Non pas une main de squelette, blanche et propre, mais une main noire dessechee, avec les ongles jaunes, les muscles a nu et des traces de sang ancien, de sang pareil a une crasse, sur les os coupes net, comme [10]d’un coup de hache, vers le milieu de l’avant-bras.

Autour du poignet, une enorme chaine de fer, rivee, soudee a ce membre malpropre, l’attachait au mur par un anneau assez fort pour tenir un elephant en laisse.

Je demandai:

–Qu’est-ce que cela?

L’Anglais repondit tranquillement:

–C’ete ma meilleur ennemi. Il vene d’Amerique. Il ave ete fendu avec le sabre et arrache la peau avec une caillou coupante, et seche dans le soleil pendant huit [20]jours. Aoh, tres bonne pour moi, cette.

Je touchai ce debris humain qui avait du appartenir a un colosse. Les doigts, demesurement longs, etaient attaches par des tendons enormes que retenaient des lanieres de peau par places. Cette main etait affreuse a [25]voir, ecorchee ainsi, elle faisait penser naturellement a quelque vengeance de sauvage.

Je dis:

–Cet homme devait etre tres fort.

L’Anglais prononca avec douceur:

30 –Aoh yes; mais je ete plus fort que lui. J’ave mis cette chaine pour le tenir.

Je crus qu’il plaisantait. Je dis:

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–Cette chaine maintenant est bien inutile, la main ne se sauvera pas.

Sir John Rowell reprit gravement:

–Elle voule toujours s’en aller. Cette chaine ete [5]necessaire.

D’un coup d’oeil rapide j’interrogeai son visage, me demandant:

–Est-ce un fou, ou un mauvais plaisant?

Mais la figure demeurait impenetrable, tranquille et [10]bienveillante. Je parlai d’autre chose et j’admirai les fusils.

Je remarquai cependant que trois revolvers charges etaient poses sur les meubles, comme si cet homme eut vecu dans la crainte constante d’une attaque. Je revins [15]plusieurs fois chez lui. Puis je n’y allai plus. On s’etait accoutume a sa presence; il etait devenu indifferent a tous.

Une annee entiere s’ecoula. Or un matin, vers la fin de novembre, mon domestique me reveilla en m’annoncant que sir John Rowell avait ete assassine dans la nuit.

[20]Une demi-heure plus tard, je penetrais dans la maison de l’Anglais avec le commissaire central et le capitaine de gendarmerie. Le valet, eperdu et desespere, pleurait devant la porte. Je soupconnai d’abord cet homme, mais il etait innocent.

[25]On ne put jamais trouver le coupable. En entrant dans le salon de sir John, j’apercus du premier coup d’oeil le cadavre etendu sur le dos, au milieu de la piece.

Le gilet etait dechire, une manche arrachee pendait, tout annoncait qu’une lutte terrible avait eu lieu.

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L’Anglais etait mort etrangle! Sa figure noire et gonflee, effrayante, semblait exprimer une epouvante abominable; il tenait entre ses dents serrees quelque chose; et le cou, perce de cinq trous qu’on aurait dit faits avec des [5]pointes de fer, etait couvert de sang.

Un medecin nous rejoignit. Il examina longtemps les traces des doigts dans la chair et prononca ces etranges paroles:

–On dirait qu’il a ete etrangle par un squelette.

[10]Un frisson me passa dans le dos, et je jetai les yeux sur le mur, a la place ou j’avais vu jadis l’horrible main d’ecorche. Elle n’y etait plus. La chaine, brisee, pendait.

Alors je me baissai vers le mort, et je trouvai dans [15]sa bouche crispee un des doigts de cette main disparue, coupe ou plutot scie par les dents juste a la deuxieme phalange.

Puis on proceda aux constatations. On ne decouvrit rien. Aucune porte n’avait ete forcee, aucune fenetre, [20]aucun meuble. Les deux chiens de garde ne s’etaient pas reveilles.

Voici, en quelques mots, la deposition du domestique:

Depuis un mois, son maitre semblait agite. Il avait recu beaucoup de lettres, brulees a mesure.

[25]Souvent, prenant une cravache, dans une colere qui semblait de la demence, il avait frappe avec fureur cette main sechee, scellee au mur et enlevee, on ne sait comment, a l’heure meme du crime.

Il se couchait fort tard et s’enfermait avec soin. Il [30]avait toujours des armes a portee du bras. Souvent, la nuit, il parlait haut, comme s’il se fut querelle avec quelqu’un.

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Cette nuit-la, par hasard, il n’avait fait aucun bruit, et c’est seulement en venant ouvrir les fenetres que le serviteur avait trouve sir John assassine. Il ne soupconnait personne.

[5]Je communiquai ce que je savais du mort aux magistrats et aux officiers de la force publique, et on fit dans toute l’ile une enquete minutieuse. On ne decouvrit rien.

Or, une nuit, trois mois apres le crime, j’eus un affreux cauchemar. Il me sembla que je voyais la main, l’horrible [10]main, courir comme un scorpion ou comme une araignee le long de mes rideaux et de mes murs. Trois fois, je me reveillai, trois fois je me rendormis, trois fois je revis le hideux debris galoper autour de ma chambre en remuant les doigts comme des pattes.

[15]Le lendemain, on me l’apporta, trouve dans le cimetiere, sur la tombe de sir John Rowell, enterre la; car on n’avait pu decouvrir sa famille. L’index manquait.

Voila, mesdames, mon histoire.. Je ne sais rien de plus.

Les femmes, eperdues, etaient pales, frissonnantes.

[20]Une d’elles s’ecria:

–Mais ce n’est pas un denouement cela, ni une explication! Nous n’allons pas dormir si vous ne nous dites pas ce qui s’etait passe, selon vous.

Le magistrat sourit avec severite:

[25]–Oh! moi, mesdames, je vais gater, certes, vos reves terribles. Je pense tout simplement que le legitime proprietaire de la main n’etait pas mort, qu’il est venu la chercher avec celle qui lui restait. Mais je n’ai pu savoir comment il a fait, par exemple. C’est la une sorte de [30]vendetta.

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Une des femmes murmura:

–Non, ca ne doit pas etre ainsi.

Et le juge d’instruction, souriant toujours, conclut:

–Je vous avais bien dit que mon explication ne vous [5]irait pas.

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UNE VENDETTA

La veuve de Paolo Saverini habitait seule avec son fils une petite maison pauvre sur les remparts de Bonifacio. La ville, batie sur une avancee de la montagne, suspendue meme par places au-dessus de la mer, regarde, par-dessus [5]le detroit herisse d’ecueils, la cote plus basse de la Sardaigne. A ses pieds, de l’autre cote, la contournant presque entierement, une coupure de la falaise, qui ressemble a un gigantesque corridor, lui sert de port, amene jusqu’aux premieres maisons, apres un long circuit entre deux [10]murailles abruptes, les petits bateaux pecheurs italiens ou sardes, et, chaque quinzaine, le vieux vapeur poussif qui fait le service d’Ajaccio.

Sur la montagne blanche, le tas de maisons pose une tache plus blanche encore. Elles ont l’air de nids d’oiseaux [15]sauvages, accrochees ainsi sur ce roc, dominant sur ce passage terrible ou ne s’aventurent guere les navires. Le vent, sans repos, fatigue la cote nue, rongee par lui, a peine vetue d’herbe; il s’engouffre dans le detroit, dont il ravage les deux bords. Les trainees d’ecume pale, [20]accrochees aux pointes noires des innombrables rocs qui percent partout les vagues, ont l’air de lambeaux de toiles flottant et palpitant a la surface de l’eau.

La maison de la veuve Saverini, soudee au bord meme de la falaise, ouvrait ses trois fenetres sur cet horizon sauvage [25]et desole.

Elle vivait la, seule, avec son fils Antoine et leur chienne “Semillante,” grande bete maigre, aux poils longs et rudes,

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de la race des gardeurs de troupeaux. Elle servait au jeune homme pour chasser.

Un soir, apres une dispute, Antoine Saverini fut tue traitreusement, d’un coup de couteau, par Nicolas [5]Ravolati, qui, la nuit meme, gagna la Sardaigne.

Quand la vieille mere recut le corps de son enfant, que des passants lui rapporterent, elle ne pleura pas, mais elle demeura longtemps immobile a le regarder; puis, etendant sa main ridee sur le cadavre, elle lui promit la vendetta. [10]Elle ne voulut point qu’on restat avec elle, et elle s’enferma aupres du corps avec la chienne, qui hurlait. Elle hurlait, cette bete, d’une facon continue, debout au pied du lit, la tete tendue vers son maitre, et la queue serree entre les pattes. Elle ne bougeait pas plus que la mere, [15]qui penchee maintenant sur le corps, l’oeil fixe, pleurait de grosses larmes muettes en le contemplant.

Le jeune homme, sur le dos, vetu de sa veste de gros drap, trouee et dechiree a la poitrine, semblait dormir; mais il avait du sang partout: sur la chemise arrachee [20]pour les premiers soins; sur son gilet, sur sa culotte, sur la face, sur les mains. Des caillots de sang s’etaient figes dans la barbe et dans les cheveux.

La vieille mere se mit a lui parler. Au bruit de cette voix, la chienne se tut.

–Va, va, tu seras venge, mon petit, mon garcon, mon pauvre enfant. Dors, dors, tu seras venge, entends-tu? C’est la mere qui le promet! Et elle tient toujours sa parole, la mere, tu le sais bien.

Et lentement elle se pencha vers lui, collant ses levres [30]froides sur les levres mortes.

Alors, Semillante se remit a gemir. Elle poussait une longue plainte monotone, dechirante, horrible.

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Elles resterent la, toutes les deux, la femme et la bete, jusqu’au matin.

Antoine Saverini fut enterre le lendemain, et bientot on ne parla plus de lui dans Bonifacio.

[5]Il n’avait laisse ni frere, ni proches cousins. Aucun homme n’etait la pour poursuivre la vendetta. Seule, la mere y pensait, la vieille:

De l’autre cote du detroit, elle voyait du matin au soir un point blanc sur la cote. C’est un petit village sarde, [10]Longosardo, ou se refugient les bandits corses traques de trop pres. Ils peuplent presque seuls ce hameau, en face des cotes de leur patrie, et ils attendent la le moment de revenir, de retourner au maquis. C’est dans ce village, elle le savait, que s’etait refugie Nicolas Ravolati.

[15]Toute seule, tout le long du jour, assise a sa fenetre, elle regardait la-bas en songeant a la vengeance. Comment ferait-elle sans personne, infirme, si pres de la mort? Mais elle avait promis, elle avait jure sur le cadavre. Elle ne pouvait oublier, elle ne pouvait attendre. Que ferait-elle? [20]Elle ne dormait plus la nuit; elle n’avait plus ni repos ni apaisement; elle cherchait, obstinee. La chienne, a ses pieds, sommeillait, et, parfois, levant la tete, hurlait au loin. Depuis que son maitre n’etait plus la, elle hurlait souvent ainsi, comme si elle l’eut appele, comme si [25]son ame de bete, inconsolable, eut aussi garde le souvenir que rien n’efface.

Or, une nuit, comme Semillante se remettait a gemir, la mere, tout a coup, eut une idee, une idee de sauvage vindicatif et feroce. Elle la medita jusqu’au matin; puis, [30]levee des les approches du jour, elle se rendit a l’eglise. Elle pria, prosternee sur le pave, abattue devant Dieu, le

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suppliant de l’aider, de la soutenir, de donner a son pauvre corps use la force qu’il lui fallait pour venger le fils.

Puis elle rentra. Elle avait dans sa cour un ancien baril defonce, qui recueillait l’eau des gouttieres; elle le [5]renversa, le vida, l’assujettit contre le sol avec des pieux et des pierres; puis elle enchaina Semillante a cette niche, et elle rentra.

Elle marchait maintenant, sans repos, dans sa chambre, l’oeil fixe toujours sur la cote de Sardaigne. Il etait [10]la-bas, l’assassin.
La chienne, tout le jour et toute la nuit, hurla. La vieille, au matin, lui porta de l’eau dans une jatte; mais rien de plus: pas de soupe, pas de pain.

La journee encore s’ecoula. Semillante, extenuee, dormait. [15]Le lendemain, elle avait les yeux luisants, le poil herisse, et elle tirait eperdument sur sa chaine.

La vieille ne lui donna encore rien a manger. La bete, devenue furieuse, aboyait d’une voix rauque. La nuit encore se passa.

[20]Alors, au jour leve, la mere Saverini alla chez le voisin, prier qu’on lui donnat deux bottes de paille. Elle prit de vieilles hardes qu’avait portees autrefois son mari, et les bourra de fourrage, pour simuler un corps humain.

Ayant pique un baton dans le sol, devant la niche de [25]Semillante, elle noua dessus ce mannequin, qui semblait ainsi se tenir debout. Puis elle figura la tete au moyen d’un paquet de vieux linge.

La chienne, surprise, regardait cet homme de paille, et se taisait bien que devoree de faim.

[30]Alors la vieille alla acheter chez le charcutier un long morceau de boudin noir. Rentree chez elle, elle alluma un feu de bois dans sa cour, aupres de la niche, et fit griller

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son boudin. Semillante, affolee, bondissait, ecumait, les yeux fixes sur le gril, dont le fumet lui entrait au ventre.

Puis la mere fit de cette bouillie fumante une cravate a l’homme de paille. Elle la lui ficela longtemps autour [5]du cou, comme pour la lui entrer dedans. Quand ce fu fini, elle dechaina la chienne.

D’un saut formidable, la bete atteignit la gorge du mannequin, et, les pattes sur les epaules, se mit a la dechirer. Elle retombait, un morceau de sa proie a la gueule, puis [10]s’elancait de nouveau, enfoncait ses crocs dans les cordes, arrachait quelques parcelles de nourriture, retombait encore, et rebondissait, acharnee. Elle enlevait le visage par grands coups de dents, mettait en lambeaux le col entier.

[15]La vieille, immobile et muette, regardait, l’oeil allume. Puis elle renchaina sa bete, la fit encore jeuner deux jours, et recommenca cet etrange exercice.

Pendant trois mois, elle l’habitua a cette sorte de lutte, a ce repas conquis a coups de crocs. Elle ne l’enchainait [20]plus maintenant, mais elle la lancait d’un geste sur le mannequin.

Elle lui avait appris a le dechirer, a le devorer, sans meme qu’aucune nourriture fut cachee en sa gorge. Elle lui donnait ensuite, comme recompense, le boudin grille [25]pour elle.

Des qu’elle apercevait l’homme, Semillante fremissait, puis tournait les yeux vers sa maitresse, qui lui criait: “Va!” d’une voix sifflante, en levant le doigt.

Quand elle jugea le temps venu, la mere Saverini alla [30]se confesser et communia un dimanche matin, avec une ferveur extatique, puis, ayant revetu des habits de male,

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semblable a un vieux pauvre deguenille, elle fit marche avec un pecheur sarde, qui la conduisit, accompagnee de sa chienne, de l’autre cote du detroit.

Elle avait, dans un sac de toile, un grand morceau de [5]boudin. Semillante jeunait depuis deux jours. La vieille femme, a tout moment, lui faisait sentir la nourriture odorante, et l’excitait.

Elles entrerent dans Longosardo. La Corse allait en boitillant. Elle se presenta chez un boulanger et demanda [10]la demeure de Nicolas Ravolati. Il avait repris son ancien metier, celui de menuisier. Il travaillait seul au fond de sa boutique.

La vieille poussa la porte et l’appela:

–He! Nicolas!

[15]Il se tourna; alors, lachant sa chienne, elle cria:

–Va, va, devore, devore!

L’animal, affole, s’elanca, saisit la gorge. L’homme etendit les bras, l’etreignit, roula par terre. Pendant quelques secondes, il se tordit, battant le sol de ses pieds; [10]puis il demeura immobile, pendant que Semillante lui fouillait le cou, qu’elle arrachait par lambeaux. Deux voisins, assis sur leur porte, se rappelerent parfaitement avoir vu sortir un vieux pauvre avec un chien noir efflanque qui mangeait, tout en marchant, quelque chose de [25]brun que lui donnait son maitre.

La vieille, le soir, etait rentree chez elle. Elle dormit bien, cette nuit-la.

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L’AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS

_A Robert Pinchon_

Depuis son entree en France avec l’armee d’invasion, Walter Schnaffs se jugeait le plus malheureux des hommes. Il etait gros, marchait avec peine, soufflait beaucoup et souffrait affreusement des pieds qu’il avait fort plats et [5]fort gras. Il etait en outre pacifique et bienveillant, nullement magnanime ou sanguinaire, pere de quatre enfants qu’il adorait et marie avec une jeune femme blonde, dont il regrettait desesperement chaque soir les tendresses, les petits soins et les baisers. Il aimait se lever tard et se [10]coucher tot, manger lentement de bonnes choses et boire de la biere dans les brasseries. Il songeait en outre que tout ce qui est doux dans l’existence disparait avec la vie; et il gardait au coeur une haine epouvantable, instinctive et raisonnee en meme temps, pour les canons, les fusils, les revolvers et les sabres, mais surtout pour les baionnettes, [15]se sentant incapable de manoeuvrer assez vivement cette arme rapide pour defendre son gros ventre.

Et, quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roule dans son manteau a cote des camarades qui ronflaient, il [20]pensait longuement aux siens laisses la-bas et aux dangers semes sur sa route: S’il etait tue, que deviendraient les petits? Qui donc les nourrirait et les eleverait? A l’heure meme, ils n’etaient pas riches, malgre les dettes qu’il avait contractees en partant pour leur laisser quelque [25]argent. Et Walter Schnaffs pleurait quelquefois.

Au commencement des batailles il se sentait dans les

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jambes de telles faiblesses qu’il se serait laisse tomber, s’il n’avait songe que toute l’armee lui passerait sur le corps. Le sifflement des balles herissait le poil sur sa peau.

Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dans [5]l’angoisse.

Son corps d’armee s’avancait vers la Normandie, et il fut un jour envoye en reconnaissance avec un faible detachement qui devait simplement explorer une partie du pays et se replier ensuite. Tout semblait calme dans la [10]campagne; rien n’indiquait une resistance preparee.

Or, les Prussiens descendaient avec tranquillite dans une petite vallee que coupaient des ravins profonds, quand une fusillade violente les arreta net, jetant bas une vingtaine des leurs; et une troupe de francs-tireurs, [15]sortant brusquement d’un petit bois grand comme la main, s’elanca en avant, la baionnette au fusil.

Walter Schnaffs demeura d’abord immobile, tellement surpris et eperdu qu’il ne pensait meme pas a fuir. Puis un desir fou de detaler le saisit; mais il songea aussitot [20]qu’il courait comme une tortue en comparaison des maigres Francais qui arrivaient en bondissant comme un troupeau de chevres. Alors, apercevant a six pas devant lui un large fosse plein de broussailles couvertes de feuilles seches, il y sauta a pieds joints, sans songer meme a la [25]profondeur, comme on saute d’un pont dans une riviere.

Il passa, a la facon d’une fleche, a travers une couche epaisse de lianes et de ronces aigues qui lui dechirerent la face et les mains, et il tomba lourdement assis sur un lit de pierres.

[30]Levant aussitot les yeux, il vit le ciel par le trou qu’il avait fait. Ce trou revelateur le pouvait denoncer, et il se traina avec precaution, a quatre pattes, au fond de

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cette orniere, sous le toit de branchages enlaces, allant le plus vite possible, en s’eloignant du lieu de combat. Puis il s’arreta et s’assit de nouveau, tapi comme un lievre au milieu des hautes herbes seches.

Il entendit pendant quelque temps encore des detonations, [5]des cris et des plaintes. Puis les clameurs de la lutte s’affaiblirent, cesserent. Tout redevint muet et calme.

Soudain quelque chose remua: contre lui. Il eut un [10]sursaut epouvantable. C’etait un petit oiseau qui, s’etant pose sur une branche, agitait des feuilles mortes. Pendant pres d’une heure, le coeur de Walter Schnaffs en battit a grands coups presses.

La nuit venait, emplissant d’ombre le ravin. Et le [15]soldat se mit a songer. Qu’allait-il faire? Qu’allait-il devenir? Rejoindre son armee?… Mais comment? Mais par ou? Et il lui faudrait recommencer l’horrible vie d’angoisses, d’epouvantes, de fatigues et de souffrances qu’il menait depuis le commencement de la guerre! Non! [20]Il ne se sentait plus ce courage. Il n’aurait plus l’energie qu’il fallait pour supporter les marches et affronter les dangers de toutes les minutes.

Mais que faire? Il ne pouvait rester dans ce ravin et s’y cacher jusqu’a la fin des hostilites. Non, certes. S’il [25]n’avait pas fallu manger, cette perspective ne l’aurait pas trop atterre; mais il fallait manger, manger tous les jours.

Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme, sur le territoire ennemi, loin de ceux qui le pouvaient [30]defendre. Des frissons lui couraient sur la peau.

Soudain il pensa: “Si seulement j’etais prisonnier!” Et son coeur fremit de desir, d’un desir violent, immodere,

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d’etre prisonnier des Francais. Prisonnier! Il serait sauve, nourri, loge, a l’abri des balles et des sabres, sans apprehension possible, dans une bonne prison bien gardee. Prisonnier! Quel reve!

[5]Et sa resolution fut prise immediatement:

–Je vais me constituer prisonnier.

Il se leva, resolu a executer ce projet sans tarder d’une minute. Mais il demeura immobile, assailli soudain par des reflexions facheuses et par des terreurs nouvelles.

[10]Ou allait-il se constituer prisonnier? Comment? De quel cote? Et des images affreuses, des images de mort, se precipiterent dans son ame.

Il allait courir des dangers terribles en s’aventurant seul, avec son casque a pointe, par la campagne.

[15]S’il rencontrait des paysans? Ces paysans, voyant un Prussien perdu, un Prussien sans defense, le tueraient comme un chien errant! Ils le massacreraient avec leurs fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs pelles! Ils en feraient une bouillie, une patee, avec l’acharnement des [20]vaincus exasperes.

S’il rencontrait des francs-tireurs? Ces francs-tireurs, des enrages sans loi ni discipline, le fusilleraient pour s’amuser, pour passer une heure, histoire de rire en voyant sa tete. Et il se croyait deja appuye contre un mur en [25]face de douze canons de fusils, dont les petits trous ronds et noirs semblaient le regarder.

S’il rencontrait l’armee francaise elle-meme? Les hommes d’avant-garde le prendraient pour un eclaireur, pour quelque hardi et malin troupier parti seul en reconnaissance, [30]et ils lui tireraient dessus. Et il entendait deja les detonations irregulieres des soldats couches dans les broussailles, tandis que lui, debout au milieu d’un champ,

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affaissait, troue comme une ecumoire par les balles qu’il sentait entrer dans sa chair.

Il se rassit, desespere. Sa situation lui paraissait sans issue.

[5]La nuit etait tout a fait venue, la nuit muette et noire. Il ne bougeait plus. Tressaillant a tous les bruits inconnus et legers qui passent dans les tenebres. Un lapin, tapant du cul au bord d’un terrier, faillit faire s’enfuir Walter Schnaffs. Les cris des chouettes lui dechiraient l’ame, le [10]traversant de peurs soudaines, douloureuses comme des blessures. Il ecarquillait ses gros yeux pour tacher de voir dans l’ombre; et il s’imaginait a tout moment entendre marcher pres de lui.

Apres d’interminables heures et des angoisses de damne, [15]il apercut, a travers son plafond de branchages, le ciel qui devenait clair. Alors, un soulagement immense le penetra; ses membres se detendirent, reposes soudain; son coeur s’apaisa; ses yeux se fermerent. Il s’endormit.

Quand il se reveilla, le soleil lui parut arrive a peu pres [20]au milieu du ciel; il devait etre midi. Aucun bruit ne troublait la paix morne des champs; et Walter Schnaffs s’apercut qu’il etait atteint d’une faim aigue.

Il baillait, la bouche humide a la pensee du saucisson des soldats; et son estomac lui faisait mal.

[25]Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes etaient faibles, et se rassit pour reflechir. Pendant deux ou trois heures encore, il etablit le pour et le contre, changeant a tout moment de resolution, combattu, malheureux, tiraille par les raisons les plus contraires.

[30]Une idee lui parut enfin logique et pratique, c’etait de guetter le passage d’un villageois seul, sans armes, et sans outils de travail dangereux, de courir au-devant de lui et

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de se remettre en ses mains en lui faisant bien comprendre qu’il se rendait.

Alors il ota son casque, dont la pointe le pouvait trahir, et il sortit sa tete au bord de son trou, avec des precautions [5]infinies.

Aucun etre isole ne se montrait a l’horizon. La-bas, a droite, un petit village envoyait au ciel la fumee de ses toits, la fumee de ses cuisines! La-bas, a gauche; il apercevait, au bout des arbres d’une avenue, un grand [10]chateau flanque de tourelles.

Il attendit jusqu’au soir, souffrant affreusement, ne voyant rien que des vols de corbeaux, n’entendant rien que les plaintes sourdes de ses entrailles.

Et la nuit encore tomba sur lui.

[15]Il s’allongea au fond de sa retraite et il s’endormit d’un sommeil fievreux, hante de cauchemars, d’un sommeil d’homme affame.

L’aurore se leva de nouveau sur sa tete. Il se remit en observation. Mais la campagne restait vide comme la [20]veille; et une peur nouvelle entrait dans l’esprit de Walter Schnaffs, la peur de mourir de faim! Il se voyait etendu au fond de son trou, sur le dos, les deux yeux fermes. Puis des betes, des petites betes de toute sorte s’approchaient de son cadavre et se mettaient a le manger, l’attaquant [25]partout a la fois, se glissant sous ses vetements pour mordre sa peau froide. Et un grand corbeau lui piquait les yeux de son bec effile.

Alors, il devint fou, s’imaginant qu’il allait s’evanouir de faiblesse et ne plus pouvoir marcher. Et deja, il [30]s’appretait a s’elancer vers le village, resolu a tout oser, a tout braver, quand il apercut trois paysans qui s’en allaient aux champs avec leurs fourches sur l’epaule, et il se replongea dans sa cachette.

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Mais, des que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement du fosse, et se mit en route, courbe, craintif, le coeur battant, vers le chateau lointain, preferant entrer la-dedans plutot qu’au village qui lui semblait redoutable [5]comme une taniere pleine de tigres.

Les fenetres d’en bas brillaient. Une d’elles etait meme ouverte; et une forte odeur de viande cuite s’en echappait, une odeur qui penetra brusquement dans le nez et jusqu’au fond du ventre de Walter Schnaffs, qui le crispa, le fit [10]haleter, l’attirant irresistiblement, lui jetant au coeur une audace desesperee.

Et brusquement, sans reflechir, il apparut, casque, dans le cadre de la fenetre.

Huit domestiques dinaient autour d’une grande table. [15]Mais soudain une bonne demeura beante, laissant tomber son verre, les yeux fixes. Tous les regards suivirent le sien!

On apercut l’ennemi!

Seigneur! les Prussiens attaquaient le chateau! …

Ce fut d’abord un cri, un seul cri, fait de huit cris pousses [20]sur huit tons differents, un cri d’epouvante horrible, puis une levee tumultueuse, une bousculade melee, une fuite eperdue vers la porte du fond. Les chaises tombaient, les hommes renversaient les femmes et passaient dessus. En deux secondes, la piece fut vide, abandonnee, avec la table [25]couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stupefait, toujours debout dans sa fenetre.

Apres quelques instants d’hesitation, il enjamba le mur d’appui et s’avanca vers les assiettes. Sa faim exasperee le faisait trembler comme un fievreux: mais une terreur le [30]retenait, le paralysait encore. Il ecouta. Toute la maison semblait fremir; des portes se fermaient, des pas rapides couraient sur le plancher de dessus. Le Prussien inquiet tendait l’oreille a ces confuses rumeurs; puis il entendit

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des bruits sourds comme si des corps fussent tombes dans la terre molle, au pied des murs, des corps humains sautant du premier etage.

Puis tout mouvement, toute agitation cesserent, et le [5]grand chateau devint silencieux comme un tombeau. Walter Schnaffs s’assit devant une assiette restee intacte, et il se mit a manger. Il mangeait par grandes bouchees comme s’il eut craint d’etre interrompu trop tot, de ne pouvoir engloutir assez. Il jetait a deux mains les [10]morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe; et des paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans l’estomac, gonflant sa gorge en passant. Parfois, il s’interrompait, pret a crever a la facon d’un tuyau trop plein. Il prenait a la cruche au cidre et se deblayait [15]l’oesophage comme on lave un conduit bouche.

Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les bouteilles; puis, saoul de liquide et de mangeaille, abruti, rouge, secoue par des hoquets, l’esprit trouble et la bouche grasse, il deboutonna son uniforme pour souffler, incapable [20]d’ailleurs de faire un pas. Ses yeux se fermaient, ses idees s’engourdissaient; il posa son front pesant dans ses