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aÈriennes.

–Et la raison, s’il vous plaÓt?

–Parce que vous ne montez qu’‡ la condition de jeter du lest, vous ne descendez qu’‡ la condition de perdre du gaz, et ‡ ce manËge-l‡, vos provisions de gaz et de lest seront vite ÈpuisÈes.

–Mon cher Pennet, l‡ est toute la question. L‡ est la seule difficultÈ que la science doive tendre ‡ vaincre. Il ne s’agit pas de diriger les ballons; il s’agit de les mouvoir de haut en bas, sans dÈpenser ce gaz qui est sa force, son sang, son ‚me, si l’on peut s’exprimer ainsi.

–Vous avez raison, mon cher docteur, mais cette difficultÈ n’est pas encore rÈsolue, ce moyen n’est pas encore trouvÈ.

–Je vous demande pardon, il est trouvÈ.

–Par qui?

–Par moi!

–Par vous?

–Vous comprenez bien que, sans cela, je n’aurais pas risquÈ cette traversÈe de l’Afrique en ballon. Au bout de vingt-quatre heures, j’aurais ÈtÈ ‡ sec de gaz!

–Mais vous n’avez pas parlÈ de cela en Angleterre!

–Non. Je ne tenais pas ‡ me faire discuter en public. Cela me paraissait inutile. J’ai fait en secret des expÈriences prÈparatoires, et j’ai ÈtÈ satisfait; je n’avais donc pas besoin d’en apprendre davantage.

–Eh bien! mon cher Fergusson, peut-on vous demander votre secret?

–Le voici, Messieurs, et mon moyen est bien simple. ª

L’attention de l’auditoire fut portÈe au plus haut point, et le docteur prit tranquillement la parole en ces termes:

CHAPITRE X

Essais antÈrieurs.–Les cinq caisses du docteur.–Le chalumeau ‡ gaz.–Le calorifËre.–ManiËre de manúuvrer.–SuccËs certain.

´ On a tentÈ souvent, Messieurs, de s’Èlever ou de descendre ‡ volontÈ, sans perdre le gaz ou le lest d’un ballon Un aÈronaute franÁais, M. Meunier, voulait atteindre ce but en comprimant de l’air dans une capacitÈ intÈrieure Un belge, M le docteur van Hecke, au moyen d’ailes et de palettes, dÈployait une force verticale qui eut ÈtÈ insuffisante dans la plupart des cas. Les rÈsultats pratiques obtenus par ses divers moyens ont ÈtÈ insignifiants.

´ J’ai donc rÈsolu d’aborder la question plus franchement. Et d’abord je supprime complËtement le lest, si ce níest pour les cas de force majeure, tels que la rupture de mon appareil, ou l’obligation de m’Èlever instantanÈment pour Èviter un obstacle imprÈvu.

´ Mes moyens d’ascension et de descente consistent uniquement ‡ dilater ou ‡ contracter par des tempÈratures diverses le gaz renfermÈ dans l’intÈrieur de l’aÈrostat. Et voici comment j’obtiens ce rÈsultat.

“Vous avez vu embarquer avec la nacelle plusieurs caisses dont l’usage vous est inconnu Ces caisses sont au nombre de cinq.

´ La premiËre renferme environ vingt-cinq gallons d’eau, ‡ laquelle j’ajoute quelques gouttes d’acide sulfurique pour augmenter sa conductibilitÈ, et je la dÈcompose au moyen d’une forte pile de Buntzen L’eau, comme vous le savez, se compose de deux volumes en gaz hydrogËne et d’un volume en gaz oxygËne.

´ Ce dernier, sous l’action de la pile, se rend par son pÙle positif dans une seconde caisse Une troisiËme, placÈe au-dessus de celle-ci, et d’une capacitÈ double, reÁoit l’hydrogËne qui arrive par le pÙle nÈgatif.

´ Des robinets, dont l’un a une ouverture double de l’autre, font communiquer ces deux caisses avec une quatriËme, qui s’appelle caisse de mÈlange L‡, en effet, se mÈlangent ces deux gaz provenant de la dÈcomposition de l’eau. La capacitÈ de cette caisse de mÈlange est environ de quarante et un pieds cubes [Un mËtre 50 centimËtres carrÈs].

´ A la partie supÈrieure de cette caisse est un tube en platine, muni d’un robinet.

´ Vous l’avez dÈj‡ compris, Messieurs: l’appareil que je vous dÈcris est tout bonnement un chalumeau ‡ gaz oxygËne et hydrogËne, dont la chaleur dÈpasse celle des feux de forge.

´ Ceci Ètabli, je passe ‡ la seconde partie de l’appareil.

´ De la partie infÈrieure de mon ballon, qui est hermÈtiquement clos, sortent deux tubes sÈparÈs par un petit intervalle. L’un prend naissance au milieu des couches supÈrieures du gaz hydrogËne, l’autre au milieu des couches infÈrieures.

´ Ces deux tuyaux sont munis de distance en distance de fortes articulations en caoutchouc, qui leur permettent de se prÍter aux oscillations de l’aÈrostat.

´ Ils descendent tous deux jusqu’‡ la nacelle, et se perdent dans une caisse de fer de forme cylindrique, qui s’appelle caisse de chaleur. Elle est fermÈe ‡ ses deux extrÈmitÈs par deux forts disques de mÍme mÈtal.

´ Le tuyau parti de la rÈgion infÈrieure du ballon se rend dans cette boite cylindrique par le disque du bas; il y pÈnËtre, et adopte alors la forme d’un serpentin hÈlicoÔdal dont les anneaux superposÈs occupent presque toute la hauteur de la caisse. Avant d’en sortir, le serpentin se rend dans un petit cÙne, dont la base concave, en forme de calotte sphÈrique, est dirigÈe en bas.

´ C’est par le sommet de ce cÙne que sort le second tuyau, et il se rend, comme je vous l’ai dit, dans les couches supÈrieures du ballon.

´ La calotte sphÈrique du petit cÙne est en platine. afin de ne pas fondre sous l’action du chalumeau. Car celui-ci est placÈ sur le fond de la caisse en fer, au milieu du serpentin hÈlicoÔdal, et l’extrÈmitÈ de sa flamme vien-dra lÈgËrement lÈcher cette calotte.

´ Vous savez, Messieurs, ce que c’est qu’un calorifËre destinÈ ‡ chauffer les appartements. Vous savez comment il agit. L’air de l’appartement est forcÈ de passer par les tuyaux, et il est restituÈ avec une tempÈrature plus ÈlevÈe. Or, ce que je viens de vous dÈcrire l‡ n’est, ‡ vrai dire, qu’un calorifËre.

´ En effet, que se passera-t-il? Une fois le chalumeau allumÈ, l’hydrogËne du serpentin et du cÙne concave s’Èchauffe, et monte rapidement par le tuyau qui le mËne aux rÈgions supÈrieures de l’aÈrostat. Le vide se fait en dessous, et il attire le gaz des rÈgions infÈrieures qui se chauffe ‡ son tour, et est continuellement remplacÈ; il s’Ètablit ainsi dans les tuyaux et le serpentin un courant extrÍmement rapide de gaz, sortant du ballon, y retournant et se surchauffant sans cesse.

´ Or, les gaz augmentent de 1/480 de leur volume par degrÈ de chaleur. Si donc je force la tempÈrature de dix-huit degrÈs [10∞ centigrades. Les gaz augmentent de 1/267 de leur volume par 1∞ centigrade], l’hydrogËne de l’aÈrostat se dilatera de 18/480, ou de seize cent quatorze pieds cubes [Soixante-deux mËtres cubes environ], il dÈplacera donc seize cent soixante-quatorze pieds cubes d’air de plus, ce qui augmentera sa force ascensionnelle de cent soixante livres. Cela revient donc ‡ jeter ce mÍme poids de lest. Si j’augmente la tempÈrature de cent quatre-vingt degrÈs [100∞ centigrades], le gaz se dilatera de, 180/480: il dÈplacera seize mille sept cent quarante pieds cubes de plus, et sa force ascensionnelle s’accroÓtra de seize cents livres.

´ Vous le comprenez, Messieurs, je puis donc facilement obtenir des ruptures d’Èquilibre considÈrables. Le volume de l’aÈrostat a ÈtÈ calculÈ de telle faÁon, qu’Ètant ‡ demi gonflÈ, il dÈplace un poids d’air exacte-ment Ègal ‡ celui de l’enveloppe du gaz hydrogËne et de la nacelle chargÈe de voyageurs et de tous ses accessoires. A ce point de gonflement, il est exactement en Èquilibre dans l’air, il ne monte ni ne descend.

´ Pour opÈrer l’ascension, je porte le gaz ‡ une tempÈrature supÈrieure ‡ la tempÈrature ambiante au moyen de mon chalumeau; par cet excËs de chaleur, il obtient une tension plus forte, et gonfle davantage le ballon, qui monte d’autant plus que je dilate l’hydrogËne.

´ La descente se fait naturellement en modÈrant la chaleur du chalumeau, et en laissant la tempÈrature se refroidir. L’ascension sera donc gÈnÈralement beaucoup plus rapide que la descente. Mais c’est l‡ une heureuse circonstance; je n’ai jamais d’intÈrÍt ‡ descendre rapidement, et cíest au contraire par une marche ascensionnelle trËs prompte que j’Èvite les obstacles. Les dangers sont en bas et non en haut.

´ D’ailleurs, comme je vous l’ai dit, j’ai une certaine quantitÈ de lest qui me permettra de m’Èlever plus vite encore, si cela devient nÈcessaire. Ma soupape, situÈe au pÙle supÈrieur du ballon, n’est plus qu’une soupape de s˚retÈ. Le ballon garde toujours sa mÍme charge d’hydrogËne; les varia-tions de tempÈrature que je produis dans ce milieu de gaz clos pourvoient seules ‡ tous ses mouvements de montÈe et de descente.

´ Maintenant, Messieurs, comme dÈtail pratique, j’ajouterai ceci.

´ La combustion de l’hydrogËne et de l’oxygËne ‡ la pointe du chalumeau produit uniquement de la vapeur d’eau. J’ai donc muni la partie infÈrieure de la caisse cylindrique en fer d’un tube de dÈgagement avec soupape fonctionnant ‡ moins de deux atmosphËres de pression; par consÈquent, dËs qu’elle a atteint cette tension, la vapeur s’Èchappe d’elle mÍme.

´ Voici maintenant des chiffres trËs exacts.

´ Vingt-cinq gallons d’eau dÈcomposÈe en ses ÈlÈments constitutifs donnent deux cents livres d’oxygËne et vingt-cinq livres d’hydrogËne. Cela reprÈsente, ‡ la tension atmosphÈrique, dix-huit cent quatre-vingt-dix pieds cubes [Soixante-dix mËtres cubes d’oxygËne] du premier, et trois mille sept cent quatre-vingts pieds cubes [Cent quarante mËtres cubes d’hydrogËne] du second, en tout cinq mille six cent soixante-dix pieds cubes du mÈlange [Deux cent dix mËtres cubes].

´ Or le robinet de mon chalumeau, ouvert en plein, dÈpense vingt-sept pieds cubes [Un mËtre cube] ‡ l’heure avec une flamme au moins six fois plus forte que celle des grandes lanternes d’Èclairage. En moyenne donc, et pour me maintenir ‡ une hauteur peu considÈrable, je ne br˚lerai pas plus de neuf pieds cubes ‡ l’heure [Un tiers de mËtre cube]; mes vingt-cinq gallons d’eau me reprÈsentent donc six cent trente heures de navigation aÈrienne, ou un peu plus de vingt-six jours.

´ Or, comme je puis descendre ‡ volontÈ, et renouveler ma provision d’eau sur la route, mon voyage peut avoir une durÈe indÈfinie.

´ Voil‡ mon secret, Messieurs, il est simple, et, comme les choses simples, il ne peut manquer de rÈussir. La dilatation et la contraction du gaz de l’aÈrostat, tel est mon moyen, qui n’exige ni ailes embarrassantes, ni moteur mÈcanique. Un calorifËre pour produire mes changements de tempÈrature, un chalumeau pour le chauffer, cela n’est ni incommode, ni lourd. Je crois donc avoir rÈuni toutes les conditions sÈrieuses de succËs. ª

Le docteur Fergusson termina ainsi son discours, et fut applaudi de bon cúur. Il n’y avait pas une objection ‡ lui faire; tout Ètait prÈvu et rÈsolu.

´ Cependant, dit le commandant, cela peut Ítre dangereux.

–Qu’importe, rÈpondit simplement le docteur, si cela est praticable?

CHAPITRE XI

ArrivÈe ‡ Zanzibar,–Le consul anglais.–Mauvaises dispositions des habitants.–L’Óle Koumbeni.–Les faiseurs de pluie–Gonflement du ballon.–DÈpart du 18 avril.–Dernier adieu.–Le Victoria.

Un vent constamment favorable avait h‚tÈ la marche du Resolute vers le lieu de sa destination. La navigation du canal de Mozambique fut particuliËrement paisible. La traversÈe maritime faisait bien augurer de la traversÈe aÈrienne Chacun aspirait au moment de l’arrivÈe, et voulait mettre la derniËre main aux prÈparatifs du docteur Fergusson.

Enfin le b‚timent vint en vue de la ville de Zanzibar, situÈe sur l’Óle du mÍme nom, et le 15 avril, ‡ onze heures du matin, l laissa tomber l’ancre dans le port

L’Óle de Zanzibar appartient ‡ líimam de Mascate, alliÈ de la France et de l’Angleterre, et c’est ‡ coup s˚r sa plus belle colonie. Le port reÁoit un grand nombre de navires des contrÈes avoisinantes.

L’Óle n’est sÈparÈe de la cÙte africaine que par un canal dont la plus grande largeur n’excËde pas trente milles [Douze lieues et demie].

Elle fait un grand commerce de gomme, d’ivoire, et surtout d’ÈbËne, car Zanzibar est le grand marchÈ d’esclaves. L‡ vient se concentrer tout ce butin conquis dans les batailles que les chefs de l’intÈrieur se livrent incessamment. Ce trafic s’Ètend aussi sur toute la cÙte orientale, et jusque sous les latitudes du Nil, et M G. Lejean y a vu faire ouvertement la traite sous pavillon franÁais. DËs l’arrivÈe du Resolute, le consul anglais de Zanzibar vint ‡ bord se mettre ‡ la disposition du docteur, des projets duquel, depuis un mois, les journaux d’Europe l’avaient tenu au courant. Mais jusque-l‡ il faisait partie de la nombreuse phalange des incrÈdules.

´ Je doutais, dit-il en tendant la main ‡ Samuel Fergusson, mais maintenant je ne doute plus. ª

Il offrit sa propre maison au docteur, ‡ Dick Kennedy, et naturellement au brave Joe.

Par ses soins, le docteur prit connaissance de diverses lettres qu’il avait reÁues du capitaine Speke. Le capitaine et ses compagnons avaient eu ‡ souffrir terriblement de la faim et du mauvais temps avant d’atteindre le pays d’Ugogo; ils ne s’avanÁaient qu’avec une extrÍme difficultÈ et ne pensaient plus pouvoir donner promptement de leurs nouvelles.

´ Voil‡ des pÈrils et des privations que nous saurons Èviter, ª dit le docteur.

Les bagages des trois voyageurs furent transportÈs ‡ la maison du consul. On se disposait ‡ dÈbarquer le ballon sur la plage de Zanzibar; il y avait prËs du m‚t des signaux un emplacement favorable, auprËs d’uneÈnorme construction qui l’eut abritÈ des vents d’est. Cette grosse tour, semblable ‡ un tonneau dressÈ sur sa base, et prËs duquel la tonne d’Heidelberg n’eut ÈtÈ qu’un simple baril, servait de fort, et sur sa plate-forme veillaient des Beloutchis armÈs de lances, sorte de garnisaires fainÈants et braillards.

Mais, lors du dÈbarquement de l’aÈrostat, le consul fut averti que la population de l’Óle s’y opposerait par la force. Rien de plus aveugle que les passions fanatisÈes. La nouvelle de l’arrivÈe d’un chrÈtien qui devait s’enlever dans les airs fut reÁue avec irritation; les nËgres, plus Èmus que les Arabes, virent dans ce projet des intentions hostiles ‡ leur religion; ils se. figuraient qu’on en voulait au soleil et ‡ la lune. Or, ces deux astres sont un objet de vÈnÈration pour les peuplades africaines. On rÈsolut donc de s’opposer ‡ cette expÈdition sacrilËge.

Le consul, instruit de ces dispositions, en confÈra avec le docteur Fergusson et le commandant Pennet. Celui-ci ne voulait pas reculer devant des menaces; mais son ami lui fit entendre raison ‡ ce sujet.

´ Nous finirons certainement par líemporter lui dit-il; les garnisaires mÍmes de l’iman nous prÍteraient main-forte; au besoin; mais, mon cher commandant, un accident est vite arrivÈ; il suffirait d’un mauvais coup pour causer au ballon un accident irrÈparable, et le voyage serait compromis sans remise; il faut donc agir avec de grandes prÈcautions.

–Mais que faire? Si nous dÈbarquons sur la cÙte d’Afrique, nous rencontrerons les mÍmes difficultÈs! Que faire?

–Rien n’est plus simple, rÈpondit. le consul. Voyez ces Óles situÈes au del‡ du port; dÈbarquez votre aÈrostat dans líune d’elles, entourez-vous d’une ceinture de matelots, et vous n’aurez aucun risque ‡ courir:

–Parfait, dit le docteur, et nous serons ‡ notre aise pour achever nos prÈparatifs.

Le commandant se rendit ‡ ce conseil. Le Resolute s’approcha de l’Óle de Koumbeni. Pendant la matinÈe du 16 avril, le ballon fut mis en s˚retÈ au milieu d’une clairiËre, entre les grands bois dont le sol est hÈrissÈ.

On dressa deux mats hauts de quatre-vingts pieds et placÈs ‡ une pareille distance l’un de l’autre; un jeu de poulies fixÈes ‡ leur extrÈmitÈ permit d’enlever l’aÈrostat au moyen d’un c‚ble transversal; il Ètait alors entiËrement dÈgonflÈ. Le ballon intÈrieur se trouvait rattachÈ au sommet du ballon extÈrieur de maniËre ‡ Ítre soulevÈ comme lui.

C’est ‡ l’appendice infÈrieur de chaque ballon que furent fixÈs les deux tuyaux d’introduction de l’hydrogËne.

La journÈe du 17 se passa ‡ disposer l’appareil destinÈ ‡ produire le gaz; il se composait de trente tonneaux, dans lesquels la dÈcomposition de l’eau se faisait au moyen de ferraille et d’acide sulfurique mis en prÈsence dans une grande quantitÈ d’eau. L’hydrogËne se rendait dans une vaste tonne centrale aprËs avoir ÈtÈ lavÈ ‡ son passage, et de l‡ il passait dans chaque aÈrostat par les tuyaux d’introduction. De cette faÁon, chacun d’eux se remplissait díune quantitÈ de gaz parfaitement dÈterminÈe.

Il fallut employer, pour cette opÈration, dix-huit cent soixante-six gallons [Trois mille deux cent cinquante litres] d’acide sulfurique, seize mille cinquante livres de fer [Plus de huit tonnes de fer] et neuf cent soixante-six gallons d’eau [PrÈs de quarante et un mille deux cent cinquante litres].

Cette opÈration commenÁa dans la nuit suivante, vers trois heures du matin; elle dura prËs de huit heures. Le lendemain, líaÈrostat, recouvert de son filet, se balanÁait gracieusement au-dessus de-l‡ nacelle, retenu par un grand nombre de sacs de terre. L’appareil de dilatation fut montÈ avec un grand soin, et les tuyaux sortant de l’aÈrostat furent adaptÈs ‡ la boÓte cylindrique.

Les ancres, les cordes, les instruments, les couvertures de voyage, la tente, les vivres, les armes, durent prendre dans la nacelle la place qui leur Ètait assignÈe; la provision d’eau fut faite ‡ Zanzibar. Les deux centslivres de lest furent rÈparties dans cinquante sacs placÈs au fond de la nacelle, mais cependant ‡ portÈe de la main.

Ces prÈparatifs se terminaient vers cinq heures du soir; des sentinelles veillaient sans cesse autour de líÓle, et les embarcations du Resolute sillonnaient le canal.

Les nËgres continuaient ‡ manifester leur colËre par des cris, des grimaces et des contorsions. Les sorciers parcouraient les groupes irritÈs, en soufflant sur toute cette irritation; quelques fanatiques essayËrent de ga-gner l’Óle ‡ la nage, mais on les Èloigna facilement.

Alors les sortilËges et les incantations commencËrent; les faiseurs de pluie, qui prÈtendent commander aux nuages, appelËrent les ouragans et les ´ averses de pierres [Nom que les NËgres donnent ‡ la grÍle] ª ‡ leur secours; pour cela, ils cueillirent des feuilles de tous les arbres diffÈrents du pays; ils les firent bouillir ‡ petit feu, pendant que l’on tuait un mouton en lui enfonÁant une longue aiguille dans le cúur. Mais, en dÈpit de leurs cÈrÈmonies, le ciel demeura pur, et ils en furent pour leur mouton et leurs grimaces.

Les nËgres se livrËrent alors ‡ de furieuses orgies, s’enivrant du ´ tembo,ª liqueur ardente tirÈe du cocotier, ou d’une biËre extrÍmement capiteuse appelÈe ´ togwa. ª Leurs chants, sans mÈlodie apprÈciable, mais dont le rythme est trËs juste, se poursuivirent fort avant dans la nuit.

Vers six heures du soir un dernier dÓner rÈunit les voyageurs ‡ la table du commandant et de ses officiers. Kennedy, que personne n’interrogeait plus, murmurait tout bas des paroles insaisissables; il ne quittait pas des yeux le docteur Fergusson.

Ce repas d’ailleurs fut triste. L’approche du moment suprÍme inspirait ‡ tous de pÈnibles rÈflexions. Que rÈservait la destinÈe ‡ ces hardis voyageurs? Se retrouveraient-ils jamais au milieu de leurs amis, assis au foyer domestique? Si les moyens de transport venaient ‡ manquer, que devenir au sein de peuplades fÈroces, dans ces contrÈes inexplorÈes, au milieu de dÈserts immenses?

Ces idÈes, Èparses jusque-l‡, et auxquelles on s’attachait peu, assiÈgeaient alors les imaginations surexcitÈes; Le docteur Fergusson, toujours froid, toujours impassible, causa de choses et d’autres; mais en vain chercha-t-il ‡ dissiper cette tristesse communicative; il ne put y parvenir.

Comme on craignait quelques dÈmonstrations contre la personne du docteur et de ses compagnons, ils couchËrent tous les trois ‡ bord du Resolute. A six heures du matin, ils quittaient leur cabine et se rendaient ‡ l’Óle de Koumbeni.

Le ballon se balanÁait lÈgËrement au souffle du vent de l’est. Les sacs de terre qui le retenaient avaient ÈtÈ remplacÈs par vingt matelots. Le commandant Pennet et ses officiers assistaient ‡ ce dÈpart solennel.

En ce moment, Kennedy alla droit au docteur, lui prit la main et dit:

´ Il est bien dÈcidÈ, Samuel, que tu pars? Cela est trËs dÈcidÈ, mon cher Dick.

–Jíai bien fait tout ce qui dÈpendait de moi pour empÍcher ce voyage?

–‘Tout.

—Alors j’ai la conscience tranquille ‡ cet Ègard, et je t’accompagne.

–J’en Ètais s˚r, ª rÈpondit le docteur, en laissant voir sur ses traits une rapide Èmotion.

L’instant des derniers adieux arrivait. Le commandant et ses officiers embrassËrent avec effusion leurs intrÈpides amis, sans en excepter le digne Joe, fier et joyeux. Chacun des assistants voulut prendre sa part des poignÈes de main du docteur Fergusson.

A neuf heures, les trois compagnons de route prirent place dans la nacelle: le docteur alluma son chalumeau et poussa la flamme de maniËre ‡ produire une chaleur rapide. Le ballon, qui se maintenait ‡ terre en parfait Èquilibre, commenÁa ‡ se soulever au bout de quelques minutes. Les matelots durent filer un peu des cordes qui le retenaient. La nacelle s’Èleva d’une vingtaine de pieds.

´ Mes amis, s’Ècria le docteur debout entre ses deux compagnons et Ùtant son chapeau, donnons ‡ notre navire aÈrien un nom qui lui porte bonheur! qu’il soit baptisÈ le Victoria! ª

Un hourra formidable retentit:

´Vive la reine! Vive l’Angleterre!ª

En ce moment, la force ascensionnelle de l’aÈrostat s’accroissait prodigieusement. Fergusson, Kennedy et Joe lancËrent un dernier adieu ‡ leur amis.

´ L‚chez tout! s’Ècria le docteur. ª

Et le Victoria síÈleva rapidement dans les airs, tandis que les quatre caronades du Resolute tonnaient en son honneur.

CHAPITRE XII

TraversÈe du dÈtroit.–Le Mrima.–Propos de Dick et proposition de Joe.–Recette pour le cafÈ.–L’Uzaramo.–L’infortunÈ Maizan.–Le mont Duthumi.–Les cartes du docteur–Nuit sur un nopal.

L’air Ètait pur, le vent modÈrÈ; le Victoria monta presque perpendiculairement ‡ une hauteur de 1,500 pieds, qui fut indiquÈe par une dÈpression de 2 pouces moins 2 lignes [Environ cinq centimËtres. La dÈpression est ‡ peu prÈs díun centimËtre par cent mËtres díÈlÈvation] dans la colonne baromÈtrique.

A cette ÈlÈvation, un courant plus marquÈ porta le ballon vers le sudouest. Quel magnifique spectacle se dÈroulait aux yeux des voyageurs! L’Óle de Zanzibar s’offrait tout entiËre ‡ la vue et se dÈtachait en couleur plus foncÈe, comme sur un vaste planisphËre; les champs prenaient une apparence d’Èchantillons de diverses couleurs; de gros bouquets d’arbres indiquaient les bois et les taillis.

Les habitants de l’Óle apparaissaient comme des insectes. Les hourras et les cris s’Èteignaient peu ‡ peu dans l’atmosphËre, et les coups de canon du navire vibraient seuls dans la concavitÈ infÈrieure de l’aÈrostat.

´ Que tout cela est beau! ªs’Ècria Joe en rompant le silence pour la premiËre fois.

Il n’obtint pas de rÈponse. Le docteur s’occupait d’observer les variations baromÈtriques et de prendre note des divers dÈtails de son ascension.

Kennedy regardait et n’avait pas assez d’yeux pour tout voir.

Les rayons du soleil venant en aide au chalumeau, la tension du gaz augmenta. Le Victoria atteignit une hauteur de 2,500 pieds.

Le Resolute apparaissait sous l’aspect d’une simple barque, et la cÙte africaine apparaissait dans l’ouest par une immense bordure d’Ècume.

´ Vous ne parlez pas? fit Joe.

–Nous regardons, rÈpondit le docteur en dirigeant sa lunette vers le continent.

–Pour mon compte, il faut que je parle.

–A ton aise! Joe, parle tant qu’il te plaira. ª

Et Joe fit ‡ lui seul une terrible consommation d’onomatopÈes. Les oh! les ah! les hein! Èclataient entre ses lËvres.

Pendant la traversÈe de la mer, le docteur jugea convenable de se maintenir ‡ cette ÈlÈvation; il pouvait observer la cÙte sur une plus grande Ètendue; le thermomËtre et le baromËtre, suspendus dans l’intÈrieur de la tente entr’ouverte, se trouvaient sans cesse ‡ portÈe de sa vue; un second baromËtre, placÈ extÈrieurement, devait servir pendant les quarts de nuit.

Au bout de deux heures, le Victoria, poussÈ avec une vitesse d’un peu plus de huit milles, gagna sensiblement la cÙte. Le docteur rÈsolut de se rapprocher de terre; il modÈra la flamme du chalumeau, et bientÙt le ballon descendit ‡ 300 pieds du sol.

Il se trouvait au-dessus du Mrima, nom que porte cette portion de la cÙte orientale de l’Afrique; d’Èpaisses bordures de mangliers en protÈgeaient les bords; la marÈe basse laissait apercevoir leurs Èpaisses racines rongÈes par la dent de l’OcÈan Indien. Les dunes qui formaient autrefois la ligne cÙtiËre s’arrondissaient ‡ l’horizon; et le mont Nguru dressait son pic dans le nord-ouest.

Le Victoria passa prËs d’un village que, sur sa carte, le docteur reconnut Ítre le Kaole. Toute la population rassemblÈe poussait des hurlements de colËre et de crainte; des flËches furent vainement dirigÈes contre ce monstre des airs, qui se balanÁait majestueusement au-dessus de toutes ces fureurs impuissantes.

Le vent portait au sud, mais le docteur ne s’inquiÈta pas de cette direction; elle lui permettait au contraire de suivre la route tracÈe par les capitaines Burton et Speke.

Kennedy Ètait enfin devenu aussi loquace que Joe; ils se renvoyaient mutuellement leurs phrases admiratives.

´ Fi des diligences! disait l’un.

–Fi des steamers! disait l’autre.

–Fi des chemins de fer! ripostait Kennedy, avec lesquels on traverse les pays sans les voir!

–Parlez-moi d’un ballon, reprenait Joe; on ne se sent pas marcher, et la nature prend la peine de se dÈrouler ‡ vos yeux!

–Quel spectacle! quelle admiration! quelle extase! un rÍve dans un hamac!

–Si nous dÈjeunions? fit Joe, que le grand air mettait en appÈtit.

–C’est une idÈe mon garÁon.

–Oh! la cuisine ne sera pas longue ‡ faire! du biscuit et de la viande conservÈe.

–Et du cafÈ ‡ discrÈtion, ajouta le docteur. Je te permets d’emprunter un peu de chaleur ‡ mon chalumeau; il en a de reste. Et de cette faÁon nous n’aurons point ‡ craindre d’incendie.

–Ce serait terrible, reprit Kennedy. C’est comme une poudriËre que nous avons au-dessus de nous.

–Pas tout ‡ fait, rÈpondit Fergusson; mais enfin, si le gaz s’enflammait, il se consumerait peu ‡ peu, et nous descendrions ‡ terre, ce qui nous dÈsobligerait; mais soyez sans crainte, notre aÈrostat est hermÈtiquement clos.

–Mangeons donc, fit Kennedy.

–Voil‡, Messieurs, dit Joe, et, tout en vous imitant, je vais confectionner un cafÈ dont vous me direz des nouvelles.

–Le fait est, reprit le docteur, que Joe, entre mille vertus, a un talent remarquable pour prÈparer ce dÈlicieux breuvage; il le compose d’un mÈlange de diverses provenances, qu’il n’a jamais voulu me faire connaÓtre.

–Eh bien! mon maÓtre, puisque nous sommes en plein air, je peux bien vous confier ma recette. C’est tout bonnement un mÈlange en parties Ègales de moka, de bourbon et de rio-nunez. ª

Quelques instants aprËs, trois tasses fumantes Ètaient servies et terminaient un dÈjeuner substantiel assaisonnÈ par la bonne humeur des convives; puis chacun se remit ‡ son poste d’observation.

Le pays se distinguait par une extrÍme fertilitÈ. Des sentiers sinueux et Ètroits s’enfonÁaient sous des vo˚tes de verdure. On passait au-dessus des champs cultivÈs de tabac de maÔs, d’orge, en pleine maturitÈ; Áa et l‡ de vastes riziËres avec leurs tiges droites et leurs fleurs de couleur purpurine.

On apercevait des moutons et des chËvres renfermÈs dans de grandes cages ÈlevÈes sur pilotis, ce qui les prÈservait de la dent du lÈopard. Une vÈgÈtation luxuriante s’Èchevelait sur ce sol prodigue. Dans de nombreux villages se reproduisaient des scËnes de cris et de stupÈfaction ‡ la vue du Victoria, et le docteur Fergusson se tenait prudemment hors de la portÈs des flËches; les habitants, attroupÈs autour de leurs huttes contiguÎs, poursuivaient longtemps les voyageurs de leurs vaines imprÈcations.

A midi, le docteur en consultant sa carte, estima qu’il se trouvait au-dessus du pays d’Uzaramo [U, ou, signifient contrÈe dans la langue du pays]. La campagne se montrait hÈrissÈe de cocotiers, de papayers, de cotonniers, au-dessus desquels le Victoria paraissait se jouer. Joe trouvait cette vÈgÈtation toute naturelle, du moment qu’il s’agissait de l’Afrique. Kennedy apercevait des liËvres et des cailles qui ne demandaient pas mieux que de recevoir un coup de fusil; mais cíe˚t ÈtÈ de la poudre perdue, attendu líimpossibilitÈ de ramasser le gibier.

Les aÈronautes marchaient avec une vitesse de douze milles ‡ líheure, et se trouvËrent bientÙt par 38∞ 2` de longitude au-dessus du village de Tounda.

´ C’est l‡, dit le docteur, que Burton et Speke furent pris de fiËvres violentes et crurent un instant leur expÈdition compromise Et cependant ils Ètaient encore peu ÈloignÈs de la cÙte, mais dÈj‡ la fatigue et les priva-tions se faisaient rudement sentir. ª

En effet, dans cette contrÈe rËgne une malaria perpÈtuelle; le docteur n’en put mÍme Èviter les atteintes qu’en Èlevant le ballon au-dessus des miasmes de cette terre humide, dont un soleil ardent pompait les Èmanations.

Parfois on put apercevoir une caravane se reposant dans un ´ kraal ª en attendant la fraÓcheur du soir pour reprendre sa route. Ce sont de vastes emplacements entourÈs de haies et de jungles, o˘ les trafiquants s’abritent non seulement contre les bÍtes fauves, mais aussi contre les tribus pillardes de la contrÈe. On voyait les indigËnes courir, se disperser ‡ la vue du Victoria. Kennedy dÈsirait les contempler de plus prËs; mais Samuel s’opposa constamment ‡ ce dessein.

´ Les chefs sont armÈs de mousquets, dit-il, et notre ballon serait un point de mire trop facile pour y loger une balle.

–Est-ce qu’un trou de balle amËnerait une chute? demanda Joe.

–ImmÈdiatement, non; mais bientÙt ce trou deviendrait une vaste dÈchirure par laquelle s’envolerait tout notre gaz

–Alors tenons-nous ‡ une distance respectueuse de ces mÈcrÈants. Que doivent-ils penser ‡ nous voir planer dans les airs? Je suis sur qu’ils ont envie de nous adorer.

Laissons-nous adorer, rÈpondit le docteur, mais de loin. On y gagne toujours. Voyez, le pays change dÈj‡ d’aspect; les villages sont plus rares; les manguiers ont disparu; leur vÈgÈtation s’arrÍte a cette latitude. Le sol devient montueux et fait pressentir de prochaines montagnes.

–En effet, dit Kennedy, il me semble apercevoir quelques hauteurs de ce cÙtÈ.

–Dans l’ouest…, ce sont les premiËres chaÓnes d’Ourizara, le mont Duthumi, sans doute, derriËre lequel j’espËre nous abriter pour passer la nuit. Je vais donner plus d’activitÈ ‡ la flamme du chalumeau: nous sommes obligÈs de nous tenir ‡ une hauteur de cinq ‡ six cents pieds.

–C’est tout de mÍme une fameuse idÈe que vous avez eue l‡, Monsieur, dit Joe; la manúuvre n’est difficile ni fatigante, on tourne un robinet, et tout est dit.

–Nous voici plus ‡ l’aise, fit le chasseur lorsque le ballon se fut ÈlevÈ; la rÈflexion des rayons du soleil sur ce sable rouge devenait insupportable.

–Quels arbres magnifiques! s’Ècria Joe; quoique trËs naturel, c’est trËs beau! Il n’en faudrait pas une douzaine pour faire une forÍt.

–Ce sont des baobabs, rÈpondit le docteur Fergusson; tenez, en voici un dont le tronc peut avoir cent pieds de circonfÈrence. C’est peut-Ítre au pied de ce mÍme arbre que pÈrit le FranÁais Maizan en 1845, car nous sommes au-dessus du village de Deje la Mhora, o˘ il s’aventura seul; il fut saisi par le chef de cette contrÈe, attachÈ au pied d’un baobab, et ce nËgre fÈroce lui coupa lentement les articulations, pendant que retentissait le chant de guerre; puis il entama la gorge, s’arrÍta pour aiguiser son couteau ÈmoussÈ, et arracha la tÍte du malheureux avant qu’elle ne f˚t coupÈe! Ce pauvre FranÁais avait vingt-six ans!

–Et la France n’a pas tirÈ vengeance d’un pareil crime? demanda Kennedy.

–La France a rÈclamÈ; le saÔd de Zanzibar a tout fait pour s’emparer du meurtrier, mais il n’a pu y rÈussir.

–Je demande ‡ ne pas m’arrÍter en route, dit Joe; montons, mon maÓtre, montons, si vous m’en croyez.

–D’autant plus volontiers, Joe, que le mont Duthumi se dresse devant nous Si mes calculs sont exacts, nous l’aurons dÈpassÈ avant sept heures du soir.

–Nous ne voyagerons pas la nuit? demanda le chasseur.

–Non, autant que possible; avec des prÈcautions et de la vigilance, on le ferait sans danger, mais il ne suffit pas de traverser l’Afrique, il faut la voir.

–Jusqu’ici nous n’avons pas ‡ nous plaindre, mon maÓtre, Le pays le plus cultivÈ et le plus fertile du monde, au lieu d’un dÈsert! Croyez donc aux gÈographes!

–Attendons, Joe, attendons; nous verrons plus tard. ª

Vers six heures et demie du soir, le Victoria se trouva en face du mont Duthumi; il dut, pour le franchir, s’Èlever ‡ plus de trois mille pieds, et pour cela le docteur n’eut ‡ Èlever la tempÈrature que de dix-huit degrÈs [10∞ centigrades]. On peut dire qu’il manúuvrait vÈritablement son ballon ‡ la main. Kennedy lui indiquait les obstacles ‡ surmonter, et le Victoria volait par les airs en rasant la montagne.

A huit heures, il descendait le versant opposÈ, dont la pente Ètait plus adoucie; les ancres furent lancÈes au dehors de la nacelle, et l’une d’elles, rencontrant les branches d’un nopal Ènorme, s’y accrocha fortement. AussitÙt Joe se laissa glisser par la cordÈ et l’assujettit avec la plus grande so-liditÈ. L’Èchelle de soie lui fut tendue, et il remonta lestement. L’aÈrostat demeurait presque immobile, ‡ l’abri des vents de líest.

Le repas du soir fut prÈparÈ; les voyageurs, excitÈs par leur promenade aÈrienne, firent une large brËche ‡ leurs provisions

´ Quel chemin avons-nous fait aujourd’hui? ª demanda Kennedy en avalant des morceaux inquiÈtants.

Le docteur fit le point au moyen d’observations lunaires, et consulta l’excellente carte qui lui servait de guide; elle appartenait ‡ l’atlas ´ der Neuester Entedekungen Afrika ª, publiÈ ‡ Gotha par son savant ami Petermann, et que celui-ci lui avait adressÈ. Cet atlas, devait servir au voyage tout entier du docteur, car il contenait l’itinÈraire de Burton et Speke aux Grands Lacs, le Soudan d’aprËs le docteur Barth, le bas SÈnÈgal d’aprËs Guillaume Lejean, et le delta du Niger par le docteur Baikie.

Fergusson s’Ètait Ègalement muni d’un ouvrage. qui rÈunissait en un seul corps toutes les notions acquises sur le Nil, et intitulÈ: ´ The sources of the Nil, being a general surwey of the basin of that river and of its heab stream with the history of the Nilotic discovery by Charles Beke, th. D. ª

Il possÈdait aussi les excellentes cartes publiÈes dans les ´ Bulletins de la SociÈtÈ de GÈographie de Londres, ª et aucun point des contrÈes dÈcouvertes ne devait lui Èchapper.

En pointant sa carte, il trouva que sa route latitudinale Ètait de deux degrÈs, ou cent vingt milles dans l’ouest [Cinquante lieues].

Kennedy remarqua que la route se dirigeait vers le midi. Mais cette direction satisfaisait le docteur, qui voulait, autant que possible, reconnaÓtre les traces de ses devanciers.

Il fut dÈcidÈ que la nuit serait divisÈe en trois quarts, afin que chacun p˚t ‡ son tour veiller ‡ la s˚retÈ des deux autres. Le docteur dut prendre le quart de neuf heures, Kennedy celui de minuit et Joe celui de trois heures du matin.

Donc, Kennedy et Joe, enveloppÈs de leurs couvertures, s’Ètendirent sous la tente et dormirent paisiblement tandis que veillait le docteur Fergusson.

CHAPITRE XIII

Changement de temps,–FiËvre de Kennedy.–La mÈdecine du docteur–Voyage par terre.–Le bassin d’ImengÈ.–Le mont Rubeho.–A six mille pieds.–Joe.–Une halte de jour.

La nuit fut paisible; cependant le samedi matin, en se rÈveillant, Kennedy se plaignit de lassitude et de frissons de fiËvre. Le temps changeait; le ciel couvert de nuages Èpais semblait s’approvisionner pour un nouveau dÈluge. Un triste pays que ce Zungomero, o˘ il pleut continuellement, sauf peut-Ítre pendant une quinzaine de jours du mois de janvier.

Une pluie violente ne tarda pas ‡ assaillir les voyageurs; au-dessous d’eux, les chemins coupÈs par des ´ nullabs ª, sortes de torrents momentanÈs, devenaient impraticables, embarrassÈs d’ailleurs de buissons Èpineux et de lianes gigantesques. On saisissait distinctement ces Èmanations d’hydrogËne sulfurÈ dont parle le capitaine Burton.

´ D’aprËs lui, dit le docteur, et il a raison, c’est ‡ croire qu’un cadavre est cachÈ derriËre chaque hallier.

–Un vilain pays dit Joe, et il me semble que monsieur Kennedy ne se porte pas bien pour y avoir passÈ la nuit.

–En effet, j’ai une fiËvre assez forte, fit le chasseur.

–Cela n’a rien d’Ètonnant, mon cher Dick, nous nous trouvons dans l’une des rÈgions les plus insalubres de l’Afrique. Mais nous níy resterons pas longtemps. En route. ª

Gr‚ce ‡ une manúuvre adroite de Joe, l’ancre fut dÈcrochÈe, et, au moyen de l’Èchelle, Joe regagna la nacelle. Le docteur dilata vivement le gaz, et le Victoria reprit son vol, poussÈ par un vent assez fort.

Quelques huttes apparaissaient ‡ peine au milieu de ce brouillard pestilentiel. Le pays changeait d’aspect. Il arrive frÈquemment en Afrique qu’une rÈgion malsaine et de peu d’Ètendue confine ‡ des contrÈes parfaitement salubres.

Kennedy soufrait visiblement, et la fiËvre accablait sa nature vigoureuse.

´ Ce n’est pourtant pas le cas d’Ítre malade, fit-il en s’enveloppant de sa couverture et se couchant sous la tente.

–Un peu de patience, mon cher Dick, rÈpondit le docteur Fergusson, et tu seras guÈri rapidement.

–GuÈri! ma foi! Samuel, si tu as dans ta pharmacie de voyage quelque drogue qui me remette sur pied, administre-la-moi sans retard Je l’avalerai les yeux fermÈs.

–J’ai mieux que cela, ami Dick, et je vais naturellement te donner un fÈbrifuge qui ne co˚tera rien.

–Et comment feras-tu?

–C’est fort simple. Je vais tout bonnement monter au-dessus de ces nuages qui nous inondent, et m’Èloigner de cette atmosphËre pestilentielle. Je te demande dix minutes pour dilater líhydrogËne.ª

´ Les dix minutes n’Ètaient pas ÈcoulÈs que les voyageurs avaient dÈpassÈ la zone humide.

´ Attends un peu, Dick, et tu vas sentir l’influence de l’air pur et du soleil.

–En voil‡ un remËde! dit Joe. Mais c’est merveilleux!

–Non! c’est tout naturel.

–Oh! pour naturel, je n’en doute pas.

–J’envoie Dick en bon air, comme cela se fait tous les jours en Europe, et comme ‡ la Martinique je l’enverrais aux Pitons [Montagne ÈlevÈe de la Martinique] pour fuir la fiËvre jaune.

–Ah Áa! mais c’est un paradis que ce ballon, dit Kennedy dÈj‡ plus ‡ líaise.

–En tout cas, il y mËne, rÈpondit sÈrieusement Joe. ª

C’Ètait un curieux spectacle que celui des masses de nuages agglomÈrÈes en ce moment au-dessous de la nacelle; elles roulaient les unes sur les autres, et se confondaient dans un Èclat magnifique en rÈflÈchissant les rayons du soleil. Le Victoria atteignit une hauteur de quatre mille pieds. Le thermomËtre indiquait un certain abaissement dans la tempÈrature; On ne voyait plus la terre. A une cinquantaine de milles dans l’ouest, le mont Rubeho dressait sa tÍte Ètincelante; il formait la limite du pays d’Ugogo par 36∞ 20′ de longitude. Le vent soufflait avec une vitesse de vingt milles ‡ l’heure, mais les voyageurs ne sentaient rien de cette rapiditÈ; ils n’Èprouvaient aucune secousse, n’ayant pas mÍme le sentiment de la locomotion.

–Trois heures plus tard, la prÈdiction du docteur se rÈalisait. Kennedy ne sentait plus aucun frisson de fiËvre, et dÈjeuna avec appÈtit.

´ Voil‡ qui enfonce le sulfate de quinine, dit-il avec satisfaction.

–PrÈcisÈment, fit Joe, c’est ici que je me retirerai pendant mes vieux jours. ª

Vers dix heures líatmosphËre s’Èclaircit. Il se fit une trouÈe dans les nuages, la terre reparut; le Victoria s’en approchait insensiblement. Le docteur Fergusson cherchait un courant qui le port‚t plus au nord est, et il le rencontra ‡ six cents pieds du sol. Le pays devenait accidentÈ, montueux mÍme. Le district du Zungomero s’effaÁait dans l’est avec les derniers cocotiers de cette latitude.

BientÙt les crÍtes d’une montagne prirent une taille plus arrÍtÈe. Quelques pics s’Èlevaient Áa et l‡. Il fallut veiller ‡ chaque instant aux cÙnes aigus qui semblaient surgir inopinÈment.

´ Nous sommes au milieu des brisants, dit Kennedy.

–Sois tranquille, Dick, nous ne toucherons pas.

–Jolie maniËre de voyager, tout de mÍme! ª rÈpliqua Joe.

En effet, le docteur manúuvrait son ballon avec une merveilleuse dex-tÈritÈ.

´ S’il nous fallait marcher sur ce terrain dÈtrempÈ, dit-il nous nous traÓnerions dans une boue malsaine. Depuis notre dÈpart de Zanzibar, la moitiÈ de nos bÍtes de somme seraient dÈj‡ mortes de fatigue. Nous aurions l’air de spectres, et le dÈsespoir nous prendrait au cúur. Nous serions en lutte incessante avec nos guides, nos porteurs, exposÈs ‡ leur brutalitÈ sans frein. Le jour, une chaleur humide, insupportable, acca-blante! La nuit, un froid souvent intolÈrable, et les piq˚res de certaines mouches, dont les mandibules percent la toile la plus Èpaisse, et qui rendent fou! Et tout cela sans parler des bÍtes et des peuplades fÈroces!

–Je demande ‡ ne pas en essayer, rÈpliqua simplement Joe.

–Je n’exagËre rien, reprit le docteur Fergusson, car, au rÈcit des voyageurs qui ont eu l’audace de s’aventurer dans ces contrÈes, les larmes vous viendraient aux yeux. ª

Vers onze heures, on dÈpassait le bassin d’ImengÈ; les tribus Èparses sur ces collines menaÁaient vainement le Victoria de leurs armes; il arrivait enfin aux derniËres ondulations de terrain qui prÈcËdent le Rubeho; elles forment la troisiËme chaÓne et la plus ÈlevÈe des montagnes de l’Usagara.

Les voyageurs se rendaient parfaitement compte de la conformation orographique du pays. Ces trois ramifications, dont le Duthumi forme le premier Èchelon, sont sÈparÈes par de vastes plaines longitudinales; ces croupes ÈlevÈes se composent de cÙnes arrondis, entre lesquels le sol est parsemÈ de blocs erratiques et de galets. La dÈclivitÈ la plus roide de ces montagnes fait face ‡ la cÙte de Zanzibar; les pentes occidentales ne sont guËre que des plateaux inclinÈs. Les dÈpressions de terrain sont couvertes d’une terre noire et fertile, o˘ la vÈgÈtation est vigoureuse. Divers cours d’eau s’infiltrent vers l’est, et vont affluer dans le Kingani, au milieu de bouquets gigantesques de sycomores, de tamarins, de calebassiers et de palmyras

´ Attention! dit le docteur Fergusson. Nous approchons du Rubeho, dont le nom signifie dans la langue du pays: ´ Passage des vents. ª Nous ferons bien d’en doubler les arÍtes aiguÎs ‡ une certaine hauteur. Si ma carte est exacte, nous allons nous porter ‡ une ÈlÈvation de plus de cinq mille pieds.

–Est-ce que nous aurons souvent l’occasion d’atteindre ces zones supÈrieures?

–Rarement; l’altitude des montagnes de l’Afrique parait Ítre mÈdiocre relativement aux sommets de l’Europe et de líAsie. Mais, en tout cas, notre Victoria ne serait pas embarrassÈ de les franchir. ª

En peu de temps, le gaz se dilata sous l’action de la chaleur, et le ballon prit une marche ascensionnelle trËs marquÈe. La dilatation de l’hydrogËne n’offrait rien de dangereux d’ailleurs, et la vaste capacitÈ de l’aÈrostat n’Ètait remplie qu’aux trois quarts; le baromËtre, par une dÈpression de prËs de huit pouces, indiqua une ÈlÈvation de six mille pieds.

´ Irions-nous longtemps ainsi? demanda Joe.

–L’atmosphËre terrestre a une hauteur de six mille toises, rÈpondit le docteur. Avec un vaste ballon, on irait loin. C’est ce qu’ont fait MM. Brioschi et Gay-Lussac; mais alors le sang leur sortait par la bouche et par les oreilles. L’air respirable manquait. Il y a quelques annÈes, deux hardis FranÁais, MM. Barral et Bixio, s’aventurËrent aussi dans les hautes rÈgions; mais leur ballon se dÈchira…

–Et ils tombËrent! demanda vivement Kennedy.

–Sans doute! mais comme doivent tomber des savants, sans se faire aucun mal.

–Eh bien! Messieurs, dit Joe, libre ‡ vous de recommencer leur chute; mais pour moi, qui ne suis qu’un ignorant, je prÈfËre rester dans un milieu honnÍte, ni trop haut, ni trop bas. Il ne faut point Ítre ambitieux.

A six mille pieds, la densitÈ de l’air a dÈj‡ diminuÈ sensiblement; le son s’y transporte avec difficultÈ, et la voix se fait moins bien entendre. La vue des objets devient confuse. Le regard ne perÁoit plus que de grandes masses assez indÈterminÈes; les hommes, les animaux, deviennent absolument invisibles: les routes sont des lacets, et les lacs, des Ètangs.

Le docteur et ses compagnons se sentaient dans un Ètat anormal; un courant atmosphÈrique d’une extrÍme vÈlocitÈ les entraÓnait au-del‡ des montagnes arides, sur le sommet desquelles de vastes plaques de neige Ètonnaient le regard; leur aspect convulsionnÈ dÈmontrait quelque travail neptunien des premiers jours du monde.

Le soleil brillait au zÈnith, et ses rayons tombaient d’aplomb sur ces cimes dÈsertes. Le docteur prit un dessin exact de ces montagnes, qui sont faites de quatre croupes distinctes, presque en ligne droite, et dont la plus septentrionale est la plus allongÈe.

BientÙt le Victoria descendit le versant opposÈ du Rubeho, en longeant une cÙte boisÈe et parsemÈe d’arbres d’un vert trËs sombre; puis vinrent des crÍtes et des ravins, dans une sorte de dÈsert qui prÈcÈdait le pays d’Ugogo; plus bas s’Ètalaient des plaines jaunes, torrÈfiÈes, craquelÈes, jonchÈes Áa et l‡ de plantes salines et de buissons Èpineux.

Quelques taillis, plus loin devenus forÍts, embellirent l’horizon. Le docteur s’approcha du sol, les ancres furent lancÈes, et l’une d’elles s’accrocha bientÙt dans les branches d’un vaste sycomore.

Joe, se glissant rapidement dans l’arbre; assujettit l’ancre avec prÈcaution; le docteur laissa son chalumeau en activitÈ pour conserver ‡ l’aÈrostat une certaine force ascensionnelle qui le maintint en l’air. Le vent s’Ètait presque subitement calmÈ.

Maintenant, dit Fergusson, prends deux fusils, ami Dick, l’un pour toi, líautre pour Joe, et t‚chez, ‡ vous deux, de rapporter quelques belles tranches d’antilope. Ce sera pour notre dÓner.

–En chasse! ª s’Ècria Kennedy.

Il escalada la nacelle et descendit. Joe s’Ètait laissÈ dÈgringoler de branche en branche et l’attendait en se dÈtirant les membres. Le docteur, allÈgÈ du poids de ses deux compagnons, put Èteindre entiËrement son chalumeau.

ª N’allez pas vous envoler, mon maÓtre! s’Ècria Joe.

–Sois tranquille, mon garÁon, je suis solidement retenu. Je vais mettre mes notes en ordre. Bonne chasse et soyez prudents. D’ailleurs, de mon poste, j’observerai le pays, et, ‡ la moindre chose suspecte, je tire un coup de carabine. Ce sera le signal de ralliement.

–Convenu, ª rÈpondit le chasseur.

CHAPITRE XIV

La forÍt de gommiers.–L’antilope bleue.–Le signa de ralliement.–Un assaut inattendu.–Le Kanyenye.–Une nuit en plein air.–Le Mabunguru.–Jihoue la Mkoa.–Provision d’eau.–ArrivÈe ‡ Kazeh.

Le pays, aride, dessÈchÈ, fait d’une terre argileuse qui se fendillait ‡ la chaleur, paraissait dÈsert; Áa et l‡, quelques traces de caravanes, des ossements blanchis d’hommes et de bÍtes, ‡ demi rongÈs, et confondus dans la mÍme poussiËre.

AprËs une demi-heure de marche, Dick et Joe s’enfonÁaient dans une forÍt de gommiers, l’úil aux aguets et le doigt sur la dÈtente du fusil On ne savait pas ‡ qui on aurait affaire. Sans Ítre un rifleman, Joe maniait adroitement une arme ‡ feu.

´ Cela fait du bien de marcher monsieur Dick, et cependant ce terrain l‡ n’est pas trop commode,ª fit-il en heurtant les fragments de quartz dont il Ètait parsemÈ.

Kennedy fit signe ‡ son compagnon de se taire et de s’arrÍter. Il fallait savoir se passer de chiens, et, quelle que f˚t l’agilitÈ de Joe, il ne pouvait avoir le nez díun braque ou d’un lÈvrier.

Dans le lit d’un torrent o˘ stagnaient encore quelques mares, se dÈsaltÈrait une troupe d’une dizaine d’antilopes. Ces gracieux animaux, flairant un danger, paraissaient inquiets; entre chaque lampÈe, leur jolie tÍte se redressait avec vivacitÈ, humant de ses narines mobiles l’air au vent des chasseurs.

Kennedy contourna quelques massifs, tandis que Joe demeurait immobile; il parvint ‡ portÈe de fusil et fit feu La troupe disparut en un clin d’úil; seule, une antilope m‚le, frappÈe au dÈfaut de l’Èpaule, tombait foudroyÈe. Kennedy se prÈcipita sur sa proie.

C’Ètait un blawe-bock, un magnifique animal d’un bleu p‚le tirant sur le gris, avec le ventre et l’intÈrieur des jambes d’une blancheur de neige.

´ Le beau coup de fusil! s’Ècria le chasseur. C’est une espËce trËs rare d’antilope, et j’espËre bien prÈparer sa peau de maniËre ‡ la conserver.

–Par exemple! y pensez-vous, monsieur Dick!

–Sans doute! Regarde donc ce splendide pelage.

–Mais le docteur Fergusson n’admettra jamais une pareille surcharge.

–Tu as raison, Joe! Il est pourtant f‚cheux d’abandonner tout entier un si bel animal!

–Tout entier! non pas, monsieur Dick; nous allons en tirer tous les avantages nutritifs qu’il possËde, et, si vous le permettez, je vais m’en acquitter aussi bien que le syndic de l’honorable corporation des bouchers de Londres.

–A ton aise, mon ami; tu sais pourtant qu’en ma qualitÈ de chasseur, je ne suis pas plus embarrassÈ de dÈpouiller une piËce de gibier que de l’abattre.

–J’en suis s˚r, monsieur Dick; alors ne vous gÍnez pas pour Ètablir un fourneau sur trois pierres; vous aurez du bois mort en quantitÈ, et je ne vous demande que quelques minutes pour utiliser vos charbons ardents.

–Ce ne sera pas long, ª rÈpliqua Kennedy.

Il procÈda aussitÙt ‡ la construction de son foyer, qui flambait quelques instants plus tard.

Joe avait retirÈ du corps de l’antilope une douzaine de cÙtelettes et les morceaux les plus tendres du filet, qui se transformËrent bientÙt en grillades savoureuses.

´ Voil‡ qui fera plaisir ‡ l’ami Samuel, dit le chasseur.

–Savez-vous ‡ quoi je pense, monsieur Dick?

–Mais ‡ ce que tu fais, sans doute, ‡ tes beefsteaks.

–Pas le moins du monde. Je pense ‡ la figure que nous ferions si nous ne retrouvions plus l’aÈrostat.

–Bon! quelle idÈe! tu veux que le docteur nous abandonne?

–Non; mais si son ancre venait ‡ se dÈtacher?

–Impossible. D’ailleurs Samuel ne serait pas embarrassÈ de redescendre avec son ballon; il le manúuvre assez proprement.

–Mais si le vent l’emportait, s’il ne pouvait revenir vers nous?

–Voyons, Joe, trÍve ‡ tes suppositions; elles n’ont rien de plaisant.

–Ah! Monsieur, tout ce qui arrive en ce monde est naturel; or, tout peut arriver, donc il faut tout prÈvoir… ª

En ce moment un coup de fusil retentit dans l’air.

´ Hein! fit Joe.

–Ma carabine! je reconnais sa dÈtonation.

–Un signal!

–Un danger pour nous!

–Pour lui peut-Ítre, rÈpliqua Joe.

–En route! ª

Les chasseurs avaient rapidement ramassÈ le produit de leur chasse, et ils reprirent le ´ chemin ª en se guidant sur des brisÈes que Kennedy avait faites. L’Èpaisseur du fourrÈ les empÍchait d’apercevoir le Victoria, dont ils ne pouvaient Ítre bien ÈloignÈs.

Un second coup de feu se fit entendre.

´ Cela presse, fit Joe.

–Bon! encore une autre dÈtonation.

–Cela m’a l’air d’une dÈfense personnelle.

–H‚tons-nous. ª

Et ils coururent ‡ toutes jambes. ArrivÈs ‡ la lisiËre du bois, ils virent tout d’abord le Victoria ‡ sa place, et le docteur dans la nacelle.

´ Qu’y a-t-il donc! demanda Kennedy.

–Grand Dieu! s’Ècria Joe.

–Que vois tu?

–L‡-bas, une troupe de nËgres qui assiËgent le ballon! ª

En effet, ‡ deux milles de l‡, une trentaine d’individus se pressaient en gesticulant, en hurlant, en gambadant au pied du sycomore. Quelques-uns, grimpÈs dans l’arbre, s’avanÁaient jusque sur les branches les plus ÈlevÈes. Le danger semblait imminent.

´ Mon maÓtre est perdu, s’Ècria Joe.

–Allons, Joe, du sang-froid et du coup d’úil. Nous tenons la vie de quatre de ces moricauds dans nos mains. En ayant! ª

Ils avaient franchi un mille avec une extrÍme rapiditÈ, quand un nouveau coup de fusil partit de la nacelle; il atteignit un grand diable qui se hissait par la corde de l’ancre. Un corps sans vie tomba de branches en branches, et resta suspendu ‡ une vingtaine de pieds du sol, ses deux bras et ses deux jambes se balanÁant dans l’air.

´ Hein! fit Joe en s’arrÍtant, par o˘ diable se tient-il donc, cet animal?

Peu importe, rÈpondit Kennedy, courons! courons!

–Ah! monsieur Kennedy, s’Ècria Joe, en Èclatant de rire: par sa queue! c’est par sa queue! Un singe! ce ne sont que des singes.

–«a vaut encore mieux que des hommes, ª rÈpliqua Kennedy en se prÈcipitant au milieu de la bande hurlante.

C’Ètait une troupe de cynocÈphales assez redoutables, fÈroces et brutaux, horribles ‡ voir avec leurs museaux de chien. Cependant quelques coups de fusil en eurent facilement raison, et cette horde grimaÁante s’Èchappa, laissant plusieurs des siens ‡ terre.

En un instant, Kennedy s’accrochait ‡ l’Èchelle; Joe se hissait dans les sycomores et dÈtachait l’ancre; la nacelle s’abaissait jusqu’‡ lui, et il y rentrait sans difficultÈ. Quelques minutes aprËs, le Victoria s’Èlevait dans l’air et se dirigeait vers l’est sous l’impulsion d’un vent modÈrÈ.

´ En voil‡ un assaut! dit Joe.

–Nous tíavions cru assiÈgÈ par des indigËnes.

–Ce n’Ètaient que des singes, heureusement! rÈpondit le docteur

–De loin, la diffÈrence n’est pas grande, mon cher Samuel.

–Ni mÍme de prËs, rÈpliqua Joe.

–Quoi qu’il en soit, reprit Fergusson, cette attaquÈ de singes pouvait avoir les plus graves consÈquences. Si l’ancre avait perdu prise sous leurs secousses rÈitÈrÈes, qui sait o˘ le vent m’e˚t entraÓnÈ!

–Que vous disais-je, monsieur Kennedy!

–Tu avais raison, Joe; mais, tout en ayant raison, ‡ ce moment-l‡ tu prÈparais des beefsteaks d’antilope, dont la vue me mettait dÈj‡ en appÈtit.

–Je le crois bien, rÈpondit le docteur, la chair d’antilope est exquise.

–Vous pouvez en juger, Monsieur, la table est servie.

–Sur ma foi, dit le chasseur, ces tranches de venaison ont un fumet sauvage qui n’est point ‡ dÈdaigner.

–Bon! je vivrais d’antilope jusqu’‡ la fin de mes jours rÈpondit Joe la bouche pleine, surtout avec un verre de grog pour en faciliter la digestion ª

Joe prÈpara le breuvage en question, qui fut dÈgustÈ avec recueillement.

´ Jusqu’ici cela va assez bien, dit-il.

–TrËs bien, riposta Kennedy.

–Voyons, monsieur Dick, regrettez-vous de nous avoir accompagnÈs?

–J’aurais voulu voir qu’on m’en e˚t empÍchÈ! ª rÈpondit le chasseur avec un air rÈsolu.

Il Ètait alors quatre heures du soir; le Victoria rencontra un courant plus rapide; le sol montait insensiblement, et bientÙt la colonne baromÈtrique indiqua une hauteur de l,500 pieds au-dessus du niveau de la mer. Le docteur fut alors obligÈ de soutenir son aÈrostat par une dilatation de gaz assez forte, et le chalumeau fonctionnait sans cesse.

Vers sept heures, le Victoria planait sur le bassin de KanyemÈ; le docteur reconnut aussitÙt ce vaste dÈfrichement de dix milles d’Ètendue, avec ses villages perdus au milieu des baobabs et des calebassiers. L‡ est la rÈsidence de l’un des sultans du pays de l’Ugogo, o˘ la civilisation est peut-Ítre moins arriÈrÈe, on y vend plus rarement les membres de sa famille; mais, bÍtes et gens, tous vivent ensemble dans des huttes rondes sans charpente, et qui ressemblent ‡ des meules de foin.

AprËs KanyemÈ, le terrain devint aride et rocailleux; mais, au bout d’une heure, dans une dÈpression fertile, la vÈgÈtation reprit toute sa vigueur, ‡ quelque distance du Mdaburu. Le vent tombait avec le jour, et l’atmosphËre semblait s’endormir. Le docteur chercha vainement un courant ‡ diffÈrentes hauteurs en voyant ce calme de la nature, il rÈsolut de passer la nuit dans les airs, et pour plus de s˚retÈ, il s’Èleva de 1,000 pieds environ. Le Victoria demeurait immobile. La nuit magnifiquement ÈtoilÈe se fit en silence.

Dick et Joe s’Ètendirent sur leur couche paisible, et s’endormirent d’un profond sommeil pendant le quart du docteur; ‡ minuit, celui-ci fut remplacÈ par l’…cossais.

´ S’il survenait le moindre incident, rÈveille-moi, lui dit-il; et surtout ne perds pas le baromËtre des yeux. Cíest notre boussole, ‡ nous autres! ª

La nuit fut froide, il y eut jusqu’‡ 27∞ degrÈs [14∞ centigrades] de diffÈrence entre sa tempÈrature et celle du jour. Avec les tÈnËbres avait ÈclatÈ le concert nocturne les animaux, que la soif et la faim chassent de leurs repaires; les grenouilles firent retentir leur voix de soprano, doublÈe du glapissement des chacals, pendant que la basse imposante des lions soutenait les accords de cet orchestre vivant.

En reprenant son poste le matin, le docteur Fergusson consulta sa boussole, et s’aperÁut que la direction du vent avait changÈ pendant la nuit. Le Victoria dÈrivait dans le nord-est d’une trentaine de milles depuis deux heures environ; il passait au-dessus du Mabunguru, pays pierreux, parsemÈ de blocs de syÈnite d’un beau poli, et tout bosselÈ de roches en dos d’‚ne; des masses coniques, semblables aux rochers de Karnak, hÈrissaient le sol comme autant de dolmens druidiques; de nombreux ossements de buffles et d’ÈlÈphants blanchissaient Áa et l‡; il y avait peu d’arbres, sinon dans l’est, des bois profonds, sous lesquels se cachaient quelques villages.

Vers sept heures, une roche ronde, de prËs de deux milles d’Ètendue, apparut comme une immense carapace.

´ Nous sommes en bon chemin, dit le docteur Fergusson. Voil‡ Jihoue-la-Mkoa, o˘ nous allons faire halte pendant quelques instants. Je vais renouveler la provision d’eau nÈcessaire ‡ l’alimentation de mon chalumeau, essayons de nous accrocher quelque part.

–Il y a peu d’arbres, rÈpondit le chasseur.

–Essayons cependant; Joe, jette les ancres. ª

Le ballon, perdant peu ‡ peu de sa force ascensionnelle, s’approcha de terre; les ancres coururent; la patte de l’une d’elles s’engagea dans une fissure de rocher, et le Victoria demeura immobile.

Il ne faut pas croire que le docteur p˚t Èteindre complËtement son chalumeau pendant ses haltes. L’Èquilibre du ballon avait ÈtÈ calculÈ au niveau de la mer; or le pays allait toujours en montant, et se trouvant ÈlevÈ de 600 ‡ 700 pieds, le ballon aurait eu une tendance ‡ descendre plus bas que le sol lui-mÍme; il fallait donc le soutenir par une certaine dilatation du gaz. Dans le. cas seulement o˘, en l’absence de tout vent, le docteur e˚t laissÈ la nacelle reposer sur terre, l’aÈrostat, alors dÈlestÈ d’un poids considÈrable, se serait maintenu sans le secours du chalumeau.

Les cartes indiquaient de vastes mares sur le versant occidental de Jihoue-la-Mkoa Joe s’y rendit seul avec un baril, qui pouvait contenir une dizaine de gallons; il trouva sans peine l’endroit indiquÈ, non loin d’un petit village dÈsert, fit sa provision d’eau, et revint en moins de trois quarts d’heure; il n’avait rien vu de particulier, si ce n’est d’immenses trappes ‡ ÈlÈphant; il faillit mÍme choir dans l’une d’elles, o˘ gisait une carcasse ‡ demi-rongÈe.

Il rapporta de son excursion une sorte de nËfles, que des singes mangeaient avidement. Le docteur reconnut le fruit du ´ mbenbu,ª arbre trËs abondant sur la partie occidentale de Jihoue-la-Mkoa. Fergusson attendait Joe avec une certaine impatience, car un sÈjour mÍme rapide sur cette terre inhospitaliËre lui inspirait toujours des craintes.

Líeau fut embarquÈe sans difficultÈ, car la nacelle descendit presque au niveau du sol; Joe put arracher l’ancre, et remonta lestement auprËs de son maÓtre. AussitÙt celui-ci raviva sa flamme, et le Victoria reprit la route des airs.

Il se trouvait alors ‡ une centaine de milles de Kazeh, important Ètablissement de l’intÈrieur de l’Afrique, o˘, gr‚ce ‡ un courant de sud-est, les voyageurs pouvaient espÈrer de parvenir pendant cette journÈe; ils marchaient avec une vitesse de 14 milles ‡ l’heure; la conduite de l’aÈrostat devint alors assez difficile; on ne pouvait síÈlever trop haut sans dilater beaucoup le gaz, car le pays se trouvait dÈj‡ ‡ une hauteur moyenne de 3,000 pieds. Or, autant que possible, le docteur prÈfÈrait ne pas forcer sa dilatation; il suivit donc fort adroitement les sinuositÈs d’une pente assez roide, et rasa de prËs les villages de Thembo et de Tura-Wels. Ce dernier fait partie de l’Unyamwezy, magnifique contrÈe o˘ les arbres atteignent les plus grandes dimensions, entre autres les cactus, qui deviennent gigantesques.

Vers deux heures, par un temps magnifique, sous un soleil de feu qui dÈvorait le moindre courant d’air, le Victoria planait au-dessus de la ville de Kazeh, situÈe ‡ 330 milles de la cÙte.

´ Nous sommes partis de Zauzibar ‡ neuf heures du matin, dit le docteur Fergusson en consultant ses notes, et aprËs deux jours de traversÈe nous avons parcouru par nos dÈviations prËs de 500 milles gÈographiques [PrËs de deux cents lieues]. Les capitaines Burton et Speke mirent quatre mois et demi ‡ faire le mÍme chemin!

CHAPITRE XV

Kazeh.–Le marchÈ bruyant.–Apparition du Victoria.–Les Wanganga.–Les fils de la Lune.–Promenade du docteur.–Population.–Le tembÈ royal.–Les femmes du sultan.–Une ivresse royale.–Joe adorÈ.–Comment on danse dans la Lune.–Revirement.–Deux lunes au firmament.–InstabilitÈ des grandeurs divine.

Kazeh, point important de l’Afrique centrale, n’est point une ville; ‡ vrai dire, il n’y a pas de ville ‡ l’intÈrieur. Kazeh n’est qu’un ensemble de six vastes excavations. L‡ sont renfermÈes des cases, des huttes ‡ esclaves, avec de petites cours et de petits jardins, soigneusement cultivÈs; oignons, patates, aubergines, citrouilles et champignons d’une saveur parfaite y poussent ‡ ravir.

L’Unyamwezy est la terre de la Lune par excellence, le parc fertile et splendide de l’Afrique; au centre se trouve le district de l’UnyanembÈ, une contrÈe dÈlicieuse, o˘ vivent paresseusement quelques familles d’Omani, qui sont des Arabes d’origine trËs pure.

Ils ont longtemps fait le commerce ‡ l’intÈrieur de l’Afrique et dans l’Arabie; ils ont trafiquÈ de gommes, d’ivoire, d’indienne, d’esclaves; leurs caravanes sillonnaient ces rÈgions Èquatoriales; elles vont encore chercher ‡ la cÙtÈ les objets de luxe et de plaisir pour ces marchands enrichis, et ceux-ci, au milieu de femmes et de serviteurs, mËnent dans cette contrÈe charmante l’existence la moins agitÈe et la plus horizontale, toujours Ètendus, riant, fumant ou dormant.

Autour de ces excavations, de nombreuses cases d’indigËnes, de vastes emplacements pour les marchÈs, des champs de cannabis et de datura, de beaux arbres et de frais ombrages, voil‡ Kazeh.

L‡ est le rendez-vous gÈnÈral des caravanes: celles du Sud avec leurs esclaves et leurs chargements d’ivoire; celles de l’Ouest, qui exportent le coton et les verroteries aux tribus des Grands Lacs.

Aussi, dans les marchÈs, rËgne-t-il une agitation perpÈtuelle, un brouhaha sans nom, composÈ du cri des porteurs mÈtis, du son des tambours et des cornets, des hennissements des mules, du braiement des ‚nes, du chant des femmes, piaillement des enfants, et des coups de rotin du Jemadar [Chef de la caravane], qui bat l‡ mesure dans cette symphonie pastorale.

L‡ síÈtalent sans ordre, et mÍme avec un dÈsordre charmant, les Ètoffes voyantes, les rassades, les ivoires, les dents de rhinocÈros, les dents de requins, le miel, le tabac, le coton; l‡ se pratiquent les marchÈs les plus Ètranges, o˘ chaque objet n’a de valeur que par les dÈsirs qu’il excite.

Tout d’un coup, cette agitation, ce mouvement, ce bruit tomba subitement. Le Victoria venait d’apparaÓtre dans les airs; il planait majestueusement et descendait peu ‡ peu, sans s’Ècarter de la verticale. Hommes, femmes, enfants, esclaves, marchands, Arabes et nËgres, tout disparut et se glissa dans les ´ tembÈs ª et sous les huttes.

´ Mon cher Samuel, dit Kennedy, si nous continuons ‡ produire de pareils effets, nous aurons de la peine ‡ Ètablir des relations commerciales avec ces gens-l‡.

–Il y aurait cependant, dit Joe, une opÈration commerciale d’une grande simplicitÈ ‡ faire. Ce serait de descendre tranquillement et d’emporter les marchandises les plus prÈcieuses, sans nous prÈoccuper des marchands. On s’enrichirait.

–Bon! rÈpliqua le docteur, ces indigËnes ont eu peur au premier moment. Mais ils ne tarderont pas ‡ revenir par superstition ou par curiositÈ.

–Vous croyez, mon maÓtre?

–Nous verrons bien; mais il sera prudent de ne point trop les approcher, le Victoria n’est pas un ballon blindÈ ni cuirassÈ; il n’est donc ‡ l’abri ni d’une balle, ni d’une flËche.

–Comptes-tu donc, mon cher Samuel, entrer en pourparlers avec ces Africains?

–Si cela se peut, pourquoi pas? rÈpondit le docteur; il doit se trouver ‡ Kazeh des marchands arabes plus instruits, moins sauvages. Je me rappelle que MM. Burton et Speke n’eurent qu’‡ se louer de l’hospitalitÈ des habitants de la ville. Ainsi, nous pouvons tenter l’aventure.

Le Victoria, s’Ètant insensiblement rapprochÈ de terre, accrocha l’une de ses ancres au sommet d’un arbre prËs de la place du marchÈ. Toute la population reparaissait en ce moment hors de ses trous; les tÍtes sortaient avec circonspection. Plusieurs ´ Waganga, ª reconnaissables ‡ leurs insignes de coquillages coniques, s’avancËrent hardiment; c’Ètaient les sorciers de l’endroit. Ils portaient ‡ leur ceinture de petites gourdes noires enduites de graisse, et divers objets de magie, d’une malpropretÈ d’ailleurs toute doctorale.

Peu ‡ peu, la foule se fit ‡ leurs cÙtÈs, les femmes et les enfants les entourËrent, les tambours rivalisËrent de fracas, les mains se choquËrent et furent tendues vers le ciel.

C’est leur maniËre de supplier, dit le docteur Fergusson si je ne me trompe, nous allons Ítre appelÈs ‡ jouer un grand rÙle.

–Eh bien! Monsieur, jouez-le.

–Toi-mÍme, mon brave Joe, tu vas peut-Ítre devenir un dieu.

–Eh! Monsieur, cela ne m’inquiËte guËre, et l’encens ne me dÈplait pas. ª

En ce moment, un des sorciers, un ´ Myanga ª fit un geste, et toute cette clameur s’Èteignit dans un profond silence. Il adressa quelques paroles aux voyageurs, mais dans une langue inconnue.

Le docteur Fergusson, n’ayant pas compris, lanÁa ‡ tout hasard quelques mots d’arabe, et il lui fut immÈdiatement rÈpondu dans cette langue.

L’orateur se livra ‡ une abondante harangue, trËs fleurie, trËs ÈcoutÈe; le docteur ne tarda pas ‡ reconnaÓtre que le Victoria Ètait tout bonnement pris pour la Lune en personne, et que cette aimable dÈesse avait daignÈ s’approcher de la ville avec ses trois Fils, honneur qui ne serait jamais oubliÈ dans cette terre aimÈe du Soleil. Le docteur rÈpondit avec une grande dignitÈ que la Lune faisait tous les mille ans sa tournÈe dÈpartementale, Èprouvant le besoin de se montrer de plus prËs ‡ ses adorateurs; il les priait donc de ne pas se gÍner et d’abuser de sa divine prÈsence pour faire connaÓtre leurs besoins et leurs vúux.

Le sorcier rÈpondit ‡ son tour que le sultan, le ´ Mwani, ª malade depuis de longues annÈes, rÈclamait les secours du ciel, et il invitait les fils de la Lune ‡ se rendre auprËs de lui.

Le docteur fit part de l’invitation ‡ ses compagnons.

´ Et tu vas te rendre auprËs de ce roi nËgre dit le chasseur.

–Sans doute. Ces gens-l‡ me paraissent bien disposÈs; l’atmosphËre est calme; il n’y a pas un souffle de vent! Nous n’avons rien ‡ craindre pour le Victoria.

–Mais que feras-tu?

Sois tranquille, mon cher Dick; avec un peu de mÈdecine je míen tirerai. ª

Puis, s’adressant ‡ la foule:

´ La Lune, prenant en pitiÈ le souverain cher aux enfants de l’Unyamwezy, nous a confiÈ le soin de sa guÈrison. Qu’il se prÈpare ‡ nous recevoir! ª

Les clameurs, les chants, les dÈmonstrations redoublËrent, et toute cette vaste fourmiliËre de tÍtes noires se remit en mouvement.

Maintenant, mes amis, dit le docteur Fergusson, il faut tout prÈvoir nous pouvons, ‡ un moment donnÈ, Ítre forcÈs de repartir rapidement. Dick restera donc dans la nacelle, et, au moyen du chalumeau, il main-tiendra une force ascensionnelle suffisante. L’ancre est solidement assujettie; il n’y a rien ‡ craindre. Je vais descendre ‡ terre. Joe m’accompagnera; seulement il restera au pied de l’Èchelle.

–Comment! tu iras seul chez ce moricaud? dit Kennedy.

–Comment! monsieur Samuel, s’Ècria Joe, vous ne voulez pas que je vous suive jusqu’au bout!

–Non; j’irai seul; ces braves gens se figurent que leur grande dÈesse la Lune est venue leur rendre visite, je suis protÈgÈ par la superstition; ainsi, n’ayez aucune crainte, et restez chacun au poste que je vous assigne.

–Puisque tu le veux, rÈpondit le chasseur.

–Veille ‡ la dilatation du gaz.

–C’est convenu. ª

Les cris des indigËnes redoublaient; ils rÈclamaient Ènergiquement l’intervention cÈleste.

´ Voil‡! voil‡! fit Joe. Je les trouve un peu impÈrieux envers leur bonne Lune et ses divins Fils. ª

Le docteur, muni de sa pharmacie de voyage, descendit ‡ terre, prÈcÈdÈ de Joe. Celui-ci grave et digne comme il convenait, s’assit au pied de l’Èchelle, les jambes croisÈes sous lui ‡ la faÁon arabe, et une partie de la foule l’entoura d’un cercle respectueux.

Pendant ce temps, le docteur Fergusson, conduit au son des instruments, escortÈ par des pyrrhiques religieuses, s’avanÁa lentement vers le ´ tembÈ royal, ª situÈ assez loin hors de la ville; il Ètait environ trois heures, et le soleil resplendissait; il ne pouvait faire moins pour la circonstance

Le docteur marchait avec dignitÈ; les ´ Waganga ª l’entouraient et contenaient la foule. Fergusson fut bientÙt rejoint par le fils naturel du sultan, jeune garÁon assez bien tournÈ, qui, suivant la coutume du pays, Ètait le seul hÈritier des biens paternels, ‡ l’exclusion des enfants lÈgitimes; il se prosterna devant le Fils de la Lune; celui-ci le releva d’un geste gracieux.

Trois quarts d’heure aprËs, par des sentiers ombreux, au milieu de tout le luxe d’une vÈgÈtation tropicale, cette procession enthousiasmÈe arriva au palais du sultan, sorte d’Èdifice carrÈ, appelÈ ItitÈnya, et situÈ au versant d’une colline. Une espËce de verandah, formÈe par le toit de chaume, rÈgnait ‡ l’extÈrieur, appuyÈe sur des poteaux de bois qui avaient la prÈtention d’Ítre sculptÈs. De longues lignes d’argile rouge‚tre ornaient les murs, cherchant ‡ reproduire des figures d’hommes et de serpents, ceux-ci naturellement mieux rÈussis que ceux-l‡. La toiture de cette habitation ne reposait pas immÈdiatement sur les murailles, et l’air pouvait y circuler librement; d’ailleurs, pas de fenÍtres, et ‡ peine une porte.

Le docteur Fergusson fut reÁu avec de grands honneurs par les gardes et les favoris, des hommes de belle race, des Wanyamwezi, type pur des populations de l’Afrique centrale, forts et robustes, bien faits et bien portants. Leurs cheveux divisÈs en un grand nombre de petites tresses retombaient sur leurs Èpaules; au moyen díincisions noire. ou bleues, ils zÈbraient leurs joues depuis les tempes jusqu’‡ la bouche. Leurs oreilles, affreusement distendues, supportaient des disques en bois et des plaques de gomme copal; ils Ètaient vÍtus de toiles brillamment peintes; les soldats, armÈs de la sagaie, de l’arc, de la flËche barbelÈe et empoisonnÈe du suc de l’euphorbe, du coutelas, du ´ sime ª, long sabre ‡ dents de scie, et de petites haches d’armes.

Le docteur pÈnÈtra dans le palais. L‡, en dÈpit de la maladie du sultan, le vacarme dÈj‡ terrible redoubla ‡ son arrivÈe. Il remarqua au linteau de la porte des queues de liËvre, des criniËres de zËbre, suspendues en maniËre de talisman. Il fut reÁu par la troupe des femmes de Sa MajestÈ, aux accords harmonieux de ´ líupatu ª, de cymbale faite avec le fond d’un pot de cuivre, et; au fracas du ´ kilindo ª, tambour de cinq pieds de haut creusÈ dans un tronc d’arbre, et contre lequel deux virtuoses s’escrimaient ‡ coups de poing.

La plupart de ces femmes paraissaient fort jolies, et fumaient en riant le tabac et le thang dans de grandes pipes noires; elles semblaient bien faites sous leur longue robe drapÈe avec gr‚ce, et portaient le ´ kilt ª en fibres de calebasse, fixÈ autour de leur ceinture.

Six d’entre elles n’Ètaient pas les moins gaies de la bande, quoique placÈes ‡ l’Ècart et rÈservÈes ‡ un cruel supplice. A la mort du sultan, elles devaient Ítre enterrÈes vivantes auprËs de lui, pour le distraire pendant l’Èternelle solitude.

Le docteur Fergusson, aprËs avoir embrassÈ tout cet ensemble d’un coup d’úil, s’avanÁa jusqu’au lit de bois du souverain. Il vit l‡ un homme díune quarantaine d’annÈes, parfaitement abruti par les orgies de toutes sortes et dont il n’y avait rien ‡ faire. Cette maladie, qui se prolongeait depuis des annÈes, n’Ètait qu’une ivresse perpÈtuelle. Ce royal ivrogne avait ‡ peu prËs perdu connaissance, et tout l’ammoniaque du monde ne líaurait pas remis sur pied

Les favoris et les femmes, flÈchissant le genou, se courbaient pendant cette visite solennelle. Au moyen de quelques gouttes d’un violent cordial, le docteur ranima un instant ce corps abruti; le sultan fit un mouvement, et, pour un cadavre qui ne donnait plus signe d’existence depuis quelques heures, ce symptÙme fut accueilli par un redoublement de cris en l’honneur du mÈdecin.

Celui-ci, qui en avait assez, Ècarta par un mouvement rapide ses adorateurs trop dÈmonstratifs et sortit du palais. Il se dirigea vers le Victoria. Il Ètait six heures du soir.

Joe, pendant son absence, attendait tranquillement au bas de l’Èchelle; la foule lui rendait les plus grands devoirs. En vÈritable Fils de la Lune, il se laissait faire. Pour une divinitÈ, il avait l’air d’un assez brave homme, pas fier, familier mÍme avec les jeunes Africaines, qui ne se lassaient pas de le contempler. Il leur tenait d’ailleurs d’aimables discours.

´ Adorez, Mesdemoiselles, adorez, leur disait-il; je suis un bon diable, quoique fils de dÈesse! ª

On lui prÈsenta les dons propitiatoires, ordinairement dÈposÈs dans les ´ mzimu ª ou huttes-fÈtiches. Cela consistait en Èpis d’orge et en ´ pombÈ. ª Joe se crut obligÈ de go˚ter ‡ cette espËce de biËre forte; mais son palais, quoique fait au gin et au wiskey, ne put en supporter la violence. Il fit une affreuse grimace, que l’assistance prit pour un sourire aimable.

Et puis les jeunes filles, confondant leurs voix dans une mÈlopÈe traÓnante, exÈcutËrent une danse grave autour de lui.

´ Ah! vous dansez, dit-il, eh bien! je ne serai pas en reste avec vous, et je vais vous montrer une danse de mon pays ª

Et il entama une gigue Ètourdissante, se contournant, se dÈtirant, se dÈjetant, dansant des pieds, dansant des genoux, dansant des mains, se dÈveloppant en contorsions extravagantes, en poses incroyables, en grimaces impossibles, donnant ainsi ‡ ces populations une Ètrange idÈe de la maniËre dont les dieux dansent dans la Lune.

Or, tous ces Africains, imitateurs comme des singes, eurent bientÙt fait de reproduire ses maniËres, ses gambades, ses trÈmoussements; ils ne perdaient pas un geste, ils n’oubliaient pas une attitude; ce fut alors un tohubohu, un remuement, une agitation dont il est difficile de donner une idÈe, mÍme faible. Au plus beau de la fÍte, Joe aperÁut le docteur.

Celui-ci revenait en toute h‚te, au milieu d’une foule hurlante et dÈsordonnÈe. Les sorciers et les chefs semblaient fort animÈs On entourait le docteur; on le pressait, on le menaÁait.

…trange revirement! Que s’Ètait-il passÈ? Le sultan avait-il maladroitement succombÈ entre les mains de son mÈdecin cÈleste?

Kennedy, de son poste, vit le danger sans en comprendre la cause. Le ballon, fortement sollicitÈ par la dilatation du gaz, tendait sa corde de retenue, impatient de s’Èlever dans les airs.

Le docteur parvint au pied de l’Èchelle. Une crainte superstitieuse retenait encore la foule et l’empÍchait de se porter ‡ des violences contre sa personne; il gravit rapidement les Èchelons, et Joe le suivit avec agilitÈ.

´ Pas un instant ‡ perdre, lui dit son maÓtre. Ne cherche pas ‡ dÈcrocher l’ancre! Nous couperons la corde! Suis-moi!

–Mais qu’y a-t-il donc? demanda Joe en escaladant la nacelle.

–Qu’est-il arrivÈ? fit Kennedy, sa carabine ‡ la main.

–Regardez, rÈpondit le docteur en montrant l’horizon.

–Eh bien! demanda le chasseur.

–Eh bien! la lune! ª

La lune, en effet, se levait rouge et splendide, un globe de feu sur un fond d’azur. C’Ètait bien elle! Elle et le Victoria!

Ou il y avait deux lunes, ou les Ètrangers n’Ètaient que des imposteurs, des intrigants, des faux dieux!

Telles avaient ÈtÈ les rÈflexions naturelles de la foule. De l‡ le revirement.

Joe ne put retenir un immense Èclat de rire. La population de Kazeh, comprenant que sa proie lui Èchappait, poussa des hurlements prolongÈs; des arcs, des mousquets furent dirigÈs vers le ballon.

Mais un des sorciers fit un signe. Les armes s’abaissËrent; il grimpa dans líarbre, avec l’intention de saisir la corde de l’ancre, et d’amener la machine ‡ terre.

Joe s’ÈlanÁa une hachette ‡ la main.

´ Faut-il couper? dit-il.

–Attends, rÈpondit le docteur.

–Mais ce nËgre!…

–Nous pourrons peut-Ítre sauver notre ancre, et j’y tiens Il sera toujours temps de couper. ª

Le sorcier, arrivÈ dans l’arbre, fit si bien qu’en rompant les branches il parvint ‡ dÈcrocher l’ancre; celle-ci, violemment attirÈe par l’aÈrostat, attrapa le sorcier entre les jambes, et celui-ci, ‡ cheval sur cet hippogriffe inattendu, partit pour les rÈgions de l’air.

La stupeur de la foule fut immense de voir l’un de ses Waganga s’Èlancer dans l’espace.

´ Hurrah! s’Ècria Joe pendant que le Victoria, gr‚ce ‡ sa puissance ascensionnelle, montait avec une grande rapiditÈ.

–Il se tient bien, dit Kennedy; un petit voyage ne lui fera pas de mal.

–Est-ce que nous allons l‚cher ce nËgre tout d’un coup? demanda Joe.

–Fi donc! rÈpliqua le docteur! nous le replacerons tranquillement ‡ terre, et je crois qu’aprËs une telle aventure, son pouvoir de magicien s’accroÓtra singuliËrement dans l’esprit de ses contemporains.

–Ils sont capables d’en faire un dieu, ª s’Ècria Joe.

Le Victoria Ètait parvenu ‡ une hauteur de mille pieds environ. Le nËgre se cramponnait ‡ la corde avec une Ènergie terrible. Il se taisait, ses yeux demeuraient fixes. Sa terreur se mÍlait d’Ètonnement. Un lÈger vent d’ouest poussait le ballon au-del‡ de la ville.

Une demi-heure plus tard, le docteur, voyant le pays dÈsert, modÈra la flamme du chalumeau, et se rapprocha de terre. A vingt pieds du sol, le nËgre prit rapidement son parti; il s’ÈlanÁa, tomba sur les jambes, et se mit ‡ fuir vers Kazeh, tandis que, subitement dÈlestÈ, le Victoria remontait dans les airs.

CHAPITRE XVI

SymptÙmes d’orage.–Le pays de la Lune.–L’avenir du continent africain.–La machine de la derniËre heure.–Vue du pays au soleil couchant–Flore et Faune.–L’orage.–La zone de feu.–Le ciel ÈtoilÈ.

´ Voil‡ ce que c’est, dit Joe, de faire les Fils de la Lune sans sa permission! Ce satellite a failli nous jouer l‡ un vilain tour! Est-ce que, par hasard, mon maÓtre, vous auriez compromis sa rÈputation par votre mÈdecine?

–Au fait, dit le chasseur, quíÈtait ce sultan de Kazzeb?

–Un vieil ivrogne ‡ demi-mort, rÈpondit le docteur et dont la perte ne se fera pas trop vivement sentir. Mais la morale de ceci, c’est que les honneurs sont ÈphÈmËres, et il ne faut pas trop y prendre go˚t.

–Tant pis, rÈpliqua Joe. Cela m’allait!  tre adorÈ! faire le dieu ‡ sa fantaisie! Mais que voulez-vous! la Lune s’est montrÈe, et toute rouge, ce qui prouve bien qu’elle Ètait f‚chÈe! ª

Pendant ces discours et autres, dans lesquels Joe examina l’astre des nuits ‡ un point de vue entiËrement nouveau le ciel se chargeait de gros nuages vers le nord, de ces nuages sinistres et pesants. Un vent assez vif, ramassÈ ‡ trois cents pieds du sol, poussait le Victoria vers le nord-nord-est. Au-dessus de lui, la vo˚te azurÈe Ètait pure, mais on la sentait lourde.

Les voyageurs se trouvËrent, vers huit heures du soir, par 32∞ 40′ de longitude et 4∞ 17′ de latitude; les courants atmosphÈriques, sous l’influence d’un orage prochain, les poussaient avec une vitesse de trente cinq milles ‡ l’heure. Sous leurs pieds passaient rapidement les plaines ondulÈes et fertiles de Mtuto Le spectacle en Ètait admirable, et fut admirÈ.

´ Nous sommes en plein pays de la Lune, dit le docteur Fergusson, car il a conservÈ ce nom que lui donna l’antiquitÈ, sans doute parce que la lune y fut adorÈe de tout temps. C’est vraiment une contrÈe magnifique, et l’on rencontrerait difficilement une vÈgÈtation plus belle.

–Si on la trouvait autour de Londres, ce ne serait pas naturel, rÈpondit Joe; mais ce serait fort agrÈable! Pourquoi ces belles choses-l‡ sont-elle rÈservÈes ‡ des pays aussi barbares?

–Et sait-on, rÈpliqua le docteur, si quelque jour cette contrÈe ne deviendra pas le centre de la civilisation? Les peuples de l’avenir s’y porteront peut-Ítre, quand les rÈgions de l’Europe se seront ÈpuisÈes ‡ nourrir leurs habitants.

–Tu crois cela? fit Kennedy.

–Sans doute, mon cher Dick. Vois la marche des ÈvÈnements; considËre les migrations successives des peuples, et tu arriveras ‡ la mÍme conclusion que moi. L’Asie est la premiËre nourrice du monde, n’est-il pas vrai? Pendant quatre mille ans peut-Ítre, elle travaille, elle est fÈcondÈe, elle produit, et puis quand les pierres ont poussÈ l‡ o˘ poussaient les moissons dorÈes d’HomËre, ses enfants abandonnent son sein ÈpuisÈ et flÈtri. Tu les vois alors se jeter sur l’Europe, jeune et puissante, qui les nourrit depuis deux mille ans. Mais dÈj‡ sa fertilitÈ se perd; ses facultÈs productrices diminuent chaque jour; ces maladies nouvelles dont sont frappÈs chaque annÈe les produits de la terre, ces fausses rÈcoltes, ces insuffisantes ressources, tout cela est le signe certain d’une vitalitÈ qui s’altËre, d’un Èpuisement prochain. Aussi voyons-nous dÈj‡ les peuples se prÈcipiter aux nourrissantes mamelles de l’AmÈrique, comme ‡ une source non pas inÈpuisable, mais encore inÈpuisÈe. A son tour, ce nouveau continent se fera vieux, ses forÍts vierges tomberont sous la hache de l’industrie; son sol s’affaiblira pour avoir trop produit ce qu’on lui aura trop demandÈ; l‡ o˘ deux moissons s’Èpanouissaient chaque annÈe, ‡ peine une sortira-t-elle de ces terrains ‡ bout de forces. Alors l’Afrique offrira aux races nouvelles les trÈsors accumulÈs depuis des siËcles dans son sein. Ces climats fatals aux Ètrangers s’Èpureront par les assolements et les drainages; ces eaux Èparses se rÈuniront dans un lit commun pour former une artËre navigable. Et ce pays sur lequel nous planons, plus fertile, plus riche, plus vital que les autres, deviendra quelque grand royaume, o˘ se produiront des dÈcouvertes plus Ètonnantes encore que la vapeur et l’ÈlectricitÈ.

–Ah! Monsieur, dit Joe, je voudrais bien voir cela.

–Tu t’es levÈ trop matin, mon garÁon.

–Díailleurs, dit Kennedy, cela sera peut-Ítre une fort ennuyeuse Èpoque que celle o˘ l’industrie absorbera tout ‡ son profit! A force d’inventer des machines, les hommes se feront dÈvorer par elles! Je me suistoujours figurÈ que le dernier jour du monde sera celui o˘ quelque im-mense chaudiËre chauffÈe ‡ trois milliards d’atmosphËres fera sauter notre globe!

–Et j’ajoute, dit Joe, que les AmÈricains n’auront pas ÈtÈ les derniers ‡ travailler ‡ la machine!

–En effet, rÈpondit le docteur, ce sont de grands chaudronniers! Mais, sans nous laisser emporter ‡ de semblables discussions, contentons-nous díadmirer cette terre de la Lune, puisqu’il nous est donnÈ de la voir. ª

Le soleil, glissant ses derniers rayons sous la masse des nuages amoncelÈs, ornait d’une crÍte d’or les moindres accidents du sol: arbres gigantesques, herbes arborescentes, mousses ‡ ras de terre, tout avait sa part de cette effluve lumineuse; le terrain, lÈgËrement ondulÈ, ressautait Áa et l‡ en petites collines coniques; pas de montagnes ‡ l’horizon; d’immenses palissades broussaillÈes, des haies impÈnÈtrables, des jungles Èpineux sÈparaient les clairiËres o˘ s’Ètalaient de nombreux villages; les euphorbes gigantesques les entouraient de fortifications naturelles, en s’entremÍlant aux branches coralliformes des arbustes.

BientÙt le Malagazari, principal affluent du lac Tanganayika, se mit ‡ serpenter sous les massifs de verdure; il donnait asile ‡ ces nombreux cours d’eau, nÈs de torrents gonflÈs ‡ l’Èpoque des crues, ou d’Ètangs creusÈs dans la couche argileuse du sol. Pour observateurs ÈlevÈs, c’Ètait un rÈseau de cascades jetÈ sur toute la face occidentale du pays.

Des bestiaux ‡ grosses bosses p‚turaient dans les prairie grasses et disparaissaient sous les grandes herbes; les forÍts, aux essences magnifiques, s’offraient aux yeux comme de vastes bouquets; mais dans ces bouquets, lions, lÈopards, hyËnes, tigres, se rÈfugiaient pour Èchapper aux derniËres chaleurs du jour. Parfois un ÈlÈphant faisait ondoyer la cime des taillis, et l’on entendait le craquement des arbres cÈdant ‡ ses cornes d’ivoire.

´ Quel pays de chasse! s’Ècria Kennedy enthousiasmÈ; une balle laucÈe ‡ tout hasard, en pleine forÍt, rencontrerait un gibier digne d’elle! Est-ce qu’on ne pourrait pas en essayer un peu?

–Non pas, mon cher Dick; voici la nuit, une nuit menaÁante, escortÈe d’un orage. Or les orages sont terribles dans cette contrÈe, o˘ le sol est disposÈ comme une immense batterie Èlectrique.

–Vous avez raison, Monsieur, dit Joe la chaleur est devenue Ètouffante, le vent est complËtement qu’il se prÈpare quelque chose.

–L’atmosphËre est surchargÈe d’ÈlectricitÈ, rÈpondit le docteur; tout Ítre vivant est sensible ‡ cet Ètat de l’air qui prÈcËde la lutte des ÈlÈments, et j’avoue que je n’en fus jamais imprÈgnÈ ‡ ce point.