extrà me froideur, sans qu’une intonation, un geste dÃcelÃt en lui la plus lÃgäre Ãmotion. Il veillait à ce que rien ne manquÃt à la jeune femme. A de certaines heures il venait rÃguliärement, sinon causer, du moins l’Ãcouter. Il accomplissait envers elle les devoirs de la politesse la plus stricte, mais avec la grÃce et l’imprÃvu d’un automate dont les mouvements auraient Ãtà combinÃs pour cet usage. Mrs. Aouda ne savait trop que penser, mais Passepartout lui avait un peu expliquà l’excentrique personnalità de son maÃ¥tre. Il lui avait appris quelle gageure entraÃ¥nait ce gentleman autour du monde. Mrs. Aouda avait souri; mais apräs tout, elle lui devait la vie, et son sauveur ne pouvait perdre à ce qu’elle le vÃ¥t à travers sa reconnaissance.
Mrs. Aouda confirma le rÃcit que le guide indou avait fait de sa touchante histoire. Elle Ãtait, en effet, de cette race qui tient le premier rang parmi les races indigänes. Plusieurs nÃgociants parsis ont fait de grandes fortunes aux Indes, dans le commerce des cotons. L’un d’eux, Sir James Jejeebhoy, a Ãtà anobli par le gouvernement anglais, et Mrs. Aouda Ãtait parente de ce riche personnage qui habitait Bombay. C’Ãtait mà me un cousin de Sir Jejeebhoy, l’honorable Jejeeh, qu’elle comptait rejoindre à Hong-Kong. Trouverait-elle präs de lui refuge et assistance ? Elle ne pouvait l’affirmer. A quoi Mr. Fogg rÃpondait qu’elle n’eñt pas à s’inquiÃter, et que tout s’arrangerait mathÃmatiquement! Ce fut son mot.
La jeune femme comprenait-elle cet horrible adverbe? On ne sait. Toutefois, ses grands yeux se fixaient sur ceux de Mr. Fogg, ses grands yeux “limpides comme les lacs sacrÃs de l’Himalaya”! Mais l’intraitable Fogg, aussi boutonnà que jamais, ne semblait point homme à se jeter dans ce lac.
Cette premiäre partie de la traversÃe du _Rangoon_ s’accomplit dans des conditions excellentes. Le temps Ãtait maniable. Toute cette portion de l’immense baie que les marins appellent les “brasses du Bengale” se montra favorable à la marche du paquebot. Le _Rangoon_ eut bientìt connaissance du Grand-Andaman, la principale du groupe, que sa pittoresque montagne de Saddle-Peak, haute de deux mille quatre cents pieds, signale de fort loin aux navigateurs.
La cìte fut prolongÃe d’assez präs. Les sauvages Papouas de l’Ã¥le ne se monträrent point. Ce sont des à tres placÃs au dernier degrà de l’Ãchelle humaine, mais dont on fait à tort des anthropophages.
Le dÃveloppement panoramique de ces Ã¥les Ãtait superbe. D’immenses forà ts de lataniers, d’arecs, de bambousiers, de muscadiers, de tecks, de gigantesques mimosÃes, de fougäres arborescentes, couvraient le pays en premier plan, et en arriäre se profilait l’ÃlÃgante silhouette des montagnes. Sur la cìte pullulaient par milliers ces prÃcieuses salanganes, dont les nids comestibles forment un mets recherchà dans le CÃleste Empire. Mais tout ce spectacle variÃ, offert aux regards par le groupe des Andaman, passa vite, et le _Rangoon_ s’achemina rapidement vers le dÃtroit de Malacca, qui devait lui donner accäs dans les mers de la Chine.
Que faisait pendant cette traversÃe l’inspecteur Fix, si malencontreusement entraÃ¥nà dans un voyage de circumnavigation ? Au dÃpart de Calcutta, apräs avoir laissà des instructions pour que le mandat, s’il arrivait enfin, lui fñt adressà à Hong-Kong, il avait pu s’embarquer à bord du _Rangoon_ sans avoir Ãtà aperáu de Passepartout, et il espÃrait bien dissimuler sa prÃsence jusqu’à l’arrivÃe du paquebot. En effet, il lui eñt Ãtà difficile d’expliquer pourquoi il se trouvait à bord, sans Ãveiller les soupáons de Passepartout, qui devait le croire à Bombay. Mais il fut amenà à renouer connaissance avec l’honnà te garáon par la logique mà me des circonstances.
Comment? On va le voir.
Toutes les espÃrances, tous les dÃsirs de l’inspecteur de police, Ãtaient maintenant concentrÃs sur un unique point du monde, Hong-Kong, car le paquebot s’arrà tait trop peu de temps à Singapore pour qu’il pñt opÃrer en cette ville. C’Ãtait donc à Hong-Kong que l’arrestation du voleur devait se faire, ou le voleur lui Ãchappait, pour ainsi dire, sans retour.
En effet, Hong-Kong Ãtait encore une terre anglaise, mais la derniäre qui se rencontrÃt sur le parcours. Au-delÃ, la Chine, le Japon, l’AmÃrique offraient un refuge à peu präs assurà au sieur Fogg. A Hong-Kong, s’il y trouvait enfin le mandat d’arrestation qui courait Ãvidemment apräs lui, Fix arrà tait Fogg et le remettait entre les mains de la police locale. Nulle difficultÃ. Mais apräs Hong-Kong, un simple mandat d’arrestation ne suffirait plus. Il faudrait un acte d’extradition. De là retards, lenteurs, obstacles de toute nature, dont le coquin profiterait pour Ãchapper dÃfinitivement. Si l’opÃration manquait à Hong-Kong, il serait, sinon impossible, du moins bien difficile, de la reprendre avec quelque chance de succäs.
“Donc,” se rÃpÃtait Fix pendant ces longues heures qu’il passait dans sa cabine, donc, ou le mandat sera à Hong-Kong, et j’arrà te mon homme, ou il n’y sera pas, et cette fois il faut à tout prix que je retarde son dÃpart ! J’ai Ãchouà à Bombay, j’ai Ãchouà à Calcutta! Si je manque mon coup à Hong-Kong, je suis perdu de rÃputation ! Coñte que coñte, il faut rÃussir. Mais quel moyen employer pour retarder, si cela est nÃcessaire, le dÃpart de ce maudit Fogg?”
En dernier ressort, Fix Ãtait bien dÃcidà à tout avouer à Passepartout, à lui faire connaÃ¥tre ce maÃ¥tre qu’il servait et dont il n’Ãtait certainement pas le complice. Passepartout, Ãclairà par cette rÃvÃlation, devant craindre d’à tre compromis, se rangerait sans doute à lui, Fix. Mais enfin c’Ãtait un moyen hasardeux, qui ne pouvait à tre employà qu’à dÃfaut de tout autre. Un mot de Passepartout à son maÃ¥tre eñt suffi à compromettre irrÃvocablement l’affaire.
L’inspecteur de police Ãtait donc extrà mement embarrassÃ, quand la prÃsence de Mrs. Aouda à bord du _Rangoon_, en compagnie de Phileas Fogg, lui ouvrit de nouvelles perspectives.
Quelle Ãtait cette femme? Quel concours de circonstances en avait fait la compagne de Fogg? C’Ãtait Ãvidemment entre Bombay et Calcutta que la rencontre avait eu lieu. Mais en quel point de la pÃninsule? Etait-ce le hasard qui avait rÃuni Phileas Fogg et la jeune voyageuse? Ce voyage à travers l’Inde, au contraire, n’avait-il pas Ãtà entrepris par ce gentleman dans le but de rejoindre cette charmante personne? car elle Ãtait charmante! Fix l’avait bien vu dans la salle d’audience du tribunal de Calcutta.
On comprend à quel point l’agent devait à tre intriguÃ. Il se demanda s’il n’y avait pas dans cette affaire quelque criminel enlävement. Oui! cela devait à tre! Cette idÃe s’incrusta dans le cerveau de Fix, et il reconnut tout le parti qu’il pouvait tirer de cette circonstance. Que cette jeune femme fñt mariÃe ou non, il y avait enlävement, et il Ãtait possible, à Hong-Kong, de susciter au ravisseur des embarras tels, qu’il ne pñt s’en tirer à prix d’argent.
Mais il ne fallait pas attendre l’arrivÃe du _Rangoon_ à Hong-Kong. Ce Fogg avait la dÃtestable habitude de sauter d’un bateau dans un autre, et, avant que l’affaire fñt entamÃe, il pouvait à tre dÃjà loin.
L’important Ãtait donc de prÃvenir les autoritÃs anglaises et de signaler le passage du _Rangoon_ avant son dÃbarquement. Or, rien n’Ãtait plus facile, puisque le paquebot faisait escale à Singapore, et que Singapore est reliÃe à la cìte chinoise par un fil tÃlÃgraphique.
Toutefois, avant d’agir et pour opÃrer plus sñrement, Fix rÃsolut d’interroger Passepartout. Il savait qu’il n’Ãtait pas träs difficile de faire parler ce garáon, et il se dÃcida à rompre l’incognito qu’il avait gardà jusqu’alors. Or, il n’y avait pas de temps à perdre. On Ãtait au 30 octobre, et le lendemain mà me le _Rangoon_ devait relÃcher à Singapore.
Donc, ce jour-lÃ, Fix, sortant de sa cabine, monta sur le pont, dans l’intention d’aborder Passepartout “le premier” avec les marques de la plus extrà me surprise. Passepartout se promenait à l’avant, quand l’inspecteur se prÃcipita vers lui, s’Ãcriant:
“Vous, sur le _Rangoon_!”
“Monsieur Fix à bord!” rÃpondit Passepartout, absolument surpris, en reconnaissant son compagnon de traversÃe du _Mongolia_. Quoi! je vous laisse à Bombay, et je vous retrouve sur la route de Hong-Kong! Mais vous faites donc, vous aussi, le tour du monde?”
“Non, non,” rÃpondit Fix, “et je compte m’arrà ter à Hong-Kong, au moins quelques jours.”
“Ah!” dit Passepartout, qui parut un instant ÃtonnÃ. “Mais comment ne vous ai-je pas aperáu à bord depuis notre dÃpart de Calcutta?”
“Ma foi, un malaise… un peu de mal de mer… Je suis restà couchà dans ma cabine… Le golfe du Bengale ne me rÃussit pas aussi bien que l’ocÃan Indien. Et votre maÃ¥tre, Mr. Phileas Fogg?”
“En parfaite santÃ, et aussi ponctuel que son itinÃraire! Pas un jour de retard ! Ah ! monsieur Fix, vous ne savez pas cela, vous, mais nous avons aussi une jeune dame avec nous.
“Une jeune dame?” rÃpondit l’agent, qui avait parfaitement l’air de ne pas comprendre ce que son interlocuteur voulait dire.
Mais Passepartout l’eut bientìt mis au courant de son histoire. Il raconta l’incident de la pagode de Bombay, l’acquisition de l’ÃlÃphant au prix de deux mille livres, l’affaire du sutty, l’enlävement d’Aouda, la condamnation du tribunal de Calcutta, la libertà sous caution. Fix, qui connaissait la derniäre partie de ces incidents, semblait les ignorer tous, et Passepartout se laissait aller au charme de narrer ses aventures devant un auditeur qui lui marquait tant d’intÃrà t.
“Mais, en fin de compte,” demanda Fix, est-ce que votre maÃ¥tre a l’intention d’emmener cette jeune femme en Europe?”
“Non pas, monsieur Fix, non pas! Nous allons tout simplement la remettre aux soins de l’un de ses parents, riche nÃgociant de Hong-Kong.”
“Rien à faire!” se dit le dÃtective en dissimulant son dÃsappointement. “Un verre de gin, monsieur Passepartout?”
“Volontiers, monsieur Fix. C’est bien le moins que nous buvions à notre rencontre à bord du _Rangoon_!”
XVII
OU IL EST QUESTION DE CHOSES ET D’AUTRES PENDANT LA TRAVERSEE DE SINGAPORE A HONG-KONG
Depuis ce jour, Passepartout et le dÃtective se renconträrent frÃquemment, mais l’agent se tint dans une extrà me rÃserve vis-Ã-vis de son compagnon, et il n’essaya point de le faire parler. Une ou deux fois seulement, il entrevit Mr. Fogg, qui restait volontiers dans le grand salon du _Rangoon_, soit qu’il tÃ¥nt compagnie à Mrs. Aouda, soit qu’il jouÃt au whist, suivant son invariable habitude.
Quant à Passepartout, il s’Ãtait pris träs sÃrieusement à Ãditer sur le singulier hasard qui avait mis, encore une fois, Fix sur la route de son maÃ¥tre. Et, en effet, on eñt Ãtà Ãtonnà à moins. Ce gentleman, träs aimable, träs complaisant à coup sñr, que l’on rencontre d’abord à Suez, qui s’embarque sur le _Mongolia_, qui dÃbarque à Bombay, oó il dit devoir sÃjourner, que l’on retrouve sur le _Rangoon_, faisant route pour Hong-Kong, en un mot, suivant pas à pas l’itinÃraire de Mr. Fogg, cela valait la peine qu’on y rÃflÃchÃ¥t. Il y avait là une concordance au moins bizarre. A qui en avait ce Fix? Passepartout Ãtait prà t a parier ses babouches — il les avait prÃcieusement conservÃes — que le Fix quitterait Hong-Kong en mà me temps qu’eux, et probablement sur le mà me paquebot.
Passepartout eñt rÃflÃchi pendant un siäcle, qu’il n’aurait jamais devinà de quelle mission l’agent avait Ãtà chargÃ. Jamais il n’eñt imaginà que Phileas Fogg fñt “filÔ, à la faáon d’un voleur, autour du globe terrestre. Mais comme il est dans la nature humaine de donner une explication à toute chose, voici comment Passepartout, soudainement illuminÃ, interprÃta la prÃsence permanente de Fix, et, vraiment, son interprÃtation Ãtait fort plausible. En effet, suivant lui, Fix n’Ãtait et ne pouvait à tre qu’un agent lancà sur les traces de Mr. Fogg par ses collägues du Reform-Club, afin de constater que ce voyage s’accomplissait rÃguliärement autour du monde, suivant l’itinÃraire convenu.
“C’est Ãvident! c’est Ãvident!” se rÃpÃtait l’honnà te garáon, tout fier de sa perspicacitÃ. C’est un espion que ces gentlemen ont mis à nos trousses! Voilà qui n’est pas digne! Mr. Fogg si probe, si honorable! Le faire Ãpier par un agent! Ah! messieurs du Reform-Club, cela vous coñtera cher!”
Passepartout, enchantà de sa dÃcouverte, rÃsolut cependant de n’en rien dire à son maÃ¥tre, craignant que celui-ci ne fñt justement blessà de cette dÃfiance que lui montraient ses adversaires. Mais il se promit bien de gouailler Fix à l’occasion, à mots couverts et sans se compromettre.
Le mercredi 30 octobre, dans l’apräs-midi, le _Rangoon_ embouquait le dÃtroit de Malacca, qui sÃpare la presqu’Ã¥le de ce nom des terres de Sumatra. Des Ã¥lots montagneux träs escarpÃs, träs pittoresques dÃrobaient aux passagers la vue de la grande Ã¥le.
Le lendemain, à quatre heures du matin, le _Rangoon_, ayant gagnà une demi-journÃe sur sa traversÃe rÃglementaire, relÃchait à Singapore, afin d’y renouveler sa provision de charbon.
Phileas Fogg inscrivit cette avance à la colonne des gains, et, cette fois, il descendit à terre, accompagnant Mrs. Aouda, qui avait manifestà le dÃsir de se promener pendant quelques heures.
Fix, à qui toute action de Fogg paraissait suspecte, le suivit sans se laisser apercevoir. Quant à Passepartout, qui riait _in petto_ à voir la manoeuvre de Fix, il alla faire ses emplettes ordinaires.
L’Ã¥le de Singapore n’est ni grande ni imposante l’aspect. Les montagnes, c’est-Ã-dire les profils, lui manquent. Toutefois, elle est charmante dans sa maigreur. C’est un parc coupà de belles routes. Un joli Ãquipage, attelà de ces chevaux ÃlÃgants qui ont Ãtà importÃs de la Nouvelle-Hollande, transporta Mrs. Aouda et Phileas Fogg au milieu des massifs de palmiers à l’Ãclatant feuillage, et de girofliers dont les clous sont formÃs du bouton mà me de la fleur entrouverte. LÃ, les buissons de poivriers remplaáaient les haies Ãpineuses des campagnes europÃennes ; des sagoutiers, de grandes fougäres avec leur ramure superbe, variaient l’aspect de cette rÃgion tropicale; des muscadiers au feuillage verni saturaient l’air d’un parfum pÃnÃtrant. Les singes, bandes alertes et grimaáantes, ne manquaient pas dans les bois, ni peut-à tre les tigres dans les jungles. A qui s’Ãtonnerait d’apprendre que dans cette Ã¥le, si petite relativement, ces terribles carnassiers ne fussent pas dÃtruits jusqu’au dernier, on rÃpondra qu’ils viennent de Malacca, en traversant le dÃtroit à la nage.
Apräs avoir parcouru la campagne pendant deux heures, Mrs. Aouda et son compagnon — qui regardait un peu sans voir — renträrent dans la ville, vaste agglomÃration de maisons lourdes et ÃcrasÃes, qu’entourent de charmants jardins oó poussent des mangoustes, des ananas et tous les meilleurs fruits du monde.
A dix heures, ils revenaient au paquebot, apräs avoir Ãtà suivis, sans s’en douter, par l’inspecteur, qui avait dñ lui aussi se mettre en frais d’Ãquipage.
Passepartout les attendait sur le pont du _Rangoon_. Le brave garáon avait achetà quelques douzaines de mangoustes, grosses comme des pommes moyennes, d’un brun foncà au-dehors, d’un rouge Ãclatant au-dedans, et dont le fruit blanc, en fondant entre les lävres, procure aux vrais gourmets une jouissance sans pareille. Passepartout fut trop heureux de les offrir à Mrs. Aouda, qui le remercia avec beaucoup de grÃce.
A onze heures, le _Rangoon_, ayant son plein de charbon, larguait ses amarres, et, quelques heures plus tard, les passagers perdaient de vue ces hautes montagnes de Malacca, dont les forà ts abritent les plus beaux tigres de la terre.
Treize cents milles environ sÃparent Singapore de l’Ã¥le de Hong-Kong, petit territoire anglais dÃtachà de la cìte chinoise. Phileas Fogg avait intÃrà t à les franchir en six jours au plus, afin de prendre à Hong-Kong le bateau qui devait partir le 6 novembre pour Yokohama, l’un des principaux ports du Japon.
Le _Rangoon_ Ãtait fort chargÃ. De nombreux passagers s’Ãtaient embarquÃs à Singapore, des Indous, des Ceylandais, des Chinois, des Malais, des Portugais, qui, pour la plupart, occupaient les secondes places.
Le temps, assez beau jusqu’alors, changea avec le dernier quartier de la lune. Il y eut grosse mer. Le vent souffla quelquefois en grande brise, mais träs heureusement de la partie du sud-est, ce qui favorisait la marche du steamer. Quand il Ãtait maniable, le capitaine faisait Ãtablir la voilure. Le _Rangoon_, grÃà en brick, navigua souvent avec ses deux huniers et sa misaine, et sa rapidità s’accrut sous la double action de la vapeur et du vent. C’est ainsi que l’on prolongea, sur une lame courte et parfois träs fatigante, les cìtes d’Annam et de Cochinchine.
Mais la faute en Ãtait plutìt au _Rangoon_ qu’à la mer, et c’est à ce paquebot que les passagers, dont la plupart furent malades, durent s’en prendre de cette fatigue.
En effet, les navires de la Compagnie pÃninsulaire, qui font le service des mers de Chine, ont un sÃrieux dÃfaut de construction. Le rapport de leur tirant d’eau en charge avec leur creux a Ãtà mal calculÃ, et, par suite, ils n’offrent qu’une faible rÃsistance à la mer. Leur volume, clos, impÃnÃtrable à l’eau, est insuffisant. Ils sont “noyÃs”, pour employer l’expression maritime, et, en consÃquence de cette disposition, il ne faut que quelques paquets de mer, jetÃs à bord, pour modifier leur allure. Ces navires sont donc träs infÃrieurs — sinon par le moteur et l’appareil Ãvaporatoire, du moins par la construction, — aux types des Messageries franáaises, tels que l’_ImpÃratrice_ et le _Cambodge_. Tandis que, suivant les calculs des ingÃnieurs, ceux-ci peuvent embarquer un poids d’eau Ãgal à leur propre poids avant de sombrer, les bateaux de la Compagnie pÃninsulaire, le _Golgonda_, le _Corea_, et enfin le _Rangoon_, ne pourraient pas embarquer le sixiäme de leur poids sans couler par le fond.
Donc, par le mauvais temps, il convenait de prendre de grandes prÃcautions. Il fallait quelquefois mettre à la cape sous petite vapeur. C’Ãtait une perte de temps qui ne paraissait affecter Phileas Fogg en aucune faáon, mais dont Passepartout se montrait extrà mement irritÃ. Il accusait alors le capitaine, le mÃcanicien, la Compagnie, et envoyait au diable tous ceux qui se mà lent de transporter des voyageurs. Peut-à tre aussi la pensÃe de ce bec de gaz qui continuait de brñler à son compte dans la maison de Saville-row entrait-elle pour beaucoup dans son impatience.
“Mais vous à tes donc bien pressà d’arriver à Hong-Kong?” lui demanda un jour le dÃtective.
“Träs pressÃ!” rÃpondit Passepartout.
“Vous pensez que Mr. Fogg a hÃte de prendre le paquebot de Yokohama?”
“Une hÃte effroyable.”
“Vous croyez donc maintenant à ce singulier voyage autour du monde?”
“Absolument. Et vous, monsieur Fix?”
“Moi? je n’y crois pas!”
“Farceur!” rÃpondit Passepartout en clignant de l’oeil.
Ce mot laissa l’agent rà veur. Ce qualificatif l’inquiÃta, sans qu’il sñt trop pourquoi. Le Franáais l’avait-il devinà ? Il ne savait trop que penser. Mais sa qualità de dÃtective, dont seul il avait le secret, comment Passepartout aurait-il pu la reconnaÃ¥tre? Et cependant, en lui parlant ainsi, Passepartout avait certainement eu une arriäre-pensÃe.
Il arriva mà me que le brave garáon alla plus loin, un autre jour, mais c’Ãtait plus fort que lui. Il ne pouvait tenir sa langue.
“Voyons, monsieur Fix,” demanda-t-il à son compagnon d’un ton malicieux, est-ce que, une fois arrivÃs à Hong-Kong, nous aurons le malheur de vous y laisser?”
“Mais,” rÃpondit Fix assez embarrassÃ, je ne sais!…Peut-Ã tre que…”
“Ah!” dit Passepartout, si vous nous accompagniez, ce serait un bonheur pour moi! Voyons! un agent de la Compagnie pÃninsulaire ne saurait s’arrà ter en route! Vous n’alliez qu’à Bombay, et vous voici bientìt en Chine! L’AmÃrique n’est pas loin, et de l’AmÃrique à l’Europe il n’y a qu’un pas!”
Fix regardait attentivement son interlocuteur, qui lui montrait la figure la plus aimable du monde, et il prit le parti de rire avec lui. Mais celui-ci, qui Ãtait en veine, lui demanda “si áa lui rapportait beaucoup, ce mÃtier-lÃ?”
“Oui et non,” rÃpondit Fix sans sourciller. “Il y a de bonnes et de mauvaises affaires. “Mais vous comprenez bien que je ne voyage pas à mes frais!”
“Oh! pour cela, j’en suis sñr!” s’Ãcria Passepartout, riant de plus belle.
La conversation finie, Fix rentra dans sa cabine et se mit à rÃflÃchir. Il Ãtait Ãvidemment devinÃ. D’une faáon ou d’une autre, le Franáais avait reconnu sa qualità de dÃtective. Mais avait-il prÃvenu son maÃ¥tre ? Quel rìle jouait-il dans tout ceci? Etait-il complice ou non ? L’affaire Ãtait-elle ÃventÃe, et par consÃquent manquÃe ? L’agent passa là quelques heures difficiles, tantìt croyant tout perdu, tantìt espÃrant que Fogg ignorait la situation, enfin ne sachant quel parti prendre.
Cependant le calme se rÃtablit dans son cerveau, et il rÃsolut d’agir franchement avec Passepartout. S’il ne se trouvait pas dans les conditions voulues pour arrà ter Fogg à Hong-Kong, et si Fogg se prÃparait à quitter dÃfinitivement cette fois le territoire anglais, lui, Fix, dirait tout à Passepartout. Ou le domestique Ãtait le complice de son maÃ¥tre — et celui-ci savait tout, et dans ce cas l’affaire Ãtait dÃfinitivement compromise — ou le domestique n’Ãtait pour rien dans le vol, et alors son intÃrà t serait d’abandonner le voleur.
Telle Ãtait donc la situation respective de ces deux hommes, et au-dessus d’eux Phileas Fogg planait dans sa majestueuse indiffÃrence. Il accomplissait rationnellement son orbite autour du monde, sans s’inquiÃter des astÃroãdes qui gravitaient autour de lui.
Et cependant, dans le voisinage, il y avait — suivant l’expression des astronomes — un astre troublant qui aurait dñ produire certaines perturbations sur le coeur de ce gentleman. Mais non! Le charme de Mrs. Aouda n’agissait point, à la grande surprise de Passepartout, et les perturbations, si elles existaient, eussent Ãtà plus difficiles à calculer que celles d’Uranus qui l’ont amenà la dÃcouverte de Neptune.
Oui! c’Ãtait un Ãtonnement de tous les jours pour Passepartout, qui lisait tant de reconnaissance envers son maÃ¥tre dans les yeux de la jeune femme! DÃcidÃment Phileas Fogg n’avait de coeur que ce qu’il en fallait pour se conduire hÃroãquement, mais amoureusement, non! Quant aux prÃoccupations que les chances de ce voyage pouvaient faire naÃ¥tre en lui, il n’y en avait pas trace. Mais Passepartout, lui, vivait dans des transes continuelles. Un jour, appuyà sur la rambarde de l'”engine-room”, il regardait la puissante machine qui s’emportait parfois, quand dans un violent mouvement de tangage, l’hÃlice s’affolait hors des flots. La vapeur fusait alors par les soupapes, ce qui provoqua la coläre du digne garáon.
“Elles ne sont pas assez chargÃes, ces soupapes!” s’Ãcria-t-il. “On ne marche pas! Voilà bien ces Anglais! Ah! si c’Ãtait un navire amÃricain, on sauterait peut-à tre, mais on irait plus vite!”
XVIII
DANS LEQUEL PHILEAS FOGG, PASSEPARTOUT, FIX, CHACUN DE SON COTE, VA A SES AFFAIRES
Pendant les derniers jours de la traversÃe, le temps fut assez mauvais. Le vent devint träs fort. Fixà dans la partie du nord-ouest, il contraria la marche du paquebot. Le _Rangoon_, trop instable, roula considÃrablement, et les passagers furent en droit de garder rancune à ces longues lames affadissantes que le vent soulevait du large.
Pendant les journÃes du 3 et du 4 novembre, ce fut une sorte de tempà te. La bourrasque battit la mer avec vÃhÃmence. Le _Rangoon_ dut mettre à la cape pendant un demi-jour, se maintenant avec dix tours d’hÃlice seulement, de maniäre à biaiser avec les lames. Toutes les voiles avaient Ãtà serrÃes, et c’Ãtait encore trop de ces agräs qui sifflaient au milieu des rafales.
La vitesse du paquebot, on le conáoit, fut notablement diminuÃe, et l’on put estimer qu’il arriverait à Hong-Kong avec vingt heures de retard sur l’heure rÃglementaire, et plus mà me, si la tempà te ne cessait pas.
Phileas Fogg assistait à ce spectacle d’une mer furieuse, qui semblait lutter directement contre lui, avec son habituelle impassibilitÃ. Son front ne s’assombrit pas un instant, et, cependant, un retard de vingt heures pouvait compromettre son voyage en lui faisant manquer le dÃpart du paquebot de Yokohama. Mais cet homme sans nerfs ne ressentait ni impatience ni ennui. Il semblait vraiment que cette tempà te rentrÃt dans son programme, qu’elle fñt prÃvue. Mrs. Aouda, qui s’entretint avec son compagnon de ce contretemps, le trouva aussi calme que par le passÃ.
Fix, lui, ne voyait pas ces choses du mà me oeil. Bien au contraire. Cette tempà te lui plaisait. Sa satisfaction aurait mà me Ãtà sans bornes, si le _Rangoon_ eñt Ãtà obligà de fuir devant la tourmente. Tous ces retards lui allaient, car ils obligeraient le sieur Fogg à rester quelques jours à Hong-Kong. Enfin, le ciel, avec ses rafales et ses bourrasques, entrait dans son jeu. Il Ãtait bien un peu malade, mais qu’importe! Il ne comptait pas ses nausÃes, et, quand son corps se tordait sous le mal de mer, son esprit s’Ãbaudissait d’une immense satisfaction.
Quant à Passepartout, on devine dans quelle coläre peu dissimulÃe il passa ce temps d’Ãpreuve. Jusqu’alors tout avait si bien marchÃ! La terre et l’eau semblaient à tre à la dÃvotion de son maÃ¥tre. Steamers et railways lui obÃissaient. Le vent et la vapeur s’unissaient pour favoriser son voyage. L’heure des mÃcomptes avait-elle donc enfin sonnÃ? Passepartout, comme si les vingt mille livres du pari eussent dñ sortir de sa bourse, ne vivait plus. Cette tempà te l’exaspÃrait, cette rafale le mettait en fureur, et il eñt volontiers fouettà cette mer dÃsobÃissante! Pauvre garáon! Fix lui cacha soigneusement sa satisfaction personnelle, et il fit bien, car si Passepartout eñt devinà le secret contentement de Fix, Fix eñt passà un mauvais quart d’heure.
Passepartout, pendant toute la durÃe de la bourrasque, demeura sur le pont du _Rangoon_. Il n’aurait pu rester en bas; il grimpait dans la mÃture; il Ãtonnait l’Ãquipage et aidait à tout avec une adresse de singe. Cent fois il interrogea le capitaine, les officiers, les matelots, qui ne pouvaient s’empà cher de rire en voyant un garáon si dÃcontenancÃ. Passepartout voulait absolument savoir combien de temps durerait la tempà te. On le renvoyait alors au baromätre, qui ne se dÃcidait pas à remonter. Passepartout secouait le baromätre, mais rien n’y faisait, ni les secousses, ni les injures dont il accablait l’irresponsable instrument.
Enfin la tourmente s’apaisa. L’Ãtat de la mer se modifia dans la journÃe du 4 novembre. Le vent sauta de deux quarts dans le sud et redevint favorable.
Passepartout se rassÃrÃna avec le temps. Les huniers et les basses voiles purent à tre Ãtablis, et le _Rangoon_ reprit sa route avec une merveilleuse vitesse.
Mais on ne pouvait regagner tout le temps perdu. Il fallait bien en prendre son parti, et la terre ne fut signalÃe que le 6, à cinq heures du matin. L’itinÃraire de Phileas Fogg portait l’arrivÃe du paquebot au 5. Or, il n’arrivait que le 6. C’Ãtait donc vingt-quatre heures de retard, et le dÃpart pour Yokohama serait nÃcessairement manquÃ. A six heures, le pilote monta à bord du _Rangoon_ et prit place sur la passerelle, afin de diriger le navire à travers les passes jusqu’au port de Hong-Kong.
Passepartout mourait du dÃsir d’interroger cet homme, de lui demander si le paquebot de Yokohama avait quittà Hong-Kong. Mais il n’osait pas, aimant mieux conserver un peu d’espoir jusqu’au dernier instant. Il avait confià ses inquiÃtudes à Fix, qui — le fin renard — essayait de le consoler, en lui disant que Mr. Fogg en serait quitte pour prendre le prochain paquebot. Ce qui mettait Passepartout dans une coläre bleue.
Mais si Passepartout ne se hasarda pas à interroger le pilote, Mr. Fogg, apräs avoir consultà son Bradshaw, demanda de son air tranquille audit pilote s’il savait quand il partirait un bateau de Hong-Kong pour Yokohama.
“Demain, Ã la marÃe du matin,” rÃpondit le pilote.
“Ah!” fit Mr. Fogg, sans manifester aucun Ãtonnement.
Passepartout, qui Ãtait prÃsent, eñt volontiers embrassà le pilote, auquel Fix aurait voulu tordre le cou.
“Quel est le nom de ce steamer?” demanda Mr. Fogg.
“Le _Carnatic_,” rÃpondit le pilote.
“N’Ãtait-ce pas hier qu’il devait partir?”
“Oui, monsieur, mais on a dñ rÃparer une de ses chaudiäres, et son dÃpart a Ãtà remis à demain.”
“Je vous remercie”, rÃpondit Mr. Fogg, qui de son pas automatique redescendit dans le salon du _Rangoon_.
Quant à Passepartout, il saisit la main du pilote et l’Ãtreignit vigoureusement en disant:
“Vous, pilote, vous à tes un brave homme!”
Le pilote ne sut jamais, sans doute, pourquoi ses rÃponses lui valurent cette amicale expansion. A un coup de sifflet, il remonta sur la passerelle et dirigea le paquebot au milieu de cette flottille de jonques, de tankas, de bateaux-pà cheurs, de navires de toutes sortes, qui encombraient les pertuis de Hong-Kong.
A une heure, le _Rangoon_ Ãtait à quai, et les passagers dÃbarquaient.
En cette circonstance, le hasard avait singuliärement servi Phileas Fogg, il faut en convenir. Sans cette nÃcessità de rÃparer ses chaudiäres, le _Carnatic_ fñt parti à la date du 5 novembre, et les voyageurs pour le Japon auraient dñ attendre pendant huit jours le dÃpart du paquebot suivant. Mr. Fogg, il est vrai, Ãtait en retard de vingt-quatre heures, mais ce retard ne pouvait avoir de consÃquences fÃcheuses pour le reste du voyage.
En effet, le steamer qui fait de Yokohama à San Francisco la traversÃe du Pacifique Ãtait en correspondance directe avec le paquebot de Hong-Kong, et il ne pouvait partir avant que celui-ci fñt arrivÃ.
Evidemment il y aurait vingt-quatre heures de retard à Yokohama, mais, pendant les vingt-deux jours que dure la traversÃe du Pacifique, il serait facile de les regagner. Phileas Fogg se trouvait donc, à vingt-quatre heures präs, dans les conditions de son programme, trente-cinq jours apräs avoir quittà Londres.
Le _Carnatic_ ne devant partir que le lendemain matin à cinq heures, Mr. Fogg avait devant lui seize heures pour s’occuper de ses affaires, c’est-Ã-dire de celles qui concernaient Mrs. Aouda. Au dÃbarquà du bateau, il offrit son bras à la jeune femme et la conduisit vers un palanquin. Il demanda aux porteurs de lui indiquer un hìtel, et ceux-ci lui dÃsignärent l’_Hìtel du Club_. Le palanquin se mit en route, suivi de Passepartout, et vingt minutes apräs il arrivait à destination.
Un appartement fut retenu pour la jeune femme et Phileas Fogg veilla à ce qu’elle ne manquÃt de rien. Puis il dit à Mrs. Aouda qu’il allait immÃdiatement se mettre à la recherche de ce parent aux soins duquel il devait la laisser à Hong-Kong. En mà me temps il donnait à Passepartout l’ordre de demeurer à l’hìtel jusqu’à son retour, afin que la jeune femme n’y restÃt pas seule.
Le gentleman se fit conduire à la Bourse. LÃ, on connaÃ¥trait immanquablement un personnage tel que l’honorable Jejeeh, qui comptait parmi les plus riches commeráants de la ville.
Le courtier auquel s’adressa Mr. Fogg connaissait en effet le nÃgociant parsi. Mais, depuis deux ans, celui-ci n’habitait plus la Chine. Sa fortune faite, il s’Ãtait Ãtabli en Europe — en Hollande, croyait-on –, ce qui s’expliquait par suite de nombreuses relations qu’il avait eues avec ce pays pendant son existence commerciale.
Phileas Fogg revint à l’_Hìtel du Club_. Aussitìt il fit demander à Mrs. Aouda la permission de se prÃsenter devant elle, et, sans autre prÃambule, il lui apprit que l’honorable Jejeeh ne rÃsidait plus à Hong-Kong, et qu’il habitait vraisemblablement la Hollande.
A cela, Mrs. Aouda ne rÃpondit rien d’abord. Elle passa sa main sur son front, et resta quelques instants à rÃflÃchir. Puis, de sa douce voix:
“Que dois-je faire, monsieur Fogg?” dit-elle.
“C’est träs simple,” rÃpondit le gentleman. “Revenir en Europe.”
“Mais je ne puis abuser…”
“Vous n’abusez pas, et votre prÃsence ne gà ne en rien mon programme…Passepartout?”
“Monsieur?” rÃpondit Passepartout.
“Allez au _Carnatic_, et retenez trois cabines.”
Passepartout, enchantà de continuer son voyage dans la compagnie de la jeune femme, qui Ãtait fort gracieuse pour lui, quitta aussitìt l’_Hìtel du Club_.
XIX
OU PASSEPARTOUT PREND UN TROP VIF INTERET A SON MAITRE, ET CE QUI S’ENSUIT
Hong-Kong n’est qu’un Ã¥lot, dont le traità de Nanking, apräs la guerre de 1842, assura la possession à l’Angleterre. En quelques annÃes, le gÃnie colonisateur de la Grande-Bretagne y avait fondà une ville importante et crÃà un port, le port Victoria. Cette Ã¥le est situÃe à l’embouchure de la riviäre de Canton, et soixante milles seulement la sÃparent de la cità portugaise de Macao, bÃtie sur l’autre rive. Hong-Kong devait nÃcessairement vaincre Macao dans une lutte commerciale, et maintenant la plus grande partie du transit chinois s’opäre par la ville anglaise. Des docks, des hìpitaux, des wharfs, des entrepìts, une cathÃdrale gothique, un “government-house”, des rues macadamisÃes, tout ferait croire qu’une des citÃs commeráantes des comtÃs de Kent ou de Surrey, traversant le sphÃroãde terrestre, est venue ressortir en ce point de la Chine, presque à ses antipodes.
Passepartout, les mains dans les poches, se rendit donc vers le port Victoria, regardant les palanquins, les brouettes à voile, encore en faveur dans le CÃleste Empire, et toute cette foule de Chinois, de Japonais et d’EuropÃens, qui se pressait dans les rues. A peu de choses präs, c’Ãtait encore Bombay, Calcutta ou Singapore, que le digne garáon retrouvait sur son parcours. Il y a ainsi comme une traÃ¥nÃe de villes anglaises tout autour du monde.
Passepartout arriva au port Victoria. LÃ, à l’embouchure de la riviäre de Canton, c’Ãtait un fourmillement de navires de toutes nations, des anglais, des franáais, des amÃricains, des hollandais, bÃtiments de guerre et de commerce, des embarcations japonaises ou chinoises, des jonques, des sempans, des tankas, et mà me des bateaux-fleurs qui formaient autant de parterres flottants sur les eaux. En se promenant, Passepartout remarqua un certain nombre d’indigänes và tus de jaune, tous träs avancÃs en Ãge. Etant entrà chez un barbier chinois pour se faire raser “à la chinoise”, il apprit par le Figaro de l’endroit, qui parlait un assez bon anglais, que ces vieillards avaient tous quatre-vingts ans au moins, et qu’à cet Ãge ils avaient le priviläge de porter la couleur jaune, qui est la couleur impÃriale. Passepartout trouva cela fort drìle, sans trop savoir pourquoi.
Sa barbe faite, il se rendit au quai d’embarquement du _Carnatic_, et là il aperáut Fix qui se promenait de long en large, ce dont il ne fut point ÃtonnÃ. Mais l’inspecteur de police laissait voir sur son visage les marques d’un vif dÃsappointement.
“Bon!” se dit Passepartout, “cela va mal pour les gentlemen du Reform-Club!”
Et il accosta Fix avec son joyeux sourire, sans vouloir remarquer l’air vexà de son compagnon.
Or, l’agent avait de bonnes raisons pour pester contre l’infernale chance qui le poursuivait. Pas de mandat! Il Ãtait Ãvident que le mandat courait apräs lui, et ne pourrait l’atteindre que s’il sÃjournait quelques jours en cette ville. Or, Hong-Kong Ãtant la derniäre terre anglaise du parcours, le sieur Fogg allait lui Ãchapper dÃfinitivement, s’il ne parvenait pas à l’y retenir.
“Eh bien, monsieur Fix, à tes-vous dÃcidà à venir avec nous jusqu’en AmÃrique?” demanda Passepartout.
“Oui,” rÃpondit Fix les dents serrÃes.
“Allons donc! s’Ãcria Passepartout en faisant entendre un retentissant Ãclat de rire! Je savais bien que vous ne pourriez pas vous sÃparer de nous. Venez retenir votre place, venez!” Et tous deux enträrent au bureau des transports maritimes et arrà tärent des cabines pour quatre personnes. Mais l’employà leur fit observer que les rÃparations du _Carnatic_ Ãtant terminÃes, le paquebot partirait le soir mà me à huit heures, et non le lendemain matin, comme il avait Ãtà annoncÃ.
“Träs bien!” rÃpondit Passepartout, “cela arrangera mon maÃ¥tre. Je vais le prÃvenir.”
A ce moment, Fix prit un parti extrà me. Il rÃsolut de tout dire à Passepartout. C’Ãtait le seul moyen peut-à tre qu’il eñt de retenir Phileas Fogg pendant quelques jours à Hong-Kong.
En quittant le bureau, Fix offrit à son compagnon de se rafraÃ¥chir dans une taverne. Passepartout avait le temps. Il accepta l’invitation de Fix.
Une taverne s’ouvrait sur le quai. Elle avait un aspect engageant. Tous deux y enträrent. C’Ãtait une vaste salle bien dÃcorÃe, au fond de laquelle s’Ãtendait un lit de camp, garni de coussins. Sur ce lit Ãtaient rangÃs un certain nombre de dormeurs.
Une trentaine de consommateurs occupaient dans la grande salle de petites tables en jonc tressÃ. Quelques uns vidaient des pintes de biäre anglaise, ale ou porter, d’autres, des brocs de liqueurs alcooliques, gin ou brandy. En outre, la plupart fumaient de longues pipes de terre rouge, bourrÃes de petites boulettes d’opium mÃlangà d’essence de rose. Puis, de temps en temps, quelque fumeur Ãnervà glissait sous la table, et les garáons de l’Ãtablissement, le prenant par les pieds et par la tà te, le portaient sur le lit de camp präs d’un confräre. Une vingtaine de ces ivrognes Ãtaient ainsi rangÃs cìte à cìte, dans le dernier degrà d’abrutissement.
Fix et Passepartout comprirent qu’ils Ãtaient entrÃs dans une tabagie hantÃe de ces misÃrables, hÃbÃtÃs, amaigris, idiots, auxquels la mercantile Angleterre vend annuellement pour deux cent soixante millions de francs de cette funeste drogue qui s’appelle l’opium! Tristes millions que ceux-lÃ, prÃlevÃs sur un des plus funestes vices de la nature humaine.
Le gouvernement chinois a bien essayà de remÃdier à un tel abus par des lois sÃväres, mais en vain. De la classe riche, à laquelle l’usage de l’opium Ãtait d’abord formellement rÃservÃ, cet usage descendit jusqu’aux classes infÃrieures, et les ravages ne purent plus à tre arrà tÃs. On fume l’opium partout et toujours dans l’empire du Milieu. Hommes et femmes s’adonnent à cette passion dÃplorable, et lorsqu’ils sont accoutumÃs à cette inhalation, ils ne peuvent plus s’en passer, à moins d’Ãprouver d’horribles contractions de l’estomac. Un grand fumeur peut fumer jusqu’à huit pipes par jour mais il meurt en cinq ans.
Or, c’Ãtait dans une des nombreuses tabagies de ce genre, qui pullulent, mà me à Hong-Kong, que Fix et Passepartout Ãtaient entrÃs avec l’intention de se rafraÃ¥chir. Passepartout n’avait pas d’argent, mais il accepta volontiers la ” politesse” de son compagnon, quitte à la lui rendre en temps et lieu.
On demanda deux bouteilles de porto, auxquelles le Franáais fit largement honneur, tandis que Fix, plus rÃservÃ, observait son compagnon avec une extrà me attention. On causa de choses et d’autres, et surtout de cette excellente idÃe qu’avait eue Fix de prendre passage sur le _Carnatic_. Et à propos de ce steamer, dont le dÃpart se trouvait avancà de quelques heures, Passepartout, les bouteilles Ãtant vides, se leva, afin d’aller prÃvenir son maÃ¥tre.
Fix le retint.
“Un instant,” dit-il.
“Que voulez-vous, monsieur Fix?”
“J’ai à vous parler de choses sÃrieuses.”
“De choses sÃrieuses!” s’Ãcria Passepartout en vidant quelques gouttes de vin restÃes au fond au son verre. Eh bien, nous en parlerons demain. Je n’ai pas le temps aujourd’hui.”
“Restez,” rÃpondit Fix. “Il s’agit de votre maÃ¥tre!”
Passepartout, Ã ce mot, regarda attentivement son interlocuteur.
L’expression du visage de Fix lui parut singuliäre. Il se rassit.
“Qu’est-ce donc que vous avez à me dire?” demanda-t-il.
Fix appuya sa main sur le bras de son compagnon et, baissant la voix :
“Vous avez devinà qui j’Ãtais?” lui demanda-t-il.
“Parbleu!” dit Passepartout en souriant.
“Alors je vais tout vous avouer…”
“Maintenant que je sais tout, mon compäre! Ah! voilà qui n’est pas fort! Enfin, allez toujours. Mais auparavant, laissez-moi vous dire que ces gentlemen se sont mis en frais bien inutilement!”
“Inutilement!” dit Fix. “Vous en parlez à votre aise! On voit bien que vous ne connaissez pas l’importance de la somme!”
“Mais si, je la connais,” rÃpondit Passepartout. “Vingt mille livres!”
“Cinquante-cinq mille!” reprit Fix, en serrant la main du Franáais.
“Quoi!” s’Ãcria Passepartout, “Mr. Fogg aurait osÃ!… Cinquante-cinq mille livres!…Eh bien! raison de plus pour ne pas perdre un instant,” ajouta-t-il en se levant de nouveau.
“Cinquante-cinq mille livres! reprit Fix, qui foráa Passepartout à se rasseoir, apräs avoir fait apporter un flacon de brandy, — et si je rÃussis, je gagne une prime de deux mille livres. En voulez-vous cinq cents (12 500 F) à la condition de m’aider?”
“Vous aider?” s’Ãcria Passepartout, dont les yeux Ãtaient dÃmesurÃment ouverts.
“Oui, m’aider à retenir le sieur Fogg pendant quelques jours à Hong-Kong!”
“Hein!” fit Passepartout, “que dites-vous lÃ? Comment! non content de faire suivre mon maÃ¥tre, de suspecter sa loyautÃ, ces gentlemen veulent encore lui susciter des obstacles! J’en suis honteux pour eux!”
“Ah áÃ! que voulez-vous dire?” demanda Fix.
“Je veux dire que c’est de la pure indÃlicatesse. Autant dÃpouiller Mr. Fogg, et lui prendre l’argent dans la poche!”
“Eh! c’est bien à cela que nous comptons arriver!”
“Mais c’est un guet-apens!” s’Ãcria Passepartout, — qui s’animait alors sous l’influence du brandy que lui servait Fix, et qu’il buvait sans s’en apercevoir, — un guet-apens vÃritable! Des gentlemen! des collägues!”
Fix commenáait à ne plus comprendre.
“Des collägues!” s’Ãcria Passepartout, “des membres du Reform-Club! Sachez, monsieur Fix, que mon maÃ¥tre est un honnà te homme, et que, quand il a fait un pari, c’est loyalement qu’il prÃtend le gagner.”
“Mais qui croyez-vous donc que je sois?” demanda Fix, en fixant son regard sur Passepartout.
“Parbleu! un agent des membres du Reform-Club, qui a mission de contrìler l’itinÃraire de mon maÃ¥tre, ce qui est singuliärement humiliant! Aussi, bien que, depuis quelque temps dÃjÃ, j’aie devinà votre qualitÃ, je me suis bien gardà de la rÃvÃler à Mr. Fogg!”
“Il ne sait rien?….” demanda vivement Fix.
“Rien”, rÃpondit Passepartout en vidant encore une fois son verre.
L’inspecteur de police passa sa main sur son front. Il hÃsitait avant de reprendre la parole. Que devait-il faire? L’erreur de Passepartout semblait sincäre, mais elle rendait son projet plus difficile. Il Ãtait Ãvident que ce garáon parlait avec une absolue bonne foi, et qu’il n’Ãtait point le complice de son maÃ¥tre, — ce que Fix aurait pu craindre.
“Eh bien,” se dit-il, “puisqu’il n’est pas son complice, il m’aidera.”
Le dÃtective avait une seconde fois pris son parti. D’ailleurs, il n’avait plus le temps d’attendre. A tout prix, il fallait arrà ter Fogg à Hong-Kong.
“Ecoutez,” dit Fix d’une voix bräve, “Ãcoutez-moi bien. Je ne suis pas ce que vous croyez, c’est-Ã-dire un agent des membres du Reform-Club…”
“Bah!” dit Passepartout en le regardant d’un air goguenard.
“Je suis un inspecteur de police, chargà d’une mission par l’administration mÃtropolitaine…”
“Vous… inspecteur de police!…”
“Oui, et je le prouve,” reprit Fix. “Voici ma commission.”
Et l’agent, tirant un papier de son portefeuille, montra à son compagnon une commission signÃe du directeur de la police centrale. Passepartout, abasourdi, regardait Fix, sans pouvoir articuler une parole.
“Le pari du sieur Fogg,” reprit Fix, “n’est qu’un prÃtexte dont vous à tes dupes, vous et ses collägues du Reform-Club, car il avait intÃrà t à s’assurer votre inconsciente complicitÃ.
“Mais pourquoi?”…. s’Ãcria Passepartout.
“Ecoutez. Le 28 septembre dernier, un vol de cinquante-cinq mille livres a Ãtà commis à la Banque d’Angleterre par un individu dont le signalement a pu à tre relevÃ. Or, voici ce signalement, et c’est trait pour trait celui du sieur Fogg.”
“Allons donc!” s’Ãcria Passepartout en frappant la table de son robuste poing. Mon maÃ¥tre est le plus honnà te homme du monde!”
“Qu’en savez-vous?” rÃpondit Fix. “Vous ne le connaissez mà me pas! Vous à tes entrà à son service le jour de son dÃpart, et il est parti prÃcipitamment sous un prÃtexte insensÃ, sans malles, emportant une grosse somme en bank-notes! Et vous osez soutenir que c’est un honnà te homme!”
“Oui! oui!” rÃpÃtait machinalement le pauvre garáon.
“Voulez-vous donc à tre arrà tà comme son complice?”
Passepartout avait pris sa tà te à deux mains. Il n’Ãtait plus reconnaissable. Il n’osait regarder l’inspecteur de police. Phileas Fogg un voleur, lui, le sauveur d’Aouda, l’homme gÃnÃreux et brave! Et pourtant que de prÃsomptions relevÃes contre lui! Passepartout essayait de repousser les soupáons qui se glissaient dans son esprit. Il ne voulait pas croire à la culpabilità de son maÃ¥tre.
“Enfin, que voulez-vous de moi?” dit-il à l’agent de police, en se contenant par un suprà me effort.
“Voici,” rÃpondit Fix. “J’ai filà le sieur Fogg jusqu’ici, mais je n’ai pas encore reáu le mandat d’arrestation, que j’ai demandà à Londres. Il faut donc que vous m’aidiez à retenir à Hong-Kong…”
“Moi! que je…”
“Et je partage avec vous la prime de deux mille livres promise par la Banque d’Angleterre!”
“Jamais!” rÃpondit Passepartout, qui voulut se lever et retomba, sentant sa raison et ses forces lui Ãchapper à la fois.
“Monsieur Fix, dit-il en balbutiant, quand bien mà me tout ce que vous m’avez dit serait vrai… quand mon maÃ¥tre serait le voleur que vous cherchez… ce que je nie… j’ai ÃtÃ.. je suis à son service… je l’ai vu bon et gÃnÃreux… Le trahir… jamais… non, pour tout l’or du monde… Je suis d’un village oó l’on ne mange pas de ce pain-lÃ!…”
“Vous refusez?”
“Je refuse.”
“Mettons que je n’ai rien dit,” rÃpondit Fix, “et buvons.”
“Oui, buvons”
Passepartout se sentait de plus en plus envahir par l’ivresse. Fix, comprenant qu’il fallait à tout prix le sÃparer de son maÃ¥tre, voulut l’achever. Sur la table se trouvaient quelques pipes chargÃes d’opium. Fix en glissa une dans la main de Passepartout, qui la prit, la porta à ses lävres, l’alluma, respira quelques bouffÃes, et retomba, la tà te alourdie sous l’influence du narcotique.
“Enfin,” dit Fix en voyant Passepartout anÃanti, “le sieur Fogg ne sera pas prÃvenu à temps du dÃpart du _Carnatic_, et s’il part, du moins partira-t-il sans ce maudit Franáais!”
Puis il sortit, apräs avoir payà la dÃpense.
XX
DANS LEQUEL FIX ENTRE DIRECTEMENT EN RELATION AVEC PHILEAS FOGG
Pendant cette scäne qui allait peut-à tre compromettre si gravement son avenir, Mr. Fogg, accompagnant Mrs. Aouda, se promenait dans les rues de la ville anglaise. Depuis que Mrs. Aouda avait acceptà son offre de la conduire jusqu’en Europe, il avait dñ songer à tous les dÃtails que comporte un aussi long voyage. Qu’un Anglais comme lui fÃ¥t le tour du monde un sac à la main, passe encore; mais une femme ne pouvait entreprendre une pareille traversÃe dans ces conditions.
De lÃ, nÃcessità d’acheter les và tements et objets nÃcessaires au voyage. Mr. Fogg s’acquitta de sa tÃche avec le calme qui le caractÃrisait, et à toutes les excuses ou objections de la jeune veuve, confuse de tant de complaisance:
“C’est dans l’intÃrà t de mon voyage, c’est dans mon programme,” rÃpondait-il invariablement.
Les acquisitions faites, Mr. Fogg et la jeune femme renträrent à l’hìtel et dÃ¥närent à la table d’hìte, qui Ãtait somptueusement servie. Puis Mrs. Aouda, un peu fatiguÃe, remonta dans son appartement, apräs avoir “à l’anglaise” serrà la main de son imperturbable sauveur.
L’honorable gentleman, lui, s’absorba pendant toute la soirÃe dans la lecture du _Times_ et de l’_Illustrated London News_. S’il avait Ãtà homme à s’Ãtonner de quelque chose, c’eñt Ãtà de ne point voir apparaÃ¥tre son domestique à l’heure du coucher. Mais, sachant que le paquebot de Yokohama ne devait pas quitter Hong-Kong avant le lendemain matin, il ne s’en prÃoccupa pas autrement. Le lendemain, Passepartout ne vint point au coup de sonnette de Mr. Fogg.
Ce que pensa l’honorable gentleman en apprenant que son domestique n’Ãtait pas rentrà à l’hìtel nul n’aurait pu le dire. Mr. Fogg se contenta de prendre son sac, fit prÃvenir Mrs. Aouda, et envoya chercher un palanquin.
Il Ãtait alors huit heures, et la pleine mer, dont le _Carnatic_ devait profiter pour sortir des passes, Ãtait indiquÃe pour neuf heures et demie.
Lorsque le palanquin fut arrivà à la porte de l’hìtel, Mr. Fogg et Mrs. Aouda montärent dans ce confortable vÃhicule, et les bagages suivirent derriäre sur une brouette. Une demi-heure plus tard, les voyageurs descendaient sur le quai d’embarquement, et là Mr. Fogg apprenait que le _Carnatic_ Ãtait parti depuis la veille.
Mr. Fogg, qui comptait trouver, à la fois, et le paquebot et son domestique, en Ãtait rÃduit à se passer de l’un et de l’autre. Mais aucune marque de dÃsappointement ne parut sur son visage, et comme Mrs. Aouda le regardait avec inquiÃtude, il se contenta de rÃpondre:
“C’est un incident, madame, rien de plus.”
En ce moment, un personnage qui l’observait avec attention s’approcha de lui. C’Ãtait l’inspecteur Fix, qui le salua et lui dit:
“N’à tes-vous pas comme moi, monsieur, un des passagers du _Rangoon_, arrivà hier?”
“Oui, monsieur,” rÃpondit froidement Mr. Fogg, “mais je n’ai pas l’honneur…”
“Pardonnez-moi, mais je croyais trouver ici votre domestique.”
“Savez-vous oó il est, monsieur?” demanda vivement la jeune femme.
“Quoi!” rÃpondit Fix, feignant la surprise, “n’est-il pas avec vous?”
“Non,” rÃpondit Mrs. Aouda. “Depuis hier, il n’a pas reparu. Se serait-il embarquà sans nous à bord du _Carnatic_ ?”
“Sans vous, madame?…” rÃpondit l’agent. “Mais, excusez ma question, vous comptiez donc partir sur ce paquebot?”
“Oui, monsieur.”
“Moi aussi, madame, et vous me voyez träs dÃsappointÃ. Le _Carnatic_, ayant terminà ses rÃparations, a quittà Hong-Kong douze heures plus tìt sans prÃvenir personne, et maintenant il faudra attendre huit jours le prochain dÃpart!”
En prononáant ces mots: “huit jours”, Fix sentait son coeur bondir de joie. Huit jours! Fogg retenu huit jours à Hong-Kong! On aurait le temps de recevoir le mandat d’arrà t. Enfin, la chance se dÃclarait pour le reprÃsentant de la loi.
Que l’on juge donc du coup d’assommoir qu’il reáut, quand il entendit Phileas Fogg dire de sa voix calme:
“Mais il y a d’autres navires que le _Carnatic_, il me semble, dans le port de Hong-Kong.”
Et Mr. Fogg, offrant son bras à Mrs. Aouda, se dirigea vers les docks à la recherche d’un navire en partance.
Fix, abasourdi, suivait. On eñt dit qu’un fil le rattachait à cet homme.
Toutefois, la chance sembla vÃritablement abandonner celui qu’elle avait si bien servi jusqu’alors. Phileas Fogg, pendant trois heures, parcourut le port en tous sens, dÃcidÃ, s’il le fallait, à frÃter un bÃtiment pour le transporter à Yokohama; mais il ne vit que des navires en chargement ou en dÃchargement, et qui, par consÃquent, ne pouvaient appareiller. Fix se reprit à espÃrer.
Cependant Mr. Fogg ne se dÃconcertait pas, et il allait continuer ses recherches, dñt-il pousser jusqu’à Macao, quand il fut accostà par un marin sur l’avant-port.
“Votre Honneur cherche un bateau?” lui dit le marin en se dÃcouvrant.
“Vous avez un bateau prà t à partir?” demanda Mr. Fogg.
“Oui, Votre Honneur, un bateau-pilote n¯ 43, le meilleur de la flottille.”
“Il marche bien?”
“Entre huit et neuf milles, au plus präs. Voulez-vous le voir?”
“Oui.”
“Votre Honneur sera satisfait. Il s’agit d’une promenade en mer?”
“Non. D’un voyage.”
“Un voyage?”
“Vous chargez-vous de me conduire à Yokohama?”
Le marin, Ã ces mots, demeura les bras ballants, les yeux ÃcarquillÃs.
“Votre Honneur veut rire?” dit-il.
“Non! j’ai manquà le dÃpart du _Carnatic_, et il faut que je sois le 14, au plus tard, à Yokohama, pour prendre le paquebot de San Francisco.
“Je le regrette,” rÃpondit le pilote, “mais c’est impossible.”
“Je vous offre cent livres (2 500 F) par jour, et une prime de deux cents livres si j’arrive à temps.”
“C’est sÃrieux?” demanda le pilote.
“Träs sÃrieux”, rÃpondit Mr. Fogg.
Le pilote s’Ãtait retirà à l’Ãcart. Il regardait la mer, Ãvidemment combattu entre le dÃsir de gagner une somme Ãnorme et la crainte de s’aventurer si loin. Fix Ãtait dans des transes mortelles.
Pendant ce temps, Mr. Fogg s’Ãtait retournà vers Mrs. Aouda.
“Vous n’aurez pas peur, madame?” lui demanda-t-il.
“Avec vous, non, monsieur Fogg”, rÃpondit la jeune femme.
Le pilote s’Ãtait de nouveau avancà vers le gentleman, et tournait son chapeau entre ses mains.
“Eh bien, pilote?” dit Mr. Fogg.
“Eh bien, Votre Honneur,” rÃpondit le pilote, je ne puis risquer ni mes hommes, ni moi, ni vous-mà me, dans une si longue traversÃe sur un bateau de vingt tonneaux à peine, et à cette Ãpoque de l’annÃe. D’ailleurs, nous n’arriverions pas à temps, car il y a seize cent cinquante milles de Hong-Kong à Yokohama.”
“Seize cents seulement,” dit Mr. Fogg.
“C’est la mà me chose.”
Fix respira un bon coup d’air.
“Mais,” ajouta le pilote, “il y aurait peut-Ã tre moyen de s’arranger autrement.”
Fix ne respira plus.
“Comment?” demanda Phileas Fogg.
“En allant à Nagasaki, l’extrÃmità sud du Japon, onze cents milles, ou seulement à Shangaã, à huit cents milles de Hong-Kong. Dans cette derniäre traversÃe, on ne s’Ãloignerait pas de la cìte chinoise, ce qui serait un grand avantage, d’autant plus que les courants y portent au nord.”
“Pilote,” rÃpondit Phileas Fogg, “c’est à Yokohama que je dois prendre la malle amÃricaine, et non à Shangaã ou à Nagasaki.”
“Pourquoi pas?” rÃpondit le pilote. Le paquebot de San Francisco ne part pas de Yokohama. Il fait escale à Yokohama et à Nagasaki, mais son port de dÃpart est Shangaã.”
“Vous à tes certain de ce vous dites?”
“Certain.”
“Et quand le paquebot quitte-t-il Shangaã?”
“Le 11, à sept heures du soir. Nous avons donc quatre jours devant nous. Quatre jours, c’est quatre-vingt-seize heures, et avec une moyenne de huit milles à l’heure, si nous sommes bien servis, si le vent tient au sud-est, si la mer est calme, nous pouvons enlever les huit cents milles qui nous sÃparent de Shangaã.”
“Et vous pourriez partir?…”
“Dans une heure. Le temps d’acheter des vivres et d’appareiller.”
“Affaire convenue… Vous à tes le patron du bateau?”
“Oui, John Bunsby, patron de la _Tankadäre_.”
“Voulez-vous des arrhes?”
“Si cela ne dÃsoblige pas Votre Honneur.”
“Voici deux cents livres à compte…Monsieur, ajouta Phileas Fogg en se retournant vers Fix, si vous voulez profiter…”
“Monsieur,” rÃpondit rÃsolument Fix, “j’allais vous demander cette faveur.”
“Bien. Dans une demi-heure nous serons à bord.”
“Mais ce pauvre garáon… dit Mrs. Aouda, que la disparition de Passepartout prÃoccupait extrà mement.
“Je vais faire pour lui tout ce que je puis faire,” rÃpondit Phileas Fogg.
Et, tandis que Fix, nerveux, fiÃvreux, rageant, se rendait au bateau-pilote, tous deux se dirigärent vers les bureaux de la police de Hong-Kong. LÃ, Phileas Fogg donna le signalement de Passepartout, et laissa une somme suffisante pour le rapatrier. Mà me formalità fut remplie chez l’agent consulaire franáais, et le palanquin, apräs avoir touchà à l’hìtel, oó les bagages furent pris, ramena les voyageurs à l’avant-port.
Trois heures sonnaient. Le bateau-pilote n¯ 43, son Ãquipage à bord, ses vivres embarquÃs, Ãtait prà t à appareiller.
C’Ãtait une charmante petite goÃlette de vingt tonneaux que la _Tankadäre_, bien pincÃe de l’avant, träs dÃgagÃe dans ses faáons, träs allongÃe dans ses lignes d’eau. On eñt dit un yacht de course. Ses cuivres brillants, ses ferrures galvanisÃes, son pont blanc comme de l’ivoire, indiquaient que le patron John Bunsby s’entendait à la tenir en bon Ãtat. Ses deux mÃts s’inclinaient un peu sur l’arriäre. Elle portait brigantine, misaine, trinquette, focs, fläches, et pouvait grÃer une fortune pour le vent arriäre. Elle devait merveilleusement marcher, et, de fait, elle avait dÃjà gagnà plusieurs prix dans les “matches” de bateaux-pilotes.
L’Ãquipage de la _Tankadäre_ se composait du patron John Bunsby et de quatre hommes. C’Ãtaient de ces hardis marins qui, par tous les temps, s’aventurent à la recherche des navires, et connaissent admirablement ces mers. John Bunsby, un homme de quarante-cinq ans environ, vigoureux, noir de hÃle, le regard vif, la figure Ãnergique, bien d’aplomb, bien à son affaire, eñt inspirà confiance aux plus craintifs.
Phileas Fogg et Mrs. Aouda passärent à bord. Fix s’y trouvait dÃjÃ. Par le capot d’arriäre de la goÃlette, on descendait dans une chambre carrÃe, dont les parois s’Ãvidaient en forme de cadres, au dessus d’un divan circulaire. Au milieu, une table ÃclairÃe par une lampe de roulis. C’Ãtait petit, mais propre.
“Je regrette de n’avoir pas mieux à vous offrir,” dit Mr. Fogg à Fix, qui s’inclina sans rÃpondre.
L’inspecteur de police Ãprouvait comme une sorte d’humiliation à profiter ainsi des obligeances du sieur Fogg.
“A coup sñr,” pensait-il, “c’est un coquin fort poli, mais c’est un coquin!”
A trois heures dix minutes, les voiles furent hissÃes. Le pavillon d’Angleterre battait à la corne de la goÃlette. Les passagers Ãtaient assis sur le pont. Mr. Fogg et Mrs. Aouda jetärent un dernier regard sur le quai, afin de voir si Passepartout n’apparaÃ¥trait pas.
Fix n’Ãtait pas sans apprÃhension, car le hasard aurait pu conduire en cet endroit mà me le malheureux garáon qu’il avait si indignement traitÃ, et alors une explication eñt ÃclatÃ, dont le dÃtective ne se fñt pas tirà à son avantage. Mais le Franáais ne se montra pas, et, sans doute, l’abrutissant narcotique le tenait encore sous son influence.
Enfin, le patron John Bunsby passa au large, et la _Tankadäre_, prenant le vent sous sa brigantine, sa misaine et ses focs, s’Ãlanáa en bondissant sur les flots.
XXI
OU LE PATRON DE LA “TANKARDERE” RISQUE FORT DE PERDRE UNE PRIME DE DEUX CENTS LIVRES
C’Ãtait une aventureuse expÃdition que cette navigation de huit cents milles, sur une embarcation de vingt tonneaux, et surtout à cette Ãpoque de l’annÃe. Elles sont gÃnÃralement mauvaises, ces mers de la Chine, exposÃes à des coups de vent terribles, principalement pendant les Ãquinoxes, et on Ãtait encore aux premiers jours de novembre.
C’eñt ÃtÃ, bien Ãvidemment, l’avantage du pilote de conduire ses passagers jusqu’à Yokohama, puisqu’il Ãtait payà tant par jour. Mais son imprudence aurait Ãtà grande de tenter une telle traversÃe dans ces conditions, et c’Ãtait dÃjà faire acte d’audace, sinon de tÃmÃritÃ, que de remonter jusqu’à Shangaã. Mais John Bunsby avait confiance en sa _Tankadäre_, qui s’Ãlevait à la lame comme une mauve, et peut-à tre n’avait-il pas tort. Pendant les derniäres heures de cette journÃe, la _Tankadäre_ navigua dans les passes capricieuses de Hong-Kong, et sous toutes les allures, au plus präs ou vent arriäre, elle se comporta admirablement.
“Je n’ai pas besoin, pilote,” dit Phileas Fogg au moment oó la goÃlette donnait en pleine mer, “de vous recommander toute la diligence possible.”
“Que Votre Honneur s’en rapporte à moi,” rÃpondit John Bunsby. En fait de voiles, nous portons tout ce que le vent permet de porter. Nos fläches n’y ajouteraient rien, et ne serviraient qu’à assommer l’embarcation en nuisant à sa marche.”
“C’est votre mÃtier, et non le mien, pilote, et je me fie à vous.”
Phileas Fogg, le corps droit, les jambes ÃcartÃes, d’aplomb comme un marin, regardait sans broncher la mer houleuse. La jeune femme, assise à l’arriäre, se sentait Ãmue en contemplant cet ocÃan, assombri dÃjà par le crÃpuscule, qu’elle bravait sur une frà le embarcation. Au-dessus de sa tà te se dÃployaient les voiles blanches, qui l’emportaient dans l’espace comme de grandes ailes. La goÃlette, soulevÃe par le vent, semblait voler dans l’air. La nuit vint. La lune entrait dans son premier quartier, et son insuffisante lumiäre devait s’Ãteindre bientìt dans les brumes de l’horizon. Des nuages chassaient de l’est et envahissaient dÃjà une partie du ciel.
Le pilote avait disposà ses feux de position, — prÃcaution indispensable à prendre dans ces mers träs frÃquentÃes aux approches des atterrages. Les rencontres de navires n’y Ãtaient pas rares, et, avec la vitesse dont elle Ãtait animÃe, la goÃlette se fñt brisÃe au moindre choc.
Fix rà vait à l’avant de l’embarcation. Il se tenait à l’Ãcart, sachant Fogg d’un naturel peu causeur. D’ailleurs, il lui rÃpugnait de parler à cet homme, dont il acceptait les services. Il songeait aussi à l’avenir. Cela lui paraissait certain que le sieur Fogg ne s’arrà terait pas à Yokohama, qu’il prendrait immÃdiatement le paquebot de San Francisco afin d’atteindre l’AmÃrique, dont la vaste Ãtendue lui assurerait l’impunità avec la sÃcuritÃ. Le plan de Phileas Fogg lui semblait on ne peut plus simple.
Au lieu de s’embarquer en Angleterre pour les Etats-Unis, comme un coquin vulgaire, ce Fogg avait fait le grand tour et traversà les trois quarts du globe, afin de gagner plus sñrement le continent amÃricain, oó il mangerait tranquillement le million de la Banque, apräs avoir dÃpistà la police. Mais une fois sur la terre de l’Union, que ferait Fix? Abandonnerait-il cet homme? Non, cent fois non! et jusqu’à ce qu’il eñt obtenu un acte d’extradition, il ne le quitterait pas d’une semelle. C’Ãtait son devoir, et il l’accomplirait jusqu’au bout. En tout cas, une circonstance heureuse s’Ãtait produite : Passepartout n’Ãtait plus aupräs de son maÃ¥tre, et surtout, apräs les confidences de Fix, il Ãtait important que le maÃ¥tre et le serviteur ne se revissent jamais.
Phileas Fogg, lui, n’Ãtait pas non plus sans songer à son domestique, si singuliärement disparu. Toutes rÃflexions faites, il ne lui sembla pas impossible que, par suite d’un malentendu, le pauvre garáon ne se fñt embarquà sur le _Carnatic_, au dernier moment. C’Ãtait aussi l’opinion de Mrs. Aouda, qui regrettait profondÃment cet honnà te serviteur, auquel elle devait tant. Il pouvait donc se faire qu’on le retrouvÃt à Yokohama, et, si le _Carnatic_ l’y avait transportÃ, il serait aisà de le savoir.
Vers dix heures, la brise vint à fraÃ¥chir. Peut-à tre eñt-il Ãtà prudent de prendre un ris, mais le pilote, apräs avoir soigneusement observà l’Ãtat du ciel, laissa la voilure telle qu’elle Ãtait Ãtablie.
D’ailleurs, la _Tankadäre_ portait admirablement la toile, ayant un grand tirant d’eau, et tout Ãtait parà à amener rapidement, en cas de grain.
A minuit, Phileas Fogg et Mrs. Aouda descendirent dans la cabine.
Fix les y avait prÃcÃdÃs, et s’Ãtait Ãtendu sur l’un des cadres. Quant au pilote et à ses hommes, ils demeurärent toute la nuit sur le pont.
Le lendemain, 8 novembre, au lever du soleil, la goÃlette avait fait plus de cent milles. Le loch, souvent jetÃ, indiquait que la moyenne de sa vitesse Ãtait entre huit et neuf milles. La _Tankadäre_ avait du largue dans ses voiles qui portaient toutes et elle obtenait, sous cette allure, son maximum de rapiditÃ. Si le vent tenait dans ces conditions, les chances Ãtaient pour elle.
La _Tankadäre_, pendant toute cette journÃe, ne s’Ãloigna pas sensiblement de la cìte, dont les courants lui Ãtaient favorables. Elle l’avait à cinq milles au plus par sa hanche de bÃbord, et cette cìte, irrÃguliärement profilÃe, apparaissait parfois à travers quelques Ãclaircies. Le vent venant de terre, la mer Ãtait moins forte par là mà me: circonstance heureuse pour la goÃlette, car les embarcations d’un petit tonnage souffrent surtout de la houle qui rompt leur vitesse, qui “les tue”, pour employer l’expression maritime.
Vers midi, la brise mollit un peu et hÃla le sud-est. Le pilote fit Ãtablir les fläches; mais au bout de deux heures, il fallut les amener, car le vent fraÃ¥chissait à nouveau.
Mr. Fogg et la jeune femme, fort heureusement rÃfractaires au mal de mer, mangärent avec appÃtit les conserves et le biscuit du bord. Fix fut invità à partager leur repas et dut accepter, sachant bien qu’il est aussi nÃcessaire de lester les estomacs que les bateaux, mais cela le vexait! Voyager aux frais de cet homme, se nourrir de ses propres vivres, il trouvait à cela quelque chose de peu loyal. Il mangea cependant, — sur le pouce, il est vrai, — mais enfin il mangea.
Toutefois, ce repas terminÃ, il crut devoir prendre le sieur Fogg à part, et il lui dit:
“Monsieur…”
Ce “monsieur” lui Ãcorchait les lävres, et il se retenait pour ne pas mettre la main au collet de ce “monsieur”!
“Monsieur, vous avez Ãtà fort obligeant en m’offrant passage à votre bord. Mais, bien que mes ressources ne me permettent pas d’agir aussi largement que vous, j’entends payer ma part…”
“Ne parlons pas de cela, monsieur,” rÃpondit Mr. Fogg.
“Mais si, je tiens…”
“Non, monsieur,” rÃpÃta Fogg d’un ton qui n’admettait pas de rÃplique. “Cela entre dans les frais gÃnÃraux!”
Fix s’inclina, il Ãtouffait, et, allant s’Ãtendre sur l’avant de la goÃlette, il ne dit plus un mot de la journÃe.
Cependant on filait rapidement. John Bunsby avait bon espoir. Plusieurs fois il dit à Mr. Fogg qu’on arriverait en temps voulu à Shangaã. Mr. Fogg rÃpondit simplement qu’il y comptait. D’ailleurs, tout l’Ãquipage de la petite goÃlette y mettait du zäle. La prime affriolait ces braves gens. Aussi, pas une Ãcoute qui ne fñt consciencieusement raidie! Pas une voile qui ne fñt vigoureusement ÃtarquÃe! Pas une embardÃe que l’on pñt reprocher à l’homme de barre! On n’eñt pas manoeuvrà plus sÃvärement dans une rÃgate du Royal-Yacht-Club.
Le soir, le pilote avait relevà au loch un parcours de deux cent vingt milles depuis Hong-Kong, et Phileas Fogg pouvait espÃrer qu’en arrivant à Yokohama, il n’aurait aucun retard à inscrire à son programme. Ainsi donc, le premier contretemps sÃrieux qu’il eñt Ãprouvà depuis son dÃpart de Londres ne lui causerait probablement aucun prÃjudice.
Pendant la nuit, vers les premiäres heures du matin, la _Tankadäre_ entrait franchement dans le dÃtroit de Fo-Kien, qui sÃpare la grande Ã¥le Formose de la cìte chinoise, et elle coupait le tropique du Cancer. La mer Ãtait träs dure dans ce dÃtroit, plein de remous formÃs par les contre-courants. La goÃlette fatigua beaucoup. Les lames courtes brisaient sa marche. Il devint träs difficile de se tenir debout sur le pont.
Avec le lever du jour, le vent fraÃ¥chit encore. Il y avait dans le ciel l’apparence d’un coup de vent. Du reste, le baromätre annonáait un changement prochain de l’atmosphäre ; sa marche diurne Ãtait irrÃguliäre, et le mercure oscillait capricieusement. On voyait aussi la mer se soulever vers le sud-est en longues houles “qui sentaient la tempà te”. La veille, le soleil s’Ãtait couchà dans une brume rouge, au milieu des scintillations phosphorescentes de l’ocÃan.
Le pilote examina longtemps ce mauvais aspect du ciel et murmura entre ses dents des choses peu intelligibles. A un certain moment, se trouvant präs de son passager:
“On peut tout dire à Votre Honneur?” dit-il à voix basse.
“Tout,” rÃpondit Phileas Fogg.
“Eh bien, nous allons avoir un coup de vent.”
“Viendra-t-il du nord ou du sud? demanda simplement Mr. Fogg.
“Du sud. Voyez. C’est un typhon qui se prÃpare!”
“Va pour le typhon du sud, puisqu’il nous poussera du bon cìtÃ,” rÃpondit Mr. Fogg.
“Si vous le prenez comme cela,” rÃpliqua le pilote, je n’ai plus rien à dire!”
Les pressentiments de John Bunsby ne le trompaient pas. A une Ãpoque moins avancÃe de l’annÃe, le typhon, suivant l’expression d’un cÃläbre mÃtÃorologiste, se fñt Ãcoulà comme une cascade lumineuse de flammes Ãlectriques, mais en Ãquinoxe hiver il Ãtait à craindre qu’il ne se dÃchaÃ¥nÃt avec violence.
Le pilote prit ses prÃcautions par avance. Il fit serrer toutes les voiles de la goÃlette et amener les vergues sur le pont. Les mots de fläche furent dÃpassÃs. On rentra le bout-dehors. Les panneaux furent condamnÃs avec soin. Pas une goutte d’eau ne pouvait, däs lors, pÃnÃtrer dans la coque de l’embarcation. Une seule voile triangulaire, un tourmentin de forte toile, fut hissà en guise de trinquette, de maniäre à maintenir la goÃlette vent arriäre. Et on attendit.
John Bunsby avait engagà ses passagers à descendre dans la cabine; mais, dans un Ãtroit espace, à peu präs privà d’air, et par les secousses de la houle, cet emprisonnement n’avait rien d’agrÃable. Ni Mr. Fogg, ni Mrs. Aouda, ni Fix lui-mà me ne consentirent à quitter le pont.
Vers huit heures, la bourrasque de pluie et de rafale tomba à bord. Rien qu’avec son petit morceau de toile, la _Tankadäre_ fut enlevÃe comme une plume par ce vent dont on ne saurait donner une idÃe exacte, quand il souffle en tempà te. Comparer sa vitesse à la quadruple vitesse d’une locomotive lancÃe à toute vapeur, ce serait rester au-dessous de la vÃritÃ.
Pendant toute la journÃe, l’embarcation courut ainsi vers le nord, emportÃe par les lames monstrueuses, en conservant heureusement une rapidità Ãgale à la leur. Vingt fois elle faillit à tre coiffÃe par une de ces montagnes d’eau qui se dressaient à l’arriäre; mais un adroit coup de barre, donnà par le pilote, parait la catastrophe. Les passagers Ãtaient quelquefois couverts en grand par les embruns qu’ils recevaient philosophiquement. Fix maugrÃait sans doute, mais l’intrÃpide Aouda, les yeux fixÃs sur son compagnon, dont elle ne pouvait qu’admirer le sang-froid, se montrait digne de lui et bravait la tourmente à ses cìtÃs. Quant à Phileas Fogg, il semblait que ce typhon fñt partie de son programme.
Jusqu’alors la _Tankadäre_ avait toujours fait route au nord; mais vers le soir, comme on pouvait le craindre, le vent, tournant de trois quarts, hÃla le nord-ouest. La goÃlette, prà tant alors le flanc à la lame, fut effroyablement secouÃe. La mer la frappait avec une violence bien faite pour effrayer, quand on ne sait pas avec quelle solidità toutes les parties d’un bÃtiment sont reliÃes entre elles.
Avec la nuit, la tempà te s’accentua encore. En voyant l’obscurità se faire, et avec l’obscurità s’accroÃ¥tre la tourmente, John Bunsby ressentit de vives inquiÃtudes. Il se demanda s’il ne serait pas temps de relÃcher, et il consulta son Ãquipage.
Ses hommes consultÃs, John Bunsby s’approcha de Mr. Fogg, et lui dit:
“Je crois, Votre Honneur, que nous ferions bien de gagner un des ports de la cìte.”
“Je le crois aussi,” rÃpondit Phileas Fogg.
“Ah!” fit le pilote, mais lequel?”
“Je n’en connais qu’un,” rÃpondit tranquillement Mr. Fogg.
“Et c’est!…”
“Shangaã.”
Cette rÃponse, le pilote fut d’abord quelques instants sans comprendre ce qu’elle signifiait, ce qu’elle renfermait d’obstination et de tÃnacitÃ. Puis il s’Ãcria:
“Eh bien, oui! Votre Honneur a raison. A Shangaã!”
Et la direction de la _Tankadäre_ fut imperturbablement maintenue vers le nord.
Nuit vraiment terrible! Ce fut un miracle si la petite goÃlette ne chavira pas. Deux fois elle fut engagÃe, et tout aurait Ãtà enlevà à bord, si les saisines eussent manquÃ. Mrs. Aouda Ãtait brisÃe, mais elle ne fit pas entendre une plainte. Plus d’une fois Mr. Fogg dut se prÃcipiter vers elle pour la protÃger contre la violence des lames.
Le jour reparut. La tempà te se dÃchaÃ¥nait encore avec une extrà me fureur. Toutefois, le vent retomba dans le sud-est. C’Ãtait une modification favorable, et la _Tankadäre_ fit de nouveau route sur cette mer dÃmontÃe, dont les lames se heurtaient alors à celles que provoquait la nouvelle aire du vent. De là un choc de contre-houles qui eñt Ãcrasà une embarcation moins solidement construite.
De temps en temps on apercevait la cìte à travers les brumes dÃchirÃes, mais pas un navire en vue. La _Tankadäre_ Ãtait seule à tenir la mer.
A midi, il y eut quelques symptìmes d’accalmie, qui, avec l’abaissement du soleil sur l’horizon, se prononcärent plus nettement.
Le peu de durÃe de la tempà te tenait à sa violence mà me. Les passagers, absolument brisÃs, purent manger un peu et prendre quelque repos.
La nuit fut relativement paisible. Le pilote fit rÃtablir ses voiles au bas ris. La vitesse de l’embarcation fut considÃrable. Le lendemain, 11, au lever du jour, reconnaissance faite de la cìte, John Bunsby put affirmer qu’on n’Ãtait pas à cent milles de Shangaã.
Cent milles, et il ne restait plus que cette journÃe pour les faire! C’Ãtait le soir mà me que Mr. Fogg devait arriver à Shangaã, s’il ne voulait pas manquer le dÃpart du paquebot de Yokohama. Sans cette tempà te, pendant laquelle il perdit plusieurs heures, il n’eñt pas Ãtà en ce moment à trente milles du port.
La brise mollissait sensiblement, mais heureusement la Mer tombait avec elle. La goÃlette se couvrit de toile. Fläches, voiles d’Ãtais, contre-foc, tout portait, et la mer Ãcumait sous l’Ãtrave.
A midi, la _Tankadäre_ n’Ãtait pas à plus de quarante-cinq milles de Shangaã. Il lui restait six heures encore pour gagner ce port avant le dÃpart du paquebot de Yokohama.
Les craintes furent vives à bord. On voulait arriver à tout prix. Tous — Phileas Fogg exceptà sans doute — sentaient leur coeur battre d’impatience. Il fallait que la petite goÃlette se maintint dans une moyenne de neuf milles à l’heure, et le vent mollissait toujours! C’Ãtait une brise irrÃguliäre, des bouffÃes capricieuses venant de la cìte. Elles passaient, et la mer se dÃridait aussitìt apräs leur passage.
Cependant l’embarcation Ãtait si lÃgäre, ses voiles hautes, d’un fin tissu, ramassaient si bien les folles brises, que, le courant aidant, à six heures, John Bunsby ne comptait plus que dix milles jusqu’à la riviäre de Shangaã, car la ville elle-mà me est situÃe à une distance de douze milles au moins au-dessus de l’embouchure.
A sept heures, on Ãtait encore à trois milles de Shangaã. Un formidable juron s’Ãchappa des lävres du pilote… La prime de deux cents livres allait Ãvidemment lui Ãchapper. Il regarda Mr. Fogg.
Mr. Fogg Ãtait impassible, et cependant sa fortune entiäre se jouait à ce moment…
A ce moment aussi, un long fuseau noir, couronnà d’un panache de fumÃe, apparut au ras de l’eau. C’Ãtait le paquebot amÃricain, qui sortait à l’heure rÃglementaire.
“MalÃdiction!” s’Ãcria John Bunsby, qui repoussa la barre d’un bras dÃsespÃrÃ.
“Des signaux!” dit simplement Phileas Fogg. Un petit canon de bronze s’allongeait à l’avant de la _Tankadäre_. Il servait à faire des signaux par les temps de brume.
Le canon fut chargà jusqu’à la gueule, mais au moment oó le pilote allait appliquer un charbon ardent sur la lumiäre:
“Le pavillon en berne”, dit Mr. Fogg.
Le pavillon fut amenà à mi-mÃt. C’Ãtait un signal de dÃtresse, et l’on pouvait espÃrer que le paquebot amÃricain, l’apercevant, modifierait un instant sa route pour rallier l’embarcation.
“Feu!” dit Mr. Fogg.
Et la dÃtonation du petit canon de bronze Ãclata dans l’air.
XXII
OU PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, MEME AUX ANTIPODES, IL EST PRUDENT D’AVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE
Le _Carnatic_ ayant quittà Hong-Kong, le 7 novembre, à six heures et demie du soir, se dirigeait à toute vapeur vers les terres du Japon.
Il emportait un plein chargement de marchandises et de passagers. Deux cabines de l’arriäre restaient inoccupÃes. C’Ãtaient celles qui avaient Ãtà retenues pour le compte de Mr. Phileas Fogg.
Le lendemain matin, les hommes de l’avant pouvaient voir, non sans quelque surprise, un passager, l’oeil à demi hÃbÃtÃ, la dÃmarche branlante, la tà te ÃbouriffÃe, qui sortait du capot des secondes et venait en titubant s’asseoir sur une drome.
Ce passager, c’Ãtait Passepartout en personne. Voici ce qui Ãtait arrivÃ.
Quelques instants apräs que Fix eut quittà la tabagie, deux garáons avaient enlevà Passepartout profondÃment endormi, et l’avaient couchà sur le lit rÃservà aux fumeurs. Mais trois heures plus tard, Passepartout, poursuivi jusque dans ses cauchemars par une idÃe fixe, se rÃveillait et luttait contre l’action stupÃfiante du narcotique. La pensÃe du devoir non accompli secouait sa torpeur. Il quittait ce lit d’ivrognes, et trÃbuchant, s’appuyant aux murailles, tombant et se relevant, mais toujours et irrÃsistiblement poussà par une sorte d’instinct, il sortait de la tabagie, criant comme dans un rà ve: “Le _Carnatic_! le _Carnatic_!”
Le paquebot Ãtait là fumant, prà t à partir. Passepartout n’avait que quelques pas à faire. Il s’Ãlanáa sur le pont volant, il franchit la coupÃe et tomba inanimà à l’avant, au moment oó le _Carnatic_ larguait ses amarres.
Quelques matelots, en gens habituÃs à ces sortes de scänes, descendirent le pauvre garáon dans une cabine des secondes, et Passepartout ne se rÃveilla que le lendemain matin, à cent cinquante milles des terres de la Chine.
Voilà donc pourquoi, ce matin-lÃ, Passepartout se trouvait sur le pont du _Carnatic_, et venait humer à pleine gorgÃes les fraÃ¥ches brises de la mer. Cet air pur le dÃgrisa. Il commenáa à rassembler ses idÃes et n’y parvint pas sans peine. Mais, enfin, il se rappela les scänes de la veille, les confidences de Fix, la tabagie, etc.
“Il est Ãvident,” se dit-il, “que j’ai Ãtà abominablement grisÃ! Que va dire Mr. Fogg? En tout cas, je n’ai pas manquà le bateau, et c’est le principal.”
Puis, songeant à Fix:
“Pour celui-lÃ,” se dit-il, “j’espäre bien que nous en sommes dÃbarrassÃs, et qu’il n’a pas osÃ, apräs ce qu’il m’a proposÃ, nous suivre sur le _Carnatic_. Un inspecteur de police, un dÃtective aux trousses de mon maÃ¥tre, accusà de ce vol commis à la Banque d’Angleterre! Allons donc! Mr. Fogg est un voleur comme je suis un assassin!”
Passepartout devait-il raconter ces choses à son maÃ¥tre? Convenait-il de lui apprendre le rìle jouà par Fix dans cette affaire? Ne ferait-il pas mieux d’attendre son arrivÃe à Londres, pour lui dire qu’un agent de la police mÃtropolitaine l’avait filà autour du monde, et pour en rire avec lui ? Oui, sans doute. En tout cas, question à examiner. Le plus pressÃ, c’Ãtait de rejoindre Mr. Fogg et de lui faire agrÃer ses excuses pour cette inqualifiable conduite.
Passepartout se leva donc. La mer Ãtait houleuse, et le paquebot roulait fortement. Le digne garáon, aux jambes peu solides encore, gagna tant bien que mal l’arriäre du navire.
Sur le pont, il ne vit personne qui ressemblÃt ni à son maÃ¥tre, ni à Mrs. Aouda.
“Bon,” fit-il, “Mrs. Aouda est encore couchÃe à cette heure. Quant à Mr. Fogg, il aura trouvà quelque joueur de whist, et suivant son habitude…”
Ce disant, Passepartout descendit au salon. Mr. Fogg n’y Ãtait pas. Passepartout n’avait qu’une chose à faire : c’Ãtait de demander au purser quelle cabine occupait Mr. Fogg. Le purser lui rÃpondit qu’il ne connaissait aucun passager de ce nom.
“Pardonnez-moi,” dit Passepartout en insistant. “Il s’agit d’un gentleman, grand, froid, peu communicatif, accompagnà d’une jeune dame…”
“Nous n’avons pas de jeune dame à bord,” rÃpondit le purser. Au surplus, voici la liste des passagers. Vous pouvez la consulter.”
Passepartout consulta la liste… Le nom de son maÃ¥tre n’y figurait pas.
Il eut comme un Ãblouissement. Puis une idÃe lui traversa le cerveau.
“Ah áÃ! je suis bien sur le _Carnatic_?” s’Ãcria-t-il.
“Oui,” rÃpondit le purser.
“En route pour Yokohama?”
“Parfaitement.”
Passepartout avait eu un instant cette crainte de s’à tre trompà de navire! Mais s’il Ãtait sur le _Carnatic_, il Ãtait certain que son maÃ¥tre ne s’y trouvait pas.
Passepartout se laissa tomber sur un fauteuil. C’Ãtait un coup de foudre. Et, soudain, la lumiäre se fit en lui. Il se rappela que l’heure du dÃpart du _Carnatic_ avait Ãtà avancÃe, qu’il devait prÃvenir son maÃ¥tre, et qu’il ne l’avait pas fait! C’Ãtait donc sa faute si Mr. Fogg et Mrs. Aouda avaient manquà ce dÃpart!
Sa faute, oui, mais plus encore celle du traÃ¥tre qui, pour le sÃparer de son maÃ¥tre, pour retenir celui-ci à Hong-Kong, l’avait enivrÃ! Car il comprit enfin la manoeuvre de l’inspecteur de police. Et maintenant, Mr. Fogg, à coup sñr ruinÃ, son pari perdu, arrà tÃ, emprisonnà peut-à tre!… Passepartout, à cette pensÃe, s’arracha les cheveux. Ah! si jamais Fix lui tombait sous la main, quel räglement de comptes!
Enfin, apräs le premier moment d’accablement, Passepartout reprit son sang-froid et Ãtudia la situation. Elle Ãtait peu enviable. Le Franáais se trouvait en route pour le Japon. Certain d’y arriver, comment en reviendrait-il ? Il avait la poche vide. Pas un shilling, pas un penny ! Toutefois, son passage et sa nourriture à bord Ãtaient payÃs d’avance. Il avait donc cinq ou six jours devant lui pour prendre un parti. S’il mangea et but pendant cette traversÃe, cela ne saurait se dÃcrire. Il mangea pour son maÃ¥tre, pour Mrs. Aouda et pour lui-mà me. Il mangea comme si le Japon, oó il allait aborder, eñt Ãtà un pays dÃsert, dÃpourvu de toute substance comestible.
Le 13, Ã la marÃe du matin, le _Carnatic_ entrait dans le port de Yokohama.
Ce point est une relÃche importante du Pacifique, oó font escale tous les steamers employÃs au service de la poste et des voyageurs entre l’AmÃrique du Nord, la Chine, le Japon et les Ã¥les de la Malaisie. Yokohama est situÃe dans la baie mà me de Yeddo, à peu de distance de cette immense ville, seconde capitale de l’empire japonais, autrefois rÃsidence du taãkoun, du temps que cet empereur civil existait, et rivale de Meako, la grande cità qu’habite le mikado, empereur ecclÃsiastique, descendant des dieux.
Le _Carnatic_ vint se ranger au quai de Yokohama, präs des jetÃes du port et des magasins de la douane, au milieu de nombreux navires appartenant à toutes les nations.
Passepartout mit le pied, sans aucun enthousiasme, sur cette terre si curieuse des Fils du Soleil. Il n’avait rien de mieux à faire que de prendre le hasard pour guide, et d’aller à l’aventure par les rues de la ville.
Passepartout se trouva d’abord dans une cità absolument europÃenne, avec des maisons à basses faáades, ornÃes de vÃrandas sous lesquelles se dÃveloppaient d’ÃlÃgants pÃristyles, et qui couvrait de ses rues, de ses places, de ses docks, de ses entrepìts, tout l’espace compris depuis le promontoire du Traità jusqu’à la riviäre. LÃ, comme à Hong-Kong, comme à Calcutta, fourmillait un pà le-mà le de gens de toutes races, AmÃricains, Anglais, Chinois, Hollandais, marchands prà ts à tout vendre et à tout acheter, au milieu desquels le Franáais se trouvait aussi Ãtranger que s’il eñt Ãtà jetà au pays des Hottentots.
Passepartout avait bien une ressource : c’Ãtait de se recommander präs des agents consulaires franáais ou anglais Ãtablis à Yokohama; mais il lui rÃpugnait de raconter son histoire, si intimement mà lÃe à celle de son maÃ¥tre, et avant d’en venir lÃ, il voulait avoir Ãpuisà toutes les autres chances.
Donc, apräs avoir parcouru la partie europÃenne de la ville, sans que le hasard l’eñt en rien servi, il entra dans la partie japonaise, dÃcidÃ, s’il le fallait, à pousser jusqu’à Yeddo.
Cette portion indigäne de Yokohama est appelÃe Benten, du nom d’une dÃesse de la mer, adorÃe sur les Ã¥les voisines. Là se voyaient d’admirables allÃes de sapins et de cädres, des portes sacrÃes d’une architecture Ãtrange, des ponts enfouis au milieu des bambous et des roseaux, des temples abritÃs sous le couvert immense et mÃlancolique des cädres sÃculaires, des bonzeries au fond desquelles vÃgÃtaient les prà tres du bouddhisme et les sectateurs de la religion de Confucius, des rues interminables oó l’on eñt pu recueillir une moisson d’enfants au teint rose et aux joues rouges, petits bonshommes qu’on eñt dit dÃcoupÃs dans quelque paravent indigäne, et qui se jouaient au milieu de caniches à jambes courtes et de chats jaunÃtres, sans queue, träs paresseux et träs caressants.
Dans les rues, ce n’Ãtait que fourmillement, va-et-vient incessant: bonzes passant processionnellement en frappant leurs tambourins monotones, yakounines, officiers de douane ou de police, à chapeaux pointus incrustÃs de laque et portant deux sabres à leur ceinture, soldats và tus de cotonnades bleues à raies blanches et armÃs de fusil à percussion, hommes d’armes du mikado, ensachÃs dans leur pourpoint de soie, avec haubert et cotte de mailles, et nombre d’autres militaires de toutes conditions, — car, au Japon, la profession de soldat est autant estimÃe qu’elle est dÃdaignÃe en Chine. Puis, des fräres quà teurs, des pälerins en longues robes, de simples civils, chevelure lisse et d’un noir d’Ãbäne, tà te grosse, buste long, jambes grà les, taille peu ÃlevÃe, teint colorà depuis les sombres nuances du cuivre jusqu’au blanc mat, mais jamais jaune comme celui des Chinois, dont les Japonais diffÃrent essentiellement. Enfin, entre les voitures, les palanquins, les chevaux, les porteurs, les brouettes à voile, les “norimons” à parois de laque, les “cangos” moelleux, vÃritables litiäres en bambou, on voyait circuler, à petits pas de leur petit pied, chaussà de souliers de toile, de sandales de paille ou de socques en bois ouvragÃ, quelques femmes peu jolies, les yeux bridÃs, la poitrine dÃprimÃe, les dents noircies au goñt du jour, mais portant avec ÃlÃgance le và tement national, le “kirimon”, sorte de robe de chambre croisÃe d’une Ãcharpe de soie, dont la large ceinture s’Ãpanouissait derriäre en un noeud extravagant, — que les modernes Parisiennes semblent avoir empruntà aux Japonaises.
Passepartout se promena pendant quelques heures au milieu de cette foule bigarrÃe, regardant aussi les curieuses et opulentes boutiques, les bazars oó s’entasse tout le clinquant de l’orfävrerie japonaise, les “restaurations” ornÃes de banderoles et de banniäres, dans lesquelles il lui Ãtait interdit d’entrer, et ces maisons de thà oó se boit à pleine tasse l’eau chaude odorante, avec le “saki”, liqueur tirÃe du riz en fermentation, et ces confortables tabagies oó l’on fume un tabac träs fin, et