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  • 1873
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extràme froideur, sans qu’une intonation, un geste dÇcelÉt en lui la plus lÇgäre Çmotion. Il veillait Ö ce que rien ne manquÉt Ö la jeune femme. A de certaines heures il venait rÇguliärement, sinon causer, du moins l’Çcouter. Il accomplissait envers elle les devoirs de la politesse la plus stricte, mais avec la grÉce et l’imprÇvu d’un automate dont les mouvements auraient ÇtÇ combinÇs pour cet usage. Mrs. Aouda ne savait trop que penser, mais Passepartout lui avait un peu expliquÇ l’excentrique personnalitÇ de son maÃ¥tre. Il lui avait appris quelle gageure entraÃ¥nait ce gentleman autour du monde. Mrs. Aouda avait souri; mais apräs tout, elle lui devait la vie, et son sauveur ne pouvait perdre Ö ce qu’elle le vÃ¥t Ö travers sa reconnaissance.

Mrs. Aouda confirma le rÇcit que le guide indou avait fait de sa touchante histoire. Elle Çtait, en effet, de cette race qui tient le premier rang parmi les races indigänes. Plusieurs nÇgociants parsis ont fait de grandes fortunes aux Indes, dans le commerce des cotons. L’un d’eux, Sir James Jejeebhoy, a ÇtÇ anobli par le gouvernement anglais, et Mrs. Aouda Çtait parente de ce riche personnage qui habitait Bombay. C’Çtait màme un cousin de Sir Jejeebhoy, l’honorable Jejeeh, qu’elle comptait rejoindre Ö Hong-Kong. Trouverait-elle präs de lui refuge et assistance ? Elle ne pouvait l’affirmer. A quoi Mr. Fogg rÇpondait qu’elle n’eñt pas Ö s’inquiÇter, et que tout s’arrangerait mathÇmatiquement! Ce fut son mot.

La jeune femme comprenait-elle cet horrible adverbe? On ne sait. Toutefois, ses grands yeux se fixaient sur ceux de Mr. Fogg, ses grands yeux “limpides comme les lacs sacrÇs de l’Himalaya”! Mais l’intraitable Fogg, aussi boutonnÇ que jamais, ne semblait point homme Ö se jeter dans ce lac.

Cette premiäre partie de la traversÇe du _Rangoon_ s’accomplit dans des conditions excellentes. Le temps Çtait maniable. Toute cette portion de l’immense baie que les marins appellent les “brasses du Bengale” se montra favorable Ö la marche du paquebot. Le _Rangoon_ eut bientìt connaissance du Grand-Andaman, la principale du groupe, que sa pittoresque montagne de Saddle-Peak, haute de deux mille quatre cents pieds, signale de fort loin aux navigateurs.

La cìte fut prolongÇe d’assez präs. Les sauvages Papouas de l’Ã¥le ne se monträrent point. Ce sont des àtres placÇs au dernier degrÇ de l’Çchelle humaine, mais dont on fait Ö tort des anthropophages.

Le dÇveloppement panoramique de ces Ã¥les Çtait superbe. D’immenses foràts de lataniers, d’arecs, de bambousiers, de muscadiers, de tecks, de gigantesques mimosÇes, de fougäres arborescentes, couvraient le pays en premier plan, et en arriäre se profilait l’ÇlÇgante silhouette des montagnes. Sur la cìte pullulaient par milliers ces prÇcieuses salanganes, dont les nids comestibles forment un mets recherchÇ dans le CÇleste Empire. Mais tout ce spectacle variÇ, offert aux regards par le groupe des Andaman, passa vite, et le _Rangoon_ s’achemina rapidement vers le dÇtroit de Malacca, qui devait lui donner accäs dans les mers de la Chine.

Que faisait pendant cette traversÇe l’inspecteur Fix, si malencontreusement entraÃ¥nÇ dans un voyage de circumnavigation ? Au dÇpart de Calcutta, apräs avoir laissÇ des instructions pour que le mandat, s’il arrivait enfin, lui fñt adressÇ Ö Hong-Kong, il avait pu s’embarquer Ö bord du _Rangoon_ sans avoir ÇtÇ aperáu de Passepartout, et il espÇrait bien dissimuler sa prÇsence jusqu’Ö l’arrivÇe du paquebot. En effet, il lui eñt ÇtÇ difficile d’expliquer pourquoi il se trouvait Ö bord, sans Çveiller les soupáons de Passepartout, qui devait le croire Ö Bombay. Mais il fut amenÇ Ö renouer connaissance avec l’honnàte garáon par la logique màme des circonstances.

Comment? On va le voir.

Toutes les espÇrances, tous les dÇsirs de l’inspecteur de police, Çtaient maintenant concentrÇs sur un unique point du monde, Hong-Kong, car le paquebot s’arràtait trop peu de temps Ö Singapore pour qu’il pñt opÇrer en cette ville. C’Çtait donc Ö Hong-Kong que l’arrestation du voleur devait se faire, ou le voleur lui Çchappait, pour ainsi dire, sans retour.

En effet, Hong-Kong Çtait encore une terre anglaise, mais la derniäre qui se rencontrÉt sur le parcours. Au-delÖ, la Chine, le Japon, l’AmÇrique offraient un refuge Ö peu präs assurÇ au sieur Fogg. A Hong-Kong, s’il y trouvait enfin le mandat d’arrestation qui courait Çvidemment apräs lui, Fix arràtait Fogg et le remettait entre les mains de la police locale. Nulle difficultÇ. Mais apräs Hong-Kong, un simple mandat d’arrestation ne suffirait plus. Il faudrait un acte d’extradition. De lÖ retards, lenteurs, obstacles de toute nature, dont le coquin profiterait pour Çchapper dÇfinitivement. Si l’opÇration manquait Ö Hong-Kong, il serait, sinon impossible, du moins bien difficile, de la reprendre avec quelque chance de succäs.

“Donc,” se rÇpÇtait Fix pendant ces longues heures qu’il passait dans sa cabine, donc, ou le mandat sera Ö Hong-Kong, et j’arràte mon homme, ou il n’y sera pas, et cette fois il faut Ö tout prix que je retarde son dÇpart ! J’ai ÇchouÇ Ö Bombay, j’ai ÇchouÇ Ö Calcutta! Si je manque mon coup Ö Hong-Kong, je suis perdu de rÇputation ! Coñte que coñte, il faut rÇussir. Mais quel moyen employer pour retarder, si cela est nÇcessaire, le dÇpart de ce maudit Fogg?”

En dernier ressort, Fix Çtait bien dÇcidÇ Ö tout avouer Ö Passepartout, Ö lui faire connaÃ¥tre ce maÃ¥tre qu’il servait et dont il n’Çtait certainement pas le complice. Passepartout, ÇclairÇ par cette rÇvÇlation, devant craindre d’àtre compromis, se rangerait sans doute Ö lui, Fix. Mais enfin c’Çtait un moyen hasardeux, qui ne pouvait àtre employÇ qu’Ö dÇfaut de tout autre. Un mot de Passepartout Ö son maÃ¥tre eñt suffi Ö compromettre irrÇvocablement l’affaire.

L’inspecteur de police Çtait donc extràmement embarrassÇ, quand la prÇsence de Mrs. Aouda Ö bord du _Rangoon_, en compagnie de Phileas Fogg, lui ouvrit de nouvelles perspectives.

Quelle Çtait cette femme? Quel concours de circonstances en avait fait la compagne de Fogg? C’Çtait Çvidemment entre Bombay et Calcutta que la rencontre avait eu lieu. Mais en quel point de la pÇninsule? Etait-ce le hasard qui avait rÇuni Phileas Fogg et la jeune voyageuse? Ce voyage Ö travers l’Inde, au contraire, n’avait-il pas ÇtÇ entrepris par ce gentleman dans le but de rejoindre cette charmante personne? car elle Çtait charmante! Fix l’avait bien vu dans la salle d’audience du tribunal de Calcutta.

On comprend Ö quel point l’agent devait àtre intriguÇ. Il se demanda s’il n’y avait pas dans cette affaire quelque criminel enlävement. Oui! cela devait àtre! Cette idÇe s’incrusta dans le cerveau de Fix, et il reconnut tout le parti qu’il pouvait tirer de cette circonstance. Que cette jeune femme fñt mariÇe ou non, il y avait enlävement, et il Çtait possible, Ö Hong-Kong, de susciter au ravisseur des embarras tels, qu’il ne pñt s’en tirer Ö prix d’argent.

Mais il ne fallait pas attendre l’arrivÇe du _Rangoon_ Ö Hong-Kong. Ce Fogg avait la dÇtestable habitude de sauter d’un bateau dans un autre, et, avant que l’affaire fñt entamÇe, il pouvait àtre dÇjÖ loin.

L’important Çtait donc de prÇvenir les autoritÇs anglaises et de signaler le passage du _Rangoon_ avant son dÇbarquement. Or, rien n’Çtait plus facile, puisque le paquebot faisait escale Ö Singapore, et que Singapore est reliÇe Ö la cìte chinoise par un fil tÇlÇgraphique.

Toutefois, avant d’agir et pour opÇrer plus sñrement, Fix rÇsolut d’interroger Passepartout. Il savait qu’il n’Çtait pas träs difficile de faire parler ce garáon, et il se dÇcida Ö rompre l’incognito qu’il avait gardÇ jusqu’alors. Or, il n’y avait pas de temps Ö perdre. On Çtait au 30 octobre, et le lendemain màme le _Rangoon_ devait relÉcher Ö Singapore.

Donc, ce jour-lÖ, Fix, sortant de sa cabine, monta sur le pont, dans l’intention d’aborder Passepartout “le premier” avec les marques de la plus extràme surprise. Passepartout se promenait Ö l’avant, quand l’inspecteur se prÇcipita vers lui, s’Çcriant:

“Vous, sur le _Rangoon_!”

“Monsieur Fix Ö bord!” rÇpondit Passepartout, absolument surpris, en reconnaissant son compagnon de traversÇe du _Mongolia_. Quoi! je vous laisse Ö Bombay, et je vous retrouve sur la route de Hong-Kong! Mais vous faites donc, vous aussi, le tour du monde?”

“Non, non,” rÇpondit Fix, “et je compte m’arràter Ö Hong-Kong, au moins quelques jours.”

“Ah!” dit Passepartout, qui parut un instant ÇtonnÇ. “Mais comment ne vous ai-je pas aperáu Ö bord depuis notre dÇpart de Calcutta?”

“Ma foi, un malaise… un peu de mal de mer… Je suis restÇ couchÇ dans ma cabine… Le golfe du Bengale ne me rÇussit pas aussi bien que l’ocÇan Indien. Et votre maÃ¥tre, Mr. Phileas Fogg?”

“En parfaite santÇ, et aussi ponctuel que son itinÇraire! Pas un jour de retard ! Ah ! monsieur Fix, vous ne savez pas cela, vous, mais nous avons aussi une jeune dame avec nous.

“Une jeune dame?” rÇpondit l’agent, qui avait parfaitement l’air de ne pas comprendre ce que son interlocuteur voulait dire.

Mais Passepartout l’eut bientìt mis au courant de son histoire. Il raconta l’incident de la pagode de Bombay, l’acquisition de l’ÇlÇphant au prix de deux mille livres, l’affaire du sutty, l’enlävement d’Aouda, la condamnation du tribunal de Calcutta, la libertÇ sous caution. Fix, qui connaissait la derniäre partie de ces incidents, semblait les ignorer tous, et Passepartout se laissait aller au charme de narrer ses aventures devant un auditeur qui lui marquait tant d’intÇràt.

“Mais, en fin de compte,” demanda Fix, est-ce que votre maÃ¥tre a l’intention d’emmener cette jeune femme en Europe?”

“Non pas, monsieur Fix, non pas! Nous allons tout simplement la remettre aux soins de l’un de ses parents, riche nÇgociant de Hong-Kong.”

“Rien Ö faire!” se dit le dÇtective en dissimulant son dÇsappointement. “Un verre de gin, monsieur Passepartout?”

“Volontiers, monsieur Fix. C’est bien le moins que nous buvions Ö notre rencontre Ö bord du _Rangoon_!”

XVII

OU IL EST QUESTION DE CHOSES ET D’AUTRES PENDANT LA TRAVERSEE DE SINGAPORE A HONG-KONG

Depuis ce jour, Passepartout et le dÇtective se renconträrent frÇquemment, mais l’agent se tint dans une extràme rÇserve vis-Ö-vis de son compagnon, et il n’essaya point de le faire parler. Une ou deux fois seulement, il entrevit Mr. Fogg, qui restait volontiers dans le grand salon du _Rangoon_, soit qu’il tÃ¥nt compagnie Ö Mrs. Aouda, soit qu’il jouÉt au whist, suivant son invariable habitude.

Quant Ö Passepartout, il s’Çtait pris träs sÇrieusement Ö Çditer sur le singulier hasard qui avait mis, encore une fois, Fix sur la route de son maÃ¥tre. Et, en effet, on eñt ÇtÇ ÇtonnÇ Ö moins. Ce gentleman, träs aimable, träs complaisant Ö coup sñr, que l’on rencontre d’abord Ö Suez, qui s’embarque sur le _Mongolia_, qui dÇbarque Ö Bombay, oó il dit devoir sÇjourner, que l’on retrouve sur le _Rangoon_, faisant route pour Hong-Kong, en un mot, suivant pas Ö pas l’itinÇraire de Mr. Fogg, cela valait la peine qu’on y rÇflÇchÃ¥t. Il y avait lÖ une concordance au moins bizarre. A qui en avait ce Fix? Passepartout Çtait pràt a parier ses babouches — il les avait prÇcieusement conservÇes — que le Fix quitterait Hong-Kong en màme temps qu’eux, et probablement sur le màme paquebot.

Passepartout eñt rÇflÇchi pendant un siäcle, qu’il n’aurait jamais devinÇ de quelle mission l’agent avait ÇtÇ chargÇ. Jamais il n’eñt imaginÇ que Phileas Fogg fñt “filÇ”, Ö la faáon d’un voleur, autour du globe terrestre. Mais comme il est dans la nature humaine de donner une explication Ö toute chose, voici comment Passepartout, soudainement illuminÇ, interprÇta la prÇsence permanente de Fix, et, vraiment, son interprÇtation Çtait fort plausible. En effet, suivant lui, Fix n’Çtait et ne pouvait àtre qu’un agent lancÇ sur les traces de Mr. Fogg par ses collägues du Reform-Club, afin de constater que ce voyage s’accomplissait rÇguliärement autour du monde, suivant l’itinÇraire convenu.

“C’est Çvident! c’est Çvident!” se rÇpÇtait l’honnàte garáon, tout fier de sa perspicacitÇ. C’est un espion que ces gentlemen ont mis Ö nos trousses! VoilÖ qui n’est pas digne! Mr. Fogg si probe, si honorable! Le faire Çpier par un agent! Ah! messieurs du Reform-Club, cela vous coñtera cher!”

Passepartout, enchantÇ de sa dÇcouverte, rÇsolut cependant de n’en rien dire Ö son maÃ¥tre, craignant que celui-ci ne fñt justement blessÇ de cette dÇfiance que lui montraient ses adversaires. Mais il se promit bien de gouailler Fix Ö l’occasion, Ö mots couverts et sans se compromettre.

Le mercredi 30 octobre, dans l’apräs-midi, le _Rangoon_ embouquait le dÇtroit de Malacca, qui sÇpare la presqu’Ã¥le de ce nom des terres de Sumatra. Des Ã¥lots montagneux träs escarpÇs, träs pittoresques dÇrobaient aux passagers la vue de la grande Ã¥le.

Le lendemain, Ö quatre heures du matin, le _Rangoon_, ayant gagnÇ une demi-journÇe sur sa traversÇe rÇglementaire, relÉchait Ö Singapore, afin d’y renouveler sa provision de charbon.

Phileas Fogg inscrivit cette avance Ö la colonne des gains, et, cette fois, il descendit Ö terre, accompagnant Mrs. Aouda, qui avait manifestÇ le dÇsir de se promener pendant quelques heures.

Fix, Ö qui toute action de Fogg paraissait suspecte, le suivit sans se laisser apercevoir. Quant Ö Passepartout, qui riait _in petto_ Ö voir la manoeuvre de Fix, il alla faire ses emplettes ordinaires.

L’Ã¥le de Singapore n’est ni grande ni imposante l’aspect. Les montagnes, c’est-Ö-dire les profils, lui manquent. Toutefois, elle est charmante dans sa maigreur. C’est un parc coupÇ de belles routes. Un joli Çquipage, attelÇ de ces chevaux ÇlÇgants qui ont ÇtÇ importÇs de la Nouvelle-Hollande, transporta Mrs. Aouda et Phileas Fogg au milieu des massifs de palmiers Ö l’Çclatant feuillage, et de girofliers dont les clous sont formÇs du bouton màme de la fleur entrouverte. LÖ, les buissons de poivriers remplaáaient les haies Çpineuses des campagnes europÇennes ; des sagoutiers, de grandes fougäres avec leur ramure superbe, variaient l’aspect de cette rÇgion tropicale; des muscadiers au feuillage verni saturaient l’air d’un parfum pÇnÇtrant. Les singes, bandes alertes et grimaáantes, ne manquaient pas dans les bois, ni peut-àtre les tigres dans les jungles. A qui s’Çtonnerait d’apprendre que dans cette Ã¥le, si petite relativement, ces terribles carnassiers ne fussent pas dÇtruits jusqu’au dernier, on rÇpondra qu’ils viennent de Malacca, en traversant le dÇtroit Ö la nage.

Apräs avoir parcouru la campagne pendant deux heures, Mrs. Aouda et son compagnon — qui regardait un peu sans voir — renträrent dans la ville, vaste agglomÇration de maisons lourdes et ÇcrasÇes, qu’entourent de charmants jardins oó poussent des mangoustes, des ananas et tous les meilleurs fruits du monde.

A dix heures, ils revenaient au paquebot, apräs avoir ÇtÇ suivis, sans s’en douter, par l’inspecteur, qui avait dñ lui aussi se mettre en frais d’Çquipage.

Passepartout les attendait sur le pont du _Rangoon_. Le brave garáon avait achetÇ quelques douzaines de mangoustes, grosses comme des pommes moyennes, d’un brun foncÇ au-dehors, d’un rouge Çclatant au-dedans, et dont le fruit blanc, en fondant entre les lävres, procure aux vrais gourmets une jouissance sans pareille. Passepartout fut trop heureux de les offrir Ö Mrs. Aouda, qui le remercia avec beaucoup de grÉce.

A onze heures, le _Rangoon_, ayant son plein de charbon, larguait ses amarres, et, quelques heures plus tard, les passagers perdaient de vue ces hautes montagnes de Malacca, dont les foràts abritent les plus beaux tigres de la terre.

Treize cents milles environ sÇparent Singapore de l’Ã¥le de Hong-Kong, petit territoire anglais dÇtachÇ de la cìte chinoise. Phileas Fogg avait intÇràt Ö les franchir en six jours au plus, afin de prendre Ö Hong-Kong le bateau qui devait partir le 6 novembre pour Yokohama, l’un des principaux ports du Japon.

Le _Rangoon_ Çtait fort chargÇ. De nombreux passagers s’Çtaient embarquÇs Ö Singapore, des Indous, des Ceylandais, des Chinois, des Malais, des Portugais, qui, pour la plupart, occupaient les secondes places.

Le temps, assez beau jusqu’alors, changea avec le dernier quartier de la lune. Il y eut grosse mer. Le vent souffla quelquefois en grande brise, mais träs heureusement de la partie du sud-est, ce qui favorisait la marche du steamer. Quand il Çtait maniable, le capitaine faisait Çtablir la voilure. Le _Rangoon_, grÇÇ en brick, navigua souvent avec ses deux huniers et sa misaine, et sa rapiditÇ s’accrut sous la double action de la vapeur et du vent. C’est ainsi que l’on prolongea, sur une lame courte et parfois träs fatigante, les cìtes d’Annam et de Cochinchine.

Mais la faute en Çtait plutìt au _Rangoon_ qu’Ö la mer, et c’est Ö ce paquebot que les passagers, dont la plupart furent malades, durent s’en prendre de cette fatigue.

En effet, les navires de la Compagnie pÇninsulaire, qui font le service des mers de Chine, ont un sÇrieux dÇfaut de construction. Le rapport de leur tirant d’eau en charge avec leur creux a ÇtÇ mal calculÇ, et, par suite, ils n’offrent qu’une faible rÇsistance Ö la mer. Leur volume, clos, impÇnÇtrable Ö l’eau, est insuffisant. Ils sont “noyÇs”, pour employer l’expression maritime, et, en consÇquence de cette disposition, il ne faut que quelques paquets de mer, jetÇs Ö bord, pour modifier leur allure. Ces navires sont donc träs infÇrieurs — sinon par le moteur et l’appareil Çvaporatoire, du moins par la construction, — aux types des Messageries franáaises, tels que l’_ImpÇratrice_ et le _Cambodge_. Tandis que, suivant les calculs des ingÇnieurs, ceux-ci peuvent embarquer un poids d’eau Çgal Ö leur propre poids avant de sombrer, les bateaux de la Compagnie pÇninsulaire, le _Golgonda_, le _Corea_, et enfin le _Rangoon_, ne pourraient pas embarquer le sixiäme de leur poids sans couler par le fond.

Donc, par le mauvais temps, il convenait de prendre de grandes prÇcautions. Il fallait quelquefois mettre Ö la cape sous petite vapeur. C’Çtait une perte de temps qui ne paraissait affecter Phileas Fogg en aucune faáon, mais dont Passepartout se montrait extràmement irritÇ. Il accusait alors le capitaine, le mÇcanicien, la Compagnie, et envoyait au diable tous ceux qui se màlent de transporter des voyageurs. Peut-àtre aussi la pensÇe de ce bec de gaz qui continuait de brñler Ö son compte dans la maison de Saville-row entrait-elle pour beaucoup dans son impatience.

“Mais vous àtes donc bien pressÇ d’arriver Ö Hong-Kong?” lui demanda un jour le dÇtective.

“Träs pressÇ!” rÇpondit Passepartout.

“Vous pensez que Mr. Fogg a hÉte de prendre le paquebot de Yokohama?”

“Une hÉte effroyable.”

“Vous croyez donc maintenant Ö ce singulier voyage autour du monde?”

“Absolument. Et vous, monsieur Fix?”

“Moi? je n’y crois pas!”

“Farceur!” rÇpondit Passepartout en clignant de l’oeil.

Ce mot laissa l’agent ràveur. Ce qualificatif l’inquiÇta, sans qu’il sñt trop pourquoi. Le Franáais l’avait-il devinÇ ? Il ne savait trop que penser. Mais sa qualitÇ de dÇtective, dont seul il avait le secret, comment Passepartout aurait-il pu la reconnaÃ¥tre? Et cependant, en lui parlant ainsi, Passepartout avait certainement eu une arriäre-pensÇe.

Il arriva màme que le brave garáon alla plus loin, un autre jour, mais c’Çtait plus fort que lui. Il ne pouvait tenir sa langue.

“Voyons, monsieur Fix,” demanda-t-il Ö son compagnon d’un ton malicieux, est-ce que, une fois arrivÇs Ö Hong-Kong, nous aurons le malheur de vous y laisser?”

“Mais,” rÇpondit Fix assez embarrassÇ, je ne sais!…Peut-àtre que…”

“Ah!” dit Passepartout, si vous nous accompagniez, ce serait un bonheur pour moi! Voyons! un agent de la Compagnie pÇninsulaire ne saurait s’arràter en route! Vous n’alliez qu’Ö Bombay, et vous voici bientìt en Chine! L’AmÇrique n’est pas loin, et de l’AmÇrique Ö l’Europe il n’y a qu’un pas!”

Fix regardait attentivement son interlocuteur, qui lui montrait la figure la plus aimable du monde, et il prit le parti de rire avec lui. Mais celui-ci, qui Çtait en veine, lui demanda “si áa lui rapportait beaucoup, ce mÇtier-lÖ?”

“Oui et non,” rÇpondit Fix sans sourciller. “Il y a de bonnes et de mauvaises affaires. “Mais vous comprenez bien que je ne voyage pas Ö mes frais!”

“Oh! pour cela, j’en suis sñr!” s’Çcria Passepartout, riant de plus belle.

La conversation finie, Fix rentra dans sa cabine et se mit Ö rÇflÇchir. Il Çtait Çvidemment devinÇ. D’une faáon ou d’une autre, le Franáais avait reconnu sa qualitÇ de dÇtective. Mais avait-il prÇvenu son maÃ¥tre ? Quel rìle jouait-il dans tout ceci? Etait-il complice ou non ? L’affaire Çtait-elle ÇventÇe, et par consÇquent manquÇe ? L’agent passa lÖ quelques heures difficiles, tantìt croyant tout perdu, tantìt espÇrant que Fogg ignorait la situation, enfin ne sachant quel parti prendre.

Cependant le calme se rÇtablit dans son cerveau, et il rÇsolut d’agir franchement avec Passepartout. S’il ne se trouvait pas dans les conditions voulues pour arràter Fogg Ö Hong-Kong, et si Fogg se prÇparait Ö quitter dÇfinitivement cette fois le territoire anglais, lui, Fix, dirait tout Ö Passepartout. Ou le domestique Çtait le complice de son maÃ¥tre — et celui-ci savait tout, et dans ce cas l’affaire Çtait dÇfinitivement compromise — ou le domestique n’Çtait pour rien dans le vol, et alors son intÇràt serait d’abandonner le voleur.

Telle Çtait donc la situation respective de ces deux hommes, et au-dessus d’eux Phileas Fogg planait dans sa majestueuse indiffÇrence. Il accomplissait rationnellement son orbite autour du monde, sans s’inquiÇter des astÇroãdes qui gravitaient autour de lui.

Et cependant, dans le voisinage, il y avait — suivant l’expression des astronomes — un astre troublant qui aurait dñ produire certaines perturbations sur le coeur de ce gentleman. Mais non! Le charme de Mrs. Aouda n’agissait point, Ö la grande surprise de Passepartout, et les perturbations, si elles existaient, eussent ÇtÇ plus difficiles Ö calculer que celles d’Uranus qui l’ont amenÇ la dÇcouverte de Neptune.

Oui! c’Çtait un Çtonnement de tous les jours pour Passepartout, qui lisait tant de reconnaissance envers son maÃ¥tre dans les yeux de la jeune femme! DÇcidÇment Phileas Fogg n’avait de coeur que ce qu’il en fallait pour se conduire hÇroãquement, mais amoureusement, non! Quant aux prÇoccupations que les chances de ce voyage pouvaient faire naÃ¥tre en lui, il n’y en avait pas trace. Mais Passepartout, lui, vivait dans des transes continuelles. Un jour, appuyÇ sur la rambarde de l'”engine-room”, il regardait la puissante machine qui s’emportait parfois, quand dans un violent mouvement de tangage, l’hÇlice s’affolait hors des flots. La vapeur fusait alors par les soupapes, ce qui provoqua la coläre du digne garáon.

“Elles ne sont pas assez chargÇes, ces soupapes!” s’Çcria-t-il. “On ne marche pas! VoilÖ bien ces Anglais! Ah! si c’Çtait un navire amÇricain, on sauterait peut-àtre, mais on irait plus vite!”

XVIII

DANS LEQUEL PHILEAS FOGG, PASSEPARTOUT, FIX, CHACUN DE SON COTE, VA A SES AFFAIRES

Pendant les derniers jours de la traversÇe, le temps fut assez mauvais. Le vent devint träs fort. FixÇ dans la partie du nord-ouest, il contraria la marche du paquebot. Le _Rangoon_, trop instable, roula considÇrablement, et les passagers furent en droit de garder rancune Ö ces longues lames affadissantes que le vent soulevait du large.

Pendant les journÇes du 3 et du 4 novembre, ce fut une sorte de tempàte. La bourrasque battit la mer avec vÇhÇmence. Le _Rangoon_ dut mettre Ö la cape pendant un demi-jour, se maintenant avec dix tours d’hÇlice seulement, de maniäre Ö biaiser avec les lames. Toutes les voiles avaient ÇtÇ serrÇes, et c’Çtait encore trop de ces agräs qui sifflaient au milieu des rafales.

La vitesse du paquebot, on le conáoit, fut notablement diminuÇe, et l’on put estimer qu’il arriverait Ö Hong-Kong avec vingt heures de retard sur l’heure rÇglementaire, et plus màme, si la tempàte ne cessait pas.

Phileas Fogg assistait Ö ce spectacle d’une mer furieuse, qui semblait lutter directement contre lui, avec son habituelle impassibilitÇ. Son front ne s’assombrit pas un instant, et, cependant, un retard de vingt heures pouvait compromettre son voyage en lui faisant manquer le dÇpart du paquebot de Yokohama. Mais cet homme sans nerfs ne ressentait ni impatience ni ennui. Il semblait vraiment que cette tempàte rentrÉt dans son programme, qu’elle fñt prÇvue. Mrs. Aouda, qui s’entretint avec son compagnon de ce contretemps, le trouva aussi calme que par le passÇ.

Fix, lui, ne voyait pas ces choses du màme oeil. Bien au contraire. Cette tempàte lui plaisait. Sa satisfaction aurait màme ÇtÇ sans bornes, si le _Rangoon_ eñt ÇtÇ obligÇ de fuir devant la tourmente. Tous ces retards lui allaient, car ils obligeraient le sieur Fogg Ö rester quelques jours Ö Hong-Kong. Enfin, le ciel, avec ses rafales et ses bourrasques, entrait dans son jeu. Il Çtait bien un peu malade, mais qu’importe! Il ne comptait pas ses nausÇes, et, quand son corps se tordait sous le mal de mer, son esprit s’Çbaudissait d’une immense satisfaction.

Quant Ö Passepartout, on devine dans quelle coläre peu dissimulÇe il passa ce temps d’Çpreuve. Jusqu’alors tout avait si bien marchÇ! La terre et l’eau semblaient àtre Ö la dÇvotion de son maÃ¥tre. Steamers et railways lui obÇissaient. Le vent et la vapeur s’unissaient pour favoriser son voyage. L’heure des mÇcomptes avait-elle donc enfin sonnÇ? Passepartout, comme si les vingt mille livres du pari eussent dñ sortir de sa bourse, ne vivait plus. Cette tempàte l’exaspÇrait, cette rafale le mettait en fureur, et il eñt volontiers fouettÇ cette mer dÇsobÇissante! Pauvre garáon! Fix lui cacha soigneusement sa satisfaction personnelle, et il fit bien, car si Passepartout eñt devinÇ le secret contentement de Fix, Fix eñt passÇ un mauvais quart d’heure.

Passepartout, pendant toute la durÇe de la bourrasque, demeura sur le pont du _Rangoon_. Il n’aurait pu rester en bas; il grimpait dans la mÉture; il Çtonnait l’Çquipage et aidait Ö tout avec une adresse de singe. Cent fois il interrogea le capitaine, les officiers, les matelots, qui ne pouvaient s’empàcher de rire en voyant un garáon si dÇcontenancÇ. Passepartout voulait absolument savoir combien de temps durerait la tempàte. On le renvoyait alors au baromätre, qui ne se dÇcidait pas Ö remonter. Passepartout secouait le baromätre, mais rien n’y faisait, ni les secousses, ni les injures dont il accablait l’irresponsable instrument.

Enfin la tourmente s’apaisa. L’Çtat de la mer se modifia dans la journÇe du 4 novembre. Le vent sauta de deux quarts dans le sud et redevint favorable.

Passepartout se rassÇrÇna avec le temps. Les huniers et les basses voiles purent àtre Çtablis, et le _Rangoon_ reprit sa route avec une merveilleuse vitesse.

Mais on ne pouvait regagner tout le temps perdu. Il fallait bien en prendre son parti, et la terre ne fut signalÇe que le 6, Ö cinq heures du matin. L’itinÇraire de Phileas Fogg portait l’arrivÇe du paquebot au 5. Or, il n’arrivait que le 6. C’Çtait donc vingt-quatre heures de retard, et le dÇpart pour Yokohama serait nÇcessairement manquÇ. A six heures, le pilote monta Ö bord du _Rangoon_ et prit place sur la passerelle, afin de diriger le navire Ö travers les passes jusqu’au port de Hong-Kong.

Passepartout mourait du dÇsir d’interroger cet homme, de lui demander si le paquebot de Yokohama avait quittÇ Hong-Kong. Mais il n’osait pas, aimant mieux conserver un peu d’espoir jusqu’au dernier instant. Il avait confiÇ ses inquiÇtudes Ö Fix, qui — le fin renard — essayait de le consoler, en lui disant que Mr. Fogg en serait quitte pour prendre le prochain paquebot. Ce qui mettait Passepartout dans une coläre bleue.

Mais si Passepartout ne se hasarda pas Ö interroger le pilote, Mr. Fogg, apräs avoir consultÇ son Bradshaw, demanda de son air tranquille audit pilote s’il savait quand il partirait un bateau de Hong-Kong pour Yokohama.

“Demain, Ö la marÇe du matin,” rÇpondit le pilote.

“Ah!” fit Mr. Fogg, sans manifester aucun Çtonnement.

Passepartout, qui Çtait prÇsent, eñt volontiers embrassÇ le pilote, auquel Fix aurait voulu tordre le cou.

“Quel est le nom de ce steamer?” demanda Mr. Fogg.

“Le _Carnatic_,” rÇpondit le pilote.

“N’Çtait-ce pas hier qu’il devait partir?”

“Oui, monsieur, mais on a dñ rÇparer une de ses chaudiäres, et son dÇpart a ÇtÇ remis Ö demain.”

“Je vous remercie”, rÇpondit Mr. Fogg, qui de son pas automatique redescendit dans le salon du _Rangoon_.

Quant Ö Passepartout, il saisit la main du pilote et l’Çtreignit vigoureusement en disant:

“Vous, pilote, vous àtes un brave homme!”

Le pilote ne sut jamais, sans doute, pourquoi ses rÇponses lui valurent cette amicale expansion. A un coup de sifflet, il remonta sur la passerelle et dirigea le paquebot au milieu de cette flottille de jonques, de tankas, de bateaux-pàcheurs, de navires de toutes sortes, qui encombraient les pertuis de Hong-Kong.

A une heure, le _Rangoon_ Çtait Ö quai, et les passagers dÇbarquaient.

En cette circonstance, le hasard avait singuliärement servi Phileas Fogg, il faut en convenir. Sans cette nÇcessitÇ de rÇparer ses chaudiäres, le _Carnatic_ fñt parti Ö la date du 5 novembre, et les voyageurs pour le Japon auraient dñ attendre pendant huit jours le dÇpart du paquebot suivant. Mr. Fogg, il est vrai, Çtait en retard de vingt-quatre heures, mais ce retard ne pouvait avoir de consÇquences fÉcheuses pour le reste du voyage.

En effet, le steamer qui fait de Yokohama Ö San Francisco la traversÇe du Pacifique Çtait en correspondance directe avec le paquebot de Hong-Kong, et il ne pouvait partir avant que celui-ci fñt arrivÇ.

Evidemment il y aurait vingt-quatre heures de retard Ö Yokohama, mais, pendant les vingt-deux jours que dure la traversÇe du Pacifique, il serait facile de les regagner. Phileas Fogg se trouvait donc, Ö vingt-quatre heures präs, dans les conditions de son programme, trente-cinq jours apräs avoir quittÇ Londres.

Le _Carnatic_ ne devant partir que le lendemain matin Ö cinq heures, Mr. Fogg avait devant lui seize heures pour s’occuper de ses affaires, c’est-Ö-dire de celles qui concernaient Mrs. Aouda. Au dÇbarquÇ du bateau, il offrit son bras Ö la jeune femme et la conduisit vers un palanquin. Il demanda aux porteurs de lui indiquer un hìtel, et ceux-ci lui dÇsignärent l’_Hìtel du Club_. Le palanquin se mit en route, suivi de Passepartout, et vingt minutes apräs il arrivait Ö destination.

Un appartement fut retenu pour la jeune femme et Phileas Fogg veilla Ö ce qu’elle ne manquÉt de rien. Puis il dit Ö Mrs. Aouda qu’il allait immÇdiatement se mettre Ö la recherche de ce parent aux soins duquel il devait la laisser Ö Hong-Kong. En màme temps il donnait Ö Passepartout l’ordre de demeurer Ö l’hìtel jusqu’Ö son retour, afin que la jeune femme n’y restÉt pas seule.

Le gentleman se fit conduire Ö la Bourse. LÖ, on connaÃ¥trait immanquablement un personnage tel que l’honorable Jejeeh, qui comptait parmi les plus riches commeráants de la ville.

Le courtier auquel s’adressa Mr. Fogg connaissait en effet le nÇgociant parsi. Mais, depuis deux ans, celui-ci n’habitait plus la Chine. Sa fortune faite, il s’Çtait Çtabli en Europe — en Hollande, croyait-on –, ce qui s’expliquait par suite de nombreuses relations qu’il avait eues avec ce pays pendant son existence commerciale.

Phileas Fogg revint Ö l’_Hìtel du Club_. Aussitìt il fit demander Ö Mrs. Aouda la permission de se prÇsenter devant elle, et, sans autre prÇambule, il lui apprit que l’honorable Jejeeh ne rÇsidait plus Ö Hong-Kong, et qu’il habitait vraisemblablement la Hollande.

A cela, Mrs. Aouda ne rÇpondit rien d’abord. Elle passa sa main sur son front, et resta quelques instants Ö rÇflÇchir. Puis, de sa douce voix:

“Que dois-je faire, monsieur Fogg?” dit-elle.

“C’est träs simple,” rÇpondit le gentleman. “Revenir en Europe.”

“Mais je ne puis abuser…”

“Vous n’abusez pas, et votre prÇsence ne gàne en rien mon programme…Passepartout?”

“Monsieur?” rÇpondit Passepartout.

“Allez au _Carnatic_, et retenez trois cabines.”

Passepartout, enchantÇ de continuer son voyage dans la compagnie de la jeune femme, qui Çtait fort gracieuse pour lui, quitta aussitìt l’_Hìtel du Club_.

XIX

OU PASSEPARTOUT PREND UN TROP VIF INTERET A SON MAITRE, ET CE QUI S’ENSUIT

Hong-Kong n’est qu’un Ã¥lot, dont le traitÇ de Nanking, apräs la guerre de 1842, assura la possession Ö l’Angleterre. En quelques annÇes, le gÇnie colonisateur de la Grande-Bretagne y avait fondÇ une ville importante et crÇÇ un port, le port Victoria. Cette Ã¥le est situÇe Ö l’embouchure de la riviäre de Canton, et soixante milles seulement la sÇparent de la citÇ portugaise de Macao, bÉtie sur l’autre rive. Hong-Kong devait nÇcessairement vaincre Macao dans une lutte commerciale, et maintenant la plus grande partie du transit chinois s’opäre par la ville anglaise. Des docks, des hìpitaux, des wharfs, des entrepìts, une cathÇdrale gothique, un “government-house”, des rues macadamisÇes, tout ferait croire qu’une des citÇs commeráantes des comtÇs de Kent ou de Surrey, traversant le sphÇroãde terrestre, est venue ressortir en ce point de la Chine, presque Ö ses antipodes.

Passepartout, les mains dans les poches, se rendit donc vers le port Victoria, regardant les palanquins, les brouettes Ö voile, encore en faveur dans le CÇleste Empire, et toute cette foule de Chinois, de Japonais et d’EuropÇens, qui se pressait dans les rues. A peu de choses präs, c’Çtait encore Bombay, Calcutta ou Singapore, que le digne garáon retrouvait sur son parcours. Il y a ainsi comme une traÃ¥nÇe de villes anglaises tout autour du monde.

Passepartout arriva au port Victoria. LÖ, Ö l’embouchure de la riviäre de Canton, c’Çtait un fourmillement de navires de toutes nations, des anglais, des franáais, des amÇricains, des hollandais, bÉtiments de guerre et de commerce, des embarcations japonaises ou chinoises, des jonques, des sempans, des tankas, et màme des bateaux-fleurs qui formaient autant de parterres flottants sur les eaux. En se promenant, Passepartout remarqua un certain nombre d’indigänes vàtus de jaune, tous träs avancÇs en Ége. Etant entrÇ chez un barbier chinois pour se faire raser “Ö la chinoise”, il apprit par le Figaro de l’endroit, qui parlait un assez bon anglais, que ces vieillards avaient tous quatre-vingts ans au moins, et qu’Ö cet Ége ils avaient le priviläge de porter la couleur jaune, qui est la couleur impÇriale. Passepartout trouva cela fort drìle, sans trop savoir pourquoi.

Sa barbe faite, il se rendit au quai d’embarquement du _Carnatic_, et lÖ il aperáut Fix qui se promenait de long en large, ce dont il ne fut point ÇtonnÇ. Mais l’inspecteur de police laissait voir sur son visage les marques d’un vif dÇsappointement.

“Bon!” se dit Passepartout, “cela va mal pour les gentlemen du Reform-Club!”

Et il accosta Fix avec son joyeux sourire, sans vouloir remarquer l’air vexÇ de son compagnon.

Or, l’agent avait de bonnes raisons pour pester contre l’infernale chance qui le poursuivait. Pas de mandat! Il Çtait Çvident que le mandat courait apräs lui, et ne pourrait l’atteindre que s’il sÇjournait quelques jours en cette ville. Or, Hong-Kong Çtant la derniäre terre anglaise du parcours, le sieur Fogg allait lui Çchapper dÇfinitivement, s’il ne parvenait pas Ö l’y retenir.

“Eh bien, monsieur Fix, àtes-vous dÇcidÇ Ö venir avec nous jusqu’en AmÇrique?” demanda Passepartout.

“Oui,” rÇpondit Fix les dents serrÇes.

“Allons donc! s’Çcria Passepartout en faisant entendre un retentissant Çclat de rire! Je savais bien que vous ne pourriez pas vous sÇparer de nous. Venez retenir votre place, venez!” Et tous deux enträrent au bureau des transports maritimes et arràtärent des cabines pour quatre personnes. Mais l’employÇ leur fit observer que les rÇparations du _Carnatic_ Çtant terminÇes, le paquebot partirait le soir màme Ö huit heures, et non le lendemain matin, comme il avait ÇtÇ annoncÇ.

“Träs bien!” rÇpondit Passepartout, “cela arrangera mon maÃ¥tre. Je vais le prÇvenir.”

A ce moment, Fix prit un parti extràme. Il rÇsolut de tout dire Ö Passepartout. C’Çtait le seul moyen peut-àtre qu’il eñt de retenir Phileas Fogg pendant quelques jours Ö Hong-Kong.

En quittant le bureau, Fix offrit Ö son compagnon de se rafraÃ¥chir dans une taverne. Passepartout avait le temps. Il accepta l’invitation de Fix.

Une taverne s’ouvrait sur le quai. Elle avait un aspect engageant. Tous deux y enträrent. C’Çtait une vaste salle bien dÇcorÇe, au fond de laquelle s’Çtendait un lit de camp, garni de coussins. Sur ce lit Çtaient rangÇs un certain nombre de dormeurs.

Une trentaine de consommateurs occupaient dans la grande salle de petites tables en jonc tressÇ. Quelques uns vidaient des pintes de biäre anglaise, ale ou porter, d’autres, des brocs de liqueurs alcooliques, gin ou brandy. En outre, la plupart fumaient de longues pipes de terre rouge, bourrÇes de petites boulettes d’opium mÇlangÇ d’essence de rose. Puis, de temps en temps, quelque fumeur ÇnervÇ glissait sous la table, et les garáons de l’Çtablissement, le prenant par les pieds et par la tàte, le portaient sur le lit de camp präs d’un confräre. Une vingtaine de ces ivrognes Çtaient ainsi rangÇs cìte Ö cìte, dans le dernier degrÇ d’abrutissement.

Fix et Passepartout comprirent qu’ils Çtaient entrÇs dans une tabagie hantÇe de ces misÇrables, hÇbÇtÇs, amaigris, idiots, auxquels la mercantile Angleterre vend annuellement pour deux cent soixante millions de francs de cette funeste drogue qui s’appelle l’opium! Tristes millions que ceux-lÖ, prÇlevÇs sur un des plus funestes vices de la nature humaine.

Le gouvernement chinois a bien essayÇ de remÇdier Ö un tel abus par des lois sÇväres, mais en vain. De la classe riche, Ö laquelle l’usage de l’opium Çtait d’abord formellement rÇservÇ, cet usage descendit jusqu’aux classes infÇrieures, et les ravages ne purent plus àtre arràtÇs. On fume l’opium partout et toujours dans l’empire du Milieu. Hommes et femmes s’adonnent Ö cette passion dÇplorable, et lorsqu’ils sont accoutumÇs Ö cette inhalation, ils ne peuvent plus s’en passer, Ö moins d’Çprouver d’horribles contractions de l’estomac. Un grand fumeur peut fumer jusqu’Ö huit pipes par jour mais il meurt en cinq ans.

Or, c’Çtait dans une des nombreuses tabagies de ce genre, qui pullulent, màme Ö Hong-Kong, que Fix et Passepartout Çtaient entrÇs avec l’intention de se rafraÃ¥chir. Passepartout n’avait pas d’argent, mais il accepta volontiers la ” politesse” de son compagnon, quitte Ö la lui rendre en temps et lieu.

On demanda deux bouteilles de porto, auxquelles le Franáais fit largement honneur, tandis que Fix, plus rÇservÇ, observait son compagnon avec une extràme attention. On causa de choses et d’autres, et surtout de cette excellente idÇe qu’avait eue Fix de prendre passage sur le _Carnatic_. Et Ö propos de ce steamer, dont le dÇpart se trouvait avancÇ de quelques heures, Passepartout, les bouteilles Çtant vides, se leva, afin d’aller prÇvenir son maÃ¥tre.

Fix le retint.

“Un instant,” dit-il.

“Que voulez-vous, monsieur Fix?”

“J’ai Ö vous parler de choses sÇrieuses.”

“De choses sÇrieuses!” s’Çcria Passepartout en vidant quelques gouttes de vin restÇes au fond au son verre. Eh bien, nous en parlerons demain. Je n’ai pas le temps aujourd’hui.”

“Restez,” rÇpondit Fix. “Il s’agit de votre maÃ¥tre!”

Passepartout, Ö ce mot, regarda attentivement son interlocuteur.

L’expression du visage de Fix lui parut singuliäre. Il se rassit.

“Qu’est-ce donc que vous avez Ö me dire?” demanda-t-il.

Fix appuya sa main sur le bras de son compagnon et, baissant la voix :

“Vous avez devinÇ qui j’Çtais?” lui demanda-t-il.

“Parbleu!” dit Passepartout en souriant.

“Alors je vais tout vous avouer…”

“Maintenant que je sais tout, mon compäre! Ah! voilÖ qui n’est pas fort! Enfin, allez toujours. Mais auparavant, laissez-moi vous dire que ces gentlemen se sont mis en frais bien inutilement!”

“Inutilement!” dit Fix. “Vous en parlez Ö votre aise! On voit bien que vous ne connaissez pas l’importance de la somme!”

“Mais si, je la connais,” rÇpondit Passepartout. “Vingt mille livres!”

“Cinquante-cinq mille!” reprit Fix, en serrant la main du Franáais.

“Quoi!” s’Çcria Passepartout, “Mr. Fogg aurait osÇ!… Cinquante-cinq mille livres!…Eh bien! raison de plus pour ne pas perdre un instant,” ajouta-t-il en se levant de nouveau.

“Cinquante-cinq mille livres! reprit Fix, qui foráa Passepartout Ö se rasseoir, apräs avoir fait apporter un flacon de brandy, — et si je rÇussis, je gagne une prime de deux mille livres. En voulez-vous cinq cents (12 500 F) Ö la condition de m’aider?”

“Vous aider?” s’Çcria Passepartout, dont les yeux Çtaient dÇmesurÇment ouverts.

“Oui, m’aider Ö retenir le sieur Fogg pendant quelques jours Ö Hong-Kong!”

“Hein!” fit Passepartout, “que dites-vous lÖ? Comment! non content de faire suivre mon maÃ¥tre, de suspecter sa loyautÇ, ces gentlemen veulent encore lui susciter des obstacles! J’en suis honteux pour eux!”

“Ah áÖ! que voulez-vous dire?” demanda Fix.

“Je veux dire que c’est de la pure indÇlicatesse. Autant dÇpouiller Mr. Fogg, et lui prendre l’argent dans la poche!”

“Eh! c’est bien Ö cela que nous comptons arriver!”

“Mais c’est un guet-apens!” s’Çcria Passepartout, — qui s’animait alors sous l’influence du brandy que lui servait Fix, et qu’il buvait sans s’en apercevoir, — un guet-apens vÇritable! Des gentlemen! des collägues!”

Fix commenáait Ö ne plus comprendre.

“Des collägues!” s’Çcria Passepartout, “des membres du Reform-Club! Sachez, monsieur Fix, que mon maÃ¥tre est un honnàte homme, et que, quand il a fait un pari, c’est loyalement qu’il prÇtend le gagner.”

“Mais qui croyez-vous donc que je sois?” demanda Fix, en fixant son regard sur Passepartout.

“Parbleu! un agent des membres du Reform-Club, qui a mission de contrìler l’itinÇraire de mon maÃ¥tre, ce qui est singuliärement humiliant! Aussi, bien que, depuis quelque temps dÇjÖ, j’aie devinÇ votre qualitÇ, je me suis bien gardÇ de la rÇvÇler Ö Mr. Fogg!”

“Il ne sait rien?….” demanda vivement Fix.

“Rien”, rÇpondit Passepartout en vidant encore une fois son verre.

L’inspecteur de police passa sa main sur son front. Il hÇsitait avant de reprendre la parole. Que devait-il faire? L’erreur de Passepartout semblait sincäre, mais elle rendait son projet plus difficile. Il Çtait Çvident que ce garáon parlait avec une absolue bonne foi, et qu’il n’Çtait point le complice de son maÃ¥tre, — ce que Fix aurait pu craindre.

“Eh bien,” se dit-il, “puisqu’il n’est pas son complice, il m’aidera.”

Le dÇtective avait une seconde fois pris son parti. D’ailleurs, il n’avait plus le temps d’attendre. A tout prix, il fallait arràter Fogg Ö Hong-Kong.

“Ecoutez,” dit Fix d’une voix bräve, “Çcoutez-moi bien. Je ne suis pas ce que vous croyez, c’est-Ö-dire un agent des membres du Reform-Club…”

“Bah!” dit Passepartout en le regardant d’un air goguenard.

“Je suis un inspecteur de police, chargÇ d’une mission par l’administration mÇtropolitaine…”

“Vous… inspecteur de police!…”

“Oui, et je le prouve,” reprit Fix. “Voici ma commission.”

Et l’agent, tirant un papier de son portefeuille, montra Ö son compagnon une commission signÇe du directeur de la police centrale. Passepartout, abasourdi, regardait Fix, sans pouvoir articuler une parole.

“Le pari du sieur Fogg,” reprit Fix, “n’est qu’un prÇtexte dont vous àtes dupes, vous et ses collägues du Reform-Club, car il avait intÇràt Ö s’assurer votre inconsciente complicitÇ.

“Mais pourquoi?”…. s’Çcria Passepartout.

“Ecoutez. Le 28 septembre dernier, un vol de cinquante-cinq mille livres a ÇtÇ commis Ö la Banque d’Angleterre par un individu dont le signalement a pu àtre relevÇ. Or, voici ce signalement, et c’est trait pour trait celui du sieur Fogg.”

“Allons donc!” s’Çcria Passepartout en frappant la table de son robuste poing. Mon maÃ¥tre est le plus honnàte homme du monde!”

“Qu’en savez-vous?” rÇpondit Fix. “Vous ne le connaissez màme pas! Vous àtes entrÇ Ö son service le jour de son dÇpart, et il est parti prÇcipitamment sous un prÇtexte insensÇ, sans malles, emportant une grosse somme en bank-notes! Et vous osez soutenir que c’est un honnàte homme!”

“Oui! oui!” rÇpÇtait machinalement le pauvre garáon.

“Voulez-vous donc àtre arràtÇ comme son complice?”

Passepartout avait pris sa tàte Ö deux mains. Il n’Çtait plus reconnaissable. Il n’osait regarder l’inspecteur de police. Phileas Fogg un voleur, lui, le sauveur d’Aouda, l’homme gÇnÇreux et brave! Et pourtant que de prÇsomptions relevÇes contre lui! Passepartout essayait de repousser les soupáons qui se glissaient dans son esprit. Il ne voulait pas croire Ö la culpabilitÇ de son maÃ¥tre.

“Enfin, que voulez-vous de moi?” dit-il Ö l’agent de police, en se contenant par un supràme effort.

“Voici,” rÇpondit Fix. “J’ai filÇ le sieur Fogg jusqu’ici, mais je n’ai pas encore reáu le mandat d’arrestation, que j’ai demandÇ Ö Londres. Il faut donc que vous m’aidiez Ö retenir Ö Hong-Kong…”

“Moi! que je…”

“Et je partage avec vous la prime de deux mille livres promise par la Banque d’Angleterre!”

“Jamais!” rÇpondit Passepartout, qui voulut se lever et retomba, sentant sa raison et ses forces lui Çchapper Ö la fois.

“Monsieur Fix, dit-il en balbutiant, quand bien màme tout ce que vous m’avez dit serait vrai… quand mon maÃ¥tre serait le voleur que vous cherchez… ce que je nie… j’ai ÇtÇ.. je suis Ö son service… je l’ai vu bon et gÇnÇreux… Le trahir… jamais… non, pour tout l’or du monde… Je suis d’un village oó l’on ne mange pas de ce pain-lÖ!…”

“Vous refusez?”

“Je refuse.”

“Mettons que je n’ai rien dit,” rÇpondit Fix, “et buvons.”

“Oui, buvons”

Passepartout se sentait de plus en plus envahir par l’ivresse. Fix, comprenant qu’il fallait Ö tout prix le sÇparer de son maÃ¥tre, voulut l’achever. Sur la table se trouvaient quelques pipes chargÇes d’opium. Fix en glissa une dans la main de Passepartout, qui la prit, la porta Ö ses lävres, l’alluma, respira quelques bouffÇes, et retomba, la tàte alourdie sous l’influence du narcotique.

“Enfin,” dit Fix en voyant Passepartout anÇanti, “le sieur Fogg ne sera pas prÇvenu Ö temps du dÇpart du _Carnatic_, et s’il part, du moins partira-t-il sans ce maudit Franáais!”

Puis il sortit, apräs avoir payÇ la dÇpense.

XX

DANS LEQUEL FIX ENTRE DIRECTEMENT EN RELATION AVEC PHILEAS FOGG

Pendant cette scäne qui allait peut-àtre compromettre si gravement son avenir, Mr. Fogg, accompagnant Mrs. Aouda, se promenait dans les rues de la ville anglaise. Depuis que Mrs. Aouda avait acceptÇ son offre de la conduire jusqu’en Europe, il avait dñ songer Ö tous les dÇtails que comporte un aussi long voyage. Qu’un Anglais comme lui fÃ¥t le tour du monde un sac Ö la main, passe encore; mais une femme ne pouvait entreprendre une pareille traversÇe dans ces conditions.

De lÖ, nÇcessitÇ d’acheter les vàtements et objets nÇcessaires au voyage. Mr. Fogg s’acquitta de sa tÉche avec le calme qui le caractÇrisait, et Ö toutes les excuses ou objections de la jeune veuve, confuse de tant de complaisance:

“C’est dans l’intÇràt de mon voyage, c’est dans mon programme,” rÇpondait-il invariablement.

Les acquisitions faites, Mr. Fogg et la jeune femme renträrent Ö l’hìtel et dÃ¥närent Ö la table d’hìte, qui Çtait somptueusement servie. Puis Mrs. Aouda, un peu fatiguÇe, remonta dans son appartement, apräs avoir “Ö l’anglaise” serrÇ la main de son imperturbable sauveur.

L’honorable gentleman, lui, s’absorba pendant toute la soirÇe dans la lecture du _Times_ et de l’_Illustrated London News_. S’il avait ÇtÇ homme Ö s’Çtonner de quelque chose, c’eñt ÇtÇ de ne point voir apparaÃ¥tre son domestique Ö l’heure du coucher. Mais, sachant que le paquebot de Yokohama ne devait pas quitter Hong-Kong avant le lendemain matin, il ne s’en prÇoccupa pas autrement. Le lendemain, Passepartout ne vint point au coup de sonnette de Mr. Fogg.

Ce que pensa l’honorable gentleman en apprenant que son domestique n’Çtait pas rentrÇ Ö l’hìtel nul n’aurait pu le dire. Mr. Fogg se contenta de prendre son sac, fit prÇvenir Mrs. Aouda, et envoya chercher un palanquin.

Il Çtait alors huit heures, et la pleine mer, dont le _Carnatic_ devait profiter pour sortir des passes, Çtait indiquÇe pour neuf heures et demie.

Lorsque le palanquin fut arrivÇ Ö la porte de l’hìtel, Mr. Fogg et Mrs. Aouda montärent dans ce confortable vÇhicule, et les bagages suivirent derriäre sur une brouette. Une demi-heure plus tard, les voyageurs descendaient sur le quai d’embarquement, et lÖ Mr. Fogg apprenait que le _Carnatic_ Çtait parti depuis la veille.

Mr. Fogg, qui comptait trouver, Ö la fois, et le paquebot et son domestique, en Çtait rÇduit Ö se passer de l’un et de l’autre. Mais aucune marque de dÇsappointement ne parut sur son visage, et comme Mrs. Aouda le regardait avec inquiÇtude, il se contenta de rÇpondre:

“C’est un incident, madame, rien de plus.”

En ce moment, un personnage qui l’observait avec attention s’approcha de lui. C’Çtait l’inspecteur Fix, qui le salua et lui dit:

“N’àtes-vous pas comme moi, monsieur, un des passagers du _Rangoon_, arrivÇ hier?”

“Oui, monsieur,” rÇpondit froidement Mr. Fogg, “mais je n’ai pas l’honneur…”

“Pardonnez-moi, mais je croyais trouver ici votre domestique.”

“Savez-vous oó il est, monsieur?” demanda vivement la jeune femme.

“Quoi!” rÇpondit Fix, feignant la surprise, “n’est-il pas avec vous?”

“Non,” rÇpondit Mrs. Aouda. “Depuis hier, il n’a pas reparu. Se serait-il embarquÇ sans nous Ö bord du _Carnatic_ ?”

“Sans vous, madame?…” rÇpondit l’agent. “Mais, excusez ma question, vous comptiez donc partir sur ce paquebot?”

“Oui, monsieur.”

“Moi aussi, madame, et vous me voyez träs dÇsappointÇ. Le _Carnatic_, ayant terminÇ ses rÇparations, a quittÇ Hong-Kong douze heures plus tìt sans prÇvenir personne, et maintenant il faudra attendre huit jours le prochain dÇpart!”

En prononáant ces mots: “huit jours”, Fix sentait son coeur bondir de joie. Huit jours! Fogg retenu huit jours Ö Hong-Kong! On aurait le temps de recevoir le mandat d’arràt. Enfin, la chance se dÇclarait pour le reprÇsentant de la loi.

Que l’on juge donc du coup d’assommoir qu’il reáut, quand il entendit Phileas Fogg dire de sa voix calme:

“Mais il y a d’autres navires que le _Carnatic_, il me semble, dans le port de Hong-Kong.”

Et Mr. Fogg, offrant son bras Ö Mrs. Aouda, se dirigea vers les docks Ö la recherche d’un navire en partance.

Fix, abasourdi, suivait. On eñt dit qu’un fil le rattachait Ö cet homme.

Toutefois, la chance sembla vÇritablement abandonner celui qu’elle avait si bien servi jusqu’alors. Phileas Fogg, pendant trois heures, parcourut le port en tous sens, dÇcidÇ, s’il le fallait, Ö frÇter un bÉtiment pour le transporter Ö Yokohama; mais il ne vit que des navires en chargement ou en dÇchargement, et qui, par consÇquent, ne pouvaient appareiller. Fix se reprit Ö espÇrer.

Cependant Mr. Fogg ne se dÇconcertait pas, et il allait continuer ses recherches, dñt-il pousser jusqu’Ö Macao, quand il fut accostÇ par un marin sur l’avant-port.

“Votre Honneur cherche un bateau?” lui dit le marin en se dÇcouvrant.

“Vous avez un bateau pràt Ö partir?” demanda Mr. Fogg.

“Oui, Votre Honneur, un bateau-pilote n¯ 43, le meilleur de la flottille.”

“Il marche bien?”

“Entre huit et neuf milles, au plus präs. Voulez-vous le voir?”

“Oui.”

“Votre Honneur sera satisfait. Il s’agit d’une promenade en mer?”

“Non. D’un voyage.”

“Un voyage?”

“Vous chargez-vous de me conduire Ö Yokohama?”

Le marin, Ö ces mots, demeura les bras ballants, les yeux ÇcarquillÇs.

“Votre Honneur veut rire?” dit-il.

“Non! j’ai manquÇ le dÇpart du _Carnatic_, et il faut que je sois le 14, au plus tard, Ö Yokohama, pour prendre le paquebot de San Francisco.

“Je le regrette,” rÇpondit le pilote, “mais c’est impossible.”

“Je vous offre cent livres (2 500 F) par jour, et une prime de deux cents livres si j’arrive Ö temps.”

“C’est sÇrieux?” demanda le pilote.

“Träs sÇrieux”, rÇpondit Mr. Fogg.

Le pilote s’Çtait retirÇ Ö l’Çcart. Il regardait la mer, Çvidemment combattu entre le dÇsir de gagner une somme Çnorme et la crainte de s’aventurer si loin. Fix Çtait dans des transes mortelles.

Pendant ce temps, Mr. Fogg s’Çtait retournÇ vers Mrs. Aouda.

“Vous n’aurez pas peur, madame?” lui demanda-t-il.

“Avec vous, non, monsieur Fogg”, rÇpondit la jeune femme.

Le pilote s’Çtait de nouveau avancÇ vers le gentleman, et tournait son chapeau entre ses mains.

“Eh bien, pilote?” dit Mr. Fogg.

“Eh bien, Votre Honneur,” rÇpondit le pilote, je ne puis risquer ni mes hommes, ni moi, ni vous-màme, dans une si longue traversÇe sur un bateau de vingt tonneaux Ö peine, et Ö cette Çpoque de l’annÇe. D’ailleurs, nous n’arriverions pas Ö temps, car il y a seize cent cinquante milles de Hong-Kong Ö Yokohama.”

“Seize cents seulement,” dit Mr. Fogg.

“C’est la màme chose.”

Fix respira un bon coup d’air.

“Mais,” ajouta le pilote, “il y aurait peut-àtre moyen de s’arranger autrement.”

Fix ne respira plus.

“Comment?” demanda Phileas Fogg.

“En allant Ö Nagasaki, l’extrÇmitÇ sud du Japon, onze cents milles, ou seulement Ö Shangaã, Ö huit cents milles de Hong-Kong. Dans cette derniäre traversÇe, on ne s’Çloignerait pas de la cìte chinoise, ce qui serait un grand avantage, d’autant plus que les courants y portent au nord.”

“Pilote,” rÇpondit Phileas Fogg, “c’est Ö Yokohama que je dois prendre la malle amÇricaine, et non Ö Shangaã ou Ö Nagasaki.”

“Pourquoi pas?” rÇpondit le pilote. Le paquebot de San Francisco ne part pas de Yokohama. Il fait escale Ö Yokohama et Ö Nagasaki, mais son port de dÇpart est Shangaã.”

“Vous àtes certain de ce vous dites?”

“Certain.”

“Et quand le paquebot quitte-t-il Shangaã?”

“Le 11, Ö sept heures du soir. Nous avons donc quatre jours devant nous. Quatre jours, c’est quatre-vingt-seize heures, et avec une moyenne de huit milles Ö l’heure, si nous sommes bien servis, si le vent tient au sud-est, si la mer est calme, nous pouvons enlever les huit cents milles qui nous sÇparent de Shangaã.”

“Et vous pourriez partir?…”

“Dans une heure. Le temps d’acheter des vivres et d’appareiller.”

“Affaire convenue… Vous àtes le patron du bateau?”

“Oui, John Bunsby, patron de la _Tankadäre_.”

“Voulez-vous des arrhes?”

“Si cela ne dÇsoblige pas Votre Honneur.”

“Voici deux cents livres Ö compte…Monsieur, ajouta Phileas Fogg en se retournant vers Fix, si vous voulez profiter…”

“Monsieur,” rÇpondit rÇsolument Fix, “j’allais vous demander cette faveur.”

“Bien. Dans une demi-heure nous serons Ö bord.”

“Mais ce pauvre garáon… dit Mrs. Aouda, que la disparition de Passepartout prÇoccupait extràmement.

“Je vais faire pour lui tout ce que je puis faire,” rÇpondit Phileas Fogg.

Et, tandis que Fix, nerveux, fiÇvreux, rageant, se rendait au bateau-pilote, tous deux se dirigärent vers les bureaux de la police de Hong-Kong. LÖ, Phileas Fogg donna le signalement de Passepartout, et laissa une somme suffisante pour le rapatrier. Màme formalitÇ fut remplie chez l’agent consulaire franáais, et le palanquin, apräs avoir touchÇ Ö l’hìtel, oó les bagages furent pris, ramena les voyageurs Ö l’avant-port.

Trois heures sonnaient. Le bateau-pilote n¯ 43, son Çquipage Ö bord, ses vivres embarquÇs, Çtait pràt Ö appareiller.

C’Çtait une charmante petite goÇlette de vingt tonneaux que la _Tankadäre_, bien pincÇe de l’avant, träs dÇgagÇe dans ses faáons, träs allongÇe dans ses lignes d’eau. On eñt dit un yacht de course. Ses cuivres brillants, ses ferrures galvanisÇes, son pont blanc comme de l’ivoire, indiquaient que le patron John Bunsby s’entendait Ö la tenir en bon Çtat. Ses deux mÉts s’inclinaient un peu sur l’arriäre. Elle portait brigantine, misaine, trinquette, focs, fläches, et pouvait grÇer une fortune pour le vent arriäre. Elle devait merveilleusement marcher, et, de fait, elle avait dÇjÖ gagnÇ plusieurs prix dans les “matches” de bateaux-pilotes.

L’Çquipage de la _Tankadäre_ se composait du patron John Bunsby et de quatre hommes. C’Çtaient de ces hardis marins qui, par tous les temps, s’aventurent Ö la recherche des navires, et connaissent admirablement ces mers. John Bunsby, un homme de quarante-cinq ans environ, vigoureux, noir de hÉle, le regard vif, la figure Çnergique, bien d’aplomb, bien Ö son affaire, eñt inspirÇ confiance aux plus craintifs.

Phileas Fogg et Mrs. Aouda passärent Ö bord. Fix s’y trouvait dÇjÖ. Par le capot d’arriäre de la goÇlette, on descendait dans une chambre carrÇe, dont les parois s’Çvidaient en forme de cadres, au dessus d’un divan circulaire. Au milieu, une table ÇclairÇe par une lampe de roulis. C’Çtait petit, mais propre.

“Je regrette de n’avoir pas mieux Ö vous offrir,” dit Mr. Fogg Ö Fix, qui s’inclina sans rÇpondre.

L’inspecteur de police Çprouvait comme une sorte d’humiliation Ö profiter ainsi des obligeances du sieur Fogg.

“A coup sñr,” pensait-il, “c’est un coquin fort poli, mais c’est un coquin!”

A trois heures dix minutes, les voiles furent hissÇes. Le pavillon d’Angleterre battait Ö la corne de la goÇlette. Les passagers Çtaient assis sur le pont. Mr. Fogg et Mrs. Aouda jetärent un dernier regard sur le quai, afin de voir si Passepartout n’apparaÃ¥trait pas.

Fix n’Çtait pas sans apprÇhension, car le hasard aurait pu conduire en cet endroit màme le malheureux garáon qu’il avait si indignement traitÇ, et alors une explication eñt ÇclatÇ, dont le dÇtective ne se fñt pas tirÇ Ö son avantage. Mais le Franáais ne se montra pas, et, sans doute, l’abrutissant narcotique le tenait encore sous son influence.

Enfin, le patron John Bunsby passa au large, et la _Tankadäre_, prenant le vent sous sa brigantine, sa misaine et ses focs, s’Çlanáa en bondissant sur les flots.

XXI

OU LE PATRON DE LA “TANKARDERE” RISQUE FORT DE PERDRE UNE PRIME DE DEUX CENTS LIVRES

C’Çtait une aventureuse expÇdition que cette navigation de huit cents milles, sur une embarcation de vingt tonneaux, et surtout Ö cette Çpoque de l’annÇe. Elles sont gÇnÇralement mauvaises, ces mers de la Chine, exposÇes Ö des coups de vent terribles, principalement pendant les Çquinoxes, et on Çtait encore aux premiers jours de novembre.

C’eñt ÇtÇ, bien Çvidemment, l’avantage du pilote de conduire ses passagers jusqu’Ö Yokohama, puisqu’il Çtait payÇ tant par jour. Mais son imprudence aurait ÇtÇ grande de tenter une telle traversÇe dans ces conditions, et c’Çtait dÇjÖ faire acte d’audace, sinon de tÇmÇritÇ, que de remonter jusqu’Ö Shangaã. Mais John Bunsby avait confiance en sa _Tankadäre_, qui s’Çlevait Ö la lame comme une mauve, et peut-àtre n’avait-il pas tort. Pendant les derniäres heures de cette journÇe, la _Tankadäre_ navigua dans les passes capricieuses de Hong-Kong, et sous toutes les allures, au plus präs ou vent arriäre, elle se comporta admirablement.

“Je n’ai pas besoin, pilote,” dit Phileas Fogg au moment oó la goÇlette donnait en pleine mer, “de vous recommander toute la diligence possible.”

“Que Votre Honneur s’en rapporte Ö moi,” rÇpondit John Bunsby. En fait de voiles, nous portons tout ce que le vent permet de porter. Nos fläches n’y ajouteraient rien, et ne serviraient qu’Ö assommer l’embarcation en nuisant Ö sa marche.”

“C’est votre mÇtier, et non le mien, pilote, et je me fie Ö vous.”

Phileas Fogg, le corps droit, les jambes ÇcartÇes, d’aplomb comme un marin, regardait sans broncher la mer houleuse. La jeune femme, assise Ö l’arriäre, se sentait Çmue en contemplant cet ocÇan, assombri dÇjÖ par le crÇpuscule, qu’elle bravait sur une fràle embarcation. Au-dessus de sa tàte se dÇployaient les voiles blanches, qui l’emportaient dans l’espace comme de grandes ailes. La goÇlette, soulevÇe par le vent, semblait voler dans l’air. La nuit vint. La lune entrait dans son premier quartier, et son insuffisante lumiäre devait s’Çteindre bientìt dans les brumes de l’horizon. Des nuages chassaient de l’est et envahissaient dÇjÖ une partie du ciel.

Le pilote avait disposÇ ses feux de position, — prÇcaution indispensable Ö prendre dans ces mers träs frÇquentÇes aux approches des atterrages. Les rencontres de navires n’y Çtaient pas rares, et, avec la vitesse dont elle Çtait animÇe, la goÇlette se fñt brisÇe au moindre choc.

Fix ràvait Ö l’avant de l’embarcation. Il se tenait Ö l’Çcart, sachant Fogg d’un naturel peu causeur. D’ailleurs, il lui rÇpugnait de parler Ö cet homme, dont il acceptait les services. Il songeait aussi Ö l’avenir. Cela lui paraissait certain que le sieur Fogg ne s’arràterait pas Ö Yokohama, qu’il prendrait immÇdiatement le paquebot de San Francisco afin d’atteindre l’AmÇrique, dont la vaste Çtendue lui assurerait l’impunitÇ avec la sÇcuritÇ. Le plan de Phileas Fogg lui semblait on ne peut plus simple.

Au lieu de s’embarquer en Angleterre pour les Etats-Unis, comme un coquin vulgaire, ce Fogg avait fait le grand tour et traversÇ les trois quarts du globe, afin de gagner plus sñrement le continent amÇricain, oó il mangerait tranquillement le million de la Banque, apräs avoir dÇpistÇ la police. Mais une fois sur la terre de l’Union, que ferait Fix? Abandonnerait-il cet homme? Non, cent fois non! et jusqu’Ö ce qu’il eñt obtenu un acte d’extradition, il ne le quitterait pas d’une semelle. C’Çtait son devoir, et il l’accomplirait jusqu’au bout. En tout cas, une circonstance heureuse s’Çtait produite : Passepartout n’Çtait plus aupräs de son maÃ¥tre, et surtout, apräs les confidences de Fix, il Çtait important que le maÃ¥tre et le serviteur ne se revissent jamais.

Phileas Fogg, lui, n’Çtait pas non plus sans songer Ö son domestique, si singuliärement disparu. Toutes rÇflexions faites, il ne lui sembla pas impossible que, par suite d’un malentendu, le pauvre garáon ne se fñt embarquÇ sur le _Carnatic_, au dernier moment. C’Çtait aussi l’opinion de Mrs. Aouda, qui regrettait profondÇment cet honnàte serviteur, auquel elle devait tant. Il pouvait donc se faire qu’on le retrouvÉt Ö Yokohama, et, si le _Carnatic_ l’y avait transportÇ, il serait aisÇ de le savoir.

Vers dix heures, la brise vint Ö fraÃ¥chir. Peut-àtre eñt-il ÇtÇ prudent de prendre un ris, mais le pilote, apräs avoir soigneusement observÇ l’Çtat du ciel, laissa la voilure telle qu’elle Çtait Çtablie.

D’ailleurs, la _Tankadäre_ portait admirablement la toile, ayant un grand tirant d’eau, et tout Çtait parÇ Ö amener rapidement, en cas de grain.

A minuit, Phileas Fogg et Mrs. Aouda descendirent dans la cabine.

Fix les y avait prÇcÇdÇs, et s’Çtait Çtendu sur l’un des cadres. Quant au pilote et Ö ses hommes, ils demeurärent toute la nuit sur le pont.

Le lendemain, 8 novembre, au lever du soleil, la goÇlette avait fait plus de cent milles. Le loch, souvent jetÇ, indiquait que la moyenne de sa vitesse Çtait entre huit et neuf milles. La _Tankadäre_ avait du largue dans ses voiles qui portaient toutes et elle obtenait, sous cette allure, son maximum de rapiditÇ. Si le vent tenait dans ces conditions, les chances Çtaient pour elle.

La _Tankadäre_, pendant toute cette journÇe, ne s’Çloigna pas sensiblement de la cìte, dont les courants lui Çtaient favorables. Elle l’avait Ö cinq milles au plus par sa hanche de bÉbord, et cette cìte, irrÇguliärement profilÇe, apparaissait parfois Ö travers quelques Çclaircies. Le vent venant de terre, la mer Çtait moins forte par lÖ màme: circonstance heureuse pour la goÇlette, car les embarcations d’un petit tonnage souffrent surtout de la houle qui rompt leur vitesse, qui “les tue”, pour employer l’expression maritime.

Vers midi, la brise mollit un peu et hÉla le sud-est. Le pilote fit Çtablir les fläches; mais au bout de deux heures, il fallut les amener, car le vent fraåchissait Ö nouveau.

Mr. Fogg et la jeune femme, fort heureusement rÇfractaires au mal de mer, mangärent avec appÇtit les conserves et le biscuit du bord. Fix fut invitÇ Ö partager leur repas et dut accepter, sachant bien qu’il est aussi nÇcessaire de lester les estomacs que les bateaux, mais cela le vexait! Voyager aux frais de cet homme, se nourrir de ses propres vivres, il trouvait Ö cela quelque chose de peu loyal. Il mangea cependant, — sur le pouce, il est vrai, — mais enfin il mangea.

Toutefois, ce repas terminÇ, il crut devoir prendre le sieur Fogg Ö part, et il lui dit:

“Monsieur…”

Ce “monsieur” lui Çcorchait les lävres, et il se retenait pour ne pas mettre la main au collet de ce “monsieur”!

“Monsieur, vous avez ÇtÇ fort obligeant en m’offrant passage Ö votre bord. Mais, bien que mes ressources ne me permettent pas d’agir aussi largement que vous, j’entends payer ma part…”

“Ne parlons pas de cela, monsieur,” rÇpondit Mr. Fogg.

“Mais si, je tiens…”

“Non, monsieur,” rÇpÇta Fogg d’un ton qui n’admettait pas de rÇplique. “Cela entre dans les frais gÇnÇraux!”

Fix s’inclina, il Çtouffait, et, allant s’Çtendre sur l’avant de la goÇlette, il ne dit plus un mot de la journÇe.

Cependant on filait rapidement. John Bunsby avait bon espoir. Plusieurs fois il dit Ö Mr. Fogg qu’on arriverait en temps voulu Ö Shangaã. Mr. Fogg rÇpondit simplement qu’il y comptait. D’ailleurs, tout l’Çquipage de la petite goÇlette y mettait du zäle. La prime affriolait ces braves gens. Aussi, pas une Çcoute qui ne fñt consciencieusement raidie! Pas une voile qui ne fñt vigoureusement ÇtarquÇe! Pas une embardÇe que l’on pñt reprocher Ö l’homme de barre! On n’eñt pas manoeuvrÇ plus sÇvärement dans une rÇgate du Royal-Yacht-Club.

Le soir, le pilote avait relevÇ au loch un parcours de deux cent vingt milles depuis Hong-Kong, et Phileas Fogg pouvait espÇrer qu’en arrivant Ö Yokohama, il n’aurait aucun retard Ö inscrire Ö son programme. Ainsi donc, le premier contretemps sÇrieux qu’il eñt ÇprouvÇ depuis son dÇpart de Londres ne lui causerait probablement aucun prÇjudice.

Pendant la nuit, vers les premiäres heures du matin, la _Tankadäre_ entrait franchement dans le dÇtroit de Fo-Kien, qui sÇpare la grande åle Formose de la cìte chinoise, et elle coupait le tropique du Cancer. La mer Çtait träs dure dans ce dÇtroit, plein de remous formÇs par les contre-courants. La goÇlette fatigua beaucoup. Les lames courtes brisaient sa marche. Il devint träs difficile de se tenir debout sur le pont.

Avec le lever du jour, le vent fraÃ¥chit encore. Il y avait dans le ciel l’apparence d’un coup de vent. Du reste, le baromätre annonáait un changement prochain de l’atmosphäre ; sa marche diurne Çtait irrÇguliäre, et le mercure oscillait capricieusement. On voyait aussi la mer se soulever vers le sud-est en longues houles “qui sentaient la tempàte”. La veille, le soleil s’Çtait couchÇ dans une brume rouge, au milieu des scintillations phosphorescentes de l’ocÇan.

Le pilote examina longtemps ce mauvais aspect du ciel et murmura entre ses dents des choses peu intelligibles. A un certain moment, se trouvant präs de son passager:

“On peut tout dire Ö Votre Honneur?” dit-il Ö voix basse.

“Tout,” rÇpondit Phileas Fogg.

“Eh bien, nous allons avoir un coup de vent.”

“Viendra-t-il du nord ou du sud? demanda simplement Mr. Fogg.

“Du sud. Voyez. C’est un typhon qui se prÇpare!”

“Va pour le typhon du sud, puisqu’il nous poussera du bon cìtÇ,” rÇpondit Mr. Fogg.

“Si vous le prenez comme cela,” rÇpliqua le pilote, je n’ai plus rien Ö dire!”

Les pressentiments de John Bunsby ne le trompaient pas. A une Çpoque moins avancÇe de l’annÇe, le typhon, suivant l’expression d’un cÇläbre mÇtÇorologiste, se fñt ÇcoulÇ comme une cascade lumineuse de flammes Çlectriques, mais en Çquinoxe hiver il Çtait Ö craindre qu’il ne se dÇchaÃ¥nÉt avec violence.

Le pilote prit ses prÇcautions par avance. Il fit serrer toutes les voiles de la goÇlette et amener les vergues sur le pont. Les mots de fläche furent dÇpassÇs. On rentra le bout-dehors. Les panneaux furent condamnÇs avec soin. Pas une goutte d’eau ne pouvait, däs lors, pÇnÇtrer dans la coque de l’embarcation. Une seule voile triangulaire, un tourmentin de forte toile, fut hissÇ en guise de trinquette, de maniäre Ö maintenir la goÇlette vent arriäre. Et on attendit.

John Bunsby avait engagÇ ses passagers Ö descendre dans la cabine; mais, dans un Çtroit espace, Ö peu präs privÇ d’air, et par les secousses de la houle, cet emprisonnement n’avait rien d’agrÇable. Ni Mr. Fogg, ni Mrs. Aouda, ni Fix lui-màme ne consentirent Ö quitter le pont.

Vers huit heures, la bourrasque de pluie et de rafale tomba Ö bord. Rien qu’avec son petit morceau de toile, la _Tankadäre_ fut enlevÇe comme une plume par ce vent dont on ne saurait donner une idÇe exacte, quand il souffle en tempàte. Comparer sa vitesse Ö la quadruple vitesse d’une locomotive lancÇe Ö toute vapeur, ce serait rester au-dessous de la vÇritÇ.

Pendant toute la journÇe, l’embarcation courut ainsi vers le nord, emportÇe par les lames monstrueuses, en conservant heureusement une rapiditÇ Çgale Ö la leur. Vingt fois elle faillit àtre coiffÇe par une de ces montagnes d’eau qui se dressaient Ö l’arriäre; mais un adroit coup de barre, donnÇ par le pilote, parait la catastrophe. Les passagers Çtaient quelquefois couverts en grand par les embruns qu’ils recevaient philosophiquement. Fix maugrÇait sans doute, mais l’intrÇpide Aouda, les yeux fixÇs sur son compagnon, dont elle ne pouvait qu’admirer le sang-froid, se montrait digne de lui et bravait la tourmente Ö ses cìtÇs. Quant Ö Phileas Fogg, il semblait que ce typhon fñt partie de son programme.

Jusqu’alors la _Tankadäre_ avait toujours fait route au nord; mais vers le soir, comme on pouvait le craindre, le vent, tournant de trois quarts, hÉla le nord-ouest. La goÇlette, pràtant alors le flanc Ö la lame, fut effroyablement secouÇe. La mer la frappait avec une violence bien faite pour effrayer, quand on ne sait pas avec quelle soliditÇ toutes les parties d’un bÉtiment sont reliÇes entre elles.

Avec la nuit, la tempàte s’accentua encore. En voyant l’obscuritÇ se faire, et avec l’obscuritÇ s’accroÃ¥tre la tourmente, John Bunsby ressentit de vives inquiÇtudes. Il se demanda s’il ne serait pas temps de relÉcher, et il consulta son Çquipage.

Ses hommes consultÇs, John Bunsby s’approcha de Mr. Fogg, et lui dit:

“Je crois, Votre Honneur, que nous ferions bien de gagner un des ports de la cìte.”

“Je le crois aussi,” rÇpondit Phileas Fogg.

“Ah!” fit le pilote, mais lequel?”

“Je n’en connais qu’un,” rÇpondit tranquillement Mr. Fogg.

“Et c’est!…”

“Shangaã.”

Cette rÇponse, le pilote fut d’abord quelques instants sans comprendre ce qu’elle signifiait, ce qu’elle renfermait d’obstination et de tÇnacitÇ. Puis il s’Çcria:

“Eh bien, oui! Votre Honneur a raison. A Shangaã!”

Et la direction de la _Tankadäre_ fut imperturbablement maintenue vers le nord.

Nuit vraiment terrible! Ce fut un miracle si la petite goÇlette ne chavira pas. Deux fois elle fut engagÇe, et tout aurait ÇtÇ enlevÇ Ö bord, si les saisines eussent manquÇ. Mrs. Aouda Çtait brisÇe, mais elle ne fit pas entendre une plainte. Plus d’une fois Mr. Fogg dut se prÇcipiter vers elle pour la protÇger contre la violence des lames.

Le jour reparut. La tempàte se dÇchaÃ¥nait encore avec une extràme fureur. Toutefois, le vent retomba dans le sud-est. C’Çtait une modification favorable, et la _Tankadäre_ fit de nouveau route sur cette mer dÇmontÇe, dont les lames se heurtaient alors Ö celles que provoquait la nouvelle aire du vent. De lÖ un choc de contre-houles qui eñt ÇcrasÇ une embarcation moins solidement construite.

De temps en temps on apercevait la cìte Ö travers les brumes dÇchirÇes, mais pas un navire en vue. La _Tankadäre_ Çtait seule Ö tenir la mer.

A midi, il y eut quelques symptìmes d’accalmie, qui, avec l’abaissement du soleil sur l’horizon, se prononcärent plus nettement.

Le peu de durÇe de la tempàte tenait Ö sa violence màme. Les passagers, absolument brisÇs, purent manger un peu et prendre quelque repos.

La nuit fut relativement paisible. Le pilote fit rÇtablir ses voiles au bas ris. La vitesse de l’embarcation fut considÇrable. Le lendemain, 11, au lever du jour, reconnaissance faite de la cìte, John Bunsby put affirmer qu’on n’Çtait pas Ö cent milles de Shangaã.

Cent milles, et il ne restait plus que cette journÇe pour les faire! C’Çtait le soir màme que Mr. Fogg devait arriver Ö Shangaã, s’il ne voulait pas manquer le dÇpart du paquebot de Yokohama. Sans cette tempàte, pendant laquelle il perdit plusieurs heures, il n’eñt pas ÇtÇ en ce moment Ö trente milles du port.

La brise mollissait sensiblement, mais heureusement la Mer tombait avec elle. La goÇlette se couvrit de toile. Fläches, voiles d’Çtais, contre-foc, tout portait, et la mer Çcumait sous l’Çtrave.

A midi, la _Tankadäre_ n’Çtait pas Ö plus de quarante-cinq milles de Shangaã. Il lui restait six heures encore pour gagner ce port avant le dÇpart du paquebot de Yokohama.

Les craintes furent vives Ö bord. On voulait arriver Ö tout prix. Tous — Phileas Fogg exceptÇ sans doute — sentaient leur coeur battre d’impatience. Il fallait que la petite goÇlette se maintint dans une moyenne de neuf milles Ö l’heure, et le vent mollissait toujours! C’Çtait une brise irrÇguliäre, des bouffÇes capricieuses venant de la cìte. Elles passaient, et la mer se dÇridait aussitìt apräs leur passage.

Cependant l’embarcation Çtait si lÇgäre, ses voiles hautes, d’un fin tissu, ramassaient si bien les folles brises, que, le courant aidant, Ö six heures, John Bunsby ne comptait plus que dix milles jusqu’Ö la riviäre de Shangaã, car la ville elle-màme est situÇe Ö une distance de douze milles au moins au-dessus de l’embouchure.

A sept heures, on Çtait encore Ö trois milles de Shangaã. Un formidable juron s’Çchappa des lävres du pilote… La prime de deux cents livres allait Çvidemment lui Çchapper. Il regarda Mr. Fogg.

Mr. Fogg Çtait impassible, et cependant sa fortune entiäre se jouait Ö ce moment…

A ce moment aussi, un long fuseau noir, couronnÇ d’un panache de fumÇe, apparut au ras de l’eau. C’Çtait le paquebot amÇricain, qui sortait Ö l’heure rÇglementaire.

“MalÇdiction!” s’Çcria John Bunsby, qui repoussa la barre d’un bras dÇsespÇrÇ.

“Des signaux!” dit simplement Phileas Fogg. Un petit canon de bronze s’allongeait Ö l’avant de la _Tankadäre_. Il servait Ö faire des signaux par les temps de brume.

Le canon fut chargÇ jusqu’Ö la gueule, mais au moment oó le pilote allait appliquer un charbon ardent sur la lumiäre:

“Le pavillon en berne”, dit Mr. Fogg.

Le pavillon fut amenÇ Ö mi-mÉt. C’Çtait un signal de dÇtresse, et l’on pouvait espÇrer que le paquebot amÇricain, l’apercevant, modifierait un instant sa route pour rallier l’embarcation.

“Feu!” dit Mr. Fogg.

Et la dÇtonation du petit canon de bronze Çclata dans l’air.

XXII

OU PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, MEME AUX ANTIPODES, IL EST PRUDENT D’AVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE

Le _Carnatic_ ayant quittÇ Hong-Kong, le 7 novembre, Ö six heures et demie du soir, se dirigeait Ö toute vapeur vers les terres du Japon.

Il emportait un plein chargement de marchandises et de passagers. Deux cabines de l’arriäre restaient inoccupÇes. C’Çtaient celles qui avaient ÇtÇ retenues pour le compte de Mr. Phileas Fogg.

Le lendemain matin, les hommes de l’avant pouvaient voir, non sans quelque surprise, un passager, l’oeil Ö demi hÇbÇtÇ, la dÇmarche branlante, la tàte ÇbouriffÇe, qui sortait du capot des secondes et venait en titubant s’asseoir sur une drome.

Ce passager, c’Çtait Passepartout en personne. Voici ce qui Çtait arrivÇ.

Quelques instants apräs que Fix eut quittÇ la tabagie, deux garáons avaient enlevÇ Passepartout profondÇment endormi, et l’avaient couchÇ sur le lit rÇservÇ aux fumeurs. Mais trois heures plus tard, Passepartout, poursuivi jusque dans ses cauchemars par une idÇe fixe, se rÇveillait et luttait contre l’action stupÇfiante du narcotique. La pensÇe du devoir non accompli secouait sa torpeur. Il quittait ce lit d’ivrognes, et trÇbuchant, s’appuyant aux murailles, tombant et se relevant, mais toujours et irrÇsistiblement poussÇ par une sorte d’instinct, il sortait de la tabagie, criant comme dans un ràve: “Le _Carnatic_! le _Carnatic_!”

Le paquebot Çtait lÖ fumant, pràt Ö partir. Passepartout n’avait que quelques pas Ö faire. Il s’Çlanáa sur le pont volant, il franchit la coupÇe et tomba inanimÇ Ö l’avant, au moment oó le _Carnatic_ larguait ses amarres.

Quelques matelots, en gens habituÇs Ö ces sortes de scänes, descendirent le pauvre garáon dans une cabine des secondes, et Passepartout ne se rÇveilla que le lendemain matin, Ö cent cinquante milles des terres de la Chine.

VoilÖ donc pourquoi, ce matin-lÖ, Passepartout se trouvait sur le pont du _Carnatic_, et venait humer Ö pleine gorgÇes les fraÃ¥ches brises de la mer. Cet air pur le dÇgrisa. Il commenáa Ö rassembler ses idÇes et n’y parvint pas sans peine. Mais, enfin, il se rappela les scänes de la veille, les confidences de Fix, la tabagie, etc.

“Il est Çvident,” se dit-il, “que j’ai ÇtÇ abominablement grisÇ! Que va dire Mr. Fogg? En tout cas, je n’ai pas manquÇ le bateau, et c’est le principal.”

Puis, songeant Ö Fix:

“Pour celui-lÖ,” se dit-il, “j’espäre bien que nous en sommes dÇbarrassÇs, et qu’il n’a pas osÇ, apräs ce qu’il m’a proposÇ, nous suivre sur le _Carnatic_. Un inspecteur de police, un dÇtective aux trousses de mon maÃ¥tre, accusÇ de ce vol commis Ö la Banque d’Angleterre! Allons donc! Mr. Fogg est un voleur comme je suis un assassin!”

Passepartout devait-il raconter ces choses Ö son maÃ¥tre? Convenait-il de lui apprendre le rìle jouÇ par Fix dans cette affaire? Ne ferait-il pas mieux d’attendre son arrivÇe Ö Londres, pour lui dire qu’un agent de la police mÇtropolitaine l’avait filÇ autour du monde, et pour en rire avec lui ? Oui, sans doute. En tout cas, question Ö examiner. Le plus pressÇ, c’Çtait de rejoindre Mr. Fogg et de lui faire agrÇer ses excuses pour cette inqualifiable conduite.

Passepartout se leva donc. La mer Çtait houleuse, et le paquebot roulait fortement. Le digne garáon, aux jambes peu solides encore, gagna tant bien que mal l’arriäre du navire.

Sur le pont, il ne vit personne qui ressemblÉt ni Ö son maåtre, ni Ö Mrs. Aouda.

“Bon,” fit-il, “Mrs. Aouda est encore couchÇe Ö cette heure. Quant Ö Mr. Fogg, il aura trouvÇ quelque joueur de whist, et suivant son habitude…”

Ce disant, Passepartout descendit au salon. Mr. Fogg n’y Çtait pas. Passepartout n’avait qu’une chose Ö faire : c’Çtait de demander au purser quelle cabine occupait Mr. Fogg. Le purser lui rÇpondit qu’il ne connaissait aucun passager de ce nom.

“Pardonnez-moi,” dit Passepartout en insistant. “Il s’agit d’un gentleman, grand, froid, peu communicatif, accompagnÇ d’une jeune dame…”

“Nous n’avons pas de jeune dame Ö bord,” rÇpondit le purser. Au surplus, voici la liste des passagers. Vous pouvez la consulter.”

Passepartout consulta la liste… Le nom de son maÃ¥tre n’y figurait pas.

Il eut comme un Çblouissement. Puis une idÇe lui traversa le cerveau.

“Ah áÖ! je suis bien sur le _Carnatic_?” s’Çcria-t-il.

“Oui,” rÇpondit le purser.

“En route pour Yokohama?”

“Parfaitement.”

Passepartout avait eu un instant cette crainte de s’àtre trompÇ de navire! Mais s’il Çtait sur le _Carnatic_, il Çtait certain que son maÃ¥tre ne s’y trouvait pas.

Passepartout se laissa tomber sur un fauteuil. C’Çtait un coup de foudre. Et, soudain, la lumiäre se fit en lui. Il se rappela que l’heure du dÇpart du _Carnatic_ avait ÇtÇ avancÇe, qu’il devait prÇvenir son maÃ¥tre, et qu’il ne l’avait pas fait! C’Çtait donc sa faute si Mr. Fogg et Mrs. Aouda avaient manquÇ ce dÇpart!

Sa faute, oui, mais plus encore celle du traÃ¥tre qui, pour le sÇparer de son maÃ¥tre, pour retenir celui-ci Ö Hong-Kong, l’avait enivrÇ! Car il comprit enfin la manoeuvre de l’inspecteur de police. Et maintenant, Mr. Fogg, Ö coup sñr ruinÇ, son pari perdu, arràtÇ, emprisonnÇ peut-àtre!… Passepartout, Ö cette pensÇe, s’arracha les cheveux. Ah! si jamais Fix lui tombait sous la main, quel räglement de comptes!

Enfin, apräs le premier moment d’accablement, Passepartout reprit son sang-froid et Çtudia la situation. Elle Çtait peu enviable. Le Franáais se trouvait en route pour le Japon. Certain d’y arriver, comment en reviendrait-il ? Il avait la poche vide. Pas un shilling, pas un penny ! Toutefois, son passage et sa nourriture Ö bord Çtaient payÇs d’avance. Il avait donc cinq ou six jours devant lui pour prendre un parti. S’il mangea et but pendant cette traversÇe, cela ne saurait se dÇcrire. Il mangea pour son maÃ¥tre, pour Mrs. Aouda et pour lui-màme. Il mangea comme si le Japon, oó il allait aborder, eñt ÇtÇ un pays dÇsert, dÇpourvu de toute substance comestible.

Le 13, Ö la marÇe du matin, le _Carnatic_ entrait dans le port de Yokohama.

Ce point est une relÉche importante du Pacifique, oó font escale tous les steamers employÇs au service de la poste et des voyageurs entre l’AmÇrique du Nord, la Chine, le Japon et les Ã¥les de la Malaisie. Yokohama est situÇe dans la baie màme de Yeddo, Ö peu de distance de cette immense ville, seconde capitale de l’empire japonais, autrefois rÇsidence du taãkoun, du temps que cet empereur civil existait, et rivale de Meako, la grande citÇ qu’habite le mikado, empereur ecclÇsiastique, descendant des dieux.

Le _Carnatic_ vint se ranger au quai de Yokohama, präs des jetÇes du port et des magasins de la douane, au milieu de nombreux navires appartenant Ö toutes les nations.

Passepartout mit le pied, sans aucun enthousiasme, sur cette terre si curieuse des Fils du Soleil. Il n’avait rien de mieux Ö faire que de prendre le hasard pour guide, et d’aller Ö l’aventure par les rues de la ville.

Passepartout se trouva d’abord dans une citÇ absolument europÇenne, avec des maisons Ö basses faáades, ornÇes de vÇrandas sous lesquelles se dÇveloppaient d’ÇlÇgants pÇristyles, et qui couvrait de ses rues, de ses places, de ses docks, de ses entrepìts, tout l’espace compris depuis le promontoire du TraitÇ jusqu’Ö la riviäre. LÖ, comme Ö Hong-Kong, comme Ö Calcutta, fourmillait un pàle-màle de gens de toutes races, AmÇricains, Anglais, Chinois, Hollandais, marchands pràts Ö tout vendre et Ö tout acheter, au milieu desquels le Franáais se trouvait aussi Çtranger que s’il eñt ÇtÇ jetÇ au pays des Hottentots.

Passepartout avait bien une ressource : c’Çtait de se recommander präs des agents consulaires franáais ou anglais Çtablis Ö Yokohama; mais il lui rÇpugnait de raconter son histoire, si intimement màlÇe Ö celle de son maÃ¥tre, et avant d’en venir lÖ, il voulait avoir ÇpuisÇ toutes les autres chances.

Donc, apräs avoir parcouru la partie europÇenne de la ville, sans que le hasard l’eñt en rien servi, il entra dans la partie japonaise, dÇcidÇ, s’il le fallait, Ö pousser jusqu’Ö Yeddo.

Cette portion indigäne de Yokohama est appelÇe Benten, du nom d’une dÇesse de la mer, adorÇe sur les Ã¥les voisines. LÖ se voyaient d’admirables allÇes de sapins et de cädres, des portes sacrÇes d’une architecture Çtrange, des ponts enfouis au milieu des bambous et des roseaux, des temples abritÇs sous le couvert immense et mÇlancolique des cädres sÇculaires, des bonzeries au fond desquelles vÇgÇtaient les pràtres du bouddhisme et les sectateurs de la religion de Confucius, des rues interminables oó l’on eñt pu recueillir une moisson d’enfants au teint rose et aux joues rouges, petits bonshommes qu’on eñt dit dÇcoupÇs dans quelque paravent indigäne, et qui se jouaient au milieu de caniches Ö jambes courtes et de chats jaunÉtres, sans queue, träs paresseux et träs caressants.

Dans les rues, ce n’Çtait que fourmillement, va-et-vient incessant: bonzes passant processionnellement en frappant leurs tambourins monotones, yakounines, officiers de douane ou de police, Ö chapeaux pointus incrustÇs de laque et portant deux sabres Ö leur ceinture, soldats vàtus de cotonnades bleues Ö raies blanches et armÇs de fusil Ö percussion, hommes d’armes du mikado, ensachÇs dans leur pourpoint de soie, avec haubert et cotte de mailles, et nombre d’autres militaires de toutes conditions, — car, au Japon, la profession de soldat est autant estimÇe qu’elle est dÇdaignÇe en Chine. Puis, des fräres quàteurs, des pälerins en longues robes, de simples civils, chevelure lisse et d’un noir d’Çbäne, tàte grosse, buste long, jambes gràles, taille peu ÇlevÇe, teint colorÇ depuis les sombres nuances du cuivre jusqu’au blanc mat, mais jamais jaune comme celui des Chinois, dont les Japonais diffÇrent essentiellement. Enfin, entre les voitures, les palanquins, les chevaux, les porteurs, les brouettes Ö voile, les “norimons” Ö parois de laque, les “cangos” moelleux, vÇritables litiäres en bambou, on voyait circuler, Ö petits pas de leur petit pied, chaussÇ de souliers de toile, de sandales de paille ou de socques en bois ouvragÇ, quelques femmes peu jolies, les yeux bridÇs, la poitrine dÇprimÇe, les dents noircies au goñt du jour, mais portant avec ÇlÇgance le vàtement national, le “kirimon”, sorte de robe de chambre croisÇe d’une Çcharpe de soie, dont la large ceinture s’Çpanouissait derriäre en un noeud extravagant, — que les modernes Parisiennes semblent avoir empruntÇ aux Japonaises.

Passepartout se promena pendant quelques heures au milieu de cette foule bigarrÇe, regardant aussi les curieuses et opulentes boutiques, les bazars oó s’entasse tout le clinquant de l’orfävrerie japonaise, les “restaurations” ornÇes de banderoles et de banniäres, dans lesquelles il lui Çtait interdit d’entrer, et ces maisons de thÇ oó se boit Ö pleine tasse l’eau chaude odorante, avec le “saki”, liqueur tirÇe du riz en fermentation, et ces confortables tabagies oó l’on fume un tabac träs fin, et