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  • 1883
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Le Cid comme une altesse avait ses majordomes; Lerme etait votre archer; Gusman, votre frondeur; Vos habits etaient faits avec de la splendeur; Vous si bon, vous aviez la pompe de l’armure; Votre miel semblait or comme l’orange mure; Sans cesse autour de vous vingt coureurs etaient prets; Nul n’etait au-dessus du Cid, et nul aupres; Personne, eut-il ete de la royale estrade, Prince, infant, n’eut ose vous dire: Camarade! Vous eclatiez, avec des rayons jusqu’aux cieux, Dans une preseance eblouissante aux yeux; Vous marchiez entoure d’un ordre de bataille; Aucun sommet n’etait trop haut pour votre taille, Et vous etiez un fils d’une telle fierte Que les aigles volaient tous de votre cote. Vous regardiez ainsi que neants et fumees Tout ce qui n’etait pas commandement d’armees, Et vous ne consentiez qu’au nom de general; Cid etait le baron supreme et magistral; Vous dominiez tout, grand, sans chef, sans joug, sans digue, Absolu, lance au poing, panache au front.

Rodrigue
Repondit:–Je n’etais alors que chez le roi. Et le scheik s’ecria:–Mais, Cid, aujourd’hui, quoi, Que s’est-il donc passe? quel est cet equipage? J’arrive, et je vous trouve en veste, comme un page, Dehors, bras nus, nu-tete, et si petit garcon Que vous avez en main l’auge et le cavecon! Et faisant ce qu’il sied aux ecuyers de faire!

–Scheik, dit le Cid, je suis maintenant chez mon pere.

EVIRADNUS

I

DEPART DE L’AVENTURIER POUR L’AVENTURE

Qu’est-ce que Sigismond et Ladislas ont dit? Je ne sais si la roche ou l’arbre l’entendit; Mais, quand ils ont tout bas parle dans la broussaille, L’arbre a fait un long bruit de taillis qui tressaille, Comme si quelque bete en passant l’eut trouble, Et l’ombre du rocher tenebreux a semble Plus noire, et l’on dirait qu’un morceau de cette ombre A pris forme et s’en est alle dans le bois sombre, Et maintenant on voit comme un spectre marchant La-bas dans la clarte sinistre du couchant.

Ce n’est pas une bete en son gite eveillee, Ce n’est pas un fantome eclos sous la feuillee, Ce n’est pas un morceau de l’ombre du rocher Qu’on voit la-bas au fond des clairieres marcher; C’est un vivant qui n’est ni stryge ni lemure; Celui qui marche la, couvert d’une apre armure, C’est le grand chevalier d’Alsace, Eviradnus.

Ces hommes qui parlaient, il les a reconnus; Comme il se reposait dans le hallier, ces bouches Ont passe, murmurant des paroles farouches, Et jusqu’a son oreille un mot est arrive; Et c’est pourquoi ce juste et ce preux s’est leve.

Il connait ce pays qu’il parcourut naguere.

Il rejoint l’ecuyer Gaselin, page de guerre, Qui l’attend dans l’auberge, au plus profond du val, Ou tout a l’heure il vient de laisser son cheval Pour qu’en hate on lui donne a boire, et qu’on le ferre. Il dit au forgeron:–Faites vite. Une affaire M’appelle.–Il monte en selle et part.

II

EVIRADNUS

Eviradnus,
Vieux, commence a sentir le poids des ans chenus; Mais c’est toujours celui qu’entre tous on renomme, Le preux que nul n’a vu de son sang econome; Chasseur du crime, il est nuit et jour a l’affut; De sa vie il n’a fait d’action qui ne fut Sainte, blanche et loyale, et la grande pucelle, L’epee, en sa main pure et sans tache etincelle. C’est le Samson chretien, qui, survenant a point, N’ayant pour enfoncer la porte que son poing, Entra, pour la sauver, dans Sickingen en flamme; Qui, s’indignant de voir honorer un infame, Fit, sous son dur talon, un tas d’arceaux rompus Du monument bati pour l’affreux duc Lupus, Arracha la statue, et porta la colonne
Du munster de Strasbourg au pont de Wasselonne, Et la, fier, la jeta dans les etangs profonds; On vante Eviradnus d’Altorf a Chaux-de-Fonds; Quand il songe et s’accoude, on dirait Charlemagne; Rodant, tout herisse, du bois a la montagne, Velu, fauve, il a l’air d’un loup qui serait bon; Il a sept pieds de haut comme Jean de Bourbon; Tout entier au devoir qu’en sa pensee il couve, Il ne se plaint de rien, mais seulement il trouve Que les hommes sont bas et que les lits sont courts; Il ecoute partout si l’on crie au secours; Quand les rois courbent trop le peuple, il le redresse Avec une intrepide et superbe tendresse; Il defendit Alix comme Diegue Urraca;
Il est le fort, ami du faible; il attaqua Dans leurs antres les rois du Rhin, et dans leurs bauges Les barons effrayants et difformes des Vosges; De tout peuple orphelin il se faisait l’aieul; Il mit en liberte les villes; il vint seul De Hugo Tete-d’Aigle affronter la caverne; Bon, terrible, il brisa le carcan de Saverne, La ceinture de fer de Schelestadt l’anneau De Colmar et la chaine au pied de Haguenau Tel fut Eviradnus. Dans l’horrible balance Ou les princes jetaient le dol, la violence, L’iniquite, l’horreur, le mal, le sang, le feu, Sa grande epee etait le contre-poids de Dieu. Il est toujours en marche, attendu qu’on moleste Bien des infortunes sous voute celeste, Et qu’on voit dans la nuit bien des mains supplier; Sa lance n’aime pas moisir au ratelier; Sa hache de bataille aisement se decroche; Malheur a l’action mauvaise qui s’approche Trop pres d’Eviradnus, le champion d’acier! La mort tombe de lui comme l’eau du glacier. Il est heros; il a pour cousine la race Des Amadis de France et des Pyrrhus de Thrace. Il rit des ans. Cet homme, a qui le monde entier N’eut pas fait dire Grace! et demander quartier, Ira-t-il pas crier au temps: Misericorde! Il s’est, comme Baudoin, ceint les reins d’une corde; Tout vieux qu’il est, il est de la grande tribu; Le moins fier des oiseaux n’est pas l’aigle barbu. Qu’importe l’age? il lutte. Il vient de Palestine, Il n’est point las. Les ans s’acharnent; il s’obstine.

III

DANS LA FORET

Quelqu’un qui s’y serait perdu ce soir verrait Quelque chose d’etrange au fond de la foret; C’est une grande salle eclairee et deserte. Ou? Dans l’ancien manoir de Corbus.

L’herbe verte,
Le lierre, le chiendent, l’eglantier sauvageon, Font, depuis trois cents ans, l’assaut de ce donjon; Le burg, sous cette abjecte et rampante escalade, Meurt, comme sous la lepre un sanglier malade; Il tombe; les fosses s’emplissent des creneaux; La ronce, ce serpent, tord sur lui ses anneaux; Le moineau franc, sans meme entendre ses murmures, Sur ses vieux pierriers morts vient becqueter les mures; L’epine sur son deuil prospere insolemment; Mais, l’hiver, il se venge; alors, le burg dormant S’eveille, et, quand il pleut pendant des nuits entieres, Quand l’eau glisse des toits et s’engouffre aux gouttieres, Il rend grace a l’ondee, aux vents, et, content d’eux, Profite, pour cracher sur le lierre hideux Des bouches de granit de ses quatre gargouilles.

Le burg est aux lichens comme le glaive aux rouilles; Helas! et Corbus, triste, agonise. Pourtant L’hiver lui plait; l’hiver, sauvage combattant, Il se refait, avec les convulsions sombres Des nuages hagards croulant sur ses decombres, Avec l’eclair qui frappe et fuit comme un larron, Avec des souffles noirs qui sonnent du clairon, Une sorte de vie effrayante, a sa taille: La tempete est la soeur fauve de la bataille; Et le puissant donjon, feroce, echevele, Dit: Me voila! sitot que la bise a siffle; Il rit quand l’equinoxe irrite le querelle Sinistrement, avec son haleine de grele; Il est joyeux, ce burg, soldat encore debout, Quand, jappant comme un chien poursuivi par un loup, Novembre, dans la brume errant de roche en roche, Repond au hurlement de janvier qui s’approche. Le donjon crie: En guerre! o tourmente, es-tu la? Il craint peu l’ouragan, lui qui vit Attila. Oh! les lugubres nuits! Combats dans la bruine; La nuee attaquant, farouche, la ruine!
Un ruissellement vaste, affreux, torrentiel, Descend des profondeurs furieuses du ciel; Le burg brave la nue; on entend les gorgones Aboyer aux huit coins de ses tours octogones; Tous les monstres sculptes sur l’edifice epars Grondent, et les lions de pierre des remparts Mordent la brume, l’air et l’onde, et les tarasques Battent de l’aile au souffle horrible des bourrasques; L’apre averse en fuyant vomit sur les griffons; Et, sous la pluie entrant par les trous des plafonds, Les guivres, les dragons, les meduses, les drees, Grincent des dents au fond des chambres effondrees; Le chateau de granit, pareil au preux de fer, Lutte toute la nuit, resiste tout l’hiver; En vain le ciel s’essouffle, en vain janvier se rue; En vain tous les passants de cette sombre rue Qu’on nomme l’infini, l’ombre et l’immensite, Le tourbillon, d’un fouet invisible hate, Le tonnerre, la trombe ou le typhon se dresse, S’acharnent sur la fiere et haute forteresse; L’orage la secoue en vain comme un fruit mur; Les vents perdent leur peine a guerroyer ce mur, Le foehn bruyant s’y lasse, et sur cette cuirasse L’aquilon s’epoumone et l’autan se harasse, Et tous ces noirs chevaux de l’air sortent fourbus De leur bataille avec le donjon de Corbus.

Aussi, malgre la ronce et le chardon et l’herbe, Le vieux burg est reste triomphal et superbe; Il est comme un pontife au coeur du bois profond, Sa tour lui met trois rangs de creneaux sur le front; Le soir, sa silhouette immense se decoupe; Il a pour trone un roc, haute et sublime croupe; Et, par les quatre coins, sud, nord, couchant, levant, Quatre monts, Crobius, Bleda, geants du vent, Aptar ou croit le pin, Toxis que verdit l’orme, Soutiennent au-dessus de sa tiare enorme Les nuages, ce dais livide de la nuit.

Le patre a peur, et croit que cette tour le suit; Les superstitions ont fait Corbus terrible; On dit que l’Archer Noir a pris ce burg pour cible, Et que sa cave est l’antre ou dort le Grand Dormant; Car les gens des hameaux tremblent facilement, Les legendes toujours melent quelque fantome A l’obscure vapeur qui sort des toits de chaume, L’atre enfante le reve, et l’on voit ondoyer L’effroi dans la fumee errante du foyer.

Aussi, le paysan rend grace a sa roture Qui le dispense, lui, d’audace et d’aventure, Et lui permet de fuir ce burg de la foret Qu’un preux, par point d’honneur belliqueux, chercherait.

Corbus voit rarement au loin passer un homme. Seulement, tous les quinze ou vingt ans, l’econome Et l’huissier du palais, avec des cuisiniers Portant tout un festin dans de larges paniers, Viennent, font des apprets mysterieux, et partent; Et, le soir, a travers des branches qui s’ecartent, On voit de la lumiere au fond du burg noirci, Et nul n’ose approcher. Et pourquoi? Le voici.

IV

LA COUTUME DE L’USAGE

C’est l’usage, a la mort du marquis de Lusace, Que l’heritier du trone, en qui revit la race, Avant de revetir les royaux attributs,
Aille, une nuit, souper dans la tour de Corbus; C’est de ce noir souper qu’il sort prince et margrave; La marquise n’est bonne et le marquis n’est brave Que s’ils ont respire les funebres parfums Des siecles dans ce nid des vieux maitres defunts. Les marquis de Lusace ont une haute tige, Et leur source est profonde a donner le vertige; Ils ont pour pere Antee, ancetre d’Attila; De ce vaincu d’Alcide une race coula;
C’est la race autrefois Payenne, puis chretienne, De Lechus, de Platon, d’Othon, d’Ursus, d’Etienne, Et de tous ces seigneurs des rocs et des forets Bordant l’Europe au nord, flot d’abord, digue apres. Corbus est double; il est burg au bois, ville en plaine. Du temps ou l’on montait sur la tour chatelaine, On voyait, au dela des pins et des rochers, Sa ville percant l’ombre au loin de ses clochers; Cette ville a des murs; pourtant ce n’est pas d’elle Que releve l’antique et noble citadelle; Fiere, elle s’appartient; quelquefois un chateau Est l’egal d’une ville; en Toscane, Prato, Barletta dans la Pouille, et Creme en Lombardie, Valent une cite, meme forte et hardie;
Corbus est de ce rang. Sur ses rudes parois Ce burg a le reflet de tous les anciens rois; Tous leurs evenements, toutes leurs funerailles, Ont, chantant ou pleurant, traverse ses murailles, Tous s’y sont maries, la plupart y sont nes; C’est la que flamboyaient ces barons couronnes; Corbus est le berceau de la royaute scythe. Or, le nouveau marquis doit faire une visite A l’histoire qu’il va continuer. La loi Veut qu’il soit seul pendant la nuit qui le fait roi. Au seuil de la foret, un clerc lui donne a boire Un vin mysterieux verse dans un ciboire, Qui doit, le soir venu, l’endormir jusqu’au jour; Puis on le laisse, il part et monte dans la tour; Il trouve dans la salle une table dressee; Il soupe et dort; et l’ombre envoie a sa pensee Tous les spectres des rois depuis le duc Bela: Nul n’oserait entrer au burg cette nuit-la; Le lendemain, on vient en foule, on le delivre; Et, plein des visions du sommeil, encore ivre De tous ces grands aieux qui lui sont apparus, On le mene a l’eglise ou dort Borivorus; L’eveque lui benit la bouche et la paupiere, Et met dans ses deux mains les deux haches de pierre Dont Attila frappait juste comme la mort, D’un bras sur le midi, de l’autre sur le nord.

Ce jour-la, sur les tours de la ville, on arbore Le menacant drapeau du marquis Swantibore Qui lia dans les bois et fit manger aux loups Sa femme et le taureau dont il etait jaloux.

Meme quand l’heritier du trone est une femme, Le souper de la tour de Corbus la reclame; C’est la loi; seulement, la pauvre femme a peur.

V

LA MARQUISE MAHAUD

La niece du dernier marquis, Jean le Frappeur, Mahaud, est aujourd’hui marquise de Lusace. Dame, elle a la couronne, et, femme, elle a la grace. Une reine n’est pas reine sans la beaute. C’est peu que le royaume, il faut la royaute. Dieu dans son harmonie egalement emploie Le cedre qui resiste et le roseau qui ploie, Et, certes, il est bon qu’une femme parfois Ait dans sa main les moeurs, les esprits et les lois, Succede au maitre altier, sourie au peuple, et mene, En lui parlant tout bas, la sombre troupe humaine; Mais la douce Mahaud, dans ces temps de malheur, Tient trop le sceptre, helas! comme on tient une fleur; Elle est gaie, etourdie, imprudente et peureuse. Toute une Europe obscure autour d’elle se creuse; Et, quoiqu’elle ait vingt ans, on a beau la prier, Elle n’a pas encor voulu se marier.
Il est temps cependant qu’un bras viril l’appuie; Comme l’arc-en-ciel rit entre l’ombre et la pluie, Comme la biche joue entre le tigre et l’ours, Elle a, la pauvre belle aux purs et chastes jours, Deux noirs voisins qui font une noire besogne, L’empereur d’Allemagne et le roi de Pologne.

VI

LES DEUX VOISINS

Toute la difference entre ce sombre roi Et ce sombre empereur, sans foi, sans Dieu, sans loi, C’est que l’un est la griffe et que l’autre est la serre; Tous deux vont a la messe et disent leur rosaire, Ils n’en passent pas moins pour avoir fait tous deux Dans l’enfer un traite d’alliance hideux; On va meme jusqu’a chuchoter a voix basse, Dans la foule ou la peur d’en haut tombe et s’amasse, L’affreux texte d’un pacte entre eux et le pouvoir Qui s’agite sous l’homme au fond du monde noir; Quoique l’un soit la haine et l’autre la vengeance, Ils vivent cote a cote en bonne intelligence; Tous les peuples qu’on voit saigner a l’horizon Sortent de leur tenaille et sont de leur facon; Leurs deux figures sont lugubrement grandies Par de rouges reflets de sacs et d’incendies; D’ailleurs, comme David, suivant l’usage ancien, L’un est poete, et l’autre est bon musicien; Et, les declarant dieux, la renommee allie Leurs noms dans les sonnets qui viennent d’Italie. L’antique hierarchie a l’air mise en oubli, Car, suivant le vieil ordre en Europe etabli, L’empereur d’Allemagne est duc, le roi de France Marquis; les autres rois ont peu de difference; Ils sont barons autour de Rome, leur pilier, Et le roi de Pologne est simple chevalier; Mais dans ce siecle on voit l’exception unique Du roi sarmate egal au cesar germanique. Chacun s’est fait sa part; l’Allemand n’a qu’un soin, Il prend tous les pays de terre ferme au loin; Le Polonais, ayant le rivage baltique,
Veut des ports, il a pris toute la mer Celtique, Sur tous les flots du nord il pousse ses dromons, L’Islande voit passer ses navires demons; L’Allemand brule Anvers et conquiert les deux Prusses, Le Polonais secourt Spotocus, duc des Russes, Comme un plus grand boucher en aide un plus petit; Le roi prend, l’empereur pille, usurpe, investit; L’empereur fait la guerre a l’ordre teutonique, Le roi sur le Jutland pose son pied cynique; Mais, qu’ils brisent le faible ou qu’ils trompent le fort, Quoi qu’ils fassent, ils ont pour loi d’etre d’accord; Des geysers du pole aux cites transalpines, Leurs ongles monstrueux, crispes sur des rapines, Egratignent le pale et triste continent. Et tout leur reussit. Chacun d’eux, rayonnant, Mene a fin tous ses plans laches ou temeraires, Et regne; et, sous Satan paternel, ils sont freres; Ils s’aiment; l’un est fourbe et l’autre est deloyal, Ils sont les deux bandits du grand chemin royal. O les noirs conquerants! et quelle oeuvre ephemere! L’ambition, branlant ses tetes de chimere, Sous leur crane brumeux, fetide et sans clarte, Nourrit la pourriture et la sterilite;
Ce qu’ils font est neant et cendre; une hydre allaite, Dans leur ame nocturne et profonde, un squelette. Le Polonais sournois, l’Allemand hasardeux, Remarquent qu’a cette heure une femme est pres d’eux; Tous deux guettent Mahaud. Et naguere avec rage, De sa bouche qu’empourpre une lueur d’orage Et d’ou sortent des mots pleins d’ombre et teints de sang, L’empereur a jete cet eclair menacant:
–L’empire est las d’avoir au dos cette besace Qu’on appelle la haute et la basse Lusace, Et dont la pesanteur, qui nous met sur les dents, S’accroit quand par hasard une femme est dedans.– Le Polonais se tait, epie et patiente.

Ce sont deux grands dangers; mais cette insouciante Sourit, gazouille et danse, aime les doux propos, Se fait benir du pauvre et reduit les impots; Elle est vive, coquette, aimable et bijoutiere; Elle est femme toujours; dans sa couronne altiere, Elle choisit la perle, elle a peur du fleuron; Car le fleuron tranchant, c’est l’homme et le baron. Elle a des tribunaux d’amour qu’elle preside; Aux copistes d’Homere elle paye un subside; Elle a tout recemment accueilli dans sa cour Deux hommes, un luthier avec un troubadour, Dont on ignore tout, le nom, le rang, la race, Mais qui, conteurs charmants, le soir, sur la terrasse, A l’heure ou les vitraux aux brises sont ouverts, Lui font de la musique et lui disent des vers.

Or, en juin, la Lusace, en aout, les Moraves, Font la fete du trone et sacrent leurs margraves: C’est aujourd’hui le jour du burg mysterieux; Mahaud viendra ce soir souper chez ses aieux.

Qu’est-ce que tout cela fait a l’herbe des plaines, Aux oiseaux, a la fleur, au nuage, aux fontaines? Qu’est-ce que tout cela fait aux arbres des bois, Que le peuple ait des jougs et que l’homme ait des rois? L’eau coule, le vent passe, et murmure: Qu’importe?

VII

LA SALLE A MANGER

La salle est gigantesque; elle n’a qu’une porte; Le mur fuit dans la brume et semble illimite; En face de la porte, a l’autre extremite, Brille, etrange et splendide, une table adossee Au fond de ce livide et froid rez-de-chaussee; La salle a pour plafond les charpentes du toit; Cette table n’attend qu’un convive; on n’y voit Qu’un fauteuil, sous un dais qui pend aux poutres noires; Les anciens temps ont peint sur le mur leurs histoires, Le fier combat du roi des Vendes Thassilo Contre Nemrod sur terre et Neptune sur l’eau, Le fleuve Rhin trahi par la riviere Meuse, Et, groupes blemissants sur la paroi brumeuse, Odin, le loup Fenris et le serpent Asgar; Et toute la lumiere eclairant ce hangar, Qui semble d’un dragon avoir ete l’etable, Vient d’un flambeau sinistre allume sur la table; C’est le grand chandelier aux sept branches de fer Que l’archange Attila rapporta de l’enfer Apres qu’il eut vaincu le Mammon, et sept ames Furent du noir flambeau les sept premieres flammes. Toute la salle semble un grand lineament D’abime, modele dans l’ombre vaguement; Au fond, la table eclate avec la brusquerie De la clarte heurtant des blocs d’orfevrerie; De beaux faisans tues par les traitres faucons, Des viandes froides, force aiguieres et flacons Chargent la table ou s’offre une opulente agape. Les plats bordes de fleurs sont en vermeil; la nappe Vient de Frise, pays celebre par ses draps; Et, pour les fruits, brugnons, fraises, pommes, cedrats, Les patres de la Murg ont sculpte les sebiles Ces orfevres du bois sont des rustres habiles Qui font sur une ecuelle ondoyer des jardins Et des monts ou l’on voit fuir des chasses aux daims; Sur une vasque d’or aux anses florentines, Des Acteons cornus et chausses de bottines Luttent, l’epee au poing, contre des levriers; Des branches de glaieuls et de genevriers, Des roses, des bouquets d’anis, une jonchee De sauge tout en fleur nouvellement fauchee, Couvrent d’un frais parfum de printemps repandu Un tapis d’Ispahan sous la table etendu. Dehors, c’est la ruine et c’est la solitude. On entend, dans sa rauque et vaste inquietude, Passer sur le hallier par l’ete rajeuni Le vent, onde de l’ombre et flot de l’infini. On a remis partout des vitres aux verrieres Qu’ebranle la rafale arrivant des clairieres; L’etrange dans ce lieu tenebreux et revant, Ce serait que celui qu’on attend fut vivant; Aux lueurs du sept-bras, qui fait flamboyer presque Les vagues yeux epars sur la lugubre fresque, On voit le long des murs, par place, un escabeau, Quelque long coffre obscur a meubler le tombeau, Et des buffets charges de cuivre et de faience; Et la porte, effrayante et sombre confiance, Est formidablement ouverte sur la nuit. Rien ne parle en ce lieu d’ou tout homme s’enfuit. La terreur, dans les coins accroupie, attend l’hote. Cette salle a manger de titans est si haute, Qu’en egarant, de poutre en poutre, son regard Aux etages confus de ce plafond hagard, On est presque etonne de n’y pas voir d’etoiles. L’araignee est geante en ces hideuses toiles Flottant, la-haut, parmi les madriers profonds Que mordent aux deux bouts les gueules des griffons. La lumiere a l’air noire et la salle a l’air morte. La nuit retient son souffle. On dirait que la porte A peur de remuer tout haut ses deux battants.

VIII

CE QU’ON Y VOIT ENCORE

Mais ce que cette salle, antre obscur des vieux temps, A de plus sepulcral et de plus redoutable, Ce n’est pas le flambeau, ni le dais, ni la table; C’est, le long de deux rangs d’arches et de piliers, Deux files de chevaux avec leurs chevaliers.

Chacun a son pilier s’adosse et tient sa lance; L’arme droite, ils se font vis-a-vis en silence; Les chanfreins sont laces; les harnais sont boucles; Les chatons des cuissards sont barres de leurs cles; Les trousseaux de poignards sur l’arcon se repandent; Jusqu’aux pieds des chevaux les caparacons pendent; Les cuirs sont agrafes; les ardillons d’airain Attachent l’eperon, serrent le gorgerin; La grande epee a mains brille au croc de la selle; La hache est sur le dos, la dague est sous l’aisselle; Les genouilleres ont leur boutoir meurtrier, Les mains pressent la bride et les pieds l’etrier; Ils sont prets; chaque heaume est masque de son crible; Tous se taisent; pas un ne bouge; c’est terrible.

Les chevaux monstrueux ont la corne au frontail; Si Satan est berger, c’est la son noir betail. Pour en voir de pareils dans l’ombre, il faut qu’on dorme; Ils sont comme engloutis sous la housse difforme; Les cavaliers sont froids, calmes, graves, armes, Effroyables; les poings lugubrement fermes; Si l’enfer tout a coup ouvrait ces mains fantomes. On verrait quelque lettre affreuse dans leurs paumes. De la brume du lieu leur stature s’accroit. Autour d’eux l’ombre a peur et les piliers ont froid. O nuit, qu’est-ce que c’est que ces guerriers livides?

Chevaux et chevaliers sont des armures vides, Mais debout. Ils ont tous encor le geste fier, L’air fauve, et, quoique etant de l’ombre, ils sont du fer. Sont-ce des larves? Non; et sont-ce des statues? Non. C’est de la chimere et de l’horreur, vetues D’airain, et, des bas-fonds de ce monde puni, Faisant une menace obscure a l’infini;
Devant cette impassible et morne chevauchee, L’ame tremble et se sent des spectres approchee, Comme si l’on voyait la halte des marcheurs Mysterieux que l’aube efface en ses blancheurs. Si quelqu’un, a cette heure, osait franchir la porte, A voir se regarder ces masques de la sorte, Il croirait que la mort, a de certains moments, Rhabillant l’homme, ouvrant les sepulcres dormants, Ordonne, hors du temps, de l’espace et du nombre, Des confrontations de fantomes dans l’ombre.

Les linceuls ne sont pas plus noirs que ces armets; Les tombeaux, quoique sourds et voiles pour jamais, Ne sont pas plus glaces que ces brassards; les bieres N’ont pas leurs ais hideux mieux joints que ces jambieres; Le casque semble un crane, et, de squames couverts, Les doigts des gantelets luisent comme des vers; Ces robes de combat ont des plis de suaires; Ces pieds petrifies sieraient aux ossuaires; Ces piques ont des bois lourds et vertigineux Ou des tetes de mort s’ebauchent dans les noeuds. Ils sont tous arrogants sur la selle, et leurs bustes Achevent les poitrails des destriers robustes; Les mailles sur leurs flancs croisent leurs durs tricots; Le mortier des marquis pres des tortils ducaux Rayonne, et sur l’ecu, le casque et la rondache, La perle triple alterne avec les feuilles d’ache; La chemise de guerre et le manteau de roi Sont si larges qu’ils vont du maitre au palefroi; Les plus anciens harnais remontent jusqu’a Rome; L’armure du cheval sous l’armure de l’homme Vit d’une vie horrible, et guerrier et coursier Ne font qu’une seule hydre aux ecailles d’acier.

L’histoire est la; ce sont toutes les panoplies Par qui furent jadis tant d’oeuvres accomplies; Chacune, avec son timbre en forme de delta, Semble la vision du chef qui la porta;
La sont des ducs sanglants et les marquis sauvages Qui portaient pour pennons au milieu des ravages Des saints dores et peints sur des peaux de poissons. Voici Geth, qui criait aux Slaves: Avancons! Mundiaque, Ottocar, Platon, Ladislas Cunne, Welf, dont l’ecu portait: ‘Ma peur se nomme Aucune.’ Zultan, Nazamystus, Othon le Chassieux; Depuis Spignus jusqu’a Spartibor aux trois yeux, Toute la dynastie effrayante d’Antee
Semble la sur le bord des siecles arretee.

Que font-ils la, debout et droits? Qu’attendent-ils? L’aveuglement remplit l’armet aux durs sourcils. L’arbre est la sans la seve et le heros sans l’ame; Ou l’on voit des yeux d’ombre on vit des yeux de flamme; La visiere aux trous ronds sert de masque au neant; Le vide s’est fait spectre et rien s’est fait geant; Et chacun de ces hauts cavaliers est l’ecorce De l’orgueil, du defi, du meurtre et de la force; Le sepulcre glace les tient; la rouille mord Ces grands casques epris d’aventure et de mort, Que baisait leur maitresse auguste, la banniere; Pas un brassard ne peut remuer sa charniere; Les voila tous muets, eux qui rugissaient tous, Et, grondant et grincant, rendaient les clairons fous; Le heaume affreux n’a plus de cri dans ses gencives; Ces armures, jadis fauves et convulsives, Ces hauberts, autrefois pleins d’un souffle irrite, Sont venus s’echouer dans l’immobilite, Regarder devant eux l’ombre qui se prolonge, Et prendre dans la nuit la figure du songe.

Ces deux files, qui vont depuis le morne seuil Jusqu’au fond ou l’on voit la table et le fauteuil, Laissent entre leurs fronts une ruelle etroite; Les marquis sont a gauche et les ducs sont a droite; Jusqu’au jour ou le toit que Spignus crenela, Charge d’ans, croulera sur leur tete, ils sont la, Inegaux face a face, et pareils cote a cote. En dehors des deux rangs, en avant, tete haute, Comme pour commander le funebre escadron Qu’eveillera le bruit du supreme clairon, Les vieux sculpteurs ont mis un cavalier de pierre, Charlemagne, ce roi qui de toute la terre Fit une table ronde a douze chevaliers.

Les cimiers surprenants, tragiques, singuliers, Cauchemars entrevus dans le sommeil sans bornes, Sirenes aux seins nus, melusines, licornes, Farouches bois de cerfs, aspics, alerions, Sur la rigidite des pales morions,
Semblent une foret de monstres qui vegete; L’un penche en avant, l’autre en arriere se jette; Tous ces etres, dragons, cerberes orageux, Que le bronze et le reve ont crees dans leurs jeux, Lions volants, serpents ailes, guivres palmees, Faits pour l’effarement des livides armees, Especes de demons composes de terreur,
Qui sur le heaume altier des barons en fureur Hurlaient, accompagnant la banniere geante, Sur les cimiers glaces songent, gueule beante, Comme s’ils s’ennuyaient, trouvant les siecles longs; Et, regrettant les morts saignant sous les talons, Les trompettes, la poudre immense, la bataille, Le carnage, on dirait que l’Epouvante baille. Le metal fait reluire, en reflets durs et froids, Sa grande larme au mufle obscur des palefrois; De ces spectres pensifs l’odeur des temps s’exhale; Leur ombre est formidable au plafond de la salle; Aux lueurs du flambeau frissonnant, au-dessus Des blemes cavaliers vaguement apercus, Elle remue et croit dans les tenebreux faites; Et la double rangee horrible de ces tetes Fait, dans l’enormite des vieux combles fuyants, De grands nuages noirs aux profils effrayants.

Et tout est fixe, et pas un coursier ne se cabre Dans cette legion de la guerre macabre; Oh! ces hommes masques sur ces chevaux voiles, Chose affreuse!

A la brume eternelle meles, Ayant chez les vivants fini leur tache austere, Muets, ils sont tournes du cote du mystere; Ces sphinx ont l’air, au seuil du gouffre ou rien ne luit, De regarder l’enigme en face dans la nuit, Comme si, prets a faire, entre les bleus pilastres, Sous leurs sabots d’acier etinceler les astres, Voulant pour cirque l’ombre, ils provoquaient d’en bas, Peur on ne sait quels fiers et funebres combats, Dans le champ sombre ou n’ose aborder la pensee, La sinistre visiere au fond des cieux baissee.

IX

BRUIT QUE FAIT LE PLANCHER

C’est la qu’Eviradnus entre; Gasclin le suit.

Le mur d’enceinte etant presque partout detruit, Cette porte, ancien seuil des marquis patriarches Qu’au-dessus de la cour exhaussent quelques marches, Domine l’horizon, et toute la foret
Autour de son perron comme un gouffre apparait. L’epaisseur du vieux roc de Corbus est propice A cacher plus d’un sourd et sanglant precipice; Tout le burg, et la salle elle-meme, dit-on, Sont batis sur des puits faits par le duc Platon; Le plancher sonne; on sent au-dessous des abimes.

–Page, dit ce chercheur d’aventures sublimes, Viens. Tu vois mieux que moi, qui n’ai plus de bons yeux, Car la lumiere est femme et se refuse aux vieux; Bah! voit toujours assez qui regarde en arriere. On decouvre d’ici la route et la clairiere; Garcon, vois-tu la-bas venir quelqu’un?–Gasclin Se penche hors du seuil; la lune est dans son plein, D’une blanche lueur la clairiere est baignee. –Une femme a cheval. Elle est accompagnee. –De qui? Gasclin repond:–Seigneur, j’entends les voix De deux hommes parlant et riant, et je vois Trois ombres de chevaux qui passent sur la route. –Bien, dit Eviradnus. Ce sont eux. Page, ecoute. Tu vas partir d’ici. Prends un autre chemin. Va-t’en sans etre vu. Tu reviendras demain Avec nos deux chevaux, frais, en bon equipage, Au point du jour. C’est dit. Laisse-moi seul.–Le page, Regardant son bon maitre avec des yeux de fils, Dit:–Si je demeurais? Ils sont deux.–Je suffis. Va.

X

EVIRADNUS IMMOBILE

Le heros est seul sous ces grands murs severes. Il s’approche un moment de la table ou les verres Et les hanaps, dores et peints, petits et grands, Sont etages, divers pour les vins differents; Il a soif; les flacons tentent sa levre avide; Mais la goutte qui reste au fond d’un verre vide Trahirait que quelqu’un dans la salle est vivant; Il va droit aux chevaux. Il s’arrete devant Celui qui le plus pres de la table etincelle, Il prend le cavalier et l’arrache a la selle; La panoplie en vain lui jette un pale eclair, Il saisit corps a corps le fantome de fer, Et l’emporte au plus noir de la salle; et, pliee Dans la cendre et la nuit, l’armure humiliee Reste adossee au mur comme un heros vaincu; Eviradnus lui prend sa lance et son ecu, Monte en selle a sa place, et le voila statue.

Pareil aux autres, froid, la visiere abattue, On n’entend pas un souffle a sa levre echapper, Et le tombeau pourrait lui-meme s’y tromper.

Tout est silencieux dans la salle terrible.

XI

UN PEU DE MUSIQUE

Ecoutez!–Comme un nid qui murmure invisible, Un bruit confus s’approche, et des rires, des voix, Des pas, sortent du fond vertigineux des bois.

Et voici qu’a travers la grande foret brune Qu’emplit la reverie immense de la lune, On entend frissonner et vibrer mollement, Communiquant au bois son doux fremissement, La guitare des monts d’Inspruck, reconnaissable Au grelot de son manche ou sonne un grain de sable; Il s’y mele la voix d’un homme, et ce frisson Prend un sens et devient une vague chanson.

‘Si tu veux, faisons un reve.
Montons sur deux palefrois;
Tu m’emmenes, je t’enleve.
L’oiseau chante dans les bois.

‘Je suis ton maitre et ta proie;
Partons, c’est la fin du jour;
Mon cheval sera la joie,
Ton cheval sera l’amour.

‘Nous ferons toucher leurs tetes;
Les voyages sont aises;
Nous donnerons a ces betes
Une avoine de baisers.

‘Viens! nos doux chevaux mensonges Frappent du pied tous les deux,
Le mien au fond de mes songes,
Et le tien au fond des cieux.

‘Un bagage est necessaire;
Nous emporterons nos voeux,
Nos bonheurs, notre misere,
Et la fleur de tes cheveux.

‘Viens, le soir brunit les chenes, Le moineau rit; ce moqueur
Entend le doux bruit des chaines Que tu m’as mises au coeur.

‘Ce ne sera point ma faute
Si les forets et les monts,
En nous voyant cote a cote,
Ne murmurent pas: Aimons!

‘Viens, sois tendre, je suis ivre. O les verts taillis mouilles!
Ton souffle te fera suivre
Des papillons reveilles.

‘L’envieux oiseau nocturne,
Triste, ouvrira son oeil rond;
Les nymphes, penchant leur urne, Dans les grottes souriront.

‘Et diront: “Sommes-nous folles!
C’est Leandre avec Hero;
En ecoutant leurs paroles
Nous laissons tomber notre eau.”

‘Allons-nous-en par l’Autriche!
Nous aurons l’aube a nos fronts; Je serai grand, et toi riche,
Puisque nous nous aimerons.

‘Allons-nous-en par la terre,
Sur nos deux chevaux charmants,
Dans l’azur, dans le mystere,
Dans les eblouissements!

‘Nous entrerons a l’auberge,
Et nous payerons l’hotelier
De ton sourire de vierge,
De mon bonjour d’ecolier.

‘Tu seras dame, et moi comte;
Viens, mon coeur s’epanouit,
Viens, nous conterons ce conte
Aux etoiles de la nuit.’

La melodie encor quelques instants se traine Sous les arbres bleuis par la lune sereine, Puis tremble, puis expire, et la voix qui chantait S’eteint comme un oiseau se pose; tout se tait.

XII

LE GRAND JOSS ET LE PETIT ZENO

Soudain, au seuil lugubre apparaissent trois tetes Joyeuses, et d’ou sort une lueur de fetes; Deux hommes, une femme en robe de drap d’or. L’un des hommes parait trente ans; l’autre est encor Plus jeune, et sur son dos il porte en bandouliere La guitare ou s’enlace une branche de lierre; Il est grand et blond; l’autre est petit, pale et brun; Ces hommes, qu’on dirait faits d’ombre et de parfum, Sont beaux, mais le demon dans leur beaute grimace; Avril a de ces fleurs ou rampe une limace.

–Mon grand Joss, mon petit Zeno, venez ici. Voyez. C’est effrayant.

Celle qui parle ainsi
C’est madame Mahaud; le clair de lune semble Caresser sa beaute qui rayonne et qui tremble, Comme si ce doux etre etait de ceux que l’air Cree, apporte et remporte en un celeste eclair.

–Passer ici la nuit! Certe, un trone s’achete! Si vous n’etiez venus m’escorter en cachette, Dit-elle, je serais vraiment morte de peur.

La lune eclaire aupres du seuil, dans la vapeur, Un des grands chevaliers adosses aux murailles.

–Comme je vous vendrais a l’encan ces ferrailles! Dit Zeno; je ferais, si j’etais le marquis, De ce tas de vieux clous sortir des vins exquis, Des galas, des tournois, des bouffons, et des femmes.

Et, frappant cet airain d’ou sort le bruit des ames, Cette armure ou l’on voit fremir le gantelet, Calme et riant, il donne au sepulcre un soufflet.

–Laissez donc mes aieux, dit Mahaud qui murmure. Vous etes trop petit pour toucher cette armure.

Zeno palit. Mais Joss:–ca, des aieux! J’en ris. Tous ces bonshommes noirs sont des nids de souris. Pardieu! pendant qu’ils ont l’air terrible, et qu’ils songent, Ecoutez, on entend le bruit des dents qui rongent. Et dire qu’en effet autrefois tout cela S’appelait Ottocar, Othon, Platon, Bela! Helas! la fin n’est pas plaisante, et deconcerte. Soyez donc ducs et rois! Je ne voudrais pas, certe, Avoir ete colosse, avoir ete heros,
Madame, avoir empli de morts des tombereaux, Pour que, sous ma farouche et fiere bourguignotte, Moi, prince et spectre, un rat paisible me grignote!

–C’est que ce n’est point la votre etat, dit Mahaud. Chantez, soit; mais ici ne parlez pas trop haut.

–Bien dit, reprit Zeno. C’est un lieu de prodiges. Et, quant a moi, je vois des serpentes, des striges, Tout un fourmillement de monstres, s’ebaucher Dans la brume qui sort des fentes du plancher.

Mahaud fremit.

–Ce vin que l’abbe m’a fait boire Va bientot m’endormir d’une facon tres noire; Jurez-moi de rester pres de moi.

–J’en reponds,
Dit Joss; et Zeno dit:–Je le jure. Soupons.

XIII

ILS SOUPENT

Et, riant et chantant, ils s’en vont vers la table.

–Je fais Joss chambellan et Zeno connetable, Dit Mahaud. Et tous trois causent, joyeux et beaux, Elle sur le fauteuil, eux sur des escabeaux; Joss mange, Zeno boit, Mahaud reve. La feuille N’a pas de bruit distinct qu’on note et qu’on recueille, Ainsi va le babil sans force et sans lien; Joss par moments fredonne un chant tyrolien, Et fait rire ou pleurer la guitare; les contes Se melent aux gaites fraiches, vives et promptes. Mahaud dit:–Savez-vous que vous etes heureux? –Nous sommes bien portants, jeunes, fous, amoureux, C’est vrai.–De plus, tu sais le latin comme un pretre, Et Joss chante fort bien.–Oui, nous avons un maitre Qui nous donne cela par-dessus le marche. –Quel est son nom?–Pour nous Satan, pour vous Peche, Dit Zeno, caressant jusqu’en sa raillerie. –Ne riez pas ainsi, je ne veux pas qu’on rie. Paix, Zeno! Parle-moi, toi, Joss, mon chambellan. –Madame, Viridis, comtesse de Milan,
Fut superbe; Diane eblouissait le patre; Aspasie, Isabeau de Saxe, Cleopatre,
Sont des noms devant qui la louange se tait; Rhodope fut divine; Erylesis etait
Si belle, que Venus, jalouse de sa gorge, La traina toute nue en la celeste forge Et la fit sur l’enclume ecraser par Vulcain; Eh bien! autant l’etoile eclipse le sequin, Autant le temple eclipse un monceau de decombres, Autant vous effacez toutes ces belles ombres! Ces coquettes qui font des mines dans l’azur, Les elfes, les peris, ont le front jeune et pur Moins que vous, et pourtant le vent et ses bouffees Les ont galamment d’ombre et de rayons coiffees. –Flatteur, tu chantes bien, dit Mahaud. Joss reprend: –Si j’etais, sous le ciel splendide et transparent, Ange, fille ou demon, s’il fallait que j’apprisse La grace, la gaite, le rire et le caprice, Altesse, je viendrais a l’ecole chez vous. Vous etes une fee aux yeux divins et doux, Ayant pour un vil sceptre echange sa baguette– Mahaud songe:–On dirait que ton regard me guette, Tais-toi. Voyons, de vous tout ce que je connais, C’est que Joss est Boheme et Zeno Polonais, Mais vous etes charmants; et pauvres, oui, vous l’etes; Moi, je suis riche; eh bien! demandez-moi, poetes, Tout ce que vous voudrez.–Tout! Je vous prends au mot, Repond Joss. Un baiser.–Un baiser! dit Mahaud Surprise en ce chanteur d’une telle pensee, Savez-vous qui je suis?–Et fiere et courroucee, Elle rougit. Mais Joss n’est pas intimide. –Si je ne la savais, aurais-je demande Une faveur qu’il faut qu’on obtienne, ou qu’on prenne! Il n’est don que de roi ni baiser que de reine. –Reine! et Mahaud sourit.

XIV

APRES SOUPER

Cependant, par degres,
Le narcotique eteint ses yeux d’ombre enivres; Zeno l’observe, un doigt sur la bouche; elle penche La tete, et, souriant, s’endort, sereine et blanche.

Zeno lui prend la main qui retombe.

–Elle dort!
Dit Zeno; maintenant, vite, tirons au sort. D’abord, a qui l’etat? Ensuite, a qui la fille?

Dans ces deux profils d’homme un oeil de tigre brille.

–Frere, dit Joss, parlons politique a present. La Mahaud dort et fait quelque reve innocent; Nos griffes sont dessus. Nous avons cette folle. L’ami de dessous terre est sur et tient parole; Le hasard, grace a lui, ne nous a rien ote De ce que nous avons construit et complote; Tout nous a reussi. Pas de puissance humaine Qui nous puisse arracher la femme et le domaine. Concluons. Guerroyer, se chamailler pour rien, Pour un oui, pour un non, pour un dogme arien Dont le pape sournois rira dans la coulisse, Pour quelque fille ayant une peau fraiche et lisse, Des yeux bleus et des mains blanches comme le lait, C’etait bon dans le temps ou l’on se querellait Pour la croix byzantine ou pour la croix latine, Et quand Pepin tenait une synode a Leptine, Et quand Rodolphe et Jean, comme deux hommes souls, Glaive au poing, s’arrachaient leurs Agnes de deux sous; Aujourd’hui, tout est mieux et les moeurs sont plus douces, Frere, on ne se met plus ainsi la guerre aux trousses, Et l’on sait en amis regler un differend; As-tu des des?

–J’en ai.

–Celui qui gagne prend
Le marquisat; celui qui perd a la marquise.

–Bien

–J’entends du bruit

–Non, dit Zeno, c’est la bise Qui souffle betement et qu’on prend pour quelqu’un. As-tu peur?

–Je n’ai peur de rien, que d’etre a jeun, Repond Joss, et sur moi que les gouffres s’ecroulent!

–Finissons. Que le sort decide.

Les des roulent.

–Quatre.

Joss prend les des.

–Six. Je gagne tout net, J’ai trouve la Lusace au fond de ce cornet. Des demain, j’entre en danse avec tout mon orchestre. Taxes partout. Payez. La corde ou le sequestre, Des trompettes d’airain seront mes galoubets. Les impots, cela pousse en plantant des gibets.

Zeno dit: J’ai la fille. Eh bien! je le prefere.

–Elle est belle, dit Joss.

–Pardieu!

–Qu’en vas-tu faire?

–Un cadavre.

Et Zeno reprend:

–En verite,
La creature m’a tout a l’heure insulte. Petit! voila le mot qu’a dit cette femelle. Si l’enfer m’eut crie, beant sous ma semelle, Dans la sombre minute ou je tenais les des: ‘Fils, les hasards ne sont pas encor decides; Je t’offre le gros lot, la Lusace aux sept villes; Je t’offre dix pays de bles, de vins et d’huiles, A ton choix, ayant tous leur peuple diligent; Je t’offre la Boheme et ses mines d’argent, Ce pays le plus haut du monde, ce grand antre D’ou plus d’un fleuve sort, ou pas un ruisseau n’entre; Je t’offre le Tyrol aux monts d’azur remplis, Et je t’offre la France avec les fleurs de lis; Qu’est-ce que tu choisis?’ J’aurais dit: ‘La vengeance.’ Et j’aurais dit: ‘Enfer, plutot que cette France, Et que cette Boheme, et ce Tyrol si beau, Mets a mes ordres l’ombre et les vers du tombeau!’ Mon frere, cette femme, absurdement marquise D’une marche terrible ou tout le nord se brise, Et qui, dans tous les cas, est pour nous un danger, Ayant ete stupide au point de m’outrager, Il convient qu’elle meure; et puis, s’il faut tout dire, Je l’aime; et la lueur que de mon coeur je tire, Je la tire du tien; tu l’aimes aussi, toi. Frere, en faisant ici, chacun dans notre emploi, Les Bohemes pour mettre a fin cette equipee, Nous sommes devenus, pres de cette poupee, Niais, toi comme un page, et moi comme un barbon, Et, de galants pour rire, amoureux pour de bon; Oui, nous sommes tous deux epris de cette femme; Or, frere, elle serait entre nous une flamme; Tot ou tard, et malgre le bien que je te veux, Elle nous menerait a nous prendre aux cheveux; Vois-tu, nous finirions par rompre notre pacte, Nous l’aimons. Tuons-la.

–Ta logique est exacte,
Dit Joss reveur; mais quoi! du sang ici?

Zeno
Pousse un coin de tapis, tate et prend un anneau, Le tire, et le plancher se souleve; un abime S’ouvre; il en sort de l’ombre ayant l’odeur du crime; Joss marche vers la trappe, et, les yeux dans les yeux, Zeno muet la montre a Joss silencieux;
Joss se penche, approuvant de la tete le gouffre.

XV

LES OUBLIETTES

S’il sortait de ce puits une lueur de soufre, On dirait une bouche obscure de l’enfer. La trappe est large assez pour qu’en un brusque eclair L’homme etonne qu’on pousse y tombe a la renverse; On distingue les dents sinistres d’une herse, Et, plus bas, le regard flotte dans de la nuit; Le sang sur les parois fait un rougeatre enduit; L’Epouvante est au fond de ce puits toute nue; On sent qu’il pourrit la de l’histoire inconnue, Et que ce vieux sepulcre, oublie maintenant, Cuve du meurtre, est plein de larves se trainant, D’ombres tatant le mur et de spectres reptiles. –Nos aieux ont parfois fait des choses utiles, Dit Joss. Et Zeno dit:–Je connais le chateau; Ce que le mont Corbus cache sous son manteau, Nous le savons, l’orfraie et moi; cette batisse Est vieille; on y rendait autrefois la justice.

–Es-tu sur que Mahaud ne se reveille point?

–Son oeil est clos ainsi que je ferme mon poing; Elle dort d’une sorte apre et surnaturelle, L’obscure volonte du philtre etant sur elle.

–Elle s’eveillera demain au point du jour.

–Dans l’ombre.

–Et que va dire ici toute la cour, Quand au lieu d’une femme ils trouveront deux hommes?

–Tous se prosterneront en sachant qui nous sommes!

–Ou va cette oubliette?

–Aux torrents, aux corbeaux, Au neant; finissons.

Ces hommes, jeunes, beaux, Charmants, sont a present difformes, tant s’efface Sous la noirceur du coeur le rayon de la face, Tant l’homme est transparent a l’enfer qui l’emplit. Ils s’approchent; Mahaud dort comme dans un lit.

–Allons!

Joss la saisit sous les bras, et depose Un baiser monstrueux sur cette bouche rose; Zeno, penche devant le grand fauteuil massif, Prend ses pieds endormis et charmants; et, lascif, Leve la robe d’or jusqu’a la jarretiere.

Le puits, comme une fosse au fond d’un cimetiere, Est la beant.

XVI

CE QU’ILS FONT DEVIENT PLUS DIFFICILE A FAIRE

Portant Mahaud, qui dort toujours, Ils marchent lents, courbes, en silence, a pas lourds, Zeno tourne vers l’ombre et Joss vers la lumiere; La salle aux yeux de Joss apparait tout entiere; Tout a coup il s’arrete, et Zeno dit:–Eh bien? Mais Joss est effrayant; pale, il ne repond rien, Et fait signe a Zeno, qui regarde en arriere… Tous deux semblent changes en deux spectres de pierre Car tous deux peuvent voir, la, sous un cintre obscur, Un des grands chevaliers ranges le long du mur Qui se leve et descend de cheval; ce fantome, Tranquille sous le masque horrible de son heaume, Vient vers eux, et son pas fait trembler le plancher; On croit entendre un dieu de l’abime marcher; Entre eux et l’oubliette il vient barrer l’espace, Et dit, le glaive haut et la visiere basse, D’une voix sepulcrale et lente comme un glas: –Arrete, Sigismond! Arrete, Ladislas!
Tous deux laissent tomber la marquise, de sorte Qu’elle git a leurs pieds et parait une morte.

La voix de fer parlant sous le grillage noir Reprend, pendant que Joss blemit, lugubre a voir, Et que Zerio chancelle ainsi qu’un mat qui sombre:

–Hommes qui m’ecoutez, il est un pacte sombre Dont tout l’univers parle et que vous connaissez; Le voici: ‘Moi, Satan, dieu des cieux eclipses, Roi des jours tenebreux, prince des vents contraires, Je contracte alliance avec mes deux bons freres, L’empereur Sigismond et le roi Ladislas; Sans jamais m’absenter ni dire: je suis las, Je les protegerai dans toute conjoncture; De plus, je cede, en libre et pleine investiture, Etant seigneur de l’onde et souverain du mont, La mer a Ladislas, la terre a Sigismond, A la condition que, si je le reclame,
Le roi m’offre sa tete et l’empereur son ame.’

–Serait-ce lui? dit Joss. Spectre aux yeux fulgurants, Es-tu Satan?

–Je suis plus et moins. Je ne prends Que vos tetes, o rois des crimes et des trames, Laissant sous l’ongle noir se debattre vos ames.

Ils se regardent, fous, brises, courbant le front, Et Zeno dit a Joss:–Hein! qu’est-ce que c’est donc?

Joss begaie:–Oui, la nuit nous tient. Pas de refuge. De quelle part viens-tu? Qu’es-tu, spectre?

–Le juge.

–Grace!

La voix reprend:

–Dieu conduit par la main Le vengeur en travers de votre affreux chemin; L’heure ou vous existiez est une heure sonnee; Rien ne peut plus bouger dans votre destinee; L’idee inebranlable et calme est dans le joint. Oui, je vous regardais. Vous ne vous doutiez point Que vous aviez sur vous l’oeil fixe de la peine, Et que quelqu’un savait dans cette ombre malsaine Que Joss fut kayser et que Zeno fut roi. Vous venez de parler tout a l’heure, pourquoi? Tout est dit. Vos forfaits sont sur vous, incurables, N’esperez rien. Je suis l’abime, o miserables! Ah! Ladislas est roi, Sigismond est cesar; Dieu n’est bon qu’a servir de roue a votre char; Toi, tu tiens la Pologne avec ses villes fortes; Toi, Milan t’a fait duc, Rome empereur, tu portes La couronne de fer et la couronne d’or; Toi, tu descends d’Hercule, et toi, de Spartibor; Vos deux tiares sont les deux lueurs du monde; Tous les monts de la terre et tous les flots de l’onde Ont, altiers ou tremblants, vos deux ombres sur eux; Vous etes les jumeaux du grand vertige heureux; Vous avez la puissance et vous avez la gloire, Mais, sous ce ciel de pourpre et sous ce dais de moire, Sous cette inaccessible et haute dignite, Sous cet arc de triomphe au cintre illimite, Sous ce royal pouvoir, couvert de sacres voiles, Sous ces couronnes, tas de perles et d’etoiles, Sous tous ces grands exploits, prompts, terribles, fougueux, Sigismond est un monstre et Ladislas un gueux! O degradation du sceptre et de l’epee!
Noire main de justice aux cloaques trempee! Devant l’hydre le seuil du temple ouvre ses gonds, Et le trone est un siege aux croupes des dragons! Siecle infame! o grand ciel etoile, que de honte! Tout rampe; pas un front ou le rouge ne monte, C’est egal, on se tait, et nul ne fait un pas. O peuple, million et million de bras,
Toi, que tous ces rois-la mangent et deshonorent, Toi, que leurs majestes les vermines devorent, Est-ce que tu n’as pas des ongles, vil troupeau, Pour ces demangeaisons d’empereurs sur ta peau! Du reste, en voila deux de pris; deux ames telles Que l’enfer meme reve etonne devant elles! Sigismond, Ladislas, vous etiez triomphants, Splendides, inouis, prosperes, etouffants; Le temps d’etre punis arrive; a la bonne heure. Ah! le vautour larmoie et le caiman pleure. J’en ris. Je trouve bon qu’a-de certains instants Les princes, les heureux, les forts, les eclatants, Les vainqueurs, les puissants, tous les bandits supremes, A leurs fronts cercles d’or, charges de diademes, Sentent l’apre sueur de Josaphat monter. Il est doux de voir ceux qui hurlaient sangloter. La peur apres le crime; apres l’affreux, l’immonde. C’est bien. Dieu tout puissant! quoi, des maitres du monde, C’est ce que, dans la cendre et sous mes pieds, j’ai la! Quoi, ceci regne! Quoi, c’est un cesar, cela! En verite, j’ai honte, et mon vieux coeur se serre De les voir se courber plus qu’il n’est necessaire. Finissons. Ce qui vient de se passer ici, Princes veut un linceul promptement epaissi. Ces memes des hideux qui virent le calvaire Ont roule, dans mon ombre indignee et severe, Sur une femme, apres avoir roule sur Dieu. Vous avez joue la rois un lugubre jeu.
Mars, soit. Je ne vais pas perdre a de la morale Ce moment que remplit la brume sepulcrale. Vous ne voyez plus clair dans vos propres chemins, Et vos doigts ne sont plus assez des doigts humains Pour qu’ils puissent tater vos actions funebres; A quoi bon presenter le miroir aux tenebres? A quoi bon vous parler de ce que vous faisiez? Boire de l’ombre, etant de nuit rassasies, C’est ce que vous avez l’habitude de faire, Rois, au point de ne plus sentir dans votre verre L’odeur des attentats et le gout des forfaits. Je vous dis seulement que ce vil portefaix, Votre siecle, commence a trouver vos altesses Lourdes d’iniquites et de sceleratesses; Il est las, c’est pourquoi je vous jette au monceau D’ordures que des ans emporte le ruisseau! Ces jeunes gens penches sur cette jeune fille, J’ai vu cela! Dieu bon, sont-ils de la famille Des vivants, respirant sous ton clair horizon? Sont-ce des hommes Non. Rien qu’a voir la facon Dont votre levre touche aux vierges endormies, Princes, on sent en vous des goules, des lamies, D’affreux etres sortis des cercueils souleves. Je vous rends a la nuit. Tout ce que vous avez De la face de l’homme est un mensonge infame; Vous avez quelque bete effroyable au lieu d’ame; Sigismond l’assassin, Ladislas le forban, Vous etes des damnes en rupture de ban; Donc lachez les vivants et lachez les empires! Hors du trone, tyrans! a la tombe, vampires! Chiens du tombeau, voici le sepulcre. Rentrez.

Et son doigt est tourne vers le gouffre.

Atterres,
Ils s’agenouillent.

–Oh! dit Sigismond, fantome, Ne nous emmene pas dans ton morne royaume! Nous t’obeirons. Dis, qu’exiges-tu de nous? Grace!

Et le roi dit: –Vois, nous sommes a genoux, Spectre!

Une vieille femme a la voix moins debile.

La figure qui tient l’epee est immobile, Et se tait, comme si cet etre souverain Tenait conseil en lui sous son linceul d’airain; Tout a coup, elevant sa voix grave et hautaine:

–Princes, votre facon d’etre laches me gene. je suis homme et non spectre. Allons, debout! mon bras Est le bras d’un vivant; il ne me convient pas De faire une autre peur que celle ou j’ai coutume. Je suis Eviradnus.

XVII

LA MASSUE

Comme sort de la brume
Un severe sapin, vieilli dans l’Appenzell, A l’heure ou le matin au souffle universel Passe, des bois profonds balayant la lisiere, Le preux ouvre son casque, et hors de la visiere Sa longue barbe blanche et tranquille apparait.

Sigismond s’est dresse comme un dogue en arret; Ladislas bondit, hurle, ebauche une huee, Grince des dents et rit, et, comme la nuee Resume en un eclair le gouffre pluvieux, Toute sa rage eclate en ce cri:–C’est un vieux!

Le grand chevalier dit, regardant l’un et l’autre: –Rois, un vieux de mon temps vaut deux jeunes du votre. Je vous defie a mort, laissant a votre choix D’attaquer l’un sans l’autre ou tous deux a la fois; Prenez au tas quelque arme ici qui vous convienne; Vous etes sans cuirasse et je quitte la mienne; Car le chatiment doit lui-meme etre correct.

Eviradnus n’a plus que sa veste d’Utrecht. Pendant que, grave et froid, il deboucle sa chape, Ladislas, furtif, prend un couteau sur la nappe, Se dechausse, et, rapide et bras leve, pieds nus, Il se glisse en rampant derriere Eviradnus; Mais Eviradnus sent qu’on l’attaque en arriere, Se tourne, empoigne et tord la lame meurtriere, Et sa main colossale etreint comme un etau Le cou de Ladislas, qui lache le couteau; Dans l’oeil du nain royal on voit la mort paraitre.

–Je devrais te couper les quatre membres, traitre, Et te laisser ramper sur tes moignons sanglants. Tiens, dit Eviradnus, meurs vite!

Et sur ses flancs
Le roi s’affaisse, et, bleme et l’oeil hors de l’orbite, Sans un cri, tant la mort formidable est subite, Il expire.

L’un meurt, mais l’autre s’est dresse. Le preux, en delacant sa cuirasse, a pose Sur un banc son epee, et Sigismond l’a prise. Le jeune homme effrayant rit de la barbe grise; L’epee au poing, joyeux, assassin rayonnant, Croisant les bras, il crie: A mon tour maintenant!– Et les noirs chevaliers, juges de cette lice, Peuvent voir, a deux pas du fatal precipice, Pres de Mahaud, qui semble un corps inanime, Eviradnus sans arme et Sigismond arme.
Le gouffre attend. Il faut que l’un des deux y tombe.

–Voyons un peu sur qui va se fermer la tombe, Dit Sigismond. C’est toi le mort, c’est toi le chien!

Le moment est funebre; Eviradnus sent bien Qu’avant qu’il ait choisi dans quelque armure un glaive Il aura dans les reins la pointe qui se leve; Que faire? Tout a coup sur Ladislas gisant Son oeil tombe; il sourit, terrible, et, se baissant De l’air d’un lion pris qui trouve son issue –He! dit-il, je n’ai pas besoin d’autre massue!– Et, prenant aux talons le cadavre du roi, Il marche a l’empereur qui chancelle d’effroi; Il brandit le roi mort comme une arme, il en joue, Il tient dans ses deux poings les deux pieds, et secoue Au-dessus de sa tete, en murmurant: Tout beau! Cette espece de fronde horrible du tombeau, Dont le corps est la corde et la tete la pierre. Le cadavre eperdu se renverse en arriere, Et les bras disloques font des gestes hideux.

Lui, crie:–Arrangez-vous, princes, entre vous deux. Si l’enfer s’eteignait, dans l’ombre universelle, On le rallumerait, certe, avec l’etincelle Qu’on peut tirer d’un roi heurtant un empereur.

Sigismond, sous ce mort qui plane, ivre d’horreur, Recule, sans la voir, vers la lugubre trappe; Soudain le mort s’abat et le cadavre frappe… Eviradnus est seul. Et l’on entend le bruit De deux spectres tombant ensemble dans la nuit. Le preux se courbe au seuil du puits, son oeil y plonge, Et, calme, il dit tout bas, comme parlant en songe: –C’est bien! disparaissez, le tigre et le chacal!

XVIII LE JOUR REPARAIT

Il reporte Mahaud sur le fauteuil ducal. Et, de peur qu’au reveil elle ne s’inquiete, Il referme sans bruit l’infernale oubliette, Puis remet tout en ordre autour de lui, disant:

–La chose n’a pas fait une goutte de sang; C’est mieux.
Mais, tout a coup, la cloche au loin eclate; Les monts gris sont bordes d’un long fil ecarlate; Et voici que, partant des branches de genet, Le peuple vient chercher sa dame; l’aube nait. Les hameaux sont en branle, on accourt; et, vermeille, Mahaud, en meme temps que l’aurore, s’eveille; Elle pense rever et croit que le brouillard A pris ces jeunes gens pour en faire un vieillard, Et les cherche des yeux, les regrettant peut-etre; Eviradnus salue, et le vieux vaillant maitre, S’approchant d’elle avec un doux sourire ami: –Madame, lui dit-il, avez-vous bien dormi?

SULTAN MOURAD

I

Mourad, fils du sultan Bajazet, fut un homme Glorieux, plus qu’aucun des Tiberes de Rome; Dans son serail veillaient les lions accroupis, Et Mourad en couvrit de meurtres les tapis; On y voyait blanchir des os entre les dalles; Un long fleuve de sang de dessous ses sandales Sortait, et s’epandait sur la terre, inondant L’orient, et fumant dans l’ombre a l’occident; Il fit un tel carnage avec son cimeterre Que son cheval semblait au monde une panthere; Sous lui Smyrne et Tunis, qui regretta ses beys, Furent comme des corps qui pendent aux gibets; Il fut sublime; il prit, melant la force aux ruses, Le Caucase aux Kirghis et le Liban aux Druses; Il fit, apres l’assaut, pendre les magistrats D’Ephese, et rouer vifs les pretres de Patras; Grace a Mourad, suivi des victoires rampantes, Le vautour essuyait son bec fauve aux charpentes Du temple de Thesee encor pleines de clous; Grace a lui, l’on voyait dans Athenes des loups, Et la ronce couvrait de sa verte tunique Tous ces vieux pans de murs ecroules, Salonique, Corinthe, Argos, Varna, Tyr, Didymothicos, Ou l’on n’entendait plus parler que les echos; Mourad fut saint; il fit etrangler ses huit freres; Comme les deux derniers, petits, cherchaient leurs meres Et s’enfuyaient, avant de les faire mourir Tout autour de la chambre il les laissa courir; Mourad, parmi la foule invitee a ses fetes, Passait, le cangiar a la main, et les tetes S’envolaient de son sabre ainsi que des oiseaux; Mourad, qui ruina Delphe, Ancyre et Naxos, Comme on cueille un fruit mur tuait une province; Il aneantissait le peuple avec le prince, Les temples et les dieux, les rois et les donjons; L’eau n’a pas plus d’essaims d’insectes dans ses joncs Qu’il n’avait de rois et de spectres epiques Volant autour de lui dans les forets de piques; Mourad, fils etoile de sultans triomphants, Ouvrit, l’un apres l’autre et vivants, douze enfants Pour trouver dans leur ventre une pomme volee; Mourad fut magnanime; il detruisit Elee, Megare et Famagouste avec l’aide d’Allah; Il effaca de terre Agrigente; il brula
Fiume et Rhode, voulant avoir des femmes blanches; Il fit scier son oncle Achmet entre deux planches De cedre, afin de faire honneur a ce vieillard; Mourad fut sage et fort; son pere mourut tard, Mourad l’aida; ce pere avait laisse vingt femmes, Filles d’Europe ayant dans leurs regards des ames, Ou filles de Tiflis au sein blanc, au teint clair; Sultan Mourad jeta ces femmes a la mer
Dans des sacs convulsifs que la houle profonde Emporta, se tordant confusement dans l’onde; Mourad les fit noyer toutes; ce fut sa loi.

* * * * *

D’Aden et d’Erzeroum il fit de larges fosses, Un charnier de Modon vaincue, et trois amas De cadavres d’Alep, de Brousse et de Damas; Un jour, tirant de l’arc, il prit son fils pour cible, Et le tua; Mourad sultan fut invincible; Vlad, boyard de Tarvis, appele Belzebuth, Refuse de payer au sultan son tribut,
Prend l’ambassade turque et la fait perir toute Sur trente pals, plantes aux deux bords d’une route; Mourad accourt, brulant moissons, granges, greniers, Bat le boyard, lui fait vingt mille prisonniers, Puis, autour de l’immense et noir champ de bataille, Batit un large mur tout en pierre de taille, Et fait dans les creneaux, pleins d’affreux cris plaintifs, Maconner et murer les vingt mille captifs, Laissant des trous par ou l’on voit leurs yeux dans l’ombre, Et part, apres avoir ecrit sur leur mur sombre: ‘Mourad, tailleur de pierre, a Vlad, planteur de pieux.’ Mourad etait croyant, Mourad etait pieux; Il brula cent couvents de chretiens en Eubee, Ou par hasard sa foudre etait un jour tombee; Mourad fut quarante ans l’eclatant meurtrier Sabrant le monde, ayant Dieu sous son etrier; Il eut le Rhamseion et le Generalife;
Il fut le padischah, l’empereur, le calife, Et les pretres disaient; ‘Allah! Mourad est grand.’

II

Legislateur horrible et pire conquerant, N’ayant autour de lui que des troupeaux infames, De la foule, de l’homme en poussiere, des ames D’ou des langues sortaient pour lui lecher les pieds, Loue pour ses forfaits toujours inexpies, Flatte par ses vaincus et baise par ses proies, Il vivait dans l’encens, dans l’orgueil, dans les joies Avec l’immense ennui du mechant adore.

Il etait le faucheur, la terre etait le pre.

III

Un jour, comme il passait a pied dans une rue A Bagdad, tete auguste au vil peuple apparue, A l’heure ou les maisons, les arbres et les bles Jettent sur les chemins de soleil accables Leur frange d’ombre au bord d’un tapis de lumiere, Il vit, a quelques pas du seuil d’une chaumiere, Gisant a terre, un porc fetide qu’un boucher Venait de saigner vif avant de l’ecorcher; Cette bete ralait devant cette masure;
Son cou s’ouvrait, beant d’une affreuse blessure; Le soleil de midi brulait l’agonisant;
Dans la plaie implacable et sombre, dont le sang Faisait un lac fumant a la porte du bouge, Chacun de ses rayons entrait comme un fer rouge; Comme s’ils accouraient a l’appel du soleil, Cent moustiques sucaient la plaie au bord vermeil; Comme autour de leur lit voltigent les colombes, Ils allaient et venaient, parasites des tombes, Les pattes dans le sang, l’aile dans le rayon; Car la mort, l’agonie et la corruption
Sont ici-bas le seul mysterieux desastre Ou la mouche travaille en meme temps que l’astre; Le porc ne pouvait faire un mouvement, livre Au feroce soleil, des mouches devore;
On voyait tressaillir l’effroyable coupure; Tous les passants fuyaient loin de la bete impure; Qui donc eut eu pitie de ce malheur hideux? Le porc et le sultan etaient seuls tous les deux; L’un torture, mourant, maudit, infect, immonde; L’autre, empereur, puissant, vainqueur; maitre du monde, Triomphant aussi haut que l’homme peut monter, Comme si le destin eut voulu confronter Les deux extremites sinistres des tenebres. Le porc, dont un frisson agitait les vertebres, Ralait, triste, epuise, morne; et le padischah De cet etre difforme et sanglant s’approcha, Comme on s’arrete au bord d’un gouffre qui se creuse; Mourad pencha son front sur la bete lepreuse, Puis la poussa du pied dans l’ombre du chemin, Et, de ce meme geste enorme et surhumain Dont il chassait les rois, Mourad chassa les mouches. Le porc mourant rouvrit ses paupieres farouches, Regarda d’un regard ineffable, un moment, L’homme qui l’assistait dans son accablement; Puis son oeil se perdit dans l’immense mystere; Il expira.

IV

Le jour ou ceci sur la terre
S’accomplissait, voici ce que voyait le ciel:

C’etait dans l’endroit calme, apaise, solennel, Ou luit l’astre ideal sous l’ideal nuage, Au dela de la vie, et de l’heure, et de l’age, Hors de ce qu’on appelle espace, et des contours Des songes qu’ici-bas nous nommons nuits et jours; Lieu d’evidence ou l’ame enfin peut voir les causes, Ou, voyant le revers inattendu des choses, On comprend, et l’on dit: C’est bien!–l’autre cote De la chimere sombre etant la verite;
Lieu blanc, chaste, ou le mal s’evanouit et sombre. L’etoile en cet azur semble une goutte d’ombre.

Ce qui rayonne la, ce n’est pas un vain jour Qui nait et meurt, riant et pleurant tour a tour, Jaillissant, puis rentrant dans la noirceur premiere, Et, comme notre aurore, un sanglot de lumiere; C’est un grand jour divin, regarde dans les cieux Par les soleils, comme est le notre par les yeux; Jour pur, expliquant tout, quoiqu’il soit le probleme; Jour qui terrifierait s’il n’etait l’espoir meme; De toute l’etendue eclairant l’epaisseur, Foudre par l’epouvante, aube par la douceur. La, toutes les beautes tonnent epanouies; La, frissonnent en paix les lueurs inouies; La, les ressuscites ouvrent leur oeil beni Au resplendissement de l’eclair infini; La, les vastes rayons passent comme des ondes.

C’etait sur le sommet du Sinai des mondes; C’etait la.

Le nuage auguste, par moments, Se fendait, et jetait des eblouissements. Toute la profondeur entourait cette cime.

On distinguait, avec un tremblement sublime, Quelqu’un d’inexprimable au fond de la clarte.

Et tout fremissait, tout, l’aube et l’obscurite, Les anges, les soleils, et les etres supremes, Devant un vague front couvert de diademes. Dieu meditait.

Celui qui cree et qui sourit, Celui qu’en begayant nous appelons Esprit, Bonte, Force, Equite, Perfection, Sagesse, Regarde devant lui, toujours, sans fin, sans cesse, Fuir les siecles ainsi que des mouches d’ete. Car il est eternel avec tranquillite.

Et dans l’ombre hurlait tout un gouffre, la terre.

En bas, sous une brume epaisse, cette sphere Rampait, monde lugubre ou les pales humains Passaient et s’ecroulaient et se tordaient les mains. On apercevait l’Inde et le Nil, des melees D’exterminations et de villes brulees,
Et des champs ravages et des clairons soufflant, Et l’Europe livide ayant un glaive au flanc; Des vapeurs de tombeau, des lueurs de repaire; Cinq freres tout sanglants; l’oncle, le fils, le pere; Des hommes dans des murs, vivants, quoique pourris; Des tetes voletant, mornes chauves-souris, Autour d’un sabre nu, fecond en funerailles; Des enfants eventres soutenant leurs entrailles; Et de larges buchers fumaient, et des troncons D’etres scies en deux rampaient dans les tisons; Et le vaste etouffeur des plaintes et des rales, L’Ocean, echouait dans les nuages pales D’affreux sacs noirs faisant des gestes effrayants; Et ce chaos de fronts hagards, de pas fuyants, D’yeux en pleurs, d’ossements, de larves, de decombres, Ce brumeux tourbillon de spectres, et ces ombres Secouant des linceuls, et tous ces morts, saignant Au loin, d’un continent a l’autre continent, Pendant aux pals, cloues aux croix, nus sur les claies, Criaient, montrant leurs fers, leur sang, leurs maux, leurs plaies:

–C’est Mourad! c’est Mourad! justice, o Dieu vivant!

A ce cri, qu’apportait de toutes parts le vent, Les tonnerres jetaient des grondements etranges, Des flamboiements passaient sur les faces des anges, Les grilles de l’enfer s’empourpraient, le courroux En faisait remuer d’eux-memes les verrous, Et l’on voyait sortir de l’abime insondable Une sinistre main qui s’ouvrait formidable; ‘Justice!’ repetait l’ombre, et le chatiment Au fond de l’infini se dressait lentement.

Soudain du plus profond des nuits, sur la nuee, Une bete difforme, affreuse, extenuee,
Un etre abject et sombre, un pourceau, s’eleva; Ouvrant un oeil sanglant qui cherchait Jehovah; La nuee apporta le porc dans la lumiere, A l’endroit meme ou luit l’unique sanctuaire, Le saint des saints, jamais decru, jamais accru; Et le porc murmura:–Grace! il m’a secouru. Le pourceau miserable et Dieu se regarderent.

Alors, selon des lois que hatent ou moderent Les volontes de l’Etre effrayant qui construit Dans les tenebres l’aube et dans le jour nuit, On vit, dans le brouillard ou rien n’a plus de forme, Vaguement apparaitre une balance enorme; Cette balance vint d’elle-meme, a travers Tous les enfers beants, tous les cieux entr’ouverts, Se placer sous la foule immense des victimes; Au-dessus du silence horrible des abimes, Sous l’oeil du seul vivant, du seul vrai, du seul grand, Terrible, elle oscillait, et portait, s’eclairant D’un jour mysterieux plus profond que le notre, Dans un plateau le monde et le pourceau dans l’autre.

Du cote du pourceau la balance pencha.

V

Mourad, le haut calife et l’altier padischah, En sortant de la rue ou les gens de la ville L’avaient pu voir toucher a cette bete vile, Fut le soir meme pris d’une fievre, et mourut.

Le tombeau des soudans, bati de jaspe brut, Couvert d’orfevrerie, auguste, et dont l’entree Semble l’interieur d’une bete eventree
Qui serait tout en or et tout en diamants, Ce monument, superbe entre les monuments, Qui herisse, au-dessus d’un mur de briques seches, Son faite plein de tours comme un carquois de fleches, Ce turbe que Bagdad montre encore aujourd’hui, Recut le sultan mort et se ferma sur lui.

Quand il fut la, gisant et couche sous la pierre, Mourad ouvrit les yeux et vit une lumiere; Sans qu’on put distinguer l’astre ni le flambeau, Un eblouissement remplissait son tombeau; Une aube s’y levait, prodigieuse et douce; Et sa prunelle eteinte eut l’etrange secousse D’une porte de jour qui s’ouvre dans la nuit. Il apercut l’echelle immense qui conduit Les actions de l’homme a l’oeil qui voit les ames; Et les clartes etaient des roses et des flammes; Et Mourad entendit une voix qui disait:

–Mourad, neveu d’Achmet et fils de Bajazet, Tu semblais a jamais perdu; ton ame infime N’etait plus qu’un ulcere et ton destin un crime; Tu sombrais parmi ceux que le mal submergea; Deja Satan etait visible en toi; deja
Sans t’en douter, promis aux tourbillons funebres Des spectres sous la voute infame des tenebres, Tu portais sur ton dos les ailes de la nuit; De ton pas sepulcral l’enfer guettait le bruit; Autour de toi montait, par ton crime attiree, L’obscurite du gouffre ainsi qu’une maree; Tu penchais sur l’abime ou l’homme est chatie; Mais tu viens d’avoir, monstre, un eclair de pitie; Une lueur supreme et desinteressee
A, comme a ton insu, traverse ta pensee, Et je t’ai fait mourir dans ton bon mouvement; Il suffit, pour sauver meme l’homme inclement, Meme le plus sanglant des bourreaux et des maitres, Du moindre des bienfaits sur le dernier des etres; Un seul instant d’amour rouvre l’eden ferme; Un pourceau secouru pese un monde opprime; Viens! le ciel s’offre, avec ses etoiles sans nombre, En fremissant de joie, a l’evade de l’ombre! Viens! tu fus bon un jour, sois a jamais heureux. Entre, transfigure; tes crimes tenebreux, O roi, derriere toi s’effacent dans les gloires; Tourne la tete, et vois blanchir tes ailes noires.

LA CONFIANCE DU MARQUIS FABRICE

I

ISORA DE FINAL.–FABRICE D’ALBENGA

Tout au bord de la mer de Genes, sur un mont Qui jadis vit passer les Francs de Pharamond, Un enfant, un aieul, seuls dans la citadelle De Final sur qui veille une garde fidele, Vivent bien entoures de murs et de ravins; Et l’enfant a cinq ans et l’aieul quatre-vingts.

L’enfant est Isora de Final, heritiere Du fief dont Witikind a trace la frontiere; L’orpheline n’a plus pres d’elle que l’aieul. L’abandon sur Final a jete son linceul; L’herbe, dont par endroits les dalles sont couvertes, Aux fentes des paves fait des fenetres vertes; Sur la route oubliee on n’entend plus un pas; Car le pere et la mere, helas! ne s’en vont pas Sans que la vie autour des enfants s’assombrisse.

L’aieul est le marquis d’Albenga, ce Fabrice Qui fut bon; cher au patre, aime du laboureur; Il fut, pour guerroyer le pape ou l’empereur, Commandeur de la mer et general des villes; Genes le fit abbe du peuple, et, des mains viles Ayant livre l’etat aux rois, il combattit. Tout homme aupres de lui jadis semblait petit; L’antique Sparte etait sur son visage empreinte; La loyaute mettait sa cordiale etreinte Dans la main de cet homme a bien faire obstine. Comme il etait batard d’Othon, dit le Non-Ne,

* * * * *
* * * * *

Les rois faisaient dedain de ce fils belliqueux; Fabrice s’en vengeait en etant plus grand qu’eux. A vingt ans, il etait blond et beau; ce jeune homme Avait l’air d’un tribun militaire de Rome; Comme pour exprimer les detours du destin Dont le heros triomphe, un graveur florentin Avait sur son ecu sculpte le labyrinthe; Les femmes l’admiraient, se montrant avec crainte La tete de lion qu’il avait dans le dos. Il a vu les plus fiers, Requesens et Chandos, Et Robert, avoue d’Arras, sieur de Bethune, Fuir devant son epee et devant sa fortune; Les princes palissaient de l’entendre gronder; Un jour, il a force le pape a demander
Une fuite rapide aux galeres de Genes; C’etait un grand briseur de lances et de chaines, Guerroyant volontiers, mais surtout delivrant; Il a par tous ete proclame le plus grand D’un siecle fort auquel succede un siecle traitre; Il a toujours fremi quand des bouches de pretre Dans les sombres clairons de la guerre ont souffle; Et souvent de saint Pierre il a tordu la cle Dans la vieille serrure horrible de l’Eglise. Sa banniere cherchait la bourrasque et la bise; Plus d’un monstre a grince des dents sous son talon, Son bras se roidissait chaque fois qu’un felon Deformait quelque etat populaire en royaume. Allant, venant dans l’ombre ainsi qu’un grand fantome, Fier, levant dans la nuit son cimier flamboyant, Homme auguste au dedans, ferme au dehors, ayant En lui toute la gloire et toute la patrie, Belle ame invulnerable et cependant meurtrie, Sauvant les lois, gardant les murs, vengeant les droits, Et sonnant dans la nuit sous tous les coups des rois, Cinquante ans, ce soldat, dont la tete enfin plie, Fut l’armure de fer de la vieille Italie, Et ce noir siecle, a qui tout rayon semble ote, Garde quelque lueur encor de son cote.

II

LE DEFAUT DE LA CUIRASSE

Maintenant il est vieux; son donjon, c’est son cloitre; Il tombe, et, declinant, sent dans son ame croitre La confiance honnete et calme des grands coeurs; Le brave ne croit pas au lache, les vainqueurs Sont forts, et le heros est ignorant du fourbe. Ce qu’osent les tyrans, ce qu’accepte la tourbe, Il ne le sait; il est hors de ce siecle vil; N’en etant vu qu’a peine, a peine le voit-il; N’ayant jamais de ruse, il n’eut jamais de crainte; Son defaut fut toujours la credulite sainte, Et quand il fut vaincu, ce fut par loyaute; Plus de peril lui fait plus de securite. Comme dans un exil il vit seul dans sa gloire, Oublie; l’ancien peuple a garde sa memoire, Mais le nouveau le perd dans l’ombre, et ce vieillard, Qui fut astre, s’eteint dans un morne brouillard.

Dans sa brume, ou les feux du couchant se dispersent, Il a cette mer vaste et ce grand ciel qui versent Sur le bonheur la joie et sur le deuil l’ennui.

Tout est derriere lui maintenant; tout a fui; L’ombre d’un siecle entier devant ses pas s’allonge; Il semble des yeux suivre on ne sait quel grand songe; Parfois, il marche et va sans entendre et sans voir. Vieillir, sombre declin! l’homme est triste le soir; Il sent l’accablement de l’oeuvre finissante. On dirait par instants que son ame s’absente, Et va savoir la-haut s’il est temps de partir.

Il n’a pas un remords et pas un repentir; Apres quatre vingts ans son ame est toute blanche; Parfois, a ce soldat qui s’accoude et se penche, Quelque vieux mur, croulant lui-meme, offre un appui; Grave, il pense, et tous ceux qui sont aupres de lui L’aiment; il faut aimer pour jeter sa racine Dans un isolement et dans une ruine;
Et la feuille de lierre a la forme d’un coeur.

III

AIEUL MATERNEL

Ce vieillard, c’est un chene adorant une fleur; A present un enfant est toute sa famille. Il la regarde, il reve; il dit: ‘C’est une fille, Tant mieux!’ Etant aieul du cote maternel.

La vie en ce donjon a le pas solennel; L’heure passe et revient ramenant l’habitude.

Ignorant le soupcon, la peur, l’inquietude, Tous les matins, il boucle a ses flancs refroidis Son epee, aujourd’hui rouillee, et qui jadis Avait la pesanteur de la chose publique; Quand parfois du fourreau, venerable relique, Il arrache la lame illustre avec effort, Calme, il y croit toujours sentir peser le sort. Tout homme ici-bas porte en sa main une chose, Ou, du bien et du mal, de l’effet, de la cause, Du genre humain, de Dieu, du gouffre, il sent le poids; Le juge au front morose a son livre des lois, Le roi son sceptre d’or, le fossoyeur sa pelle.

Tous les soirs il conduit l’enfant a la chapelle; L’enfant prie, et regarde avec ses yeux si beaux, Gaie, et questionnant l’aieul sur les tombeaux; Et Fabrice a dans l’oeil une humide etincelle. La main qui tremble aidant la marche qui chancelle, Ils vont sous les portails et le long des piliers Peuples de seraphins meles aux chevaliers; Chaque statue, emue a leur pas doux et sombre, Vibre, et toutes ont l’air de saluer dans l’ombre, Les heros le vieillard, et les anges l’enfant.

Parfois Isoretta, que sa grace defend, S’echappe des l’aurore et s’en va jouer seule Dans quelque grande tour qui lui semble une aieule Et qui mele, croulante au milieu des buissons, La legende romane aux souvenirs saxons. Pauvre etre qui contient toute une fiere race, Elle trouble, en passant, le bouc, vieillard vorace, Dans les fentes des murs broutant le caprier; Pendant que derriere elle on voit l’aieul prier, –Car il ne tarde pas a venir la rejoindre,