This page contains affiliate links. As Amazon Associates we earn from qualifying purchases.
Writer:
Language:
Forms:
Genre:
Published:
  • 1873
Collection:
Buy it on Amazon Listen via Audible FREE Audible 30 days

qui se chiffre par huit cent mille livres (20 millions de francs). Il a fallu, en effet, etablir des depots en plusieurs ports, et, dans ces mers eloignees, le charbon revient a quatre-vingts francs la tonne.

Le _Mongolia_ avait encore seize cent cinquante milles a faire avant d’atteindre Bombay, et il devait rester quatre heures a Steamer-Point, afin de remplir ses soutes.

Mais ce retard ne pouvait nuire en aucune facon au programme de Phileas Fogg. Il etait prevu. D’ailleurs le _Mongolia_, au lieu d’arriver a Aden le 15 octobre seulement au matin, y entrait le 14 au soir. C’etait un gain de quinze heures.

Mr. Fogg et son domestique descendirent a terre. Le gentleman voulait faire viser son passeport. Fix le suivit sans etre remarque.

La formalite du visa accomplie, Phileas Fogg revint a bord reprendre sa partie interrompue.

Passepartout, lui, flana, suivant sa coutume, au milieu de cette population de Somanlis, de Banians, de Parsis, de Juifs, d’Arabes, d’Europeens, composant les vingt-cinq mille habitants d’Aden. Il admira les fortifications qui font de cette ville le Gibraltar de la mer des Indes, et de magnifiques citernes auxquelles travaillaient encore les ingenieurs anglais, deux mille ans apres les ingenieurs du roi Salomon.

“Tres curieux, tres curieux!” se disait Passepartout en revenant a bord. “Je m’apercois qu’il n’est pas inutile de voyager, si l’on veut voir du nouveau.”

A six heures du soir, le _Mongolia_ battait des branches de son helice les eaux de la rade d’Aden et courait bientot sur la mer des Indes.

Il lui etait accorde cent soixante-huit heures pour accomplir la traversee entre Aden et Bombay. Du reste, cette mer indienne lui fut favorable. Le vent tenait dans le nord-ouest. Les voiles vinrent en aide a la vapeur.

Le navire, mieux appuye, roula moins. Les passageres, en fraiches toilettes, reparurent sur le pont. Les chants et les danses recommencerent.

Le voyage s’accomplit donc dans les meilleures conditions. Passepartout etait enchante de l’aimable compagnon que le hasard lui avait procure en la personne de Fix.

Le dimanche 20 octobre, vers midi, on eut connaissance de la cote indienne. Deux heures plus tard, le pilote montait a bord du _Mongolia_. A l’horizon, un arriere-plan de collines se profilait harmonieusement sur le fond du ciel. Bientot, les rangs de palmiers qui couvrent la ville se detacherent vivement. Le paquebot penetra dans cette rade formee par les iles Salcette, Colaba, Elephanta, Butcher, et a quatre heures et demie il accostait les quais de Bombay.

Phileas Fogg achevait alors le trente-troisieme robre de la journee, et son partenaire et lui, grace a une manoeuvre audacieuse, ayant fait les treize levees, terminerent cette belle traversee par un chelem admirable.

Le _Mongolia_ ne devait arriver que le 22 octobre a Bombay. Or, il y arrivait le 20. C’etait donc, depuis son depart de Londres, un gain de deux jours, que Phileas Fogg inscrivit methodiquement sur son itineraire a la colonne des benefices.

X

OU PASSEPARTOUT EST TROP HEUREUX D’EN ETRE QUITTE EN PERDANT SA CHAUSSURE

Personne n’ignore que l’Inde — ce grand triangle renverse dont la base est au nord et la pointe au sud — comprend une superficie de quatorze cent mille milles carres, sur laquelle est inegalement repandue une population de cent quatre-vingts millions d’habitants. Le gouvernement britannique exerce une domination reelle sur une certaine partie de cet immense pays. Il entretient un gouverneur general a Calcutta, des gouverneurs a Madras, a Bombay, au Bengale, et un lieutenant-gouverneur a Agra.

Mais l’Inde anglaise proprement dite ne compte qu’une superficie de sept cent mille milles carres et une population de cent a cent dix millions d’habitants. C’est assez dire qu’une notable partie du territoire echappe encore a l’autorite de la reine; et, en effet, chez certains rajahs de l’interieur, farouches et terribles, l’independance indoue est encore absolue.

Depuis 1756 — epoque a laquelle fut fonde le premier etablissement anglais sur l’emplacement aujourd’hui occupe par la ville de Madras — jusqu’a cette annee dans laquelle eclata la grande insurrection des cipayes, la celebre Compagnie des Indes fut toute-puissante. Elle s’annexait peu a peu les diverses provinces, achetees aux rajahs au prix de rentes qu’elle payait peu ou point; elle nommait son gouverneur general et tous ses employes civils ou militaires; mais maintenant elle n’existe plus, et les possessions anglaises de l’Inde relevent directement de la couronne.

Aussi l’aspect, les moeurs, les divisions ethnographiques de la peninsule tendent a se modifier chaque jour. Autrefois, on y voyageait par tous les antiques moyens de transport, a pied, a cheval, en charrette, en brouette, en palanquin, a dos d’homme, en coach, etc. Maintenant, des steamboats parcourent a grande vitesse l’Indus, le Gange, et un chemin de fer, qui traverse l’Inde dans toute sa largeur en se ramifiant sur son parcours, met Bombay a trois jours seulement de Calcutta.

Le trace de ce chemin de fer ne suit pas la ligne droite a travers l’Inde. La distance a vol d’oiseau n’est que de mille a onze cents milles, et des trains, animes d’une vitesse moyenne seulement, n’emploieraient pas trois jours a la franchir ; mais cette distance est accrue d’un tiers, au moins, par la corde que decrit le railway en s’elevant jusqu’a Allahabad dans le nord de la peninsule.

Voici, en somme, le trace a grands points du “Great Indian peninsular railway”. En quittant l’ile de Bombay, il traverse Salcette, saute sur le continent en face de Tannah, franchit la chaine des Ghates-Occidentales, court au nord-est jusqu’a Burhampour, sillonne le territoire a peu pres independant du Bundelkund, s’eleve jusqu’a Allahabad, s’inflechit vers l’est, rencontre le Gange a Benares, s’en ecarte legerement, et, redescendant au sud-est par Burdivan et la ville francaise de Chandernagor, il fait tete de ligne a Calcutta.

C’etait a quatre heures et demie du soir que les passagers du _Mongolia_ avaient debarque a Bombay, et le train de Calcutta partait a huit heures precises.

Mr. Fogg prit donc conge de ses partenaires, quitta le paquebot, donna a son domestique le detail de quelques emplettes a faire, lui recommanda expressement de se trouver avant huit heures a la gare, et, de son pas regulier qui battait la seconde comme le pendule d’une horloge astronomique, il se dirigea vers le bureau des passeports.

Ainsi donc, des merveilles de Bombay, il ne songeait a rien voir, ni l’hotel de ville, ni la magnifique bibliotheque, ni les forts, ni les docks, ni le marche au coton, ni les bazars, ni les mosquees, ni les synagogues, ni les eglises armeniennes, ni la splendide pagode de Malebar-Hill, ornee de deux tours polygones. Il ne contemplerait ni les chefs-d’oeuvre d’Elephanta, ni ses mysterieux hypogees, caches au sud-est de la rade, ni les grottes Kanherie de l’ile Salcette, ces admirables restes de l’architecture bouddhiste!

Non! rien. En sortant du bureau des passeports, Phileas Fogg se rendit tranquillement a la gare, et la il se fit servir a diner. Entre autres mets, le maitre d’hotel crut devoir lui recommander une certaine gibelotte de “lapin du pays”, dont il lui dit merveille.

Phileas Fogg accepta la gibelotte et la gouta consciencieusement; mais, en depit de sa sauce epicee, il la trouva detestable.

Il sonna le maitre d’hotel.

“Monsieur,” lui dit-il en le regardant fixement, “c’est du lapin, cela?”

“Oui, mylord,” repondit effrontement le drole, “du lapin des jungles.”

“Et ce lapin-la n’a pas miaule quand on l’a tue?”

“Miaule! Oh! mylord! un lapin! Je vous jure…”

“Monsieur le maitre d’hotel,” reprit froidement Mr. Fogg, “ne jurez pas et rappelez-vous ceci: autrefois, dans l’Inde, les chats etaient consideres comme des animaux sacres. C’etait le bon temps.”

“Pour les chats, mylord?”

“Et peut-etre aussi pour les voyageurs!”

Cette observation faite, Mr. Fogg continua tranquillement a diner.

Quelques instants apres Mr. Fogg, l’agent Fix avait, lui aussi, debarque du _Mongolia_ et couru chez le directeur de la police de Bombay. Il fit reconnaitre sa qualite de detective, la mission dont il etait charge, sa situation vis-a-vis de l’auteur presume du vol. Avait-on recu de Londres un mandat d’arret?…. On n’avait rien recu.

Et, en effet, le mandat, parti apres Fogg, ne pouvait etre encore arrive.

Fix resta fort decontenance. Il voulut obtenir du directeur un ordre d’arrestation contre le sieur Fogg. Le directeur refusa. L’affaire regardait l’administration metropolitaine, et celle-ci seule pouvait legalement delivrer un mandat. Cette severite de principes, cette observance rigoureuse de la legalite est parfaitement explicable avec les moeurs anglaises, qui, en matiere de liberte individuelle, n’admettent aucun arbitraire.

Fix n’insista pas et comprit qu’il devait se resigner a attendre son mandat. Mais il resolut de ne point perdre de vue son impenetrable coquin, pendant tout le temps que celui-ci demeurerait a Bombay. Il ne doutait pas que Phileas Fogg n’y sejournat, et, on le sait, c’etait aussi la conviction de Passepartout, — ce qui laisserait au mandat d’arret le temps d’arriver.

Mais depuis les derniers ordres que lui avait donnes son maitre en quittant le _Mongolia_, Passepartout avait bien compris qu’il en serait de Bombay comme de Suez et de Paris, que le voyage ne finirait pas ici, qu’il se poursuivrait au moins jusqu’a Calcutta, et peut-etre plus loin. Et il commenca a se demander si ce pari de Mr. Fogg n’etait pas absolument serieux, et si la fatalite ne l’entrainait pas, lui qui voulait vivre en repos, a accomplir le tour du monde en quatre-vingts jours!

En attendant, et apres avoir fait acquisition de quelques chemises et chaussettes, il se promenait dans les rues de Bombay. Il y avait grand concours de populaire, et, au milieu d’Europeens de toutes nationalites, des Persans a bonnets pointus, des Bunhyas a turbans ronds, des Sindes a bonnets carres, des Armeniens en longues robes, des Parsis a mitre noire. C’etait precisement une fete celebree par ces Parsis ou Guebres, descendants directs des sectateurs de Zoroastre, qui sont les plus industrieux, les plus civilises, les plus intelligents, les plus austeres des Indous, — race a laquelle appartiennent actuellement les riches negociants indigenes de Bombay. Ce jour-la, ils celebraient une sorte de carnaval religieux, avec processions et divertissements, dans lesquels figuraient des bayaderes vetues de gazes roses brochees d’or et d’argent, qui, au son des violes et au bruit des tam-tams, dansaient merveilleusement, et avec une decence parfaite, d’ailleurs.

Si Passepartout regardait ces curieuses ceremonies, si ses yeux et ses oreilles s’ouvraient demesurement pour voir et entendre, si son air, sa physionomie etait bien celle du “booby” le plus neuf qu’on put imaginer, il est superflu d’y insister ici.

Malheureusement pour lui et pour son maitre, dont il risqua de compromettre le voyage, sa curiosite l’entraina plus loin qu’il ne convenait.

En effet, apres avoir entrevu ce carnaval parsi, Passepartout se dirigeait vers la gare, quand, passant devant l’admirable pagode de Malebar-Hill, il eut la malencontreuse idee d’en visiter l’interieur.

Il ignorait deux choses: d’abord que l’entree de certaines pagodes indoues est formellement interdite aux chretiens, et ensuite que les croyants eux-memes ne peuvent y penetrer sans avoir laisse leurs chaussures a la porte. Il faut remarquer ici que, par raison de saine politique, le gouvernement anglais, respectant et faisant respecter jusque dans ses plus insignifiants details la religion du pays, punit severement quiconque en viole les pratiques.

Passepartout, entre la, sans penser a mal, comme un simple touriste, admirait, a l’interieur de Malebar-Hill, ce clinquant eblouissant de l’ornementation brahmanique, quand soudain il fut renverse sur les dalles sacrees. Trois pretres, le regard plein de fureur, se precipiterent sur lui, arracherent ses souliers et ses chaussettes, et commencerent a le rouer de coups, en proferant des cris sauvages.

Le Francais, vigoureux et agile, se releva vivement. D’un coup de poing et d’un coup de pied, il renversa deux de ses adversaires, fort empetres dans leurs longues robes, et, s’elancant hors de la pagode de toute la vitesse de ses jambes, il eut bientot distance le troisieme Indou, qui s’etait jete sur ses traces, en ameutant la foule.

A huit heures moins cinq, quelques minutes seulement avant le depart du train, sans chapeau, pieds nus, ayant perdu dans la bagarre le paquet contenant ses emplettes, Passepartout arrivait a la gare du chemin de fer.

Fix etait la, sur le quai d’embarquement. Ayant suivi le sieur Fogg a la gare, il avait compris que ce coquin allait quitter Bombay. Son parti fut aussitot pris de l’accompagner jusqu’a Calcutta et plus loin s’il le fallait. Passepartout ne vit pas Fix, qui se tenait dans l’ombre, mais Fix entendit le recit de ses aventures, que Passepartout narra en peu de mots a son maitre.

“J’espere que cela ne vous arrivera plus”, repondit simplement Phileas Fogg, en prenant place dans un des wagons du train.

Le pauvre garcon, pieds nus et tout deconfit, suivit son maitre sans mot dire.

Fix allait monter dans un wagon separe, quand une pensee le retint et modifia subitement son projet de depart.

“Non, je reste, se dit-il. Un delit commis sur le territoire indien…Je tiens mon homme.”

En ce moment, la locomotive lanca un vigoureux sifflet, et le train disparut dans la nuit.

XI

OU PHILEAS FOGG ACHETE UNE MONTURE A UN PRIX FABULEUX

Le train etait parti a l’heure reglementaire. Il emportait un certain nombre de voyageurs, quelques officiers, des fonctionnaires civils et des negociants en opium et en indigo, que leur commerce appelait dans la partie orientale de la peninsule.

Passepartout occupait le meme compartiment que son maitre. Un troisieme voyageur se trouvait place dans le coin oppose.

C’etait le brigadier general, Sir Francis Cromarty, l’un des partenaires de Mr. Fogg pendant la traversee de Suez a Bombay, qui rejoignait ses troupes cantonnees aupres de Benares.

Sir Francis Cromarty, grand, blond, age de cinquante ans environ, qui s’etait fort distingue pendant la derniere revolte des cipayes, eut veritablement merite la qualification d’indigene. Depuis son jeune age, il habitait l’Inde et n’avait fait que de rares apparitions dans son pays natal. C’etait un homme instruit, qui aurait volontiers donne des renseignements sur les coutumes, l’histoire, l’organisation du pays indou, si Phileas Fogg eut ete homme a les demander. Mais ce gentleman ne demandait rien. Il ne voyageait pas, il decrivait une circonference. C’etait un corps grave, parcourant une orbite autour du globe terrestre, suivant les lois de la mecanique rationnelle. En ce moment, il refaisait dans son esprit le calcul des heures depensees depuis son depart de Londres, et il se fut frotte les mains, s’il eut ete dans sa nature de faire un mouvement inutile.

Sir Francis Cromarty n’etait pas sans avoir reconnu l’originalite de son compagnon de route, bien qu’il ne l’eut etudie que les cartes a la main et entre deux robres. Il etait donc fonde a se demander si un coeur humain battait sous cette froide enveloppe, si Phileas Fogg avait une ame sensible aux beautes de la nature, aux aspirations morales. Pour lui, cela faisait question. De tous les originaux que le brigadier general avait rencontres, aucun n’etait comparable a ce produit des sciences exactes.

Phileas Fogg n’avait point cache a Sir Francis Cromarty son projet de voyage autour du monde, ni dans quelles conditions il l’operait. Le brigadier general ne vit dans ce pari qu’une excentricite sans but utile et a laquelle manquerait necessairement le _transire benefaciendo_ qui doit guider tout homme raisonnable. Au train dont marchait le bizarre gentleman, il passerait evidemment sans “rien faire”, ni pour lui, ni pour les autres.

Une heure apres avoir quitte Bombay, le train, franchissant les viaducs, avait traverse l’ile Salcette et courait sur le continent. A la station de Callyan, il laissa sur la droite l’embranchement qui, par Kandallah et Pounah, descend vers le sud-est de l’Inde, et il gagna la station de Pauwell. A ce point, il s’engagea dans les montagnes tres ramifiees des Ghates-Occidentales, chaines a base de trapp et de basalte, dont les plus hauts sommets sont couverts de bois epais.

De temps a autre, Sir Francis Cromarty et Phileas Fogg echangeaient quelques paroles, et, a ce moment, le brigadier general, relevant une conversation qui tombait souvent, dit:

“Il y a quelques annees, monsieur Fogg, vous auriez eprouve en cet endroit un retard qui eut probablement compromis votre itineraire.”

“Pourquoi cela, Sir Francis?”

“Parce que le chemin de fer s’arretait a la base de ces montagnes, qu’il fallait traverser en palanquin ou a dos de poney jusqu’a la station de Kandallah, situee sur le versant oppose.”

“Ce retard n’eut aucunement derange l’economie de mon programme,” repondit Mr. Fogg. “Je ne suis pas sans avoir prevu l’eventualite de certains obstacles.”

“Cependant, monsieur Fogg,” reprit le brigadier general, “vous risquiez d’avoir une fort mauvaise affaire sur les bras avec l’aventure de ce garcon.”

Passepartout, les pieds entortilles dans sa couverture de voyage, dormait profondement et ne revait guere que l’on parlat de lui.

“Le gouvernement anglais est extremement severe et avec raison pour ce genre de delit,” reprit Sir Francis Cromarty. “Il tient par-dessus tout a ce que l’on respecte les coutumes religieuses des Indous, et si votre domestique eut ete pris…”

“Eh bien, s’il eut ete pris, Sir Francis,” repondit Mr. Fogg, il aurait ete condamne, il aurait subi sa peine, et puis il serait revenu tranquillement en Europe. Je ne vois pas en quoi cette affaire eut pu retarder son maitre!”

Et, la-dessus, la conversation retomba. Pendant la nuit, le train franchit les Ghates, passa a Nassik, et le lendemain, 21 octobre, il s’elancait a travers un pays relativement plat, forme par le territoire du Khandeish. La campagne, bien cultivee, etait semee de bourgades, au-dessus desquelles le minaret de la pagode remplacait le clocher de l’eglise europeenne. De nombreux petits cours d’eau, la plupart affluents ou sous-affluents du Godavery, irriguaient cette contree fertile.

Passepartout, reveille, regardait, et ne pouvait croire qu’il traversait le pays des Indous dans un train du “Great peninsular railway”. Cela lui paraissait invraisemblable. Et cependant rien de plus reel! La locomotive, dirigee par le bras d’un mecanicien anglais et chauffee de houille anglaise, lancait sa fumee sur les plantations de cafeiers, de muscadiers, de girofliers, de poivriers rouges. La vapeur se contournait en spirales autour des groupes de palmiers, entre lesquels apparaissaient de pittoresques bungalows, quelques viharis, sortes de monasteres abandonnes, et des temples merveilleux qu’enrichissait l’inepuisable ornementation de l’architecture indienne. Puis, d’immenses etendues de terrain se dessinaient a perte de vue, des jungles ou ne manquaient ni les serpents ni les tigres qu’epouvantaient les hennissements du train, et enfin des forets, fendues par le trace de la voie, encore hantees d’elephants, qui, d’un oeil pensif, regardaient passer le convoi echevele.

Pendant cette matinee, au-dela de la station de Malligaum, les voyageurs traverserent ce territoire funeste, qui fut si souvent ensanglante par les sectateurs de la deesse Kali. Non loin s’elevaient Ellora et ses pagodes admirables, non loin la celebre Aurungabad, la capitale du farouche Aureng-Zeb, maintenant simple chef-lieu de l’une des provinces detachees du royaume du Nizam. C’etait sur cette contree que Feringhea, le chef des Thugs, le roi des Etrangleurs, exercait sa domination. Ces assassins, unis dans une association insaisissable, etranglaient, en l’honneur de la deesse de la Mort, des victimes de tout age, sans jamais verser de sang, et il fut un temps ou l’on ne pouvait fouiller un endroit quelconque de ce sol sans y trouver un cadavre. Le gouvernement anglais a bien pu empecher ces meurtres dans une notable proportion, mais l’epouvantable association existe toujours et fonctionne encore.

A midi et demi, le train s’arreta a la station de Burhampour, et Passepartout put s’y procurer a prix d’or une paire de babouches, agrementees de perles fausses, qu’il chaussa avec un sentiment d’evidente vanite.

Les voyageurs dejeunerent rapidement, et repartirent pour la station d’Assurghur, apres avoir un instant cotoye la rive du Tapty, petit fleuve qui va se jeter dans le golfe de Cambaye, pres de Surate.

Il est opportun de faire connaitre quelles pensees occupaient alors l’esprit de Passepartout. Jusqu’a son arrivee a Bombay, il avait cru et pu croire que ces choses en resteraient la. Mais maintenant, depuis qu’il filait a toute vapeur a travers l’Inde, un revirement s’etait fait dans son esprit. Son naturel lui revenait au galop. Il retrouvait les idees fantaisistes de sa jeunesse, il prenait au serieux les projets de son maitre, il croyait a la realite du pari, consequemment a ce tour du monde et a ce maximum de temps, qu’il ne fallait pas depasser. Deja meme, il s’inquietait des retards possibles, des accidents qui pouvaient survenir en route. Il se sentait comme interesse dans cette gageure, et tremblait a la pensee qu’il avait pu la compromettre la veille par son impardonnable badauderie. Aussi, beaucoup moins flegmatique que Mr. Fogg, il etait beaucoup plus inquiet. Il comptait et recomptait les jours ecoules, maudissait les haltes du train, l’accusait de lenteur et blamait _in petto_ Mr. Fogg de n’avoir pas promis une prime au mecanicien. Il ne savait pas, le brave garcon, que ce qui etait possible sur un paquebot ne l’etait plus sur un chemin de fer, dont la vitesse est reglementee.

Vers le soir, on s’engagea dans les defiles des montagnes de Sutpour, qui separent le territoire du Khandeish de celui du Bundelkund.

Le lendemain, 22 octobre, sur une question de Sir Francis Cromarty, Passepartout, ayant consulte sa montre, repondit qu’il etait trois heures du matin. Et, en effet, cette fameuse montre, toujours reglee sur le meridien de Greenwich, qui se trouvait a pres de soixante-dix-sept degres dans l’ouest, devait retarder et retardait en effet de quatre heures.

Sir Francis rectifia donc l’heure donnee par Passepartout, auquel il fit la meme observation que celui-ci avait deja recue de la part de Fix. Il essaya de lui faire comprendre qu’il devait se regler sur chaque nouveau meridien, et que, puisqu’il marchait constamment vers l’est, c’est-a-dire au-devant du soleil, les jours etaient plus courts d’autant de fois quatre minutes qu’il y avait de degres parcourus. Ce fut inutile. Que l’entete garcon eut compris ou non l’observation du brigadier general, il s’obstina a ne pas avancer sa montre, qu’il maintint invariablement a l’heure de Londres. Innocente manie, d’ailleurs, et qui ne pouvait nuire a personne.

A huit heures du matin et a quinze milles en avant de la station de Rothal, le train s’arreta au milieu d’une vaste clairiere, bordee de quelques bungalows et de cabanes d’ouvriers. Le conducteur du train passa devant la ligne des wagons en disant:

“Les voyageurs descendent ici.”

Phileas Fogg regarda Sir Francis Cromarty, qui parut ne rien comprendre a cette halte au milieu d’une foret de tamarins et de khajours.

Passepartout, non moins surpris, s’elanca sur la voie et revint presque aussitot, s’ecriant:

“Monsieur, plus de chemin de fer!”

“Que voulez-vous dire? demanda Sir Francis Cromarty.

“Je veux dire que le train ne continue pas!”

Le brigadier general descendit aussitot de wagon. Phileas Fogg le suivit, sans se presser. Tous deux s’adresserent au conducteur:

“Ou sommes-nous?” demanda Sir Francis Cromarty.

“Au hameau de Kholby,” repondit le conducteur.

“Nous nous arretons ici?”

“Sans doute. Le chemin de fer n’est point acheve…”

“Comment! il n’est point acheve?”

“Non! il y a encore un troncon d’une cinquantaine de milles a etablir entre ce point et Allahabad, ou la voie reprend.”

“Les journaux ont pourtant annonce l’ouverture complete du railway!”

“Que voulez-vous, mon officier, les journaux se sont trompes.”

“Et vous donnez des billets de Bombay a Calcutta!” reprit Sir Francis Cromarty, qui commencait a s’echauffer.

“Sans doute,” repondit le conducteur, “mais les voyageurs savent bien qu’ils doivent se faire transporter de Kholby jusqu’a Allahabad.”

Sir Francis Cromarty etait furieux. Passepartout eut volontiers assomme le conducteur, qui n’en pouvait mais. Il n’osait regarder son maitre.

“Sir Francis,” dit simplement Mr. Fogg, “nous allons, si vous le voulez bien, aviser au moyen de gagner Allahabad.”

“Monsieur Fogg, il s’agit ici d’un retard absolument prejudiciable a vos interets?”

“Non, Sir Francis, cela etait prevu.”

“Quoi! vous saviez que la voie…”

“En aucune facon, mais je savais qu’un obstacle quelconque surgirait tot ou tard sur ma route. Or, rien n’est compromis. J’ai deux jours d’avance a sacrifier. Il y a un steamer qui part de Calcutta pour Hong-Kong le 25 a midi. Nous ne sommes qu’au 22, et nous arriverons a temps a Calcutta.”

Il n’y avait rien a dire a une reponse faite avec une si complete assurance.

Il n’etait que trop vrai que les travaux du chemin de fer s’arretaient a ce point. Les journaux sont comme certaines montres qui ont la manie d’avancer, et ils avaient prematurement annonce l’achevement de la ligne. La plupart des voyageurs connaissaient cette interruption de la voie, et, en descendant du train, ils s’etaient empares des vehicules de toutes sortes que possedait la bourgade, palkigharis a quatre roues, charrettes trainees par des zebus, sortes de boeufs a bosses, chars de voyage ressemblant a des pagodes ambulantes, palanquins, poneys, etc. Aussi Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty, apres avoir cherche dans toute la bourgade, revinrent-ils sans avoir rien trouve.

“J’irai a pied”, dit Phileas Fogg.

Passepartout qui rejoignait alors son maitre, fit une grimace significative, en considerant ses magnifiques mais insuffisantes babouches. Fort heureusement il avait ete de son cote a la decouverte, et en hesitant un peu:

“Monsieur,” dit-il, “je crois que j’ai trouve un moyen de transport.”

“Lequel?”

“Un elephant! Un elephant qui appartient a un Indien loge a cent pas d’ici.”

“Allons voir l’elephant”, repondit Mr. Fogg.

Cinq minutes plus tard, Phileas Fogg, Sir Francis Cromarty et Passepartout arrivaient pres d’une hutte qui attenait a un enclos ferme de hautes palissades. Dans la hutte, il y avait un Indien, et dans l’enclos, un elephant. Sur leur demande, l’Indien introduisit Mr. Fogg et ses deux compagnons dans l’enclos.

La, ils se trouverent en presence d’un animal, a demi domestique, que son proprietaire elevait, non pour en faire une bete de somme, mais une bete de combat. Dans ce but, il avait commence a modifier le caractere naturellement doux de l’animal, de facon a le conduire graduellement a ce paroxysme de rage appele “mutsh” dans la langue indoue, et cela, en le nourrissant pendant trois mois de sucre et de beurre. Ce traitement peut paraitre impropre a donner un tel resultat, mais il n’en est pas moins employe avec succes par les eleveurs. Tres heureusement pour Mr. Fogg, l’elephant en question venait a peine d’etre mis a ce regime, et le “mutsh” ne s’etait point encore declare.

Kiouni — c’etait le nom de la bete — pouvait, comme tous ses congeneres, fournir pendant longtemps une marche rapide, et, a defaut d’autre monture, Phileas Fogg resolut de l’employer.

Mais les elephants sont chers dans l’Inde, ou ils commencent a devenir rares. Les males, qui seuls conviennent aux luttes des cirques, sont extremement recherches. Ces animaux ne se reproduisent que rarement, quand ils sont reduits a l’etat de domesticite, de telle sorte qu’on ne peut s’en procurer que par la chasse. Aussi sont-ils l’objet de soins extremes, et lorsque Mr. Fogg demanda a l’Indien s’il voulait lui louer son elephant, l’Indien refusa net.

Fogg insista et offrit de la bete un prix excessif, dix livres (250 F) l’heure. Refus. Vingt livres? Refus encore. Quarante livres?

Refus toujours. Passepartout bondissait a chaque surenchere. Mais l’Indien ne se laissait pas tenter.

La somme etait belle, cependant. En admettant que l’elephant employat quinze heures a se rendre a Allahabad, c’etait six cents livres (15 000 F) qu’il rapporterait a son proprietaire.

Phileas Fogg, sans s’animer en aucune facon, proposa alors a l’Indien de lui acheter sa bete et lui en offrit tout d’abord mille livres (25 000 F).

L’Indien ne voulait pas vendre! Peut-etre le drole flairait-il une magnifique affaire.

Sir Francis Cromarty prit Mr. Fogg a part et l’engagea a reflechir avant d’aller plus loin. Phileas Fogg repondit a son compagnon qu’il n’avait pas l’habitude d’agir sans reflexion, qu’il s’agissait en fin de compte d’un pari de vingt mille livres, que cet elephant lui etait necessaire, et que, dut-il le payer vingt fois sa valeur, il aurait cet elephant.

Mr. Fogg revint trouver l’Indien, dont les petits yeux, allumes par la convoitise, laissaient bien voir que pour lui ce n’etait qu’une question de prix. Phileas Fogg offrit successivement douze cents livres, puis quinze cents, puis dix-huit cents, enfin deux mille (50 000 F). Passepartout, si rouge d’ordinaire, etait pale d’emotion.

A deux mille livres, l’Indien se rendit.

“Par mes babouches,” s’ecria Passepartout, “voila qui met a un beau prix la viande d’elephant!”

L’affaire conclue, il ne s’agissait plus que de trouver un guide. Ce fut plus facile. Un jeune Parsi, a la figure intelligente, offrit ses services. Mr. Fogg accepta et lui promit une forte remuneration, qui ne pouvait que doubler son intelligence.

L’elephant fut amene et equipe sans retard. Le Parsi connaissait parfaitement le metier de “mahout” ou cornac. Il couvrit d’une sorte de housse le dos de l’elephant et disposa, de chaque cote sur ses flancs, deux especes de cacolets assez peu confortables.

Phileas Fogg paya l’Indien en bank-notes qui furent extraites du fameux sac. Il semblait vraiment qu’on les tirat des entrailles de Passepartout. Puis Mr. Fogg offrit a Sir Francis Cromarty de le transporter a la station d’Allahabad. Le brigadier general accepta.

Un voyageur de plus n’etait pas pour fatiguer le gigantesque animal.

Des vivres furent achetees a Kholby. Sir Francis Cromarty prit place dans l’un des cacolets, Phileas Fogg dans l’autre. Passepartout se mit a califourchon sur la housse entre son maitre et le brigadier general. Le Parsi se jucha sur le cou de l’elephant, et a neuf heures l’animal, quittant la bourgade, s’enfoncait par le plus court dans l’epaisse foret de lataniers.

XII

OU PHILEAS FOGG ET SES COMPAGNONS S’AVENTURENT A TRAVERS LES FORETS DE L’INDE ET CE QUI S’ENSUIT

Le guide, afin d’abreger la distance a parcourir, laissa sur sa droite le trace de la voie dont les travaux etaient en cours d’execution. Ce trace, tres contrarie par les capricieuses ramifications des monts Vindhias, ne suivait pas le plus court chemin, que Phileas Fogg avait interet a prendre. Le Parsi, tres familiarise avec les routes et sentiers du pays, pretendait gagner une vingtaine de milles en coupant a travers la foret, et on s’en rapporta a lui.

Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty, enfouis jusqu’au cou dans leurs cacolets, etaient fort secoues par le trot raide de l’elephant, auquel son mahout imprimait une allure rapide. Mais ils enduraient la situation avec le flegme le plus britannique, causant peu d’ailleurs, et se voyant a peine l’un l’autre.

Quant a Passepartout, poste sur le dos de la bete et directement soumis aux coups et aux contrecoups, il se gardait bien, sur une recommandation de son maitre, de tenir sa langue entre ses dents, car elle eut ete coupee net. Le brave garcon, tantot lance sur le cou de l’elephant, tantot rejete sur la croupe, faisait de la voltige, comme un clown sur un tremplin. Mais il plaisantait, il riait au milieu de ses sauts de carpe, et, de temps en temps, il tirait de son sac un morceau de sucre, que l’intelligent Kiouni prenait du bout de sa trompe, sans interrompre un instant son trot regulier.

Apres deux heures de marche, le guide arreta l’elephant et lui donna une heure de repos. L’animal devora des branchages et des arbrisseaux, apres s’etre d’abord desaltere a une mare voisine. Sir Francis Cromarty ne se plaignit pas de cette halte. Il etait brise.

Mr. Fogg paraissait etre aussi dispos que s’il fut sorti de son lit.

“Mais il est donc de fer!” dit le brigadier general en le regardant avec admiration.

“De fer forge”, repondit Passepartout, qui s’occupa de preparer un dejeuner sommaire.

A midi, le guide donna le signal du depart. Le pays prit bientot un aspect tres sauvage. Aux grandes forets succederent des taillis de tamarins et de palmiers nains, puis de vastes plaines arides, herissees de maigres arbrisseaux et semees de gros blocs de syenites. Toute cette partie du haut Bundelkund, peu frequentee des voyageurs, est habitee par une population fanatique, endurcie dans les pratiques les plus terribles de la religion indoue. La domination des Anglais n’a pu s’etablir regulierement sur un territoire soumis a l’influence des rajahs, qu’il eut ete difficile d’atteindre dans leurs inaccessibles retraites des Vindhias.

Plusieurs fois, on apercut des bandes d’Indiens farouches, qui faisaient un geste de colere en voyant passer le rapide quadrupede. D’ailleurs, le Parsi les evitait autant que possible, les tenant pour des gens de mauvaise rencontre. On vit peu d’animaux pendant cette journee, a peine quelques singes, qui fuyaient avec mille contorsions et grimaces dont s’amusait fort Passepartout.

Une pensee au milieu de bien d’autres inquietait ce garcon. Qu’est-ce que Mr. Fogg ferait de l’elephant, quand il serait arrive a la station d’Allahabad? L’emmenerait-il? Impossible! Le prix du transport ajoute au prix d’acquisition en ferait un animal ruineux. Le vendrait-on, le rendrait-on a la liberte? Cette estimable bete meritait bien qu’on eut des egards pour elle. Si, par hasard, Mr. Fogg lui en faisait cadeau, a lui, Passepartout, il en serait tres embarrasse. Cela ne laissait pas de le preoccuper.

A huit heures du soir, la principale chaine des Vindhias avait ete franchie, et les voyageurs firent halte au pied du versant septentrional, dans un bungalow en ruine.

La distance parcourue pendant cette journee etait d’environ vingt-cinq milles, et il en restait autant a faire pour atteindre la station d’Allahabad.

La nuit etait froide. A l’interieur du bungalow, le Parsi alluma un feu de branches seches, dont la chaleur fut tres appreciee. Le souper se composa des provisions achetees a Kholby. Les voyageurs mangerent en gens harasses et moulus. La conversation, qui commenca par quelques phrases entrecoupees, se termina bientot par des ronflements sonores. Le guide veilla pres de Kiouni, qui s’endormit debout, appuye au tronc d’un gros arbre.

Nul incident ne signala cette nuit. Quelques rugissements de guepards et de pantheres troublerent parfois le silence, meles a des ricanement aigus de singes. Mais les carnassiers s’en tinrent a des cris et ne firent aucune demonstration hostile contre les hotes du bungalow. Sir Francis Cromarty dormit lourdement comme un brave militaire rompu de fatigues. Passepartout, dans un sommeil agite, recommenca en reve la culbute de la veille. Quant a Mr. Fogg, il reposa aussi paisiblement que s’il eut ete dans sa tranquille maison de Saville-row.

A six heures du matin, on se remit en marche. Le guide esperait arriver a la station d’Allahabad le soir meme. De cette facon, Mr. Fogg ne perdrait qu’une partie des quarante-huit heures economisees depuis le commencement du voyage.

On descendit les dernieres rampes des Vindhias. Kiouni avait repris son allure rapide. Vers midi, le guide tourna la bourgade de Kallenger, situee sur le Cani, un des sous-affluents du Gange. Il evitait toujours les lieux habites, se sentant plus en surete dans ces campagnes desertes, qui marquent les premieres depressions du bassin du grand fleuve. La station d’Allahabad n’etait pas a douze milles dans le nord-est. On fit halte sous un bouquet de bananiers, dont les fruits, aussi sains que le pain, “aussi succulents que la creme”, disent les voyageurs, furent extremement apprecies.

A deux heures, le guide entra sous le couvert d’une epaisse foret, qu’il devait traverser sur un espace de plusieurs milles. Il preferait voyager ainsi a l’abri des bois. En tout cas, il n’avait fait jusqu’alors aucune rencontre facheuse, et le voyage semblait devoir s’accomplir sans accident, quand l’elephant, donnant quelques signes d’inquietude, s’arreta soudain.

Il etait quatre heures alors.

“Qu’y a-t-il?” demanda Sir Francis Cromarty, qui releva la tete au-dessus de son cacolet.

“Je ne sais, mon officier”, repondit le Parsi, en pretant l’oreille a un murmure confus qui passais sous l’epaisse ramure.

Quelques instants apres, ce murmure devint plus definissable. On eut dit un concert, encore fort eloigne, de voix humaines et d’instruments de cuivre.

Passepartout etait tout yeux, tout oreilles. Mr. Fogg attendait patiemment, sans prononcer une parole.

Le Parsi sauta a terre, attacha l’elephant a un arbre et s’enfonca au plus epais du taillis. Quelques minutes plus tard, il revint, disant:

“Une procession de brahmanes qui se dirige de ce cote. S’il est possible, evitons d’etre vus.”

Le guide detacha l’elephant et le conduisit dans un fourre, en recommandant aux voyageurs de ne point mettre pied a terre. Lui-meme se tint pret a enfourcher rapidement sa monture, si la fuite devenait necessaire. Mais il pensa que la troupe des fideles passerait sans l’apercevoir, car l’epaisseur du feuillage le dissimulait entierement.

Le bruit discordant des voix et des instruments se rapprochait. Des chants monotones se melaient au son des tambours et des cymbales. Bientot la tete de la procession apparut sous les arbres, a une cinquantaine de pas du poste occupe par Mr. Fogg et ses compagnons. Ils distinguaient aisement a travers les branches le curieux personnel de cette ceremonie religieuse.

En premiere ligne s’avancaient des pretres, coiffes de mitres et vetus de longues robes chamarrees. Ils etaient entoures d’hommes, de femmes, d’enfants, qui faisaient entendre une sorte de psalmodie funebre, interrompue a intervalles egaux par des coups de tam-tams et de cymbales. Derriere eux, sur un char aux larges roues dont les rayons et la jante figuraient un entrelacement de serpents, apparut une statue hideuse, trainee par deux couples de zebus richement caparaconnes. Cette statue avait quatre bras ; le corps colorie d’un rouge sombre, les yeux hagards, les cheveux emmeles, la langue pendante, les levres teintes de henne et de betel. A son cou s’enroulait un collier de tetes de mort, a ses flancs une ceinture de mains coupees. Elle se tenait debout sur un geant terrasse auquel le chef manquait.

Sir Francis Cromarty reconnut cette statue.

“La deesse Kali,” murmura-t-il, “la deesse de l’amour et de la mort.”

“De la mort, j’y consens, mais de l’amour, jamais!” dit Passepartout. La vilaine bonne femme!”

Le Parsi lui fit signe de se taire.

Autour de la statue s’agitait, se demenait, se convulsionnait un groupe de vieux fakirs, zebres de bandes d’ocre, couverts d’incisions cruciales qui laissaient echapper leur sang goutte a goutte, energumenes stupides qui, dans les grandes ceremonies indoues, se precipitent encore sous les roues du char de Jaggernaut.

Derriere eux, quelques brahmanes, dans toute la somptuosite de leur costume oriental, trainaient une femme qui se soutenait a peine.

Cette femme etait jeune, blanche comme une Europeenne. Sa tete, son cou, ses epaules, ses oreilles, ses bras, ses mains, ses orteils etaient surcharges de bijoux, colliers, bracelets, boucles et bagues. Une tunique lamee d’or, recouverte d’une mousseline legere, dessinait les contours de sa taille.

Derriere cette jeune femme — contraste violent pour les yeux–, des gardes armes de sabres nus passes a leur ceinture et de longs pistolets damasquines, portaient un cadavre sur un palanquin.

C’etait le corps d’un vieillard, revetu de ses opulents habits de rajah, ayant, comme en sa vie, le turban brode de perles, la robe tissue de soie et d’or, la ceinture de cachemire diamante, et ses magnifiques armes de prince indien.

Puis des musiciens et une arriere-garde de fanatiques, dont les cris couvraient parfois l’assourdissant fracas des instruments, fermaient le cortege.

Sir Francis Cromarty regardait toute cette pompe d’un air singulierement attriste, et se tournant vers le guide:

“Un sutty!” dit-il.

Le Parsi fit un signe affirmatif et mit un doigt sur ses levres. La longue procession se deroula lentement sous les arbres, et bientot ses derniers rangs disparurent dans la profondeur de la foret.

Peu a peu, les chants s’eteignirent. Il y eut encore quelques eclats de cris lointains, et enfin a tout ce tumulte succeda un profond silence.

Phileas Fogg avait entendu ce mot, prononce par Sir Francis Cromarty, et aussitot que la procession eut disparu:

“Qu’est-ce qu’un sutty?” demanda-t-il.

“Un sutty, monsieur Fogg,” repondit le brigadier general, “c’est un sacrifice humain, mais un sacrifice volontaire. Cette femme que vous venez de voir sera brulee demain aux premieres heures du jour.”

“Ah! les gueux!” s’ecria Passepartout, qui ne put retenir ce cri d’indignation.

“Et ce cadavre?” demanda Mr. Fogg.

“C’est celui du prince, son mari,” repondit le guide, un rajah independant du Bundelkund.”

“Comment!” reprit Phileas Fogg, sans que sa voix trahit la moindre emotion, ces barbares coutumes subsistent encore dans l’Inde, et les Anglais n’ont pu les detruire?”

“Dans la plus grande partie de l’Inde,” repondit Sir Francis Cromarty, ces sacrifices ne s’accomplissent plus, mais nous n’avons aucune influence sur ces contrees sauvages, et principalement sur ce territoire du Bundelkund. Tout le revers septentrional des Vindhias est le theatre de meurtres et de pillages incessants.”

“La malheureuse! murmurait Passepartout, brulee vive!”

“Oui,” reprit le brigadier general, “brulee, et si elle ne l’etait pas, vous ne sauriez croire a quelle miserable condition elle se verrait reduite par ses proches. On lui raserait les cheveux, on la nourrirait a peine de quelques poignees de riz, on la repousserait, elle serait consideree comme une creature immonde et mourrait dans quelque coin comme un chien galeux. Aussi la perspective de cette affreuse existence pousse-t-elle souvent ces malheureuses au supplice, bien plus que l’amour ou le fanatisme religieux. Quelquefois, cependant, le sacrifice est reellement volontaire, et il faut l’intervention energique du gouvernement pour l’empecher. Ainsi, il y a quelques annees, je residais a Bombay, quand une jeune veuve vint demander au gouverneur l’autorisation de se bruler avec le corps de son mari. Comme vous le pensez bien, le gouverneur refusa. Alors la veuve quitta la ville, se refugia chez un rajah independant, et la elle consomma son sacrifice.”

Pendant le recit du brigadier general, le guide secouait la tete, et, quand le recit fut acheve:

“Le sacrifice qui aura lieu demain au lever du jour n’est pas volontaire,” dit-il.

“Comment le savez-vous?”

“C’est une histoire que tout le monde connait dans le Bundelkund,” repondit le guide.

“Cependant cette infortunee ne paraissait faire aucune resistance,” fit observer Sir Francis Cromarty.

“Cela tient a ce qu’on l’a enivree de la fumee du chanvre et de l’opium.”

“Mais ou la conduit-on?”

“A la pagode de Pillaji, a deux milles d’ici. La, elle passera la nuit en attendant l’heure du sacrifice.”

“Et ce sacrifice aura lieu?…”

“Demain, des la premiere apparition du jour.”

Apres cette reponse, le guide fit sortir l’elephant de l’epais fourre et se hissa sur le cou de l’animal. Mais au moment ou il allait l’exciter par un sifflement particulier, Mr. Fogg l’arreta, et, s’adressant a Sir Francis Cromarty:

“Si nous sauvions cette femme?” dit-il.

“Sauver cette femme, monsieur Fogg!..” s’ecria le brigadier general.

“J’ai encore douze heures d’avance. Je puis les consacrer a cela.”

“Tiens! Mais vous etes un homme de coeur!” dit Sir Francis Cromarty.

“Quelquefois,” repondit simplement Phileas Fogg, “quand j’ai le temps.”

XIII

DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PROUVE UNE FOIS DE PLUS QUE LA FORTUNE SOURIT AUX AUDACIEUX

Le dessein etait hardi, herisse de difficultes, impraticable peut-etre. Mr. Fogg allait risquer sa vie, ou tout au moins sa liberte, et par consequent la reussite de ses projets, mais il n’hesita pas. Il trouva, d’ailleurs, dans Sir Francis Cromarty, un auxiliaire decide.

Quant a Passepartout, il etait pret, on pouvait disposer de lui. L’idee de son maitre l’exaltait. Il sentait un coeur, une ame sous cette enveloppe de glace. Il se prenait a aimer Phileas Fogg.

Restait le guide. Quel parti prendrait-il dans l’affaire? Ne serait-il pas porte pour les hindous? A defaut de son concours, il fallait au moins s’assurer sa neutralite.

Sir Francis Cromarty lui posa franchement la question.

“Mon officier,” repondit le guide, “je suis Parsi, et cette femme est Parsie. Disposez de moi.”

“Bien, guide,” repondit Mr. Fogg.

“Toutefois, sachez-le bien,” reprit le Parsi, “non seulement nous risquons notre vie, mais des supplices horribles, si nous sommes pris. Ainsi, voyez.”

“C’est vu,” repondit Mr. Fogg. “Je pense que nous devrons attendre la nuit pour agir?”

“Je le pense aussi”, repondit le guide.

Ce brave Indou donna alors quelques details sur la victime. C’etait une Indienne d’une beaute celebre, de race parsie, fille de riches negociants de Bombay. Elle avait recu dans cette ville une education absolument anglaise, et a ses manieres, a son instruction, on l’eut crue Europeenne. Elle se nommait Aouda. Orpheline, elle fut mariee malgre elle a ce vieux rajah du Bundelkund. Trois mois apres, elle devint veuve. Sachant le sort qui l’attendait, elle s’echappa, fut reprise aussitot, et les parents du rajah, qui avaient interet a sa mort, la vouerent a ce supplice auquel il ne semblait pas qu’elle put echapper.

Ce recit ne pouvait qu’enraciner Mr. Fogg et ses compagnons dans leur genereuse resolution. Il fut decide que le guide dirigerait l’elephant vers la pagode de Pillaji, dont il se rapprocherait autant que possible.

Une demi-heure apres, halte fut faite sous un taillis, a cinq cents pas de la pagode, que l’on ne pouvait apercevoir ; mais les hurlements des fanatiques se laissaient entendre distinctement.

Les moyens de parvenir jusqu’a la victime furent alors discutes. Le guide connaissait cette pagode de Pillaji, dans laquelle il affirmait que la jeune femme etait emprisonnee. Pourrait-on y penetrer par une des portes, quand toute la bande serait plongee dans le sommeil de l’ivresse, ou faudrait-il pratiquer un trou dans une muraille? C’est ce qui ne pourrait etre decide qu’au moment et au lieu memes. Mais ce qui ne fit aucun doute, c’est que l’enlevement devait s’operer cette nuit meme, et non quand, le jour venu, la victime serait conduite au supplice. A cet instant, aucune intervention humaine n’eut pu la sauver.

Mr. Fogg et ses compagnons attendirent la nuit. Des que l’ombre se fit, vers six heures du soir, ils resolurent d’operer une reconnaissance autour de la pagode. Les derniers cris des fakirs s’eteignaient alors. Suivant leur habitude, ces Indiens devaient etre plonges dans l’epaisse ivresse du / hang 0 — opium liquide, melange d’une infusion de chanvre –, et il serait peut-etre possible de se glisser entre eux jusqu’au temple.

Le Parsi, guidant Mr. Fogg, Sir Francis Cromarty et Passepartout, s’avanca sans bruit a travers la foret. Apres dix minutes de reptation sous les ramures, ils arriverent au bord d’une petite riviere, et la, a la lueur de torches de fer a la pointe desquelles brulaient des resines, ils apercurent un monceau de bois empile.

C’etait le bucher, fait de precieux santal, et deja impregne d’une huile parfumee. A sa partie superieure reposait le corps embaume du rajah, qui devait etre brule en meme temps que sa veuve. A cent pas de ce bucher s’elevait la pagode, dont les minarets percaient dans l’ombre la cime des arbres.

“Venez!” dit le guide a voix basse.

Et, redoublant de precaution, suivi de ses compagnons, il se glissa silencieusement a travers les grandes herbes.

Le silence n’etait plus interrompu que par le murmure du vent dans les branches.

Bientot le guide s’arreta a l’extremite d’une clairiere. Quelques resines eclairaient la place. Le sol etait jonche de groupes de dormeurs, appesantis par l’ivresse. On eut dit un champ de bataille couvert de morts. Hommes, femmes, enfants, tout etait confondu. Quelques ivrognes ralaient encore ca et la.

A l’arriere-plan, entre la masse des arbres, le temple de Pillaji se dressait confusement. Mais au grand desappointement du guide, les gardes des rajahs, eclaires par des torches fuligineuses, veillaient aux portes et se promenaient, le sabre nu. On pouvait supposer qu’a l’interieur les pretres veillaient aussi.

Le Parsi ne s’avanca pas plus loin. Il avait reconnu l’impossibilite de forcer l’entree du temple, et il ramena ses compagnons en arriere.

Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty avaient compris comme lui qu’ils ne pouvaient rien tenter de ce cote.

Ils s’arreterent et s’entretinrent a voix basse.

“Attendons,” dit le brigadier general, “il n’est que huit heures encore, et il est possible que ces gardes succombent aussi au sommeil.”

“Cela est possible, en effet”, repondit le Parsi.

Phileas Fogg et ses compagnons s’etendirent donc au pied d’un arbre et attendirent.

Le temps leur parut long! Le guide les quittait parfois et allait observer la lisiere du bois. Les gardes du rajah veillaient toujours a la lueur des torches, et une vague lumiere filtrait a travers les fenetres de la pagode.

On attendit ainsi jusqu’a minuit. La situation ne changea pas. Meme surveillance au-dehors. Il etait evident qu’on ne pouvait compter sur l’assoupissement des gardes. L’ivresse du / hang 0 leur avait ete probablement epargnee. Il fallait donc agir autrement et penetrer par une ouverture pratiquee aux murailles de la pagode. Restait la question de savoir si les pretres veillaient aupres de leur victime avec autant de soin que les soldats a la porte du temple.

Apres une derniere conversation, le guide se dit pret a partir. Mr. Fogg, Sir Francis et Passepartout le suivirent. Ils firent un detour assez long, afin d’atteindre la pagode par son chevet.

Vers minuit et demi, ils arriverent au pied des murs sans avoir rencontre personne. Aucune surveillance n’avait ete etablie de ce cote, mais il est vrai de dire que fenetres et portes manquaient absolument.

La nuit etait sombre. La lune, alors dans son dernier quartier, quittait a peine l’horizon, encombre de gros nuages. La hauteur des arbres accroissait encore l’obscurite.

Mais il ne suffisait pas d’avoir atteint le pied des murailles, il fallait encore y pratiquer une ouverture. Pour cette operation, Phileas Fogg et ses compagnons n’avaient absolument que leurs couteaux de poche. Tres heureusement, les parois du temple se composaient d’un melange de briques et de bois qui ne pouvait etre difficile a percer. La premiere brique une fois enlevee, les autres viendraient facilement.

On se mit a la besogne, en faisant le moins de bruit possible. Le Parsi d’un cote, Passepartout, de l’autre, travaillaient a desceller les briques, de maniere a obtenir une ouverture large de deux pieds.

Le travail avancait, quand un cri se fit entendre a l’interieur du temple, et presque aussitot d’autres cris lui repondirent du dehors.

Passepartout et le guide interrompirent leur travail. Les avait-on surpris? L’eveil etait-il donne? La plus vulgaire prudence leur commandait de s’eloigner, — ce qu’ils firent en meme temps que Phileas Fogg et sir Francis Cromarty. Ils se blottirent de nouveau sous le couvert du bois, attendant que l’alerte, si c’en etait une, se fut dissipee, et prets, dans ce cas, a reprendre leur operation.

Mais — contretemps funeste — des gardes se montrerent au chevet de la pagode, et s’y installerent de maniere a empecher toute approche.

Il serait difficile de decrire le desappointement de ces quatre hommes, arretes dans leur oeuvre. Maintenant qu’ils ne pouvaient plus parvenir jusqu’a la victime, comment la sauveraient-ils? Sir Francis Cromarty se rongeait les poings. Passepartout etait hors de lui, et le guide avait quelque peine a le contenir. L’impassible Fogg attendait sans manifester ses sentiments.

“N’avons-nous plus qu’a partir?” demanda le brigadier general a voix basse.

“Nous n’avons plus qu’a partir,” repondit le guide.

“Attendez,” dit Fogg. “Il suffit que je sois demain a Allahabad avant midi.”

“Mais qu’esperez-vous?” repondit Sir Francis Cromarty. Dans quelques heures le jour va paraitre, et…”

“La chance qui nous echappe peut se representer au moment supreme.”

Le brigadier general aurait voulu pouvoir lire dans les yeux de Phileas Fogg.

Sur quoi comptait donc ce froid Anglais? Voulait-il, au moment du supplice, se precipiter vers la jeune femme et l’arracher ouvertement a ses bourreaux?”

C’eut ete une folie, et comment admettre que cet homme fut fou a ce point? Neanmoins, Sir Francis Cromarty consentit a attendre jusqu’au denouement de cette terrible scene. Toutefois, le guide ne laissa pas ses compagnons a l’endroit ou ils s’etaient refugies, et il les ramena vers la partie anterieure de la clairiere. La, abrites par un bouquet d’arbres, ils pouvaient observer les groupes endormis.

Cependant Passepartout, juche sur les premieres branches d’un arbre, ruminait une idee qui avait d’abord traverse son esprit comme un eclair, et qui finit par s’incruster dans son cerveau.

Il avait commence par se dire: “Quelle folie!” et maintenant il repetait: “Pourquoi pas, apres tout? C’est une chance, peut-etre la seule, et avec de tels abrutis!…”

En tout cas, Passepartout ne formula pas autrement sa pensee, mais il ne tarda pas a se glisser avec la souplesse d’un serpent sur les basses branches de l’arbre dont l’extremite se courbait vers le sol.

Les heures s’ecoulaient, et bientot quelques nuances moins sombres annoncerent l’approche du jour. Cependant l’obscurite etait profonde encore.

C’etait le moment. Il se fit comme une resurrection dans cette foule assoupie. Les groupes s’animerent. Des coups de tam-tam retentirent. Chants et cris eclaterent de nouveau. L’heure etait venue a laquelle l’infortunee allait mourir.

En effet, les portes de la pagode s’ouvrirent. Une lumiere plus vive s’echappa de l’interieur. Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty purent apercevoir la victime, vivement eclairee, que deux pretres trainaient au-dehors. Il leur sembla meme que, secouant l’engourdissement de l’ivresse par un supreme instinct de conservation, la malheureuse tentait d’echapper a ses bourreaux. Le coeur de Sir Francis Cromarty bondit, et par un mouvement convulsif, saisissant la main de Phileas Fogg, il sentit que cette main tenait un couteau ouvert.

En ce moment, la foule s’ebranla. La jeune femme etait retombee dans cette torpeur provoquee par les fumees du chanvre. Elle passa a travers les fakirs, qui l’escortaient de leurs vociferations religieuses.

Phileas Fogg et ses compagnons, se melant aux derniers rangs de la foule, la suivirent.

Deux minutes apres, ils arrivaient sur le bord de la riviere et s’arretaient a moins de cinquante pas du bucher, sur lequel etait couche le corps du rajah. Dans la demi-obscurite, ils virent la victime absolument inerte, etendue aupres du cadavre de son epoux.

Puis une torche fut approchee et le bois impregne d’huile, s’enflamma aussitot.

A ce moment, Sir Francis Cromarty et le guide retinrent Phileas Fogg, qui dans un moment de folie genereuse, s’elancait vers le bucher…

Mais Phileas Fogg les avait deja repousses, quand la scene changea soudain. Un cri de terreur s’eleva. Toute cette foule se precipita a terre, epouvantee.

Le vieux rajah n’etait donc pas mort, qu’on le vit se redresser tout a coup, comme un fantome, soulever la jeune femme dans ses bras, descendre du bucher au milieu des tourbillons de vapeurs qui lui donnaient une apparence spectrale?

Les fakirs, les gardes, les pretres, pris d’une terreur subite, etaient la, face a terre, n’osant lever les yeux et regarder un tel prodige!

La victime inanimee passa entre les bras vigoureux qui la portaient, et sans qu’elle parut leur peser. Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty etaient demeures debout. Le Parsi avait courbe la tete, et Passepartout, sans doute, n’etait pas moins stupefie!…

Ce ressuscite arriva ainsi pres de l’endroit ou se tenaient Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty, et la, d’une voix breve: “Filons!..” dit-il.

C’etait Passepartout lui-meme qui s’etait glisse vers le bucher au milieu de la fumee epaisse! C’etait Passepartout qui, profitant de l’obscurite profonde encore, avait arrache la jeune femme a la mort! C’etait Passepartout qui, jouant son role avec un audacieux bonheur, passait au milieu de l’epouvante generale!

Un instant apres, tous quatre disparaissaient dans le bois, et l’elephant les emportait d’un trot rapide. Mais des cris, des clameurs et meme une balle, percant le chapeau de Phileas Fogg, leur apprirent que la ruse etait decouverte.

En effet, sur le bucher enflamme se detachait alors le corps du vieux rajah. Les pretres, revenus de leur frayeur, avaient compris qu’un enlevement venait de s’accomplir.

Aussitot ils s’etaient precipites dans la foret. Les gardes les avaient suivis. Une decharge avait eu lieu, mais les ravisseurs fuyaient rapidement, et, en quelques instants, ils se trouvaient hors de la portee des balles et des fleches.

XIV

DANS LEQUEL PHILEAS FOGG DESCEND TOUTE L’ADMIRABLE VALLEE DU GANGE SANS MEME SONGER A LA VOIR

Le hardi enlevement avait reussi. Une heure apres, Passepartout riait encore de son succes. Sir Francis Cromarty avait serre la main de l’intrepide garcon. Son maitre lui avait dit: “Bien”, ce qui, dans la bouche de ce gentleman, equivalait a une haute approbation. A quoi Passepartout avait repondu que tout l’honneur de l’affaire appartenait a son maitre. Pour lui, il n’avait eu qu’une idee “drole”, et il riait en songeant que, pendant quelques instants, lui, Passepartout, ancien gymnaste, ex-sergent de pompiers, avait ete le veuf d’une charmante femme, un vieux rajah embaume!

Quant a la jeune Indienne, elle n’avait pas eu conscience de ce qui s’etait passe. Enveloppee dans les couvertures de voyage, elle reposait sur l’un des cacolets. Cependant l’elephant, guide avec une extreme surete par le Parsi, courait rapidement dans la foret encore obscure. Une heure apres avoir quitte la pagode de Pillaji, il se lancait a travers une immense plaine. A sept heures, on fit halte. La jeune femme etait toujours dans une prostration complete. Le guide lui fit boire quelques gorgees d’eau et de brandy, mais cette influence stupefiante qui l’accablait devait se prolonger quelque temps encore. Sir Francis Cromarty, qui connaissait les effets de l’ivresse produite par l’inhalation des vapeurs du chanvre, n’avait aucune inquietude sur son compte.

Mais si le retablissement de la jeune Indienne ne fit pas question dans l’esprit du brigadier general, celui-ci se montrait moins rassure pour l’avenir. Il n’hesita pas a dire a Phileas Fogg que si Mrs. Aouda restait dans l’Inde, elle retomberait inevitablement entre les mains de ses bourreaux. Ces energumenes se tenaient dans toute la peninsule, et certainement, malgre la police anglaise, ils sauraient reprendre leur victime, fut-ce a Madras, a Bombay, a Calcutta. Et Sir Francis Cromarty citait, a l’appui de ce dire, un fait de meme nature qui s’etait passe recemment. A son avis, la jeune femme ne serait veritablement en surete qu’apres avoir quitte l’Inde.

Phileas Fogg repondit qu’il tiendrait compte de ces observations et qu’il aviserait.

Vers dix heures, le guide annoncait la station d’Allahabad. La reprenait la voie interrompue du chemin de fer, dont les trains franchissent, en moins d’un jour et d’une nuit, la distance qui separe Allahabad de Calcutta.

Phileas Fogg devait donc arriver a temps pour prendre un paquebot qui ne partait que le lendemain seulement, 25 octobre, a midi, pour Hong-Kong.

La jeune femme fut deposee dans une chambre de la gare. Passepartout fut charge d’aller acheter pour elle divers objets de toilette, robe, chale, fourrures, etc. , ce qu’il trouverait. Son maitre lui ouvrait un credit illimite.

Passepartout partit aussitot et courut les rues de la ville. Allahabad, c’est la cite de Dieu, l’une des plus venerees de l’Inde, en raison de ce qu’elle est batie au confluent de deux fleuves sacres, le Gange et la Jumna, dont les eaux attirent les pelerins de toute la peninsule. On sait d’ailleurs que, suivant les legendes du Ramayana, le Gange prend sa source dans le ciel, d’ou, grace a Brahma, il descend sur la terre.

Tout en faisant ses emplettes, Passepartout eut bientot vu la ville, autrefois defendue par un fort magnifique qui est devenu une prison d’Etat. Plus de commerce, plus d’industrie dans cette cite, jadis industrielle et commercante. Passepartout, qui cherchait vainement un magasin de nouveautes, comme s’il eut ete dans Regent-street a quelques pas de Farmer et Co., ne trouva que chez un revendeur, vieux juif difficultueux, les objets dont il avait besoin, une robe en etoffe ecossaise, un vaste manteau, et une magnifique pelisse en peau de loutre qu’il n’hesita pas a payer soixante-quinze livres (1 875 F).

Puis, tout triomphant, il retourna a la gare.

Mrs. Aouda commencait a revenir a elle. Cette influence a laquelle les pretres de Pillaji l’avaient soumise se dissipait peu a peu, et ses beaux yeux reprenaient toute leur douceur indienne.

Lorsque le roi-poete, Ucaf Uddaul, celebre les charmes de la reine d’Ahmehnagara, il s’exprime ainsi:

“Sa luisante chevelure, regulierement divisee en deux parts, encadre les contours harmonieux de ses joues delicates et blanches, brillantes de poli et de fraicheur. Ses sourcils d’ebene ont la forme et la puissance de l’arc de Kama, dieu d’amour, et sous ses longs cils soyeux, dans la pupille noire de ses grands yeux limpides, nagent comme dans les lacs sacres de l’Himalaya les reflets les plus purs de la lumiere celeste. Fines, egales et blanches, ses dents resplendissent entre ses levres souriantes, comme des gouttes de rosee dans le sein mi-clos d’une fleur de grenadier. Ses oreilles mignonnes aux courbes symetriques, ses mains vermeilles, ses petits pieds bombes et tendres comme les bourgeons du lotus, brillent de l’eclat des plus belles perles de Ceylan, des plus beaux diamants de Golconde. Sa mince et souple ceinture, qu’une main suffit a enserrer, rehausse l’elegante cambrure de ses reins arrondis et la richesse de son buste ou la jeunesse en fleur etale ses plus parfaits tresors, et, sous les plis soyeux de sa tunique, elle semble avoir ete modelee en argent pur de la main divine de Vicvacarma, l’eternel statuaire.”

Mais, sans toute cette amplification, il suffit de dire que Mrs. Aouda, la veuve du rajah du Bundelkund, etait une charmante femme dans toute l’acception europeenne du mot. Elle parlait l’anglais avec une grande purete, et le guide n’avait point exagere en affirmant que cette jeune Parsie avait ete transformee par l’education.

Cependant le train allait quitter la station d’Allahabad. Le Parsi attendait. Mr. Fogg lui regla son salaire au prix convenu, sans le depasser d’un farthing. Ceci etonna un peu Passepartout, qui savait tout ce que son maitre devait au devouement du guide. Le Parsi avait, en effet, risque volontairement sa vie dans l’affaire de Pillaji, et si, plus tard, les Indous l’apprenaient, il echapperait difficilement a leur vengeance.

Restait aussi la question de Kiouni. Que ferait-on d’un elephant achete si cher?

Mais Phileas Fogg avait deja pris une resolution a cet egard.

“Parsi,” dit-il au guide, “tu as ete serviable et devoue. J’ai paye ton service, mais non ton devouement. Veux-tu cet elephant? Il est a toi.”

Les yeux du guide brillerent.

“C’est une fortune que Votre Honneur me donne!” s’ecria-t-il.

“Accepte, guide,” repondit Mr. Fogg, “et c’est moi qui serai encore ton debiteur.”

“A la bonne heure!” s’ecria Passepartout. “Prends, ami! Kiouni est un brave et courageux animal!”

Et, allant a la bete, il lui presenta quelques morceaux de sucre, disant:

“Tiens, Kiouni, tiens, tiens!”

L’elephant fit entendre quelques grognement de satisfaction. Puis, prenant Passepartout par la ceinture et l’enroulant de sa trompe, il l’enleva jusqu’a la hauteur de sa tete. Passepartout, nullement effraye, fit une bonne caresse a l’animal, qui le replaca doucement a terre, et, a la poignee de trompe de l’honnete Kiouni, repondit une vigoureuse poignee de main de l’honnete garcon.

Quelques instants apres, Phileas Fogg, Sir Francis Cromarty et Passepartout, installes dans un confortable wagon dont Mrs. Aouda occupait la meilleure place, couraient a toute vapeur vers Benares.

Quatre-vingts milles au plus separent cette ville d’Allahabad, et ils furent franchis en deux heures.

Pendant ce trajet, la jeune femme revint completement a elle; les vapeurs assoupissantes du hang se dissiperent.

Quel fut son etonnement de se trouver sur le railway, dans ce compartiment, recouverte de vetements europeens, au milieu de voyageurs qui lui etaient absolument inconnus!

Tout d’abord, ses compagnons lui prodiguerent leurs soins et la ranimerent avec quelques gouttes de liqueur ; puis le brigadier general lui raconta son histoire. Il insista sur le devouement de Phileas Fogg, qui n’avait pas hesite a jouer sa vie pour la sauver, et sur le denouement de l’aventure, du a l’audacieuse imagination de Passepartout.

Mr. Fogg laissa dire sans prononcer une parole. Passepartout, tout honteux, repetait que “ca n’en valait pas la peine”!

Mrs. Aouda remercia ses sauveurs avec effusion, par ses larmes plus que par ses paroles. Ses beaux yeux, mieux que ses levres, furent les interpretes de sa reconnaissance. Puis, sa pensee la reportant aux scenes du sutty, ses regards revoyant cette terre indienne ou tant de dangers l’attendaient encore, elle fut prise d’un frisson de terreur.

Phileas Fogg comprit ce qui se passait dans l’esprit de Mrs. Aouda, et, pour la rassurer, il lui offrit, tres froidement d’ailleurs, de la conduire a Hong-Kong, ou elle demeurerait jusqu’a ce que cette affaire fut assoupie.

Mrs. Aouda accepta l’offre avec reconnaissance. Precisement, a Hong-Kong, residait un de ses parents, Parsi comme elle, et l’un des principaux negociants de cette ville, qui est absolument anglaise, tout en occupant un point de la cote chinoise.

A midi et demi, le train s’arretait a la station de Benares. Les legendes brahmaniques affirment que cette ville occupe l’emplacement de l’ancienne Casi, qui etait autrefois suspendue dans l’espace, entre le zenith et le nadir, comme la tombe de Mahomet. Mais, a cette epoque plus realiste, Benares, Athenes de l’Inde au dire des orientalistes, reposait tout prosaiquement sur le sol, et Passepartout put un instant entrevoir ses maisons de briques, ses huttes en clayonnage, qui lui donnaient un aspect absolument desole, sans aucune couleur locale.

C’etait la que devait s’arreter Sir Francis Cromarty. Les troupes qu’il rejoignait campaient a quelques milles au nord de la ville. Le brigadier general fit donc ses adieux a Phileas Fogg, lui souhaitant tout le succes possible, et exprimant le voeu qu’il recommencat ce voyage d’une facon moins originale, mais plus profitable. Mr. Fogg pressa legerement les doigts de son compagnon. Les compliments de Mrs. Aouda furent plus affectueux. Jamais elle n’oublierait ce qu’elle devait a Sir Francis Cromarty. Quant a Passepartout, il fut honore d’une vraie poignee de main de la part du brigadier general.

Tout emu, il se demanda ou et quand il pourrait bien se devouer pour lui. Puis on se separa.

A partir de Benares, la voie ferree suivait en partie la vallee du Gange. A travers les vitres du wagon, par un temps assez clair, apparaissait le paysage varie du Behar, puis des montagnes couvertes de verdure, les champs d’orge, de mais et de froment, des rios et des etangs peuples d’alligators verdatres, des villages bien entretenus, des forets encore verdoyantes. Quelques elephants, des zebus a grosse bosse venaient se baigner dans les eaux du fleuve sacre, et aussi, malgre la saison avancee et la temperature deja froide, des bandes d’Indous des deux sexes, qui accomplissaient pieusement leurs saintes ablutions. Ces fideles, ennemis acharnes du bouddhisme, sont sectateurs fervents de la religion brahmanique, qui s’incarne en ces trois personnes : Whisnou, la divinite solaire, Shiva, la personnification divine des forces naturelles, et Brahma, le maitre supreme des pretres et des legislateurs. Mais de quel oeil Brahma, Shiva et Whisnou devaient-ils considerer cette Inde, maintenant “britannisee”, lorsque quelque steam-boat passait en hennissant et troublait les eaux consacrees du Gange, effarouchant les mouettes qui volaient a sa surface, les tortues qui pullulaient sur ses bords, et les devots etendus au long de ses rives!

Tout ce panorama defila comme un eclair, et souvent un nuage de vapeur blanche en cacha les details. A peine les voyageurs purent-ils entrevoir le fort de Chunar, a vingt milles au sud-est de Benares, ancienne forteresse des rajahs du Behar, Ghazepour et ses importantes fabriques d’eau de rose, le tombeau de Lord Cornwallis qui s’eleve sur la rive gauche du Gange, la ville fortifiee de Buxar, Patna, grande cite industrielle et commercante, ou se tient le principal marche d’opium de l’Inde, Monghir, ville plus qu’europeenne, anglaise comme Manchester ou Birmingham, renommee pour ses fonderies de fer, ses fabriques de taillanderie et d’armes blanches, et dont les hautes cheminees encrassaient d’une fumee noire le ciel de Brahma, — et un veritable coup de poing dans le pays du reve!

Puis la nuit vint et, au milieu des hurlements des tigres, des ours, des loups qui fuyaient devant la locomotive, le train passa a toute vitesse, et on n’apercut plus rien des merveilles du Bengale, ni Golgonde, ni Gour en ruine, ni Mourshedabad, qui fut autrefois capitale, ni Burdwan, ni Hougly, ni Chandernagor, ce point francais du territoire indien sur lequel Passepartout eut ete fier de voir flotter le drapeau de sa patrie!

Enfin, a sept heures du matin, Calcutta etait atteint. Le paquebot, en partance pour Hong-Kong, ne levait l’ancre qu’a midi. Phileas Fogg avait donc cinq heures devant lui.

D’apres son itineraire, ce gentleman devait arriver dans la capitale des Indes le 25 octobre, vingt-trois jours apres avoir quitte Londres, et il y arrivait au jour fixe. Il n’avait donc ni retard ni avance.

Malheureusement, les deux jours gagnes par lui entre Londres et Bombay avaient ete perdus, on sait comment, dans cette traversee de la peninsule indienne, — mais il est a supposer que Phileas Fogg ne les regrettait pas.

XV

OU LE SAC AUX BANK-NOTES S’ALLEGE ENCORE DE QUELQUES MILLIERS DE LIVRES

Le train s’etait arrete en gare. Passepartout descendit le premier du wagon, et fut suivi de Mr. Fogg, qui aida sa jeune compagne a mettre pied sur le quai. Phileas Fogg comptait se rendre directement au paquebot de Hong-Kong, afin d’y installer confortablement Mrs. Aouda, qu’il ne voulait pas quitter, tant qu’elle serait en ce pays si dangereux pour elle.

Au moment ou Mr. Fogg allait sortir de la gare, un policeman s’approcha de lui et dit:

“Monsieur Phileas Fogg?”

“C’est moi.”

“Cet homme est votre domestique? ajouta le policeman en designant Passepartout.

“Oui.”

“Veuillez me suivre tous les deux.”

Mr. Fogg ne fit pas un mouvement qui put marquer en lui une surprise quelconque. Cet agent etait un representant de la loi, et, pour tout Anglais, la loi est sacree. Passepartout, avec ses habitudes francaises, voulut raisonner, mais le policeman le toucha de sa baguette, et Phileas Fogg lui fit signe d’obeir.

“Cette jeune dame peut nous accompagner?” demanda Mr. Fogg.

“Elle le peut”, repondit le policeman.

Le policeman conduisit Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout vers un palki-ghari, sorte de voiture a quatre roues et a quatre places, attelee de deux chevaux. On partit. Personne ne parla pendant le trajet, qui dura vingt minutes environ.

La voiture traversa d’abord la “ville noire”, aux rues etroites, bordees de cahutes dans lesquelles grouillait une population cosmopolite, sale et deguenillee ; puis elle passa a travers la ville europeenne, egayee de maisons de briques, ombragee de cocotiers, herissee de matures, que parcouraient deja, malgre l’heure matinale, des cavaliers elegants et de magnifiques attelages.

Le palki-ghari s’arreta devant une habitation d’apparence simple, mais qui ne devait pas etre affectee aux usages domestiques. Le policeman fit descendre ses prisonniers — on pouvait vraiment leur donner ce nom –, et il les conduisit dans une chambre aux fenetres grillees, en leur disant:

“C’est a huit heures et demie que vous comparaitrez devant le juge Obadiah.”

Puis il se retira et ferma la porte.

“Allons! nous sommes pris!” s’ecria Passepartout, en se laissant aller sur une chaise.

Mrs. Aouda, s’adressant aussitot a Mr. Fogg, lui dit d’une voix dont elle cherchait en vain a deguiser l’emotion:

“Monsieur, il faut m’abandonner! C’est pour moi que vous etes poursuivi! C’est pour m’avoir sauvee!”

Phileas Fogg se contenta de repondre que cela n’etait pas possible. Poursuivi pour cette affaire du sutty! Inadmissible! Comment les plaignants oseraient-ils se presenter? Il y avait meprise. Mr. Fogg ajouta que, dans tous les cas, il n’abandonnerait pas la jeune femme, et qu’il la conduirait a Hong-Kong.

“Mais le bateau part a midi! fit observer Passepartout.

“Avant midi nous serons a bord,” repondit simplement l’impassible gentleman.

Cela fut affirme si nettement, que Passepartout ne put s’empecher de se dire a lui-meme:

“Parbleu! cela est certain! avant midi nous serons a bord!” Mais il n’etait pas rassure du tout.

A huit heures et demie, la porte de la chambre s’ouvrit. Le policeman reparut, et il introduisit les prisonniers dans la salle voisine.

C’etait une salle d’audience, et un public assez nombreux, compose d’Europeens et d’indigenes, en occupait deja le pretoire.

Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout s’assirent sur un banc en face des sieges reserves au magistrat et au greffier.

Ce magistrat, le juge Obadiah, entra presque aussitot, suivi du greffier. C’etait un gros homme tout rond. Il decrocha une perruque pendue a un clou et s’en coiffa lestement.

“La premiere cause”, dit-il.

Mais, portant la main a sa tete:

“He! ce n’est pas ma perruque!”

“En effet, monsieur Obadiah, c’est la mienne,” repondit le greffier.

“Cher monsieur Oysterpuf, comment voulez-vous qu’un juge puisse rendre une bonne sentence avec la perruque d’un greffier!”

L’echange des perruques fut fait. Pendant ces preliminaires, Passepartout bouillait d’impatience, car l’aiguille lui paraissait marcher terriblement vite sur le cadran de la grosse horloge du pretoire.

“La premiere cause,” reprit alors le juge Obadiah.

“Phileas Fogg?” dit le greffier Oysterpuf.

“Me voici,” repondit Mr. Fogg.

“Passepartout?”

“Present!” repondit Passepartout.

“Bien!” dit le juge Obadiah. “Voila deux jours, accuses, que l’on vous guette a tous les trains de Bombay.

“Mais de quoi nous accuse-t-on?” s’ecria Passepartout, impatiente.

“Vous allez le savoir,” repondit le juge.

“Monsieur,” dit alors Mr. Fogg, “je suis citoyen anglais, et j’ai droit..”

“Vous a-t-on manque d’egards? demanda Mr. Obadiah.

“Aucunement.”

“Bien! faites entrer les plaignants.”

Sur l’ordre du juge, une porte s’ouvrit, et trois pretres indous furent introduits par un huissier.

“C’est bien cela! murmura Passepartout, ce sont ces coquins qui voulaient bruler notre jeune dame!”

Les pretres se tinrent debout devant le juge, et le greffier lut a haute voix une plainte en sacrilege, formulee contre le sieur Phileas Fogg et son domestique, accuses d’avoir viole un lieu consacre par la religion brahmanique.

“Vous avez entendu?” demanda le juge a Phileas Fogg.

“Oui, monsieur,” repondit Mr. Fogg en consultant sa montre, “et j’avoue.”

“Ah! vous avouez?..”

“J’avoue et j’attends que ces trois pretres avouent a leur tour ce qu’ils voulaient faire a la pagode de Pillaji.”

Les pretres se regarderent. Ils semblaient ne rien comprendre aux paroles de l’accuse.

“Sans doute!” s’ecria impetueusement Passepartout, a cette pagode de Pillaji, devant laquelle ils allaient bruler leur victime!”

Nouvelle stupefaction des pretres, et profond etonnement du juge Obadiah.

“Quelle victime?” demanda-t-il. “Bruler qui! En pleine ville de Bombay?”

“Bombay? s’ecria Passepartout.

“Sans doute. Il ne s’agit pas de la pagode de Pillaji, mais de la pagode de Malebar-Hill, a Bombay.”

“Et comme piece de conviction, voici les souliers du profanateur,” ajouta le greffier, en posant une paire de chaussures sur son bureau.

“Mes souliers!” s’ecria Passepartout, qui, surpris au dernier chef, ne put retenir cette involontaire exclamation.

On devine la confusion qui s’etait operee dans l’esprit du maitre et du domestique. Cet incident de la pagode de Bombay, ils l’avaient oublie, et c’etait celui-la meme qui les amenait devant le magistrat de Calcutta.

En effet, l’agent Fix avait compris tout le parti qu’il pouvait tirer de cette malencontreuse affaire. Retardant son depart de douze heures, il s’etait fait le conseil des pretres de Malebar-Hill; il leur avait promis des dommages-interets considerables, sachant bien que le gouvernement anglais se montrait tres severe pour ce genre de delit; puis, par le train suivant, il les avait lances sur les traces du sacrilege. Mais, par suite du temps employe a la delivrance de la jeune veuve, Fix et les Indous arriverent a Calcutta avant Phileas Fogg et son domestique, que les magistrats, prevenus par depeche, devaient arreter a leur descente du train. Que l’on juge du desappointement de Fix, quand il apprit que Phileas Fogg n’etait point encore arrive dans la capitale de l’Inde. Il dut croire que son voleur, s’arretant a une des stations du Peninsular-railway, s’etait refugie dans les provinces septentrionales. Pendant vingt-quatre heures, au milieu de mortelles inquietudes, Fix le guetta a la gare. Quelle fut donc sa joie quand, ce matin meme, il le vit descendre du wagon, en compagnie, il est vrai, d’une jeune femme dont il ne pouvait s’expliquer la presence. Aussitot il lanca sur lui un policeman, et voila comment Mr. Fogg, Passepartout et la veuve du rajah du Bundelkund furent conduits devant le juge Obadiah.

Et si Passepartout eut ete moins preoccupe de son affaire, il aurait apercu, dans un coin du pretoire, le detective, qui suivait le debat avec un interet facile a comprendre, — car a Calcutta, comme a Bombay, comme a Suez, le mandat d’arrestation lui manquait encore!

Cependant le juge Obadiah avait pris acte de l’aveu echappe a Passepartout, qui aurait donne tout ce qu’il possedait pour reprendre ses imprudentes paroles.

“Les faits sont avoues?” dit le juge.

“Avoues,” repondit froidement Mr. Fogg.

“Attendu,” reprit le juge, “attendu que la loi anglaise entend proteger egalement et rigoureusement toutes les religions des populations de l’Inde, le delit etant avoue par le sieur Passepartout, convaincu d’avoir viole d’un pied sacrilege le pave de la pagode de Malebar-Hill, a Bombay, dans la journee du 20 octobre, condamne ledit Passepartout a quinze jours de prison et a une amende de trois cents livres (7 500 F).

“Trois cents livres?” s’ecria Passepartout, qui n’etait veritablement sensible qu’a l’amende.

“Silence!” fit l’huissier d’une voix glapissante.

“Et,” ajouta le juge Obadiah, attendu qu’il n’est pas materiellement prouve qu’il n’y ait pas connivence entre le domestique et le maitre, qu’en tout cas celui-ci doit etre tenu responsable des gestes d’un serviteur a ses gages, retient ledit Phileas Fogg et le condamne a huit jours de prison et cent cinquante livres d’amende. Greffier, appelez une autre cause!”

Fix, dans son coin, eprouvait une indicible satisfaction. Phileas Fogg retenu huit jours a Calcutta, c’etait plus qu’il n’en fallait pour donner au mandat le temps de lui arriver.

Passepartout etait abasourdi. Cette condamnation ruinait son maitre. Un pari de vingt mille livres perdu, et tout cela parce que, en vrai badaud, il etait entre dans cette maudite pagode! Phileas Fogg, aussi maitre de lui que si cette condamnation ne l’eut pas concerne, n’avait pas meme fronce le sourcil. Mais au moment ou le greffier appelait une autre cause, il se leva et dit:

“J’offre caution.”

“C’est votre droit”, repondit le juge.

Fix se sentit froid dans le dos, mais il reprit son assurance, quand il entendit le juge, “attendu la qualite d’etrangers de Phileas Fogg et de son domestique”, fixer la caution pour chacun d’eux a la somme enorme de mille livres (25 000 F).

C’etait deux mille livres qu’il en couterait a Mr. Fogg, s’il ne purgeait pas sa condamnation.

“Je paie”, dit ce gentleman.

Et du sac que portait Passepartout, il retira un paquet de bank-notes qu’il deposa sur le bureau du greffier.

“Cette somme vous sera restituee a votre sortie de prison,” dit le juge. En attendant, vous etes libres sous caution.

“Venez,” dit Phileas Fogg a son domestique.

“Mais, au moins, qu’ils rendent les souliers!” s’ecria Passepartout avec un mouvement de rage.

On lui rendit ses souliers.

“En voila qui coutent cher!” murmura-t-il. “Plus de mille livres chacun! Sans compter qu’ils me genent!”

Passepartout, absolument piteux, suivit Mr. Fogg, qui avait offert son bras a la jeune femme. Fix esperait encore que son voleur ne se deciderait jamais a abandonner cette somme de deux mille livres et qu’il ferait ses huit jours de prison. Il se jeta donc sur les traces de Fogg.

Mr. Fogg prit une voiture, dans laquelle Mrs. Aouda, Passepartout et lui monterent aussitot. Fix courut derriere la voiture, qui s’arreta bientot sur l’un des quais de la ville.

A un demi-mille en rade, le _Rangoon_ etait mouille, son pavillon de partance hisse en tete de mat. Onze heures sonnaient. Mr. Fogg etait en avance d’une heure. Fix le vit descendre de voiture et s’embarquer dans un canot avec Mrs. Aouda et son domestique. Le detective frappa la terre du pied.

“Le gueux!” s’ecria-t-il, “il part! Deux mille livres sacrifiees! Prodigue comme un voleur! Ah! je le filerai jusqu’au bout du monde s’il le faut; mais du train dont il va, tout l’argent du vol y aura passe!”

L’inspecteur de police etait fonde a faire cette reflexion. En effet, depuis qu’il avait quitte Londres, tant en frais de voyage qu’en primes, en achat d’elephant, en cautions et en amendes, Phileas Fogg avait deja seme plus de cinq mille livres (125 000 F) sur sa route, et le tant pour cent de la somme recouvree, attribue aux detectives, allait diminuant toujours.

XVI

OU FIX N’A PAS L’AIR DE CONNAITRE DU TOUT LES CHOSES DONT ON LUI PARLE

Le _Rangoon_, l’un des paquebots que la Compagnie peninsulaire et orientale emploie au service des mers de la Chine et du Japon, etait un steamer en fer, a helice, jaugeant brut dix-sept cent soixante-dix tonnes, et d’une force nominale de quatre cents chevaux. Il egalait le _Mongolia_ en vitesse, mais non en confortable. Aussi Mrs. Aouda ne fut-elle point aussi bien installee que l’eut desire Phileas Fogg. Apres tout, il ne s’agissait que d’une traversee de trois mille cinq cents milles, soit de onze a douze jours, et la jeune femme ne se montra pas une difficile passagere.

Pendant les premiers jours de cette traversee, Mrs. Aouda fit plus ample connaissance avec Phileas Fogg. En toute occasion, elle lui temoignait la plus vive reconnaissance. Le flegmatique gentleman l’ecoutait, en apparence au moins, avec la plus extreme froideur, sans qu’une intonation, un geste decelat en lui la plus legere emotion. Il veillait a ce que rien ne manquat a la jeune femme. A de certaines heures il venait regulierement, sinon causer, du moins l’ecouter. Il accomplissait envers elle les devoirs de la politesse la plus stricte, mais avec la grace et l’imprevu d’un automate dont les mouvements auraient ete combines pour cet usage. Mrs. Aouda ne